WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Amoralité et immoralité chez Aristote et Guyau. Une herméneutique du sujet anéthique

( Télécharger le fichier original )
par Hans EMANE
Université Omar Bongo - Maitrise 2009
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

I.2. HYBRIS ET AKRASIA CHEZ PLATON : LES ORIGINES D'UNE CONFUSION SEMANTIQUE

I.2.1. L'ACRASIE, UN CONCEPT ABSURDE

La notion d'acrasie entre de bonne heure dans la philosophie, à l'initiative d'un certain « Socrate », du moins réel ou fictif, celui du premier Platon. Bien qu'il affirme ne rien savoir, le personnage des premiers dialogues développe une philosophie qualifiée parfois « d'intellectualiste » qui privilégie l'explication cognitive des conduites et des actions humaines et exclut jusqu'à la possibilité des comportements acratiques. Ainsi, l'acrasie n'est-elle prise en charge par la pensée philosophique que pour devenir d'emblée objet de déni28(*) .

Le second Platon se montre plus disposé à accueillir l'acrasie, un phénomène en faveur de la réalité duquel semble plaider le livre IV de la République, constituant à cet égard l'un sinon le texte crucial. Le premier Platon semble avoir nié la possibilité de l'acrasie, le second et le troisième, l'ont ou du moins semblent l'avoir admise. Il sera donc intéressant de voir les grandes lignes de l'évolution doctrinale à laquelle se trouve lié ce changement de position ; mais également interroger les rapports entre acrasie et volonté dans la philosophie de Platon. L'acrasie est-elle chez Platon, comme chez Aristote d'ailleurs, une faiblesse de la volonté ? Constitue t- elle plutôt une conduite simplement volontaire ou involontaire ? N'est-elle pas à l'inverse, une manifestation de la volonté, et dans ce cas de mauvaise volonté ? Ou même, l'acrasie ne serait-elle pas un phénomène avec lequel la volonté n'aurait absolument rien à voir ?

Suivant le second Platon sur ce point, Aristote consacre à l'acrasie une bonne partie du livre VII de son Ethique à Nicomaque. Fait majeur, sinon décisif, Aristote distingue nettement l'acrasie de l'intempérance (akolasia) et la maitrise de soi ou continence (enkratéia) de la tempérance ou de la modération (sophrosunè) alors que ni dans le Gorgias, ni dans la République, Platon n'opère une telle distinction entre l'intempérance et le manque de maitrise de soi. Pour Platon, nous y reviendrons par la suite, la tempérance c'est-à-dire la maitrise de soi, au même titre que la vertu et la justice, est une vertu structurelle de la cité et de l'individu ; vertu consistant à accepter l'autorité de l'instance supérieure rationnelle, ce qui implique un certain dynamisme de la raison, et pose aussitôt la question de la part d'intelligence dont sont susceptibles les instances irrationnelles ou principes de l'appétit (épithumia) et de la fougue (ardeur morale) ou courage (thumos). Aristote pour sa part, dans son traité sur l'âme, admet une rationalité (partielle) des affects et des désirs. Cependant, en distinguant l'acrasie des vices proprement dit, et la maitrise de soi de la vertu, le Stagirite constitue les comportements acratiques, en un fait radical justiciable d'un questionnement philosophique spécifique29(*).

Relevant pour partie de ce qu'on appellerait aujourd'hui la philosophie de l'action, la réflexion sur l'acrasie engage une psychologie et ouvre sur d'importants enjeux éthiques.

