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Opinion publique et géopolitique

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par Daouda GUEYE
Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal) - Diplome d'Etude Approfondie (D.E.A) 2004
  

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    INTRODUCTION

    « Le monde, écrivait Brzezinski en 1992, ressemble plutôt à un avion qui navigue au pilote automatique, à une vitesse de plus en plus rapide, mais sans destination précise. »1(*)Voilà une image qui, selon nous, rend vraiment compte de la situation actuelle du monde, et, qui, comme dans les autres contextes historiques, doit nous convaincre de la nécessité d'une mobilisation dépassant le cadre des frontières nationales pour arborer une forme internationale, ou, mieux encore, transnationale. Cette impératif de mobilisation n'est certes pas chose nouvelle, dans la mesure où l'enjeu a toujours été le même ; en effet, que le monde soit assimilable à un avion avec plusieurs pilotes(les différentes nations souveraines), essayant chacun de mener celui-ci là où se trouvent ses intérêts, ou qu'ils soient assimilable à un appareil avec deux pilotes aux intérêts idéologiques différents, comme ce fut le cas dans le contexte de la guerre froide, il s'est toujours agi, il s'agit aujourd'hui encore d'oeuvrer à avoir un contrôle effectif sur cette appareil à bord duquel nous sommes tous embarqués. Mais cet impératif se présente aujourd'hui avec une acuité telle qu'il est possible de dire qu'elle est quasi-inédite.

    Ce qui caractérise l'ère dans laquelle nous vivons aujourd'hui, et qui la rend différente des autres époques qui l'ont précédée, c'est le fait que contrairement à ce que certains comme Francis Fukuyama ont pensé, à savoir que l'histoire avait atteint son terme, comme l'écrivait Brzezinski dans le même ouvrage cité plus haut, dont il dit « qu'il ne s'agit point d'une prédiction mais bien d'un avertissement urgent », « l'histoire n'est pas finie, mais elle est devenue compressée »2(*). Les évènements se succèdent à une vitesse de plus en plus rapide, avant qu'on ait le temps de les analyser, de les décrypter, d'autres événements ont déjà fini de les ensevelir, ainsi de suite, sans que l'on puisse ne serait-ce que soupçonner où est-ce que tout cela va nous mener.

    Par ailleurs, si du point de vue du temps l'histoire paraît compressée, du point de vue de l'espace également il est possible d'affirmer que le monde est rétréci, qu'il est de plus en plus petit. Pour peu on allait penser que les propos de Victor Hugo sont en phase de se réaliser. Il écrivait en effet en 1849 : « Comme les peuples se touchent ! Comme les distances se rapprochent ! Et le rapprochement, c'est le commencement de la fraternité...Avant peu, l'homme parcourra la terre comme les dieux d'Homère parcouraient le ciel, en trois pas. Encore quelques années, et le fil électrique de la concorde entourera la globe et étreindra le monde »3(*). Les peuples se touchent effectivement aujourd'hui et les distances sont presque annihilées avec le processus en cours, caractéristique de notre époque, et qu'on désigne par le terme « mondialisation ». Phénomène multidimensionnel, la mondialisation, bien que insaisissable par une définition quelconque, n'en n'est pas moins réel comme contexte historique. L'amphibologie, de sens que présente ce terme, et qui reste liée à son caractère pluridimensionnel que nous venons de souligner, fait qu'on risque d'être dans l'embarras en voulant lui donner une définition. En dépit de ce constat, il est clair que « si rien ou presque rien n'est purement mondial, tout l'est ne serait-ce qu'un peu. Le monde est devenu l'environnement systémique de tout ce qui est social un méta-espace qui englobe tous les autres niveaux spatiaux »4(*). L'interconnexion de tous les produits et secteurs de la vie sociale est devenue une réalité en construction, après que le processus qui devait y conduire ait été enclenché dès les premières heures de l'histoire. Le politique, l'économie, la culture, l'éthique bref tous les aspects de la vie de l'homme représentent autant de niveau spatiaux qui trouvent dans le monde devenu système-monde, selon l'expression d'Olivier Dollfuss, un méta-espace où s'effectue leur interconnexion. Le monde aujourd'hui pourrait être apparenté à un oeuf à l'intérieur duquel ce qui se produit à un point a aussitôt des répercussions sur l'ensemble.

    Ce monde nouveau n'a cependant pas généré un nouvel adam. Et les problèmes traditionnels qui l'ont à moult reprises conduit au bord du gouffre ne se sont pas dissipés, au contraire. Nous voulons parler des conflits géopolitiques qui ont jalonné son histoire et qui ont été causes de tant de souffrances et de malheurs aux masses. Certes, avec les progrès enregistrés dans le domaine de la techno-science et particulièrement de la technologie militaire, le risque d'un embrasement général du genre de ceux que l'on a connus à deux reprises n'est pas envisagé (bien que cela ne sort de l'ordre du possible ; tout dépend...). Mais la guerre, dit Von Clausewitz, est un caméléon ; et comme tel, elle se présente aujourd'hui sous d'autres formes, géoéconomique et ethnopolitique notamment. Ajouté à cela, il y a les guerres sociales générées par-ci par-là par le gap, aussi bien au sein des sociétés opulentes qu'à l'intérieur des pays pauvres, entre une minorité nantie au point de verser dans l'hédonisme social, et une grande masse d'individus privée des jouissances les plus élémentaires. Ces trois logiques, économique, identitaire et géopolitique, avec la dialectique qui leur est inhérente, ont fini par mettre l'humanité dans une situation explosive.

    Il ne se passe de jour sans que l'on ne voie défiler en boucle sur les écrans de télévisions le massacre de femmes, d'enfants de vieillards, et surtout d'hommes valides qui constituent la force vive de l'humanité. A qui la faute ? Certainement à des dirigeants politiques qui prétendent agir et parler au nom de leur opinion publique, alors qu'en réalité, il n'en est en général rien. En vérité, ils ne sont mus que par la volonté de puissance, par la libido dominandi et la recherche de la gloire et d'un rayonnement international. Pendant ce temps que fait la masse des citoyens ? Elle subit.

    Il ne se passe de jour sans que l'on fasse le contact Ô combien révoltant du fossé entre le nord et le sud, entre les riches et les pauvres ; situation que nous savons résultant des dysfonctionnements inhérents au système économique mondial basé sur un capitalisme sauvage, inhumain, évoluant sans critères éthiques. A qui la faute ? Aux dirigeants politiques, une fois de plus, qui, trop plongés dans la logique de la guerre économique, et trop affaiblis au point de faire perdre à l'Etat sa substance spirituelle, à telle enseigne que la société civile, au sens hégélien du terme, a fini par prendre le dessus sur l'Etat, l'universel dont, désormais, elle fait sa servante pour arriver à ses fins. Nous pensons à ce que l'on pourrait définir comme les nouveaux acteurs de la vie internationale : les firmes transnationales, les multinationales, ... La circulation des capitaux s'effectuent dans ce contexte sans autres règles que la rentabilité, le profit. Nous assistons à l'émergence d'un monde primitif, celui de la finance et de l'investissement, dans lequel les membres de ce que Friedman appelle « la horde électronique » se déplacent vers les verts pâturages qu'ils transforment en désert avant de les fuir, laissant après eux la pauvreté, la désolation, la désillusion ..., des tensions sociales.

    « `' On aura les conséquences `', avait dit le sage d'Israël, rassasié de voir les dirigeants reconduire les mêmes fautes et les foules confier leur vie et leurs destins aux mêmes dirigeants. Les conséquences viennent toujours. »5(*) Face aux périls qui la guettent, seule une conversion éthique peut sauver l'humanité de l'apocalypse. Or il n'est pas évident que cette conversion soit effectuée par les politiques. Cependant l'humanité n'est point composée que des hommes politiques ; et la force dont disposent ces derniers, et qui leur permet d'apparaître sur la scène mondiale, émane de la masse de leurs citoyens. C'est de ces masses que Jaspers voyait surgir des raisons d'espérer. Il écrit qu'il n'est aujourd'hui de secours que par une transformation de l'homme, dont l'effet s'élargira ; si elle ne touche d'abord qu'un petit nombre d'hommes, par la suite elle en atteindra beaucoup et, pour finir, peut-être la majorité. Car ce qui est préparé aujourd'hui par la technique ne peut être dirigé vers le salut qu'à travers les flots de la volonté de la raison, qui trouve dans la foule son appui, et non par les hommes politiques traditionnellement liés à la puissance et au maintien de la puissance. Ce qu'on appelle aujourd'hui l'opinion publique, ce qui se montre brouillon, versatile, sensible aux directives de la propagande, est, malgré le peu de confiance qu'on peut lui accorder, portée cependant par des forces obscures et cachées qui peuvent faire irruption subitement. Cette transformation, si elle est animée par la raison, porterait celle-ci au dessus de tout, s'emparerait aussi des hommes qui ont les armes en main et qui servent les bombes. Elle produirait les hommes politiques qui correspondent à cette évolution ou les contraindrait, en raison de sa propre puissance, à suivre cette volonté. De la bombe atomique, de la guerre, de la prétention à la souveraineté absolue et à tout ce qui ne fait qu'un avec cette prétention, les hommes d'Etat de nos jours ne seront plus maîtres, si les masses de l'Est à l'Ouest, éclairées et animées par la raison, au milieu du changement du mode de pensée et de l'homme lui-même, parviennent à leur imposer ce revirement... 

    Le but de ce travail, c'est de montrer l'influence que peut avoir l'opinion publique internationale par rapport à l'éradication ou, au moins, à l'atténuation des difficultés souffrances et autres, dans lesquelles la dialectique des conflits géopolitiques, géoéconomiques et civilisationnels pourraient plonger l'humanité.

    Pour ce faire, nous pensons qu'il est nécessaire de procéder méthodiquement en commençant par exposer les caractéristiques de la situation réelle à laquelle nous sommes aujourd'hui confrontés, en nous efforçant de faire voir ce qui, par rapport à cette situation, rend indispensable, voire vitale, la mobilisation de l'opinion publique internationale. Cette situation, nous nous proposons ici de l'analyser autour de trois axes : politique, économique, et civilisationnel.

