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Les enfants en situation de rue du Sénégal. L'identité et la socialisation dans le processus de sortie de la rue

( Télécharger le fichier original )
par Corentin SIROU
Université Lumière Lyon 2 (ISPEF) - Master 1 sciences de l'éducation 2011
  

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    Université Lumière Lyon 2
    Institut des Sciences et Pratiques de l'Éducation et de le Formation
    Année universitaire 2010-2011

    Les enfants en situation de rue du Sénégal

    L'identité et la socialisation dans le processus de sortie de la rue

    Mémoire de Master 1 Sciences de l'éducation
    présenté par Corentin SIROU
    Sous la direction de Denis Poizat

    REMERCIEMENTS

    Mes remerciements vont d'abord à monsieur Denis Poizat, pour ses encouragements et ses remarques constructives.

    Je tiens également à adresser mes remerciements à mes amis et ma famille pour leurs encouragements.

    Je souhaite également porter une attention particulière à l'équipe éducative du centre. Qu'elle soit vivement remerciée pour son accueil, sa sympathie et son travail auprès des enfants.

    TABLE DES MATIÈRES

    Remerciements 2

    Table des matières 3

    Indexe des tables et illustrations 5

    Introduction 6

    Première partie : État des savoirs 8

    Chapitre 1 : De quoi parle-t-on ? 8

    1.1. Débats sur les appellations et les définitions 8

    1.2. Enfance et adolescence 10

    1.3. Les enfants des rues à travers le monde 13

    1.4. Des outils théoriques 14

    Chapitre 2 : Le contexte sénégalais 18

    2.1. Le développement économique 18

    2.2. Population et mutations familiales 20

    2.3. La scolarisation et le travail des enfants 23

    2.4. L'islam et l'enseignement coranique 24

    Chapitre 3 : Les enfants en situation de rue au Sénégal 31

    3.1. Qui sont-ils ? 31

    3.2. Arrivée dans la rue 33

    3.3. Dans la rue : conditions de vie, activités et sociabilités 35

    Chapitre 4 : Problématique et questions de recherche 37

    4.1. La socialisation et l'identité 38

    4.2. Problématique de recherche 44

    4.3. Questions de recherche 44

    Deuxième partie : Méthodes et résultats 46

    Chapitre 1 : Terrain et méthodes d'enquête 46

    1.1. Terrain d'étude 46

    1.2. Méthodes d'enquête 47

    1.3. Méthodes d'analyse des résultats 51

    Chapitre 2 : Présentation des résultats 54

    2.1. Tableau synthétique 54

    2.2. Données significatives 55

    Troisième partie : Discussion 57

    Chapitre 1 : Analyse des résultats 57

    1.1. Les relations entre pairs : freins et accélérateurs de la carrière 57

    1.2. L'identité, marqueur du refus de la rue 63

    1.3. Les rôles des adultes 67

    1.4. Remarques sur la carrière 70

    Chapitre 2 : Retour sur la problématique 72

    2.1. Réponse aux questions de recherches 72

    2.2. Réponse générale à la problématique 74

    Chapitre 3 : Regard critique et ouvertures 74

    3.1. Sur la méthode 74

    3.2. Pistes d'ouvertures 76

    Conclusion 79

    Bibliographie 81

    Annexes 84

    INDEXE DES TABLES ET ILLUSTRATIONS

    Index des illustrations

    Illustration 1: Le système "enfant-rue" 12

    Index des tables

    Tableau 1: Concordance entre la socialisation et la personnalisation selon Pierre Tap 36

    Tableau 2: Aperçu des entretiens réalisés 47

    Tableau 3: Définition des variables pour l'analyse des entretiens 49

    Tableau 4: Nombre d'occurrences des variables 52

    INTRODUCTION

    Dans le cadre de notre première année de master, nous avons eu l'occasion de partir en voyage d'étude à Saint-Louis, au Sénégal. Travaillant dans l'animation depuis de nombreuses années, nous nous avons naturellement été attiré par l'enfance pour notre travail de mémoire. Lors de notre année de licence, nous avons réalisé un dossier sur les mineurs isolés étrangers, et suivi un cours traitant de la coopération internationale en éducation, dans lequel nous avons abordé la question des enfants en situation de rue. Nous avons donc à plusieurs reprises abordé les problèmes liés à l'enfance en situation difficile. C'est finalement à la suite de quelques lectures sur le sujet (Daniel Stoeklin, Bernard Pirot, etc) que nous avons choisi d'orienter notre travail sur les enfants en situation de rue. A partir de là, des questions se sont bousculées : Quelle est la situation de ces enfants au Sénégal ? À Saint-louis en particulier ? Quels sont leurs parcours ?

    Le terme enfant en situation de rue n'est pas neutre. Il est le fruit d'un long débat : quelle appellation et définition doit-on donner à cette population aux aspects si hétérogènes, aux frontières floues et mouvantes ? Nous avons donc retenu ce terme enfant en situation de rue, ce qui suppose, nous le verrons, de donner la parole à l'enfant. C'est un choix méthodologique : celui d'une approche qualitative. Une place centrale sera donc accordée aux entretiens. Notre attention a aussi été retenue par la lecture des travaux de Riccardo Lucchini, qui a développé deux outils théoriques en particulier, sur lesquels nous nous appuyons : le « système enfant-rue » et la carrière. Cette dernière va notamment nous servir à comprendre la place qu'occupe l'enfant dans la rue.

    Nous avons ensuite chercher à comprendre le contexte dans lequel se trouve ces enfants. C'est donc d'abord à travers l'évolution économique du pays, d'une planification interne après l'indépendance, jusqu'à l'ouverture à la mondialisation et aux conséquences des P.A.S. des années 1990. Les flux de migrations, provoqués en partie par les sécheresses et les difficultés du monde rurales, sont une cause d'une urbanisation galopante. Nous aborderons également les difficultés de scolarisation et la question du travail des enfants. Nous tenterons enfin de comprendre la place prédominante qu'occupe au Sénégal l'Islam et l'enseignement coranique.

    Ce sont en effet les talibés mendiants qui constituent la majeur partie de la population des enfants en situation de rue. Certains de ces apprentis dans des écoles coraniques se retrouvent, par contrainte ou par nécessité, à mendier ou travailler dans la rue, aux côtés d'autres enfants et adolescents en rupture, d'adultes mendiants ou en situation de handicap, etc. Cette population est donc extrêmement hétérogène, et les conditions d'arrivée, ainsi que la manière dont ils vont vivre la

    rue (donc leurs carrières) sont très diverses. Néanmoins, il est possible de repérer quelques régularités, en terme de sociabilité, d'activités, etc. Mais quels éléments prédominent alors dans ces parcours ? Et aussi, qu'est-ce qui lie l'enfant à la rue ? Qu'est-ce qui l'empêche donc de la quitter ? Ces questions trouvent difficilement réponse dans le corpus concernant les enfants en situation de rue au Sénégal. Ce dernier est principalement dominé par des écrits de sources associatives, et dont l'objectif, au delà de celui d'informer, et de dénoncer et militer (c'est une intention louable et nécessaire, mais qui a certaines limites). Ces études se centrent principalement sur les conditions de vie des enfants. A partir de là, nous nous sommes intéressés à la sortie de la rue. Nous avons cherché à comprendre comment s'opère ce passage de la rue vers l'après rue. Quels éléments vont déclencher ou influer vers la fin de la carrière de l'enfant ? Nous avons cherché à voir plus particulièrement comme l'identité et la socialisation influent sur la sortie de la rue chez ces enfants ? C'est notamment à l'aide de repère comme de l'image de soi, comme l'intégration dans des réseaux ou des groupes, et comme l'identification aux représentations et valeurs sociales que nous avons tenté de répondre à cette problématique.

    Pour ce faire, dans une première partie, nous restituerons les débats soulevés par le concept d'enfant des rues ainsi que les outils théoriques à notre disposition. Nous chercherons également a brosser un portrait (non exhaustif) du contexte sénégalais, nécessaire à la compréhension du phénomène qui nous occupe. De ce travail va découler notre problématique : comprendre comment l'identité et la socialisation influe sur la sortie de la rue. Dans une deuxième partie, nous présenterons la méthodologie employée pour répondre à cette question. Elle est principalement basée sur des entretiens avec les enfants et adolescents sortis de la rue. Ils sont complétés par l'étude des dossiers individuels de certains enfants, disponibles au centre auprès duquel nous avons enquêté. C'est dans l'analyse de ces sources que nous tenterons de répondre à nos questions.

    PREMIÈRE PARTIE : ÉTAT DES SAVOIRS

    Chapitre 1 : De quoi parle-t-on ?

    1.1. Débats sur les appellations et les définitions

    Qu'appelons-nous enfants des rues ou enfants dans la rue ? Qu'est-ce que la rue précisément ? Quelle définition adopter ? Les termes utilisés pour nommer ces enfants, ainsi que les définitions qui s'y rattachent, soulèvent un certain nombre de questions. Travailler sur cet objet nécessite de le définir clairement. La notion même d'enfant des rues (ou enfants de la rue) est remise en question, et parfois, l'idée même d'une définition est contestée.

    Tout d'abord, la notion d'« enfant des rues » semble inadéquat car réductrice dans la mesure où elle lie l'enfant à la rue, comme si ce dernier y était né et allait y passer toute sa vie. Or la présence de l'enfant dans la rue n'est pas définitive, et se trouve être à géométrie variable selon les parcours de chaque enfant. Certains n'y resteront que quelques mois, et d'autres vont y vivre durant plusieurs années. Définir l'enfant par rapport à un territoire (la rue) nous semble insuffisant pour comprendre la complexité de sa situation, même s'il est évident que la rue joue un rôle central dans le parcours de ce dernier, surtout au moment où l'enfant la fréquente.

    D'autre part, ainsi nommé, l'enfant de la rue est présenté comme un objet, définit par rapport à un autre objet, la rue. Il n'est donc pas considéré comme un sujet à part entière, étant capable d'avoir une opinion sur la rue, d'avoir sa propre manière d'appréhender la rue, d'avoir un regard sur sa propre situation, mais comme un objet soumis à des contraintes externes qui vont le déterminer totalement. C'est cette perception déterministe de l'enfant, vue comme une victime, comme le produit de facteurs externes, que l'on retrouve parfois dans différents discours d'associations ou d'institutions nationales et internationales. Antonella Invernizzi note que ce sont ces types de représentations d'enfants forcés ou d'enfants victimes qui sont les plus communément admises et véhiculées dans les médias. Si elle analyse les discours portant sur le travail des enfants, le parallèle peut être fait avec les discours sur les enfants des rues1. Ainsi, elle prévient que « l'image d'un enfant victime de son travail fonctionne comme un véritable paradigme de recherche et d'intervention »2. Donc, le vocabulaire employé, le discours qu'il véhicule, et donc, les

    1 Voir Riccardo Lucchini, L'enfant de la rue: réalité complexe et discours réducteurs, Déviance et société, 1998 - Vol. 22 - N°4, p. 347-366

    2 Antonella Invernizzi, Des enfants libérés de l'exploitation ou des enfants travailleurs doublement discriminés ?. Positions et oppositions sur le travail des enfants, Déviance et Société 2003/4, 27, p. 460

    représentations associées aux enfants ont un impact significatif sur l'approche et les actions menées auprès de ces même enfants.

    La notion de rue soulève elle aussi quelques questions. D'abord, il n'y a pas une rue, mais des rues. La rue n'est pas un espace homogène. Les enfants fréquentent différents espaces à différents moments de la journée. Il y a des espaces plutôt attractifs, riches en opportunités (centre-ville, gare routière...), des espaces plutôt dédiés aux repos, d'autres à la drogue...3 D'une part, d'après Marie Morelle, ces espaces doivent être abordés sous un angle temporel plutôt que spatial. En effet, les enfants « s'alignent d'avantage sur les potentiels de la ville, épousant ses rythmes »4. D'autre part, les frontières entre espace privé et espace public sont parfois difficiles à définir clairement. Par exemple, il arrive fréquemment qu'en Afrique, l'espace privé déborde sur l'espace publique (gargotes, étals de magasins, veillées mortuaires etc)5.

    Le terme enfant en situation difficile fait parfois son apparition, mais sans jamais s'imposer. Ce terme étant en effet trop vague car ne reflète pas la particularité des enfants présents dans la rue. Il est en effet source de malentendus et d'amalgames car on mélange sous cette désignation un public très différent, et donc avec certaines problématiques qui ne sont pas du tout en lien avec la rue. Cette remarque nous permet de tempérer un peu nos propos. S'il est vrai que des dénominations comme celle d'enfant des rues peuvent avoir comme effet, dans nos représentations, de lier de manière définitive et totale l'enfant et la rue, ou dit autrement, de ne définir l'enfant que par sa présence dans la rue, il ne faut pas basculer d'un extrême à l'autre, et passer sous silence la rue et son influence. Alors comment passer d'un terme qui apparaît réducteur à un terme - et donc à une définition - ne comportant ou n'induisant pas, ou le moins possible, de représentations hâtives et définitives sur les enfants des rues ?

    L'institut international des Droits de l'Enfant, en retraçant l'histoire des définitions se rapportant de près ou de loin aux enfants des rues relève d'abord la différenciation entre enfant dans la rue et enfant de la rue. Les premiers seraient des enfants travaillant ou traînant dans la rue, mais rentrant chez eux le soir, alors que les seconds seraient totalement livrés à eux-même, et auraient la rue comme seule lieu de vie6. Mais ces catégories, si elles permettent une lecture plus précise de ce public ne tiennent pas compte de ce que représente la rue pour l'enfant. Ainsi, il est préférable d'utiliser le terme enfants en situation de rue, « ceci afin de souligner que le problème n'est pas

    3 Voir notamment l'étude de Marie Morelle (Marie Morelle, la rue des enfants, les enfants des rues, Paris, CNRS Editions, 2007), qui, par une approche géographique s'attache aux espaces qui composent la rue et la manière dont les enfants les utilisent et les fréquentent.

    4 Marie Morelle, ibid, p. 125

    5 Ibid, p. 114

    6 Les enfants en situation de rue, Institut international des Droits de l'Enfant, 2008, p. 4 http://www.childsrights.org/html/documents/themes/Topic_ESR.pdf

    situé simplement chez les enfants mais dans les situations à travers lesquelles des enfants se retrouvent dans la rue . [...] Les enfants en situation de rue sont ceux pour qui la rue est devenue une considération majeure »7. Ainsi, cette définition nous pousse à l'écoute de l'enfant et à voir à quel point et comment la rue est devenue importante ou prédominante pour lui.

    1.2. Enfance et adolescence

    Nous parlons ici d'enfants en situation de rue. Il nous faut donc éclairer la notion d'enfance. L'âge peut-il servir de critère pour délimiter ce passage de la vie ? Comment peut-on définir précisément ce qu'est un enfant ? Quelle est la limite entre un enfant et un adolescent ?

    L'âge peut apparaître comme un critère important, notamment du point de vue juridique, mais dans certaines cultures, les représentations de l'enfance débordent souvent la simple borne de la majorité. Si, d'après plusieurs études à travers le monde, beaucoup d'enfants en situation de rue ont moins de quinze ans, il en est certains qui dépassent la limite de la majorité. Il est important, pour prendre en compte l'intégralité de cette population, de faire attention, à travers la notion d'enfant, de ne pas se fixer sur cette limite mineur/majeur. On peut ainsi espérer toucher le phénomène plus largement, même si, encore une fois, il regroupe avant tout des personnes en dessous de cet âge. Il faut néanmoins rappeler que cette limite juridique peut prendre toute son importance lorsque l'on s'intéresse à la prise en charge de cette population. En effet, le changement juridique du passage à la majorité peut entraîner des modes de prise en charge différents. Par exemple, en France, le statut juridique des mineurs isolés étrangers (M.I.E.) varie du tout au tout à l'atteinte de la majorité, avec des conséquences importante sur l'avenir de la personne. En effet, ils ne bénéficient plus de l'aide à l'enfance, et pour beaucoup, deviennent des « majeurs expulsables »8. Cette limite purement juridique rencontre un problème lorsqu'elle est en face des réalités de certains pays. On observe en effet que « dans de nombreuses sociétés de pays en développement où l'état civil n'est pas rigoureusement appliqué, les personnes ne connaissent pas leur âge et la notion de tranche d'âge n'est pas comparable à celle qu'en ont les médecins ou les juristes »9. Ainsi, par endroit, des personnes naissent, vivent et meurent sans exister administrativement parlant. Aussi, les représentations liés à l'enfance dépassent parfois cette limite. Cette catégorie se définit différemment d'une société ou d'une culture à une autre. Ainsi, le passage vers la catégorie d'adulte peut être marqué par un rituel, ou s'obtient du fait de son l'indépendance financière vis à vis des

    7 Ibid, p. 5

    8 La régularisation n'est pas automatique et est soumise à un certain nombre de contraintes (comme par exemple la durée de séjour en France avant la majorité). Voir l'article de Hugo Lindenberg, « Le mineur étranger, un majeur expulsable », Libération, 01/03/2005 et le site http://www.infomie.net

    9 Bonnet Doris, La construction sociale de l'enfance : une variété de normes et de contextes, Informations sociales n° 160, p. 13

    parents, donc à des ages variables. « L'enfant occupe une place en tant que catégorie sociale, non seulement selon les milieux socioprofessionnels, mais aussi selon le monde social qui l'entoure et selon l'histoire du développement socio-économique et politique des pays où il vit, au Nord comme au Sud »10. Dès lors, comment peut-on définir de façon plus précise ce qu'est un enfant ?

    La psychologie du développement nous apporte une réponse claire. D'abord, le mot enfant vient de infans, « celui qui ne parle pas bien, qui n'est pas éloquent », ou aussi, « celui qui ne parle pas encore ». L'enfance est l'étape se situant entre l'âge de 2 ans et 12 à 13 ans11. Il suit ainsi l'étape du nourrisson, ou du bébé, et précède l'adolescence. Selon Henry Wallon12, l'enfant traverse deux stades différents : le stade du personnalisme (3-6 ans) et le stade catégorielle (6-11 ans). La théorie de Wallon est basée sur le fait que les enfants traversent des stades successivement centripètes (tourné vers l'enfant lui-même) et centrifuges (tourné vers l'extérieur, les autres) depuis le stade intra-utérin jusque l'âge adulte. Le stade du personnalisme (centripète) est marqué par le développement de la personnalité de l'enfant et l'affirmation du moi, même si ces éléments restent précaires et inachevés. Ce stade se décompose en trois périodes (d'opposition, de séduction puis d'imitation) : dès trois ans, l'indépendance du moi se construit à partir d'un conflit, à l'opposition à l'adulte pour affirmer sa personnalité ; vers quatre ans apparaît une période narcissique, où la personnalité se construit dans la séduction ; ensuite, vers cinq-six ans intervient la différenciation entre le moi-autrui. Le stade catégoriel (centrifuge) est celui de la socialisation élémentaire, de l'apprentissage de la lecture et des chiffres. A cet âge l'enfant manifeste un intérêt pour la tâche en particulier dans les exercices scolaires (comparer les choses, les mesurer, les assembler, etc.). Au point de vue social apparaît la camaraderie, dans la collaboration des tâches et le sentiment d'égalitarisme par l'échange des rôles dans le jeux. D'après Freud, le développement affectif de l'enfant traverse deux stades. Le stade phallique, de 3 à 6 ans, où les plaisirs ont pour origine le sexe de l'enfant. C'est à ce stade qu'apparaît le complexe d'Oedipe (sentiment d'attachement au parent de sexe opposé, et de répulsion du parent du même sexe). Ensuite, la période de latence, de 6 à 12 ans, voit ce complexe décliner (il sera réactivé à l'adolescence), et l'énergie de la sexualité dirigée vers d'autres fins. La disparition du complexe entraîne un attachement au parent du même sexe13. Durant cette période, des phénomènes d'identification aux parents se distinguent : appropriation de traits, attitudes, idéaux, désirs.

    10 Ibid, p. 17

    11 Jacqueline Bideaud, Olivier Houdé, Jean-Louis Pedinielli, L'homme en développement (9ème édition), Paris, PUF, 2002, p. 285

    12 D'après Gora Mbodj, Cours de « Socialisation de l'enfant » de troisième année de licence de sociologie, Université Gaston Berger de Saint-Louis, 2010

    13 Jacqueline Bideaud, Olivier Houdé, Jean-Louis Pedinielli, L'homme en développement (9ème édition), Paris, PUF, 2002, p. 418

    A l'enfance succède l'adolescence. Le mot adolescent vient lui du latin adolescere (« croître »). Le mot puberté vient quant à lui du latin puber (« poil »). La puberté marque le début de l'adolescence14. Chez les garçons, elle se manifeste vers 11 ans, et dès 10 jusqu'à 12 ou 13 ans chez les filles. L'adolescence se décompose en différents stades15 : la pré-adolescence (où réveil pulsionnel sous l'effet de la puberté biologique) ; la première adolescence (où le désinvestissement des objets oedipiens entraîne une modification de l'appareil psychique interne, qui constitue alors une menace pour le mode de fonctionnent psychique interne) ; l'adolescence (avec découverte de l'objet hétérosexuel et investissement d'un nouvel objet, autre que les parents) ; la fin de l'adolescence (avec la consolidation des fonctions du Moi16, structuration des représentation de soi) ; la post-adolescence (l'entrée dans la vie adulte). C'est donc une période de trouble pour les identités antérieures, une période où l'on doit accepter des changement de son corps, et développer une capacité à élaborer son identité personnelle et sexuelle définitive. Il y a donc un rejet, une rupture avec les identifications antérieures, notamment parentaux, qui entraîne une angoisse sur la cohésion de la personne et de l'identité. C'est ce qui entraîne à multiplier les relations objectales pour constituer un socle aux intériorisations et aux identifications ultérieures. A cet égard, l'appartenance à des groupes autonomes (c'est à dire hors des registres parentaux) est formateur pour l'adolescent, et marque donc l'importance des relations entre pairs. Ces relations évoluent significativement durant cette période17. D'abord, entre 11 et 13 ans, elles sont liées à l'existence d'activité commune, et l'identification et le partage fondent les relations. Ensuite, vers 14-16 ans, la confiance réciproque fonde le sentiment d'amitié. Les relations sont passionnelles. A partir de 17 ans, on passe des relations passionnelles à une reconnaissance des différences individuelles, qui deviennent alors sources d'enrichissement. L'adolescence voit donc les relations évoluer, passer de la recherche de traits commun à la recherche de la complémentarité. C'est aussi la période des premiers sentiments amoureux et des possibilités d'accomplissement sexuel. Chez Wallon, l'adolescence correspond au stade pubertaire (centripète), où les transformations à l'oeuvre (physiologies et morphologiques) marquent « l'équilibre antérieur et une sorte de dépaysement qui occasionnent vis-à-vis de soimême et de l'environnement »18. Les ambivalences psychiques (timidité/audace, égoïsme/générosité prononcée, etc) vont permettre progressivement l'adhérence à des idéaux sociaux et culturels.

    14 Ibid, p. 432

    15 Ibid, p. 462

    16 Le Moi est une notion issue de la seconde topic de Freud (ibid, p. 48), avec le ça et le Surmoi. Le Moi est le siège de la conscience, lieux d'expression de l'inconscient (englobe conscient/pré-conscient). Le Ça est le réservoir de l'énergie psychique où s'affronte pulsion de vie et mort. Ce sont des contenus inconscient d'origines divers. Le Surmoi se compose de l'idéal du Moi et d'une instance critique qui juge le Moi, en fonction de l'intériorisation des interdits culturels et sociaux.

    17 Ibid, p.473

    18 Gora Mbodj, op cit

    1.3. Les enfants des rues à travers le monde

    Les enfants en situation de rue sont présents partout à travers le monde. Il n'existe pas de recensement précis de ces enfants, et les chiffres disponibles sont à prendre avec la plus grande précaution. Des chercheurs se sont intéressés à la question, mais avec des approches qualitatives.

    D'abord, les enfants en situation de rue forment une catégorie « molle », ou « flottante ». En effet, cette population est très mobile, ce qui rend son comptage de manière précise impossible. D'autre part, les chiffres varient en fonction de la définition et de la typologie utilisée. En effet, on ne va pas avoir les mêmes chiffres si l'on s'occupe des enfants dans la rue, où des enfants de la rue (nous avons vu la différence qui se trouve derrière ces deux appellations). Ensuite, il faut aussi voir que ces chiffres sont souvent « gonflés », car ils doivent « défendre une cause ». En effet, ces estimations sont en grande partie fournies par des associations locales et par des rapports institutionnels. De ce fait, elles peuvent parfois être utilisées pour attirer l'attention des médias et de la population, ou bien être destinées à faciliter l'obtention de financements, etc. Cette remarque doit être posée en préalable à la lecture des chiffres émanant de la littérature institutionnelle de manière générale, dont il faut prendre et manipuler le contenu avec précaution. Aussi, les chiffres ne peuvent pas rendre compte de l'hétérogénéité de la réalité et de la complexité des différentes situations. C'est dans ce sens que Daniel Stoecklin met en garde contre ce qu'il appelle « l'obnubilation statistique »19. En effet, une lecture quantitative ne doit pas prendre le pas sur une lecture qualitative de la réalité, car la réalité, constituée de relations sociales entre les individus sont des éléments que la statistique ne peut pas prendre en compte. La statistique, sous couvert d'objectivité, devient aussi instrument qui dépossède les enfants de la parole. En effet, « l'obnubilation quantitative, dont l'enjeu est la recherche de légitimité pour intervenir, condamne ainsi souvent le point de vue des acteurs sociaux, les enfants de la rue eux-même, à n'être qu'une « opinion » sur un problème dont la gravité et les solutions proposées pour le résoudre sont définies par d'autres »20.

    Il ne faut pas toutefois balayer toutes les statistiques. Une fois ces mises en garde énoncées, on peut dire que les chiffres que nous avons trouvés dans les différents rapports et sites internet d'organisations restent des indicateurs généraux, même s'ils sont imprécis, sur la situation de ces enfants. Ils donnent ainsi un aperçu d'une situation, de manière chiffrée, sur un territoire donné : pays, ville, quartier... Au niveau mondial, l'Unicef avance le chiffre vague de plusieurs dizaines de millions d'enfants des rues à travers le monde21. On les retrouve dans toutes les grandes villes du

    19 Daniel Stoecklin, Enfants des rues en Chine, Paris, Karthala, 2000, p. 30

    20 Ibid, p. 35

    21 Fonds des Nations Unies pour l'enfance, La situation des enfants dans le monde 2006, UNICEF, New York, 2005, p. 40

    monde : São Paulo, Bombay, Bogota, Phnom Penh , etc. Ils sont également présents, même si moins important en nombre, dans les pays développés, dans des villes comme New-York, Paris, Berlin ou Marseille. D'après les prévisions de l'Unicef et les observations des associations engagées auprès de ces enfants, l'accroissement de la population, l'aggravation de la pauvreté, l'urbanisation grandissante et d'autres facteurs viennent alimenter les cohortes d'enfants de la rue. Une étude dénombre 7200 enfants mendiants dans la région de Dakar, dont 90% de talibés. Human Right Watch avance que 50 000 enfants talibés sont soumis à des conditions qui s'apparentent à de l'esclavage dans les daaras du Sénégal.

    1.4. Des outils théoriques

    Nous avons vu les difficultés que comportait la définition du public que forment les enfants en situation de rue. Ces définitions sont-elles maintenant à même d'aider à notre compréhension des différentes situations ? Si l'adoption d'un vocable approprié, ou du moins épuré le plus possible des stéréotypes qui peuvent l'accompagner, est nécessaire comme préalable, il nous faut désormais nous intéresser aux outils théoriques, qui vont aider à la lecture et à la compréhension des situations concrètes rencontrées.

    Pour cela, nous pouvons nous appuyer en partie sur les travaux de Riccardo Lucchini. Il constate que très souvent, l'enfant en situation de rue est défini selon deux dimensions. D'abord la dimension physique : la durée de la présence de l'enfant dans la rue. Ensuite la dimension sociale : les liens qu'il entretient avec sa famille. Mais cette définition ne permet pas de décrire avec précision l'ensemble des carrières des enfants en situation de rue. Ainsi, pour nous permettre d'affiner la lecture des situations et donc approfondir notre compréhension de ce public, nous pouvons nous appuyer sur le système « enfant-rue »22. Selon lui, la définition bi-dimentionelle des enfants en situation de rue est limitée car elle ne permet pas, ni d'apprécier la diversité psychosociologique de ce public, ni de prendre en compte la complexité de la rue23. Plutôt qu'une définition figée, il propose donc un modèle évolutif24, composé de plusieurs dimensions. Chacune des dimensions, suivant les cas et les contextes, va prendre plus ou moins d'importance et se trouvera plus ou moins liée aux autres :

    22 Riccardo Lucchini, Enfants de la rue. Identité, sociabilité, drogue, Genève, Paris, Droz, 1993, p. 22

    23 Riccardo Lucchini. op cit, 1998, p. 348

    24 Au fil de ses publications (voir R. Lucchini, 1993, 1996, 1998, 2001), l'auteur fera évoluer ce modèle, ajoutant, regroupant, scindant ou retirant des dimensions.

    Socialisation / sous-culture (5)

    Motivation (7)

    Identité (6)

    Illustration 1: Le système "enfant-rue"

    Genre (8)

    (1) Espace / Temps

    (2) Opposition rue / famille

    (3) Sociabilité

    (4) Activité dans la rue

    Les différentes dimensions du système « enfant-rue » définissant ainsi des thématiques regroupant chacune différentes questions.

    1. Espace / temps : présence d'un ou de plusieurs territoires, le départ et l'éloignement avec la famille, la mobilité entre les différents lieux (famille, rue, institutions, etc) ;

    2. Opposition rue / famille : image de la famille idéale, la rue idéalisée ;

    3. Sociabilité : les formes de sociabilité (dyade, triade, groupe, réseau, bande hiérarchisée) des enfants dans la rue ;

    4. Activité dans la rue : diversité et intensité des activités des enfants, contexte dans lesquels elles se déroulent ;

    5. Socialisation / sous-culture : acceptation / initiation dans les groupes, règles de coopération, gestion des conflits ;

    6. Identité : les références de l'enfant, ainsi que l'image de soi, et l'évolution de ces facteurs en fonction du temps et des circonstances ;

    7. Motivation : la rue comme un moyen de résolution des problèmes pour l'enfant,

    8. Genre : différence garçon/fille, modalités d'insertion des filles dans les groupes de garçons, prostitution ;

    Adjacente à ce modèle, la notion de carrière permet une lecture plus « biographique » du parcours des enfants en situation de rue. Constituée de différentes étapes, elle va permettre une approche particulière des différentes dimensions proposées par le système « enfant-rue ». Elle va en effet permettre de voir l'importance de chacune de ces dimensions, ainsi que la manière dont elles influent sur le parcours de l'enfant. « La carrière devient ainsi l'élément central qui définit la place que l'enfant occupe dans la rue. Cette place diffère d'un enfant à l'autre en fonction de l'étape qui est la sienne à un moment donné ainsi que des étapes qu'il a déjà parcourues. On voit donc que les

    enfants de la rue ne forment pas une catégorie sociale homogène sur le plan psychosociologique. Même s'ils sont nombreux à partager des histoires de vie semblables, ces histoires se traduisent de manière différente en termes d'identité, d'insertion dans le réseau ou le groupe, de compétences et de vécu »25. La carrière d'enfant de la rue comporte cinq étapes principales :

    1. Le départ ou l'éloignement progressif. Soit l'arrivée dans la rue est immédiate, soit l'éloignement est progressif avec son milieu d'origine : famille, institution... ;

    2. La « rue observée » et la « rue ludique » est une étape lors de laquelle l'enfant conserve une certaine distance avec la rue ;

    3. la « rue alternance » ou ambivalente, où l'enfant assume son statut ainsi que la rue ;

    4. la rue refusée : la rue n'offre pas de possibilités de débouchés ;

    5. La sortie de la rue.

    Cela étant dit, la carrière de l'enfant varie d'un enfant à un autre. En effet, chacun parcourt les différentes étapes à un rythme particulier, en avançant ou revenant en arrière dans la carrière. De même, les étapes présentées ici ne sont pas forcément valables pour tous les enfants, certains ne passeront jamais par certaines d'entre elles. Ainsi, selon Riccardo Lucchini, le parcours de chaque enfant, sa progression particulière dans la carrière de la rue, est influencé par un système de facteurs interdépendants :

    1. Les modalités de départ dans la rue ;

    2. Références et identifications ;

    3. Compétences symboliques et instrumentales ;

    4. Degré d'insertion/participation dans la vie sociale de la rue ;

    5. Mouvement entre les différentes champs (famille, rue, institutions, travail informel, parenté ou connaissance, etc) ;

    6. Besoins et motivations de l'enfant ;

    7. Modalité de sortie de la rue ;

    8. Regard adulte et institutionnel ;

    En ce qui concerne la fin de la carrière, on distingue trois modes de sortie différents : la sortie
    active, la sortie par déplacement forcé ou expulsion et la sortie par épuisement des ressources ou

    25 Riccardo Lucchini, Carrière, identité et sortie de la rue : le cas de l'enfant de la rue, Déviance et Société, 2001/1, Volume 25, p. 81

    inertie. La sortie active est liée à un projet qui va progressivement s'élaborer tout au long du processus de sortie de l'enfant dans la rue. La présence d'une alternative crédible est nécessaire à la sortie de la rue, dont l'enfant contribue en partie à en créer l'opportunité. On retrouve dans ces cas différentes modalités de sortie :

    · la sortie auto-contrôlée : les contraintes qui freinent la sortie de la rue diminuent progressivement. La complémentarité entre les différents champs (école, famille, rue), qui jusque là faisaient partie d'un réel projet de vie dans la rue, est rompue ;

    · on repère une deuxième modalité, dont l'identité sera l'élément central dans le processus de sortie. Ici, partiellement hétéro-contrôlée, le processus de sortie prends corps lorsqu'une complémentarité vient s'instaurer entre la rue et, par exemple, un programme d'insertion. Si la rue perd alors la place centrale qu'elle avait dans les références de l'enfant, il faudra un événement fort pour catalyser ce processus ;

    · La troisième modalité, également partiellement hétéro-contrôlée, va donc nécessiter un appui externe pour que la sortie soit effective. Ici, la rue est vécue par l'enfant à la fois comme temporaire, donc susceptible de se terminer à tout moment, et comme cadre de vie global. Par conséquent, l'enfant est dès l'origine porteur d'un projet post-rue ;

    · La dernière modalité est également fortement marquée par une composante identitaire. C'est en effet un changement dans les comportements et le regard des adultes envers l'enfant qui va initier le processus de sortie. Le refus d'une identité déviante va être moteur dans le processus de sortie ;

    Ces quatre modalités différent légèrement, notamment en terme de rupture (plus ou moins marquée) et de perception de son passage dans la rue par l'enfant (durée indéterminée ou simple parenthèse), mais « l'existence d'un projet, d'une alternative crédible à la rue et d'une dynamique identitaire constituent le point commun entre les quatre types de sortie active de la rue. »26. La sortie par expulsion ou déplacement forcée est plus radicale. Ce sont par exemple les cas de placements forcés dans une institution (prison, etc). La famille n'est plus, et depuis longtemps, un recours pour l'enfant, et le retour dans la rue s'avère difficile après une longue coupure avec la rue. La sortie par épuisement des ressources marque sa différence avec la sortie active en cela que l'enfant n'a pas de projet post-rue, ni non plus d'alternative crédible à la rue. L'épuisement de ces ressources (matérielles, symboliques, affectives, sociales) peut être soit objectif, soit subjectif, c'est à dire perçu par l'enfant comme s'épuisant, alors que cela ne correspond pas à un épuisement objectif.