« Acrasie » vient du grec akrasia qui est le fait d'agir à l'encontre de son meilleur jugement. Platon a été l'un des premiers investigateurs du concept d'akrasia de même que sa formulation problématique lui est redevable. En effet, dans un dialogue de Platon, Socrate demande précisément comment il est à la fois possible de juger que A est la meilleure action à accomplir et cependant, faire toute autre chose ou le contraire de A. Il en arrive a en conclure à la fin du Protagoras que l'acrasie est un concept moral absurde, en soutenant que personne ne se porte volontairement au mal. Pour Platon, l'individu est acratique par ignorance, par contrainte c'est-à-dire involontairement. Car nul ne voudrait commettre délibérément une action injuste : ce serait là infliger un tort irréparable à la plus haute partie de son être, c'est-à dire l'âme. Si bien que l'âme qui possède la science et la connaissance du bien et du mal, ne peut être vaincue, forcée ou contrainte, à faire autre chose que ce que la Vertu ordonne. L'acrasie est donc impossible : « Il n'est personne qui, sachant ou croyant qu'il y a des choses meilleures à faire que celles qu'il fait, et qu'il est en son pouvoir de les faire, fasse cependant les moins bonnes, alors qu'il dépend de lui de faire les meilleurs ; et `être inférieur à soi même' n'est autre chose qu'ignorance, comme `être supérieur à soi même' est sagesse30(*) ».

Pour Platon, la nature du désir est de tendre vers un objet qu'elle juge être son bien ; et la nature de tous les désirs est de tendre finalement vers le Bien sans lequel rien ne serait désirable. Nul ne peut de lui-même tendre vers ce qui serait son mal, affirme Platon dans le Menon (77b-78b).Rien ne peut être plus fort que le savoir du Bien. C'est ce qui explique que l'on ne peut manquer, si on sait ce qu'il faut faire, de bien faire, et l'incontinence, c'est-à-dire l'acrasie est donc impossible. Car admettre la possibilité d'une action incontinente, ce serait admettre quelque chose comme une nature viciée, une mauvaise nature, non naturelle ou encore une nature multiple de l'âme. L'acrasie est impossible car ce serait admettre que le désir est plus fort que le moi rationnel. Or, dans le Protagoras (358b-358c) Platon affirme que cela serait contraire à la nature. Si par exemple, il était possible qu'un homme possédant deux désirs, choisissent en toute connaissance de cause celui qu'il sait contribuer à son malheur parce que le désir est plus fort que le moi rationnel, cela signifie que la force des désirs peut être inversement proportionnelle au bien vers lequel ils tendent. Or, pour Platon, c'est absurde.

A diverses reprises dans l'oeuvre de Platon, le personnage de « Socrate » affirme que « nul n'est méchant volontairement ou de son plein gré ». La signification de cette référence à la volonté est loin d'être évidente : pour la comprendre, il convient tout d'abord de replacer le propos dans le contexte de l'intellectualisme socratique, selon lequel il revient au même pour une action d'être rationnelle et d'être bonne ; selon lequel plus précisément, savoir où est le bien suffit à engager la volonté dans une action effectivement bonne. Cependant la référence à la volonté s'inscrit dans le contexte d'une doctrine clairement intellectualiste au sens où la volonté est un acte de la partie rationnelle de l'âme (logistikon). De là l'impossibilité de l'akrasia. Telle est la force de la connaissance et donc que toute action mauvaise doit reposer sur un déficit cognitif, et ainsi entrer en contradiction avec ce que veut réellement l'agent moral, moyennant cette première conséquence apparente que l'action humaine mauvaise ne saurait être pleinement imputée à son auteur : conséquence que « Socrate » et Platon pourraient difficilement accepter telle quelle. Pour quelles raisons ?

Pour Platon et Socrate, « la connaissance juste doit être suivie de l'action juste ». Le présupposé socratique qui rend impossible l'akrasia, qui est aussi celui de Platon, implique que la qualité d'une action dépend de la qualité de la connaissance et par conséquent qu'une action juste dépend d'une connaissance juste. La justice de l'action serait donc corrélative à la justesse de la connaissance. Ainsi, même à ne considérer qu'une action qui nous serait seule objectivement connue (sans la connaissance qui y est détachée, ni l'entendement qu'elle implique), une action supposée juste relèverait d'une connaissance juste restant à confirmer. Mais encore, évidemment, une action injuste dépendrait d'une connaissance qui serait « injuste » ou fausse. Et s'il est vrai qu'une intention anime toute action, l'intention serait selon le présupposé socratique, nécessairement ramenée à une affaire de connaissance et d'entendement, et donc aisément réductible à un quelconque raisonnement énoncé dans un discours rationnel.