    Nous tenterons ensuite d'étudier la nature de l'opinion publique, en montrant comment elle a été prise en charge comme objet de réflexion par quelques penseurs au cours de l'histoire. Est-ce que l'opinion publique internationale est aujourd'hui assez bien outillée pour effectuer la mobilisation qui lui est nécessaire pour être à même de jouer le rôle de contrepoids à l'action des politiques, des démagogues, et autres spécialistes de la propagande ? C'est là également une question à laquelle nous tenterons de répondre.

    Ces deux points vont constituer la première partie de ce travail. Nous l'avons intitulée nécessité d'une conversion morale de l'humanité.

    Déjà dans le deuxième point de la première partie, l'on verra que cette opinion publique recèle une force que personne ne peut nier ; et que cela étant, elle est objet de beaucoup de convoitises parmi lesquelles nous évoquerons celles des politiques et des médias. En termes clairs, nous nous proposons dans cette deuxième partie d'examiner les risques de manipulation qui guettent l'opinion publique et qui proviennent de deux sources. Il sera ainsi question dans un premier temps de la propagande politique, et, dans un second moment du risque de manipulation de l'opinion publique par les médias.

    L'on verra, après l'analyse de ces questions que l'intérêt d'une réflexion sur le rôle que pourrait jouer l'opinion publique dans la recherche d'une paix perpétuelle empreinte de justice sociale, de tolérance - disons plutôt de respect - des uns et des autres dans leurs différences, est plus qu'évident. En effet on verra que, mis à part le fait qu'elle permet de montrer qu'il existe réellement une alternative à l'action des politiques dans le cadre de la quête d'une existence paisible et heureuse - des politiques qui n'ont en réalité fait rien de mieux que de rendre les choses sinon pires, du poins stagnantes - , cette réflexion participera à formuler quelques idées modestes qui vont dans le sens de pousser cette opinion publique à prendre conscience des défis qui l'interpellent, des tâches qui l'attendent, mais aussi des risques qui la guettent.

    I- NECESSITE D'UNE CONVERSION

    MORALE DE L'HUMANITE

    Comme nous venons de l'évoquer dans l'introduction, l'humanité fait face à plusieurs défis qu'elle a elle-même créés, et dont l'ensemble se présente comme la créature de Victor Frankenstein de Genève que ce dernier ne parvenait plus à contrôler

    Ces défis, nous nous proposons de les analyser à travers trois catégories : il s'agit de la politique, de la civilisation et de l'économie. C'est à travers ces trois paradigmes que nous allons en effet présenter la situation réelle à laquelle se trouve aujourd'hui confrontée l'humanité. Sur le plan politique nous avons constaté des dysfonctionnements au niveau aussi bien de la politique intérieur des Etats, qu'au niveau international. D'ailleurs on pourrait se demander si le désordre qui sévit dans la politique internationale n'est pas en échos à celui caractéristique de pas mal de gestions intérieures, d'autant plus qu'aujourd'hui il apparaît très difficile, voire impossible (du moins dans les faits), d'établir une dichotomie entre le privé et le public, le national et l'international. Quels sont ces dysfonctionnements qui gangrènent la vie intérieure des Etats ? C'est ce que nous essaieront de montrer d'abord. Ensuite, sur le plan civilisationnel nous allons voir comment la poussée de l'identitarisme, récupérée par des démagogues dans le but de servir leurs intérêts personnels, pourrait favoriser une balkanisation du monde en autant d'unités civilisationnelles en conflit. Nous userons ici de la grille de lecture de Samuel Huntington dans Le choc des civilisations. Des dysfonctionnements sur le plan politique, mais des dysfonctionnements également dans le secteur de l'économie. Dans ce secteur, nous parlerons de quelques difficultés dues à l'absence de réglementation, mais aussi, dans les conflits internationaux, du remplacement de l'arme militaire par l'arme économique.

    L'exposé de ces trois facteurs ainsi que de la dialectique qui leur est intérieure va nous permettre de montrer en quoi la mobilisation de l'opinion publique internationale nous parait indispensable pour surmonter ces défis, ce qui nous semble être la condition de la survie de l'humanité. Mais avant d'en arriver là, et pour nous en tenir à ce qui mobilise notre attention dans cette première partie, nous verrons que cette opinion publique, en dépit de tous les dénies et autres dénigrements dont elle a fait l'objet, n'en est pas moins une réalité, une réalité dont nul ne peut faire fi absolument.

    1°) LA SITUATION REELLE

    Avec la faillite du communisme, la carte géopolitique du monde s'est trouvée complètement métamorphosée. Bipolaire depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le monde ne connaît désormais, avec cet événement, plus qu'un seul pôle de puissance. En d'autres mots, en lieu et place d'un monde partagé entre deux pôles idéologiques - le communisme à l'Est et la démocratie libérale à l'Ouest - ayant chacune sa zone d'influence, et coexistant de manière conflictuelle, la chute « des murs » a fait surgir un autre où ne subsiste plus, triomphante, qu'une seule idéologie. Il s'agit du capitalisme, promu par les pays de l'Ouest avec à leur tête les Etats-Unis faisant office de figure de proue. Notre propos n'est pas d'exposer ici le contenu respectif de ces deux doctrines, mais disons seulement que l'idéologie capitaliste est caractérisée par l'économie de marché, le libre échange et la démocratie, entre autres. Le modèle démocratique libéral, avec les principes qui sont supposés le fonder, fut longtemps - et continue encore de l'être en certains lieux - considéré comme le cadre idéal pour les citoyens, dans tous les pays où il est adopté, qui veulent opiner librement et participer activement aux prises de décisions relatives à la chose publique, tant il est vrai que celles-ci les engagent.

    Avec l'échec et la disparition des « coercive utopias » (utopies contraignantes), le nazisme d'abord et le communisme plus tard - surtout de ce dernier qui a su, plus d'un demi siècle durant, se poser comme seule alternative à la démocratie libérale, mais également à cause du caractère attrayant de celle-ci dû valeurs qu'elle défend dans son principe - d'aucuns ont pensé et même laissé entendre que son expansion aux quatre coins du monde devenait plus qu'une possibilité, une certitude. Et l'on a pensé que le cas échéant, le monde connaîtrait la paix perpétuelle tant évoquée, tant rêvée. En effet, si on combine la thèse de l'universalisation de la démocratie libérale6(*) et la loi Doyle7(*) sur l'impossibilité de la guerre entre les démocraties, loi qui, il est vrai, est corroborée par l'expérience, la planète devient pacifique. C'est ce qu'affirme Emmanuel Todd après la lecture des ouvrages de Fukuyama et de Doyle. Il écrit : « si nous ajoutons à l'universalisation de la démocratie libérale(Fukuyama)l'impossibilité de la guerre entre les démocraties (Doyle), nous obtenons une planète installée dans la paix perpétuelle »8(*)

    L'expérience montre que les démocraties se sont toujours mobilisées contre le totalitarisme sous toutes ses formes pour défendre la liberté, l'égalité, l'état de droit, la souveraineté de la masse des citoyens, bref le bonheur de l'humanité. Les conflits qui ont jalonné l'histoire ont surtout mis aux prises des constructions politiques non démocratiques, et dans certains cas, celles-ci à des démocraties.

    Toutefois, l'accueil réservé à la démocratie libérale dans certaines contrées du monde apparaît comme la mèche dans la soupe. En effet, l'universalisation ou la supposée tendance à l'universalisation de ce modèle politique ne semble qu'idéale ou, si l'on veut, idéelle et non effective et réelle. Ainsi donc si Fukuyama est désavoué(par l'expérience), il ne reste plus que Doyle qui, s'il peut nous garantir l'impossibilité de la guerre entre Etats démocratiques, ne peut pas en faire autant quant aux relations entre les Etats non démocratiques, ou entre ces derniers et les démocraties. Ceci étant, force est de reconnaître que ce n'est pas pour aujourd'hui la réalisation du vieux rêve de l'humanité concernant la paix perpétuelle. Par ailleurs, admettant « que la démocratie libérale mène à la paix, nous admettons aussi que son dépérissement peut ramener à la guerre »9(*). Or, justement, c'est à ce dépérissement de la démocratie que nous assistons aujourd'hui, et ce, de l'avis de Todd, surtout dans les pays avancés, épicentre de ce modèle politique. Comment s'effectue ce processus de dépérissement de la démocratie dans les Etats dits de « vieilles démocraties » ?

    La clé de voûte de la compréhension de ce processus c'est l'enseignement. Le développement de l'enseignent supérieur a pour conséquence la formation d'une élite intellectuelle et la réintroduction du concept d'inégalité. En effet, on assiste à la formation d'une nouvelle classe, « the overclass », surtout dans les pays avancés, qui, selon Todd, « a de plus en plus mal à supporter la contrainte du suffrage universel ».

    Ceci rend le propos de Tchakhotine adaptable à notre époque sans risque d'anachronisme : « les démocraties d'aujourd'hui ne méritent aucunement leur nom et devraient être plutôt désignées democratoidies : en réalité elles n'appliquent les principes démocratiques qu'à des oligarchies, à de petites minorités privilégiées dans leur sein, aux membres d'une caste dirigeante. L'énorme majorité des citoyens de ces democratoidies sont des « citoyens de deuxième classe », ils sont violés psychiquement par la propagande détenue par la caste dirigeante, qui s'arroge le droit de parler au nom de ces masses »10(*). Une fois au pouvoir, cette « overclass », de manière délibérée ou non, ne prend pas toujours en compte les aspirations et l'opinion du public des citoyens qui, pourtant, est censé, l'avoir portée au pouvoir par des voies « démocratiques ». Regardant la masse des citoyens comme un instrument, elle n'hésite pas, comme moyens pour atteindre ses intérêts crypto-personnels, à « employer le principe du viol psychique des masses, en feignant d'agir dans leurs intérêts et par leur mandat, en faussant ainsi les principes de la démocratie »11(*).

    L'opinion publique internationale se trouve ainsi fragmentée par la propagande par-ci par-là menée à travers le monde par des régimes faussement démocratiques ou tout simplement anti-démocratiques. Entourant la masse de leur citoyen d'un voile de Maya, ces derniers arrivent aisément à les mener dans des conflits géopolitiques dont le véritable mobile ne leur est pas toujours bien connu.