    26 Riccardo Lucchini, Carrière, identité et sortie de la rue : le cas de l'enfant de la rue, Déviance et Société, 2001/1, Volume 25, p. 91

    Dans ce type de sortie, la motivation est plutôt réactionnelle, et donc moins liée à un projet pour l'après-rue. Il y a donc plus de risque de voir des tentatives de sorties avortées dans ces cas que dans d'autres.

    Ces outils, développés à partir d'études basées en Amérique du Sud et en Amérique Centrale, peuvent nous permettre de lire les situations des enfants en situation de rue. En effet, certains d'entre eux sont parfois réutilisés et adaptés à d'autres terrains, comme c'est le cas dans l'étude menée par Daniel Stoecklin en Chine27. Ces outils, accompagnés d'une prise en compte du contexte dans lequel vivent les enfants, doivent permettre de saisir les différentes dimensions du vécu de ces derniers.

    Chapitre 2 : Le contexte sénégalais

    Pour aider à une meilleure compréhension des enfants en situation de rue au Sénégal, il est nécessaire de prendre en compte quelques éléments qui composent le contexte socio-historique du pays. Nous nous arrêterons ici sur la situation économique du pays, la structure familiale et ses mutations ainsi que la scolarisation et le travail des enfants. Comme nous l'avons déjà signalé, la prise en compte de ces éléments macro-sociologiques n'a pas pour objectif de faire de ces enfants un simple produit de ces derniers, mais ces éléments permettent d'avoir une meilleure idée des réalités sociales qui traversent la société sénégalaise. Ces différents éléments, sans être des causes exclusives du parcours de ces enfants, sont partie prenante de leurs vécus et influent dans les trajectoires personnelles des enfants. On ne peut pas faire l'économie de la prise de connaissance de ces facteurs, comme on ne doit pas nier la subjectivité de l'enfant.

    Le Sénégal est un pays d'Afrique de l'ouest, situé entre la Mauritanie au nord, le Mali à l'est, et les deux Guinées au sud. Les 12 millions de sénégalais se décomposent en différents groupes ethniques. Les principaux sont les Wolofs (43%), occupant surtout le centre du pays, les Peuls (24%), en Casamance et dans la région du fleuve Sénégal, les Sérères (15%) se trouvant principalement dans le Saloum. Moins nombreux, les Diolas, les Mandingues, les Soninkés, les Bassaries constituent le reste de la population du pays. Si chacune de ces ethnies a son propre langage, le Wolof reste la langue véhiculaire. Le français, la langue officielle enseignée dans les écoles publiques, reste plutôt parlée par les populations éduquées, comme l'arabe, et dans les zones touristiques.

    2.1. Le développement économique

    Depuis son indépendance le 4 avril 1960, le pays a connu trois grandes phases de développement.
    La première phase, qui va jusque 1964, correspond au premier plan de développement économique

    27 Daniel Stoecklin, op cit, p. 81

    du pays. On y voit un état interventionniste qui a en particulier la volonté d'appuyer le secteur primaire. Le seconde phase, est celle des grands projets et des grands emprunts. L'état est présent dans tous les secteurs et coopère avec le secteur international, parfois au détriment de intérêts sénégalais. D'autre part, les institutions internationales, notamment via l'application des programmes d'ajustements structurels (PAS), abordent le problème de la croissance de manière globale, sans tenir compte des difficultés des pays africains, comme la faiblesse des systèmes d'informations, le dualisme de l'économie, les limites du cadre institutionnel et certains effets liés à la détention de la majorité de l'économie par des capitaux étrangers28. D'autre part, « les structures productives de l'économie n'ont, en réalité, guère la flexibilité nécessaire pour répondre favorablement aux chocs extérieurs dictés par la politique d'ouverture commerciale »29. C'est dans cette période que prend place la crise de l'arachide, une filière d'exportation alors grande pourvoyeuse de revenus pour l'état sénégalais. D'abord la fin du tarif préférentiel français sur l'exportation de l'arachide, puis les sécheresses répétées, la sur-exploitation des sols et la mauvaise gestion de l'ONCAD (office national de commercialisation et d'assistance au développement) sont les causes de la mort lente de cette filière30. C'est dans ce contexte que l'on entre dans la troisième phase, à partir des années 1980, qui se caractérise par un désengagement de l'Etat. La crise de la filière arachide a eu pour conséquence la montée de la part des importations dans le produit intérieur brut (PIB). La dévaluation de franc CFA, en 1994, avait pour objectif d'enrayer cette escalade31.

    Les impacts sur les populations de tous ces événements se traduisent de manières différentes. D'abord, la crise de l'arachide a touché principalement les zones rurales, dont l'économie est orientée principalement vers la subsistance. Ainsi, elle a alimenté l'exode vers les zones urbaines, et fait grossir les rangs du secteur privé et informel. D'autre part, le service de la dette atteint en 1998 7% du PIB, alors que la part dédiée à l'éducation est de 3,7%, et celle dédiée à la santé de 2,6%. Ensuite, la dévaluation du franc CFA a fait augmenter le prix de certains produits de base, comme le riz, le poisson (+53,4% entre 1993 et 1994), les céréales, etc. Ces effets ont contraint les populations au rationnement alimentaire. Le rapport de l'Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) sur la situation économique et sociale au Sénégal en 2008 confirme ces pratiques. « Généralement, lorsque surviennent des chocs, les ménages développent des stratégies de survie. L'ESAMU en a recensé un certain nombre dont les plus importantes sont : - la réduction

    28 Tidjani Bassirou et Gaye Adama, « Secteur privé et développement économique et social », in Diop Momar-Coumba (sous le direction de), La société sénégalaise entre le local et le global, Paris, Karthala, 2002, p. 39

    29 Daffé Gaye, « Difficile réinsertion du Sénégal dans le commerce mondial », in Diop Momar-Coumba (sous le direction de), La société sénégalaise entre le local et le global, Paris, Karthala, 2002, p. 75

    30 ibid, p. 69

    31 Ibid, p. 71

    de la quantité des repas et/ou le remplacement par des produits alimentaires moins chers ou disponibles ; - la réduction des dépenses de secteurs tels que la santé, l'habillement, les cérémonies, et les produits d'hygiène ; - les achats à crédit ou l'endettement. »32

    Toute la pauvreté de l'Afrique en général et du Sénégal en particulier n'est évidemment pas imputable uniquement aux politiques de libéralisation, liées à la mondialisation. Cependant, « s'il est évident que la pauvreté n'est pas apparue au Sénégal avec l'application des PAS, on peut constater que sa massification se situe dans la période d'ajustement »33. D'autres auteurs s'attachent à montrer ces liens, comme Aminata Traoré ou Serge Latouche, dont certaines des analyses portent sur les effets de la mondialisation, et des PAS en particuliers, sur les pays africains.

    Aujourd'hui, au Sénégal, l'économie est en majorité informelle. La part du secteur privé informel représente en effet plus de 80% des travailleurs de la ville de Dakar34. « Cette informalité (non contrôlée), qui fut dès l'origine le lot des villes coloniales, ne fait que s'accélérer dans les villes du Sud d'aujourd'hui et s'accroître encore dans les villes de demain »35. L'informalité touche principalement les services, le commerce et l'industrie. Dans le département de Saint-Louis, les activités économiques dominantes sont la pêche, le tourisme, l'artisanat, le commerce, le maraîchage et les services. La revente des produits issus de ces activités se fait de manière informelle, principalement dans les marchés de la ville.

    2.2. Population et mutations familiales

    Le Sénégal compte aujourd'hui quelques onze millions d'habitants. Dakar, la capitale du pays, abrite près de deux millions et demi de personnes. La jeunesse et la croissante rapide sont les deux principales caractéristiques de la population sénégalaise. En effet, les moins de quinze ans représentent 42% de la population totale en 2008, et les moins de vingt ans 53,3%. Les personnes les plus âgées (c'est à dire soixante cinq ans et plus) comptent quant à elles pour 3,6% de la population36. Aussi, la ville est le lieux d'habitation pour 42% des sénégalais, dans un pays où l'exode vers les zones urbaines persiste, en dépit des efforts déployés dans le développement rural. Pour sa part, l'agglomération de Saint-Louis compte quelques deux cent mille habitants, dans une région qui compte plus de huit cent mille habitants, et où la population est encore rurale à 63%.37

    32 République du Sénégal, Situation économique et sociale du Sénégal en 2008, Dakar, Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie, 2009, p. 91

    33 Ndiayz Abdourahmane, Endettement extérieur, PAS et Pauvreté au Sénégal, Attac France, 2001, consulté en le 15 octobre 2010, http://www.france.attac.org/spip.php?article1422

    34 République du Sénégal, op cit, 2009, p. 72

    35 Coquery-Vidrovitch C., De la ville en Afrique noire, Annales. Histoire, Sciences Sociales 2006/5, 61e année, p. 1117

    36 République du Sénégal, op cit, 2009, p. 24

    37 République du Sénégal / Service Régional de la Statistique et de la Démographie (SRSD) de Saint-Louis, Situation économique et sociale de la région de Saint-Louis de 2008 , Dakar, Agence Nationale de la Statistique et de la

    Près d'un tiers des gens vivent sous le seuil de pauvreté.

    Traditionnellement, la famille au Sénégal s'organise sous une forme élargie, comme dans beaucoup de pays d'Afrique. Cette conception, dite aussi famille étendue, inclue dans la cellule familiale les oncles et cousins éloignés en plus de la famille dite nucléaire, c'est à dire les parents et les enfants. Il n'est pas rare de voir un enfant, âgé de vingt cinq ans, habitant chez ses parents, car étant encore dépendant financièrement. Ainsi, les personnes « dépendantes » (personnes âgées et enfants) bénéficient alors de la solidarité familiale. Il faut rappeler (voir plus haut) que ces personnes représentent environ 45% de la population (moins de quinze ans et plus de soixante cinq ans). Dans ce cadre, l'enfant se retrouve ainsi pris en charge de manière partagée entre les membres de sa famille étendue et ses propres parents. Le confiage est la traduction concrète de ces pratiques de prise en charge partagée. Ainsi, en cas de crise, un système de circulation de l'enfant est mis en place. Il y a donc une redistribution des charges au sein de la famille38. Toutefois, plusieurs études tendent à montrer que cette forme d'organisation familiale est mise à mal, ce qui a comme conséquence la destructuration familiale. Ainsi, de nouveaux modes de circulation prennent place, et les enfants vont de plus en plus de la campagne vers les villes, soit dans la cadre d'un confiage ou pour un travail. Cependant, le contrôle familial est de plus en plus limité sur les réseaux d'insertion, et laisse la place à certaines dérives39.

    L'abandon d'enfant est aujourd'hui en parti le produit de cette structuration familiale, le confiage dans la famille étendue étant de moins en moins possible - ou de moins en moins fiable - étant donné les difficultés de la vie. Toutefois, l'abandon a toujours existé, en partie à cause de la pauvreté, mais aussi pour d'autres facteurs. Les enfants « extraordinaires », comme les jumeaux, l'enfant avec une malformation, un handicap, les albinos ou les enfants nés hors unions, étaient ainsi marginalisés, ou parfois plus simplement éliminés. Si les pratiques d'infanticide sont sur le déclin, elles laissent la place à une marginalisation de ces enfants par leurs familles et par la population en général, allant jusque l'abandon.

    Les migrations des familles vers les villes ont incontestablement entraînées des transformations. Le détachement, parfois brusque, avec le territoire d'origine, avec la famille et le réseau de relations peut entraîner un éloignement, parfois même une coupure totale, avec les valeurs, les normes, les coutumes traditionnelles40. Ainsi, la famille en ville ne peut plus se reposer sur les réseaux de

    Démographie, 2009, p. 16

    38 Valérie DELAUNAY, Abandon et prise en charge des enfants en Afrique, Mondes en Développement Vol.37- 2009/2-n°146, p. 39

    39 Ibid, p. 40

    40 A. B. C. Ocholla-Ayayo, la famille africaine entre tradition et modernité, in Adepoju Aderanti (éd.), La famille africaine, Paris, Karthala, 1999, p. 90

    solidarité traditionnels, tel qu'ils existaient à la campagne.

    Le statut de l'enfant lui aussi évolue. L'enfant à la campagne a une valeur économique. Il représente un opportunité. En revanche, dans un contexte urbain, il vient alors s'ajouter à la liste des contraintes que sont le logement, l'emploi, le gain et les dépenses d'argent, l'alcoolisme, la prostitution, la criminalité, la corruption, etc41. Si la situation de la famille en ville a inévitablement évolué par rapport au modèle traditionnel, elle n'a pas pour autant complètement renié ses valeurs. En effet, malgré les problèmes qui incombent aux familles installées en ville, les « obligations familiales envers la fratrie, les enfants, la belle-famille et les autres membres de la grande famille demeurent fortes »42. La « famille africaine traditionnelle constituait un cadre parfaitement adapté au développement de ses membres, de l'enfant surtout. En effet, l'enfant africain était dès sa naissance inséré dans un réseau relationnel qui débordait largement le cadre de la famille telle que nous la connaissons dans les sociétés capitalistes »43. Il y a chez l'enfant africain un fort sentiment d'appartenance au groupe.

    Si l'urbanisation entraîne des mutations au sein de la famille, la solidarité entre membr de la famille n'a pas pour autant complètement disparu. Ainsi, par exemple, « le réseau de parenté joue [encore] souvent un rôle positif dans l'insertion des immigrants, avec un point d'appui économique et résidentiel taillé dans une zone urbaine par un individu, suivi ensuite par d'autres membres de la famille »44. Il nous semble important d'apporter cette précision car nous sommes souvent tombés sur des discours (dans des articles, des discussions et des entretiens) dénonçant une « crise » de la famille urbaine en Afrique. Ce discours est souvent couplé à un discours plus général axé sur la perte des valeurs traditionnelles (comme la solidarité, la vie communauté, le partage...). Ce type de discours nous semble trop rapide car il s'interdit d'explorer les mutations familiales et leurs facteurs plus en profondeur. Il s'agirait donc d'essayer de dépasser ce que Jean-Claude Kaufmann appelle les « opinions de surface »45. Le parallèle peut être fait avec la famille français. « D'autres stéréotypes doivent être combattus. On a longtemps cru [...] que l'urbanisation et l'industrialisation avaient entraîner la "nucléarisation" de la famille. [...] Une telle vision appelle de nombreux correctifs. [...] La vitalité des réseaux de parenté ne s'est jamais démentie. Qu'il s'agisse de legs, de donations ou d'héritages, la solidarité intergénérationnelle continue de prévaloir »46. En ce qui concerne l'Afrique, Christine Oppong note que parfois les solidarités traditionnelles ont disparu, et parfois elles servent

    41 ibid, p. 91

    42 Adepoju Aderanti (éd.), La famille africaine, Paris, Karthala, 1999, p. 22

    43 Nguimfack Léonard, Caron Rosa, Beaune Daniel, Tsala Tsala Jacques-Philippe, Traditionnalité et modernité dans les familles contemporaines : un exemple africain , Psychothérapies, vol. 30, 2010, N° 1, p. 27

    44 A. B. C. Ocholla-Ayayo, op cit, p. 101

    45 Jean-Claude Kaufmann, L'entretien compréhensif (2ème édition), Paris, Armand Colin, 2007, p. 20

    46 Gilles Ferréol et Jean-Pierre Noreck, Introduction à la sociologie (8ème édition), Paris, Armand Colin, 2010, p. 145

    encore à éviter l'indigence, mais que« à ce jour, cependant, il n'y a pas d'études concernant les effets de la migration sur la vie de la famille et vice versa »47 , notamment par des facteurs comme l'examen de fécondité, la mortalité, la mobilité, tout cela simultanément avec mutations familiales.

    2.3. La scolarisation et le travail des enfants

    Dans une dynamique d'urbanisation, les difficultés de scolarisation et le travail des enfants sont deux facteurs inhérents aux difficultés des familles au Sénégal. Ces éléments sont aussi un élément de contexte à prendre en compte lorsque l'on traite la question des enfants en situation de rue.

    Au Sénégal, avec près de deux tiers de la population analphabète, la scolarisation est un enjeu important et un vaste chantier. Si la situation s'améliore progressivement, il reste encore de grandes disparités en ce qui concerne l'accès à l'école et la poursuite des études. Les recherches et les rapports institutionnels pointent en effet, plusieurs aspects. D'abord, le taux de scolarisation sera différent suivant la localisation de la famille. En effet, le taux de scolarisation est plus important en ville qu'à la campagne. Cela est notamment dû à la proximité de l'école, qui est un facteur déterminant, car pour les familles, « le coût de déplacement est un facteur limitant de l'accès à l'éducation »48. Ainsi, d'après un rapport du BIT et de l'ANSD, « 80% des enfants scolarisés dans l'enseignement primaire habitent à moins de 30 minutes de leurs établissements scolaires »49. Dans ce même rapport, il est dit que la scolarisation est de 50,5% en milieu rural et de 83,6% milieu urbain50. Un autre élément discriminant est le sexe. En effet, les filles sont « soumises a une surveillance parentale plus stricte, aux travaux domestiques quotidiens et aux contraintes socioculturelles (mariages précoces) »51, et sont donc moins poussées aux études que les garçons. Leur accès à l'enseignement supérieur est lui aussi plus limité que chez leurs homologues masculins. Tous ces facteurs sont d'autant plus aggravant chez les familles les plus touchées par la pauvreté. Par exemple, on observe que les filles issues de ménages pauvres ont un accès encore plus limité à l'éducation que chez les ménages aisés. Si la scolarisation augmente de manière générale, le taux d'abandon reste lui très important. « Près d'un enfant âgé de 7 à 14 ans sur neuf (8,4%) a déjà abandonné l'école »52. D'après l'étude de l'ANSD, les deux principales causes de l'abandon sont l'insertion précoce sur la marché du travail, et l'échec scolaire.

    47 Christine Oppong, les systèmes familiaux et la crise économique, in Adepoju Aderanti (éd.), La famille africaine, Paris, Karthala, 1999 p. 227 et 228

    48 Cissé F., Daffé G., Diagne A., Les inégalités dans l'accès à l'éducation au Sénégal , Consortium pour la Recherche Economique et Sociale, Universite Cheikh Anta Diop de Dakar, p. 114

    49 BIT/ANSD, Enquête Nationale sur le Travail des Enfants au Sénégal, Rapport national d'analyses, Dakar, Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie, 2007, p. 15

    50 Ibid, p. 14

    51 Cissé F., Daffé G., Diagne A., op cit, p. 114

    52 BIT/ANSD, op cit, p. 14

    Le travail des enfants, en particulier les activités domestiques, est intimement corrélé à la scolarisation. « Près d'un tiers des enfants âgés de 10 à 14 ans ont entamé leur vie professionnelle »53. Les travaux effectués sont de différents types. Il y a d'abord les activités domestiques, qui permettent de libérer du temps aux parents, afin qu'ils puissent se consacrer à des activités rémunératrices. Mais ces travaux domestiques, qui touchent surtout les filles, ont aussi une fonction de socialisation, pour préparer les enfants à assumer leurs futures tâches familiales. Ces aussi le cas des travaux effectués dans la domaine de l'agriculture et de la pêche, qui ont aussi valeurs de transmission et de socialisation. Les autres types de travaux sont le commerce, la restauration, l'hôtellerie et enfin les manufactures. Là encore, des disparités sont observables entre les campagnes et la ville, où les enfants « courent 84,1% moins le risque de travailler »54. Les enfants travaillent en moyenne trente heures par semaine, mais les enfants dans les milieux urbains et les garçons, effectuent le plus souvent des travaux de longue durée.

    Ces deux phénomènes sont donc liés, et les situations sont d'autant plus graves que les familles sont pauvres. Les conditions économiques difficiles, les milieux familiaux instables et parfois violents, entraînant ainsi des inégalités d'accès à l'éducation et le travail précoce sont les éléments les plus importants que nous souhaitions relever. Dans beaucoup de situations, comme dans celles que nous étudions, ce sont ces facteurs familiaux, sociaux, économiques et politiques qui constituent un terreau défavorable aux enfants, et participent ainsi aux conditions de départ des enfants dans la rue55.

    2.4. L'islam et l'enseignement coranique

    Les talibés mendiants constituent la majorité des enfants en situation de rue au Sénégal. Pourquoi ces enfants, sensés être en apprentissage du Coran, se retrouvent à mendier dans toutes les villes du pays ? Quelle est l'origine et le paysage actuel de l'enseignement coranique au Sénégal ? Quelle est la place de cet enseignement dans l'Islam et au Sénégal ?

    L'islam (mot qui désigne l'attitude religieuse de soumission à Dieu) apparaît dans la péninsule arabique au 11ème siècle56, où le prophète Mahomet recueillit des révélations fragmentaires que lui transmettait l'ange Gabriel ou l'esprit Divin. Ces révélations rassemblées allaient constituer le Coran, expression même de la parole d'Allah (Dieu). Le prophète quitte sa ville paternelle de la Mekke en 622, c'est l'Hégire (l'expatriation), période à laquelle Mahomet va gagner sans cesse en

    53 Document de Stratégie pour la croissance et la Réduction de la Pauvreté 2006-2010 , République du Sénégal, 2006, p. 29

    54 Ibid, p. 149

    55 Diop Rosalie Aduayi, Crise de la famille : enfants et jeunes en ruptures à Saint-Louis, Mémoire de maitrise, Section sociologie, Université Gaston Berger, 1995, p. 79-80

    56 Dominique Sourdel, L'islam, Que sais-je ?, Paris, PUF, 2009, p. 5

    autorité, et où l'islam va commencer son expansion. La religion est basée sur la loi, qui prend essentiellement sa source dans le Coran, complétée par la Sunna, qui doit s'appliquer à l'ensemble de la communauté des musulmans. Quatre grandes écoles juridiques vont alors voir le jour : malikite, hanafiten chafiite, hanbalite. Elles sont le fruit d'interprétations divergentes, essentiellement basées sur une tension entre d'une part une application stricte de la tradition et et d'autre par un mélange de cette dernière avec des opinions plus personnelles57. Après la mort du prophète (en 632), des querelles de succession ont donné vie à des mouvements sectaires, comme le kharijisme et le chiisme, dont les doctrines s'écartent plus ou moins de l'Islam officiel et des quatre écoles juridiques sunnites (qui regroupent aujourd'hui 90% des musulmans), reconnues comme orthodoxes. Le soufisme est une forme mystique particulière de l'islam. Né au 8ème siècle, il repose principalement sur l'idée d'un cheminement intérieur pour se rapprocher de Dieu. Il marque donc sa différence en proposant que l'application de la loi n'a de sens qu'avec un travail de perfectionnement sur des aspects plus spirituels et personnels. Dès le 12ème siècle, ce mouvement va déboucher sur la création de confrérie (tarikha). Chacune de ces confréries propose sa propre « voie » (fixée par fondateur, et suivie par ses disciples) pour atteindre l'état mystique58.

    La pratique de l'islam se fait autour des « cinq piliers de la religion », qui sont :

    1. la profession de foi est la reconnaissance de l'unicité de Dieu et elle conditionne la pratique des autres piliers ;

    2. les prières rituelles (cinq par jour) sont des louanges qui se font selon des gestes et des paroles rigoureusement fixés ;

    3. le jeûne du ramadan ;

    4. l'aumône légale, qui à l'origine est une dîme prélevée aux riches pour être répartie entre les pauvres (« La prescription coranique coranique ne fait pas de doute (Coran, LXX, 24, 25) : il s'agit d'un « droit connu », prélevé « sur les biens des croyants », en faveur « du mendiant et du pauvre démuni »59), puis a progressivement perdu ce caractère charitable pour devenir un simple impôt (elle est à différencier de l'aumône volontaire) ;

    5. le pèlerinage à la Mekke, une fois dans sa vie (si les moyens et les conditions le permettent).

    6. La guerre légale (jihâd) est parfois ajoutée par certains auteurs comme un sixième pilier60. Elle va être soumise à diverses interprétations, comme pendant la période coloniale, où

    57 Dominique Sourdel, L'islam, Que sais-je ?, Paris, PUF, 2009, p. 46

    58 Dominique Sourdel, L'islam, Que sais-je ?, Paris, PUF, 2009, p. 88

    59 Vincent Monteil, L'Islam Noir. Une religion à la conquête de l'Afrique, Paris, Seuil, 1986, p. 149

    60 Vincent Monteil, L'Islam Noir. Une religion à la conquête de l'Afrique, Paris, Seuil, 1986, p. 151

    certaines figures religieuses comme Cheikh Omar Tall ou Samaory Toure vont résister de manière violente (jihâd militaire), et d'autres comme El Hadji Malick Sy (héritier des fondateurs de la confrérie tidiane) et Cheikh Amadou Bamba, vont résister de manière pacifique, préférant le jihâd nafsi (guerre sainte de l'âme).

    L'islam arrive en Afrique avant l'époque coloniale, par l'intermédiaire des migrations des peuples arabes, qui, entre 640 et 1840, furent la seule puissance étrangère en Afrique61. Ils venaient s'y marier, fonder une famille, commercer, enseigner, etc. L'islamisation de l'Afrique suit alors un mouvement progressif, allant du nord-ouest au sud-est, de la conversion des coptes et des bergères du 7ème au 11ème siècle, aux Peuls, Mandés et Haoussas, du 13ème au 19ème. Si le Sénégal ne s'est islamisé en masse que tardivement (à la fin du 19ème), on trouve des traces de cette religion dès le 11ème, période à laquelle on pense que les peuples Toucouleurs se sont islamisés. En résistant à la colonisation, El-Hadj Omar Tall (1794-1864), initié par la confrérie tidiane (tijâniya) va contribuer à l'implantation de l'Islam dans la région, tout comme Cheikh Amadou Bamba (1853-1927), fondateur de la confrérie mouride. A cette période, les daaras (écoles coraniques) semblent avoir été également un des moyens de la résistance à l'administration coloniale, étant un vecteur de diffusion de la culture islamique (et pré-coloniale)62. Aujourd'hui, le pays est considéré comme « la terre d'élection des marabouts, et même des "grands marabouts" »63. En effet, le Sénégal a vu passer dans ses daaras de nombreux leaders religieux, tout comme d'ailleurs un certains nombre d'hommes politiques (comme le président actuel Abdoulaye Wade). Les tidianes et les mourides (les premiers sont légèrement plus nombreux que les seconds) forment la grande majorité des musulmans du Sénégal.

    La confrérie mouride donnera naissance à la communauté Baay Fall, fondée par Cheikh Ibrahima Fall (1858-1930), un disciple de Cheikh Amadou Bamba. Cette voie complémentaire à la voie mouride « classique » est basée sur une soumission sans bornes à son marabout, sur l'action et sur la foi intérieure : le Baay Fall travaille comme un forçat en s'acquittant des tâches ingrates, du travail difficile (dans les champs...) pour que le marabout puisse se concentrer de manière pleine et entière à la spiritualité. Elle a depuis son origine souffert d'une stigmatisation auprès des nonmusulmans, mais aussi auprès des musulmans mourides. Déjà, Cheikh Ibrahima Fall était considéré comme fou suite à sa décision de consacrer sa vie entière à son maître, et pour ce faire, d'abandonner les prières et le ramadan. Les Baay Fall sont alors déconsidérés « sur le plan religieux (« mauvais » ou « faux » musulmans) ou plus largement social (« mendiants », « voyous » ou

    61 Vincent Monteil, L'Islam Noir. Une religion à la conquête de l'Afrique, Paris, Seuil, 1986, p. 57

    62 Amadou Lamine Faye, Culture rurale du daara et stratégie d'adaptation en milieu urbain, Mémoire de Master 2 (Section Sociologie), Saint-Louis, Université Baston Berger, 2010, p. 8

    63 Ibid, p. 164 (ici le terme « marabout » désigne un érudit de l'islam, guide spirituel d'une confrérie)

    ceddo, terme ambigu en wolof désignant soit les guerriers esclaves des royaumes précoloniaux soit, plus largement, des hommes violents, avides de pouvoir ou encore païens) »64. Jusque dans les année 1950, il n'y a pas de différenciation extérieure entre voie Baay Fall et la voie mouride classique, ce qui va contribuer à décrédibiliser le mouridisme et l'Islam noir65. Dans les années 1970-1980, un processus de légitimation par la hiérarchie maraboutique, les intellectuels et les migrants tendent à améliorer leur image. On leur reconnaît entre autre la persévérance, la dureté de leurs travaux et la dévotion sans conditions au marabout dont ils font preuve. Aujourd'hui, deux représentations sont à l'oeuvre. « D'un côté, le disciple musulman parfait, ayant le courage de « donner sa vie » à un homme saint et à Dieu, suivant sans faille et sans hésitation ses ndigël (ses recommandations, ses ordres) et respectant ses teere (ses interdits) ; de l'autre, le jeune en perdition, un peu fou, un peu voyou, qui construit son rapport à la religion de façon individuelle et autonome »66. L'apparence (vêtements rapiécés, dreadlocks, gri-gri, etc) et la pratique (aumône chantée, flagellation, isolement) sont deux éléments qui suscitent la peur et contribuent au dénigrement de la communauté, qui compte entre 300 000 et 500 000 membres au Sénégal et dans le monde.

    Un des vecteurs du développement de l'islam est l'enseignement coranique, qui se concrétise par trois grandes formes de structures éducatives différentes. D'abord, les écoles coraniques sont la forme la plus basique et la plus répandue en Afrique. Elles revêtent deux traits caractéristiques, la permanence dans le temps (on en retrouve des traces depuis les débuts de l'Islam) et la transférabilité dans plusieurs systèmes culturels. L'apprentissage du Coran y est essentiellement basé sur la répétition. Le rôle de l'école coranique est, et a toujours été, la propagation et l'approfondissement de la foi, quelle que soit la forme que prend cet enseignement, et quel que soit le pays dans lequel il est implanté. Ensuite, les médersas (ou madrasas), beaucoup moins nombreuses, sont des institutions privées d'éducation islamique. Plus structurées que les écoles coraniques, elles s'adressent principalement aux citadins, parfois en concurrence avec l'école publique (programme emprunté au système publique, examens reconnus par l'état). Enfin, Les universités, très rares, sont réservées aux étudiants ayant déjà une très bonne connaissance de l'Islam, et qui s'engagent alors dans des études d'une durée d'au moins dix ans. L'analyse de ces enseignements montre que le « curriculum porte l'accent sur le Coran et les devoirs religieux de la

    64 Pezeril C., Histoire d'une stigmatisation paradoxale, entre islam, colonisation et « auto-étiquetage ». Les Baay Faal du Sénégal, Cahiers d'études africaines 2008/4, n° 192, p. 792

    65 On entend par « Islam noir » l'islam tel qu'il existe et se pratique en Afrique noir. Cette Islam « africanisée » a (et est encore) stigmatisée par les autres musulmans qui ne considèrent pas les africaines comme faisant réellement partie des leurs. Les Baay Fall, en abandonnant deux des cinq piliers de la religion, ont contribué à cette perception stigmatisante de l'Islam noir.

    66 Pezeril C., Histoire d'une stigmatisation paradoxale, entre islam, colonisation et « auto-étiquetage ». Les Baay Faal du Sénégal, Cahiers d'études africaines 2008/4, n° 192, p. 793

    vie musulmane »67. On y décèle cinq cycles d'apprentissage :

    1. La formation de base, d'abord, dès l'âge de six ans environ, où l'on apprend les quelques sourates obligatoires ;

    2. La deuxième étape consiste à apprendre tout le Coran ;

    3. A La troisième étape, on passe à la « traduction et au commentaire du Coran » car l'« élève doit avoir une compréhension du Coran et peut en découvrir la signification »68.