I.2.2. L'ACRASIE ET LE PARADOXE DE L'INJUSTICE VOLONTAIRE

La plupart des philosophes admettent la possibilité que le sujet moral puisse connaître le Souverain Bien, et ne pas le faire - bien qu'il le puisse -. Platon lui-même finit par le reconnaître et distinguera les injustices ou fautes volontaires, de celles dites involontaires. Il n'en demeure pas moins qu'il tranchera, dans l'Hippias mineur, en faveur des fautes volontaires quand bien même la loi et la sanction morale sont plus sévères à leur égard : «Ceux qui commettent une faute volontairement sont meilleurs que ceux qui la commettent involontairement. J'attribue la cause de ce que j'éprouve actuellement à nos raisonnements précédents, d'après lesquels il me paraît en ce moment que ceux qui commettent ces fautes sans le vouloir sont plus méchants que ceux qui les commettent volontairement31(*) ».

Mais Hippias n'est pas convaincu par la démonstration de Socrate et il revient à sa première objection : pour lui, ceux qui commettent le mal volontairement ne sauraient être meilleurs que ce qui le sont involontairement. Le contraire lui paraît «étrange ». Socrate essaie de le convaincre en le poussant dans ses derniers retranchements. Mais Hippias résiste et relève ce qu'Emile Chambry appellera le paradoxe de la faute volontaire qu'il formule en ces termes : « La justice n'est-elle pas une science ou les deux à la fois ? Dès lors, l'âme la plus forte et la plus savante, que nous aurons reconnue pour la meilleure, n'est-elle pas aussi la plus juste ; et en même temps la plus capable de commettre l'injustice volontairement ? En quoi est-elle supérieure à l'âme qui la commet involontairement32(*) ? »

Pour Platon, il n'y a aucune contradiction à affirmer la supériorité de l'injustice volontaire sur l'injustice involontaire, car le disciple de Socrate pose comme prémisse que le savoir et la raison sont les seuls principes capables d'assurer la justesse et la réussite de tout acte volontaire. En ce sens l'individu acratique ne l'est jamais volontairement et c'est au mal et au déshonneur de celui qui commet l'injustice, que se tourne l'injustice qu'il commet. Toute acrasie est contrainte et ignorance. Est « sot celui qui tend dans tous ses efforts en se déterminant vers tout autre chose que le bien33(*) ». Dans La République, l'Athénien pense l'acrasie en termes d'«ignorance et de déraison » ; il parle aussi de vice et d'ignorance. Akrasia et boulèsis (volonté) sont donc exclusifs chez Platon.

Une telle dépendance de l'ensemble des qualités à l'égard de la connaissance conduit à reconnaître chez Platon une forme d'intellectualisme moral souvent dit dogmatique : « Je désire vivement examiner à fond le sujet que nous traitions tout à l'heure, à savoir quels sont les meilleurs, ceux qui font le mal volontairement ou ce qui le font sans le vouloir. (...). L'âme qui manque le but involontairement est-elle plus mauvaise que celle qui le manque volontairement ? (...). S'il s'agit des âmes mieux douées (...), celle qui fait des oeuvres mauvaises et disgracieuses et commet des fautes volontairement, n'est-elle pas meilleure, et celle qui en fait involontairement la plus mauvaise. (...).Mais alors nous aimerions sans doute des âmes qui pèchent et font le mal volontairement que celles qui en font involontairement.(...). Donc, quand l'âme fait des choses honteuses, elle les fait volontairement par sa force et par son art, et la force et l'art pris ensemble ou séparément relève de la justice. (...). Alors l'âme la plus forte et la meilleure, quand elle est injuste, ne commettra t-elle pas l'injustice volontairement, et la mauvaise involontairement ? (...). C'est donc le fait d'un homme de bien que d'être injuste volontairement et du méchant de l'être involontairement, s'il est vrai que l'homme de bien à l'âme bonne. En conséquence celui qui pèche et commet des actes malhonnêtes et injustes volontairement, celui-là, Hippias, s'il en existe un qui soit tel, ne saurait être qu'un homme de bien34(*) ».