    Les choses ne vont pas mieux lorsque, à la place des conflits internationaux motivés par des nationalismes tous azimut, qui ont marqué l'histoire depuis l'institution des Etats-nations après la révolution française de 1789, s'élèvent d'autres conflits, cette fois civilisationnels. Or depuis le « tour de force intellectuel » opéré par Huntington en 1996, notre vision des affaires internationales a complètement été révolutionnée, comme le prédisait Brzezinski. En effet voici la lecture que Huntington fait de la situation actuelle du monde, et qui contraste manifestement avec l'optimisme béat de ce qui, certainement emportés par l'euphorie provoquée par la chute « des murs », ont prophétisé l'avènement d'un monde pacifié et harmonieux : « L'illusion d'harmonie, écrit-il, qui s'est répandue à la fin de la guerre froide a vite été dissipée par la multiplication des conflits ethnique et des actions de « purification ethnique », par l'affaiblissement généralisé de la loi et de l'ordre, par l'émergence de nouvelles structures d'alliance et de conflits entre Etats, par la résurgence des mouvements néocommunistes et néofascistes, par le durcissement du fondamentalisme religieux, par la fin de la « diplomatie du sourire » et de la «  politique du oui » dans les relations entre la Russie et l'Ouest, par l'incapacité des Nations Unies et des Etats-Unis à empêcher des conflits locaux sanglants et par la montée en puissance de la Chine. »12(*)

    Le caractère révolutionnaire des thèses de Huntington tient au fait que désormais les conflits à venir n'opposeront plus que des Etats-nations, mais aussi et surtout des aires civilisationnelles. Pour rendre compte de ce nouvel état de choses, le concept d' « ethnopolitique » dont l'intérêt réside dans le fait qu'il fait voir très clairement que ce n'est plus exclusivement pour des besoins d'accroissement territorial, comme le laissait comprendre le terme géopolitique dans son acception classique, qu'éclateront des conflits armés, mais bien pour des besoins d'affirmation identitaire.

    Quelles que soient les critiques que l'on pourrait adresser à cette grille de lecture utilisée par Huntington, qu'on mette cela par exemple sur le compte du perspectivisme nietzschéen, cela ne change rien au problème. En effet il s'agit et s'agira toujours de conflits dont, quelle que soit la structure, les masses seront les victimes, et d'innocentes victimes. Rien, si ce n'est des scrupules, et ils en sont en privés en général, ne pourrait empêcher des politiques mues par la recherche de la gloire et la libido dominandi, par exemple, et prêts à faire feu de tout bois, d'adopter la rhétorique de ce démagogue vénitien: « on ne peut avoir de vrais amis si on n'a pas de vrais ennemis. A moins de haïr ce qu'on n'est pas, il n'est pas possible d'aimer ce qu'on est. »13(*) On peut facilement imaginer les conséquences désastreuses qu'une fois incrustés dans le psychisme des masses grâce au principe du viol psychique, ces propos peuvent avoir du point de vue moral et humain bien sûr, mais surtout sur la paix et la stabilité internationale.

    Ce qui fait la spécificité du statu quo, à la lumière de l'analyse qu'en a fait Huntington, par rapport à ce à quoi on était habitué depuis la révolution française et l'émergence des Etats-nations comme acteurs majeurs sur la scène internationale, mais également par rapport à l'époque de la guerre froide, c'est son caractère vraiment mondial, le fait qu'il implique tous les hommes autant qu'ils sont, pris dans leur individualité. Cette mondialité reste liée au fait que les questions « de quelle nationalité êtes-vous ? » et « dans quel camp êtes-vous ? » ont perdu de l'importance face à la question plus fondamentale « qui êtes-vous ? ». « Dans le monde qui est le nôtre, c'est [...] l'identité culturelle qui détermine surtout les associations et les antagonismes entre les pays. Un pays pouvait à l'époque de la guerre froide être non aligné, mais aujourd'hui il ne peut être sans identité. »14(*)

    La fibre identitaire étant aussi sensible (peut-être même plus sensible) que celles nationaliste ou idéologique, est-ce que la propagande identitaire, fondée principalement sur la pulsion religieuse, ne pourrait pas connaître un succès supérieur ou égal à celui que jadis la propagande politique a connu, au point de précipiter les masses dans des tourments inextricables ?

    Les promoteurs de « nettoyages ethniques », mais aussi les recruteurs de kamikazes maîtrisent bien les mécanismes du viol psychique, qu'ils en soient conscients où non. Les horreurs qu'ils commettent au quotidien et qui nous sont transmises par les médias à l'échelle planétaire sont, malheureusement, pour nous pousser à répondre à la question posée plus haut par l'affirmatif. « Le kamikaze, écrit par exemple Pierre Conesa15(*), est devenu en quelques années la bombe intelligente et bon marché du terrorisme de nouvelle génération, produit d'une idéologie et d'une technique de préparation facilement transposable et exportable »16(*). Les deux dernières caractéristiques de la technique de propagande terroriste confèrent à ce phénomène son caractère mondial. L'attentat du World Trade Center a été commis par des kamikazes de six nationalités (plus d'une quinzaine avec la logistique), et les victimes, au nombre de 3052, venaient d'une centaine de nationalités différentes.

    Le corollaire de la démocratie contemporaine, le libéralisme, voit également la réputation que lui ont toujours prêtée ses promoteurs mise à rudes épreuves à cause des dysfonctionnements et des incohérences dont ils recèle. Déjà, dans sa lecture critique des conséquences économiques de la paix de Keynes, Mantoux affirmait que vu la primauté que ce dernier semble donner à l'économique sur le politique, en échos à Essau17(*), on pourrait penser que « les temps annoncés par Burke étaient venus : c'était en vérité l'ère des économistes et des calculateurs »18(*). On venait à peine de sortir de la Grande guerre. L'économie a toujours joué comme un aspect déterminant dans la vie intérieure et extérieure des Etats. Mais c'est surtout de nos jours que son poids se fait le plus sentir dans les politiques nationales et internationales, après qu'elle ait été pendant longtemps reléguée au second plan ou occultée par les nationalismes et les luttes idéologiques. Cette apparition de la logique économique au devant de la scène mondiale est tellement visible que d'aucuns n'ont pas hésité à forger le concept de géoéconomie pour rendre compte du fait que désormais, « lorsque antagonisme il y'a entre pays industrialisés, il trouve son expression pour l'essentiel sous des formes économiques »19(*).

    Un nouvel ordre mondial, caractérisé par le remplacement de l'arme militaire par l'arme économique comme moyen pour les Etats d'exprimer leur volonté de puissance et de prépondérance au niveau international, était déjà annoncé par des penseurs comme Edward Luttwak20(*), au tout début des années quatre-vingt-dix. Au lieu de conquêtes territoriales où d'influence et de pressions diplomatiques, il est désormais question, selon ce dernier, « de maximiser l'emploi hautement qualifié dans les industries de pointe et les services de haute valeur ajoutée ». Le but recherché est de « conquérir ou de préserver une position enviée au sein de l'économie mondiale. Qui va développer la nouvelle génération d'avions de ligne, d'ordinateurs, de produits issus des biotechnologies, de matériaux de pointe, de services financiers et les autres produits à haute valeur ajoutée dans les secteurs industriels, petits et grands ? Les développeurs, les ingénieurs, les managers et les financiers seront-ils américains, européens ou asiatiques ? Aux vainqueurs les positions gratifiantes et les rôles dirigeants, aux perdants les chaînes de montage, à condition que leurs marchés nationaux soient assez importants et que les importations de produits déjà assemblés soient rendues impossibles par des barrières douanières »21(*).

    Avec l'échec du communisme, on a proclamé le triomphe du libéralisme économique caractérisé par « l'intégrisme du marché », expression préférée par George Soros à celle forgée au 19e siècle par Von Hayek, « le laisser-faire ». Cet intégrisme du marché est fondé sur le présupposé que « les marchés s'auto régulent et qu'une économie mondiale n'a aucunement besoin d'une société mondiale.[...] que le meilleur moyen de servir l'intérêt commun est de laisser chacun poursuivre ses propres intérêts et que toute tentative destinée à protéger l'intérêt commun par des décisions collectives fausse les règles du marché »22(*). La logique du marché, avec la dialectique dont elle recèle entre les prises de décisions individuelles et leurs conséquences au niveau collectif, a fini par placer le monde dans une situation que l'image de la grenade prête à exploser, sur le frontispice du Choc des civilisations pourrait rendre explicite. Les conséquences du libre échange sont en même les défis auxquels est aujourd'hui confronté le libéralisme dans sa prétention à s'ériger en modèle économique viable, le seul modèle à même de permettre à l'humanité de connaître l'opulence, la liberté, l'égalité (du moins au niveau des chances), bref la paix.

    En 1992, Zbiniew Brzezinski, le principal animateur de la Commission Trilatérale, et conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter de 1977 à 1981, annonçait que le plus grand problème qui occupera le 21 siècle sera relatif aux questions liées au fossé entre la qualité de la vie dans les pays avancés et celle des pays moins avancés, entre le Nord et le Sud. Et au sein même de ce Nord et de ce Sud, surgit maintenant un Nord (les nantis) et un Sud (les démunis), phénomène que l'éditorialiste du mensuel Le Monde diplomatique décrit comme engendrant une « guerre sociale ».

    Le développement du consumérisme dans la société opulente, autre nom de la société de consommation, comportement que Brzezinski qualifie d'hédonisme social, contraste de manière criarde avec le gap, dans les pays pauvres et au sein des pays avancés même, entre les aspirations d'ordre matériel et leurs capacités réelles qui ne leur permettent pas de satisfaire celles-ci.

    Ce qui rend la situation engendrée par la dialectique du libre échange plus inquiétante c'est, d'abord, le fait que même s'il existe une loi et des institutions internationales, l'incapacité de ces dernières à empêcher les guerres et à garantir le respect et la protection des droits de l'homme et de la démocratie est manifeste. En raison, ensuite, du caractère transnational de l'économie, la circulation des capitaux, les transactions financières mondiales sont carrément hors de contrôle des autorités nationales ou internationales. Il y a enfin le fait que, mis à part les défauts qui gangrènent les mécanismes du secteur du marché, ce dernier empiète sur « le secteur hors marché » qui finit lui-même par connaître des dysfonctionnements criards. C'est ce secteur hors marché qui, comme l'a décrit Soros, renferme « les intérêts collectifs, les valeurs sociales qui ne s'expriment pas sur le marché »23(*).