    4. L'étude de la littérature arabo-islamique, ouverte sur plusieurs disciplines, est la quatrième étape.

    5. La dernière étape est celle de l'étude dans une université islamiques.

    Les écoles coraniques forment la grande majorité de l'enseignement islamique au Sénégal, où elles sont appelées daaras. Il faut cependant faire attention à ne pas se laisser induire en erreur par le mot école, dans l'expression école coranique. Ici, ce mot « correspond à une définition souple et décentralisée du mot "école". En effet, il n'existe aucune structure centralisée qui coordonne l'enseignement des différentes écoles et il n'y a pas non plus d'édifices publics qui logent les "écoles". Il s'agit d'un enseignement qui relève plus de la société civile que d'un Etat qui est dispensé dans des lieux privés : la maison du maître, le coeur du village, à l'ombre d'un manguier,... »69. Le terme marabout quant à lui désigne un érudit de l'Islam, un sage ou encore un référence. Il est également utilisé pour désigner le Serigne Daara, c'est à dire la personne qui est maître d'une école coranique, et qui est donc la personne qui enseigne le Coran.

    Avant la colonisation, les daaras dans les villages constituaient la principale source d'éducation. Beaucoup de garçons et filles apprenaient le Coran et rentraient chez eux le soir, mais beaucoup de garçons étaient également confiés à un marabout d'un village plus éloigné, et ne revenait que des années plus tard. Parfois cultivateur, le marabout, dont la priorité restait l'éducation, s'aidait de ses talibés les plus âgés pendant les récoltes, qui allait constituer la nourriture du daara pour l'année à venir. C'est dans un premier temps l'hébergement gratuit proposé par les daaras qui a amené la pratique de la mendicité70. En cas de manque, les talibés partaient en quête de nourriture auprès des habitants du village avant de la ramener au daara. Il ne s'agissait alors que de nourriture, et pas d'argent.

    67 Gandolfi Stefania, L'enseignement islamique en Afrique noire, Cahiers d'études africaines 2003/1-2, 169-170, p. 264

    68 Ibid, p. 265

    69 Ibid, p. 18

    70 HRW, « Sur le dos des enfants ». Mendicité forcée et autres mauvais traitements à l'encontre des talibés au Sénégal, New York, Human Rights Watch, 2010, p. 20

    Pendant la période coloniale, malgré les tentatives de récupération, de contrôle ou de suppression des daaras par l'administration française, le modèle des daaras traditionnels a perduré. D'abord, à la fin du 19ème siècle, l'administration a tenté de limiter le nombre de daaras et écarter des marabouts hostiles à la colonisation. Il fallait une autorisation pour exercer, on exigait que les talibés apprennent aussi le français, etc. Par le suite, au début du 20ème siècle, l'attitude change. On commence à proposer des sortes de subventions aux daaras donnant des cours de français, on créé des médersas dirigées par les autorités coloniales, afin de former des marabouts « officiels ». Si ces tentatives n'ont pas eux l'effet escompté, elles auront contribué à élargir l'utilisation de la langue française. En 1945, l'administration française jette l'éponge par un « arrêté stipulait que les écoles coraniques ne devaient plus être considérées comme des institutions éducatives »71.

    C'est à partir l'indépendance du pays en 1960 que les daaras villageois disparurent petit à petit, suivant les flots de migrants vers la ville, fuyant les sécheresses et les conditions de vie à la campagne. C'est à ce moment qu'est progressivement apparue la mendicité et l'exploitation des talibés. Dans les années 1970, on trouvait alors beaucoup de daaras saisonniers. Le marabout et ses talibés vivaient en ville pendant la saison sèche, et retournaient à la campagne pour les récoltes. Devant le confort et les profits que représentait la mendicité, beaucoup de marabouts se sont alors installés en ville définitivement.

    Aujourd'hui, si les écoles coraniques prennent des formes très variées, on peut, pour saisir les nuances, proposer les catégories suivantes :

    · les daaras villageois étaient à l'origine la forme la plus répandue d'enseignement coranique. Les enfants vivent chez eux et fréquentent le daara en complément de l'école publique. Si les enfants résident dans le daara, ils aident parfois le marabout pour les récoltes ;

    · les daaras urbains sont aujourd'hui la forme la plus répandue d'enseignement coranique au Sénégal. Ces écoles en internat sont un lieu d'enseignement du Coran, associé à une préparation à la vie, notamment par l'apprentissage de valeurs véhiculées par l'islam. Les marabouts viennent souvent des campagnes, amenant avec eux les talibés. C'est cette forme d'enseignement coranique qui présente le plus de dérives quant à la mendicité des enfants ;

    · les daaras de quartier désignent les enseignements dispensés de manière plus ou moins formelle dans les quartiers d'une ville. « Ces daara accueillent les enfants du quartier soit avant qu'ils soient scolarisés, et jouent alors aussi le rôle de garderie, soit pendant les périodes de vacances. Elles ont donc des effectifs très instables. L'apprentissage du Coran

    71 Ibid, p. 23

    est parcellaire et discontinu, interrompu ou ralenti par les activités scolaires »72 . Il peut arriver que ces daaras soient associés à la mosquée du quartier, auquel cas c'est l'Imam qui dispense les enseignements.

    · on trouve aussi des écoles publiques ou privées couplées à un enseignement coranique, également appelées « école franco-arabe » (au Sénégal, l'école publique est parfois appelée « école française »). Ces écoles sont reconnues par l'État et sont donc sous le contrôle de politiques spécifiques. C'est dans cette catégorie que l'on peut parfois retrouver les medersas ;

    · les daaras saisonniers sont plutôt rares. Ce sont les écoles où le marabout se trouve en ville pendant la saison sèche, et rejoint la campagne accompagné des talibés pour la saison des récoltes ;

    · les daaras dit « modernes» « enseignent des matières autres que le Coran et l'arabe, notamment le français et certaines matières enseignées dans les écoles publiques. Les élèves ne mendient généralement pas d'argent, les daaras modernes étant souvent financés par le biais de frais d'inscription ou par les autorités religieuses, l'État, l'aide étrangère ou les agences d'aide humanitaire »73.

    Ces catégories donnent un aperçu, mais restent hétérogène. Lors de nos premières observations, nous avons trouvé des daaras sans marabouts, où l'enseignement était prodigué par les talibés les plus âgés aux talibés les plus jeunes. D'autres où le marabout n'est pas enseignant « à plein temps », et possède dans un autre endroit de la ville une boutique, laissant les talibés livrés à eux-même en dehors des heures d'enseignement. Les daaras urbains représentent donc la forme la plus répandue de l'enseignement coranique dans les villes au Sénégal. Pour la majorité d'entre eux, les talibés mendiants sont issus de certains de ces daaras urbains. En effet, soit les talibés sont forcés à mendier par leurs marabouts, soit ils sont forcés à mendier car le marabout n'a pas les moyens de subvenir à leurs besoins. Nous considérons donc que les talibés mendiants font partis de la population des enfants en situation de rue dans la mesure où la rue est quelque chose de central pour eux. Ils sont contraint à y mendier, à y travailler voire à y traîner pendant la journée. De plus les frontières physiques entre la rue et le daara sont parfois assez ténues. Ce dernier n'est parfois matérialisé que par un simple mur de briques ou un grillage entourant un terrain vague, ou par un abri dans le coin d'une rue.

    72 Unicef, Banque Mondiale et BIT, Enfants mendiants dans la région de Dakar, Understanding children's work project working papers series, Dakar, novembre 2007, Unicef, Rapport annuel 2006, New York, 2007, p. 19

    73 HRW, « Sur le dos des enfants ». Mendicité forcée et autres mauvais traitements à l'encontre des talibés au Sénégal, New York, Human Rights Watch, 2010, p. 27

    Aujourd'hui, l'enseignement coranique reste la seule opportunité de formation et d'alphabétisation pour beaucoup d'individus74. La concurrence des daaras avec l'école publique a abouti en 2002 à une reconnaissance, de la part de l'Etat, des talibés comme étant des enfants scolarisés. Cette mesure vient avec l'introduction de l'enseignement religieux, c'est à dire principalement islamique, dans les écoles publiques. Jean-Émile Charlier analyse cette action de deux façons différentes75. D'abord, l'Etat réagit ainsi à la pression internationale pour augmenter le nombre d'enfants scolarisés (par les Objectifs du Millénaire pour le Développement par exemple). Ensuite, l'introduction du religieux dans les écoles publiques est plus une prise en compte de la situation qu'une volonté d'un changement radical. Toutefois, plus qu'une mesure administrative, ces mesures sont aussi pour l'autorité publique une façon d'introduire une réglementation (contrôles des établissements, formation des enseignants, censurer certaines pratiques comme la mendicité forcée, etc). Il reste cependant à mesurer aujourd'hui la portée de ces mesures dans les daaras, en terme de maltraitance et conditions de vie notamment.

    Nous venons de brosser un portait rapide du Sénégal, au travers un succin rappel de son développement économique, des structures familiales et des migrations de populations à l'oeuvre dans le pays, des questions de scolarisation et de travail des enfants, et enfin de la place qu'occupe la religion islamique et son enseignement. Cela devra nous permettre de mieux saisir les situations dans lesquelles se trouvent ces enfants et adolescents.

    Chapitre 3 : Les enfants en situation de rue au Sénégal

    La littérature universitaire semble avoir longtemps ignorée le problème des enfants en situation de rue au Sénégal. Les travaux sont encore rares sur cette thématique. Malgré cela, il est vrai que la plus grande partie des informations disponibles sur la question se trouve du côté des rapports fournis par les institutions nationales ou internationales et les ONG. De plus il est plus fréquent de trouver des informations concernant les talibés que sur la problématique des enfants en situation de rue en général, et hors talibés en particulier.

    3.1. Qui sont-ils ?

    La population des enfants en situation de rue au Sénégal est en grande partie composée de talibés
    mendiants, mais pas uniquement. En effet, d'autres enfants, ayant des parcours différents, et donc

    74 Gandolfi Stefania, L'enseignement islamique en Afrique noire, Cahiers d'études africaines 2003/1-2, 169-170, p. 271

    75 Jean-Émile Charlier, Le retour de Dieu : l'introduction de l'enseignement religieux dans l'École de la République laïque du Sénégal, Éducation et Sociétés, n° 10/2002/2, p. 95 -111

    des problématiques différentes, se retrouvent à mendier, à travailler ou simplement à passer leurs temps dans la rue. Des études faites à Dakar et aux alentours par le Samu Social ont permis de dresser une typologie de ces enfants76.

    Aujourd'hui, les talibés représentent la majeure partie des enfants présents dans la rue. L'association Enda Tiers-Monde, qui travaille sur la question des talibés depuis de nombreuses années, est l'auteur de plusieurs rapports sur la question. Nous nous basons ici sur l'un d'entre eux pour définir les talibés77. Talibé est un mot wolof qui désigne une personne qui apprend ou qui s'initie au coran (dérivé du mot arabe «tâlib» : celui qui cherche, qui demande). Le mot talibé aujourd'hui prend un sens péjoratif, car il est de plus en plus associé à la mendicité, aux conditions de vie difficiles. Nous distinguerons donc talibé mendiant et talibé. En effet, en s'en tenant à la définition donnée juste avant, beaucoup de musulmans du Sénégal sont des talibés (c'est à dire des élèves) car ils apprennent le Coran. Le talibé mendiant est donc celui qui, au sein d'un daara, est obligé de mendier et de faire des petits boulot dans la rue, soit pour survivre, soit pour le compte de son marabout. Une enquête de 2007 fait apparaître qu'ils représentent 90% des enfants mendiants à Dakar78. Toutefois, il est difficile de fournir des chiffres précis sur le nombre de talibés mendiants, certaines associations publient sur leurs sites internet le chiffre de 50000 au Sénégal, mais sans l'étayer. Cette population est en effet impossible à mesurer avec précision, car toujours en mouvement (décès, fugues, arrivées, départs etc). En ce qui concerne le nombre de daaras, la situation est à peu près la même, étant donné l'informalité de ce type d'enseignement. Un rapport avance la présence de quelques trois cent soixante daaras à Saint-Louis79. Ce chiffre, s'il se rapproche peut-être de la réalité, donne en tout cas à voir l'importance de l'enseignement religieux dans le pays (Saint-Louis compte environ 200 000 habitants).

    Il y a les « fakhmans », tel qu'ils se désignent eux même (fakh, en wolof, signifie casser, rompre, briser). Ce sont les enfants qui se retrouve à la rue après une rupture avec le milieu avec lequel ils vivaient. Ainsi, ils ont quitté leur daara, leur famille, l'institution qui les hébergeait, etc. Ils vivent donc dans la rue et, la plupart du temps, se retrouvent et s'organisent en bande et sont souvent consommateurs de drogues. « Être Fakhman, c'est aussi appartenir à un groupe et avoir des repères identitaires. [...] Ils vivent en bandes très structurées et hiérarchisées de 30 à 60 garçons. Les plus

    76 Fatou Dramé, Nàndité . Enquête sur les enfants des rues à Dakar , Samusocial Sénégal - UNICEF Sénégal ,Dakar , 2010, p. 17-18

    77 Enda Tiers-Monde / Save The Children Suède , « Situation des enfants dans les écoles coraniques au Sénégal », JEUDA 114, Dakar, Enda Tiers-Monde Jeunesse Action , 2005

    78 Unicef, Banque Mondiale et BIT, Enfants mendiants dans la région de Dakar, Understanding children's work project working papers series, Dakar, novembre 2007, Unicef, Rapport annuel 2006, New York, 2007, p. 2

    79 République du Sénégal / Service Régional de la Statistique et de la Démographie (SRSD) de Saint-Louis, Situation économique et sociale de la région de Saint-Louis de 2008 , Dakar, Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie, 2009, p. 104

    jeunes et les nouveaux sont mis en « esclavage » par les plus âgés, en échange d'une « protection », et doivent trouver la nourriture pour le groupe. »80

    Les fakhmans sont proches d'une autre catégorie d'enfants qui est celle des « jeunes travailleurs ». Ce sont des enfants qui ont des petits boulots, pour essayer de survivre, et qui eux aussi s'organisent en groupe. La différence avec les fakhmans se fait en partie sur la prise de drogues, beaucoup moins pratiquée chez ces enfants. « Ils échappent totalement, parfois, au contrôle social prévu pour les enfants de leur âge. Ils vivent de mendicité, du fruit de petits délits, de ce qu'ils trouvent dans les poubelles. [...] La violence, le vol, la drogue, le rejet par la société et la mort forment leur quotidien. »81. Il est évident que la frontière est assez floues entre ces deux catégories, et les enfants passent rapidement de l'une à l'autre.

    Les jeunes filles qui sont dans la rue représentent un catégorie particulière. Si on les retrouve dans les deux catégories précédentes, elles sont plus particulièrement victimes de la prostitution. D'après le Samu Social, cette population semble particulièrement difficile d'accès.

    Les « enfants handicapés » sont aussi amenés à se retrouver dans la rue, contraints d'y mendier pour subsister. Ils font face à « des rejets en cascade »82, causés principalement par le manque de dispositifs et de structures facilitant l'inclusion sociale. Il arrive aussi de trouver des enfants accompagnant des adultes en situation de handicap. Qu'il s'agisse d'un parent ou d'une autre personne, ces enfants secondent des adultes dans la mendicité.

    Ces catégories ont l'avantage de décrire par touches successives la population des enfants en situation de rue. Nous l'avons déjà dit, les frontières entre des catégories sont fines et mouvantes. Si ce travail de classement permet de rendre compte de manière assez simple (et simplificatrice) des différentes situations rencontrées, il se base essentiellement sur les activités exercées dans la rue par les enfants.

    3.2. Arrivée dans la rue

    Elle trouve quelques éléments de réponse sur la carrière des enfants en situation de rue au Sénégal. En s'intéressant aux raisons du départ du milieu familial et aux conditions de vie dans la rue, quelques études dévoilent ainsi en partie le parcours de ces enfants.

    Un étude menée par le Samu Social du Sénégal dans les rues de Dakar se penche en particulier sur
    ces étapes de la carrière des enfants. On distingue les enfants qu' un certain nombre de causes va

    80 Unicef, Banque Mondiale et BIT, op cit, p. 27

    81 Unicef, Banque Mondiale et BIT, op cit, p. 27

    82 Ibid, p. 28

    pousser à la rue, et ceux que la rue va attirer à elle. Dans le premier cas, les premiers facteurs sont la fragilisation des liens familiaux. Les divorces et les familles recomposées, ou l'arrivée d'une nouvelle femme pour le père dans le foyer sont autant de facteurs qui peuvent contribuer à créer un climat néfaste aux yeux de l'enfant. Une autre régularité mise en évidence dans les cas présentés dans cette étude est la répétition de fugues. Parfois de plus en plus longues, ces dernières vont faire s'éloigner progressivement l'enfant de son milieu familial d'origine, et ainsi le faire s'ancrer de plus en plus durablement dans la rue. Ainsi, la découverte de la rue se fait progressivement, jusqu'à ce qu'au terme d'un bilan (entre la rue et la famille par exemple), elle lui apparaissent comme plus apte que le milieu d'origine à répondre aux besoins de l'enfant, qu'ils soient affectifs, matériels, identitaires, ou en terme de reconnaissance, etc. Les migrations sont aussi un élément que l'on retrouve au travers de l'histoire de ces enfants. Par exemple, les migrations familiales qui se font pour des raisons économiques, pour fuir les sécheresses, trouver du travail dans les villes, etc. Certains enfants proviennent de la campagne. Leurs parents les auront placés chez un membre de la famille en ville. C'est donc cette nouvelle situation que va rencontrer l'enfant qui va progressivement le pousser à la rue. Par exemple, l'enfant peut se retrouver être la personne à tout faire de la maison d'accueil. Sur lui vont peser, plus que sur les autres enfants de la maison, certaines charges, peut-être certaines violences, qu'il jugera injuste et ne va pas supporter. Il en va de même pour les migrations des daaras saisonniers, où les marabouts, accompagnés de leurs talibés, arrivent en ville, soit de façon temporaire, soit avec la volonté de s'y sédentariser. Mais « les récits des enfants mentionnent pourtant moins la sécheresse des terres que la dureté des relations familiales et les violences subies au sein du foyer d'éducation (maison ou daara), comme motif décisif du départ »83. Ces éléments vont donc jouer en faveur de la création d'un contexte qui va pousser l'enfant dans la rue. A leurs côtés, on peut parfois voir des éléments qui vont attirer l'enfant vers la rue. Parmi ces facteurs, on trouve les représentations que les enfants ont de la ville, comme une aubaine, un lieu où la vie est facile. Ces représentations, suggérant l'Eldorado que peut représenter la ville pour l'enfant, viennent accentuer un milieu d'origine déjà repoussant. Un deuxième facteur attrayant pour l'enfant est la présence d'une ou plusieurs personnes, servant de référence à l'enfant. Ainsi, l'accueil, l'initiation et les récits de la rue de cette personne sont des éléments qui constituent un avant-goût prometteur de la vie dans la rue, et vont y attirer l'enfant. Voilà donc deux perspectives complémentaires (facteurs poussant à la rue et attraits de la rue pour l'enfant) qu'il nous faut tenir pour éclairer les trajectoires de ces enfants au moment de leur arrivée.

    Il nous faut aussi faire cas des talibés mendiants, qui sont dans une situation particulière. Ils se

    83 Fatou Dramé, Nàndité . Enquête sur les enfants des rues à Dakar , Samusocial Sénégal - UNICEF Sénégal ,Dakar , 2010, p. 65

    retrouvent confiés au marabout très jeunes, dans le but d'y apprendre le Coran et les valeurs de l'Islam. Dans la majorités des cas, c'est un membre de la famille, souvent le père, qui décide d'envoyer son fils dans un daara. Dans son enquête, Human Right Watch constate que la moyenne d'âge d'arrivée dans les daaras est de sept ans84. Les plus jeunes n'ont parfois que trois ans. A cette âge, la rupture avec le milieu familial les place alors en situation de dépendance vis à vis du marabout. Ces enfants, en contact avec la rue, constituent donc des cas d'arrivées forcées, de part leurs placements dans les daaras qui leur imposera une présence dans la rue.

    3.3. Dans la rue : conditions de vie, activités et sociabilités

    Nous ne manquons pas d'informations sur les conditions de vie des enfants en situation de rue au Sénégal. En effet, de nombreux rapports d'ONG, dénonçant la précarité de ces enfants et traitant des talibés mendiants sont disponibles. Ces études mettent largement l'accent sur les mauvaises conditions de vie et de traitement de ces enfants. Cette subjectivité militante ne manque pas d'intérêt, mais reste toutefois limitée à un certain point de vue, car servant à servir une cause particulière, à défendre des financements ou encore à interpeller la population et les décideurs politiques. Ces études n'en sont pas moins éclairantes dans les faits qu'elles relatent, une fois cette précaution d'usage énoncée. Nous essayerons donc ici de mettre en lumière les principaux aspects de ces conditions de vies, de présenter les activités pratiquées par ces enfants, et enfin le rôle (centrale) de la sociabilité dans la rue.

    Comme dans beaucoup de situation à travers le monde, la rue n'est pas forcement un lieu où il fait bon vivre, et les nombreux rapports d'associations sont là pour le confirmer. Ces enfants sont en effet exposés à de multiples dangers : la circulation, les violences des autres enfants et adultes, à l'exploitation, à la prostitution, la drogue, etc. Les lieux pour passer la nuit sont assez variés. Certains se regroupent, par sécurité, pendant que d'autre ne font confiance qu'à eux-même ou cherche à bénéficier de la générosité des habitants. Certains leurs offres en effet, en fonction des possibilités, une place sur une natte, temporairement à l'habit du dehors. Dans ces conditions précaires, certains vont trouver la mort, dans un accident de voiture, des suites d'une maladie non soignée, sous les coups, etc. Même si le regard social s'est habitué à leurs présences, ces enfants soufrent de stigmatisation. « Le fait qu'ils soient vus ou étiquetés par le reste de la population comme des enfants déviants, errants dans la rue au lieu d'être dans leur famille, consommant de la drogue et vivant de vols, trouble leurs rapports avec le reste de la société. Selon les récits des enfants ils font l'objet de méfiance ou d'indifférence, et de violence de la part de ceux avec qui ils

    84 HRW, « Sur le dos des enfants ». Mendicité forcée et autres mauvais traitements à l'encontre des talibés au Sénégal, New York, Human Rights Watch, 2010, p. 30

    entrent en relation »85.

    La pratique de la mendicité par les talibés varie selon les exigences des marabouts. Certains ne demandent rien, mais ne s'occupe pas de ses talibés en dehors des leçons coraniques, et les talibés doivent mendier pour vivre, et d'autres réclament une somme d'argent journalière à leurs apprentis. Il arrive que l'activité de la mendicité prennent le pas sur les cours, et deviennent l'activité principale des talibés. C'est ce que l'on observe dans les cas extrêmes où les daaras sont transformés par les marabouts en « véritables entreprises »86. Toutefois, le temps passé à mendier (de l'argent, de la nourriture, des vêtements, etc) serait en moyenne supérieur chez les enfants non-talibés que chez les talibés eux-mêmes87. Ces deux pratiques de la mendicité (par les talibés d'un côté, et par les autres enfants en situation de rue d'un autre côté) sont donc légèrement différentes. Chez les uns, elle est une obligatoire, car imposée par un autre (le marabout), et chez les autres, elle est stratégie de survie, d'adaptation88. La pratique même de la mendicité implique la maîtrise d'un certain savoir (les lieux riches en opportunités, les personnes susceptibles de donner, etc) et de techniques (modes opératoires variés, compétences requises différentes) nécessitant un apprentissage.

    Le vol est également monnaie courante dans la rue, et de part la diversité des opportunités et des modes d'actions, il implique également une nécessité de connaissance et d'apprentissage. En effet, « les exigences de la rue les [les enfants] amènent à franchir le pas entre des activités sûres mais peu profitables, et des activités plus risquées mais aussi plus bénéfiques »89. Cette activité est rarement l'oeuvre d'un enfant seul. Il s'effectue en groupe dans les lieux porteurs d'opportunités, comme peuvent l'être des foules, des bousculades, dans les transports en communs aux heures de pointes, où dans des lieux plus isolés comme des parkings, où des maisons. Il faut cependant aborder le vol en prenant en compte les conditions de recours à ce dernier : la nécessité de survie. Et, s'il arrive que le viol devienne « un mode de vie, où le but visé est le prestige et la valorisation de soi »90, cette activité reste exercée sous la contrainte, n'étant à l'origine qu'une stratégie de survie parmi d'autres.

    Au côté de ces deux activités, les enfants en situation de rue sont également amenés à exercer des petits boulots. C'est ainsi que l'on va les retrouver dans les marchés, à proposer leurs aides pour porter les sacs, les denrées des gens. Ils sont également porteurs de commissions. Il est fréquent que des gens les envoient chercher quelque chose (faire une course, aller donner un objet à quelqu'un,

    85 Fatou Dramé, Nàndité . Enquête sur les enfants des rues à Dakar , Samusocial Sénégal - UNICEF Sénégal ,Dakar , 2010, p. 93

    86 Voir Human Rights Watch, op cit, pp. 34-36

    87 Unicef, Banque Mondiale et BIT, op cit, p. 41

    88 Fatou Dramé, op cit, p. 154

    89 Fatou Dramé, op cit, p. 157

    90 Fatou Dramé, op cit, p. 164

    rendre la monnaie à un autre, etc), et leurs donnent en retour une petite somme d'argent. Les talibés vivent aussi du travail de porteur dans les gares routières, où les gens arrivent et partent avec leurs bagages. Les moments de chargement et de déchargement sont alors des opportunités pour proposer leurs services. Les plus grands se retrouveraient plus dans les petits commerces ambulants, dans la restauration rapide ou encore dans la vente de drogues, laissant les autres activités pour les plus jeunes et les nouveaux arrivant dans la rue. Le commerce de rue n'est pas aisé pour ces enfants, car ils se heurtent au manque de ressource et de sécurité.

    Dans les rues de Dakar, le groupe va être une des formes qui va aider à l'enfant de s'adapter aux conditions de vie. Les modes de formation de ces groupes sont variés, et dépendent beaucoup de l'attirance des enfants les uns envers les autres. En effet, la tendance est de s'associer avec qui se ressemble. Cette ressemblance se jauge notamment aux activités pratiquées et aux lieux fréquentés, et donc, de manière générale, c'est donc le comportement qui va être l'indicateur du potentiel. Dans l'agencement au sein du groupe sont déterminé principalement en fonction de l'age et l'expérience dans la rue. La solidarité est omniprésente l'intérieur, mais aussi à l'extérieur du groupe. C'est pourquoi le groupe est un refuge. Ce sont en effet les impératifs de survie qu'implique la vie dans la rue qui poussent les enfants à se regrouper. Mais cette nécessité n'empêche toutefois pas les relations qui existent entre les membres d'un groupe d'être électives. On voit alors se former des dyades ou des petits sous-groupes par affinité.

    Nous n'avons que peu d'éléments sur la sortie de la rue des enfants au Sénégal. Cet aspect n'est pourtant pas dénué d'intérêt. En effet, la compréhension du parcours de sortie de la rue d'un enfant s'avère utile dès lors que l'on travaille auprès de ces enfants, et que l'on espère les sortir de leurs situations.

    Chapitre 4 : Problématique et questions de recherche

    Basés sur ces rapports, nous pouvons dresser un panorama des enfants en situation au Sénégal. Ce travail peut nous éclairer sur le contexte, sur certains facteurs d'arrivées dans la rue et les activités de ces derniers. Toutefois, il ne permet pas de définir avec précision quels sont les freins qui vont empêcher ou retarder l'enfant vers sa sortie de la rue. Qu'est ce qui lie l'enfant à la rue ? Quels éléments rattachent l'enfant à sa situation de rue ? Comment un enfant arrive à sortir de la rue ? Pour répondre à ces questions, nous chercherons à voir ce que sont les références de l'enfant lorsqu'il est dans la rue. Ainsi, deux dimensions, intimement liées l'une à l'autre, sont à étudier en particulier. D'abord le processus de socialisation, puis l'identité de l'enfant.

    4.1. La socialisation et l'identité

    Généralement, la socialisation est définie comme un « processus d'intériorisation des normes sociales. [La socialisation] comprend la socialisation primaire, qui s'effectue généralement sous l'influence de la famille, puis de l'école, de la naissance à la "jeunesse". La socialisation secondaire s'effectue à partir de la socialisation primaire (métier, vie de couple...) et jusqu'à la fin de l'existence »91. Cette définition sociologique de la socialisation permet de rendre compte du processus d'apprentissage, d'intégration des normes collectives par l'individu. Le caractère holiste de cette approche masque une face plus subjective de la socialisation. Pierre Tap parle de la socialisation comme de deux catégories articulées entre elles. D'un côté, il y a donc l'intégration sociale, comme processus externe et centrifuge, qui commence par l'initiation de l'individu (les apprentissages nécessaires à l'entrée dans le groupe ou système social), puis se poursuit par son insertion (inscription de l'individu dans le système) et se termine par son intégration, c'est à dire l'« articulation coopérative des différences et des ressemblances avec les autres membres du système »92. De l'autre côté, il y a l'intégration psychique, processus interne et centripète, dans lequel l'individu va dans un premier temps identifier les acteurs sociaux et s'identifier à deux, puis va progressivement intérioriser leurs caractéristiques pour finalement se les approprier. Ce double mouvement est donc constitué à la fois d'un processus externe, dans lequel le groupe, le système ou la société va inclure progressivement l'individu en son sein, et d'un processus interne, où c'est l'individu qui va de lui-même s'approprier les caractéristiques de ce groupe, système ou société. Pierre Tap ajoute que « l'acteur social ne cherche véritablement à s'adapter à son milieu social, à s'y intégrer, que dans la mesure où il a le sentiment de pouvoir s'y réaliser, non pas seulement à travers la satisfaction de ses désirs, mais grâce à la possibilité d'y faire oeuvre, de transformer tel ou tel aspect de la réalité extérieure, physique ou sociale, en fonction de ses propres projets »93. Avec cette définition bipolaire et cette remarque, on voit déjà se dessiner les contours des liens entre la socialisation et l'identité.

    La personnalisation est la construction de la personnalité. On entend ici par personnalité la structure permettant à l'individu de coordonner et hiérarchiser ses conduites en fonction du contexte (des nécessités de l'action, de l'environnement, etc). La personnalisation est donc processus d'apprentissage, d'unification, de coordination, de contrôle et de riposte en fonction des exigences spatio-temporelles et institutionnelles. On la décompose en cinq dimensions :

    91 Philippe Ruitord, Précis de sociologie, Paris, PUF, 2010, p. 658

    92 Tap Pierre, Socialisation et construction de l'identité personnelle, in (sous la direction de) Hanna Malewska-Peyre et Pierre Tap, La socialisation de l'enfance à l'adolescence, Paris, Puf, 1991, p. 52

    93 Pierre Tap, op cit, p. 53


    · la quête de pouvoir : c'est avoir une marge de manoeuvre dans la négociation avec autrui ;

    · la quête du sens et de la signification. L'individu a besoin d'accorder du sens à toutes les dimensions de la vie (signification du monde, de la vie, de la mort, de la société, de la culture, mais aussi de l'autre et de lui-même) et ceci, en fonction de sa propre histoire, de ses origines et des désirs. Ce sens, il peut l'acquérir à travers des référents collectifs et dans les groupes auxquels il appartient et adhère ;

    · la quête d'autonomie : l'individu veut se prendre en charge et construire ses propres limites, les règles de jeu qu'il accepte de se donner lui-même. Il accepte également de prendre en charge ce que l'on avait fait de lui ;

    · la hiérarchisation de nouvelles valeurs : face aux situations conflictuelles qu'il rencontre, le sujet est tenu de "réorganiser les conduites personnelles, de les accorder ou de les opposer entre elles par les significations et le rôle qu'il leur prête dans le traitements de ses conflits". Ainsi, il est obligé d'opter entre différentes représentations réalisées ou idéalisées de soi, entre valeurs antagonistes ;

    · la réalisation de soi : c'est réaliser pour se réaliser. Grâce à l'actualisation des quatre dimensions précédentes, le sujet en vient à se créer lui-même grâce aux groupes auxquels il participe et qui sont eux-mêmes des créateurs.

