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Crimes sexuels sur enfants en Indre-et-Loire à  la fin du XIXème siècle

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par Timothée Papin
Université François-Rabelais (Tours) - Master 2 Histoire contemporaine 2011
  

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Chapitre II : la victime

« On a tous tendance à voir dans la force un coupable et dans la faiblesse une innocente victime. »766 Milan Kundera.

La victime, parent pauvre des procès, n'est pas un objet d'attention et son étude est plus délicate, et donc brève, que celle de son agresseur. Du reste, elle est bien moins à l'origine de l'attentat que ce dernier et intéresse bien moins ceux qui cherchent une explication au crime. De plus, elle s'avère le plus souvent être un acteur passif de ce dernier, qui plus est lorsque c'est un enfant. Elle s'avère être avare en paroles, bien que celles-ci aient parfois une portée et une importance qu'elle ne soupçonne pas.

A l'inverse de ce qui a été fait dans le chapitre précédent, nous allons commencer par un portrait de celle-ci, basé sur les statistiques. Il a pour objectif de cerner ce personnage moins connu afin de pouvoir par la suite en apprécier les comportements.

Un personnage aux contours flous

L'institution judiciaire, qui multiplie au XIXème siècle les données sur les accusés, se fait plus discrète au sujet des victimes, et très peu de statistiques lui sont consacrées. Il faut alors se contenter des données issues du corpus de dossiers judiciaires, qui offre un panorama limité a l'âge de celles-ci.

La répartition entre les sexes est la suivante : plus de 82% des victimes sont des filles. Ce chiffre pourrait être considéré au premier abord comme logique, au vu du sexe des accusés et de la nature du crime. Anne-Marie Sohn ne constate pas autre chose, avançant même que plus de 97% des attentats à la pudeur ont été consommés sur des petites filles767. Malgré tout, Ambroise-Rendu a relevé que depuis les années 1880, nombre de textes législatifs et de discours médiatiques nous montrent une égalité des sexes entre les

766 Extrait de son roman L'Insoutenable légèreté de l'être.

767 SOHN (1996-a), p. 42.

victimes d'abus sexuels768. Bien sûr, ces annonces ne s'appliquent qu'à une période récente, mais invitent à se questionner sur les plus anciennes. Il semble peu probable que ce soient les envies et orientations des abuseurs qui aient pu changer en un siècle. Nous devons donc formuler d'autres hypothèses : les conséquences d'un attentat sur un garçon sont bien moins visibles que celles sur une fille, et par leur nature, apparaissent aux yeux des victimes comme sans grande gravité. Nous essaieront d'éclairer ces propositions a partir des exemples qui ressortent des dossiers de procédure.

Poursuivons notre travail de description par l'âge des victimes : celui-ci a son importance car il fait varier les façons d'aborder l'enfant, et modifie les pratiques sexuelles employées. En Touraine, la majorité des filles sont abusées avant l'âge de dix ans, pour les garçons l'estimation est comparable. En moyenne, les premières citées sont agressées pour la première fois autour de neuf ans et neuf mois, pour leurs homologues masculins la moyenne s'établit a dix ans. Les chiffres sont semblables pour les affaires incestueuses : neuf ans et sept mois769. La classe d'âge la plus touchée est en revanche différente selon le sexe : les filles les plus abusées ont dix ans, chez les garçons la classe la moins épargnée est celle des douze ans770. L'amplitude des âges relevés est moins étendue pour les victimes masculines, ce qui est peut-être dû a la faible représentativité de l'échantillon : aucun garçon n'a été abusé avant quatre ans, aucun après treize771. Pour leurs alter egos elle est plus large puisque la plus jeune victime féminine a deux ans, et la plus âgée dixsept. Si la quasi-majorité des enfants abusés a entre huit et onze ans, c'est qu'ils commencent a acquérir un semblant d'autonomie.

En effet, les enfants de la fin du XIXème siècle sont mis à contribution, et ce dès le plus jeune âge. Après l'école ou bien l'été, on leur confie les volailles, puis ensuite les agneaux et les moutons, qu'ils doivent mener aux pâturages. Avant la première communion les enfants des deux sexes s'occupent des mêmes animaux. C'est par la suite que cela

768 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 247.

769 Chiffre corroboré par Anne-Marie Sohn pour qui plus de la moitié des crimes incestueux sont perpétrés sur une fille de huit à douze ans. (SOHN (1996-a), p.65.).

770 Comme les jeunes garçons sont souvent agressés a l'école, ils sont donc plus nombreux que les filles a se faire attoucher en groupe, ce qui peut déformer les résultats si, par exemple, cinq individus d'une même classe d'âge sont victimes d'un même instituteur. Cette altération est d'autant plus importante qu'elle concerne un échantillon moindre que celui des files.

771 Pour cette limite haute, la raison est strictement pénale : le viol sur un individu de sexe masculin n'est pas reconnu, et se trouve inscrit dans les attentats à la pudeur. Ce qui impose que le crime ait été violent pour qu'il soit passible de poursuites au tribunal d'assises.

change : les filles se voient confiées les vaches et les travaux de l'étable, ainsi que certaines tâches ménagères. Les garçons doivent s'occuper des cochons puis des boeufs772.