    La dialectique de ces trois facteurs, géopolitique, ethnopolitique et géoéconomique -avec les conséquences désastreuses que ceux-ci peuvent avoir sur les masses en terme de guerres, de terrorisme, de « nettoyage ethnique », d'inégalités, d'absence de critères éthiques dans les rapports entre l'homme et son milieu, mais également dans les rapports de l'homme avec lui-même et avec ses semblables - a fini par asseoir l'humanité sur une poudrière. Cette situation rappelle bien que les vieux démons qui ont toujours guetté les hommes sont toujours là. Et ceux-ci, lorsqu'ils ont eu l'occasion de se saisir d'elle, ont montré sans retenue leur capacité de dégradation morale et physique. Pour en finir pour de bon avec la conflictualité sous toutes ses formes, les différentes unités politiques en lesquelles l'humanité est fractionnée ont oeuvré à former une société internationale régie par un droit international qui transcende donc les législations des membres souverains . C'est ainsi que des institutions ont été mises sur place : l'ONU et ses différentes branches relatives chacune à un domaine particulier de l'existence humaine, par exemple, l'OMC, l'UNESCO, l'AIEA, entre autres, ainsi que des TPI et CPI. Cependant, il est clair que nonobstant toutes ces institutions, l'humanité demeure confrontée à des difficultés qui la mettent au bord du gouffre. Les principales raisons de cet état de fait ont toujours été situées dans le concept de souveraineté qu'on considère généralement comme seul obstacle à l'avènement de cette société internationale régie par un droit du même nom, synonyme selon beaucoup de paix perpétuelle et d'unité de l'espèce humaine. Ce sont ces détracteurs de cette notion de souveraineté, notion abstraite selon eux, et non moins promoteurs de l'idée de communauté internationale, dont Julien Freund dit qu'ils font « preuves d'inconséquence » en rejetant « la souveraineté parce qu'elle serait métaphysique » pour proposer à la place, « avec intempérance une métaphysique phraséologique dans le concept de communauté internationale en lui attribuant le prestige des vertus morales et le rôle de protectrice des valeurs ». « Le lecteur des traités de droit international, continue Freund, ne peut être que surpris que par l'imprécision de la notion de communauté internationale : une espèce de bric à brac de morale, de politique, de droit, d'économie, d'histoire, et de philosophie de l'histoire dont le vague tient lieu de définition »24(*).

    Cette position de Freund est légitimée par le fait que dés qu'on parle de relations entre Etats, c'est aux classes dirigeantes de ces derniers qu'on pense .Or ces dernières, formant une oligarchie au sein de leur peuple, n'agissent pas toujours dans l'intérêt des masses qu'ils obligent en général, par les moyens de la propagande, à entrer dans des situation qui mettent leur existence en péril.

    Toutefois, les Etats n'ont jamais été constitués que de politiques ; il y'a en effet la grande masse des citoyens qui forme ce qu'on appelle l'opinion publique qui, de plus en plus, est en train de gagner un pesant d'influence sur les relations internationales.

    Quelle est la nature de cette opinion publique ? Est-elle prête aujourd'hui pour remplir la tache de mobilisation - ce qui lui est nécessaire - transnationale pour constituer une force de pression assez puissante et ainsi fonctionner comme un contrepoids à l'action des politiques, en général exclusivement mus par la libido dominandi ? Assez puissante et assez mature, est-ce que cette opinion publique l'est pour être en mesure de parer aux dérives du capitalisme sauvage et transcender les clivages culturels et civilisationnels pour beaucoup plus d'égalité, d'éthique, de tolérance et de respect de l'autre, gages d'une justice universelle, d'une paix perpétuelle ?

    Voilà autant de questions, et d'autres que nous n'avons pas mentionnées ici, qui vont constituer la trame de notre réflexion dans les pages qui vont suivre.

    2°) L'OPINION PUBLIQUE

    Dans toutes les formes de constructions politiques, la distinction a toujours été établie entre les gouvernants et les gouvernés, entre une classe dirigeante et la masse des citoyens ou des sujets, selon les contextes. Cette dichotomie apparaît d'ailleurs chez tous les penseurs et philosophes politiques comme l'essence des unités politiques. La classe dirigeante est souvent représentée comme étant le siège de l'intelligence, l'âme de l'Etat qui, si elle se retire de l'Etat, entraîne aussitôt sa mort ou sa dislocation. C'est « une présomption fausse et dangereuse, écrit Hegel, que seul le peuple détient raison et sagesse et sait le vrai ; car chaque fraction du peuple peut se poser comme peuple. De surcroît ce qui constitue l'Etat, est l'affaire d'une connaissance cultivée et non du peuple »25(*).

    Cette conception du politique influence beaucoup les relations internationales. En effet les Etats sont toujours apparus comme les principaux acteurs sur la scène internationale, et, à ce niveau, ce sont les politiques qui ont de tout temps défini et mis en oeuvre les modalités des relations entre les différents Etats. Et lorsque ces derniers ont décidé, comme cela a souvent été le cas, d'entrer en conflit les uns avec les autres, ou lorsqu'ils ont voulu rompre un traité de paix ou enfreindre la législation internationale en matière de maintien de la paix, ils l'ont toujours fait délibérément, à tort ou à raison, au nom de la masse de leurs citoyens, sans que rien n'ait pu les en empêcher si ce n'est peut-être leur faiblesse. Et, en général, la masse des citoyens qui est la première, si ce n'est la seule à subir les affres de la guerre, n'est pas autorisé à opiner, à exprimer librement et publiquement ses opinions, ou, dans le meilleur des cas, ses opinions ne sont tout simplement pas prises en compte par les politiques.

    Les masses ont toujours reçu des qualificatifs péjoratifs. Elles sont incultes, aveugles, impulsives, incohérentes, incapables de volonté soutenue, grégaires et tant d'autres choses encore, toutes négatives. « La foule (...) est conduite presque exclusivement par l'inconscient. Ses actes sont beaucoup plus sous l'influence de la moelle épinière que sous celle du cerveau »26(*). Voilà les termes dans lesquels Le Bon analyse la foule, parmi d'autres comme, par exemple, lorsqu'il établi une similitude entre les caractères spéciaux des foules et ceux des êtres appartenant à des formes inférieures de développement, comme le sauvage et l'enfant. Ces caractéristiques spéciaux sont, entre autres, l'impulsivité, l'irritabilité, l'incapacité de raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagération des sentiments.

    Parmi les penseurs qui se sont penchés sur le phénomène « foule », Gustav Le Bon fait parti de ceux qui ont, de manière systématique, analysé cette question. L'ouvrage qu'il lui a consacré en 1895 est bien indiqué pour qui voudrait en faire objet de réflexion. Autre chose qu'on peut lire dans cet ouvrage, ce sont ces phrases où il caractérise son époque comme celle des foules. Il écrit : « D'universels symptômes montrent chez toutes les nations, l'accroissement rapide de la puissance des foules. Quoi qu'il nous apporte, nous devrons le subir. Les récriminations représentent de vaines paroles. L'avènement des foules marquera peut-être une des dernières étapes des civilisations de l'occident, un retour vers ces périodes d'anarchie confuse précédant l'éclosion des sociétés nouvelles »27(*). En cela, Le Bon ne fait qu'apporter une sorte de systématicité à cette kyrielle d'idées éparses et somme toute dévalorisantes qui ont été émises çà et là par des penseurs, politiques et philosophes de son époque et des époques qui l'ont précédée. Les philosophes ont adopté la même attitude vis à vis de la foule que par rapport à la femme, au féminin.

    Trois notions sont généralement confondues et utilisées les unes pour les autres pour désigner une seule et même réalité. Il s'agit des notions de « foule », de « masse » et de « public ».

    Dans un ouvrage paru en 1907, Gabriel Tarde28(*) s'oppose à Le Bon sur le point où ce dernier décrit leur époque comme étant « l'ère des foules ». Selon Tarde, ils s'agit plutôt de « l'ère du public », le public dont il dit dans cet ouvrage que c'est le groupe social de l'avenir. Pour ce qui est des différences qu'il y a entre le « public » et la « foule », il dit qu'il faut en compter trois : d'abord les facteurs climatiques ou autres qui influent sur le comportement de la foule n'ont pas le même impact sur le public ; ensuite, le public peut être international, ce qui n'est pas le cas pour la foule ; enfin, il y a surtout le fait que la foule peut être incluse dans le public, puisque ce dernier peut générer le phénomène « foule », mais qu'à l'inverse, une foule, en se dispersant, redevient « masse » ou »public ». Par rapport à ce processus de génération du phénomène « foule » et de son inclusion dans « le public », voici ce qu'écrit Tchakhotine « La physionomie du « public » peut être différencié selon la foule qui en sort ; ainsi les éléments pieux du public se rassemblent dans la foule des fidèles à l'église, dans les pèlerinages à Lourdes, etc. , les éléments mondains dans les courses de Longchamp, les bals et les banquets, les éléments intellectuels dans les théâtres, les conférences, etc., les éléments ouvriers dans les grèves, les éléments politiques dans les réunions électorales, les parlements, les éléments révolutionnaires dans les mouvements insurrectionnels »29(*).

    Par ailleurs, en dépit du fait que la masse est généralement dispersée topographiquement - ce qui la distingue du point de vue psychologique de la foule -, ce qui fait que les éléments qui la composent n'ont pas de contact immédiat, corporel, il y a tout de même un lien entre ces derniers : « une certaine homogénéité quant à leur structure psychique, déterminée par une égalité d'intérêt, de milieu, d'éducation, de nationalité, de travail, etc. »30(*)

    Ce lien qui unit les éléments du public devient de plus en plus manifeste et solide aujourd'hui par la conjugaison de plusieurs facteurs dont l'ensemble constitue ce que nous désignons par le concept de mondialisation. Un concept apparemment indéfinissable du fait de son caractère multidimensionnel. Il souffre en fait d'une amphibologie de sens identique à celle de l'Etre de l'ontologie.

    Parmi ces dimensions de la mondialisation, nous pouvons citer le développement de la communication à l'échelle globale qui a fini par couvrir la planète d'un réseau de fils, de câbles et de satellites. Dans ce domaine de la communication, l'humanité est allée de révolution en révolution, perfectionnant les méthodes d'acquisition, de traitement et de diffusion de l'information. Déjà la radio, puis la télévision permettaient aux habitants de diverses localités du monde de se rapprocher, et avaient ainsi comme rétréci les dimensions de la planète, au point qu'on s'est mis à parler de la transformation du monde en village planétaire. L'avènement de l'Internet et des multimédias, suite aux progrès épatants enregistrés dans le domaine des nouvelles technologies de l'information et de la communication, a mené loin le processus jadis enclenché par l'invention de la radio et de la télévision dans le sillage du télégraphe et du téléphone. Bref, depuis que l'italien Guglielmo Marconi a réussi pour la première fois en 1901 à faire franchir l'océan à la lettre s, ouvrant ainsi l'ère des radiocommunications, beaucoup de progrès ont été accumulés dans ce domaine. Les peuples du monde entier, par le fait de la planétarisation de la communication et surtout de l'Internet, sont devenus comme autant d'agglomérations situées de part et d'autre le long de l'autoroute de l'information. L'un des mots d'ordre des disciples de Claude-Henri de Saint Simon se trouve en cela réalisé : « Enlacer l'univers ».