    Pierre Tap dénombre également cinq dimensions à la socialisation : l'identification des modèles sociaux ; l'identification des styles, des images, des représentations et des valeurs sociales ; l'appropriation des règles et des compétences sociales ; l'initiation par le groupe : c'est la réorganisation des apprentissages et des statuts ; l'intégration sociale ou insertion dans de multiples réseaux. Pour lui, la socialisation est nécessairement liée à la personnalisation car ces deux éléments sont concourant dans la construction de la personnalité. Il établit ainsi une concordance dimensionnelle entre ces deux processus comme suit :

    Socialisation

    Personnalisation

    intégration sociale

    réalisation de soi

    insertion réticulaire

    orientation par le projet

    initiation par le groupe

    promotion par le pouvoir

    appropriation règles et compétences

    Estimation et hiérarchisation des valeurs

    Intériorisation des styles, imaginaires, représentations, valeurs

    Conscientisation, quête du sens, identisation, esprit critique

    Identification, attachements et défenses

    Autonomisation, liberté d'action, autocontrole

     

    Tableau 1: Concordance entre la socialisation et la personnalisation selon Pierre Tap

    Mais personnalisation n'est pas identité. Si ces deux notions sont liées, elles ne sont pas similaires. Le mot identité vient du latin idem, qui signifie « le même ». L'identité est donc ce qui fait qu'une chose est de même nature qu'une autre (on parle en effet de « contrôle d'identité »). L'identité chez l'enfant est en partie liée au développement affectif (voir page 10 et suivantes). Freud définit l'identification comme le processus par lequel l'enfant s'assimile à des objets ou des personnes extérieures. En sociologie, l'identification est liée à la théorie des rôles et des groupes de références (groupe auquel l'individu s'identifie, emprunte ses normes et valeurs sans pour autant en faire partie). L'identification est le processus central de la dynamique identitaire : identification aux images des parents ; des frères et soeurs ; des camarades ; aux idéaux et modèles de la famille et de la culture (à travers des personnages mythiques, les vedettes, les héros, etc). « Tout au long de son développement, il [l'entourage] lui inculque des normes et des modèles auxquels il est invité à se conformer »94. L'identité peut être saisie de plusieurs manières, via l'une de ses multiples composantes : le sentiment de soi (la façon dont on se ressent) ; image de soi (la façon dont on se voit, dont on s'imagine) ; représentation de soi (façon dont on peut se décrire) ; continuité de soi (ce que l'on est intérieurement) ; soi social (celui qu'on montre au autre) ; soi idéal (celui que l'on voudrait être) ; soi vécu (celui que l'on se ressent être), etc. La construction de l'identité personnelle se fait selon cinq processus successifs, mais intriqués :


    · La subjectivation primaire : « l'individu-sujet est un acteur qui consomme et produit, et un interlocuteur qui communique et apprend, dans des rapports de savoir et de savoir-faire. Sur cette base l'enfant va pouvoir devenir cause de sa propre action et de son propre

    94 Edmon Marc, « La construction identitaire de l'individu », in Halpern Catherine (coordonné par), Identité(s). L'individu, le groupe la société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2009, p. 32

    changement »95 ;

    · La socialisation : L'individu apprend à jouer des rôles, des personnages, des manières d'être. Il assimile des systèmes de communication et apprend à tenir compte des conditions d'extériorisation et d'ouverture à l'égard des personnes ;

    · Identisation : c'est l'« histoire complexe de la continuité de l'image de soi dans le changement et de l'actualisation continue d'identifications multiples, enrichissant ou appauvrissant, selon les cas, l'image de soi »96. L'individu acquiert son identité à la fois dans l'histoire culturelle et dans son histoire personnelle. L'identisation peut être vue comme le développement progressif d'un « soi-même », d'un style singulier, à partir des styles collectifs, sans pour autant en déformer les traits caractéristiques (nous abordons la notion de style un peu plus loin) ;

    · La personnalisation par auto-contrôle : coordonne et hiérarchisation des conduites en fonction des nécessités de l'action et du besoin interne d'intégration. Cela implique un effort d'unification, de contrôle et défense de soi, selon les circonstances ;

    · La personnalisation par invention : ce sont les choix, les décisions, les orientations, c'est donner un sens à sa vie, aux objets, aux situations et aux relations.

    Dans cette construction, à chaque processus est associé une structure. Ainsi, ce sont la « personnalité sociale (ensemble des personnages, rôles, identités sociales), identité et personne qui mobilisent, orientent et transforment la personnalité du sujet (acteur) »97. Pierre Tap propose donc un modèle de l'identité basée sur huit dimensions :

    · la continuité dans le temps ;

    · la cohérence (unité) : dans un double mouvement constructif (intégration psychique) et défensif (défense de l'intégrité) ;

    · La positivité (valorisation, évaluation, estime). « tout individu a besoin d'une estime de soi construite dans l'action, la prise de position et de rôle. Il a besoin de se valoriser à ses propres yeux, aux yeux des autres ou de ses groupes d'appartenance. Il a besoin de se sentir digne d'amour et de confiance, d'être considéré dans sa valeur et dans ses compétences »98 ;

    · la différenciation interne : c'est l'organisation dynamique interne du corps, des rôles et

    95 Pierre Tap, op cit, p. 59

    96 Pierre Tap, op cit, p. 59

    97 Pierre Tap, op cit, p. 60

    98 Pierre Tap, op cit, p. 67

    statuts, des « nous », des idéologies, des valeurs vers une unité du « moi », nécessaire mais utopique ;

    · La différenciation externe : l'identité se construit dans l'opposition au monde extérieur. Elle se reflète au niveau des sentiments (sentiment d'être cause, d'être responsable et autonome ou, au contraire, dépendance et sujétion) ;

    · l'affirmation de soi : processus de défense par offensive ;

    · l'originalité (unicité) : l'identité comme unicité incomparable (va jusqu'au refus de l'imitation d'un modèle, ou négation de toutes ressemblances). Ce sentiment coexiste avec celui de vouloir être conforme aux normes de son groupe.

    · la relance : dans une situation difficile cela implique plusieurs stratégies : éliminer obstacle, le fuir, le contourner ou réduire/dépasser le caractère angoissant et démoralisant de la situation.

    Certains de ces mécanismes peuvent être soumis à rudes épreuves, surtout chez les enfants en situation de rue, qui traverse un parcours semé d'événements parfois traumatisants. Or, « dans des situations de crises ou de ruptures (intrapersonnelle, interpersonnelle et/ou institutionnelle) ces mécanismes [régulation de la cohérence, continuité et positivité] peuvent s'avérer insuffisants »99

    Dès lors, de ces éléments sur la construction identitaire et sur les différents aspects de l'identité personnelle, on peut dire que, à l'image du développement de l'enfant en général, que « l'identité se construit dans un double mouvement d'assimilation et de différentiation, d'identification aux autres et de distinction par rapport à eux »100. On voit clairement que l'identité est une construction complexe et dynamique, en tension entre l'individu et les différents collectifs (les groupes, les sociétés, etc) dans lesquels il est impliqué. La notion de style, empruntée à l'art, peut venir éclairer l'influence du collectif sur l'identité. Un style est un « système institué de code, de procédure et de recette permettant de définir, de recenser et catégoriser un oeuvre, une production, de la classer dans le genre dont elle fait partie et qui la spécifie. On pourrait ainsi dénombrer autant de style que de genre »101. Les identités collectives (de genres, familiales, nationales, régionales, ethniques, etc) peuvent se voir appliquer la même définition. Les individus souhaitant s'intégrer en viennent à adopter les styles du groupe en question. Ainsi, à l'image des styles, les identités collectives sont à la fois un moyen (l'emprise de institutions ou groupes socioculturels) pour situer les individus et les

    99 Pierre Tap, « Identité et exclusion », Connexions, 2005/1 no 83, p. 65

    100Edmon Marc, « La construction identitaire de l'individu », in Halpern Catherine (coordonné par), Identité(s). L'individu, le groupe la société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2009, p. 29

    101Pierre Tap, op cit, p. 61

    inciter à agir en fonction d'un cadre d'orthodoxie idéologique.

    Le groupe est un élément important de la dynamique identitaire, surtout dans le cas des enfants en situation de rue qui se retrouvent détachés des figures familiales classiques, et n'ont donc parfois que la rue et leurs pairs comme principales références. « L'identité des enfants des rues se modèle en fonction des rencontres et des expériences vécues dans la rue »102. Pour Dominique Oberlé, un groupe se définit par les liens qui le traversent, et qui unissent ses membres103 : le lien imaginaire (les désirs, les rêves entrent en résonance, et le groupe prend forme) ; le lien fonctionnel (les techniques, les procédés, les savoir-faire) ; le lien normatif (l'adhésion à un système de valeurs, de règles). Il précise qu'un processus de différenciation est toujours à l'oeuvre lorsque qu'un groupe se constitue, mais il est plus ou moins marqué. En effet, on se construit toujours contre quelque chose, ou en réponse à quelque chose. Il ajoute que les différents éléments qui constituent un groupe sont ses membres, les buts du groupe, les valeurs, les normes, les modalités de communication et de commandements, les statuts et rôles des participants, ainsi que le manière dont tous ces éléments sont perçus par les participants, et les représentations qu'ils forgent. Pierre Tap précise que le groupe va plutôt permettre à l'individu de s'affirmer si ce dernier est en confiance, se sent en sécurité dans le groupe. Dans le cas contraire, l'individu aura plutôt tendance à se référer au groupe pour s'identifier104. Deux processus concernant les normes du groupe sont à l'oeuvre105. D'abord un processus de normalisation, dans le cas où les normes sont absentes au départ, on les crée au fur et à mesure. Ensuite, le conformisme, dans le cas où les normes pré-existent et sont soutenues par la majorité du groupe, et où un individu est donc amené à modifier ses opinions ou comportements pour y adhérer, ou y rester. Ce conformisme de l'individu se fait pour trois raisons différentes : par complaisance (conformisme utilitaire, on ne se fait pas remarquer, on ne veut pas de problème) ; par identification (pour concerner un relation positive au groupe, avec comme enjeu un « acceptabilité sociale ») ; par intériorisation (ainsi, l'individu n'a pas l'impression de se conformer, mais d'adhérer de son plein gré). Le groupe est donc central dans les processus de socialisation et les dynamiques identitaires des enfants en situation de rue. Les relations entre pairs vont en effet constituer une part importante des interactions de ces enfants en marge des sociabilités traditionnelles (famille, école, etc).

    Dans la rue, la dynamique identitaire va donc évoluer, au fil des rencontres et des expériences.

    102Fatou Dramé, op cit, p. 122

    103Dominique Oberlé, Vivre ensemble. Le groupe en psychologie sociale in Halpern Catherine (coordonné par),

    Identité(s). L'individu, le groupe la société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2009, p. 135

    104Lecompte Jacques, « Marquer sa différence. Entretient avec Pierre Tap », in Halpern Catherine (coordonné par),

    Identité(s). L'individu, le groupe la société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2009, p. 57 105Ibid, p. 140

    L'observation de cette dynamique devra donc permettre d'apporter une perspective sur l'évolution et la fin de carrière des enfants. En effet, la sortie de la rue est parfois l'occasion d'un repositionnement identitaire : changement dans les relations avec les autres, dans les relations à sous-même, dans les lieux, etc. Il s'agit donc de quitter une position en marge, de laisser derrière soit une rue que l'on s'était approprié, en dehors des modes traditionnels de socialisation106.

    4.2. Problématique de recherche

    Ce travail se propose de comprendre la situation des enfants en situation de rue du Sénégal. Comme nous l'avons vu plus haut, nous avons désormais une connaissance de plus en plus riche de la situation de ces enfants , de part de nombreux rapports d'associations et recherches universitaires sur le sujet. Toutefois, ces études sur le Sénégal se limitent à comprendre les raisons de l'arrivée des enfants dans la rue et/ou leurs conditions de vie, leurs modes d'organisations, leurs activités une fois dans la rue. Plus rares sont celles cherchant à comprendre le processus de sortie de ces enfants. Comprendre les éléments qui favorisent ou qui freinent la sortie de la rue d'un enfant ou d'un adolescent nous semble une chose importante, et directement utile pour leur prise en charge.

    Pour ce faire, nous nous baserons sur l'analyse de la carrière de ces enfants, car, comme le souligne Riccardo Lucchini, elle définit la place que l'enfant occupe dans la rue (voir page 16). Au travers de ces carrières, nous cherchons à comprendre comment l'identité et la socialisation, deux des composantes du système « système enfant-rue »107, ont une influence sur la sortie de la rue de l'enfant. Ici, nous faisons donc nôtre les hypothèses issues des modèles théoriques de Riccardo Lucchini, lorsqu'il décrit les références et identification de l'enfant, les compétences symboliques et instrumentales ainsi que le degré d'insertion et de participation dans la vie sociale de la rue comme étant des éléments (parmi d'autres) qui influent sur la carrière des enfants108. Dit autrement, en quoi l'identité de l'enfant et sa socialisation vont influencer sa sortie de la rue (donc la fin de la carrière) ?

    4.3. Questions de recherche

    L'identité et la socialisation restent des concepts larges, et il convient d'affiner nos interrogations pour pouvoir rendre plus opérationnelle notre recherche. Nous avons retenu trois questions de recherche découlant de cette problématique :

    1. En quoi l'image de soi, chez l'enfant/l'adolescent en situation de rue, influe sur sa sortie de la rue ? Nous cherchons donc à voir comment un élément de l'identité personnelle de

    106Colombo Annamaria , « Entre la rue et l'après-rue : comment être à la fois dedans et dehors ? », Pensée plurielle, 2010/2 n° 24, p. 79-88

    107Voir le « système enfant-rue » page 15

    108Voir page 16

    l'enfant, l'image de soi, va être un facteur d'accélération ou un frein à sa sortie de la rue. Nous pensons en effet que l'image de soi, liée à la positivité de l'identité, à la valorisation, au sentiment d'amour et de confiance109, occupe une fonction importante car elle peut lier (ou repousser), d'une certaine manière, l'enfant à une situation, un contexte, qui lui renvoie une image positive (ou négative) de lui-même.

    2. Comment l'intégration de l'enfant/l'adolescent à des groupes ou des réseaux influe sur la sortie de la rue ? L'intégration sociale de l'enfant est un élément de sa socialisation dans la rue. Ainsi, nous cherchons à voir comment cette intégration sera facteur d'accélération ou de ralentissement de sa carrière dans la rue. Le contact avec des adultes, l'appartenance à un groupe de pairs peuvent être des éléments déterminants, qui peuvent lier l'enfant à la rue de manière plus ou moins durable, ou au contraire, l'inciter à une sortie plus rapide.

    3. Comment l'identification de l'enfant/l'adolescent à des représentations sociales influence sa sortie de la rue ? Le fait que l'enfant se reconnaisse dans telle ou telle représentations sociales, c'est à dire s'identifie à une idée ou image communément admise par la société sénégalaise, peut avoir un rôle de catalyseur, ou au contraire le rôle d'un frein, dans sa sortie de la rue. Nous chercherons donc à comprendre ces implications sur la carrière de l'enfant, lorsque ce dernier s'identifie (ou ne s'identifie pas) à ces représentations.

    109Voir page 38 et suivantes

    DEUXIÈME PARTIE : MÉTHODES ET RÉSULTATS

    Chapitre 1 : Terrain et méthodes d'enquête

    1.1. Terrain d'étude

    En échange universitaire à Saint-Louis du Sénégal, nous avons pu prendre contact avec quelques associations s'occupant d'enfants en situation de rue. Après plusieurs rencontres, nous avons commencé notre étude auprès d'une première association s'occupant des talibés mendiants. Les conditions n'étant pas suffisamment favorables, nous nous sommes tournés vers l'association « La Liane », qui s'est révélée être un terrain d'enquête plus accessible et intéressant pour notre travail.

    En effet, « la Liane, maison des droits de l'enfant » est une association qui gère un centre d'accueil et d'hébergement pour les enfants en situation difficile. Elle se fixe pour objectif de faire respecter les droits de l'enfant, en proposant aux enfants qu'elle héberge des repas, des soins, une éducation (suivant le niveau de l'enfant, cela va de l'alphabétisation à la scolarisation, ou à la formation professionnelle), etc. Elle recueille ainsi les enfants venant d'eux-mêmes, ceux placés par l'AEMO ou par la justice. La population recueillie est donc assez hétérogène, mais la majorité des enfants du centre on un passé dans la rue, quel que soit le chemin qui les a conduits à La Liane. Le centre dispose d'une capacité de 25 places, mais, devant l'importance des demandes, il lui arrive d'accueillir jusque 30 jeunes. L'équipe éducative est constituée de deux éducateurs (jamais présents en même temps, ils se partagent le planning), un infirmier et un assistant administratif.

    L'intérêt d'avoir choisi ce centre comme terrain d'enquête est que la population d'enfants ayant été en situation de rue y est importante et relativement accessible. Ces enfants qui sont, à priori, sortis définitivement de la rue, ont donc achevé leurs carrières. Ainsi, nous pourrons récolter des récits « complets », allant de l'arrivée dans la rue, jusqu'à la sortie . Un autre intérêt, plus pratique, est que les enfants du centre sont, de manière générale, plus « accessibles » que dans d'autres centres, ou directement dans la rue. En effet, les plus grands d'entre eux parlent suffisamment le français pour qu'un échange soit possible, et pour les autres, l'équipe éducative s'est rapidement proposée pour l'interprétation. Aussi, dans les enfants du centre ayant été dans la rue, il y avait, à priori, une diversité intéressante des parcours et des situations rencontrées, ce qui constitue, de part cette diversité, une source possible d'enrichissement des résultats.

    1.2. Méthodes d'enquête

    Pour mener à bien notre recherche, deux méthodes d'enquêtes complémentaires se sont rapidement imposées. Ayant opté pour une approche qualitative, nous avons procédé à des entretiens auprès des enfants, complétés par l'étude des dossiers individuels de certains enfants que conserve le centre.

    L'approche qualitative s'est en effet imposée comme étant la plus à même de nous aider à répondre à notre problématique. En effet l'étude de la carrière des enfants requiert un examen assez fin du parcours des enfants, qui ne peut pas transparaître à l'aide de simples questionnaires, études statistiques ou sondages. Il nous fallait recueillir le propos des enfants, les entendre nous dire leurs histoires personnelles, au delà de la simple mesure de quelques critères, qui, comme le souligne Jean-Claude Kaufmann, « fixent le cadre mais n'explique pas, alors que l'histoire de l'individu explique »110.

    L'entretien est donc la principale méthode d'enquête. L'analyse de ces entretiens sera complétée par l'étude des dossiers de certains enfants du centre. Il nous a été possible de réaliser dix entretiens, dont neuf auprès des enfants du centre. En effet, l'entretien n°5 (page 93) ne concerne pas un enfant du centre, mais un jeune de Saint-Louis qui a bien voulu participer à mon enquête et répondre à mes questions sur son passé de talibé. Ces entretiens ont duré entre 15 et 25 minutes par enfant. Les enfants interrogés ont été choisis en lien et en accord avec l'équipe éducative. Cette équipe m'a dans un premier temps conseillé de m'adresser aux plus âgés parlant suffisamment bien le français. Ce sont les entretiens n°1 (page 86) et n°2 (page 88). Par la suite, nous avons choisi parmi les enfants, ceux étant susceptibles de raconter facilement leurs vécus, et en même temps, ceux ayant un parcours comme enfant en situation de rue. Enfin, la diversité des parcours était aussi un critère - moindre, mais un critère tout de même - pour choisir les enfants. Ces entretiens, au nombre de 7, ont nécessité l'aide d'un traducteur. L'entretien n°8 (page 98) n'a pas été enregistré. Malgré ma demande, l'enfant a insisté pour qu'aucun enregistrement ne soit fait de notre échange. Les temps de traduction pendant l'entretien ont permis une prise de note assez fidèle des propos exprimés.

    Lors de l'entretien, après avoir fait une présentation de l'étude (voir début du guide d'entretien), il est d'abord demandé à l'enfant de raconter son parcours dans la rue. Par la suite, nous sommes revenus en détails sur les différents thèmes du guide d'entretien (disponible en page 85). Il y a d'abord les éléments touchant aux étapes de la carrières de l'enfant (« Contexte avant l'arrivée », « Arrivée dans la rue », « Trajectoire », « Sortie de la rue »). Ces thèmes et les questions qui en découlent sont posés afin d'essayer de mettre à jour le déroulement de la carrière de l'enfant, et de pouvoir ainsi saisir les éléments intervenant dans l'évolution de cette dernière. Nous souhaitons

    110 Jean-Claude Kaufmann, L'entretien compréhensif (2ème édition), Paris, Armand Colin, 2007, p. 41

    aussi mettre en lumière, de manière plus particulière, les différents contacts que l'enfant a pu avoir dans la rue, que se soit avec ses pairs ou des adultes. Nous l'avons vu, le groupe de pairs est un élément central dans le parcours des enfants en situation de rue, et ce du point de vue de la socialisation et de la dynamique identitaire notamment. Les relations avec les adultes sont également porteuses d'influences potentielles sur les carrières de ces enfants. Il était donc important de les questionner sur ce point. Ensuite, il était important de connaître les activités de l'enfant, et la place qui leur est accordée dans la journée , ainsi que le sens que ce dernier peut éventuellement leur donner. Enfin, nous terminons l'entretien par une temps de parole libre (voir le guide d'entretien), ayant selon nous plusieurs intérêts : si la plupart des jeunes se livrent avec plus ou moins de difficultés sur leur passé, cette question laisse néanmoins à l'enfant la liberté, s'il le souhaite, de parler d'une chose de son choix sur son passage dans la rue. Peut-être que cette question va permettre de faire remonter des points importants, aux yeux de l'enfant ; elle lui laisse aussi l'occasion de compléter son propos s'il pense ne pas avoir pu aller au bout d'une idée lors des échanges précédents ; aussi, cela lui permet de reprendre une idée, s'il juge que cette dernière a été mal comprise ou mal interprétée de notre part.

    Lors de nos entretiens, nous avons été confrontés à plusieurs difficultés. D'abord, les conditions des entretiens n'étaient pas toujours faciles. En effet, si ceux avec les grands ont pu se faire dans un lieu extérieur au centre et au calme, la présence d'un traducteur, membre de l'équipe éducative, lors des autres entretiens imposait que ces derniers aient lieu au centre même. C'est d'abord les conditions sonores qui ont été gênantes. En effet, les enregistrements sont parfois émaillés de cris, de claquements de portes, etc. Par la suite, nous avons essayé de remédier à ce problème en plaçant le lieu de l'entretien (toujours autour d'une table comprenant l'enfant, l'éducateur et nous-mêmes) dans un coin, et en limitant autant que faire ce peut le passage d'autres personnes pendant l'entretien. La seconde difficulté est la difficulté de certains enfants à parler de leurs vécus. Certains ont un passé difficile, et il ne leur est pas forcément facile d'y revenir, de s'en remémorer certains détails douloureux. En ce sens, il nous a semblé que parfois, la présence d'un éducateur pour la traduction, a permis une certaine mise en confiance des enfants. Nous ajoutons aussi que l'équipe éducative avait prévenu depuis quelques temps les enfants de la raison de notre présence au centre. Avant de commencer à faire notre enquête, nous nous rendions régulièrement sur place, de manière à ce que les enfants s'habituent à notre présence. Nous avons pris quelques repas avec l'ensemble du centre, participé à quelques activités informelles, et avons aussi proposé des activités de soutiens scolaires à certains d'entre eux, et une journée d'animation pour tout le centre. Selon nous, cette implication volontaire, ce temps passé auprès d'eux à certains moments de la vie du centre, a permis une

    certaine libération de la parole de certains enfants, auprès desquels nous avions tenté des discussions informelles sur leur passé sans grands succès. Ces préalables n'ont toutefois pas empêché la retenue (largement compréhensible) de certains des enfants. Enfin, la dernière difficulté a été la langue. Notre maîtrise trop limitée du wolof ne nous a pas permis de poser des questions et de comprendre les réponses apportées par les enfants dans cette langue. Pour les entretiens avec traduction, la procédure était des plus basique : 1) nous posions notre question, ou série de questions en français ; 2) L'éducateur la(les) répétait en wolof à l'enfant ; 3) Celui ci répondait en wolof ; 4) l'éducateur me traduisait sa réponse ; et ainsi de suite. De ce fait, lors d'un entretien, le temps passé à traduire a conduit approximativement à doubler la durée totale. Cela laisse donc moins de temps « efficace » dans cet échange, d'autant que le traducteur se fatiguait rapidement. Avant les entretiens, nous avons expliqué notre démarche, ce qui est recherché, les intérêts des thèmes abordés et des questions posées, ainsi que leurs rôles aux traducteurs. Cependant, il est arrivé lors des entretiens que le traducteur sorte de son rôle et pose directement d'autres questions « hors guide d'entretien » aux enfants. Aussi, il nous semble évident que l'intervention d'un traducteur a eu une influence sur la manière dont l'enfant a reçu mes questions, (a-t-il suffisamment confiance en l'éducateur ? en nous? Sa réponse va-t-elle avoir une influence sur sa vie au centre ?...), et aussi dans la manière dont leurs propos m'ont été rapportés en français. Il est cependant difficile de quantifier cette influence.

    N°

    Durée

    Détails sur l'entretien

    Infos sur les
    enfants/adolescents

    1

    21 min

    Lieu : extérieur du centre

    Ahmed, 18 ans

    a passé 6 mois dans la rue

    2

    13 min

    Lieu : extérieur du centre

    Cheikh, 16 ans

    a passé 1 mois dans la rue

    3

    26 min

    Lieu : au centre Avec traduction

    Hassan, 15 ans

    4

    17 min

    Lieu : au centre Avec traduction

    Djiby, 13 ans

    5

    20 min

    N'est pas du centre

    Lieu : extérieur du centre

    Tarik, 20 ans

    talibé pendant 10 ans

    6

    17 min

    Lieu : au centre Avec traduction

    Mohamed, 10 ans confié à des Baay Fall

    7

    18 min

    Lieu : au centre Avec traduction

    Papis, 10 ans

    8

    20 min

    Lieu : au centre Avec traduction Pas d'enregistrement

    Aly, 14 ans

    9

    23 min

    Lieu : au centre Avec traduction

    Mame, 13 ans

    10

    28 min

    Lieu : au centre Avec traduction

    Mamadou, 10 ans

    Tableau 2: Aperçu des entretiens réalisés

    Nous avons cherché à compléter notre enquête par l'intermédiaire d'une autre source : les dossiers individuels des enfants. Ces dossiers sont ouverts et conservés au centre. Leur contenu est assez aléatoire. Ils contiennent de manière systématique une fiche signalétique sur l'enfant : identité, parenté, résumé (parfois très cours) du parcours de l'enfant. Ces fiches sont principalement basées sur des entretiens individuels effectués avec les enfants par l'équipe éducative. S'y trouve également d'autres documents émanant d'institutions dans lesquelles se trouve ou s'est trouvé l'enfant : bulletins scolaires, rapports de l'AEMO ou du Samu Social, documents d'origine judiciaire, etc. Des rapports de psychologues venus en stage dans la structure sont également présents dans certains des dossiers. Nous n'avons pas été en mesure d'étudier tous les dossiers disponibles, car ils étaient trop nombreux (il y a tous les enfants depuis que le centre existe.) Aussi, nous n'avons pas trouvé suffisamment d'informations dans les dossiers de ceux que nous avons vu en entretien. Nous avons donc lu et pris des notes sur 19 dossiers. Cinq d'entre eux concernaient des enfants que nous avons interrogé.

    Nous étayerons notre analyse des résultats par des témoignages issus d'observations et de discussions informelles, que nous avons eu l'occasion de mener lors nos différents passages au centre, ou lors de visites informelles d'autres daaras, ou de discussion avec des personnes travaillant auprès de ces enfants. Ces observations ou ces discussions, étant informelles, n'ont donc pas fait l'objet d'une méthode spécifique, car elles sont soit le fruit du hasard, soit le résultat de notre présence régulière au centre et dans certains lieux que fréquentent les enfants en situation de rue.

    L'analyse des entretiens, en cherchant à comprendre les carrières de ces enfants, complétée par les informations fournies dans certains dossiers, ainsi que les quelques éléments plus informels récoltés devraient nous permettre d'esquisser une réponse aux questions qui guident notre recherche.

    1.3. Méthodes d'analyse des résultats

    Afin de proposer une analyse des entretiens effectués, nous nous sommes basés sur un système de variables codées, dont nous avons compté le nombre d'occurrence lors d'une analyse du texte des entretiens. Ainsi, nous avons décomposé les concepts de notre problématique en plusieurs dimensions, eux-même décomposés en variable. A chaque variable correspond un code, permettant une écriture abrégée dans le texte des entretiens.

    Concepts

    Dimensions

    Variables

    Codes

    Identité

    l'image de soi

    a une image positive/négative de lui- même

    I-IP(+/-)

    Souhait de garder une image de soi positive

    I-IC

     

    Le soi idéal (celui que l'on voudrai être)

    A un projet d'avenir

    I-SP

    Insatisfait de sa situation dans la rue

    I-SI

     

    rôles et personnages

    Endosse un rôle

    I-RE

    Change de rôle

    I-RC

    En adéquation (ou pas) avec le rôle

    I-RA(+/-)

    Socialisation

    l'intégration sociale ou insertion dans de multiples réseaux

    Fait partie (ou pas) d'un groupe/réseau

    S-IG

    Contacts (ou pas) avec un(des) adulte(s)

    S-IC

     

    identification des styles, des images, des représentations et des valeurs sociales

    S'identifie (ou pas) à des représentations sociales

    S-DR(+/-)

    S'identifie (ou pas) à des valeurs sociales

    S-DV(+/-)

     

    l'initiation (dans le groupe, c'est la réorganisation des apprentissages et des statuts)

    Initié par un groupe/une personne seule

    S-AI(g/p)

    Change pour un statut plus/moins élevé dans le groupe

    S-AC(+/-)

    Carrière

    Arrivée dans la rue

    Arrivée immédiate/éloignement progressif

    C-AM(i/e)

    Arrivée de lui-même/forcé

    C-AP(l/f)

     

    Rue observée/ludique

    Conserve une « distance » avec la rue

    C-D

     

    « Rue alternance » ou ambivalente

    Assume son statut

    C-SS

    Assume la rue

    C-SR

     

    Rue refusée

    Ne voit pas de débouché dans la rue

    C-R

     

    Sortie de la rue

    Sortie active

    C-SA

    Sortie par expulsion

    C-SF

    Sortie par inertie

    C-SI

    Tableau 3: Définition des variables pour l'analyse des entretiens

    Pour établir ces dimensions et ces variables, nous nous sommes basés sur des définitions issues notamment de la première partie de notre travail. Ici, nous revenons rapidement en détails sur ces dimensions afin d'en donner un explication :


    · Identité : l'« Image de soi ». Nous l'avons vu, la positivité est une des composantes de l'identité personnelle (voir page 41). Mesurer donc cette positivité (« a une image positive/négative de lui-même ») et le mécanisme adjacent de valorisation (« souhaite garder

    une image positive de lui-même ») nous permet de donner une image partielle de l'identité de l'enfant. Nous pourrons alors voir comment il va mettre en cohérence cette dernière avec son parcours dans la rue, et donc voir comment cette dernière va influer sur ces choix, et sur sa carrière.

    · Identité : « Le soi idéal »111. Cette composante permet de saisir ce que l'enfant souhaite pour sa propre personne : celui qu'il voudrait être. Pour ce faire, nous nous appuyons sur deux éléments. Nous chercherons à savoir si l'enfant a des désirs, des projets post-rue (« a un projet d'avenir ») d'une part, et si sa situation actuelle dans la rue ne lui convient pas (« insatisfait de sa situation dans la rue »).

    · Identité : « Rôle et personnage ». La prise de rôle et le jeu de personne font partie de la construction identitaire (voir page 40). Ils doivent ainsi apporter un éclairage sur le sens et l'influence qu'ont le choix des rôles (« endosse un rôle ») et leurs modifications (« change de rôle »). Il permet aussi de voir comment l'adéquation (ou pas) à un rôle (est en adéquation (ou pas) avec son rôle ») fait sens et/ou influe sur la carrière de l'enfant.

    Ces éléments sont repérables à l'aide des questions sur les activités et les groupes (« Comment se passe une activité ? », « Qui fait quoi ? »). Il s'agit également de voir si ces éléments affectent le choix des groupes et la prise de la prise de rôle, et si, suite à un événement, des changements s'opèrent (« Comment se passait la vie de groupe ? », « Tu as changé d'activités ? De relations ? »). Nous comptons sur l'histoire de l'enfant, et en particulier sur ce qu'il nous dit du vécu des groupes et des activités pratiquées pour tenter de cerner son adhésions à des représentations et ces valeurs.

    Les dimensions de la socialisation décris ici sont issus du modèle de Pierre Tap (voir page 39). Par ces dimensions, il propose une approche de la socialisation liée à la construction identitaire de l'individu, et plus précisément du processus de personnalisation.

    · Socialisation : « intégration sociale à de multiple réseaux ». Les relations que peut avoir un enfant vont avoir une influence sur son identité personnelle et sur sa carrière. C'est pourquoi il nous semble important de chercher à voir comment les relations qu'il va entretenir avec ses pairs (« fait partie d'un groupe/réseau ») ou avec des adultes (« a des contacts avec des adultes ») va influer sur sa carrière.

    · Socialisation : « identification des styles, des images, des représentations et des valeurs sociales ». L'identification des repères identitaires de l'enfant, via les représentations sociales

    111Edmond Marc, « La construction identitaire de l'individu », in Halpern Catherine (coordonné par), Identité(s). L'individu, le groupe la société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2009, p. 29

    et les valeurs sociales, vont permettre de décrire ses attaches dans la rue et leurs profondeurs.

    · Socialisation : « l'initiation ». Chercher les vecteurs des initiations à l'oeuvre dans la rue (« initié par un groupe/une personne seule ») et les implications qu'elles peuvent avoir dans un groupe (« change pour un statut plus/moins élevé dans le groupe ») vont permettre de mesurer l'impact que cela peut avoir sur la carrière de l'enfant.

    · Carrière. Nous nous basons sur la carrière telle que la défini Riccardo Lucchini (voir page 16). Les étapes sont : l'« Arrivée », soit par arrivée immédiate ou éloignement progressif. L'enfant arrive dans la rue de lui-même, ou forcé ; la « Rue observée / ludique », où l'enfant « conserve une distance avec la rue » ; la « rue ambivalente », où l'enfant s'est approprié la rue, et assume son ambivalence (« la rue n'est ni bonne ni mauvaise, elle est ambivalente ») ; la « Rue refusée ». A cette étape, l'enfant « ne voit pas de débouché dans la rue » ; la « Sortie de la rue ». On distingue trois modes de sortie : active, par expulsion, par inertie (voir page 16).

    De manière générale, le déroulement de la carrière est perçu à travers le récit de l'enfant, depuis sont départ jusqu'à sa sortie de la rue, via les thèmes « Contexte avant l'arrivée », « Arrivée dans la rue », « Trajectoire » et « Sortie de la rue ». Il s'agit ensuite de repérer (directement ou par des relances) les étapes et les événements qui les marquent.

    Chapitre 2 : Présentation des résultats

    2.1. Tableau synthétique

    Nous nous sommes donc basés sur la grille d'analyse présentée juste avant pour proposer une interprétation de nos entretiens. Après un comptage des occurrences rencontrées dans les retranscriptions de ces derniers, nous obtenons, en résumé, le tableau qui suit. Les entretiens sont disponibles en annexe (page 86 et suivantes), les passages importants ont été mis en évidence, et le code des variables est resté apparent.