D'autres enfants sont placés en domesticité après leur première communion, ou à la sortie de l'école773. Dans les régions rurales, cette situation touche un jeune sur quatre774. Cette mesure concerne en grande majorité les filles, qui représentent plus de quatre domestiques non-agricoles sur cinq775. Cette tradition est toutefois sur le déclin dans les dernières décennies du siècle776. Un attentat sur cinq est commis sur une fille ayant une profession ancillaire - bergère, servante, fille de ferme777. La promiscuité, à la manière des affaires incestueuses, joue un rôle dans les débordements : un folkloriste note à la fin du siècle que « les parents couchent, en général, à la cuisine, tandis que les enfants et les domestiques de l'un et l'autre sexe sont répartis dans les autres chambres, souvent une seule »778. Les jeunes domestiques sont souvent victimes du harcèlement sexuel de la part du maître, de ses fils ou encore des autres domestiques779. Cela toucherait un tiers de celles-ci780. Il n'est pas rare de croiser dans nos archives des hommes qui changent très souvent de servantes pour cette raison. Selon les estimations du Compte général de 1890, un avortement sur dix est attribué à ces dernières781. Les aspects néfastes d'une telle occupation trouvent un écho dans l'affirmation suivante : seulement 6% des attentats à la pudeur et 4% des viols touchent une fille de milieu favorisé782.

Lorsque les enfants ne travaillent pas pour le compte de leurs parents ou d'autrui, ils vont
a l'école. Celle-ci est en fort développement au XIXème siècle, et s'adresse à une grande
majorité des enfants. En effet en 1881 naissent les écoles maternelles, qui sont toutefois

772 FARCY (2004), p. 23-24.

773 Ibid., p. 46. La situation pour ces enfants est meilleure dans les petites exploitations où « ils font partie

de la famille ~, dans les grandes fermes c'est au contraire une attitude despotique qui l'emporte.

774 Ibid., p. 59.

775 CHARLE (1991), p. 317. Les données énoncées sont pour l'année 1866, et prennent en compte les individus de tous âges.

776 Ibid., p. 144. Leur nombre baisse de 120 000 unités entre 1882 et 1892.

777 SOHN (1996-a), p. 252.

778 SEGALEN (1980), p. 142.

779 FARCY (2004), p. 51.

780 SOHN (1996-a), p. 252.

781 Anne MARTIN-FUGIER, La place des bonnes : la domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Grasset,

1979, p. 339.

782 SOHN (1996-a), p. 253.

le fait du milieu urbain783. Un an plus tard, on compte en Touraine 610 écoles primaires, laïques comme congréganistes, pour 282 communes. Selon les données issues des recensements, les trois quarts des filles âgées de six à treize ans sont inscrites dans une école, mais impossible de déterminer combien la fréquentent régulièrement. Dans tous les cas celles qui sont attaquées a l'école ou sur le chemin de l'établissement ne sont pas les plus nombreuses.

Les profils donnés sont assez peu bigarrés dans les chiffres, ce qui est normal au regard de l'âge des victimes. A présent que nous connaissons mieux les enfants de cette époque, voyons quels sont les moyens employés par les agresseurs pour les abuser, au deux sens du terme.

Corruption de l'innocence

Nous l'avons dit, l'enfant se caractérise par son innocence a priori, et c'est d'ailleurs ce qui attire une partie des agresseurs. Ils y voient la promesse d'une manipulation facile et par conséquent de rapports profitables. Mais parfois le criminel a une vision plus large que celle qui réduit cette liaison à une seule relation sexuelle. Il se met en tête d'éduquer à sa manière la jeune victime, et d'en faire une femme dans le corps d'une fillette. De tels faits sont très tôt pris en compte dans l'optique de défendre les bonnes moeurs de la société française. Dès 1810 le code pénal prévoit une répression en correctionnelle de la « corruption de la jeunesse », celle-ci ayant un large cadre puisqu'elle concerne toute personne âgée de moins de vingt-et-un ans.

Les faits extraits des dossiers judiciaires nous renvoient l'image d'un homme qui cherche, consciemment ou non, à devenir en quelque sorte le mari de la petite fille. La comparaison n'est pas valable pour les attentats sur les garçons, mais seulement pour des raisons verbales : un homme ne peut pas être le mari d'un autre homme. Mais cela n'empêche pas de construire une relation comparable dans les actes et dans leur évolution, ainsi que dans les sentiments qui animent réciproquement les deux partenaires. Au XIXème siècle la virginité féminine avant le mariage ayant l'importance qu'on lui connaît, il revient donc au mari d'éduquer sexuellement cette oie blanche qui lui a été confiée.

783 FREDJ (2009), p. 218. Elles sont au nombre de vingt-trois en Indre-et-Loire en 1882.

On peut poursuivre cette comparaison en égrenant les différentes étapes qui mènent à l'union finale. Bien entendu des dissemblances entre les cheminements, puisque dans les franges élevées de la société les futurs époux en règle générale ne quittent pas le cadre d'une relation platonique. Ils se « découvrent » donc seulement lors de la nuit de noces, alors que dans les classes populaires les relations ont déjà pu être plus élaborées sur le plan sexuel. Cela ne va pas jusqu'à consommer le mariage avant qu'il ait eu lieu, mais néanmoins on commence à en parler et même à expérimenter. Les baisers et les caresses se trouvent bientôt accompagnés des premiers effleurements sur les parties sexuelles. Enfin la nuit de noces est traditionnellement celle du dépucelage de la tendre épouse.

Cette gradation dans les actes a sa place également dans les relations criminelles entre un adulte et un enfant - nous l'évoquerons plus en détail dans quelques pages. Seulement, comme dans les mariages dont nous venons brièvement de retracer quelques traits, il faut préparer le terrain. En effet brusquer l'enfant dès le départ serait une bien mauvaise idée, qui lui ferait perdre toute confiance, et qui pourrait même amener à une dénonciation sans tarder. L'abuseur doit donc avancer dans sa démarche de pervertissement patiemment, et procéder par étapes.