Il intéressant de voir comment l'injustice est définie, exposée et analysée par Platon dans La République. « Socrate » avoue à Polémarque que ce n'est pas l'oeuvre de l'homme juste que de nuire, ni à son ami ni a quiconque, mais c'est au contraire l'oeuvre de l'homme injuste35(*). L'injustice est identique au vice, à l'ignorance. Mais qu'est-ce que l'ignorance dont souffre l'intempérance ? L'ignorance ressemble à la cécité : l'ignorant ne peut contempler le spectacle de la vérité. L'ignorance est une forme de cécité dans la mesure où « les aveugles ne diffèrent pas de ceux qui sont privés de la connaissance de chacun des êtres en tant qu'il est réellement, eux qui n'ont dans leur âme aucun modèle clair et qui sont incapables de contempler, comme le peintre le fait, la vérité la plus élevée36(*) ». Elle est en outre, aux yeux de Platon, « une nature malicieuse37(*) ». L'intempérant est habile à démontrer son apparente moralité. L'intempérant, est au plus profond de lui égoïste, ou du moins feinte de ne pas l'être. Les hommes injustes sont incapables d'agir les uns avec les autres, et lorsqu'on affirme que certains d'entre eux, tout en étant intempérants, ont à l'occasion réalisé avec vigueur, les uns avec les autres, une entreprise en commun, il faut conclure que c'est une complète fausseté. S'ils ont mis leur énergie à entreprendre « injustement » ensemble, « c'est qu'ils n'étaient en fait qu'à moitié corrompus. Or, ceux qui sont totalement dépravés et absolument injustes sont incapables d'agir38(*) ».

Au début du Livre II, Platon rapporte la légende de « l'anneau de Gygès » et nous invite à nous poser la question suivante : l'humain est-il contraint à la justice et donc foncièrement injuste ? Gygès le Lydien était un berger ordinaire qui, en amenant paître ses brebis, découvris dans une crevasse un anneau magique. Manipulant le chaton de l'anneau, il se rendit compte stupéfait, que celui-ci avait le pouvoir de rendre invisible. Fort de cette découverte, il en tira bénéfice, séduisit la reine qu'il épousa par la suite, après avoir tué son roi. On pourrait affirmer qu'on tient là une preuve de poids, que personne n'est juste de son plein gré, mais en y étant contraint, compte tenu du fait qu'on ne l'est pas personnellement en vue d'un bien : partout, en effet, où chacun croit possible pour lui de commettre l'injustice, il le fait. Car tout homme croit que l'injustice est beaucoup plus avantageuse individuellement que la justice39(*). Bien entendu, cette formule semble sophistique (Thrasymaque et Calliclès) et rigoureusement antithétique à la position socratique qui pose que personne ne commet le mal de son plein gré. Ce thème est très présent dans plusieurs dialogues de jeunesse et Platon n'a pas cesser de le discuter : d'une part, la thèse forte de l'éthique socratique théorisée dans Criton (subir l'injustice vaut mieux que la commettre) appartient aux axiomes de la philosophie morale de Platon. Cette thèse est par ailleurs dégagée ici de ce qu'on appellera le paradoxe socratique, à savoir que nul ne fait le mal de son plein gré, (et en est donc irresponsable) , mais seulement par ignorance. C'est plutôt la thèse symétrique que Platon présente dans le Livre II, dans sa formule populaire : nul ne fait le bien de son plein gré, mais sous la contrainte de la loi ou de la morale. Dans l'exposé de Glaucon, qui rapporte une position proche de celle de Calliclès, ce n'est pas tellement la motivation morale qui semble mériter discussion, mais la mise en situation de la justice dans la société : les opinions sophistiques qu'il rapporte ont toutes trait au fait que la justice est inutile, et que seule l'apparence de justice et l'injustice, méritent d'être poursuivies. Cela étant dit, quelle est la position de Platon sur ce thème ? Platon sur point, rejoint en partie la doctrine de Socrate. Il reconnaît en vertu de leur absoluité, que le bien et la sagesse sont « des choses ardues et pénibles, alors que l'intempérance et l'injustice sont agréables et facilement accessibles, puisqu'elles ne sont honteuses qu'aux yeux de l'opinion et de la loi40(*) ». Si « l'injustice est un vice et une chose honteuse 41(*)» il n'en demeure pas moins qu'elle est ce qui est le plus à portée de l'humain. Platon nie que l'injustice est avantageuse à celui qu'il la commet, et donc que « commettre l'injustice est par nature un bien ». Peut-on dire que Platon admet, à demi mot, l'injustice volontaire ou intentionnel ? Il reconnaît ouvertement qu'il est plus facile d'être intempérant ou injuste que d'être sage et tempérant. « Si le vice est facile » c'est bien parce que « la méchanceté, il est facile d'y accéder en nombre ; le chemin qui y mène est sans obstacles, et elle loge tout près ; mais devant la vertu, les dieux ont placé la sueur42(*) ». Voyez le dialogue de Socrate et de la courtisane Callisto dans Elien43(*) : « Fils de Sophronisque, lui dit celle-ci, savez-vous que je suis plus puissante que vous ? Car vous ne pourriez me ravir aucun de mes amants ; et moi, si je le voulais, je vous enlèverais tous vos disciples. Cela est vraisemblable, répondit Socrate : vous menez les hommes par un chemin dont la pente est douce ; et moi, je les force de suivre le sentier rude, escarpé et peu frayé, qui conduit à la vertu ».