    Variables

    E1

    E2

    E3

    E4

    E5

    E6

    E7

    E8

    E9

    E10

    Total

    A une image positive de lui-même

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    A une image négative de lui-même

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    Souhaite garder image positive

    2

    1

     

    1

     
     
     
     
     
     

    4

    A un projet d'avenir

    1

    1

    -

    1

    1

    -

    -

    -

    -

    -

    4

    Insatisfait de sa situation dans la rue

    1

     

    2

     
     
     
     
     
     
     

    3

    Endosse un rôle

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    Change de rôle

    -

    -

    -

    -

    -

    1

    -

    -

    -

    -

    1

    Est en adéquation avec son rôle

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    N'est pas en adéquation avec son rôle

    -

    -

    -

    -

    -

    1

    -

    -

    -

    -

    1

    Fait partie d'un groupe/réseau

    1

    1

    -

    2

    1

    2

    2

    1

    1

    1

    12

    A des contacts avec des adultes

    4

    -

    3

    -

    3

    -

    2

    -

    2

    1

    15

    S'identifie à des représentations sociales

    -

    -

    -

    -

    -

    1

    -

    -

    -

    -

    1

    Ne s'identifie pas à des représentations sociales

    -

    1

    1

     
     
     
     
     
     
     

    2

    S'identifie à des valeurs sociales

    -

     

    1

     
     
     
     
     
     

    1

    2

    Ne s'identifie pas à des valeurs sociales

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    Est initié par le groupe

    -

    1

    -

    1

    -

    -

    -

    -

    -

    -

    2

    Est initié par une personne seule

    -

    -

    -

    -

    -

    -

    1

    -

    1

    -

    2

    Prends un statut plus élevé

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    Prends un statut moins élevé

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    Arrivée immédiate

    1

    1

    1

    1

    1

    1

    1

    1

    1

    1

    10

    éloignement progressif

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    Arrivée de lui-même

    1

    1

    1

    1

    -

    -

    1

    1

    1

    1

    8

    Arrivée forcée

    -

    -

    -

    -

    1

    1

    1

    -

    1

    -

    4

    Rue observée / distante

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    Assume son statut

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    Assume la rue

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    Rue refusée

    1

    -

    -

    1

    -

    -

    -

    -

    -

    -

    2

    Sortie active

    1

    1

    1

    1

    1

    1

    1

    1

    1

    1

    10

    Sortie forcée

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    -

    Sortie par épuisement des ressources

    -

    -

    -

    -

    -

    1

    -

    -

    -

    -

    1

     

    Tableau 4: Nombre d'occurrences des variables

    2.2. Données significatives

    Avant de passer à une analyse détaillées des résultats obtenus, nous pouvons esquisser un rapide commentaire des éléments mis en évidence via les variables observées. Plusieurs remarques :


    · Tous les cas observés sont des arrivées immédiates en situation de rue. Aucun des enfants et adolescents interrogés, n'a fait l'objet d'un détachement familial progressif, ponctué de fugues.


    · Aussi, leur arrivée dans la rue s'est faite, pour une grande partie d'entre eux, de leur propre initiative, le plus souvent par fuite d'un milieu devenu insupportable. Les autres arrivées forcées sont des cas de placements (Baay Fall, talibé).

    · Sur la carrière, on observe également que tous sont passés par des sorties actives de la rue. Le cas de Tarik peut porter à discussion (nous y reviendrons).

    · On observe également un grand nombre d'occurrences en ce qui concerne les relations entre pairs, via l'insertion dans des groupes ou des réseaux. Seul un cas, celui de Hassan, ne contient pas ce type de relation (nous y reviendrons également).

    · Ces mesures mettent également en évidence l'importance des contacts que les enfants et adolescents ont eu avec des adultes. Chez plusieurs des cas observés, elles ont une influence plus ou moins grande dans les carrières, et agissent de différentes manières.

    · Pour certains cas, nous verrons que les différentes dimensions de la dynamique identitaire (notamment l'image de soi et l'adhésion à des représentations ou des valeurs sociales) vont être significatives de la position de l'enfant par rapport à la rue, ou être un facteur dans le déroulement de sa carrière. Nous observons également que nous possédons pas ou peu d'éléments sur l'identité sur la moitié de notre échantillon, ainsi que peu d'éléments sur les rôles et les statuts dans les groupes qu'intègrent ces enfants.

    Après avoir rapidement passé en revue les quelques données significatives que donne à voir, dans un premier temps, nos résultats, nous allons faire une analyse plus détaillée des variables observées, en essayant de mettre en relief leurs rôles dans la carrière des enfants en situation de rue.

    TROISIÈME PARTIE : DISCUSSION

    Chapitre 1 : Analyse des résultats

    1.1. Les relations entre pairs : freins et accélérateurs de la carrière

    Dans les cas que nous avons abordé durant notre enquête, les relations entre pairs se sont avérées centrales dans les carrières des enfants. Ces relations de différentes formes, en qualité et en quantité, ont soit accéléré ou soit ralenti les carrières des enfants en situation de rue.

    Les pairs agissant comme un frein sur la carrière se voit au travers de deux cas, celui d'Ahmed et de Tarik. Ahmed est un adolescent d'un petit village du Nord du Sénégal. A la mort de sa mère, alors qu'il a 17 ans, son père arrive dans sa vie. Il raconte son arrivée dans la rue :

    Au début j'étais au village à N., chez la grand-mère, ma mère est décédée, en 2005 et moi j'étais chez ma grand-mère. Et mon père, que je n'avais pas connu... Depuis le jour où ma mère est décédée, après j'étais en troisième à l'école secondaire à Podor. En faisant la troisième, récemment, mon père a voulu intervenir dans ma vie, bon, pour me reconnaître, à l'âge de 17 ans. Il a voulu me reconnaître. Il m'a téléphoné pour me dire qu'il est mon père, et bon, moi, ça m'a perturbé et moi j'ai découragé jusqu'à aller même à échouer mon examen, et bon je suis resté là-bas au village. J'ai traîné, je me battais avec les jeunes, les enfants qui me disaient des calomnies tout ça bon.

    Après cet événement qui marque le début de sa carrière, il va donc habiter chez sa grand-mère et traîner dans la rue la journée, en compagnie d'un ami. Cette relation va alors, d'une certaine manière, entretenir la présence d'Ahmed dans la rue. Cet ami qui comme lui était désoeuvré lui tenait compagnie la journée. Ce lien prendra fin lorsque cet ami quittera le village, emmené par son père en Europe.

    [...] lorsque j'étais au village, que je traînais, je n'allais pas à l'école, lui aussi n'allait pas à l'école, il avait abandonné les études. Mais lui, ce n'était pas à cause des problèmes. Il avait abandonné parce qu'il ne voulait pas. [...] Avec lui, on traînait, on ne faisait qu'écouter de la musique, fumer, aller de gauche à droite. Je parlais de mes problèmes, parfois il me conseillait, parfois moi aussi je le conseillais, mais ça a fini, malheureusement ça n'a pas duré. Son père l'a amené en Italie et je suis resté seul.

    C'est donc lorsque la relation qu'il a avec son ami a pris fin qu'il se retrouve seul, avec sa grandmère qui ne peut pas grand chose pour lui. Il choisira une formule forte pour signifier la solitude qu'il ressent alors, et que compensait jusque là son amitié :

    Je me considérais sans patrie, c'est comme si je n'avais pas de patrie. Je me considérais

    sans famille, sans patrie dans le village. J'étais seul. Ma grand-mère seule ne me suffisait pas. Je vivais seul.

    C'est alors qu'il va formuler un projet d'avenir, en essayant de quitter le village qu'il considère sans lendemain pour lui. Plus précisément, c'est le départ de son ami vers l'Europe, et donc vers un avenir assez prometteur, qui va motiver Ahmed à se construire son propre futur hors de la rue, et hors du village.

    - Donc, c'est au moment où ton ami est parti que tu as voulu voir avec ton oncle alors... - Oui, je vais essayer de voir avec mon oncle pour pouvoir moi aussi évoluer. Lui est parti pour apprendre et travailler. Lui il a réussi, et moi aussi je vais faire quelque chose pour mon avenir. Si je ne le fais pas, personne le fera pour moi. Je suis seul : je n'ai pas de frère, ni de mère, ni de père. Ma grand-mère n'a pas de moyen, pour faire quelque chose pour moi.

    Le lien d'amitié a très probablement, dans un premier temps, entraîné Ahmed dans une sorte de complaisance, lui procurant une certaine sécurité affective, le laissant dans le désoeuvrement. La rupture subite de ce lien et l'avenir à priori prospère de son ami ont alors encouragé Ahmed a prendre les choses en mains pour s'extraire d'un milieu peu engageant (son village) et peu propice à la construction d'un avenir viable à ses yeux. Il redira plusieurs fois son manque d'attache au village et son impression, laissée après une visite récente à sa grand-mère, témoigne du bénéfice qu'il semble apprécier à avoir quitter le village pour se consacrer à son avenir :

    Depuis que je suis revenu, avant hier on m'a téléphoné, on m'a dit, que il y a encore des gens qu'on a emmené à la police. Jusque maintenant, ils n'ont pas arrêté. Mais, je me suis dit que moi, en tous cas je ne suis pas là-bas. Je n'y peux rien. Bon, en ce moment, là, tout ce que je vise c'est mon avenir. Au village ils se disputent, ils se battent encore.

    Dans la cas d'Ahmed, la relation avec son ami a certe un rôle déterminant, mais elle n'est pas le seul élément d'influence en jeu dans sa carrière. Elle se place dans un faisceau d'autres facteurs qui vont à des moments différents dans sa carrière l'aider à se construire un projet d'avenir. On voit notamment, et nous y reviendrons ensuite plus en détails, que le rôle des contacts qu'Ahmed a su nouer avec certains adultes a beaucoup joué pour sa sortie du village. Sa relation a donc dans un premier temps servit d'attache à Ahmed, puis, dans sa rupture, elle a créé un événement fort qui a guidé (assez rapidement) Ahmed vers la fin de sa carrière dans la rue. Il ne faut pas aussi oublier qu'une des causes du passage dans la rue de son village reste le manque de ressources, notamment financières, pour s'extraire de cette condition.

    Ce qui m'a fait rester c'est que je n'avais pas de moyen. Je ne travaillais pas, je n'avais pas d'argent pour me déplacer. Et mon oncle, pour qu'il me donne de l'argent, c'est trop difficile. En venant, je lui avais dit que c'est comme ça, moi je vais me débrouiller, et

    après il m'a laissé.

    Nous voyons donc l'importance qu'avait ce lien d'amitié pour Ahmed, notamment au regard de son sentiment de solitude après le départ de son ami. La force du lien entretenu avec ses pairs marque également fortement l'histoire de Tarik, ancien talibé, qui a été placé dans un daara à l'âge de 5 ans.

    Moi j'ai commencé la rue à l'âge de cinq ans. Je viens de Dagana, c'est mon père qui m'a mis dans la rue, c'est mon père qui m'a mis dans le daara. C'est à dire c'est pas la rue, c'est les daaras, et c'est nous même qui vont aller dans la rue pour mendier, trucs comme ça. J'étais à l'âge de cinq jusque... aujourd'hui j'ai vingt ans. J'ai eu de la chance d'être adopté quand j'étais encore plus jeune, à l'âge de quinze ans.

    C'est en parlant de sa « famille » que Tarik va évoquer ses relations entre pairs. Il va dire la force qui l'unit aux autres enfants talibés de son daara de la façon suivante :

    ... j'avais des amis dans la rue, mais on était des frères, pas des amis parce que on fait tout ensemble, depuis tout petit on a grandi ensemble. On mendiait, on a travaillé un peu, on s'est battu dans la rue, tout ça.

    C'est donc comme des frères qu'il a grandi aux côtés de ses amis talibés du daara, étant avec eux du matin au soir, pendant une dizaine d'années. Dans son parcours, on va voir comment, comme pour Ahmed, les enfants et adolescents talibés vont le retenir au daara, et donc à sa condition d'enfant en situation de rue112. C'est particulièrement le cas lorsqu'au début, il tente sa condition en fuyant le daara.

    - Quand tu étais talibés, il y a des moments où tu voulais rentrer chez toi ? - Oui, beaucoup de moments, parce que, en fait, quand tu es encore jeune, tu vois, c'est dur, parce que dans le daara, il faut avoir le courage pour rester là-bas. T'as des jeunes - nous on étaient les plus jeunes - il y a les plus âgé qui étaient derrière nous, c'est eux qui nous soutenaient pour pas retourner. Mais j'ai pris la fuite mais je suis resté à St-Louis, parce que je savais pas où était le chemin, je savais pas beaucoup de choses et on m'a attrapé et mis dans le daara. [...] Tous les enfants étaient là, tous mes potes que j'ai connu au daara étaient là. Ça m'a empêché [de partir]. Et je savais que si j'y allais et que je revenais, ça allait être plus dur, je voulais pas ça. - Je dis quelque chose de juste si je dis : « tu es resté à Saint-Louis parce que tu avais tes « frères », comme tu dis, et c'était avec eux que tu te sentais le mieux peut-être »? - Bon, ça peut jouer, parce qu'avec eux j'ai évolué, on s'entendait bien, je me sentais bien.

    Deux choses ressortent ici. D'abord, il dit encore une fois son attachement aux autres enfants de son
    daara, avec qui il a grandi, et qu'il considère comme ses frères. Ils constituent en quelque sorte sa

    112Tarik le redit lui-même (« C'est à dire c'est pas la rue, c'est les daaras, et c'est nous même qui vont aller dans la rue pour mendier »), et nous l'avons déjà évoqué (voir notamment page 30), les talibés mendiant ne vivent pas (forcement) dans la rue, mais la rue occupe une place importante dans la mesure où ils sont contraints d'y passer une partie non négligeable du temps.

    famille. Telle est l'importance symbolique et affective qu'il donne à ce groupe. Ensuite, on voit l'importance qu'ont joué les plus grands talibés dans son parcours. Comme des grands frères, ils ont encouragé et aidé les plus jeunes. Ils ont donc pris une part importante dans la socialisation des jeunes talibés. Cette prise de responsabilité de la part des plus âgés nous était déjà apparue à plusieurs moments. Une fois nous avons visité un daara, où en l'absence du marabout, parti pour une durée indéterminée, les plus anciens donnaient les cours de Coran aux plus jeunes, gérant également de manière prépondérante les aspects touchants à la vie quotidienne (repas, santé, etc). Ce cas démontrait une réelle prise en charge des plus jeunes par les plus âgées dans tous les aspects de la vie du daara (sur demande du marabout ou prise d'initiative des plus grands, nous ne savons pas). Dans un sens beaucoup moins plaisant, nous avons déjà vu des marabouts envoyer ou s'entourer des plus âgés de ses talibés pour partir à la recherche (au centre ou dans la rue) de talibés en fuite afin de les ramener au daara. Ces exemples illustrent l'influence que peuvent avoir les plus âgées des talibés sur les plus jeunes, notamment en terme de socialisation. Ils montrent comment ces relations avec les autres talibés, quelque soit l'âge, peuvent ancrer les enfants dans leurs situations de talibés, et donc ralentir la carrière. Dans les cas d'Ahmed et de Tarik, nous tenons à souligner l'intensité particulière des liens qui les unis à leurs pairs, et qui vont agir comme un frein à la sortie de la rue.

    Il arrive aussi que les relations entre pairs aillent dans le sens d'une fin de carrière dans la rue. Nous nous appuyons sur le cas de Mohamed et de Djiby pour montrer comment ces relations peuvent aider l'enfant à mettre fin à sa carrière. Mohamed a été confié par sa mère à un groupe de Baay Fall. Il effectue pour eux quelques tâches domestiques puis part mendier dans la rue. Il n'est pas satisfait de sa condition, car il subit des maltraitances de la part de certains Baay Fall.

    C'est ma mère qui m'avait confié aux Baay Fall. [...] J'étais toujours avec les Baay Fall [...]. Le premier jour j'étais affecté aux corvées de leur maison, les tâches domestiques, et après cela, j'allais automatiquement demander l'aumône dans la rue. [...] ça ne me plaisait pas. [...] ... ils maltraitent les enfants...en les tapant tous les jours. Seulement ça.

    Je me suis confié à mes amis, ils savaient mes conditions de vie, et eux m'ont parlé de N. E.. Ensuite j'ai parlé à N. E..

    C'est après s'être confié à ses amis que ces derniers sont allés prévenir du cas de Mohamed auprès de l'AEMO, qui est ensuite venu le chercher pour le placer au centre. C'est donc via son réseau de sociabilité que Mohamed a trouvé une issue à sa situation. On ne sait pas s'il a fait la demande explicite à ses amis d'en parler à l'AEMO, ou si ce sont eux, de leurs propre initiative qui sont allés dévoiler le cas de Mohamed aux services éducatifs, mais on peut affirmer, d'après ses dires, que sa

    situation ne lui convenait pas, et il n'a jamais cherché à revenir auprès des Baay Fall, ni auprès de sa famille. Son dossier confirme ses propos. Il décrit un parcours émaillé de violences et de situations d'exploitation, que ce soit en famille ou auprès des Baay Fall à qui il était confié. C'est après une fugue qu'il rencontre un enfant à qui il se confie, et qui va ensuite l'aider à rentrer en contact avec l'AEMO.

    Djiby, lui, était dans sa famille à Dakar, avant de la quitter subitement pour aller dans la rue. D'après son dossier, la situation de sa famille était socialement assez difficile et il devait accomplir des tâches (ménagères, aller au marché, s'occuper de ses frères et soeurs). Il endosse donc de grosses responsabilités alors qu'il n'a qu'une dizaine d'années. Il semble également être indexé comme voleur de vélo dans son quartier, et affiche un certaine crainte de son père, qu'il dit violent parfois (il frappe uniquement lorsqu'il est énervé). Il raconte son arrivé dans la rue :

    Mon séjour dans la rue remonte à longtemps, mais si je me rappelle bien, on m'avait accusé d'avoir volé un vélo. Et ma mère m'a dit de ramener le vélo sinon elle m'amène à la police. C'était des menaces, mais je suis parti sur ce coup de tête et je suis resté dans la rue.[...] Auparavant, j'étais fatigué dans la maison et spécialement, c'est mon père qui rentrait tard le soir, et à chaque fois qu'il rentrait, il me réveillait pour me faire faire des commissions et j'avais peur car le quartier est dangereux. Il m'envoyait à la boutique, et le chemin à traverser était très dangereux.

    Il n'osera pas rentrer chez lui de peur des représailles de la part de son père, et reviendra devant la porte de sa maison, sans jamais y rentrer. Son dossier précise qu'à ce moment là, il a été entraîné par une bande de jeunes en situation de rue. Il juge le réseau de ses relations dans la rue de manière ambivalente. Il nous parle de ses relations :

    J'avais comme référence quelqu'un de plus grand que moi, mais que de taille. Il avait de l'argent sur lui, il me payait le petit déjeuner et c'est celui là qui m'a fait rencontrer M. et c'est aussi lui qui m'a orienté au Samu Social.[...] Il y avait des grands aussi mais c'était des fakhmans, qui faisaient le ginz. Il y avait parmi eu un nommé B. F. qui nous posait pas mal de problèmes...

    On voit donc que parfois, ces relations sont perçues positivement (en terme de ressources notamment), et d'autres relations (ou plutôt « fréquentations ») sont perçues comme dangereuses, ou « à risques ». Il mesure donc l'ambivalence des contacts qu'il peut trouver. Djiby a en effet identifié certains dangers de la vie de la rue (ici le ginz avec lequel certains fakhmans qu'il fréquentait se droguaient). Un autre de ses propos nous montre qu'au début de son passage dans la rue, ce sont deux de ses connaissances qui vont le retenir, alors que lui voulait rentrer chez lui, et réclamer leur aide pour l'aider à retourner dans sa famille.

    Moi, je n'avais pas l'habitude d'être dans la rue, mais c'est N. C. et un autre, qui m'ont convaincu de rester dans la rue, mais je les avais supplié pour qu'ils m'accompagnent jusque chez moi et c'est eux qui m'ont convaincu de rester. « On va bien s'occuper de toi ici dans la rue ». On a pas mal d'activité, c'est les vols et tout ça.

    Dans un premier temps, ce sont ces deux amis qui vont le convaincre de rester avec eux, en situation de rue. A ce moment là, son réseau de sociabilité va donc jouer contre sa sortie de la rue, et freiner sa carrière, car cela va le conduire à poursuivre vers un long séjour dans la rue. C'est ensuite un autre ami, qui lui procurait déjà une aide matérielle qui l'a aidé à trouver le Samu Social. Son arrivée dans cette institution va être sa porte de sortie de la rue, et donc marquer la fin de sa carrière dans la rue. Il n'hésitera pas entre son placement et la rue.

    Mon séjour dans la rue à Pikine a pris fin quand l'ambulance du Samu Social est venue me récupérer. Au centre, on m'a posé des questions, ils ont fait des recherches jusqu'à trouver ma mère qui est venue me rendre visite au centre. Et du coup, je n'ai pas voulu rentrer avec elle et j'ai dit au personnel du Samu Social que je voulais être dans un centre dans le but d'apprendre un métier pour travailler. Ils m'ont amené dans un premier temps dans un centre qui s'appelle « E. » et c'était plein. Ils ne pouvaient pas me recevoir donc on m'a ramené au Samu Social et je suis venu jusque la Liane.

    ... La rue, c'est mauvais.[...] Le Samu Social est mieux car les gens là-bas sont bien.

    Nous avons également rencontré des cas similaires, où, à l'occasion de rencontres plus fortuites, de discussions avec d'autres jeunes (pas forcément en situation de rue), l'enfant sera orienté ou mis en contact avec le centre, et mettra donc fin à sa carrière dans la rue. C'est le cas de Papis et de Mame, qui, après une longue fugue et plusieurs jours à se débrouiller dans la rue, se sont retrouvés dans les rues de Saint-Louis, et ont rencontré d'autres jeunes qui les orienteront vers le centre.

    Le cas de Hassan nous semble particulier et retenir notre attention puisqu'il se distingue par une absence presque totale de contacts avec d'autres jeunes. Il fuguera de la maison de sa tante, dans laquelle il a été placé par son père, face au climat défavorable dans lequel il se trouve. Il est toujours affecté aux tâches ménagères et subit les moqueries des enfants - apparemment indisciplinés (dixit le dossier de Hassan) - de la maison.

    A force de ruminer ces rancoeurs là, et ne voyant pas de solution, un bon coup, je ne me souviens pas comment, c'était un coup de tête, j'en ai eu marre, je suis sorti dans la rue, je n'avais nulle part où aller...

    A son arrivée dans la rue, Hassan ne cherche à prendre de contact qu'avec des adultes. Ses
    premières tentatives se marqueront par des échecs, jusqu'à rencontrer une dame qui l'aidera. Il dit ne
    jamais avoir eu d'amis, et le seul contact (qu'il relate) avec d'autres jeunes sera mal vécu, et donc

    sans suite.

    Je me suis débrouillé tout seul, je n'ai jamais eu d'amis...[...] Je voulais dire aussi que j'ai rencontré D., un éducateur de l'association E., et qu'il m'avait emmené pour les douches, mais j'ai vraiment été emmerdé là-bas parce qu'on arrêtait pas de se moquer de moi. A chaque fois, il y avait des jeunes qui me traitaient de « fakhman, fakhman ! », ce qui me faisait mal. J'allais jusqu'à me battre sur ces provocations.

    Là encore, comme chez sa tante, il était la cible de moquerie qu'il n'acceptait pas. Nous ne pouvons toutefois pas affirmer la présence d'un lien entre le traitement qu'il subissait chez sa tante et l'absence de relations entre pairs une fois dans la rue. Nous observons simplement que son parcours est parsemé de relations conflictuelles avec les jeunes de son âge. Jamais, ni dans ses propos, ni dans son dossier, il n'y a de trace d'un ami, d'un camarade de jeu, d'un enfant proche de lui dans la rue.

    Les relations entre pairs dans la rue ont donc une influence notable dans les carrières des enfants en situation de rue. Elles peuvent aller dans le sens d'une sortie de la rue. C'est en effet via un réseau de connaissances que l'enfant arrive à rentrer en contact avec une institution et ainsi mettre fin à sa carrière dans la rue. Aussi, ces relations peuvent agir comme un frein, et dans ce cas, prolonger leurs carrières. C'est le cas lorsque les relations nouées sont particulièrement fortes (Ahmed et Tarik), où lorsque les personnes rencontrées sont les seules figures viables dans la rue et sont également, dans un premier temps, le (seul) vecteur de socialisation (Djiby).

    1.2. L'identité, marqueur du refus de la rue

    Dans les cas que nous avons étudiés, et au regard des résultats de l'enquête, nous avons mis en lumière une sorte de refus de la rue de la part de certains enfants. Ils nous montrent qu'ils ont gardé tout au long de leurs parcours un certaine distance avec la rue, et cette distance est particulièrement perceptible au travers des dynamiques identitaires.

    Hassan, ce jeune confié à sa tante dont nous avons déjà parlé, se retrouve dans la rue confronté à des insultes de la part d'autres enfants.

    ... mais j'ai vraiment été emmerdé là-bas parce qu'on arrêtait pas de se moquer de moi. A chaque fois, il y avait des jeunes qui me traitaient de « fakhman, fakhman ! », ce qui me faisait mal. J'allais jusqu'à me battre sur ces provocations.

    Nous avons vu plus haut ce qu'est un fakhman. Or ici, Hassan refuse cette catégorisation
    stigmatisante, alors que si l'on se réfère à ce qu'est un fakhman étymologiquement (voir page 32), il
    est effectivement un enfant en situation de rue suite à une rupture avec son milieu d'origine. Mais

    souvent, ce sont les fakhmans eux-mêmes qui choisissent de se dénommer ainsi, marquant par là une identification particulière à la rue, à leur groupe, etc. Il n'y a rien de tout cela dans le cas de Hassan, qui reste seul, sans contact avec ses pairs, et rejette donc cette étiquette :

    - Tu ne te considérais pas comme un fakhman donc.

    - Non [...] Un fakhman n'est rien d'autre qu'un bandit, et c'est quelqu'un qui aime la facilité, qui ne va pas chercher du travail et agresse les gens, c'est comme ça qu'il fait.

    Il refuse donc de se voir associé à ce qu'il perçoit comme des enfants ou adolescents violents, voleurs, etc. Ses réactions (il va jusqu'à se battre) montrent que l'image qu'il renvoie est importante pour lui, et qu'il souhaite donc la préserver, en se défendant dès que cette dernière est mise en cause. Il se définit simplement, de la façon suivante :

    Je me considérais comme un être humain qui cherche à se débrouiller dans la rue.

    La rue n'est donc que le lieu où il se trouve et dans lequel il essaye de s'adapter pour « se débrouiller ». Hassan n'est dans la rue que parce qu'il n'a pas d'autres solutions : son milieu d'origine lui est défavorable, et il ne voit, pour le moment pas d'autre moyen que d'essayer de trouver du travail pour réussir à survivre. Il ne va donc pas chercher à rejoindre un groupe de jeune de la rue, mais tenter de s'en sortir par lui-même, par des biais qui lui semble « honnêtes », en opposition à une voie qui paraît plus dangereuse (car associée à la violence, au vol, etc).

    C'était angoissant parce que j'étais tout le temps dans mes pensées à vouloir savoir « qu'est ce que je dois faire ? », « Qu'est-ce que je peux faire ? », « Trouver du travail le plus rapidement possible ».

    Ce genre de questionnements est aussi présent chez Cheikh, qui lorsqu'il raconte son histoire, nous dit qu'il se questionnait toujours sur sa présence dans la rue. Ayant fui sa famille par crainte de subir des coups de la part de son oncle, il se retrouve rapidement à Touba, où il va s'intégrer à un groupe d'enfants en situation de rue.

    Je suis resté en coin, je me suis posé la question « qu'est ce que je fais dans la rue comme ça ? » [... et plus loin : ] Je me suis posé la question « mais qu'est-ce que je fais dans la rue ? »

    Par ces questions, on sent que Cheikh a du mal a assumer sa présence dans la rue, car la vision qu'il a de lui-même n'est pas conforme à sa situation actuelle. Plus loin, il va montrer son désaccord avec certaines pratiques de son groupe, et certaines représentations sociales.

    ... moi je n'ai jamais mendié [...] Je ne veux pas mendier. Même des fois il y a quelqu'un qui m'appelait « talibé », mais non moi je lui dis que je ne suis pas un talibé.

    [...] ils m'ont montré où ils dormaient, tout ça... Il y a un seul problème, c'est que eux, ils volent. Mais moi je n'ai jamais volé. A 6h du matin ils quittent la gare pour aller dans le garage mécanicien pour voler le fer et aller le revendre.

    Cheikh refuse le vol et la mendicité, et refuse également d'être confondu avec un talibé. Cela marque le souhait chez lui de conserver une image de soi positive, en refusant les activités qu'il juge mauvaises et en souhaitant se démarquer des talibés mendiants (ce qu'il n'est pas) aux yeux des autres, car il ne pratique pas la mendicité. Ici aussi, comme pour Hassan, il veut s'en sortir « honnêtement ». Il faut noter que dès son arrivée dans la rue, Cheikh est porteur d'un projet de sortie : trouver un médiateur pour l'aider à retourner dans sa famille. Ce souhait va ensuite le guider à Saint-Louis où il trouvera de l'aide.

    Après j'ai voulu venir à St-Louis, parce que j'entendais tout le temps que St-Louis est la première capitale du Sénégal. J'ai dit que donc, il y aurait peut-être quelqu'un qui va m'aider dans ma situation.

    [...] Je n'étais jamais venu à St-louis, même moi je ne connaissais pas ce qu'était le centre, mais je voulais parler avec ma mère et mon père pour que le problème se règle, on m'a présenté le centre, on m'a expliqué comment ça fonctionne le centre...

    Cheikh n'a donc jamais eu l'intention de rester dans la rue. Il est porteur depuis le début d'un projet post-rue, celui de retourner dans sa famille. Il est un enfant poussé à la rue113, face à un climat défavorable. Il ne perçoit la rue que comme une passade temporaire, mais rendue nécessaire à cause de certaines violences familiales, à laquelle il compte mettre un terme en cherchant des appuis extérieurs. Nous sommes là dans la cas d'une sortie active et auto-controlée de la rue.

    Mamadou marque également, à sa façon, son rejet du vol au sein de son groupe. Il a fui de chez lui car son grand frère voulait le battre, et s'est retrouvé à Dakar. Il noue rapidement des liens avec d'autres enfants et fréquente quelques réseaux d'autres personnes en situation de rue (certains Baay Fall par exemple). Il nous raconte le vol qu'il pratique avec un groupe :

    Chacun avait un rôle, car notre principale activité était le vol et dans ce vol, chacun avait son rôle. Moi, je n'ai jamais volé. Mon rôle, c'était de guetter si il y a un danger, et je les avertissais. Ce qui se passait, ils venaient dans les maisons pour demander l'aumône et y'a qui présentaient les salutations. Ils disaient «Assalâm aleïkoum» et si quelqu'un ne répondait pas, ils savent que y'a personne dans cette maison, ou personne qui n'est encore réveillé, et il lance le message et les autres vont commettre leur forfait.

    - C'est toi qui a choisi ton rôle parce que tu ne voulais pas voler ?

    - Je n'avais jamais volé, et quand on a partagé les rôles, j'ai dit que je ne volais pas.

    113Nous entendons « poussé à la rue » au sens où le Fatou Dramé (voir page 33).

    Donc on m'a donné un autre rôle.

    - Pourquoi tu ne voulais pas voler ? - Non, voler c'est pas bon.

    Il sait le vol nécessaire à sa survie, mais souhaite s'y associer le moins possible, ne pas commettre l'acte en lui-même, ce qui l'amène à prendre un rôle de guetteur. Il signifie là son désaccord avec certaines pratiques qui peuvent avoir lieu dans la rue. Plus loin, il dira à propos de dames qu'il a rencontrées et à qui il rendait des services moyennant un pécule.

    Ça m'a permis aussi de rencontrer des gens bons qui se sont occupés de moi, qui m'ont aidé. Elles m'ont emmené chez elle, m'ont donné le petit déjeuner.

    Mamadou a parfaitement conscience des dangers de la rue. Il le signifie par la difficulté morale qu'il a à voler et par la reconnaissance qu'il porte au gens qui vont le sortir de sa situation ou qui vont temporairement l'aider. Mohamed n'est pas non plus en adéquation avec sa situation dans la rue. Nous l'avons déjà vu, il a été confié à des Baay Fall, et, s'il dit être Baay Fall, il n'apprécie pas du tout son rôle.

    ... j'étais Baay Fall. [...] ça ne me plaisait pas.[...] ... ils maltraitent les enfants...en les tapant tous les jours.

    Ce qui se joue chez Mohamed à ce moment n'est pas uniquement de nature identitaire. Il dit en effet victime de maltraitance et forcé à la mendicité. Sa mauvaise situation pourrait alors être le facteur le plus influent sur sa motivation à quitter son milieu. Toutefois, il nous dit plus loin ne plus vouloir être Baay Fall. Depuis son arrivée au centre il y a deux ans, les autres enfants et adolescents, et parfois les éducateurs, l'interpellent par la dénomination Baay Fall et non par son prénom. Ce surnom de Baay Fall est inscrit jusque dans son dossier au centre (« Mohamed [...] dit Y. ou dit Baay Fall »). Il semble s'être habitué à cette façon de faire, bien qu'il réponde parfois par des signes d'énervements, en tirant la tête, ou en faisant mine de ne pas entendre jusqu'à ce qu'on l'appelle par son vrai prénom. Il continue donc d'essayer de se détacher de ce patronyme dans lequel il ne se reconnaît pas, et ne s'est jamais reconnu.