La première est verbale : la mise en confiance passe par là, donc les premiers pas vers le pervertissement également. Les juges d'instruction et les procureurs se font souvent l'écho de telles manoeuvres : « A toutes trois il essayait de corrompre l'imagination, et leur apprenait toutes sortes de termes obscènes »784. Il ne faut jamais sous-estimer la curiosité d'un enfant, qui plus est s'il n'a pas encore acquis les codes de la société relatifs à la sexualité. « La curiosité est un vilain défaut », a-t-on coutume de dire. Cet adage bien souvent destiné aux enfants n'est que peu suivi, on peut le constater dans les dossiers judiciaires. Nombreux sont ceux qui bravent les interdits parentaux avec la candeur qui sied à leur âge.

Beaucoup savent de quoi il en retourne et ne sont pas dupes de la nature des propos auxquels ont soumet leur attention. On parle de « cochonneries » et cela ne plaît pas à tous les enfants, toutefois la grande majorité n'y voir rien de grave, tout juste quelque chose d'un tant soit peu révoltant. Pour passer outre cet a priori qu'on inculqué les

784 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet. La citation est extraite de l'acte d'accusation.

parents, l'agresseur peut employer une manoeuvre détournée qui consiste à masquer la finalité des mots en leur donnant les apparences d'un jeu, ou du moins d'une plaisanterie. Le meilleur endroit pour apprendre étant l'école, la plupart des situations de ce genre s'y déroulent. Un jeune instituteur libre est assez proche de ses élèves et pendant la classe se permet de faire avec deux doigts de la main gauche une sorte de trou dans lequel il fait passer avec un mouvement de va-et-vient un doigt de la main droite, tout en riant785. Les élèves font de même et de bon coeur, car ils ne voient pas pour quelles raison peu avouables leur maître leur raconte cela. Les garçons semblent d'ailleurs bien plus prompts a rire de ce genre de choses, mais il faut reconnaître que les filles n'ont pas la même éducation.

Mais revenons aux différents aspects que revêt la corruption. Le premier d'entre eux est d'ordre verbal, et consiste, comme une sorte d'étape préliminaire, a mettre des mots sur les éléments qui constituent le corps humain, et plus précisément sur les organes sexuels, bien entendu. Ce sont les tentatives de débauche les plus courantes, les plus inoffensives aussi. L'agresseur peut instruire sa victime sur le sexe masculin comme sur le féminin, toutefois il préfère le premier dans la plupart des cas. L'éventail du vocabulaire employé est très large, sans doute influencé par les particularismes locaux, allant des classiques « verge » et « bitte » aux expressions plus recherchées, telles que « la carabine » ou « le gros pouce ». Le lexique employé peut donc être classé en deux catégories, qui à défaut d'avoir les mêmes méthodes gardent les mêmes objectifs. Pour corrompre l'imagination de la jeunesse avec de vilains mots, on peut aussi leur adjoindre des dessins qui feront le lien entre le côté abstrait du vocable et le concret du visuel786.

Deuxième aspect du pervertissement, celui d'ordre visuel. Il se rapproche fortement de l'exhibitionnisme mais comporte une nuance tout de même. Nous l'avons vu, l'homme qui se montre nu cherche avant tout à se rassurer sur son intégrité physique. Ici il en fait de même, mais ajoute a cela une référence a l'évolution physiologique future de l'enfant. En d'autres termes il cherche a lui montrer comment il sera conformé lorsqu'il aura atteint sa pleine maturité sexuelle.

785 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.

786 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard. Ce domestique a montré à un groupe de petites filles deux esquisses représentant des verges, accompagnées de descriptions obscènes : « Pine à pucellage », « Mlle plotte mais couilles » ainsi que « Pine à putin de bordel ».

Quand la victime est de sexe masculin, ce qui ressemble a un cours d'éducation anatomique a pour objet la verge. Loin de l'idée de l'agresseur de détailler les éléments qui composent les organes reproducteurs de l'homme, il va plutôt en décrire l'utilité. Bien sûr il y a dans ces manoeuvres une autoglorification, une vantardise qui font dire a un soixantenaire lochois (( Tiens quand tu seras grand tu en auras une comme ça »787. Mais le caractère éducatif est là, l'adulte cherchant a éveiller l'admiration sur sa personne, et l'envie de devenir comme lui, tout au moins dans les « proportions ». Parfois il arrive que l'agresseur mêle a la séduction le caractère de la corruption, en flattant sa victime. Bien sûr il serait étonnant que celle-ci prenne le compliment comme tel, toujours est-il que les intentions sont là. (( Il doit être beau ma foi, à ton âge ! », lance un vieil homme qui cherche a attirer un garçon d'une douzaine d'années788.