« Nul n'est méchant volontairement » est l'une des thèses les plus fameuses attachée au nom de Socrate : si l'on connait le Bien, on l'accomplit ; on ne fait le mal que par ignorance et donc nul n'est méchant volontairement. C'est une thèse très forte : on ne désire jamais que ce qu'à tort ou à raison, on juge ou prend pour le Bien ; dès lors quand on agit mal, c'est qu'on se trompe sur ce qu'est réellement le Bien. En d'autres termes, en termes plus simples, il suffit pour être vertueux de connaitre le Bien44(*).

Nul n'est méchant volontairement : c'est l'une des plus célèbres affirmations de Socrate. Rien n'assure qu'il l'ait formulée en ces termes, utilisés par Platon dans l'Hippias, Protagoras et dans Menon. Toutefois, l'idée centrale qu'elle contient a réellement été soutenue par Socrate. Des témoignages concordant l'assurent. Reste à comprendre ce que veut dire cette assertion. Au premier abord, elle paraît ambiguë. N'existe t-il pas une multitude de gens, dictateurs sanguinaires ou criminels sadiques, qui choisissent le mal et qui désirent effectivement nuire délibérément, faire le mal et détruire ? Socrate répond que tous, malgré tout, malgré les apparences, veulent le bien : tout désir, en effet, porte sur un objet jugé positif. En choisissant le meurtre et la terreur, parce qu'ils les jugent bons, ces gens ne font que « se tromper de bien », croyant ainsi que leur injustice peut être bonne. De ce point de vue, la méchanceté n'est plus qu'une erreur, une forme d'ignorance ; elle n'est en rien une puissance par elle-même, réellement négative. La philosophie devient alors une manière de dissiper le mal par la raison : qu'on démontre au criminel la vraie justice, conforme à l'ordre du monde, il comprendra son erreur et cessera d'agir comme un insensé45(*).

« Nul n'est méchant volontairement ». Cette formule célèbre de Socrate nous laisse pantois, car elle affirme sans détour que, malgré tout le mal que les hommes se font, ceux-ci ne sont pas méchants, mais seulement ignorants. Autrement dit, nous ne sommes pas mauvais, nous sommes juste « idiots ». Nous ferions toujours le mal sans le vouloir et jamais délibérément, c'est-à-dire en connaissance de cause. Comment croire une chose pareille ? Suffit-il de (perce)voir le Bien pour le faire ?

« Nul n'est méchant volontairement ». Cet aphorisme semble supprimer, ou balayer d'un revers de main, le libre arbitre et par là même la possibilité de choisir entre le bien et le mal. En réalité, pour Socrate et Platon, nous n'aurions pas le choix car nous ne choisissons jamais ce que nous croyons être mauvais, désagréable ou nuisible. En revanche, si nous faisons, choisissons ou voulons le mal, c'est que nous y voyons l'apparence du Bien. Qu'est-ce cela veut bien vouloir dire ?