    Les cas que nous avons abordés ici sont significatifs d'un manque d'adhésion aux représentations qui sont liées à la rue, que ce soit par des activités (le vol, la mendicité, la drogue), ou par des catégories de personnes (Baay Fall, fakhman, talibé mendiant). Il n'y a pas (ou peu) d'appropriation symbolique (au niveau des représentations) de la rue de la part de ces enfants. Cela est probablement dû au fait que, dès le début de la carrière, certains sont dores et déjà porteur d'un

    projet de sortie, d'une envie de quitter la rue le plus rapidement possible, et sont donc à la recherche d'aide (d'appuis de la part d'une tierce personne ou d'une institutionnelle, etc). La rue n'est souvent qu'un milieu dans lequel il faut s'adapter mais qui n'a pas vocation à devenir un lieu de vie permanent sur le long terme, car elle n'offre pas d'avenir viable.

    1.3. Les rôles des adultes

    Les relations avec les adultes sont un élément remarquable dans les histoires que nous avons récoltées pour notre enquête. En effet, les parcours sont émaillés de ces rencontres qui agissent de façons différentes et avec une influence plus ou moins marquée dans la carrière de l'enfant.

    Ces contacts avec les adultes peuvent agir de manière continue dans leur parcours, les incitant progressivement à sortir de la rue. Chez Ahmed, nous avons déjà vu la place importante qu'occupe son lien d'amitié, et comment celle-ci va s'avérer être un déclencheur de sa sortie de la rue. Son parcours est aussi parsemé de plusieurs contacts avec des adultes, qui ne vont cesser de l'encourager à quitter son milieu.

    ... ma grand-mère qui me conseillait de ne pas écouter ce que disent les jeunes. Je me battais avec les jeunes, ils me traitaient toujours comme un bâtard. Toujours j'entends ces mots là. Je reviens, je lui dis et elle me conseille. Elle m'a demandé de savoir supporter, et que c'est la vie, que ça passera. Y'a son frère aussi, qui me disait qu'il faut tout faire pour sortir du village, car c'était pas ma place là-bas. Lui c'était mon ami, le frère de ma grand-mère.

    [...] Quand il [son ami] est parti je ne sortais plus de chez moi. Il y avait même une personne qui était venue de Kaolak pour travailler au village et qui est devenue mon ami. Je m'enfermais, et il venait là-bas tout le temps. Il venait pour me soulager, discuter parce que c'est ma grand-mère qui avait dit ça.

    Tout au long de son parcours, ces contacts sont venus le soutenir, pour l'aider à supporter ce qu'il vivait, et sont venus aussi l'encourager vers une sortie de sa situation, de son milieu. C'est finalement par l'intermédiaire de son oncle qu'il va trouver une issue et quitter son village pour aller à Saint-Louis, où il finira par arriver au centre. Le départ de son ami est un déclencheur, et c'est sur les conseils et sur l'aide des adultes que Ahmed va s'appuyer pour mettre fin à sa carrière de rue. Ce type d'influence, par petites touches successives, est également à l'oeuvre dans le parcours de Tarik en tant que talibé mendiant.

    ... chez les canadiens, c'est là-bas que tout à commencer, c'est là-bas qu'on a commencé à avoir la vraie vie quoi ! A l'âge de treize ans, c'est là-bas qu'on a commencé à apprendre un peu la vie : à lire, à écrire...

    [...] Ça a commencé à partir de l'âge de 16 ans jusque maintenant. G. m'a appris pas mal de choses hein : à travailler, la vie, les bonnes manières, l'amour de la vie. Aujourd'hui tout ce que je peux dire, tout ce qui est en moi aujourd'hui c'est lui qui a mis tout ça dans ma tête. Il m'a bien aidé dans ma vie.

    Que ce soit via des institutions (comme les associations) ou directement, les contacts que Tarik a pu avoir l'ont progressivement fait entrevoir une sortie possible de sa situation de talibé. Il le dit luimême de la façon suivante : « ...c'est là-bas qu'on a commencé à avoir la vraie vie... ». Ce sont ces contacts et ce qu'ils procuraient (des ressources en terme d'apprentissage notamment) qui vont progressivement inviter Tarik à construire un projet post-rue. Une de ses relations avec un adulte va le conduire à se faire adopter. C'est cette même personne qui l'aidera à se sortir de son daara, et le propulsera dans une vie active en lui procurant du travail.

    La dame chez qui Hassan rend régulièrement des services va s'avérer être un contact déterminant dans sa carrière. En effet, c'est elle qui va faire le nécessaire et le mettre en relation avec le centre, et ainsi permettre sa sortie de la rue.

    ... c'est une femme qui est venue m'approcher dans un premier temps pour solliciter mes services, précisément pour que j'aille puiser de l'eau pour les travaux domestiques pour sa famille. Et c'est à force de faire ça que des liens se sont tissés entre moi et la bonne dame. [...] Après, cette dame a parlé au centre pour faire les démarches et elle a rencontré O..

    Hassan reste un cas particulier. Comme nous l'avons déjà vu, il n'a noué aucun lien avec d'autres jeunes dans la rue. Il ne s'est tourné que vers des adultes, dans l'intention de trouver du travail pour se débrouiller. Il a d'ailleurs été confronté à quelques refus, avant de trouver quelqu'un qui accepte ses services. Cela ne l'a pas empêché de persévérer, alors qu'il ne l'a pas fait avec ses pairs.

    J'ai d'abord été confronté à un manque de confiance là où je sollicitais, avant que cette dame m'approche. Sinon, on me demandait où sont mes parents, d'où je viens, tout ça. Donc, ne pouvant pas le faire, je n'ai pas trouvé tout de suite.

    Souvent, dans les parcours que nous avons étudié, les adultes ont un rôle clé dans la sortie de la rue. Ils sont souvent le pont qui va permettre à l'enfant de passer de sa situation de rue, à une autre situation (dans une institution par exemple). Souvent, ce rôle n'est que celui d'une simple passerelle, n'étant que le chaînon manquant d'une carrière que l'enfant souhaite voir se terminer rapidement. C'est donc généralement l'enfant qui, en faisant jouer ses contacts, ses réseaux, en cherchant de l'aide, va finir par trouver une personne adulte capable de l'aider à quitter la rue. C'est par exemple le cas de Cheikh, qui, nous le rappelons, cherche un médiateur pour l'aider à retourner dans sa famille à Dakar. C'est en arrivant à Saint-Louis qu'il va mettre fin à sa carrière dans la rue.

    Je n'étais jamais venu à St-louis, même moi je ne connaissais pas ce qu'était le centre, mais je voulais parler avec ma mère et mon père pour que le problème se règle, on m'a présenté le centre, on m'a expliqué comment ça fonctionne le centre...

    C'est donc l'éducateur du centre, qui va permettre à Cheikh de réaliser son souhait, mais c'est bien Cheikh qui est allé à la rencontre du centre, et non l'inverse. L'adulte a été ici un simple moyen, qu'il cherchait en venant à Saint-Louis, qui lui a permis de sortir de la rue. Si la plupart du temps, l'enfant ou l'adolescent, devant les propositions de placement, d'avenir que peut lui faire l'adulte, quitte immédiatement, et sans hésitation sa situation de rue (dans les parcours que nous avons étudié, c'est généralement le cas des enfants recueillis par le Samu Social à Dakar, notamment Mamadou, Aly et Djiby), il arrive qu'une sorte négociation se mette en place. C'est le cas particulier de Mame, dans un daara pendant 5 ans, d'où il va faire plusieurs fugues, pour cause de maltraitances. Son marabout va le retrouver à chaque fois. Il parvient finalement à s'enfuir et quitte Touba à pieds pour Darou, puis arrive à Saint-Louis.

    ... Je ne connaissais pas l'existence du centre. Quand j'ai vu les jeunes après le marché, ils m'ont proposé. Quand j'ai discuté avec eux, quand je suis venu au centre, que j'ai trouvé l'éducateur et j'ai discuté avec lui, ce que l'éducateur m'a dit, ça ma fait réfléchir et ça m'a motivé à rester. Je lui ai dit ce que je voulais et il m'a rassuré pour rester.

    - Qu'est ce que tu voulais ?

    - Si je peux rester ici, et ne pas retourner dans ma maison. L'éducateur m'a rassuré en me disant que présentement, pas tout de suite tout de suite, mais peut-être au futur voir. Et c'est la raison pour laquelle je suis resté.

    Son dossier décrit Mame comme quelqu'un de calme, avec une forte personnalité et sociable avec ses pairs. Il semble très débrouillard et à l'habitude de la vie dans la rue. C'est probablement cette assurance qui lui permet de poser une condition à sa propre sortie de la rue. Dans la discussion avec l'éducateur, il va oser demander à ne pas retourner dans sa famille, et ce n'est qu'une fois cette garantie énoncée qu'il va accepter de venir au centre. Ce trait de caractère, cette négociation de sa sortie de la rue, ne se retrouve que chez lui. Dans les autres cas similaires (voir les entretiens de Djadji, de Mamadou et de Aly) les enfants ont simplement raconté avoir été convaincus par les propos des adultes qui les ont approchés pour leur proposer une aide.

    Les relations avec les adultes, plus ou moins marquées selon les parcours, occupent donc une place importante parmi les facteurs qui vont favoriser la fin de la carrière des enfants en situation de rue. Agissant soit de manière continue, en allant progressivement dans le sens d'une construction d'un projet post-rue, soit comme un moyen rapide qui va donner à l'enfant ou l'adolescent la possibilité

    de mettre rapidement fin à sa carrière dans la rue. Dans ces cas, la rencontre avec l'adulte peut être plus ou moins provoquées, c'est à dire que l'enfant est plus ou moins en recherche d'une ressource (adulte, institutionnelle) pour l'aider dans sa situation.

    1.4. Remarques sur la carrière

    Pour terminer cette analyse des résultats, il nous semble intéressant de revenir sur les carrières des enfants. Nous pouvons en effet en tirer quelques remarques spécifiques à notre enquête, par rapport au départ dans la rue, à la sortie, et quelques propos concernant les étapes intermédiaires. Pour certaines, ces remarques ne sont qu'embryonnaires et il serait intéressant de les développer plus en détails, par exemple à l'occasion de recherches futures.

    Nous l'avons dit dans un premier temps, lors du commentaire sur les résultats obtenus, l'arrivée dans la rue, pour ces enfants, est immédiate. Cela ne veut pas dire que l'enfant n'a pas connaissance du milieu de la rue. D'après les propos recueillis, certains connaissent plus ou moins bien d'autres enfants en situation de rue, mais n'ont jamais fugué de chez eux. L'arrivée forcée, c'est à dire que l'on a mis l'enfant en situation de rue ; il n'y est donc pas allé de lui-même. C'est le cas de tous les talibés mendiants qui ont été confiés à un daara, ou à d'autres personnes en situation de rue, comme les Baay Fall. Nous considérons donc qu'un enfant qui fugue un daara, dans lequel il était talibé mendiant, marque une évolution de sa carrière dans la rue. Le début de sa carrière dans la rue a pris effet au moment de son arrivée dans le daara, en situation de talibé mendiant. La fuite du daara constitue donc un changement de situation, mais la rue reste, de manière différente, prédominante chez l'enfant. Cette régularité peut être mis en perspective avec le fait que toutes les sorties de la rue, dans les histoires que nous avons écoutées, sont des sorties de type active (voir les types de sorties page 16). En effet beaucoup de ces enfants disposent d'un projet (ou à défaut d'une intention, plus ou moins bien définie) d'après-rue dès le début de leur carrière. Cet élément nous semble être le socle fondamental sur lequel va se construire, aux côtés d'autres facteurs (la sociabilité, les repères identitaires, etc114), le cheminement vers la fin de la carrière. Ces sorties actives, marquées par la faible appropriation symbolique de la rue, sont peut-être la trace d'une socialisation familiale restée prédominante chez ces enfants. En effet, les arrivées immédiates ne permettent pas une socialisation de la rue avancée avant le départ. Cela implique que le bilan famille-rue que l'enfant peut dresser au moment de son départ - si bilan il y a - ne se fait qu'en grande partie sous l'influence de la socialisation familiale. C'est également un des éléments qui influence le fait que ces enfants se tournent rapidement vers une recherche de sortie de la rue.

    114Voir le système des facteurs d'influences de la carrière page 16.

    Nous l'avons déjà soulevé plus haut, la sortie de la rue de Tarik nous pose question. Nous l'avons à la fois classée comme étant une sortie active et une sortie par épuisement des ressources. D'abord, la sortie est active car c'est un réel projet d'après-rue qui germe chez Tarik lorsqu'il est encore au daara. Ce projet prend forme progressivement, influencé notamment par les rencontres et les apprentissages qu'il peut faire à l'extérieur de son école coranique. C'est enfin en prenant appui sur un de ses contacts qu'il va quitter le daara et devenir indépendant (avec un travail, un logement, etc). C'est en ce sens que sa sortie est une sortie active, mais elle l'est dans une situation particulière. En effet, comme il le dit lors de l'entretien, tous les talibés sont amenés à quitter un jour ou l'autre le daara.

    ... il y a un âge limite, si tu as bien appris le Coran, si tu es âgé. Parce qu il y a des daaras où il n'y a pas d'âge limite. Bon si tu es âgé, le marabout va essayer de contacter tes parents, pour que tu puisses rentrer, rencontrer ta famille. Au bout d'un moment, lui ne te retient plus. Tu demandes la permission et il te laisse partir. Je peux pas dire pour les autres marabouts, mais mon marabout, si tu es âgé, il va te laisser partir. Y'a des talibés qui ont vingt ans, qui ne rentrent pas, juste les études coraniques et bosser. Ils restaient toujours, parce que tu peux toujours apprendre le Coran.

    - Donc à un certain âge, si tu veux, tu peux partir tout seul ? - Oui, si tu veux tu peux partir.

    - Mais si tu pars à 7 ans par exemple, là on va venir te chercher...

    - Oui, là c'est pas possible. Vers 20, 21 ans. Nous on a eu de la chance de sortir tôt du daara, parce que nous on a bien appris. Ce que d'autres mettent plus de temps nous on a bien appris. On était très jeune, on a bien appris. A l'âge de 15 ans, on comprenait tout le livre. Quand tu dis une ligne, nous on savait ce que tu dis, où c'était... on savait bien. Et le marabout, il faisait confiance, il savait qu'on apprenait bien. « Jusqu' à présent c'est pas assez... ». Bon nous on a décidé de partir jeune, mais y'en a qui sont restés. Après, moi j'ai eu d'autres idées, d'autres visions, c'est là que j'ai eu envie de partir quoi.

    La fin de la présence au daara peut donc se faire à l'issue de l'apprentissage, lorsque le marabout décide que celui- ci est arrivé à son terme, et non par le départ sur la seule décision du talibé. La situation de Tarik est donc ambiguë car à la fois il est porteur d'un projet de sortie, et à la fois, ce projet ne se met réellement en place qu'à partir du moment où sont marabout lui a donné l'autorisation de quitter le daara, car il a terminé son apprentissage. La manière dont Tarik a quitté son daara n'est pas complètement claire dans ses propos, mais la question mérite d'être posée pour le cas plus global des talibés mendiants quittant leur condition. Sont-ils dans un cas de sortie active ou de sortie par épuisement des ressources (c'est à dire, dans leurs cas particuliers, parce qu'ils sont arrivés à la fin d'un apprentissage qui déterminait une présence dans la rue) ? Cette question

    nécessite une analyse détaillée du fonctionnement des daaras, qui, comme nous l'avons vu précédemment (voir page 30), constituent une catégorie très hétérogène, et des cursus d'apprentissages qui y sont mis en oeuvre afin de replacer ces sorties du daara dans leurs contextes.

    La carrière de l'enfant évolue en passant d'une étape à une autre. Nous remarquons que ce sont souvent des événements importants aux yeux de l'enfant qui sont en jeu lors d'une évolution de la carrière. Ils marquent donc un avant et un après dans le parcours de l'enfant en situation de rue. Citons quelques exemple, comme celui de Cheikh, dont le départ de Touba est marqué par proximité du grand Magal et qui va alors quitter la ville vers Saint-Louis, de peur d'y croiser sa famille. Ahmed, dont l'arrivée dans la rue est dûe à l'apparition et au comportement de son père. Sa sortie de la rue a pour origine le départ de son ami, qui était alors sa principale attache au village. Le départ de Tarik de son daara s'est construit progressivement, mais il semble que ce soit à la suite d'une maladie qu'il a finalement mis fin à sa carrière.

    Notre recherche se concentrait plus particulièrement sur le passage particulier de la rue à l'aprèsrue : la fin de la carrière. Nous nous sommes donc penchés sur les étapes comme, la rue refusée et la sortie de la rue. Nous manquons cependant d'information quant aux étapes précédentes, et particulièrement la rue observée/ludique et la rue assumée. Si ces éléments transparaissent dans les parcours des enfants, il nous a été difficile de les mesurer clairement.

    Chapitre 2 : Retour sur la problématique

    2.1. Réponse aux questions de recherches

    En s'appuyant sur les résultats de notre enquête, nous pouvons répondre ici aux questions de recherche que nous nous sommes fixés en reprenant rapidement les éléments que nous avons développé dans le chapitre précédent.

    1. En quoi l'image de soi, chez l'enfant/l'adolescent en situation de rue, influe sur sa sortie de la rue ?

    L'image de soi est un élément important dans la dynamique identitaire des enfants. Nous l'avons vu, elle influence la carrière du début jusqu'à la fin. Nous avons mis en évidence comment l'image de soi permet de comprendre avec quelle intensité les enfants vont d'approprier la rue. Elle est aussi un élément important du passage sensible de la fin de carrière. C'est ce que peut révéler le cas de Khalil, un adolescent présent au centre dont nous n'avons pu étudier que le dossier. Pendant ses quatre années passées dans la rue, il été longtemps sous l'influence de plus grands de la rue (Baay Fall notamment) qu'il a fréquenté dans plusieurs villes du Sénégal, avant d'arriver à Dakar où il est

    recueilli par le Samu Social. Il fugue à plusieurs reprises du centre, et il dort dehors, avec d'autre de la rue qu'il a fréquenté à Dakar. Il revient, parfois perturbé, car, « il sait les dangers de la rue ». Son dossier contient un rapport d'une psychologue qui note : « Aujourd'hui, il ressent parfois le besoin de s'évader (notamment pour régler certains besoins personnels en gagnant un peu d'argent). Dans la rue, les gens se moquent de lui parce qu'il vit au centre. Il est conscient de la stabilité que lui apporte le centre. Dans la rue, il ne s'agit que de survie, hors au centre, les besoins de base sont assurés, ce qui laisse la place à la morale, des valeurs, des choses plus fondamentales. Il est en demande d'entretien, veut qu'on le regarde positivement ». Ces phrases nous permettent donc de mettre en relief le besoin qu'ont les enfants et adolescents d'avoir une image positive d'eux-mêmes. Cette image positive est en partie construite sur l'image de lui-même qui lui est renvoyée par les autres (ses pairs et les adultes).

    2. Comment l'intégration de l'enfant/l'adolescent à des groupes ou des réseaux influe sur la sortie de la rue ?

    Nous avons décrit la manière dont les relations entre pairs, notamment via l'intégration à des groupes ou des réseaux, a eu une influence sur l'ensemble des carrières de ces enfants, et sur la sortie de la rue en particulier. Si elles peuvent également influer contre une sortie , ralentissant la carrière, nous avons mis en évidence qu'elles se sont révélées utiles parce qu'elles permettaient à l'enfant d'élargir son cercle des connaissances, en lui permettant donc d'avoir accès à des possibilités de sortie plus facilement et rapidement (par des contacts avec des institutions notamment). Ces relations ont parfois oeuvré directement pour la sortie de la rue de l'enfant concerné (en allant rapporter son cas auprès d'une institution par exemple).

    3. Comment l'identification de l'enfant/l'adolescent à des représentations sociales influence sa sortie de la rue ?

    Cet aspect de la socialisation, comme l'a défini Pierre Tap, est particulièrement liée à l'identité. Elle est en effet intimement associée à l'image de soi, car l'enfant ne va s'approprier des représentations sociales que s'il juge qu'elles sont en accord avec l'image qu'il a de lui, ou avec l'image qu'il souhaite renvoyer de lui-même. D'après nos résultats, nous observons que cette dimension va être le marqueur d'un certain refus de la part des enfants des représentations et des valeurs qui peuvent être associées à la rue. C'est le cas des enfants qui refusent le vol, ou lorsqu'il le pratique, souhaite s'en détacher le plus possible. L'association à des catégories de personnes que l'enfant juge non appropriée et/ou dégradante va être le révélateur d'une distance importante entre l'enfant tel qu'il se perçoit et l'ensemble des représentations qu'il va lier à la rue.

    2.2. Réponse générale à la problématique

    Nous avons vu à travers les réponses aux questions de recherche comment ces deux dimensions, la socialisation et l'identité, pouvait influer sur la sortie de la rue. C'est par l'identification l'adhésion ou le rejet de certaines représentations sociales ou certaines valeurs sociales que l'enfant va ainsi se positionner par rapport à la rue. De notre travail, citons le refus (ou la gêne) de voler, de mendier pour certains, souvent associé au souhait de s'en sortir d'une manière qu'il juge bonne, ou honnête. Cela marque donc une distance que l'enfant va garder par rapport à la rue. C'est aussi le refus de se voir assimilé à certaines catégories sociales qui va montrer que ces enfants ne vont pas s'approprier la rue complètement, car ils ne veulent pas en assumer certains aspects. Certains vont donc de pas vouloir être confondu avec les talibés, d'autres avec des fakhmans, etc. Ce sont bien ces éléments qui sont révélateur d'un manque d'adhésion aux représentations sociales et aux valeurs qui constitue le monde de la rue. Cette non-adhésion est donc le signe que ces enfants vont s'orienter plus facilement vers des solutions de sortie de rue, plutôt que de chercher à s'y attacher d'avantage.

    Le deuxième point important de ce travail est la mise en valeur de la manière dont les relations, que ce soit entre pairs ou avec des adultes, ont une influence sur la fin de la carrière. Les contacts avec les adultes peuvent n'être perçus que comme un mettre en oeuvre un projet de sortie de rue déjà plus ou moins préparé. Ils peuvent aussi chercher à inciter progressivement à la construction de ce type de projet, tout au long du parcours de l'enfant. Dans la grande majorité des cas, les contacts noués avec les adultes a souvent entraîné une avancée vers la fin de la carrière de l'enfant. Les relations entre pairs sont à double tranchants. Elles peuvent attirer d'avantage l'enfant vers la rue, et ainsi ancrer sa carrière, mais elles peuvent également l'aider vers sa sortie. Elles permettant en effet aux enfants de développer un réseau de connaissance et ainsi multiplier les opportunités de sortie. C'est aussi en s'appuyant sur la solidarité de certains de ses pairs qu'un enfant peut évoluer et mettre un terme à sa carrière dans la rue.

    Chapitre 3 : Regard critique et ouvertures

    3.1. Sur la méthode

    Au cours de notre enquête et à la suite de l'analyse des résultats, nous nous sommes aperçus de certaines limites des méthodes que nous avons employé. Il s'agit ici d'essayer de souligner ces aspects, en essayant de comprendre leurs impacts dans les résultats, afin d'améliorer la qualité d'une recherche future.

    Nous voulons tout d'abord dire que nous manquons d'entretiens pour consolider certaines régularités
    que nous avons observé, et en mettre à jour de nouvelles. En effet, nous ne sommes pas arrivés à

    saturation dans le contenu des entretiens que nous avons réalisé. Une enquête plus conséquente quantitativement permettrait d'agréger davantage de cas, ce qui permettrait une réponse plus achevée à la problématique étudiée. Aussi, il serait intéressant de travailler de manière plus précise sur l'échantillonnage. Si nous avions initialement défini un échantillon, il nous a été difficile de nous y conformer, car les enfants interrogés ont été choisis en grande partie avec l'aide de l'équipe éducative du centre dans lequel se déroulait l'enquête. Le fait même de travailler avec ce centre a eu un impact sur les résultats obtenus. Nous nous sommes en effet entretenus avec des enfants n'étant plus en situation de rue. Cette particularité de notre échantillon oriente d'une certaine façon nos résultats. D'une part, les enfants ont un regard rétrospectif sur leurs carrières. Cela peut impliquer plusieurs choses : il peut arriver que ce regard évolue, que l'enfant soit tenté de modifier des éléments en racontant son parcours, que l'enfant oublie certains détails, etc. Donc si ce cette façon, nous pouvons recueillir des histoires de carrières complètes, les éléments qui ont freiné ou facilité la sortie de la rue peuvent ne pas nous apparaître ou être moins facilement compris que lorsque l'enfant est encore en situation de rue. Le choix du terrain a été fait avant tout pour des raisons pratiques (comme la barrière de la langue ainsi que l'aide qu'a accepté de fournir l'équipe éducative notamment). Il est par ailleurs évident qu'une maîtrise correcte du wolof aurait permis de supprimer l'intermédiaire d'un traducteur lors des entretiens, et donc d'une partie des biais inhérents à la traduction (la traduction des questions et des réponses, même sans traducteur intermédiaire, peut comporter certaines limites). Aussi, il serait préférable de prévoir plusieurs entretiens avec un même enfant. En effet, revenir sur une histoire après avoir fait une première relecture des transcriptions des entretiens réalisés permettrait notamment d'approcher des éléments plutôt négligés lors des premières rencontres. Cela permettrait également d'aborder les aspects souhaités avec plus de profondeur (notamment les éléments centraux de notre problématique : l'identité et la socialisation) que lors d'un unique entretien, qui peut parfois s'apparenter à une sorte d'« interrogatoire marathon », avec pour ligne blanche la liste des thèmes et questions du guide d'entretien. Cette façon de faire un peu mécanique, dûe en partie à des conditions parfois difficiles , et à la fatigue des différents protagonistes, ne nous a pas permis une écoute suffisamment active. Or, la qualité de l'écoute est un facteur garant d'un entretien concentrant davantage d'éléments pertinents, car elle permet une meilleure compréhension, des relances plus appropriées, etc. C'est ce qui a manqué sur des aspects comme la socialisation et les vecteurs d'apprentissage au sein des groupes, la prise de rôles et les statuts. Il serait également enrichissant de compléter notre enquête par des entretiens avec des personnes travaillant auprès des enfants en situation de rue, en allant au -delà d'une simple discussion plus ou moins formelle. L'expérience dont ils disposent et le regard qu'ils peuvent porter sur la problématique abordée serait un plus non négligeable dans l'analyse des résultats.

    Une révision de la grille de lecture est également nécessaire à une analyse plus fine et pertinente des résultats. Certaines des variables utilisées sont en effet ambivalentes. Par exemple, « insatisfait de sa situation dans la rue », liée à la dimension de l'image de soi de l'identité peut porter à confusion. L'insatisfaction d'une situation de rue n'est pas uniquement de nature identitaire. En effet, sur cet aspect, l'identité peut jouer au côté d'autres éléments non négligeables, comme une situation de maltraitance ou d'exploitation. Ainsi ce n'est peut-être pas que (voir pas du tout) pour des raisons identitaires que l'enfant va se montrer insatisfait de sa situation. Aussi, les éléments qui concernent la carrière de l'enfant (sur la rue observée/ludique et la rue assumée) ne sont pas tous mesurables de manières satisfaisantes. Il conviendra de retravailler ces concepts en y cherchant des indicateurs plus efficaces.

    Dans le guide d'entretien, les questions liées au thème concernant la trajectoire de l'enfant sont sensées interroger sur les changements ayant lieu dans la carrière. Ces questions devaient aider à déceler les étapes de la carrière de l'enfant, mais ont été mal comprises la plupart du temps. Il serait préférable de mesurer des changements sur des thématiques plus précises (vie dans le groupe, activités, lieux, repères identitaires, etc) plutôt qu'en général, car les enfants ne perçoivent pas le sens de la question.

    3.2. Pistes d'ouvertures

    Tout au long de ce travail d'étude, un certain nombre de questionnement nous sont apparus et nous ont semblé importants. Ces réflexions sont peut-être susceptibles de faire l'objet de recherches ultérieures.

    Durant notre travail, nous n'avons pas différencié les modes de sociabilité des enfants et adolescents. En effet, il serait intéressant d'essayer de voir ce qui change chez les enfants en fonction du mode à l'oeuvre dans les relations entre pairs, ainsi qu'en fonction de la façon dont adhère chacun des membres. Dans certains discours d'enfants et dans nos observations, nous avons détecté quelques différences entre les types d'associations possibles entre les enfants. On trouve également plusieurs exemples dans la littérature scientifique et institutionnelle : réseaux, bandes, near-groupe, dyade, triade, etc. Cette diversité a-t-elle un impact sur les activités des enfants ou ces modes sont-ils choisis en fonction de l'activité exercée ? Comment prennent vie ces différentes formes de groupement, et quelle est alors l'influence de ces deniers sur les enfants ?

    Dans ce travail, nous avons abordé les relations avec les adultes puis l'image de soi comme
    dimension de l'identité personnelle de l'enfant. Un trait important s'est avéré primordial dans l'image
    de soi : le regard des autres, et des adultes en particulier. Au delà de la simple relation avec l'adulte,

    l'image qu'il va renvoyer à l'enfant de lui-même, le regard positif, bienveillant, est une clé importante dans la perspective de la sortie de la rue, comme nous le montre le cas de Khalil, vue plus haut. L'image de soi est double. Il y a l'image que l'on a de nous même, et l'image que les autres nous renvoient de nous même. Il nous faut donc prendre en compte cette dimension « extérieure » de l'image de soi, car elle peut être un élément déterminant dans la sortie de la rue. D'après Riccardo Lucchini, cette dimension est un des facteurs d'influence de la carrière (voir page 16).

    Dans une future recherche, afin de travailler cette question de la fin de la carrière, il serait intéressant de mener une enquête auprès des enfants en situation de rue, et non pas uniquement ceux qui en sont sortis. Cela devrait permettre de se placer au plus près des facteurs qui d'une certaine manière empêche les enfants de sortir de la rue, en regardant notamment quels éléments lie l'enfant actuellement en situation de rue à la rue elle-même. En effet, notre étude s'est voulu être un exploration des éléments qui ont permis la fin de la carrière des enfants, mais pour aller plus loin, il nous faudrait comprendre plus en profondeur la situation des enfants pour saisir toutes les dimensions qui contribuent au ralentissement de leurs carrières. Ces éléments sont importants car ils pourraient enrichir les connaissances des travailleurs oeuvrant auprès de ces enfants et ainsi leurs permettre une meilleure prise en charge des enfants en situation de rue, et ainsi être des leviers plus efficace pour faciliter leurs sorties.

    Notre travail autour des questions identitaires des enfants, ainsi que les remarques que nous avons pu entendre de la part de l'équipe éducative nous font réfléchir à nouveau sur l'objet même de notre travail, et la difficulté qu'il y a à nommer et définir ces enfants. En effet, nous l'avons déjà dans la première partie, les dénominations et définitions font débat, et nous nous avions finalement adopté le terme enfant en situation de rue. Cette dénomination a en effet le mérite de placer l'enfant dans une situation particulière : la rue. Contrairement à d'autres termes (enfant de la rue, enfant à la rue, etc), il ne lie pas de manière directe et définitive l'enfant à la rue. Malgré cela, le terme rappel tout de même que ces enfants sont à la rue. Or, au même titre que enfant en situation difficile, il reste une catégorie stigmatisante aux yeux des enfants. Nous rappelons ici une phrase de Hassan : « Je me considérais comme un être humain qui cherche à se débrouiller dans la rue. ». Voilà comment les enfants se définissent, voilà comment il aime être regarder, et non pas comme un public en difficulté, en partie car ce terme peut être amalgamé avec un public difficile. Aussi, les enfants du centre nous montrent régulièrement qu'ils n'acquiescent pas ce dernier terme115, par des phrases comme « Mais nous, on est pas en situation difficile », « on a un avenir », « on ne veut pas être vu

    115La vocation du centre, tel qu'il se définit, est en effet de venir en aide aux enfants en situation difficile

    comme difficile », etc. Il refuse cet étiquetage qu'ils perçoivent comme stigmatisant. Cela nous pousse à souligner de nouveau la difficulté de ranger clairement ces enfants derrière une définition, un concept, en tant qu'objet de recherche. Cette difficulté est d'autant plus marquée qu'en choisissant le terme enfant en situation de rue, nous avons choisis, d'une certaine manière, de recueillir les propos de l'enfant et de se rapprocher de sa subjectivité. Alors que faire lorsque ces derniers refuse de rentrer dans les catégories dans lesquelles nous souhaiterions les ranger ? Ces réflexions se font l'écho de la phrase de Lucchini : « enfant en situation de rue est un concept à la recherche d'un objet ». En effet, la difficulté de former une catégorie homogène autour de ces enfants s'est particulièrement fait sentir tout au long de ce travail. Le fait que certains enfants boudent la dénomination qui leurs est accolée rajoute à cette difficulté et doit prolonger la réflexion sur ce point. A partir d'une catégorie, d'une étiquette, nous avons parfois tendance à ne penser qu'à travers elle, à ne voir que les propriétés qu'on lui attributs, en négligeant la pluralité même des êtres humaines et leurs multiples facettes.

    CONCLUSION

    Arrivée au terme de ce travail, nous en rappelons les éléments importants. D'abord, nous observons l'ambivalence des relations entre pairs. Elles peuvent ralentir la carrière, de part l'attirance qu'elles exercent et de part les promesses qu'elles émettent. Les liens forts peuvent maintenir un enfant dans une situation de rue. Mais ces relations peuvent également déclencher la fin de la carrière. La multiplication des contacts, l'insertion dans des réseaux permet de mettre à porter des enfants les opportunités de sortie qui, pour certains, faisaient l'objet d'une recherche, sous tendue par une projet post-rue mûri ou en construction. Ce sont parfois même les pairs qui directement agir, par solidarité, en faveur d'un enfant, et précipiter sa sortie de la rue.