On remarque en parcourant les dépositions et les témoignages que si les accusés sont diserts au sujet de leur membre viril, ils le sont nettement moins quand il s'agit d'évoquer celui de la gent féminine. Difficile de le croire tant il semble les attirer, eux qui désirent le toucher voire même lui (( faire du bien ». En effet on peut mettre des mots dessus - la (( mignonne » par exemple - mais quand il s'agit de rentrer dans le vif du sujet et de le décrire, les bouches se ferment. Peut-être est-ce là un dernier vestige du respect dû à l'intimité féminine. Décrire c'est « vulgariser », à comprendre ici aux deux sens du terme. Une seule affaire nous donne à voir le contraire : celle de deux petites filles toutes deux âgées de onze ans, qui ont pour leur malheur croisé le chemin d'un journalier qui s'est manifestement mis en tête de les instruire sur leur anatomie789. L'une d'elle a envoyé un billet à son amie sur lequel on pouvait lire : (( Je te dis que j'ai une bite qui est petite. Un biteau qui est bien gros et du poil qui commence à pousser ». Il semblerait que l'homme ait informé la petite sur l'existence de son clitoris, et c'est d'ailleurs l'unique évocation de ce type dans nos sources puisque seuls les médecins légistes semblent s'y intéresser et en parler.

Le pervertissement des petites filles et des jeunes demoiselles passe également par la
fière évocation du membre viril. De telles situations amènent parfois, quand elles sont

787 ADI&L, 2U, 637, affaire Musnier.

788 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

789 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet. La petite avoue avoir écrit ce petit papier, mais précise que c'est l'accusé qui lui a appris tous ces mots.

exagérées, a se demander s'il n'y a pas une touche d'érotomanie dans de telles pratiques. L'admiration des agresseurs pour leur propre objet phallique ne se dément pas, et ils tentent par là même de provoquer un semblable engouement chez leur victime. Évidemment ceci a également un objectif fonctionnel qui est d'attirer l'enfant a le toucher, voire à le masturber. Vient ensuite l'évocation de la fonction du membre érectile vis-à-vis de la gent féminine. L'autosatisfaction grimpe encore d'un cran lorsqu'un journalier soixantenaire qui exhibe fièrement son sexe dit que « c'*est+ bien joli que c'*est+ pour amuser les femmes » 790. Il récidive quelques années plus tard, annonçant « que les femmes aim[ent] bien ça quand elles [sont] grandes ».

Il faut à présent en dire plus sur cet âge fameux où les fillettes deviendront des femmes et pourront elles aussi s'amuser avec cette curieuse chose. Les agresseurs restent très terre-à-terre sur ce sujet et font preuve de bien moins d'imagination que lorsqu'il s'agit de nommer leur verge. Aucun ne mentionne les règles, tous en revanchent évoquent les poils pubiens. L'aisance avec laquelle ils parlent des leurs - « Mets-y donc ta main tu verras comme il y a du poil »791 - prouve l'importance symbolique qu'ils y apportent. Peut-être parce que la caractéristique est commune aux deux sexes, elle incarne la nubilité pour la fille et le « pouvoir sexuel » pour les garçons. « Tiens, voila le plaisir du ménage, regarde donc ça ne te fera pas de mal et quand tu seras grande tu auras du poil à ton cul [à prendre ici au sens de poil pubien] tout comme moi », proclame sans vergogne un scieur de long792. On peut relever au passage l'ambivalence du discours corrupteur : alors qu'il reconnaît que les plaisirs de la chair sont réservés aux grandes personnes, il n'a cure d'en révéler l'instrument a une enfant. Il semble ne pouvoir résister a l'envie d'être le premier a révéler a la petite fille ce qui en fera une grande.

Bien évidemment le rôle dévolu à la femme par la société toute entière est de perpétrer l'espèce en offrant au monde de beaux enfants. C'est l'étape suivante du discours corrupteur, mais arrêtons-nous un instant pour remarquer que ces hommes, si prompts dans leur agression à vouloir éviter toute grossesse de la jeune fille, parlent bien souvent de cet objectif de procréation au moment de débaucher la victime. Lorsque le but de la discussion est purement éducatif - quand ne se cache pas derrière la promesse d'un

790 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault.

791 ADI&L, 2U, 674, affaire Grosbois.

792 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

attentat imminent -, ils ne sont pas plus nombreux à évoquer le plaisir charnel que la mission reproductrice. Peut-être est-ce là une volonté de garder la confiance de la petite interlocutrice en restant dans le cadre dans lequel la sexualité est traditionnellement confinée - du moins dans les conversations avec les enfants. Et si certains soulignent l'amusement lié a l'activité sexuelle et prennent soin d'associer la femme dans les voluptés de la chair, d'autres sont plus volontiers misogynes. Émile Trouvé n'a que dixneuf ans mais a déjà une idée bien précise du rôle dévolu selon lui à la gent féminine793. Devant témoin il n'hésite pas a exposer ses projets concernant la jeune domestique de douze ans qu'il se plait a séduire au point de la rendre semble-t-il consentante à ce qui était au début un acte criminel en bonne et due forme. Un témoin déclare que le jeune homme a dit « qu'il allait la dresser en s'amusant cette année et que plus tard elle ferait une fameuse putin, qu'il était bon maître d'école ». Voila donc le seul exemple avoué d'instrumentalisation de la jeune fille comme « objet sexuel ». La plupart, bien que similaires sur le fond, s'en distinguent sur la forme, comme ce cultivateur qui dit a sa victime consentante que le Bon Dieu a fait les petites filles exprès pour qu'on leur fasse cela794.