Cela pourrait signifier que nous sommes tous terriblement avides de plaisirs, que nous sommes aveuglés par la passion, et que nous voulons satisfaire à n'importe quel prix, tous nos désirs. Cela veut dire que nous sommes avides d'illusion du Bien.

« Nul n'est méchant volontairement » pourrait cependant vouloir dire le contraire de ce qui vient d'être énoncé. A savoir, l'humain n'est pas a priori moral, c'est un animal égoïste et ignoble qui va partout où il voit, la moindre apparence du Bien, la moindre promesse de plaisirs. C'est un être vil et abject mais cependant naïf, crédule, qui ne sait faire autrement que suivre ce qu'il croit être son bien. L'homme n'est pas seulement méchant et odieux, il est naïf.

Risquons une autre interprétation : si nous savions ce qui est bon ou bien, nous le ferions immanquablement. La force du Bien est telle, que nous ne saurions faire autrement que de le faire. Si nous n'y arrivons pas, ce n'est pas parce que nous sommes faibles et lâches, mais parce que la Vertu,- le Bien ou encore la Justice - est la chose la plus difficile à savoir, à connaître sans faille. Le Bien n'est-il pas chez Platon, l'Idée la plus haute, la plus importante, et donc la plus difficile à comprendre, ou la plus inaccessible à l'humain ?

« Nul n'est méchant volontairement » revient donc à dire que celui qui sait ce qu'il est bon de faire, règlera sa conduite selon cette connaissance. La droite règle consiste non pas à supprimer le désir, mais à représenter la prescription de la raison plus nettement encore. Ainsi, l'akratès (l'intempérant) pour Socrate et Platon, est l'individu qui voyant quel doit être le principe de sa conduite, ne peut cependant s'empêcher d'agir à l'encontre de ce principe, parce qu'il a été emporté par le désir ; parce qu'il a été corrompu c'est-à-dire vaincu par la passion ou le plaisir du moment.

Cela revient aussi à affirmer que les désirs ne peuvent être à eux-seuls et pour eux-mêmes, leur propre norme. Les désirs comme les passions d'ailleurs, sont des forces aveugles, insatiables, et inextinguibles. Quand bien même ils seraient conformes à l'ordre naturel, signe de la parfaite adaptation de l'homme à la nature et condition de son bonheur, ils restent indifférents aux valeurs et aux prescriptions rationnelles. C'est la partie haute, ou noble de l'âme qui voit pour eux, en quoi ils sont ou pas disposés à la vie bonne.

L'intellectualisme socratique, comme nous l'avons montré, est la pierre angulaire de tout le système moral platonicien - on attribue également à « Socrate », le personnage des premiers dialogues de Platon, une position qu'on qualifie d'intellectualiste. Deux caractéristiques essentielles de sa position, nous intéressent au premier plan, au plus haut point ici : d'une part la promotion de paradoxes, dont Hippias mineur, Menon, Gorgias et Protagoras, permettent de comprendre qu'ils forment un système : nul n'agit volontairement ; la vertu est savoir, les vertus se ramènent à une seule ; la vertu s'enseigne ; d'autre part, la négation de la réalité et même de la possibilité de l'acrasie. Ces deux arguments, on le sait, peuvent se réduire à un seul, ou peuvent être rassemblés en une seule et même question à savoir : «  Peut-on raisonnablement penser qu'un individu ne ferait jamais autre chose que ce qu'il juge bon, et qu'il ne se laisserait jamais entraîner à agir contre ce jugement ?46(*) »

Cette question trouve une ébauche de réponse différente dans le Protagoras et dans la République, à mesure que Platon s'écarte de la doctrine du maître. Plus Platon semble s'autonomiser de la doctrine intellectualiste de Socrate, plus il nous apparait qu'il admet la possibilité de l'acrasie. Notons qu'on peut être amené à penser qu'il y a comme une contradiction entre à l'intérieure de la pensée platonicienne. C'est en s'appuyant sur cette apparente contradiction, que certains philosophes ont soutenu qu'en rédigeant Protagoras et La République, Platon avait voulu infléchir, mieux réfuter et donc séparer ou démarquer sa doctrine de celle de Socrate.