    Dans un deuxième temps, nous observons chez beaucoup des enfants que nous avons rencontré une distance significative avec la rue. Nous entendons par là que l'enfant, s'il est en situation de rue, ne se l'est pas complètement approprié. Certains refuse en effet certaines pratiques, notamment le vol, ou la mendicité. D'autres sont gênés par la pratique de ces activités, et y participent par nécessité, avec une certaine retenue, en essayant de s'y associer le moins possible. C'est enfin en refusant des étiquettes qu'ils jugent ne pas leurs correspondre ou stigmatisantes (« talibés », « fakhman ») que ces enfants vont marquer le degré limité de leurs appropriation de la rue, et des représentations qui lui sont associées. Cette distance que certains arrivent à conserver va alors constituer le terreaux sur lequel va naître, s'il n'existait pas déjà, un projet post-rue.

    C'est souvent là que l'aide d'un adulte est nécessaire. Dans ces cas là, l'adulte qui croise le parcours de l'enfant, lorsqu'il fait preuve d'écoute et de bienveillance, va souvent être le chaînons manquant d'un parcours auquel l'enfant souhaite mettre un terme. D'une certaine manière, l'adulte est le moyen concluant par lequel la carrière va prendre fin. Il arrive aussi que la rencontre soit plus fortuite, mais néanmoins efficace, d'autant plus si l'enfant, sans forcement être porteur d'un projet post-rue bien défini, ressent une certaine insatisfaction quant à sa situation dans la rue. Dans d'autres cas enfin, les contacts avec les adultes vont jouer le rôle d'agitateur, par des conseils répétés, des pistes tracées, que les enfants vont alors suivre jusqu'à la sortie de la rue.

    Ce sont là les résultats les plus significatifs que nous ayons obtenus. Ces derniers sont en effet le fruits d'une méthode dont il nous faut dire les limites. D'abord l'échantillon choisi oriente les résultats. Nous nous sommes entretenus avec des enfants sortis de la rue, et pour la plupart en réinsertion scolaire ou professionnelle. Nous avons donc mis de côté les enfants actuellement en situation de rue, qui sont sans nul doute porteurs de réponses différentes, car ils se trouvent encore

    confrontés à la rue et aux attaches qui les y retiennent. Aussi, certaines redondances conceptuelles dans la grille d'analyse sont à retravailler, et cette dernière est d'avantage à mettre en cohérence avec le guide d'entretien. Cela passe notamment par proposer des questions permettant une saisie la plus achevée possible des dimensions que l'on souhaite analyser. Aussi, il a été difficile de mener de longs entretiens (au delà de 20 ou 25 minutes). Il sera donc important d'approfondir les entretiens, pour rentrer dans certains détails, et révéler d'autres éléments, avec d'avantage de finesse. Sur le plan pratique, il sera notamment nécessaire de multiplier les entretiens avec un même enfant ou adolescent, afin d'aborder chacun des thèmes souhaités dans toutes les dimensions recherchées.

    Pour poursuivre et améliorer ce travail, il sera intéressant de se pencher sur une dimension intimement liée à l'identité personnel, à savoir le regard des adultes. En effet, Nous avons vu que l'image qui est renvoyé à l'enfant de lui-même est déterminante dans les choix qu'il peut faire dans sa carrière. Il est donc important de lier cette dimension du regard adulte ou institutionnel, au côté de celle de l'image de soi et des contacts avec les adultes. Nous venons également de le souligner, il est intéressant d'attacher une importance plus grande aux éléments qui freinent la carrière de l'enfant. Pour ce faire, une étude auprès des enfants actuellement en situation de rue permettra alors de saisir les facteurs et attaches qui empêchent l'enfant d'avancer vers la fin de sa carrière.

    Au Sénégal, la situation des enfants en situation de rue est intolérable. Hier, après indépendance, ils constituaient une gène sociale. Aujourd'hui, le regard social s'est en quelque sorte habitué. « La gène vient maintenant de l'extérieur (de occident). Les discours des intellectuels font référence au passé et aux solidarités traditionnelles et communautaires, pour donner une image encore positive. Ces discours sont relativement de mauvaise foi. Preuve en est le nombre d'enfant des rues, signe de la désagrégation des structures parentales traditionnelles, et de l'absence de politique publique pour les enfants marginalisés »116. Si l'Etat se hasarde à de timides tentatives, notamment en condamnant quelques maîtres coraniques, parmi ceux qui exploitent et maltraitent leurs talibés, elles ne sont encore que mesures de communication, et les progrès enregistrés sont faibles, voir inexistants. Ces changements seraient de toute façon difficilement mesurables, tant le problème est vaste. Les efforts déployés par les personnes qui travaillent directement auprès de ces enfants sont remarquables, mais ne sont malheureusement qu'une goûte d'eau face à l'ampleur du problème et de ses multiples enracinements. Sans s'attaquer à ces causes, sans travailler sur les structures sociétales qui conduisent ces enfants à la rue, ce travail est malheureusement en grande partie vain, au Sénégal comme ailleurs.

    116Camille Kuyu Mwissa, Parenté et Famille dans les cultures africaines, Paris, Karthala, 2005, p. 115

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    ANNEXES

    Table des annexes

    Annexe 1 : Guide d'entretien 83

    Annexe 2 : Entretien 1 : Ahmed 84

    Annexe 3 : Entretien 2 : Cheikh 86

    Annexe 4 : Entretien 3 : Hassan 88

    Annexe 5 : Entretien 4 : Djiby 89

    Annexe 6 : Entretien 5 : Tarik 91

    Annexe 7 : Entretien 6 : Mohamed 94

    Annexe 8 : Entretien 7 : Papis 95

    Annexe 9 : Entretien 8 : Aly 96

    Annexe 10 : Entretien 9 : Mame 97

    Annexe 11 : Entretien 10 : Mamadou 98

    Annexe 1 : Guide d'entretien

    Informations à donner à la personne interrogée avant l'entretien, en réponse aux questions suivantes : Qui suis-je ? Ce que je cherche ? Pourquoi toi ? Confidentialité ? Durée ? par quoi on commence ?

    Contexte Date/Heure :

     

    Durée :

     
     

    Lieux :

    Autres infos sur le contexte de l'entretien :

    Identité

    Nom / Prénom :

    Age :

    Origine :

    Durée dans la rue : La carrière

    Thèmes abordés

    Questions pour approfondir

    Contexte avant l'arrivée

    Où habitais-tu ? Quel(s) élément(s) déclencheur du départ ? Activité(s) à l'époque ?

    Arrivée dans la rue

    Comment s'est passé ton arrivée-intégration ? Des choses nouvelles à apprendre ? Adaptation ?

    Trajectoire

    Y-a-t il eu des changements dans le quotidien ? Tu as changé de façon de voir les choses ? D'activités ? De relations ? De groupe ? As-tu sentis que par moment, tu changeais ?

    Relations, Groupe, amitié

    Avais-tu des amis ? Des liens avec des adultes ? De quelle nature ? Comment se passait la vie de groupe ?

    Activités (travail, mendicité, jeux)

    Que faisais-tu pendant la journée ? Comment gagnais-tu ta vie ? Quels jeux ? Quels petits boulot ?

    Sortie de la rue

    Qu'est ce qui t'a décidé à sortir ? Où es-tu allé ensuite ?

    A la fin, dernière question : demander à l'enfant s'il veut rajouter quelques choses (par rapport à ce qui s'est dit, ou sur autre chose), compléter ou corriger s'il pense que nous avons mal compris/interprété ses propos, etc.

    Annexe 2 : Entretien 1 : Ahmed

    - Au début j'étais au village à N., chez la grand-mère, ma mère est décédée, en 2005 et moi j'étais chez ma grand-mère. Et mon père, que je n'avais pas connu... Depuis le jour où ma

    mère est décédée, après j'étais en troisième à l'école secondaire à Podor. En faisant la troisième, récemment, mon père a voulu intervenir dans ma vie, bon, pour me reconnaître, à l'âge de 17 ans. Il a voulu me reconnaître. Il m'a téléphoné pour me dire qu'il est mon père,

    et bon, moi, ça m'a perturbé et moi j'ai découragé jusqu'à aller même à échouer mon examen, et bon je suis resté là-bas au village. [C-AM(i)][C-AP(l)] J'ai traîné, je me battais avec les jeunes, les enfants qui me disaient des calomnies tout ça bon. A chaque fois je me battais, je me battais, et je ne voulais plus rester dans le village. [S-IC] Et j'ai écris une lettre à mon oncle pour qu'il m'aide à faire quelque chose, pour qu'il m'aide à sortir du village. [C-SA] Il m'a envoyé ici à St-Louis pour faire de l'électricité à l'école formation de St-Louis. Et après, trois mois après, chaque mois il m'a proposé de payer la location pour moi et ma nourriture, tout. Mais tout ce qu'il a fait c'est trois mois. Il m'a envoyé de l'argent et lorsque j'ai trouvé le centre, je lui ai téléphoné, « maintenant je ne paye pas de location, je ne paye pas l'école », et dès que je lui ai parlé de ça, il m'a laissé, il n'a plus payé, alors j'ai

    parlé à B., et elle a pris ses engagements pour payer l'école et m'héberger au centre, et jusqu'à maintenant. J'ai eu quelques examens à faire par exemple ici à l'Institut Culturel Français, le DELF, le diplôme d'étude sur la langue française, et j'ai réussi. Après j'ai réussi, après j'ai retourné au village, et j'ai trouvé là-bas quelque chose qui n'allait pas. Quelque chose qui n'allait pas bien, parce que là-bas il y avait la discorde. Parce que chez nous la tradition fait que, comme il y a des gens qu'on traite comme des nègres, comme les noirs. Il y a des gens qui sont les rois. Il y a des gens qui disent que ce sont eux qui sont les rois, et les autres doivent les obéir, et ça a amené des bagarres. Parce que ça a commencé par moi, car quand mon père a voulu me reconnaître, on l'a traité de nègre, on l'a traité de vaurien, tout ça. Et ça a failli amener une petite bagarre, on l'a réglé, mais ces temps ci, encore, ils ont repris les bagarres et sont allés au commissariat. Il y a des gens qu'on a laissé, et il y a

    des gens qu'on a amené à la police. Bon, j'ai été pendant 15 jours et je suis revenu ici. Depuis que je suis revenu, avant hier on m'a téléphoné, on m'a dit, que il y a encore des gens qu'on a emmené à la police. Jusque maintenant, ils n'ont pas arrêté. Mais, je me suis dit que moi, en tout cas je ne suis pas là-bas. Je n'y peux rien. Bon, en ce moment, là, tout ce que je vise c'est mon avenir. Au village ils se disputent, ils se battent encore.

    - Donc quand tu étais au village, tu logeais chez ta grand-mère...

    - Oui, chez ma grand-mère

    - Et après, quand tu es venu à Saint-Louis, tu étais dans un logement ?

    - Oui, dans une location à Sor.

    - Donc en fait, la période où tu étais dans la rue, c'était au village ?

    - Oui, au village. Ici j'ai failli traîner dans la rue mais heureusement il y avait le centre. C'est lorsque j'ai trouver le centre que mon oncle m'a abandonné.

    - En fait, tu as trouvé le centre, puis tu l'as dit à ton oncle, et c'est là que tu n'as plus eu de nouvelles.

    - Oui. B. l'avait appelé et lui avait demandé de payer l'école. Il a dit qu'il n'avait rien, mais

    qu'il ferait tout pour envoyer de l'argent et payer des études, mais ça il ne l'a pas fait.

    - On va plus revenir sur la période où tu étais dans la rue, où tu « traînais », comme tu dis. Tu

    étais seul ? Tu avais des amis dans la rue ?

    - Oui, [S-IG] j'avais un ami, mais il a finalement fini par aller en Italie. Son père l'a amené en Italie. Mais lorsque j'étais au village, que je traînais, je n'allais pas à l'école, lui aussi n'allait pas à l'école, il avait abandonné les études. Mais lui, ce n'était pas à cause des

    problèmes. Il avait abandonné parce qu'il ne voulait pas. Moi je ne suis plus allé à l'école parce que je ne pouvais plus supporter, avec les problèmes que j'ai, je n'arrivais pas à apprendre mes leçons, et j'avais peur même d'aller en classe, qu'on m'humilie parce que je n'apprenais pas mes leçons, et [I-IC] je ne veux pas avoir des mauvaises notes sur mes devoirs. Donc je suis allé dans la rue. Avec lui, on traînait, on ne faisait qu'écouter de la musique, fumer, aller de gauche à droite. Je parlais de mes problèmes, parfois il me conseillait, parfois moi aussi je le conseillais, mais ça a fini, malheureusement ça n'a pas duré. Son père l'a amené en Italie et je suis resté seul. [C-R] C'est à ce moment j'ai réagi je me suis dit que j'appelle mon oncle pour que je lui propose... que je sorte du village. [ISI] Je me considérais sans patrie, c'est comme si je n'avais pas de patrie. Je me considérais sans famille, sans patrie dans le village. J'étais seul. Ma grand-mère seule ne me suffisait pas. Je vivais seul.

    - Donc, c'est au moment où ton ami est parti que tu as voulu voir avec ton oncle alors...

    - Oui, je vais essayer de voir avec mon oncle [I-SP] pour pouvoir moi aussi évoluer. Lui est parti pour apprendre et travailler. Lui il a réussi, et moi aussi je vais faire quelque chose pour mon avenir. Si je ne le fais pas, personne le fera pour moi. Je suis seul : je n'ai pas de frère, ni de mère, ni de père. Ma grand-mère n'a pas de moyen, pour faire quelque chose pour moi.

    - A part ton ami qui est parti en Italie, tu n'as pas rencontré d'autres gens de ton âge, ou un adulte qui t'as aidé dans la rue ?

    - A part lui, [S-IC] c'est ma grand-mère qui me conseillait de ne pas écouter ce que disent les jeunes. Je me battais avec les jeunes, ils me traitaient toujours comme un bâtard. Toujours j'entends ces mots- là. Je reviens, je lui di et elle me conseille. Elle m'a demandé de savoir supporter, et que c'est la vie, que ça passera. [S-IC] Y'a son frère aussi, qui me disait qu'il faut tout faire pour sortir du village, car c'était pas ma place là-bas. Lui c'était mon ami, le frère de ma grand-mère.

    - Donc les activités, tu étais surtout avec ton ami ? Tu faisais des petits travaux ?

    - Non, on ne faisait qu'écouter la musique. On avait une petite place, près de chez ma grand-

    mère où à chaque nuit on venait là-bas faire du thé, écouter la musique. On ne savait plus

    quoi faire. Et mon ami est parti, et j'ai réagi un peu pour sortir du village.

    - Donc après tu es arrivé à St-Louis et ton oncle t'a aidé... Quels étaient tes réactions face aux autres jeunes quand ton ami est parti ?

    - Quand il est parti je ne sortais plus de chez moi. [S-IC] Il y avait même une personne qui était venue de Kaolak pour travailler au village et qui est devenue mon ami. Je m'enfermais, et il venait là-bas tout le temps. Il venait pour me soulager, discuter parce que c'est ma grand-mère qui avait dit ça. Lui il enseignait le karaté, et un jour je suis allé làbas pour assister à son cours, et on est devenu des amis. Comme il n'était pas du village, il ne connaissait rien, et tout. Je l'ai laissé là-bas, et quand je suis rentré au village, je ne l'ai pas trouvé là-bas.

    - C'est donc surtout ton ami qui t'a aidé, avec qui tu étais très proche.

    - Oui

    - Est-ce qu'il y avait autre chose à ce moment là qui a fait que tu es resté à traîner, ou c'est juste à cause de ton ami ?

    - Ce qui m'a fait rester c'est que je n'avais pas de moyens. Je ne travaillais pas, je n'avais pas d'argent pour me déplacer. Et mon oncle, pour qu'il me donne de l'argent, c'est trop difficile. En venant, je lui avais dit que c'est comme ça, moi je vais me débrouiller, et après il m'a laissé.

    - Est-ce que tu veux rajouter des choses ? Que tu as oublié de dire ?

    - Oui. Moi, je suis allé dans la rue parce que c'est mon père qui est intervenu dans ma vie
    et je ne l'ai jamais connu depuis ma naissance
    . Il m'a laissé depuis ma naissance, et en

    faisant ma troisième, il est intervenu. Il a voulu s'approcher sur moi pour qu'on devienne des amis, des parents, comme père et fils. Et moi ça m'a bouleversé parce que ma mère ne m'a jamais parlé de lui et on était dans le même village. Moi je ne vais pas... ça me choque, ça me fait mal de l'entendre comme ça, au moment ou ma mère disparaît pour venir me parler de ces choses là, ça m'a fait mal. Et j'ai échoué à l'école pour aller dans la rue. C'est comme s'il voulait m'acheter, il m'a montrer de l'argent, « moi j'ai de l'argent, j'ai tout ça, j'ai tout ça, il faut m'accepter comme père ». Alors que non, [I-IC] moi c'est ma personnalité, je ne

    peux pas vendre ma dignité comme ça. Parce que lui il est en Espagne, il travaille. Il croyait que si j'avais vu son argent, j'allais le suivre.

    Annexe 3 : Entretien 2 : Cheikh

    - J'habitais à Dakar, au quartier L.. J'étais à l'école, en classe de sixième. Maintenant, l'école où j'étais, chaque jour on me donnait des convocations pour que j'appelle ma mère. Un jour ma mère avait marre qu'on la convoque tout le temps. Elle a dit à mon oncle de me corriger. Maintenant mon oncle voulait me frapper. Il était parti dans un hôtel il m'a appelé il m'a dit

    « à mon retour je vais te taper ». [C-AM(i)][C-AP(l)] J'ai entendu ça, j'ai fui, je suis allé à Touba. Je suis resté là presque pendant un mois. Après j'ai voulu venir à St-Louis, parce que j'entendais tout le temps que St-Louis est la première capitale du Sénégal. J'ai dit que donc, [I-SI] il y aurait peut-être quelqu'un qui va m'aider dans ma situation. [C-SA] J'ai

    trouvé le centre, j'ai expliqué ma situation. On m'a demandé « qu'est ce que tu veux

    faire ? ». En premier choix j'avais dit que je vends du café, et puis quelques temps après, j'ai

    laissé le café, et l'éducateur qui était ici m'a donné conseil, et j'ai dis que je préférais continuer les études. Après je l'ai dit à B., et B. m'a trouvé quelque chose. Cette année j'ai commencé. Pendant la Tabasky je suis allé chez ma mère, lui rendre visite, et pour les fêtes du 31 décembre aussi j'ai allé, et jusqu'à présent je suis resté là.

    - A Touba tu faisais quoi ?

    - Je dormais dans la rue, [S-IG] j'étais avec des autres qui ont fui aussi, on était dans la rue tous. Je suis resté en coin, je me suis posé la question [I-SI] « qu'est ce que je fais

    dans la rue comme ça ? », et j'ai peut-être resté dans la rue comme ça et peut-être y'a quelque chose à faire. J'ai décidé de venir à St-Louis. Depuis lors je suis là.

    - Tu es parti de ta famille de Dakar à cause des problèmes avec ton oncle et tu es parti à Touba. Pourquoi Touba ?

    - Je n'ai même pas réfléchi, tu sais, le 31 passé, la soirée, tous mes amis voulaient qu'on organise la soirée, chacun donnait 2000 francs pour cotisation, et j'ai pris les 2000 francs des autres, ma mère a remboursé. Je suis allé gare routière, j'ai trouvé une voiture. Lorsque la fête de Magal Touba approchait, je dis que ma famille va venir et qu'il me trouve là... Je me suis posé la question « mais qu'est-ce que je fais dans la rue ? ». J'ai décidé de venir ici, à St-Louis.

    - Tu étais seul dans la rue à Touba ?

    - J'avais presque sept amis.

    - Comment ça se passait ?

    - On se débrouillait chaque jour, on se lève tôt, on va à la gare routière, on essayait d'aider les

    gens qui viennent, par exemple prendre leurs sacs, et les emmener là où ils vont. On s'achète

    le petit déjeuner comme ça, quelque chose à manger. Comme ça jusqu'au soir. - Des petits boulots surtout à la gare routière ?

    - Oui, surtout à la gare routière.

    - Vous avez mendié un peu aussi ?

    - [S-DV(+)] Non, moi je n'ai jamais mendié.

    - Pourquoi ?

    - Je ne veux pas mendier. Même des fois il y a quelqu'un qui m'appelait « talibé », mais non moi [S-DR(-)] je lui dis que je ne suis pas un talibé.

    - Comment s'est passée ton arrivée ? Comment tu les as rencontrés ? Tu n'avez pas l'habitude de vivre dans la rue ?

    - Je n'étais jamais venu à St-Louis, même moi je ne connaissais pas ce qu'était le centre, [I-SP] mais je voulais parler avec ma mère et mon père pour que le problème se règle, on m'a présenté le centre, on m'a expliqué comment ça fonctionne le centre...

    - Oui, mais à Touba ? Comment s'est passée ton arrivée à Touba ? La première fois que tu es arrivé, comment as-tu rencontré tes amis, etc ?

    - Je restais dans un coin, quelqu'un m'a appelé, m'a dit « comment tu t'appelles », je lui ai donné mon nom, on a discuté, il m'a dit, j'ai dit la vérité, il m'a dit « moi c'est le même cas », et j'ai commencé avec eux.

    - Au début avec ce groupe là, ça c'est bien passé ? Ils t'ont montré des choses ?

    - Oui, ça c'est bien passé, [S-AI(g)] ils m'ont montré où ils dormaient, tout ça... Il y a un

    seul problème, c'est que eux, ils volent. [I-IC] Mais moi je n'ai jamais volé. A 6h du

    matin ils quittent la gare pour aller dans le garage mécanicien pour voler le fer et aller le

    revendre.

    - Et toi tu ne voulais pas ?

    - Non

    - Vous aviez des jeux des fois ?

    - Oui, on faisait des jeux aussi.

    - Quoi par exemple ?

    - Par exemple cache-cache, du foot.

    - Tu gagnais ta vie avec les travaux à la gare, tu t'achetais à manger avec, tu jouais et le soir tu rentrais avec tes amis là-bas.

    - Oui

    - Tu es parti avant le Magal et venu à St-Louis.

    - Oui

    - Pourquoi, à St-Louis, tu n'es pas resté avec un autre groupe faire comme tu faisais à Touba ? - Parce que j'ai trouvé le centre. Et j'ai vu que le centre c'est un avantage pour mon avenir.

    Je ne suis pas venu à St-Louis pour chercher un autre but. Je suis venu pour que

    quelqu'un m'aide à retourner dans ma famille à Dakar.

    - A Touba, à part tes sept amis, tu avais des contacts avec d'autres personnes ? - Non... Peut-être là où on mange, celui qui nous donne à manger.

    - Ok, à force de la voir...

    - Oui.

    - Et tu n'as pas eu de contacts avec des gens de ta famille ?

    - Non.

    - Dans ta vie quotidienne, c'était toujours la même chose ou il y eu des changements ? - Non, ça n'a pas changé.

    - Veux-tu rajouter quelques chose ? Pour compléter ce qu'on a dit ? Que tu n'as pas pu dire ? Que j'ai mal compris ?

    - Non

    Annexe 4 : Entretien 3 : Hassan

    - Dès mon arrivée dans cette maison, j'ai vraiment vécu un calvaire là-bas, malgré tout ce que je faisais pour cette maison là. A faire les tâches domestiques et les enfants qui n'arrêtaient pas de m'embêter, et gare à moi si je lève la main sur les enfants de ma tante ! Ils n'arrêtaient pas de m'embêter, et il m'arrivait moi aussi de lever la main sur eux, et on m'humiliait devant ces enfants, et voilà. Je suis allé me plaindre en disant que je ne voulais pas que des choses comme ça se répètent parce que je ne suis pas venu pour ça, et j'aimerais bien avoir la paix pour être dans cette maison la, parce que vraiment, je fais tout ce qu'on me demande.

    - Comment es-tu arrivé dans cette maison ?

    - Mon père m'a placé dès mon plus jeune âge dans cette famille. Mais je n'aurais pas reçu ce traitement là, je ne serais pas parti.

    - Donc après je suppose que tu es dans la rue ? Comment t'es-tu finalement décidés ? A quel moment ? Continues de raconter.

    - A force de ruminer ces rancoeurs la, et ne voyant pas de solution, un bon coup, je ne me souvient pas comment, c'était un coup de tête, j'en ai eu marre, [C-AM(i)][C-AP(l)] je suis sortis dans la rue, je n'avais nul part où aller, et j'ai pu trouver quelqu'un qui m'héberge.

    - Tu as trouvé tout de suite quelqu'un ?

    - En fait, [S-IC] c'est une femme qui est venu m'approcher dans un premier temps pour solliciter mes services, précisément pour que j'aille puiser de l'eau pour les travaux domestiques pour sa famille. Et c'est à force de faire ça que des liens se sont tissés entre moi et la bonne dame.

    - Tu as donc travailler avec, ou pour cette femme, et ensuite ?

    - La dame m'a beaucoup questionné sur ma vie, « qu'est-ce qui m'a poussé à venir dans la rue ?, etc ». Moi je me suis confié à elle... Ce que j'ai dit à la femme l'a vraiment touché au point qu'elle m'a demandé d'où je venais, et là, j'ai dit que mon père est jardinier à A. et qu'il ne peut pas me prendre en charge, etc. J'ai raconté tout ça à la dame qui visiblement était touchée. Dans mes discussions fréquentes avec la femme, elle m'a demandé où je partais chez moi, et j'ai répondu dans la rue, au quartier Guet Ndar, et elle m'a conseillé de ne plus passer la nuit dans la rue. Là, elle ne pouvait pas m'héberger, mais elle me donnait à manger et à boire. Après, cette dame [C-SA] a parlé au centre pour faire les démarches et elle a rencontré O..

    - Combien de temps as-tu passé dans la rue ?

    - Je ne sais pas exactement, je sais seulement que j'ai un peu duré dans la rue quoi...

    - C'est donc cette femme qui t'a orienté ici ?

    - Oui, c'est grâce à elle que je suis là.

    - Et tu n'as pas hésité à venir...

    - Non, je suis vraiment content de l'accueil, le centre est bien. Je n'ai pas regretté. Je suis conscient de l'amour qu'on me porte ici.

    - Au moment où tu étais dans la rue, as-tu hésité ? Maintenant, tu es content, mais à ce moment là ?

    - Non, je n'ai pas hésité, j'étais content.

    - A l'époque, tu avais des contacts ? Des groupes que tu fréquentais ? Des amis ? Si oui, que faisais-tu avec eux ?

    - Je me suis débrouillé tout seul, je n'ai jamais eu d'amis...

    - Tu dormais où ?

    - Au quartier des pêcheurs de Guet Ndar.

    - Dans la rue ?

    - Dans la rue, à côté d'une mosquée.

    - Tu n'as jamais eu aucun contact ?

    - Non

    - Tes activités, c'était surtout les services à la dame ? Il y avait autre chose ? Tu mendiais par exemple ? Tu faisais des jeux ? Autres ?

    - Après avoir fait les travaux, je demandais à cette dame l'autorisation d'aller jouer et en même temps, en allant jouer, j'allais faire l'aumône en disant à la femme que j'allais me coucher.

    - Avais-tu des problèmes avec d'autres jeunes ?

    - Je voulais dire aussi que [S-IC] j'ai rencontré D., un éducateur de l'association E., et qu'il m'avait emmené pour les douches, mais j'ai vraiment été emmerdé là-bas parce qu'on arrêtait pas de se moquer de moi. A chaque fois, il y avait des jeunes qui me traitaient de « fakhman, fakhman ! », [S-DR(-)][I-IC] ce qui me faisait mal. J'allais jusqu'à me battre sur ces provocations.

    - Tu ne te considérais pas comme un fakhman donc.

    - Non

    - Si tu n'étais pas un fakhman, tu étais quoi ?

    - Je me considérais comme un être humain qui cherche à se débrouiller dans la rue.

    - Quand tu es arrivé dans la rue, comment tu t'es adapté ? Comment tu as trouvé tes repères ? Ton lieu de couchage ? Comment s'est fait ton intégration ?

    - C'était angoissant parce que j'étais tout le temps dans mes pensées à vouloir savoir « qu'est ce que je dois faire ? », « Qu'est-ce que je peux faire ? », « Trouver du travail le plus rapidement possible ».

    - Tu as trouvé du travail tout de suite ?

    - [S-IC] J'ai d'abord été confronté à un manque de confiance là où je sollicitais, avant que cette dame m'approche. Sinon, on me demandait où sont mes parents, d'où je viens, tout ça. Donc, ne pouvant pas le faire, je n'ai pas trouvé tout de suite.

    - Tu n'étais pas un fakhman, mais c'est quoi un fakhman ?

    - Un fakhman n'est rien d'autre qu'un bandit, et c'est quelqu'un qui aime la facilité, qui ne va pas chercher du travail et agresse les gens, c'est comme ça qu'il fait.

    - Tu souhaites rajouter quelque chose ?

    - Maintenant, je sais que je dois redoubler d'effort, et ne pas redevenir la proie de la rue, avec tous ces dangers de la rue, l'alcool et tout ça, je ne veux pas être dans ça.

    Annexe 5 : Entretien 4 : Djiby

    - Mon séjour dans la rue remonte à longtemps, mais si je me rappelle bien, on m'avait accusé d'avoir volé un vélo. Et ma mère m'a dit de ramener le vélo sinon elle m'amène à la police. C'était des menaces, mais [C-AM(i)][C-AP(l)] je suis parti sur ce coup de tête et je suis resté dans la rue.

    - Comment s'est passé ton arrivée dans la rue ?

    - [C-SA] Mon séjour dans la rue à Pikine a pris fin quand l'ambulance du Samu Social est venu me récupérer. Au centre, on m'a posé des questions, ils ont fait des recherches jusqu'à trouver ma mère qui est venue me rendre visite au centre. Et du coup, je n'ai pas voulu rentrer avec elle et j'ai dit au personnel du Samu Social que je voulais être dans un centre dans le but d'apprendre un métier pour travailler. Ils m'ont amené dans un premier temps dans un centre qui s'appelle « E. » et c'était plein. Ils ne pouvaient pas me recevoir donc on m'a ramené au Samu Social et je suis venu jusque la Liane.

    - Tu dis être parti sur un coup de tête, mais il y avait autre chose avant ça ? d'autres problèmes ?

    - Auparavant, j'étais fatigué dans la maison et spécialement, c'est mon père qui rentrait tard le soir, et à chaque fois qu'il rentrait, il me réveillait pour me faire faire des commissions et j'avais peur car le quartier est dangereux. Il m'envoyait à la boutique, et le chemin à traverser était très dangereux.

    - Comment s'est passé ton intégration dans la rue ? Tu étais seul ? Avec un groupe ? Qu'as-tu dû apprendre pour t'adapter ?

    - [S-IG] J'avais comme référence quelqu'un de plus grand que moi, mais que de taille. Il avait de l'argent sur lui, il me payait le petit déjeuner et c'est celui là qui m'a fait rencontrer M. et c'est aussi lui qui m'a orienté au Samu Social.

    - Combien de temps as-tu passé dans la rue ?

    - Je ne sais pas trop

    - Tu étais avec d'autres personnes ?

    - Il y avait des grands aussi mais c'était des fakhmans, qui faisaient le ginz. Il y avait parmi eux un nommé B. F. qui nous posait pas mal de problèmes et quand le Samu Social est venu me récupérer, je suis allé avec le Samu Social.

    - Et sinon, à part ces fakhmans, il y avait des jeunes avec qui tu t'entendais ?

    - Oui

    - Tu passais ta journée avec eux ? Comment ça se passait ?

    - Moi, [S-AI(g)] je n'avais pas l'habitude d'être dans la rue, mais c'est N. C. et un autre, qui m'ont convaincu de rester dans la rue, mais [I-SP] je les avais suppliés pour qu'ils m'accompagnent jusque chez moi et c'est eux qui m'ont convaincu de rester. « On va bien s'occuper de toi ici dans la rue ». On a pas mal d'activité, c'est les vols et tout ça.

    - Et est-ce que ça c'est bien passé ? Ils se sont effectivement « bien occupé de toi » ? - ... La rue, c'est mauvais.

    - Mais pourquoi tu es resté avec eux alors ?

    -

    ...

    - Donc, quelles activités tu avais dans la journée ?

    - La principale activité, c'était de trouver de l'argent en faisant des petits commerce. Cet argent c'était juste pour pouvoir aller jouer dans les salles de jeux, jouer au baby-foot. [SIG] Et la nuit venue, il y avait parmi nous un membre du groupe qui habitait chez des Baay Fall, et en général c'est là-bas qu'on passait nos nuits.

    - Pendant la rue, tu as senti des changement dans le groupe ? Dans les activités ?

    - Nos activités changeaient, il y a des jours où on allait dans le grand Dakar pour faire autre chose, par exemple, porter des fardeaux pour des gens qui vont au marché, et parfois aussi on allait à la plage pour le poisson et pour se baigner. Donc ça changeait quoi !

    - Qu'est-ce qui t'a fait rester au Samu Social ensuite ? Qu'est-ce que tu ne voulais plus dans la rue ?

    - Le Samu Social est mieux car les gens là-bas sont bien.

    - Et les gens qui étaient dans la rue n'étaient pas bien ?

    - [C-R] Je peux juste dire que la rue c'est pas bon... c'est pas bon.

    - Il y avait des moments où tu étais bien ? Où ça se passait bien ?

    - Parfois j'étais bien oui, j'avais la gaieté au coeur.

    - A quels moments ?

    - J'ignore, c'est des sensations.

    - Ok, tu veux rajouter quelque chose ? Corriger ou compléter ce que tu as dit ? Que j'aurai mal compris ?

    - Non, rien.

    Annexe 6 : Entretien 5 : Tarik

    - Moi j'ai commencé la rue à l'âge de cinq ans. Je viens de Dagana, [C-AM(i)][C-AP(f)] c'est mon père qui m'a mis dans la rue, c'est mon père qui m'a mis dans le daara. C'est à dire c'est pas la rue, c'est les daaras, et c'est nous même qui vont aller dans la rue pour mendier, trucs comme ça. J'étais à l'âge de cinq jusque... aujourd'hui j'ai vingt ans. J'ai eu de la chance d'être adopté117 quand j'étais encore plus jeune, à l'âge de quinze ans.