Plus nombreux sont ceux qui voient dans leur jeune victime une future mère voire un futur père, et qui comptent bien lui apprendre comment le devenir. L'exemple que nous avons trouvé concernant un garçon ne va pas aussi loin dans la description de la fabrication des enfants que ceux qui s'adressent aux filles. Un enfant de dix ans se voit dire « Tu bandes, tu ferais bien des enfants » par son voisin qui pourrait être son grandpère795. Mais puisque la plupart des victimes sont de sexe féminin, ces dernières sont bien plus nombreuses à subir de tels discours. Ici l'éducation délaisse le membre viril pour s'intéresser de plus près au sperme, dont l'importance n'est jamais démentie dans l'esprit des hommes, et pas seulement celui des abuseurs d'enfants. Certains se font vagues comme ce vigneron de soixante-trois ans qui montre son sexe en apprenant aux petites filles que c'est par là que les enfants sortent796. D'autres mêlent la théorie a la pratique et lancent au moment fatidique : « Regarde bien ce qui va sortir de là-dedans, c'est avec ça

793 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

794 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.

795 ADI&L, 2U, 674, affaire Landais.

796 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.

qu'on fait les enfants ))797. Comme ce n'est visiblement pas assez, on peut rentrer encore plus dans les détails à la manière de ce domestique qui explique après éjaculation à ses trois interlocutrices qu'il faut quatre verres de cela pour concevoir un enfant798. Quand certains ajoutent à cela des dessins représentant un homme et une femme faisant l'amour799, il ne reste en somme plus que la pratique pour que ces jeunes enfants perdent totalement leur innocence. C'est le stade auquel est arrivée une fillette de six ans qui annonce - fièrement ? - à sa mère : « Tu me disais que c'était le bon Jésus qui envoyait les enfants mais c'est papa qui m'a fait ))800. C'est ce que regrette une mère de famille qui se confie au curé du village, lui avouant que sa fille de dix ans « était instruite dans tous les menus détails sur ce qui concerne les choses du sexe ))801.

Cette méthode est régulièrement employée par les auteurs de crimes incestueux, sans doute par ce que leur position naturelle d'éducateur de leurs enfants les y pousse plus sûrement que les autres. Leur sensation d'omnipotence et leur volonté de faire de leur fille leur bien personnel et inaliénable les incite à vouloir être leur premier amant, et avant toute chose, le premier à leur révéler comment elles ont été conçues. Un couvreur amboisien en est le parfait exemple, voici son discours : « Prend une serviette, je vais te faire comme je fais à ta mère, je vais te montrer comment se fait un petit enfant, tu n'es pas assez bête de croire qu'ils viennent par le chemin de fer au moins comme cela tu le sauras *
·
·+ ))802.

Dernier exemple de corruption, et pas des plus rares, celui qui consiste à inciter les enfants à se faire des attouchements entre eux. Cette situation relève indéniablement de la perversité de celui qui en est a l'origine. Si l'un d'eux ne fait que conseiller a un petit garçon de relever les jupons des filles, d'autres n'hésitent pas a aller plus loin803. Nous avons recensé plusieurs cas de cet acabit, dont celui d'un homme qui demande a une petite victime de masturber son petit frère, ou un autre qui incite à en faire de même sur

797 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

798 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard.

799 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

800 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

801 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.

802 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

803 ADI&L, 2U, 672, affaire Picard.

des petites filles : « Quand tes petites soeurs seront couchées, tu relèveras leur chemise et tu mettras un doigt dans leur derrière »804.

La corruption de la jeunesse obéit à une volonté double : premièrement, l'adulte souhaite avoir la primauté sur l'éducation sexuelle de la jeune victime. Bien que cela soit impossible à vérifier dans la plupart des cas, il semble que cette manoeuvre ne cache pas nécessairement un viol a court ou long terme. Le plaisir d'apprendre à son prochain, qui plus est des choses interdites, prime. Deuxièmement, l'agresseur veut créer un lien avec sa victime, afin que celle-ci s'enthousiasme en retour. C'est l'expression se rapportant le plus a l'exhibitionnisme, qui a pour but de susciter l'admiration afin de redonner confiance en lui à l'agresseur. Bien que de telles manoeuvres ne constituent pas un crime du point de vue pénal, en réduire la signification serait maladroit. Elles restent très mal vues, aussi bien par les citoyens ordinaires que par les magistrats. Ambroise-Rendu nous offre l'exemple d'un président de cour d'assises qui semble accorder bien plus d'importance a la notion de pervertissement de la jeune victime qu'à celle d'attentat physique, qui ne souille que le corps805.

Attirer et maîtriser l'enfant

Nous avons analysé en amont comment les criminels sexuels séduisaient leur jeune victime, ou bien la violentaient pour mieux la duper. La recherche d'une petite fille ou d'un petit garçon que l'on connaît et qui aura confiance, ou bien d'une idiote, sont des atouts pour parvenir à ses fins806. Soit parce que ces ruses ne sont pas suffisantes, ou tout simplement parce que l'abuseur n'a pas jugé bon de s'en servir, il existe une autre moyen de forcer la confiance de la future victime : les menaces ainsi que les promesses et les rétributions.

Il faut bien noter que les intimidations dont il est ici question ne mènent pas toute à une violence exercée sur la victime. Dans la majorité des cas la victime s'exécute et évite le châtiment promis. Il est impossible de quantifier ces brutales approches car tous les enfants n'en parlent sans doute pas. En revanche lorsqu'ils le font, on peut évaluer les proportions que prennent telles ou telles menaces.

804 ADI&L, 2U, 713, affaire Elmanouvsky, 647, affaire Ligeard.

805 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 174.

806 Un viol sur cinq et 6% des attentats à la pudeur touchent une idiote. (SOHN (1996-a), p. 252).

Le moins qu'on puisse dire, c'est que les attoucheurs n'ont pas peur des mots : dans quatre cas sur dix, ils terrorisent l'enfant en le menaçant de mort. Les formules employées peuvent être classiques comme plus originales, ce qui n'est pas forcément une mauvaise idée car cela peut impressionner encore plus la victime, car on n'emploie pas le terme, assez vague finalement, de « mort », mais un autre qui renvoie plus à une réalité. On trouve, pêle-mêle, des hommes qui brandissent un couteau, qui parlent de pendaison, d'étouffement, ou encore de jeter les enfants dans un puits. Il est important de souligner que ces formes de pression sont surtout le fait des pères incestueux, qui savent que leur victime ne peut fuir leur présence et donc cette épée de Damoclès. Viennent ensuite d'autres formes d'intimidation qui regroupent plus d'un tiers du total, et toujours dans le registre de la violence physique : on parle de battre la petite victime, avec les mains, un fouet ou encore une règle d'école. Plus en retrait, les chantages à la prison : dans 13% des affaires l'accusé a sans scrupules menacé de prévenir les gendarmes ou d'envoyer l'enfant derrière les barreaux. Enfin, dernier groupe représentant un cas sur dix, celui des menaces incertaines, dans un futur plus ou moins lointain : un jeune homme tente d'épouvanter sa victime en lui annonçant que si elle ne consent pas a se laisser toucher, son camarade lui fera la même chose que lui essaie déjà de faire807. La plupart du temps, l'agresseur se contente d'annonces comme « Tu me le paieras » ou « Je te retrouverai ». Cette technique pour soumettre l'enfant a sa volonté n'est pas la plus répandue, bien plus souvent le criminel emploie une voie plus louche, celle des promesses et des rétributions.

Celles-ci sont un peu simples à chiffrer car elles laissent des preuves matérielles - sauf dans le cas d'une promesse sans effet. Quatre victimes sur dix ont été approchées de la sorte. On peut classer ces présents en trois catégories : l'argent, les objets, et la nourriture et les boissons. Dons et promesses confondues, le première groupe regroupe 43% du total, contre 21% pour le deuxième et 36% pour le troisième808.

Le numéraire proposé est, à la façon des règlements infrajudiciares, dépendant de la
volonté et de la bourse de l'agresseur. L'amplitude constatée est importante, allant de la

807 ADI&L, 2U, 679, affaire Chamballon.

808 Si l'on sépare les dons effectués des promesses non-tenues, les chiffres sont sensiblement les mêmes : tout au plus il y a une plus grande propension a proposer de l'argent quand il s'agit de ne pas le donner ensuite.

pièce d'un sou - équivalente à cinq centimes de franc - aux pièces de plusieurs francs. Toutefois dans la majorité des cas, surtout quand la victime est très jeune, on ne parle que de centimes. Anne-Marie Sohn a été plus loin dans la description, fixant le prix « d'achat )) d'un enfant entre dix et vingt-cinq centimes809. On en trouve même qui se paient le luxe d'un cynisme invraisemblable : « Je te donnerais bien dix sous, mais je ne peux pas, je n'ai que des pièces de vingt sous sur moi », annonce un jeune journalier à sa victime810 ! Beaucoup de celles-ci vivent dans des familles aux revenus modestes, ce que leurs bourreaux savent bien, c'est pourquoi l'argent leur apparaît comme un bon moyen pour corrompre l'enfant, ou d'éviter une possible dénonciation. Ces derniers peuvent se laisser tenter par ce qui leur apparaît comme une certaine forme d'autonomie vis-à-vis des parents.

Dans la deuxième catégorie se trouvent les objets les plus divers, proposés en fonction du sexe de la victime, de son âge ou de ses goûts. Comme les filles composent la majorité de celles-ci, les habits, et notamment les robes, ainsi que les bijoux, occupent une place de choix dans cet inventaire. On trouve également des fleurs, des objets moins féminins comme des jouets ou des images, obtenues en classe, et même des consommables à résonance plus masculine, les cigarettes par exemple.

La nourriture et la boisson ont une importance semblable a celle de l'argent dans la tête de l'enfant. La pauvreté dans laquelle il vit parfois le prive des plaisirs sucrés offerts aux autres, aussi les récompenses les plus courantes sont des fruits - souvent des poires et du raisin -, des friandises ainsi que des gâteaux. La proposition peut viser les aliments de base, que la victime est contente de ramener chez ses parents car cela lui donne l'impression d'être utile au fonctionnement de la famille et d'en défendre la pérennité. Les pommes de terre et le pain sont donc les comestibles les plus fréquemment offerts, sans doute également parce c'est ce que les abuseurs ont sous la main811. Pour ce qui est des boissons, les propositions de ce type sont rares, et ne concernent que les garçons.

809 SOHN (1996-a), p. 75. Ces données ont été calculées sur la période antérieure à 1914.

810 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.

811 Le pain est une denrée de base, en 1880 chaque Français en consomme 295 kilogrammes par an, donc près d'un par jour. Par la suite ce chiffre décline, la consommation devient plus variée. (BARJOT, CHALINE, ENCREVÉ (1995), p. 348.).

La majeure partie des enfants abusés accepte la contrepartie offerte, sans penser à mal la plupart du temps. Une jeune fille de douze ans avoue sans honte : (( cela me plaisait beaucoup car il me faisait toujours des cadeaux »812. Une autre se fait encore plus explicite : (( Si je l'ai fait c'est l'appât des sous qu'il me donnait qui m'a décidé », racontet-elle813. Sans en comprendre les tenants et aboutissants, une poignée de victimes se donne a l'agresseur avec l'innocence qui sied à son statut. (( Je me suis laissée faire ne sachant pas que c'était mal », explique une fillette de neuf ans814. Une fois encore, la pudeur d'une partie de la société au sujet de la sexualité, et du corps en général, est a l'origine de telles situations. (( J'ignorais complètement la chose a laquelle il m'avait initié », se défend un jeune homme abusé dans sa jeunesse815. Néanmoins chez certaines, idiotes, la raison n'est pas d'ordre culturel : (( Elle a dû se laisser faire sans avoir conscience de la gravité des actes auxquels se livrait *l'accusé+ »816.

D'autres sont en revanche plus vénales et pratiquent une sorte de prostitution appliquée aux mineurs. De la sorte on découvre des jeunes filles qui recherchent, faisant fi de la pudibonderie de l'époque, à profiter de l'attirance de certains hommes pour les corps pas encore formés. Un exemple illustre parfaitement ce point, et a pour décor la ville de Tours, ce qui n'est pas anecdotique puisque c'est visiblement le lieu de prostitution le plus connu du département. La jeune Mathilde, a peine âgée de treize ans, et fille d'une prostituée, (( accoste », selon le terme employé par les témoins, des inconnus sur les quais, en compagnie de ses amies du même âge817. Lorsqu'elle voit passer un domestique d'une quarantaine d'années, elle dit a ses camarades qu' (( il a l'air cochon », et lui demande de les suivre dans un coin reculé.

Le consentement peut même, dans certains cas assez rares, être le fait d'un réel plaisir éprouvé par l'enfant. « C'est toujours volontairement que je me suis donnée à lui », avoue une jeune fille de douze ans818. Une autre du même âge protège même cette relation interdite, informant une domestique qui lui fait des remarques que cela ne la

812 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

813 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

814 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.

815 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

816 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.

817 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard.

818 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

regarde pas819. Parfois ce sont elles, qui déjà touchées par le même homme, finissent par se laisser faire et demandent a ce qu'il s'amuse en leur compagnie. En règle générale une telle relation s'établit avec une adolescente, ou presque, mais ce n'est pas pour cela qu'elles sont réglées et donc « femmes ~ sexuellement parlant. En effet cet état n'est pas forcément nécessaire pour ressentir les prémices des plaisirs de la chair : « Toute muqueuse génitale excitée chez l'enfant engendre un plaisir qui est d'ordre physiologique, par sécrétion d'une hormone, l'ocytocine », explique un psychiatre820. Sigmund Freud écrit en 1905 dans La Sexualité infantile que celle-ci n'est pas la réalisation directe d'une activité sexuelle, mais plus généralement d'une recherche du plaisir821. Attention toutefois à ne pas inverser les rôles : « Les enfants sont toujours ceux qui souffrent de l'exploitation sexuelle, même quand ils participent volontairement et avec enthousiasme aux rapports sexuels », défend une psychiatre822.

La situation opposée mais rarissime, a savoir l'absence de plaisir, peut pourtant amener aux mêmes abus. Puisque la victime n'a pas mal, au contraire de la majorité, elle ne conçoit pas que l'acte auquel elle se soumet puisse être tout de même répréhensible. Cette position n'est pas sans rappeler celle occupée par une partie de l'opinion et des parents, face a l'absence de conséquences physiques observables. Euphrasie, petite fille d'une demi-douzaine d'années, en est le parfait exemple : « Cela ne me faisait pas trop de mal, mais cela ne me faisait pas trop de bien non plus », déclare-t-elle823. La découverte des sens et la curiosité sont donc a l'origine de ces situations.

La victime n'est curieuse des attouchements dont elle est l'objet justement parce qu'elle ne se sent pas victime d'un acte répréhensible aussi bien moralement que pénalement. La recherche du plaisir emprunte des chemins dont elle ne saisit pas l'inadéquation a son âge. « *...+ Je voulais voir ce que c'était », répond une petite fille au magistrat qui lui demande pour quelle raison elle ne s'est pas débattue824. Comme Fénelon deux siècles plus tôt dans son Traité de l'éducation des filles, les abuseurs semblent se dire que « la

819 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

820 SIMON (2004), p. 45.

821 Nadeije LANEYRIE-DAGEN (dir.), Les grands évènements de l'histoire des enfants, Paris, Larousse, 1995.

822 Suzanne M. SGROI (1986), cité dans Yves-Hiram L. HAESEVOETS, L'enfant victime d'inceste : de la séduction traumatique à la violence sexuelle, 2ème édition, Bruxelles, De Boeck université, 2003, p. 117.

823 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.

824 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.

curiosité des enfants est un penchant de la nature *...+ ; ne manqu*ons+ pas d'en profiter ».

Il n'est pas étonnant que la victime ne comprenne pas la gravité de ces actes, car n'ayant pas les connaissances suffisantes sur ce sujet, elle n'y voit qu'une sorte de jeu éducatif. Certaines s'en font d'ailleurs l'écho devant le magistrat instructeur sans aucune honte : « Je ne résistais pas, car cela m'amusait », déclare une jeune fille abusée par son père, puis devenue consentante825. Les garçons semblent être assez imprégnés par ce mode de pensée, sans doute parce que les exemples que nous avons trouvés ne comportent que des actes de masturbation réciproque. Cela les fait même rire, signe sans doute que leur ressenti physique n'est pas celui que l'agresseur aurait attendu. Cet esprit du jeu influence grandement la jeune victime, qui participe activement a ce qu'elle ne sait pas être un crime. Âgée de huit ans, une Tourangelle ne contredit pas l'accusé lorsqu'il raconte qu'une fois qu'elle a relevé ses jupons sur sa demande elle a demandé a ce qu'il lui fasse voir le sien826. Une fois que l'homme s'est exécuté, elle aurait même ajouté : « Je voudrais bien toucher aussi ». La curiosité des enfants n'est plus a démontrer et les mène parfois sur des chemins dangereux.

L'acte leur semble si ludique que les petites victimes en entraînent innocemment d'autres. Une petite, victime des agissements de son père, lui amène ses camarades de classe, sans paraître traumatisée par cette faveur qu'on lui demande827. Dans une autre affaire une des fillettes ne refuse pas les propositions malhonnêtes qu'on lui a formulées, précisant par contre : « Je veux bien mais après ma petite camarade »828. Pire encore, cette corruption a parfois des conséquences au sein même de la famille, en témoigne une adolescente qui, abusée par son père demande un jour a sa jeune soeur : « Pourquoi ne veux-tu pas le faire avec papa ? Moi ça me fait du bien ! »829.

Si l'immense majorité des enfants victimes d'attentat reste sans défense face aux
atteintes dont ils sont l'objet, une petite partie de ceux-ci, souvent âgés, se débat tant
bien que mal. Bien évidemment, le déséquilibre des forces fait que jamais il ne peut

825 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.

826 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

827 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain.

828 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

829 ADI&L, 2U, 747, affaire Sarton.

prendre le dessus sur son agresseur, cependant il peut, par sa vaillance ainsi que son endurance, l'amener a abandonner ses odieux desseins. On comprend bien toute l'importance de la révision pénale de 1832, car face a un adulte non seulement il faut que l'enfant ait la force de se défendre et surtout d'en imprimer les marques sur le corps de son agresseur, mais aussi il faut qu'il en ait eu seulement l'idée. Et lorsqu'il s'agit de défendre son intégrité physique et morale, les petites filles et les petits garçons ne manquent pas de ressources. La plupart du temps ils menacent d'appeler parents et gendarmes, se contentent de mettre des coups de pieds ou des gifles a l'assaillant, parfois en criant « a l'assassin !». D'autres font preuve de plus d'originalité : on peut lancer des pierres et même des mottes de terre, menacer de faire mordre le chien, voire même de faire pipi dans la main.

Les abuseurs, conscients de ces possibilités de révolte, anticipent parfois, comme ce domestique qui prend soin d'arracher les sabots de sa malheureuse proie afin d'en éviter toute utilisation à son encontre830. De la même façon, un certain nombre d'agresseurs s'emploie au préalable a neutraliser la victime, en lui tenant les mains et lui entravant les mouvements des jambes - ce qui peut laisser des traces sur le corps de l'enfant et amener a une qualification d'attentat a la pudeur avec violence. Dans une affaire incestueuse, le père maîtrise sa fille et se contente d'attendre qu'elle s'essouffle pour la violer. Dans près de 3% des cas, il l'empêche de crier, soit en mettant sur sa bouche un linge, soit sa main, voie même en lui serrant la gorge - cette manière de procéder étant la marque du viol. Dans de rares cas, l'abuseur ne s'embarrasse pas de telles brutalités, et fait boire du vin au préalable ou des liqueurs à sa victime : « Il les faisait boire jusqu'à leur faire perdre la raison »831.

Ainsi l'enfant, lucide sur ses chances en cas de lutte, préfère parfois ruser, ce qui peut effectivement avoir une incidence puisque certains agresseurs n'osent pas employer a outrance leur force physique, et se retirent. Malgré tout, ce déséquilibre inhibe la plupart du temps la jeune victime, qui se laisse faire, ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle consente à quoi que ce soit. « La frayeur de la victime lui enlevait la force de crier », écrit

830 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.

831 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

un procureur832. Elle se contente de pleurer, de crier voire d'implorer, ce qui peut suspendre l'agression dans certains cas. Malheureusement, tous ces moyens offerts à la victime n'ont souvent aucun effet, et laissent l'agresseur en user a sa guise.

-o-o-o-

Si les agresseurs sexuels se prêtent déjà mal au petit jeu de la classification, que dire de leurs victimes. Ce statut dépendant de l'attentat et donc de la volonté de son auteur, l'enfant abusé n'est pas réellement acteur du crime. Aussi puisque sa personne et sa personnalité sont assez peu déterminantes dans l'agression, en étudier les contours perd de son intérêt. Ce n'est pas parce qu'une petite fille est servante qu'elle se fait attaquer, mais parce qu'on la voit avant tout comme un être doublement fragilisé, par sa condition d'enfant ainsi que de domestique.

La corruption de la jeunesse n'obéit pas tout a fait aux mêmes règles. Elle sert avant tout chose a servir le narcissisme de l'agresseur, qui éduque pour mieux dominer. Cette domination est toujours l'objectif final de l'abuseur, seulement les chemins empruntés pour y arriver ne sont pas toujours identiques. Quoi qu'il en soit, une multitude de contraintes s'offrent a lui afin de forcer l'enfant : verbale, visuelle, tactile, et bien sûr physique833. Quand certains préfèrent la rapidité alliée a la force, d'autres privilégient l'agression « en douceur » : la mise en confiance de la victime, les liens - paternels, de camaraderie ou d'éducation corruptive - noués, puis par une gradation des actes jusqu'à la satisfaction de cette passion.

832 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.

833 SIMON (2004), p. 40-47.

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