Le Platon des Lois et de La République pense que la sagesse dispose encore d'une forme de primauté47(*), et la vertu s'enseigne sans doute, mais tous les êtres humains ne sont pas en mesure de profiter d'un tel enseignement. La vertu se démultiplie : le courage ou l'ardeur morale est plutôt la vertu du coeur ou thumos, la sagesse celle du logistikon ; sophrosunè ou tempérance est envisagé désormais comme enkratéia, mais aussi comme une harmonie, se définit comme la commune acception de l'autorité de la raison. Sans doute, est-il possible de manifester une excellence sans manifester toutes les autres. Pour le Platon des Lois donc, la sagesse a en tout cas cessé de constituer la condition suffisante de la vertu. L'assertion selon laquelle « nul n'agit mal volontairement ou de plein gré » ne pourrait faire plus sens, dès lors, de la même manière ou de la même façon, car l'unité de l'individu jusque là désireux et calculateur, est devenue problématique et avec elle toute définition immédiatement unitaire de la notion de « volonté ». Désormais, il n'est plus possible d'affirmer absolument que l'humain veut nécessairement bien faire, et agit mal exclusivement par erreur, c'est-à-dire sans vraiment le vouloir. L'acrasie devient théoriquement possible admissible à la lecture de du Protagoras, de La République et des Lois, alors que le Gorgias, entre autres, ne l'admettait qu'à demi mot.

Epicure, « le philosophe du Jardin », est en accord avec Socrate et Platon. Il défend, lui aussi, l'idée d'un intellectualisme moral imperméable à l'acrasie. Pour Epicure, le « nul n'est méchant volontairement » socratique peut se traduire par le fait que l'action mauvaise est en réalité guidée par la même volonté de bien faire que l'action bonne, ou conforme à la Vertu. Mais, à la différence de celle-ci, elle se trompera de cible. La faute morale chez Epicure est donc assimilée à une erreur de calcul, à une approximation dans la connaissance et non à une imperfection de la volonté. Epicure écrit en ce sens :« Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs de l'homme déréglé. Personne ne choisit le mal délibérément, mais étant séduit par lui parce qu'il se présente sous forme du bien, et perdant de vue le mal plus grand qui en sera la suite, on se laisse prendre au piège48(*) ».

L'opinion commune, Platon et Socrate compris, veut que « les lumières de la conscience » ou plus simplement la raison, soit le principe des actions humaines. Depuis Socrate et Platon, on est arrivé à la conclusion selon laquelle, l'humain est sa raison si bien qu'il suit dogmatiquement les prescriptions rationnelles. A la suite de Platon, son disciple Aristote maintiendra vivante cette conviction et affirmera dans l'Ethique à Nicomaque que, l'intellect est au plus au degré, l'homme lui même. Pour qu'une action soit déterminée par le sujet lui-même, il faut qu'elle soit déterminée par la raison, plutôt que par la passion. L'intellectualisme socratique est donc un rationalisme moral, qui place la conduite humaine, sous la haute autorité, sous l'impulsion de la raison souveraine. De sorte que l'individu rationnel est raisonnable49(*).

Cette conception, dont la postérité est immense dans l'histoire de l'occident, à contribué à vider le mal de toute négativité réelle, au moins jusqu'à Kant. Il faut attendre Sade, Nietzsche, Freud et Arendt, sur des registres évidements différents, pour que soient reconnues la réalité de la jouissance du bourreau et celle du désir de meurtre50(*). Dans Le monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer affirmait contre l'intellectualiste socratique que« la volonté étant ce qui existe en soi dans tout phénomène, la souffrance, celle qu'on endure, la malice et le mal, sont attachés à un seul et même être. Le bourreau et le patient ne font qu'un. Celui-là se trompe en croyant qu'il n'a pas sa part de la torture ; et celui-ci, en croyant qu'il n'a pas sa part de cruauté51(*) ».