    - A quinze ans tu es sorti de la rue alors ?

    - La rue, je suis parti... je savais que j'étais déjà adopté mais je suis resté toujours dans le daara parce que je continuais mes études. Parce que quand j'étais ici, le but c'était les études.

    Bon la rue quand même, c'est pas facile, parce que tu es dans le daara, c'est pas facile. Chaque jour il faut aller trouver à manger, il faut trouver de quoi donner le marabout et tout ça.

    - Quand tu dis « étude », c'est étude coranique.

    - Coranique, oui. On était dans la rue, on mendiait. Et puis on était nombreux quand même. On était beaucoup, certains ont réussi, certains sont rentrés chez eux, et certains sont encore là, à St-Louis.

    - A quel âge as-tu quitté le daara ?

    - Maximum je peux dire... A l'âge de seize ans j'ai quitté carrément. Après je faisais plus la rue. Là j'ai commencé à travailler.

    - C'est ton père tout seul qui a pris la décision de te mettre au daara ?

    - Oui c'est lui qui a pris la décision.

    - Quand tu étais talibé donc, tu avais des amis ?

    - Oui, [S-IG] j'avais des amis dans la rue, mais on était des frères, pas des amis parce que on fait tout ensemble, depuis tout petit on a grandi ensemble. On mendiait, on a travaillé un peu, on s'est battu dans la rue, tout ça. Malgré... Quoi qu'il arrive aujourd'hui, bon. Certains regrettent d'avoir été dans la rue, mais moi j'ai pas regretté d'avoir été dans la rue, parce que la rue ça m'a beaucoup appris dans ma vie. Il y en a d'autres qui n'ont pas eu la chance que j'ai eu moi.

    - Ça t'as appris quoi par exemple ?

    - Ça m'a appris la vie, beaucoup de choses.

    - A te débrouiller ?

    - Oui, à me débrouiller, parce que si tu es dans la rue, et que tu es pas débrouillé... Tous les enfants qui sont dans la rue, tu peux les appeler des débrouillards. Les jeunes de dix ans qui trouvent tout, tout ce que la famille devrait faire, il va le faire. C'est toi qui doit trouver la bouffe, c'est toi qui doit trouver de l'argent pour toi, c'est « chacun pour soi et Dieu pour tous », on peut dire ça. Parce que le marabout faut qu'on lui ramène de l'argent, pour nous

    trouver à bouffer, et on se débrouillait. [S-IC] Bon, moi j'ai eu beaucoup de contacts quand j'étais jeune, on a eu beaucoup de gens qui nous aidaient autour. Comment on

    peut dire.... ? Ce qui était le plus difficile c'était... Beaucoup de familles, des SaintLouisiens nous ont beaucoup aidé, ils nous donnaient à bouffer, de quoi laver, nous donnaient des habits pour s'habiller, tout ça. Donc voilà. Donc je connaissais beaucoup

    117Ici, il ne faut pas comprendre le mot « adopté » comme on pourrait l'entendre en France, c'est à dire comme un statut officiel issu d'une procédure administrative. Dans ce cas, l'expression « prendre sous son aile » rend mieux compte de la réalité que recouvre ce mot. C'est en effet une personne qui progressivement lui a apporté son aide, l'a éduqué, lui a un peu appris à lire/écrire/compter, l'a nourrit, logé, puis lui a trouvé un travail.

    de familles à St-Louis qui nous ont beaucoup aidés. Parce qu'après on s'est retrouvé,... pas la Liane, j'ai oublié comment s'appelle... [S-IC] chez les canadiens, c'est là-bas que tout à commencer, c'est là-bas qu'on a commencé à avoir la vraie vie quoi ! A l'âge de treize ans, c'est là-bas qu'on a commencé à apprendre un peu la vie : à lire, à écrire, parce qu'il y avait une femme qui s'appelait C.. Moi avant j'étais avec D., et c'est lui qui m'a appris à lire, après il est parti en France, et C. est arrivée, et moi [S-IC] j'ai laissé le centre pour travailler avec G.. Ça a changé carrément pour quoi. Il m'a appris à lire, parce que avant d'aller travailler, je faisait que coranique et l'école, avec un monsieur qui s'appelait M. F.. C'est lui qui était tout le temps là-bas qui m'apprend à lire et à écrire. Après j'ai grandi, j'ai commencé à traîner et il m'a trouvé une situation, du boulot dans un supermarché, j'ai quitté mes études. J'avais un salaire.

    - C'était vers quel âge ça donc ?

    - Ça a commencé à partir de l'âge de 16 ans jusque maintenant. G. m'a appris pas mal de choses hein : à travailler, la vie, les bonnes manières, l'amour de la vie. Aujourd'hui tout ce que je peux dire, tout ce qui est en moi aujourd'hui c'est lui qui a mis tout ça dans ma tête. Il m'a bien aidé dans ma vie.

    - Quand tu étais talibé, il y a des moments où tu voulais rentrer chez toi ?

    - Oui, beaucoup de moments, parce que, en fait, quand tu es encore jeune, tu vois, c'est dur, parce que dans le daara, il faut avoir le courage pour rester là-bas. T'as des jeunes - nous on étaient les plus jeunes - il y a les plus âgés qui étaient derrière nous, c'est eux qui nous soutenaient pour pas retourner. Mais j'ai pris la fuite mais je suis resté à St-Louis, parce que je savais pas où était le chemin, je savais pas beaucoup de choses et on m'a attrapé et mis dans le daara. Et puis je suis resté dans le daara, parce que dans le daara on y passe là-bas, parce que on apprend le Coran, on apprend. Il faut apprendre bien les choses.

    - Et quelles autres choses t'ont empêché de retourner à Dagana ?

    - Bon. Aussi, je savais que si je retournais chez moi, mon père me ramènerait encore ici. Ça m'a empêché de fuguer, et parce que Dagana, je ne connaissais pas beaucoup de choses làbas. J'ai quitté à l'âge de cinq ans, et moi j'ai grandi ici. Tous les enfants étaient là, tous mes potes que j'ai connu au daara étaient là. Ça m'a empêché. Et je savais que si j'y allais et que je revenais, ça allait être plus dur, je voulais pas ça.

    - Je dis quelque chose de juste si je dis : « tu es resté à Saint-Louis parce que tu avais tes

    « frères », comme tu dis, et c'était avec eux que tu te sentais le mieux peut-être » ?

    - Bon, ça peut jouer, parce qu'avec eux j'ai évolué, on s'entendait bien, je me sentais bien. - Il y auraient d'autres chose qui t'ont inciter à rester à St-Louis ?

    - Je vois pas d'autres choses qui m'ont fait rester à St-Louis

    - Tu pensais à d'autres solutions pour retourner à Dagana ? Ou quitter le daara ? Peut-être une association ?

    - Oui, mais dans les associations on avait peur de passer là-bas, parce que qu'on nous disait de
    ne pas y aller, et si le marabout était au courant qu'on était passé dans une association...
    Parce que les marabouts ils voyaient les associations contre les daaras. On voulait pas y
    aller. Mais y'avait une dame, quand elle est venue, elle a parlé avec les marabouts. Elle a

    dit : Ça sera plus comme avant, ils vont rester là avec nous, mais juste ils vont venir apprendre.

    - Quelles étaient les activités ? des petits boulots ? Des jeux ?

    - On allait au marché Ndar Tout pour aller bosser dans les poissons, laver les poissons pour gagner un peu de sous, et après on allait jouer au foot. On était dans le marché pour gagner un peu de sous de temps en temps. Tous les jours presque, chaque matin, quand on descend le midi, on partait dans le marché pour gagner de l'argent, et le soir, on partait jouer au foot.

    - Et la mendicité ?

    - Oui, aussi. On partait au marché le matin, à 11h, et on restait là-bas, jusque 1h, 2h, et après on partait mendier pour trouver quelques chose à manger. Après, si on bouffe, on ramène de la bouffe au daara, au marabout, et à 17h, nous on partait jouer au foot, mais d'autres partaient pour travailler ou mendier. Et le travail recommence à 19h.

    - Où était ton daara ?

    - Au nord

    - Et pendant tes activités, tu n'étais jamais seul ?

    - Y'avait tout le temps... bon des fois ça arrive d'être seul. Quand je commencais à fréquenter les toubabs, j'ai commencé à partir tout seul moi-même. Quand j'étais jeune, j'avais des potes français, j'ai commencé à partir tout seul avec eux pour aller chez eux. J'ai préféré partir tout seul. Mais, en même temps, je restais toujours avec mes amis. Quand je partais seul, c'était pour un moment, je restais là-bas et je retournais avec eux.

    - Donc à quinze ans, on t'a adopté, et on t'a donné des petits boulots, et progressivement, c'est comme ça que tu as quitté le daara.

    - Oui, c'est ça qui nous a vraiment poussé à partir. Un moment, le marabout était en voyage, on a commencé à grandir, les plus grands étaient déjà partis pour trouver autre chose, et nous on restait là-bas. On partait étudier, on revenait, mais à l'âge de 15 ans, j'ai commencé à bosser, à connaître G., et [C-SA] carrément j'ai quitté. Parce que j'étais malade. Avant au daara, j'ai commencé à être malade et là, avec ma maladie, j'ai quitté carrément.

    - Tu ne regrettes donc pas d'être passé dans la rue. D'avoir fait le daara...

    - Non

    - Il y a un âge limite pour le daara ? Où le marabout vous dit de partir ?

    - Ça dépend, ça dépend... Oui, il y a un âge limite, si tu as bien appris le Coran, si tu es âgé. Parce que il y a des daaras où il n'y a pas d'âge limite. Bon si tu es âgé, le marabout va essayer de contacter tes parents, pour que tu puisses rentrer, rencontrer ta famille. Au bout d'un moment, lui ne te retient plus. Tu demandes la permission et il te laisse partir. Je peux pas dire pour les autres marabouts, mais mon marabout, si tu es âgé, il va te laisser partir. Y'a des talibés qui ont vingt ans, qui ne rentrent pas, juste les études coraniques et bosser. Ils restaient toujours, parce que tu peux toujours apprendre le Coran.

    - Donc à un certain âge, si tu veux, tu peux partir tout seul ?

    - Oui, si tu veux tu peux partir.

    - Mais si tu pars à 7 ans par exemple, là on va venir te chercher...

    - Oui, là c'est pas possible. Vers 20, 21 ans. Nous on a eu de la chance de sortir tôt du daara, parce que nous on a bien appris. Ce que d'autres mettent plus de temps nous on a bien appris. On était très jeune, on a bien appris. A l'âge de 15 ans, on comprenait tout le livre. Quand tu dis une ligne, nous on savait ce que tu dis, où c'était... on savait bien. Et le marabout, il faisait confiance, il savait qu'on apprenait bien. « Jusqu' à présent c'est pas assez... ». Bon nous on a décidé de partir jeune, mais y'en a qui sont restés. [I-SP] Après, moi j'ai eu d'autres idées, d'autres visions, c'est là que j'ai eu envie de partir quoi.

    - Tu veux rajouter quelque chose sur ce qu'on vient de dire ? Compléter ?

    - Bon, juste, moi, je regrette rien d'être passé dans le daara. Peut-être juste une chose qui m'a frappé, c'est pas retourner dans la famille. C'est ça qui m'a gêné. Le fait de grandir sans famille. Mais sinon, je ne regrette rien. Je n'en veux pas à mon père, ni à ma mère. Je leur dit même merci. Ça m'a aidé dans ma vie et ça m'a fait comprendre beaucoup de choses. Certains se retrouvent dans le banditisme, ces choses. Moi j'ai eu de la chance. Le daara m'a apporté. Si j'étais pas dans le daara, je serais pas ici. Ça il faut le comprendre. Je serais à Dagana, je ne sais pas ce que je serais devenu. Aujourd'hui, après le daara, je travaille, je gagne ma vie... Tant mieux !

    Annexe 7 : Entretien 6 : Mohamed

    - Avant, j'étais dans ma famille, et un jour un nommé N. E., de l'AEMO est venu me prendre chez moi pour m'amener.

    - Tu viens de quelle ville ?

    - Saint-Louis.

    - Comment s'est fait le départ ? la rencontre avec les Baay Fall ?

    - [C-AM(i)][C-AP(f)] C'est ma mère qui m'avait confié aux Baay Fall

    - Tu rentrais chez toi ? tu étais toujours avec eux ?

    - [S-IG] J'étais toujours avec les Baay Fall

    - Après, avec les Baay Fall, c'est l'AEMO qui est venu te chercher ?

    - Oui

    - D'accord, mais toi tu voulais aller avec les Baay Fall ?

    - Non

    - Comment s'est passée ton intégration ? Qu'est ce que tu as dû changer dans tes habitudes ?

    - Le premier jour j'étais affecté aux corvées, de leur maison, les tâches domestiques, [I-RC] et après cela, j'allais automatiquement demander l'aumône dans la rue.

    - Toi, tu étais Baay Fall ou pas ?

    - Oui, [S-DR(+)] j'étais Baay Fall.

    - Tu aimais bien être Baay Fall ?

    - Non, [I-RA(-)][C-SI] ça ne me plaisait pas.

    - Pourquoi ?

    - Cela ne m'enchantait pas, c'est tout.

    - Au niveau du groupe, avais-tu des amis ?

    - Oui, il y avait un petit qui s'appelait S. M. et un A..

    - Ils étaient comme toi ? Baay Fall ?

    - Les deux sont Baay Fall, par contre, [S-IG] j'avais aussi des amis qui étaient grands qui n'étaient pas Baay Fall

    - Tu les voyais souvent ? Que faisais-tu avec eux ?

    - Ils étaient là la plupart du temps

    - A part le ménage et la mendicité, avais- tu d'autres activités ? des petits boulots ? des jeux ?

    - Parfois, on partait jouer.

    - Maintenant, tu ne te considères plus comme un Baay Fall ?

    - Non

    - Et tu ne veux plus jamais être Baay Fall ?

    - Non

    - J'aimerais comprendre comment s'est fait ton départ ? comment as-tu pris ta décision de quitter les Baay Fall ?

    - [C-SA] Je me suis confié à mes amis, ils savaient mes conditions de vie, et eux m'ont parlé de N. E.. Ensuite j'ai parlé à N. E..

    - Qu'est que tu étais alors si tu n'étais pas un Baay Fall ?

    - Je me considérais comme un être humain.

    - Un être humain et un Baay Fall c'est pas la même chose ?

    - ...

    - Qu'est ce qui ne te plaisais pas ?

    - ... ils maltraitent les enfants...en les tapant tous les jours. Seulement ça.

    - Veux-tu rajouter quelque chose ? Que l'on a pas abordé, ou compléter ? Corriger si j'ai mal compris ?

    - Une fois au centre, j'ai pris une voiture pour aller voir mes parents.

    - Tu es revenu après ?

    - Oui

    Annexe 8 : Entretien 7 : Papis

    - Mon histoire dans la rue a commencé quand [C-AM(i)][C-AP(f)]on m'a envoyé à Luma118 à l'école coranique à N. et [C-AP(l)] j'ai fugué pour retourner à Touba. C'est là où je suis parti, c'est ma ville natale. Je suis parti car... mes parents sont là-bas. Je suis allé à la mosquée au lieu d'aller chez moi. [S-IG] J'ai rencontré une communauté Baay Fall et j'ai alors fait le chemin avec eux pour venir à St-Louis.

    - Et à Saint-Louis ?

    - J'étais avec les Baay Fall place Faidherbe

    - Tu es resté longtemps avec les Baay Fall ?

    - Une seule nuit et je suis parti puis j'ai été récupéré par le centre. J'ai oublié de dire, quand je suis venu à Saint-Louis, je suis reparti après à Touba et là mon père m'a attrapé et m'a ramené à Luma. C'est mon père qui a fait des recherches pour me retrouver et il est venu me chercher au centre. Une fois au centre, il était d'accord pour ne plus me ramener à Luma. Et là, il était d'accord, il a signé et tout, et arrivé à la gare routière, au lieu de respecter son engagement, il a pris une voiture, pour destination vers Luma. Et là, j'ai fui encore, j'ai échappé à mon père et je suis revenu au centre.

    - Luma était le premier daara ? le seul ?

    - Le premier

    - Dans les daaras où tu es passé, étais-tu obligé de travailler, de mendier ?

    - J'ai fréquenté des daaras où je rentrais chez moi, je n'étais pas obligé de travailler, et d'autres où je devais mendier.

    - Comment s'est passé ton adaptation à ton arrivé dans le daara ? ton intégration ? comment t'es-tu adapté à ta nouvelle vie au daara ?

    - A chaque fois, mon père m'amène. Au début c'était difficile pour l'intégration, mais j'ai fini toujours par être adopté. J'avais fait une bêtise une fois, et on m'avait enfermé totalement.

    - Qui t'a aidé à t'intégrer ? le marabout ? les talibés ?

    - [S-AI(p)] Le marabout

    - Ok, c'est le marabout qui t'a aidé. Est-ce- que tu faisais partie d'un groupe ? Avais-tu des relations avec d'autres ?

    - [S-IG] J'étais dans un petit groupe, nous n'étions pas nombreux, j'avais des amis.

    - Comment ça se passait ? l'organisation ? Y avait-il un chef ?...

    - On était tous unis, il n'y avait pas de chef.

    - Il y avait disputes des fois ?

    - Non, pas de disputes.

    - Pendant la journée, c'était quoi les activités ?

    - C'est la routine, chaque jour on allait mendier et c'est à cause de cette mendicité que j'en ai profité à chaque fois pour fuguer.

    - Tu jouais un peu ?

    118Aux dires des éducateurs, ce daara a la réputation d'être très difficile.

    - Oui

    - A quoi ? A quel moment de la journée ? avec qui ? - à 8h du matin, des jeux de cache-cache en général.

    - A part le marabout, tu avais des contacts avec des adultes ? - Je n'en avais pas.

    - Qu'est qui t'a décidé à venir au centre ?

    - J'ai profité du moment que les Baay Fall n'avaient plus les yeux sur moi, car ils faisaient la pêche, et j'en ai profité pour partir.

    - Tu es allé où ?

    - J'étais assis devant le petit pont.

    - Et après ?

    - [C-SA] Là, un jeune du centre est passé, il a parlé avec moi et [S-IC] O. a vu ça, et lui a posé des questions et voila.

    - A quel âge es-tu rentré au daara ?

    - Je sais seulement que c'est longtemps, j'étais jeune. - Est-ce que tu en retires quelque chose de bien ?

    - Oui

    - Quoi ?

    - ... je ne peux pas dire ça comme ça.

    - Pendant ta période au daara, as-tu senti des changements aux quotidien ? et quand tu as grandi, au fur et a mesure ?

    - Ça me fait penser à une chose. [S-IC] j'ai rencontré des jeunes femmes qui m'ont donné

    de bons conseils, comme par exemple de trouver un toit au lieu d'être dans la rue. - ça, ça t'a travaillé ? tu t'en es rappelé ?

    - Oui

    - Veux-tu rajouter quelque chose sur quoi que ce soit ? - Je n'ai rien à rajouter.

    Annexe 9 : Entretien 8 : Aly

    - J'ai été amené à Thies chez mon oncle pour apprendre là-bas avec mon oncle dans des écoles franco-arabe. Mais, il y avait un daara où il n'y avait personne, et j'y suis allé. Dans le daara, au fur et à mesure, d'autres talibés arrivent... Je devais faire le café le matin. Un jour, on a oublié de me réveiller pour le café à 5h du matin. J'ai cru qu'il allait me frapper, alors [C-AM(i)][C-AP(l)] j'ai fugué au garage deux jours. Ensuite, on cotise avec un ami

    pour aller à Dakar. J'ai pris l'argent, j'ai appelé ma maman pour lui dire que je suis au garage et ça a coupé... La nuit, je vois le chauffeur de Dakar qui me demande d'avancer l'argent du voyage pour se payer à manger. mais le lendemain rien. Mes amis interviennent

    avec les apprentis pour me mettre dans la voiture. En cours de route, on me menace de m'emmener à la police. Tard la nuit, on me dépose à la porte de Pikine. Je suis ensuite parti chez ma mère et je suis resté là-bas... Puis je suis allé dans la rue. Ensuite le Samu Social m'a orienté à la liane.

    - Ta journée au daara se passait comment ?

    - Au daara externe, le matin, c'était les cours de Coran, puis je mangeais chez moi. L'aprèsmidi, j'installais les nattes puis j'allais jouer le soir.

    - Pourquoi es-tu parti de chez ta mère ?

    -

    ...

    - Ça se passait bien avec elle ? Tu es revenu la voir, non ?

    -

    ...

    - Et à Dakar, dans la rue ?

    - J'étais beaucoup place de l'Indépendance où je recevais des denrées pour la cuisine.
    L'après-midi, j'allais attraper des moules et des coquillage pour manger le soir.

    - Comment s'est passée la sortie de la rue ?

    - La nuit, j'étais allongé, et la voiture du Samu Social est venue et croyait que je dormais. [C-

    SA] Ils m'ont écouté, j'ai parlé. Ensuite ils m'ont parlé, et j'ai suivi tout de suite. - Pourquoi ?

    - Ils m'ont convaincu.

    - Tu faisais partie de groupes ? tu avais des contacts avec des amis, des adultes ?

    - [S-IG] J'étais avec quelqu'un que je connaissais depuis longtemps, il connaissait un groupe quand je suis arrivé dans la rue.

    - Comment ça s'est passé avec le groupe ?

    -

    ...

    Annexe 10 : Entretien 9 : Mame

    - [C-AM(i)][C-AP(l)][C-AP(f)] Lors de ma fuite [du daara], j'ai fugué de Touba, j'ai marché jusque Darou où j'ai fait des petits travaux pour avoir un peu d' argent. et de Darou, je suis venu comme ça jusque Louga, et de Louga je suis venu à St-Louis à la gare routière. Arrivé à la gare routière, j'ai mendié pour avoir de quoi trouver à manger. J'ai fait deux jours à la gare routière, ensuite j'ai vu des voitures qui venaient vers Guet Ndar, des voitures qui passent de la gare routière pour venir à Guet Ndar, j'ai payé 100 francs pour venir, et c'est comme ça que je suis venu dans le quartier des pêcheurs. Arrivé au quartier des pêcheurs, j'ai rencontré un enfant que je connaissais déjà, il habitait Touba, la même ville que moi. [S-AI(p)] Il m'a emmené alors au quartier des pêcheurs, là, à l'endroit où les pirogues partent en mer, pour chercher le poisson qu'on va vendre après pour avoir

    de l'argent. C'est comme ça que j'arrivais avoir de l'argent pour me faire à manger. Pendant plus d'une semaine, chaque matin, je partais le matin aux poissons pour avoir de l'argent, et un jour, j'ai entendu parler du centre, j'ai demandé. Ensuite je suis venu pour voir. J'ai vu les jeunes du centre en train de jouer, il m'ont invité à venir jouer avec eux.

    Après, ils m'ont dit de venir avec eux au niveau du centre, c'est comme ça que je suis arrivé.

    - Quels sont les difficultés que tu as rencontrées dans ton séjour dans la rue ?

    - La première difficulté, c'est au niveau de la gare routière, j'ai passé la nuit dans une voiture en réparation, et à chaque fois, si la voiture est réparée, je change de voiture pour passer la nuit dans une autre voiture. Avant de quitter la gare routière pour le quartier des pêcheurs, il fréquentait deux jeunes dans une salle de jeux, et dans la salle de jeux là, il y a des gens si je joue avec eux et que je gagne, ils me tapent. J'ai subi ça dans la rue.

    - A partir de ton arrivée, est-ce que tu peux essayer de dire comment tu t'es adaptés ? As-tu dû apprendre des choses nouvelles que tu ne faisais pas avant ?

    - Quand je suis venu à la gare routière, j'ai passé la nuit. [S-IC] Je suis allé voir le gardien qui m'a dit que je pouvais passer la nuit là et qu'il allait essayer de voir pour m'aider

    demain. Mais le lendemain, je n'ai pas attendu, j'ai cherché directement à manger, et ensuite, j'ai vu les jeunes. J'ai voulu me rapprocher d'eux, mais ces jeunes là m'ont écarté. J'ai passé une autre nuit à la gare routière avant d'aller au quartier des pêcheurs. Mais quand je suis venu au quartier des pêcheurs, aussitôt je suis tombé sur le gars que je connaissais à Touba. Mais ce jeune là a été récupéré par son père.

    - Pourquoi ne pas avoir attendu l'aide du gardien ?

    - Rien, quand je me suis levé, je suis parti.

    - Et les jeunes qui t'ont écarté ?

    - Je ne les connaissais pas, quand j'ai voulu les rattacher, ils n'ont pas voulu. - C'étaient qui ? Des talibés ?

    - Je pense que c'étaient des talibés.

    - A part ce jeune que tu connaissais, tu as eu d'autres contacts avec des jeunes de ton âge ? plus vieux ? avec des adultes ?

    - En dehors ce jeune là, [S-IG] j'ai connu d'autres jeunes en face de la salle de jeux, mais

    ce ne sont pas des jeunes qui sont dans la rue, mais qui habitaient au quartier des pêcheurs. Mais ils m'ont rencontré à la salle de jeu. Et parfois invité parfois à manger. Ce

    sont ces jeunes là qui m'invite chez eux en me donnant du riz et autres. Mon activité principale à part le poisson, c'était la salle de jeux.

    - Et à part ce travail et la salle de jeux, tu avais d'autres activités ? Est-ce que tu mendiais par exemple ?

    - Depuis que j'ai quitté la gare routière pour le quartier des pêcheurs, je ne mendiais plus. Je passais aux poissons le matin et à la fin de la journée à la salle de jeux et pour manger et je donnais parfois un peu à manger aux talibés.

    - Qu'est qui t'as incité à venir au centre ? Tu n'as pas continué à vendre du poisson ?

    - Je ne connaissais pas l'existence du centre. Quand j'ai vu les jeunes après le marché, ils m'ont proposé. Quand j'ai discuté avec eux, quand je suis venu au centre, [S-IC] que j'ai

    trouvé l'éducateur et j'ai discuté avec lui, ce que l'éducateur m'a dit, ça ma fait réfléchir et ça m'a motivé à rester. [C-SA] Je lui ai dit ce que je voulais et il m'a rassuré pour rester.

    - Qu'est ce que tu voulais ?

    - Si je peux rester ici, et ne pas retourner dans ma maison. L'éducateur m'a rassuré en me disant que présentement, pas tout de suite tout de suite, mais peut-être au futur voir. Et c'est la raison pour laquelle je suis resté.

    - Est-ce que tu veux rajouter quelque chose ? Compléter ? Quelque chose que tu n'as pas pu dire ?

    - Ce qui m'a marqué dans la rue, c'est lorsque je suis allé vers Mbaqué, voir un grand qui travaillait en mécanique, je suis resté avec ce jeune là. J'étais dans sa maison, le matin je partais avec lui à l'atelier, et c'est ma mère qui m'a trouvé là-bas pour m'emmener encore au daara. Là-bas, on m'a attaché les pieds avec une chaîne, dans une chambre, où c'est làbas que j'apprenais mes leçons coraniques. A chaque fois que je ne récitais pas le verset que je devais, mon maître coranique me tapait. Un jour mercredi, mon maître coranique devait revenir le jeudi, et pour me donner une leçon, et j'ai réussi à faire sauter le cadenas, avec l'aide des autres enfants du daara, et j'ai marché, c'est comme ça que j'ai marché à Darou.

    Annexe 11 : Entretien 10 : Mamadou

    Partie 1

    - La première fois, ça s'est passé à Dakar, j'étais en famille et mon grand-frère qui m'avait tapé pour je ne sais quelle raison, et [C-AM(i)][C-AP(l)] je suis allé pour la première fois dans la rue. Quand j'étais dans la rue, je suis resté dans la rue un moment et jusqu'à ce que le Samu social arrive. J'ai terminé là-bas. Mon frère qui m'avait tapé est venu me chercher là-bas.

    - Tu es retourné avec ton frère ou tu es resté ?

    - C'est le frère de mon père qui m'avait trouvé dans la rue au Samu Social.

    - ... Le Samu Social qui ont fait des maraudes m'ont rencontré et on découvert que j'avais des problèmes de santé... spécialement aux parties génitales.

    - Et après le Samu Social ?

    - Mon oncle est venu me chercher là-bas en me promettant de me donner de la crème pour la peau. Il me l'a donné. Et là, Djiby est témoin - c'est avec Djiby que je suis venu ici - ainsi que la mère de Djiby, elle était à Dakar, elle était de passage là-bas. Mais il était lancé et on ne pouvait plus l'arrêter. La mère de Djiby était présente quand mon oncle était présent au Samu Social...

    C'est fini là ?

    - Non, pas encore.

    Pendant ton passage dans la rue, tu faisais partie d'un groupe ?

    - Mon oncle est venu me chercher, mais après, du Samu Social, j'ai fugué pour rentrer chez moi.

    - Après être sorti, comment es-tu arrivé au centre alors ?

    - Dès que je suis venu, je suis resté un peu et je suis allé rendre visite à mon papa, mais je suis retourné de chez moi au Samu Social.

    - Qui ensuite t'a orienté ici...

    - Oui

    - Pendant que tu étais dans la rue, avant que le Samu Social te récupère, comment s'est passé ton arrivée dans la rue ?

    - Avant, mon grand-frère n'arrêtait pas de me battre, et c'est pour ça que je suis parti dans la rue. Mais maintenant...

    Partie 2 (le lendemain)

    - Je me rappelle d'une bagarre dans la rue, où on était en groupe, on a commis des vols. Parmi ces vols, il y avait un vol de portable. Et là, après le vol du portable, on s'est couché, et il y a des membres du groupe qui m'ont déshonoré. Je suis allé voir une grande personne pour qu'il intervienne.

    - Déshonoré ?

    -

    ...

    - Aucun problème. Maintenant, raconte ton arrivée dans la rue : ton intégration, comment tu t'es fait de nouvelles connaissances ? Des choses que tu as dû apprendre pour vivre, etc ?

    - Mon premier contact a été établi à Pikine et là, [S-IG] le groupe de jeunes que j'ai trouvé sur place m'ont intégré rapidement et la nuit venue, ce groupe m'a amené chez un Baay Fall, où j'ai passé la nuit. Et le lendemain, de cette nuit là, le Baay Fall a découvert le problème que j'avais au niveau des parties génitales et m'a proposé d'aller mendier en montrant mes parties génitales. Ce qui m'a rapporté beaucoup d'argent. Quand je suis revenu, j'ai donné la plus grosse partie au Baay Fall et mes amis à moi, chacun 1000 francs.

    - Et après ? Tu as continué comme ça ?

    - Après, il y a eu l'intervention du Samu Social qui m'ont soigné.

    - Et après cette intervention tu n'es pas retourné dans la rue ?

    - [C-SA] Non, quand on m'a soigné, je suis resté au Samu Social

    - Combien de temps es-tu resté dans la rue ?

    - Longtemps, je ne sais pas bien.

    - A quel âge as-tu fugué de ta famille ?

    - Vers 10 ans

    - Et aujourd'hui ?

    - J'ai dépassé 10 ans, mais je ne sais pas exactement

    - Avez-tu des amis ? des contacts avec des adultes ? Dans la rue, comment ça se passait ? comment le groupe était organisé ?

    - Chacun avait un rôle, car notre principale activité était le vol et dans ce vol, chacun avait son rôle. Moi, je n'ai jamais volé. Mon rôle, c'était de guetter si il y a un danger, et je les avertissais. Ce qui se passait, ils venaient dans les maisons pour demander l'aumône et y'a qui présentaient les salutations. Ils disaient «As-salâm 'aleïkoum» et si quelqu'un ne répondait pas, ils savent que y'a personne dans cette maison, ou personne qui n'est encore réveillé, et il lance le message et les autres vont commettre leur forfait.

    - C'est toi qui a choisi ton rôle parce que tu ne voulais pas voler ?

    - Je n'avais jamais volé, et quand on a partagé les rôles, j'ai dit que je ne volais pas. Donc on m'a donné un autre rôle.

    - Pourquoi tu ne voulais pas voler ?

    - Non, [S-DV(+)] voler c'est pas bon.

    - Et avez-tu des liens avec des adultes ?

    - [ Il répond à propos du déshonneur dont il a parlé auparavant : ] Les adultes là sont des drogués qui font le guinz [du diluant pour peinture que l'on met dans des mouchoirs pour l'inhaler] qui venaient pour faire des gestes pédophiles avec nous.

    - Les vols, tu faisais ça avec le groupe. Mais après, vous vous sépariez ? Vous viviez tout le temps ensemble ?

    - A chaque coup, on se partage et on se disperse.

    - Tu dormais où alors ?

    - A l'entrée de Pikine

    - Tu étais seul le soir ?

    - J'arrivais à être seul, si j'ai peur, je vais dormir au stade de Pikine.

    - A part cette activité organisée de vol, tu faisais autre chose ? Des petits boulots ? Des jeux ? Mendicité ?

    - Je faisais porteur pour des vieilles dames pour aller au marché en monnayant de l'argent. - Dans ton quotidien, ta façon de voir les choses, as-tu ressenti des changements ? Dans ton groupe ?

    - [S-IC] Ça m'a permis aussi de rencontrer des gens bons qui se sont occupés de moi, qui m'ont aidé. Elles m'ont emmené chez elle, m'ont donné le petit déjeuner.

    - Tu veux rajouter ou compléter quelque chose ? Corriger si tu penses que j'ai mal compris ? - Je me rappelle avoir fait des petits commerces de poulets parce que j'arrive à acheter moins

    cher et à revendre plus cher et de bénéficier de quelques poulets, et comme j'aime manger

    bien, j'allais voir les vieilles femmes qui s'occupaient de moi et on mangeait ça.






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