    Le rapport entre opinion publique et mass média est manifeste dans la mesure où dans une tentative de démêler la complexité de la nature de l'opinion publique, on ne peut guère manquer de constater, comme l'affirme Jean Maisonneuve, que cette dernière « touche d'une part à un système de croyances fortement enraciné et cristallisé au niveau tant collectif qu'individuel ; d'autre part à des processus évènementiels affectés d'une forte contingence, correspondant à ce qu'on appelle « l'actualité » ou « les nouvelles » ».

    Les « news » qui passent en boucle sur les écrans de télévision projettent dans tous les coins du monde des informations à temps réel, qui provoquent naturellement des réactions de la part de ces téléspectateurs épars. En cela, la télévision joue un rôle crucial dans la formation d'une opinion publique internationale qui s'active manifestement en fonction de la nature de l'événement rapporté sous forme de « nouvelle ». Evoquant les écrits du canadien Marshall Mac Luhan et de son collègue Quentin Fiore, Mattelard affirme que « grâce au pouvoir de la télévision de mobiliser le sensorium de ses audiences, l'avènement du « village global », la communauté retrouvée par l'entremise du petit écran, est, selon eux, en train de réduire à néant les menaces de guerre, de combler l'écart entre militaires et civils, et de faire progresser à grands pas tous les territoires non industrialisés, comme la Chine, l'Inde et l'Afrique »31(*).

    Une autre dimension de la mondialisation, c'est le développement de l'éducation et de l'alphabétisation à l'échelle-monde. Ce phénomène, combiné avec la révolution industrielle et l'urbanisation ou la massification, constitue un élément explicateur de l'éveil de la conscience politique des masses qui, parti d'Europe, s'est répandu dans le reste du monde. Brzezinski voit dans le développement de l'alphabétisation « le préalable nécessaire pour une activité politique des masses. »32(*) Même si le niveau d'alphabétisation n'est pas homogène au niveau planétaire, il est possible de dire que même dans les PMA(*), dont le processus se situe encore au stade de l'enfance, une bonne partie des populations, les hommes surtout, a atteint un niveau d'étude plus ou moins satisfaisant pour s'imprégner de la situation géopolitique, économique, etc., du monde. Depuis quelques années maintenant des efforts énormes sont consentis pour promouvoir l'alphabétisation des filles dans cette partie du monde.

    Ces deux aspects de la mondialisation en cours, combinés avec les autres dont il nous est ici impossible de faire une revue exhaustive, étant limités dans le temps et dans l'espace, confèrent à l'opinion publique un niveau de conscience et un caractère international à même de favoriser une mobilisation transnationale de toutes ses composantes qui, après tout, et par le fait même qu'elles ont l'humanité pour dénominateur commun, et aussi par le fait qu'elles partagent le même inconscient collectif meublé d'atrocités dues aux conflits passés, ont cette homogénéité quant à leur structure psychique, nonobstant le fait qu'elles soient éparpillées sur la surface du globe. Bref la mondialisation de l'opinion publique est un fait réel, un aspect de la mondialisation, au même titre que ceux qu'on vient d'évoquer.

    Avec la mondialisation de la communication, les avancées fulgurantes enregistrées dans les nouvelles technologies de l'information et de communication et le développement notoire de l'alphabétisation, même dans les PMA, l'opinion publique internationale est plus ou moins bien outillée pour gagner en maturité et sortir de la minorité qui l'a toujours caractérisée dans le cadre des affaires internationales. Ces outils devraient également lui permettre de guérir le mal qui l'a toujours affectée, et qui consiste dans l'ignorance dans laquelle sont restés confinés ses différents membres par rapports aux valeurs, coutumes et croyances des uns et des autres ; cela a souvent été source d'incompréhension, d'intolérance et de conflits. Ces divisions de l'opinion publique internationale ont souvent été mises à profit par des politiques dépourvus de scrupules et mus par le désir d'avoir une préséance au plan international, parfois au grand dam de leur opinion publique nationale.

    Toutefois, il faut remarquer que la maturité n'est jamais chose effective, c'est à dire qu'elle ne signifie pas un stade de développement d'une mentalité qui serait en nette rupture avec ceux qui l'ont précédé. Ainsi, même si l'on peut dire que l'opinion publique internationale est assez mature pour s'opposer aux conflits géopolitiques, géoéconomiques ou ethnopolitiques dont elle est toujours la première victime, il faut également prendre en compte le fait qu'elle peut connaître des moments de régression vers des stades de développement inférieurs, qu'elle avait certes dépassées, mais aussi conservées tout au fond de son inconscient. Ceci rend les propos de Raymond Aron encore d'actualité : « Bien sûr, ils voudraient échapper aux horreurs de la guerre, mais veulent-ils renoncer aux joies de l'orgueil collectif, aux triomphes de ceux qui parlent à leur nom ? Peuvent-ils, d'une collectivité à une autre, se faire confiance au point de se priver de moyens de force et de confier à un tribunal d'équité la tâche de trancher leurs conflits ? D'ici un siècle, auront-ils décidé en commun la limite raisonnable de peuplement, faute de quoi ils seront confrontés par la menace d'un surpeuplement qui ranimerait une lutte pour les ressources, les matières premières, l'espace lui-même, lutte auprès de laquelle les guerres du passé sembleraient dérisoires ? Enfin et par-dessus tout, les hommes seront-ils assez proches les uns des autres dans leurs systèmes de croyances et de valeurs pour tolérer les différences de cultures ,de même que les membres d'une même unité politique tolèrent les différences entre provinces ? »33(*)

    La résolution de ces questions constitue un préalable parmi tant d'autres que l'opinion publique doit régler pour devenir encore plus mature et se doter de moyens de se prémunir du viol psychique .En effet, outre ses propres démons, celle-ci fait face à deux menaces qui la bordent de part et d'autre tels le marteau et l'enclume.

    II- ENTRE LE MARTEAU ET L'ENCLUME

    Un monde aspirant à une existence pacifique n'a jamais eu besoin d'une opinion publique mature et responsable comme c'est le cas aujourd'hui. Par une existence pacifique nous n'entendons pas cette paix imposée unilatéralement comme ce fut le cas avec les situations historiques baptisées naguère « pax romana » ou « pax britanica ». L'existence pacifique en question ici est conçue comme devant résulter d'un consensus au niveau des esprits, des coeurs et des volontés de tous les habitants de la planète, ou, plus précisément de cette partie du genre humain, majoritaire du point de vue de son nombre. Ce n'est en effet que par l'existence d'une société civile ou civilisée internationale, non plus au sens hégélien du terme, mais plutôt selon la notion définitionnelle mise dans ce concept par la modernité, que l'on peut parvenir à une existence faite de justice sociale, de paix, d'égalité parmi les hommes, etc.

    Nous avons vu dans le précédent point la situation réelle à laquelle se trouve aujourd'hui confrontée l'opinion publique internationale - Vu que cette totalité qu'est l'opinion publique internationale n'est pas assimilable à la nuit noire de Schelling où toutes les vaches sont grises, mais qu'il s'agit plutôt d'une totalité différenciée, ne devrait-on pas parler des opinions publiques ? -, ainsi que quelques conceptions qui ont été dégagées par rapport à celle-ci., Même si généralement, comme c'est le cas avec Habermas, on lui dénie toute réalité, l'opinion publique demeure un paramètre qu'il faut nécessairement prendre en compte dans l'établissement de lois, dans les discours officiels, dans le programme des politiques etc. Forte de cette caractéristique, l'opinion publique revêt une importance cruciale pour les politiques mais aussi pour les producteurs de biens, pas seulement de consommation, mais de toutes natures.

    Une opinion publique pas assez mature - Est qu'elle peut l'être absolument ? - pour être en mesure de se prémunir contre le viol psychique se trouve ainsi prise entre le marteau et l'enclume, entre la propagande politique visant la satisfaction d'intérêts crypto-personnels, électoralistes et la propagande menée par des médias dont l'objectivité n'est guère la caractéristique fondamentale.

    1°) L'OPINION PUBLIQUE ET LA PROPAGANDE

    POLITIQUE

    Habermas dit de l'opinion publique qu'il s'agit d'une « fiction institutionnalisée ». Elle est caractérisée, à son avis, par sa quasi-abstraction qui rend difficile, voire impossible son identification claire et distincte. Toutefois, ajoute Habermas, que ce soit en droit constitutionnel ou en science politique, il est impossible, du moins dans le cadre d'une « démocratie de masse », de ne pas prendre en considération l'opinion publique. C'est surtout vrai lorsqu'il est question d'analyser « les normes dans leur rapport à la réalité de leur application dans le cadre d'une démocratie de masse (dotée de la structure d'un Etat-social) »34(*).

    Les politiques ont toujours été obligés de tendre l'oreille pour s'imprégner de la rumeur qui émane du public. Ces mêmes politiques pourtant défendent l'idée selon laquelle la partie de l'Etat composée par la masse des citoyens serait inculte et incapable de s'auto-gouverner, ou de gouverner tout simplement. Ils sont toutefois tenus de tâter, par moment, ou même constamment, le pouls de l'opinion pour connaître ses intentions, son état d'esprit, ses orientations et ses aspirations. « D'où cette puissance de l'opinion ? », se demande Alain. En effet, dit-il, « nul pouvoir n'a jamais bravé l'opinion », au contraire, même « les pouvoirs les plus arrogants se plient aussitôt à l'opinion, comme la flamme au vent ». S'il arrive qu'on doute de cela, continue Alain, il faut s'expliquer ce doute comme résultant du fait qu'on prend souvent pour l'opinion celle que l'on voudrait que tout le monde ait. «Un ambitieux qui serait indifférent à l'opinion est un monstre, un être impossible ; supposons même un tel homme ; il n'arrivera jamais au pouvoir. C'est la rumeur qui fait la nourriture de l'ambitieux. Il l'écoute ; il en discerne toutes les nuances ; il se gonfle et se dégonfle selon ses souffles extérieurs. »35(*)

    L'opinion publique constitue une force, objet de toutes les convoitises, notamment des politiques en quête de légitimité. En politique nationale comme en politique internationale, il est besoin pour les hommes politiques de donner une légitimité à leurs actions ; donc d'avoir l'opinion publique nationale et internationale acquises à leur cause. Par exemple, lorsqu'un Etat, aussi puissant qu'il puisse être, décide de s'attaquer à un autre Etat, on le voit aussitôt mettre en branle sa machine diplomatique afin de se doter d'une coalition d'Etats qui, venant ainsi adhérer à sa cause, est supposée devoir apporter de la légitimité à son entreprise. La puissance militaire, technologique ou encore celle de la logistique, pas plus que l'offense qu'il aurait subie, si toutefois offense il y a - et il n'est pas nécessaire que l'offense soit réelle - ne suffisent plus aujourd'hui à un Etat pour conduire une guerre et espérer la gagner. Les chefs politiques, les chefs de factions, les instigateurs de mouvements insurrectionnels l'ont bien compris ; ils ont du moins intérêt à ce qu'il soit ainsi.

    Aujourd'hui les conflits de toutes natures sont précédés par ce qu'on est convenu aujourd'hui de désigner par l'expression « la guerre des informations » qui, parallèlement aux opérations constitutives du conflit proprement dit, continue de se déployer. Nous disons aujourd'hui mais il en a toujours été ainsi tout au long de l'histoire. Seulement avec les avancées fulgurantes que nous avons notées dans le domaine des technologies de l'information et de la communication, mais aussi avec le boom qu'ont connu les médias de masses, ces deux faits favorisant l'instantanéité de l'information, cette guerre des informations se présente aujourd'hui avec beaucoup plus d'acuité et de visibilité.

    L'enjeu de cette guerre des informations, c'est bien entendu la victoire finale. Mais il s'agit avant tout de mener une propagande sophistiquée qui doit consister en un viol psychique de la masse des citoyens nationaux comme extranationaux dans le but de leur « vendre » une guerre dont elle ne voudrait pas, à la quelle elle s'opposerait en la privant de légitimité, si seulement elle était assez lucide pour ne pas se laisser emporter par les flots de la propagande. En effet il est un fait avéré que les traités d'alliance et les accords secrets ne suffisent plus pour avoir les faveurs de l'opinion publique des Etats alliés. Or, comme nous l'avons déjà montré, cela a son pesant d'influence sur l'issue de la guerre. La première guerre totale qu'a connue l'humanité a fait voir que « la mobilisation des consciences » ou le bourrage des crânes - comprenez la propagande politique - représente une impératif majeur. Comme l'écrit Mattelard, au sortir de la Grande guerre, « l'idée se forme que la démocratie ne peut plus se passer de ces techniques modernes de « gestion invisible de la grande société »(de l'opinion publique internationale), à l'intérieur comme à l'extérieur du périmètre de l'Etat-nation. Désormais, estiment déjà les premiers spécialistes en « relations internationales », la diplomatie va devoir compter sur la « psychologie des masses », plus que sur les « offensives de charme » et les « accords secrets ».36(*)

    Si l'on sait les résultats, tout au long de l'histoire, fournis par la propagande politique bien menée, comme se fut le cas, par exemple, avec les propagandes nazie et fascistes pendant la deuxième guerre mondiale, et américaine et soviétique durant la guerre froide, on ne peut que craindre la récurrence de l'époque des Gustav le Bon et autres Tchakhotine que ce dernier a essayé de peindre à travers ces mots : « ce qui caractérise, en vérité, l'époque où nous vivons est plutôt une décroissance de l'influence réelle des collectivités sur la vie publique ; elles deviennent plutôt des instruments dociles entre les mains des dictateurs et même des usurpateurs, qui, utilisant d'une part, une connaissance plus ou moins intuitive des lois psychologiques, et d'autre part disposant de formidables moyens techniques que leur donne aujourd'hui l'Etat moderne, et ne se laissant freiner par aucun scrupule d'ordre moral, exercent sur l'ensemble des individus composant un peuple, une action efficace que nous avons présentée comme une sorte de viol psychique. On peut dire carrément que, sans cesse, ils les violent psychiquement »37(*). En fait, par ces mots, c'est la thèse de le Bon concernant leur époque qu'il considérait comme « l'ère des foules » que s'érige Tchakhotine.

    Concrètement, nous pouvons constater comment, durant la guerre froide, la propagande américaine sur ses propres citoyens bien sûr, mais également sur tous les citoyens de la zone d'influence capitaliste, a réussi, à travers l'image qu'il a peinte à ces derniers d'un « péril rouge », à chauffer à blanc l'opinion publique dont le déferlement a conduit à l'exécution des deux immigrants italiens Sacco et Vanzetti en 1927.

    Restons toujours avec les Etats-Unis, cette fois dans le contexte d'une guerre chaude les opposant à l'Irak. Cet exemple est très édifiant pour qui voudrait mesurer jusqu'où peut aller la propagande politique pour arriver à ses fins. Les méthodes de propagande jusqu'alors restées ignorer par le public ont clairement été exposées sur les écrans de télévision, sur les ondes radiophoniques, sur le net, à travers le monde. A voir comment l'establishment américain a réussi à vendre à une grande partie du monde l'idée que l'Irak était en possession d'armes de destruction massive et constituait en cela une menace pour la paix et la stabilité mondiale, on ne peut que se persuader de la puissance de la propagande lorsqu'elle est plus ou moins bien menée comme ce fut le cas dans les propagandes nazie, fasciste, bolchevik etc., américaine.

    Dans toute l'histoire de l'humanité, jamais un conflit n'a connu une couverture médiatique d'une telle envergure comme dans cette guerre du golf II, comme l'ont baptisée les médias. Nous l'avons déjà dit, l'activité de la propagande nécessite, outre une maîtrise plus ou moins consciente des méthodes d'action, l'existence des moyens matériels. Avec leurs satellites, leur technologie de pointe, leur propagande etc., les Etats-Unis ont pu, avec l'assistance de spécialistes en propagande, rendre évident aux yeux du reste du monde, mais d'abord aux yeux de leur propre population, le fait que l'Irak, un de ce qu'ils appellent des Etats voyous, développe des armes de destruction de masses. En effet, vu la fascination dont font montre les gens vis à vis des produits de la techno-science, mais vu également la confiance parfois aveugle qu'on leur voue, l'on ne s'étonne plus, si on ajoute à tout cela le traumatisme du 11 septembre 2001, des résultats obtenus en si peu de temps par la propagande américaine, à une vitesse et deux niveaux, pour légitimer leurs frappes sur l'Irak. Une des ficelles sur lesquelles les spécialistes en viol psychique savent très bien tirer, c'est à coups sûr la peur. Lorsqu'elle est réelle, ou même fictive, c'est à dire non justifiée, elle peut faciliter une propagande qui, assaisonnée d'une rhétorique vraiment suggestive, peut exciter la pulsion combative de ceux qu'elle habite et les amener à réagir conformément aux suggestions du meneur, du propagandiste, mû par l'instinct de conservation ; en vérité, il s'agit d'instinct de destruction. Les deux extrêmes se rejoignent. Par exemple, à voir comment Zapatero est arrivé au pouvoir en Espagne lors des élections présidentielles qui sont intervenues juste après les attentats de Madrid, apparemment conséquence de l'engagement militaire du gouvernement Aznar en Irak, aux coté des Etats-Unis, d'aucuns n'ont pas hésité à parler alors de « démocratie d'émotion ».

    La propagande, il est vrai, peut jouer le rôle de croquemitaine. Toutefois, en dépit du dégoût, de la confiance et de la rage que sa seule évocation engendre, on à l'impression que les masses sont dés fois comme dans un état d'hypnose, tellement leurs défenses qui devrait les immuniser contre le principe du viol psychique semblent défaites. « On aura les conséquences, dit le sage d'Israël. Celui qui creuse une fosse y tombera, et celui qui renverse une muraille sera mordu par un serpent. Celui qui remue des pierres en sera blessé, et celui qui fend du bois en éprouvera du danger. »38(*) Les conséquences suivent toujours. Que l'opinion publique, aujourd'hui parvenue à un niveau de culture satisfaisante, prenne maintenant ses responsabilités avec lucidité et clairvoyance, si ce n'est pas là trop lui demander. Car c'est finalement elle qui constitue le peuple dont Rousseau disait que, même s'il se laisse tromper par des factions et des démagogues, il est naturellement bon, comme son homme naturel. Eventuelle proie de la propagande et de la manipulation de la part des pouvoirs politiques, l'opinion publique est également guettée et menacée, d'un autre coté par ce qu'on appelle les médias.

    Quelle est la place qu'occupent les médias dans l'activité et la pensée de l'opinion publique ? En quoi peuvent-ils représenter une menace en l'encontre de l'opinion publique ?

    2) OPINION PUBLIQUE ET MASS MEDIAS

    « Le XIXè siècle, écrit Mattelard, sacre la communication « agent de civilisation ». Ses réseaux tissent une représentation du monde comme « vaste organisme » dont toutes les parties seraient solidaires. La notion biomorphique d'« interdépendance »- calquée sur l'image de l'interdépendance des cellules- ratifie ce sentiment généralisé de l'interconnexion des individus et des sociétés »39(*). Nous l'avons vu tout au long de ce travail, des avancées spectaculaires ont été enregistrées dans le domaine des technologies de l'information et de la communication. Ceci constituant un aspect des plus décisifs de la mondialisation en cours (on parle précisément de mondialisation de la communication), a fini par nous présenter un univers réticulaires, au sein duquel tous les éléments se trouvent interconnectés. La communication constitue un facteur déterminant dans la compression de l'histoire conçue comme processus événementiel. En effet les événements nous sont rapportés en temps réel, sur le mode du direct par les moyens de communication, télévision, radio, Internet... Tout cela participe également à l'annihilation des distances dans la mesure où tous les habitants de la planète peuvent, à un moment donné, être au fait de ce qui se passe comme événements historiques dans les autres parties du monde.

    Véritable « agent de civilisation », la communication l'est ; et ceci est plus manifeste aujourd'hui encore, avec les progrès effectués avec une rapidité remarquable, dans ce domaine. Elle favorise la rencontre entre les diverses cultures, pallier qui doit mener, et mène effectivement à la civilisation de l'universel, synonyme de dialogue, de compréhension et de tolérance entre les différents peuples du monde. Les moyens de communication sont en cela des moyens également d'éducation, éducation des masses qui va dans le sens de les éclairer sur certains problèmes dont le caractère technique, par exemple, ne leur permet pas d'en avoir une compréhension adéquate. En effet, opiner c'est juger. Or ce n'est qu'en fonction de son niveau de conscience et de connaissance par rapport à un objet que l'homme, le citoyen formule des jugements ; et c'est selon ces jugements que les citoyens vont adopter une attitude donnée par rapport à cet objet. Ici s'éclaire un peu la raison pour laquelle la foule a toujours suscité une crainte, voire une haine de la part des politiques. « L'opinion, écrit Alain, est chose fermée, muette, secrète, obstinée. A qui la faute ? Il faut instruire ; et Marc Aurèle a dit là dessus le dernier mot : « Instruis-les, si tu peux ; si tu ne peux pas les instruire, supporte-les »40(*) Si l'opinion n'est pas clairement informée de ce qui se passe, elle se laisse, en général, convaincre par la rumeur, l'émotion etc., et devient ainsi une proie facile pour toute sorte de propagande.

    Les médias jouent un rôle crucial dans la formation de l'opinion publique. La télévision, la radio, la presse écrite et aujourd'hui l'Internet, constituent les moyens majeurs par lesquels une grande partie de cette opinion publique règle son comportement aussi bien dans le domaine de la politique que pour ce qui est de la consommation. C'est surtout vrai pour les jeunes, atteints, selon le mot du chanteur, de « syndrome du canapé ». Cela confère, comme nous l'avons déjà dit, une puissance inestimable à ces mass médias. D'où la question : Est-ce que ces derniers pourront, pour une raison ou une autre, résister à la tentation de se servir de cette masse d'individus, à leur merci, pour faire passer leurs intérêts crypto-personnels ? La question semble mal posée, à moins que l'on ne confonde l'instrument et celui qui le manie. Les médias ont tous pour objectif, du moins dans leur principe, d'informer objectivement le citoyen de ce qui se passe ; cela se lit à travers leur devise. Seulement, ce sont des hommes qui manient ces instruments, et, en général, on trouve derrière ces médias de grands groupes industriels, des entreprises, des partis politiques etc. Soumis à la pression de ceux-ci, est-ce que les médias ne pourraient pas être portés à se défaire de leur vocation principale qui est d'informer juste et vrai, pour finalement servir de moyens de propagande à ces derniers ? Ajouté à cela, nous pouvons évoquer l'appât du gain, les risques de corruption, l'argent facile, les chantages que peuvent éventuellement subir les journalistes, mais aussi la loi du marché qui valorise l'efficacité en termes de rentrées de fonds au détriment de la scientificité(l'audimat, le volume de tirage...).

    Le terme mass média s'origine de l'expression anglo-latine mass média qui signifie moyen de communication de masse et désigne la totalité de la télévision, de la radio, de la presse écrite, bref de la presse écrite et audiovisuelle à diffusion massive. Les médias obéissent dans leur principe à un ensemble de règles et de devoirs auxquels ils sont tenus de se référer dans leur activité d'information. C'est cet ensemble de règles et de devoirs que l'on désigne sur le nom de déontologie. Tous les corps de métier ont d'ailleurs une déontologie à laquelle ils sont tenus, pour ne pas agir de façon à occasionner un réel déplaisir au regard des normes établies par la société. Les peuples, aujourd'hui, forment une véritable société mondiale, certes pas régie par un droit, mais ayant tout de même un noeud éthique dont les fibres se constituent de ce qu'il y a de plus fondamental dans la culture humaine. Que ce soit aussi au niveau national ou international, les médias ont un certain nombre de règles et de devoirs professionnels à respecter pour gagner ce qui constitue, à notre avis, leur âme, à savoir la crédibilité aux yeux et aux oreilles des téléspectateurs et des auditeurs. Ces devoirs essentiels des médias dans la quête, l'acquisition, le traitement et la diffusion de l'information sont contenus entre autres dans la Charte de Munich de 1970, encore appelée Charte de déontologie de la presse régionale dont voici quelques extraits. La Charte dispose que le journaliste doit : 1) Respecter la vérité, quelle qu'en puissent être les conséquences pour lui-même [...] ; 2) Défendre la liberté de l'information [...] ; 3) Ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui de publicitaire ou de propagandiste [...] ; 4)Refuser toute pression [...]. Par ailleurs dans tous les Etats, existent des institutions de régulation de l'activité des médias.

    Dans un ouvrage intitulé Les nouveaux chiens de garde publié en 1997, Serge Halimi, journaliste au mensuel Le Monde diplomatique, nous livre le diagnostic qu'il a établi du journaliste en France. Selon ce diagnostic, « (...) coincé entre le propriétaire du journal, son rédacteur en chef, son audimat, sa concurrence et ses complicités croisées, le journaliste n'a plus guère d'autonomie.(...) Révérence face au pouvoir, prudence devant l'argent : cette double dépendance de la presse française crée déjà les conditions d'un pluralisme rabougri. »41(*)(*) Nous pouvons lire à travers ces propos quelques uns des principaux obstacles à un fonctionnement plus ou moins objectif des médias, des obstacles que l'on peut parfaitement mettre sur le compte de l'économisme qui a gagné tous les domaines d'activité de l'homme. Comme avec les autres domaines, l'affairisme a fini de grever le traitement et la diffusion de l'information. Cette situation a, selon Halimi, donné naissance à un journalisme de marché qui ne se préoccupe plus que de l'audimat et du volume de tirage, ce que cela peut lui rapporter, et dont l'essence est la rentabilité. Elle a également transformé le journaliste « en machine de propagande de la pensée du marché ». Ainsi, la presse depuis toujours considérée comme le quatrième pouvoir du fait de son attitude critique vis à vis de l'action des politiques, mais aussi en raison de son rôle de formatrice de l'opinion publique par une information plus approchante de la vérité et de l'objectivité que d'autre chose - condition nécessaire pour l'exercice de la démocratie -, demeure aujourd'hui dominée, toujours selon Halimi, par un journalisme de révérence, par des groupes industriels et financiers, par une pensée de marché, par des réseaux de connivences... Finalement, « un petit groupe de journalistes omniprésents - et dont le pouvoir est conforté par la loi du silence - impose sa définition de l'information - marchandise à une profession de plus en plus fragilisée par la crainte du chômage. Ces appariteurs de l'ordre, dit Halimi, sont les nouveaux chiens de garde de notre système économique. »42(*)

    La question qui surgit aussitôt, après la lecture des quelques extraits de ce livre, c'est comment dans le cadre de ce journalisme mercantiliste et guère autonome, ne pas penser à une éventuelle manipulation de l'opinion publique à des fins de profit ? Coincé entre le propriétaire du journal, son rédacteur en chef, son audimat, la concurrence et les complicités croisées, est-ce que le journaliste peut ne pas fouler au pied les dispositions du code de déontologie qui régit l'exercice de sa profession ?

    Au final, tout cela nous conduit tout droit vers des médias qui, pour augmenter la taille de leur audimat et ainsi faire des profits, verse dans le sensationnalisme, par exemple, qui consiste à mettre entre parenthèse l'objectivité qui, même si elle est irréalisable, doit rester l'idée régulatrice de l'activité du journaliste. Par la manière suggestive de diffuser l'information, les titres à la une, le vocabulaire, les photos et le ton employé, certains médias utilisent les émotions du public pour parvenir à leurs objectifs propagandistes.

    Dans le point précédent, il était question de la propagande menée par les politiques envers l'opinion publique. Eh bien c'est le cas justement de noter que l'un des moyens les plus utilisés par ces derniers se trouve être les médias. En effet c'est par leur canal que ces politiques mènent des campagnes de désinformation visant à anesthésier l'opinion ou à la garder divisée sur sa conception de réalité. Et cela fonctionne bien en général à cause de la dépendance de l'opinion publique par rapport à ces médias, qui fait que ceux-ci peuvent incruster n'importe quelle idée dans le psychisme de n'importe quel individu.

    Les médias peuvent toutefois s'adonner à la désinformation involontairement, sans en être conscients. C'est ce qui arrive lorsque les politiques ou les groupes industriels ou financiers parviennent à leur faire relayer des informations qui, à vrai dire, n'en sont pas, et dont le but caché est de berner l'opinion, de la manipuler pour des intérêts divers. Nous l'avons dit plus haut avec Brzezinski, l'histoire est devenue compressée, les événements se succèdent à une vitesse vertigineuse propre à donner tournis aux médias qui, obnubilées par la recherche de scoops, et désireux de détenir l'exclusivité quant à la diffusion d'une information, n'arrivent plus, sinon difficilement, à avoir cette dose de lucidité que seul permet un recul critique, et qui est seule à pouvoir les immuniser contre l'intoxication. Ajoutons à ce tableau l'incompétence dont parfois font montre les journalistes et qui est pour les exposer à cette manipulations dont nous venons de parler. Dans tous les cas, c'est l'opinion publique qui en pâtit car, même si les médias peuvent voir leur réputation affectée dans les cas où ils sont eux-mêmes victimes de la propagande - ce qui ne peut manquer d'avoir un impact sans doute négatif sur leurs rentrées financières -, celle-ci, atteignant l'opinion par leur canal, peut encore causer beaucoup de souffrances et douleurs. Et le temps que les médias mettrons pour débusquer la vérité des faits et la transmettre à l'opinion, celle-ci se trouve déjà prise dans les mailles de ceux qui ont fomenté cette campagne de désinformation et qui, acquérant une légitimité par le fait que l'opinion publique, si ce n'est dans son entièreté, du moins dans sa majorité, leur est acquise, font passer leur dessein sans accros. Généralement, cela s'accompagne de situations dramatiques dont les membres de l'opinion publique sont les premières et les principales victimes.

    L'avènement de l'Internet, malgré l'enthousiasme que ce dernier soulève, du fait des facilités qu'il apporte par rapport à l'accès à une information diversifiée, n'est pas pour arranger les choses. En effet, en l'absence de toute réglementation régissant l'utilisation et la publication d'informations via ce médium, il devient très difficile, voire quasi impossible de vérifier l'authenticité de celles-ci. Aujourd'hui c'est surtout sur Internet que la « guerre des informations », c'est à dire la propagande et la contre-propagande, fait rage. Et ce qu'il y a d'ironique dans cet état de choses, c'est le fait que ceux-là qui ont conçu ce médium, c'est à dire les pays occidentaux, ne sont guère les seuls à pouvoir s'en servir. Leurs adversaires également l'utilisent aux mêmes fins. C'est d'ailleurs le constat fait par Huntington : « Même les anti-occidentaux et les extrémistes de la revitalisation des cultures indigènes n'hésitent pas à utiliser les techniques modernes du courrier électronique, des cassettes et de la télévision pour promouvoir leur cause »43(*)

    Voilà la situation inconfortable dans laquelle se trouve l'opinion publique, prise dans l'étau de la propagande des politiques et celle des médias. Dans cet contexte, elle n'a que les mains trop liées pour bouger dans le sens de se mobiliser pour la réalisation d'idéaux tels que la paix perpétuelle, l'égalité, la liberté, le bonheur...

    CONCLUSION

    Malgré les progrès significatifs accomplis par l'humanité dans tous ses domaines d'activité, le monde continue encore aujourd'hui d'être caractérisé par les inégalités, l'exploitation d'une majorité de personnes par une minorité, les conflits géopolitiques, les conflits latents ou réels entre cultures et civilisations différentes, l'effritement du critère éthique qui, en principe, doit servir de référence à l'action humaine sous toutes ses coutures etc. Des caractéristiques qui, en fin de compte, mettent l'humanité hors du chemin qui mène à la paix durable. On peut sans risque d'errer parler avec Raymond Aron des « désillusions du progrès ».

    Ce que l'on qualifie de vieux problème de l'humanité, la guerre, continue aujourd'hui encore de poser un problème ; et ce, nonobstant tous les efforts et tous les rêves mobilisés dans le but de la voir définitivement éradiquée. Les progrès effectués, notamment dans le domaine de la techno science, sont tels que, les moyens dont dispose l'humanité pour vivre heureux, libérée de sa servitude vis à vis de la nature, sont énormes. C'est là ce que l'humanité a toujours espéré, dans le progrès ; le progrès n'est jamais une fin en soi, mais un moyen ; le moyen, comme nous l'avons déjà dit, idéal pour se doter de commodités nécessaires à une existence heureuse et paisible. En voyant le contraste entre les capacités dont dispose l'humanité pour faire le bien et la quantité de maux qu'il y a dans le monde, on ne peut évoquer le progrès sans parler des désillusions qu'il a engendrées.

    Sur le plan politique, c'est presque le statu quo. Les relations internationales restent dominées par la « dialectique de l'ami et de l'ennemi » ; les Etats continuent de s'affronter pour des raisons géostratégiques et géopolitiques. Et en dépit des traités et des organisations internationaux, ceux-ci, brandissant l'argument de la souveraineté inviolable demeurent encore dans un état de conflit ouvert ou latent. Au plan intérieur, on a pensé qu'avec la faillite du communisme, nous allions assister à l'universalisation de la démocratie, préalable à un contrôle total sur les relations inter-étatiques. Eh bien, avec l'accueil réservé à ce modèle politique dans certaines parties du monde, ainsi que le dépérissement qu'il souffre au niveau de son épicentre, il ne serait pas exagéré d'affirmer que le monde est toujours « out of control » comme l'a si bien vu Brzezinski.

    Dans une toute autre perspective, mais toujours par rapport au même objet, nous sommes aujourd'hui confrontés non seulement à la menace, mais aussi, et surtout, à la réalité d'un conflit inter-civlisationnel. Nous avons pu constater au cour de notre réflexion sur le choc des civilisations théorisé par Huntington dans l'ouvrage qui porte ce nom que la conflictualité, en raison de la forme sous laquelle elle existe aujourd'hui, selon ce dernier, mais aussi en raison surtout de la base sur laquelle elle s'établit, revêt un caractère vraiment mondial. Chacun ayant une identité, donc une culture et par conséquent appartenant à une civilisation, tout le monde est au plus profond de lui-même concerné par ce conflit.

    Sur le plan économique, on est pas mieux lotis. En effet, outre le libéralisme sauvage fondé sur une confiance aveugle dans la capacité du marché à s'autoréguler, ce qui entraîne des dysfonctionnements, avec des conséquences désastreuses du point de vue moral et humain, dans les mécanismes de ce secteur du marché et même en dehors de ce secteur, on a vu dans la première partie de ce travail la nouvelle forme, économique, que revêtent les conflits internationaux, surtout ceux qui opposent les pays avancés.

    Après avoir montré la situation explosive dans laquelle la dialectique de ces trois logiques, politique, civilisationnel, et économique met l'humanité, nous nous sommes essayés à montrer en quoi il est nécessaire que l'opinion publique internationale se mobilise pour parer aux conséquences que peut générer cette situation, pour l'humanité dans son entièreté. Dans ce cadre, nous avons d'abord exposé quelques conceptions qui ont été développées par rapport à cette notion d'opinion publique, pour voir quelle est sa nature et ses traits de caractère.

    L'opinion publique, c'est le constat auquel nous sommes parvenus, constitue une véritable force de pression, capable de jouer le rôle de contrepoids à l'action des politiques. Mais ensuite, nous avons été obligés de reconnaître quelques unes de ses faiblesses dont sa suggestibilité qui en fait une proie presque facile pour la propagande des politiques et aussi celles des médias. Manipulée constamment par les hommes politiques à des fins électoralistes ou autres, par les médias aussi bourreaux, parfois aussi « victimes coupables », l'opinion publique peine et tarde à se doter d'une maturité du jugement propre à lui permettre un jugement lucide, au moment opportun, et alors se mobiliser en vue d'analyser et de contribuer à la résolution des problèmes.

    Mais pour ce faire, l'opinion a certainement besoin d'être formée et éclairée. D'où est-ce qu'elle peut obtenir cette formation et cet éclairage ? Nous répondrons des médias.

    L'opinion a vraiment besoin d'être éclairée ; le cas échéant, seulement alors elle pourra transcender le conflit dont elle est le lieu d'expression, « entre patriotisme et cosmopolitisme »44(*), et, du coup, préférer et promouvoir le dernier terme du conflit. Seul ce cosmopolitisme est à même de lui permettre une mobilisation transnationale. Opinions publiques de tous les pays, mobilisez-vous !

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    * 1 Zbiniew Brzezinski, Out of control, Global Turmoil on the Eve of the Twenty-First Century, Maxwell Macmillan international, Introduction, p. xiv.

    * 2 Op.cit, p. ix.

    * 3 Cité par A. Mattelard, La mondialisation de la communication, Que sais-je ?, PUF,1996, p. 3.

    * 4 GEMDEV, Groupe mondialisation, Mondialisation, Les mots et les choses, Karthala, 1999, p. 82

    * 5 J. M. Keynes, J. Bainville, Les conséquences économiques de la paix, Les conséquences politiques de la paix, trad. David Todd, Tel, Gallimard, 2002, p. 301.

    * 6 Développée par Francis Fukuyama dans La fin de l'Histoire et le dernier Homme,

    * 7 Michael Doyle,  «Kant, liberal legacies and foreign policy», Philosophy and public affairs, I et II, 1983.

    * 8 Emmanuel Todd, Après l'empire, Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2002, p. 21.

    * 9 Ibid., p.31.

    * 10 Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique, Gallimard, 1952, p. 451.

    * 11 Ibid., p. 451.

    * 12 Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997, p. 29.

    * 13 Michael Dibdin, Dead Lagoon, in Samuel P. Huntington, op.cit., p. 16.

    * 14 S. P. Huntington, op.cit, pp.177-178.

    * 15 Haut fonctionnaire à Paris.

    * 16 Sri Lanka, Irak, Tchétchénie, Israël..., Aux origines des attentats-suicides, Le Monde diplomatique, N°603, Juin 2004, p.14.

    * 17 Fils aîné de Isaac qui accepta de vendre son droit d'aînesse à son frère Jacob pour une soupe de lentilles, Genèse, 25, 27 et suivant.

    * 18 Etienne Mantoux, La paix calomniée, 1946, Annexes de J.M.Keynes, J.Bainville, Les conséquences économiques de la paix, Les conséquences politiques de la paix, Tel, Gallimard, 2002, p.472.

    * 19 Pascal Lorot, François Thual, La géopolitique, Montchrestien, 2e éd., p.116.

    * 20 Edward Luttwak, Le rêve américain en danger, Odile Jacob, 1995.

    * 21 E. Luttwak, op.cit, in La géopolitique, op.cit, pp.116-117.

    * 22 George Soros, La crise du capitalisme mondiale, l'intégrisme des marchés, Plon, 1998, p. 17.

    * 23 Ibid., p. 21.

    * 24 Julien Freund, L'essence du politique, Paris, Sirey, 1965, p. 474.

    * 25 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Leçons sur la philosophie de l'Histoire, vol I, trad. Gibelin, Vrin, p. 46.

    * 26 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895, Félix Alcan, in Dominique Colas, La pensée politique, Textes essentiels, Larousse, 1992, p.549.

    * 27 Op.cit., p547.

    * 28 Gabriel Tarde, L'opinion et la foule, P.U.F., 1989.

    * 29 Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique, Tel, Gallimard, 1952, p. 150

    * 30 Op.cit, pp. 149-150.

    * 31 A. Mattelard, op.cit. pp. 77-78.

    * 32 Z. Brzezinski, op.cit., p.50.

    * Pays Moins Avancés.

    * 33 Raymond Aron, Paix et Guerres entre les nations, Paris, pp. 768-769.

    * 34 Jurgen Habermas, L'espace public, Payot, 1992, p. 247.

    * 35 Alain, Propos, coll. de la Pléiade, Gallimard.

    * 36 A. Mattelard, op.cit., p. 42.

    * 37 S. Tchakhotine, op.cit., p. 140.

    * 38 Ecclésiaste, 9, 10, 8, 9.

    * 39 A. Mattelard, op.cit, p. 35.

    * 40 Alain, op.cit.,

    * 41 Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Liber, 1997.

    * http:// www.mapage.noos.fr/moulinhg

    * 42 Op.cit.,

    * 43 S. P. Huntington, op.cit., p.103.

    * 44 Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique, Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, p.624.






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