Qu'à cela ne tienne, il est aujourd'hui assez difficile de comprendre la thèse de Socrate. Il suffit de connaitre la justice pour ne jamais commettre l'injustice. Platon, comme Socrate avant lui, est intimement convaincu qu'il suffit de connaitre le bien pour le pratiquer et que le vice se ramène simplement à l'ignorance. Aussi n'a-t-il pas idée qu'on puisse faire à cette doctrine intellectualiste, l'objection topique qu'exprimera plus tard le poète latin Ovide : « Video meliora proboque, deteriora sequor ». Par ailleurs, identifiant la vertu à la connaissance et assimilant le vice à une forme d'ignorance, elle conduit à la position paradoxale selon laquelle celui qui agit de façon immorale ne peut jamais le faire volontaire.

* 28 René LEFEVBRE et Alonso TORDESILLAS, « Préface », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, coordonné par René Lefebvre et Alonso Tordesillas, Rennes, Presses Universitaires de Rennes I, 2009, p. 7

* 29 R. LEFEVBRE et A. TORDESILLAS, op.cit., pp. 7-8.

* 30 PLATON, Protagoras, 358d

* 31 PLATON, Hippias mineur, 372a-373a.

* 32 Emile CHAMBRY, « Notice sur l'Hippias mineur », in Hippias mineur , Paris, Garnier- Flammarion, 1988, p.60.

* 33 La République, Livre, V,452e.

* 34 Hippias mineur, 373a-376b.

* 35Ibid., Livre I, 335d.

* 36 Ibid., Livre VI, 484c.

* 37 Ibid., Livre I, 348c-348d.

* 38 Ibid., Livre I, 352d.

* 39 Ibid., Livre II, 360b-360d.

* 40 Ibid., Livre I, 364b.

* 41 Ibid., Livre I, 348e.

* 42 Ibid., Livre I, 364c-364d.

* 43 ELIEN, Histoire varié, XIII, 32.

* 44 Rémi BRAGUE, « Socrate est le premier philosophe de la morale », in « Platon », Le Point, Hors-série n°2, Grandes Biographies.

* 45Roger POL-DROIT, Le Point n°1665, « Socrate », 12 août 2004, pp. 36-37.

* 46 René LEFEVBRE, « De l'intellectualisme du Protagoras au pluralisme des Lois », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp.43-44.

* 47 C'est l'idée que Platon développait déjà dans un dialogue de jeunesse consacré à la question de la sagesse, Charmide (principalement en 173a-173e) : « En supposant que la sagesse, telle que nous la définissons à présent, exerce sur nous un empire absolu, il en résulterait que tous nos actes seraient conformes aux sciences. Que dans ces conditions, le genre humain se conduisît et vécût selon la science, je le conçois ; car la sagesse, toujours en éveil, ne laisse pas l'ignorance se glisser parmi nous et collaborer à nos travaux ». Charmide, au point de vue philosophique, a été assez sévèrement apprécié. Partout ailleurs, Platon adhère à la doctrine du maître qui fondait la vertu sur la science, et donc la justice de l'action sur la justesse de la connaissance, comme en témoigne aussi Xénophon (Mémorables, III, 9, 4) : « Comme on lui demandait s'il considérait comme savants et sages (ou tempérants) ceux qui savent ce qu'il faut faire et font le contraire, il répondit : `Je ne vois en eux que des ignorants et des intempérants ; car je crois que les hommes choisissent entre toutes les actions possibles, celles qu'ils jugent les plus avantageuses pour eux et que c'est celles là qu'ils accomplissent. Voilà pourquoi je pense que ceux qui agissent mal sont à la fois ignorants et intempérants'.

* 48 EPICURE, Lettres, Paris, Nathan, 1993, p.79 et p.85.

* 49 P. Bayle a parfaitement résumé ce présupposé philosophique : « Voici le raisonnement que l'on fait. L'homme est naturellement raisonnable, il n'aime jamais sans connaître, il se porte nécessairement à l'amour de son bonheur et à la haine de son malheur, et à la préférence aux objets qui lui semblent le plus commodes. La conscience connait en général la beauté de la vertu et nous force de tomber d'accord qu'il n'y a rien de plus louables que les bonnes moeurs ». Pensées diverses sur la comète, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, §133 et §135, p.288 et p.292.

* 50 Roger POL-DROIT, Le Point n°1665, « Socrate », 12 août 2004, pp. 36-37.

* 51 Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, Puf, p.466.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein