WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

étude sociologique du processus de décision dans le cas de figure d'une IVG

( Télécharger le fichier original )
par Sarah Zysman da Silveira
Université de Caen Basse- Normandie - Master 2 sociologie 2013
  

Disponible en mode multipage

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

Université de Caen Basse Normandie UFR des Sciences de l'Homme

Mémoire de deuxième année du Master de recherche en sociologie: Changements institutionnels, risques et vulnérabilités sociales -- CIREVS

Etude sociologique du processus de

décision dans le cas de figure d'une IVG

Octobre 2013

Sarah Zysman da Silveira
Sous la direction de Didier Le Gall

1

Table des matières

Remerciements 4

Introduction 5

Le champ 12

La maternité, la famille et les droits de l'individu 13

Individualisme ? 13

La domination masculine 14

Les conclusions du mémoire de M1 17

Panorama : l'IVG en France en 2013 20

Histoire 20

Cadre légal et démarches 26

Les chiffres 28

Comparaison : Le Brésil 29

La sociologie de l'avortement et les questions de vocabulaire 35

Les hommes et l'IVG 35

L'enquête Giné 37

Le positionnement de la recherche par le vocabulaire 42

Méthodologie et déroulement de la recherche 44

La problématique 45

Le cadre 45

L'approche 46

La perspective théorique 46

La décision cartésienne 47

La linéarité 48

La rationalité 48

La liberté 49

2

Le surcode 50

Le traitement séquentiel 51

Le surcode structural 51

Le surcode analytique 52

La mise à l'épreuve empirique 53

Les hypothèses 53

La méthode de recueil des données 53

L'accès au terrain et les phases 56

La pré--enquête 57

Une phase de stagnation 62

Changement de cap 64

Les entretiens 64

Description de l'échantillon 65

Analyse : Le processus de décision 72

Situation n°1 73

Résumé 73

Chronologie et séquences du processus de décision 73

Rationalités 74

Les rationalités reconnues par Carine 75

Les symptômes de grossesse 76

Un discours public, un discours privé 77

Considérer les imprévus 79

L'avis tranché de Thierry 80

Le surcodage 80

Un processus, des décisions 81

La perception du corps gravide par le conjoint 83

Situation n°2 86

Résumé 86

Evolutions autour d'un fait marquant 86

Remise en cause de certains présupposés de l'enquête 93

L'anticipation 95

3

Analyse : L'interruption volontaire de grossesse 100

Les rôles 101

La femme 102

L'homme 104

Le point de vue des hommes 107

La confidente 108

Le récit d'une confidente 109

La mère 111

L'IVG, un acte lourd 113

Un droit 113

...restreint 114

Un acte lourd physiquement 115

Un acte lourd psychologiquement 119

Encore une IVG 121

Un acte lourd socialement 122

La domination masculine 125

Conclusion 128

Bibliographie 134

Ouvrages 134

Chapitres d'ouvrages et Articles scientifiques 135

Internet 137

Sites consultés pour la rédaction de ce mémoire 137

Sites à propos de l'avortement cités dans ce mémoire 137

Articles de presse 137

4

Remerciements

Je remercie fortement Didier Le Gall, directeur de mémoire parfait, qui m'a accompagnée ces deux dernières années, répondant toujours présent à mes sollicitations et me laissant évoluer à mon rythme.

Je remercie beaucoup ma mère pour son soutien, son aide matérielle et surtout son travail de révision. C'est elle qui a testé la cohérence et la clarté des propos, corrigé les fautes d'orthographe et les erreurs de syntaxe, supervisé la traduction des textes en portugais (Brésil).

Je remercie également Benjamin Lundeen, mon compagnon de vie, pour sa patience et son aide avec l'organisation; il a réussi à inventer du temps pour que je puisse travailler à ce mémoire.

Ce mémoire n'aurait pas vu le jour sans Denise Santos, qui a su, en quelques heures à peine, me donner l'envie de me replonger dans un travail de recherche. Je la remercie également de m'avoir présenté Fernanda Tussi.

Merci à tous mes amis et connaissances qui ont pris en compte mon appel et ont accepté de le diffuser à leur tour, me permettant ainsi de constituer un corpus d'interviews.

Je remercie aussi celle que j'appellerai Sophie tout au long de ce mémoire, qui a permis à mon questionnement de s'affiner et qui m'a laissée, parfois maladroitement, tester mes questions avec elle.

Enfin, je remercie toutes celles et ceux qui, en me livrant un peu de leur histoire, ont permis à cette recherche d'avancer. Je sais combien a été éprouvant, pour certains d'entre eux, le fait de rouvrir ce chapitre de leur vie.

5

Introduction

La remise du rapport Nisand1 à la secrétaire d'Etat chargée de la Jeunesse et de la vie associative Jeannette Bougrab, le 16 février 2012, concernant l'avortement et la contraception chez les jeunes, a créé un débat public dans les colonnes du quotidien généraliste Libération. Par tribunes interposées2, les auteurs du rapport ont débattu avec des sociologues et des médecins. L'objet du débat n'était pas directement relatif aux dix-huit propositions que présente ce rapport, mais aux conséquences de l'acte en lui-même. La position d'Israël Nisand et son équipe est qu'un avortement est forcément difficile à vivre psychologiquement, ce que réfutent les sociologues Nathalie Bajos et Michèle Ferrand. Pour elles, certaines femmes peuvent être perturbées par cet acte, d'autres non et certaines même peuvent le vivre comme un évènement constructif. Ce que les sociologues reprochent aux auteurs de ce rapport, c'est l'utilisation d'une étude aux résultats controversés, selon laquelle les femmes ayant avorté présenteraient plus de troubles psychiques que les autres. Pour les contradicteurs du rapport, c'est le premier pas vers une remise en cause de l'avortement. Ce point de vue a été également relayé par un collectif de médecins (Nul n'a le monopole de la parole des femmes)3 et par le collectif Les filles des 343, qui signent un texte affirmant que leur avortement a été pour elles une liberté et non un drame4.

1 Nisand I., Letombe B., Marinopoulos S., 2012, Et si on parlait de sexe à nos ados, Paris, Odile Jacob.

2 « Faut-il s'inquiéter du recours à l'avortement chez les jeunes ? » Par Bajos N., sociologue-démographe (Inserm), Ferrand M., sociologue (CNRS), Meyer L., médecin épidémiologiste (université Paris-Sud), Moreau C., médecin épidémiologiste (Inserm), Warszawski J., médecin épidémiologiste (université Paris-

1er

Sud), Libération, mars 2012.

« Faut-il s'inquiéter du recours à l'avortement des jeunes ? Oui ! » Par Nisand I., Letombe B., gynécologues, et Marinopoulos S., psychanalyste, Libération, 9 mars 2012.

«IVG : le retour des entrepreneurs de morale», Par Bajos N., Ferrand M., Meyer L., Moreau C., Warszawski J., Libération, 20 mars 2012.

« La meilleure IVG est celle qu'on peut éviter », Par Par Nisand I., Letombe B., et Marinopoulos S., Libération, 22 mars 2012.

3 « Nul n'a le monopole de la parole des femmes ! » Par un groupe de médecins, gynécologues et obstétriciens, Signataires : Mireille Becchio médecin, Marie-Laure Brival gynécologue obstétricienne, cheffe de service, Joëlle Brunerie et Laurence Danjou gynécologues, Philippe David Danielle Gaudry gynécologues obstétriciens, Laurence Esterle et Sophie Eyraud médecins, Philippe Faucheret Sophie Gaudu gynécologues obstétriciens, Martine Hatchuel gynécologue obstétricienne, cheffe de service, Christine Leballonnier gynécologue obstétricienne, Philippe Lefebvre gynécologue, chef de pôle femme-mère-enfant, Jean-Claude Magnier et Pierre Moonens gynécologues, Raymonde Moullier médecin, Catherine Perrigaud et Catherine Soulat gynécologues, Françoise Tourmen gynécologue, Claire de Truchis médecin, Libération, 20 mars 2012.

4 « Nous avons avorté, nous allons bien, merci !» Par Les filles des 343 (collectif créé en avril 2011 à l'occasion du 40e anniversaire de la parution du Manifeste des 343), Libération, 20 mars 2012.

6

Ainsi, plus de 35 ans après sa légalisation, l'IVG ne cesse pas de provoquer des débats. Ses conditions de réalisation sont elles aussi régulièrement remises en question, comme, par exemple, le déremboursement par la Sécurité sociale proposé par une candidate d'extrême droite à l'élection présidentielle 2012 ou encore les délais d'attente dans les maternités dénoncés par des associations citoyennes.

Loin des polémiques, le but de ce mémoire n'est pas partisan. Il s'agit de comprendre les mécanismes de décision dans le cadre légal français de l'IVG.

Ce mémoire a été réalisé dans le cadre du Master Changements Institutionnels, Risques et Vulnérabilités Sociales (CIREVS) de l'Université de Caen, sous la direction de Didier Le Gall. Ce sociologue de la famille, de l'intimité et de la sexualité, professeur à l'Université de Caen et directeur du laboratoire de recherche CERReV (Centre d'Etude et de Recherche sur les Risques et les Vulnérabilités), a coécrit notamment La première fois5 et a contribué à l'ouvrage collectif Maternité et Parentalité6.

La recherche présentée ici fait suite à celle effectuée dans le cadre du Master de 1ère année, Sociologie des Mutations Contemporaines: Institutions, Espaces, Cultures, de l'Université de Provence. Le mémoire, réalisé sous la direction de Michèle Pagès7 et soutenu à Aix-en-Provence, portait sur le rapport des femmes à la maternité8. Cette recherche avait pour but de recenser et comprendre les différents aspects du rapport des femmes à la maternité. Nous avons pu établir certains résultats :

- la question de la maternité se pose à toutes les femmes, qu'elles aient ou non des enfants;

- il y a une période de la vie, caractérisée par la stabilité (au niveau du
couple, du travail et du logement, notamment), qui est considérée comme propice à la venue d'un enfant, au détriment de la période précédente caractérisée, elle, par les expériences amoureuses, la vie

5 Le Gall D., Le Van C., 2007, La première fois. Le passage à la sexualité adulte, Paris, éditions Payot.

6 Le Gall D., 2004, « Paroles de femmes en situation pluriparentale », in Knibiehler Y., Neyrand G. (dirs.), 2004, Maternité et Parentalité, Rennes, éditions de l'ENSP, p. 127-144.

7 Michèle Pagès est maître de conférence à l'Université de Provence et membre du Laboratoire Méditerranéen de sociologie (LAMES).

8 Zysman da Silveira S., juin 2010, Décider de devenir mère: Enjeux normatifs du rapport des femmes à la maternité, mémoire de Master 1 : sociologie, Université de Provence.

7

étudiante et les petits boulots;

- le couple a une importance particulière dans le discours des femmes car cet aspect se trouve aux confluent de deux logiques, celle de la stabilité conjugale, que nous venons de mentionner, mais nous avons également mis à jour une logique interne au couple, dont l'objectif serait d'avoir des enfants;

- la modalité de la « décision» est fortement mise en avant dans les discours;

- les pratiques et les représentations de l'IVG révèlent des « règles d'usage» de cette possibilité de technique médicale légalement mise à disposition de toutes (les femmes, en France).

Nous reviendrons plus en détails sur les résultats du travail de M1, dans la première partie de ce mémoire.

Comme annoncé ci-dessus, le questionnement à l'oeuvre ici fait suite à la recherche menée pour le mémoire de M1. Lors de ce premier mémoire en effet, des remarques souvent entendues au cours des entretiens nous ont interpelée. Cela pouvait être « c'était décidé (la grossesse), c'était un projet et c'était désiré» ou « c'est une décision qu'on a pris tous les deux », mais aussi « c'était une évidence, ça s'est fait naturellement ». Quelquefois la modalité « décision », comme acte conscient et rationnel, était fortement mise en avant dans les discours, dans la manière de présenter sa vie9, et en même temps, à d'autres moments concernant plutôt la réflexion rétrospective, la décision semblait insaisissable. La quatrième partie avait d'ailleurs été consacrée à l'importance de la décision dans les discours recueillis, sur le principe de choisir sa vie.

Continuons sur le thème du contrôle de la fécondité: le nombre à peu près constant d'IVG en France interpelle professionnels de la santé et grand public: puisque la contraception est très répandue et qu'il existe des dispositifs d'urgence comme la pilule du lendemain, il ne devrait pas y avoir autant d'IVG ! Ainsi, les faits vont à l'encontre de la théorie qui voudrait qu'une bonne « gestion» de la contraception évite les IVG. Il nous a semblé qu'il y avait là quelque chose à creuser, à approfondir. La recherche présentée dans ce

9 D'où le titre du mémoire.

8

mémoire se trouve axée sur l'étude du processus décisionnel menant à une IVG. Bien que la femme concernée par la grossesse et l'IVG soit au coeur de ce travail, nous avons également voulu prendre en compte les différents acteurs qui prennent part à la décision, perçue comme processus complexe amené à évoluer en fonction d'interactions.

Ce mémoire a pour objet le processus de décision aboutissant à une IVG, les interactions qui le font évoluer et les rapports interpersonnels qu'il révèle. Si la décision est étudiée dans d'autres domaines des sciences sociales, force est de constater qu'en sociologie de la sphère privée elle n'est guère prise en compte ni étudiée en tant que telle. C'est véritablement le domaine de l'action publique qui a vu se développer les théories concernant la décision. Deux ouvrages les recensent10. Ainsi, d'une première définition de la décision comme étant une action résultant d'un choix, où donc la décision est le produit d'un choix individuel et libre, on passe à des théories beaucoup plus complexes où la décision s'inscrit dans un ensemble de représentations et déborde du cadre. La difficulté et l'importance de l'analyse du processus décisionnel viennent du fait qu'elle est souvent mise en scène pour la faire correspondre à cette image valorisée où le sujet est créateur. Nous pouvons citer d'un côté la théorie de décision rationnelle, née en économie à la fin du XIXème siècle, qui se réfère à la rationalité instrumentale, ainsi que la théorie des jeux, et à l'autre extrême le modèle de la poubelle (Cohen, March et Olsen, 1972) qui met radicalement en cause la rationalité de l'action, en passant par la notion de processus (Laswell, 1951) avec des séquences définies (Jones, 1970), mais aussi par la « rationalité limitée» de Simon (1957) et l'incrémentalisme de Lindblom (1959) qui met l'accent sur la multiplicité des acteurs. Il s'agit donc d'adapter à la sphère privée, la famille, la parentalité des outils empruntés aux politiques publiques. Dans la partie de ce mémoire consacrée à la méthodologie, nous développerons les emprunts théoriques et méthodologiques faits à Lucien Sfez11, notamment la

10 Hassenteufel P., 2008, Sociologie politique, l'action publique, Paris, Armand Colin, chapitre 3 L'analyse décisionnelle.

Lascoumes P., Le Galès P., 2012, Sociologie de l'action publique, Paris, Armand Colin, collection « 128 ».

11 Sfez L., 1984, La décision, Paris, PUF, collection « Que sais--je? » et Sfez L., 1981, Critique de la décision (1974), Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques.

9

méthode du surcode. Nous nous appuierons sur sa théorie de « l'homme aléatoire », qui n'est certes pas la plus connue ou diffusée mais qui se révèle comme étant la plus adaptée ici. La théorie de « l'homme aléatoire » a été créée pour remplacer celles de « l'homme certain » et de « l'homme probable» qui, si elles continuent à être utilisées en sciences sociales, ne permettent pas de saisir la complexité du processus de décision. Ce concept de « l'homme aléatoire» (homo erraticus) est basé sur la multi-rationalité (qui est beaucoup plus qu'une juxtaposition des rationalités puisqu'elle prend en compte les interactions) et l'influence des rationalités les unes sur les autres dans le processus global de décision.

Maintenant, pourquoi choisir justement l'IVG comme champ restreint pour cette recherche sur le processus de décision dans la sphère privée?

Ce que cette recherche peut apporter au champ, c'est une remise en cause des présupposés relatifs à la décision. En effet, comme nous le verrons dans la première partie de ce mémoire, il semblerait que les recherches en sociologie restent troubles en ce qui concerne la décision. Parfois, les termes employés laissent penser que ces recherches ont adopté la vision « gestionnaire » de la vie privée, alors même que dans l'analyse fine de leur corpus cela est remis en cause.

Mais aussi, l'interruption volontaire de grossesse - étant un choix négativement connoté parce qu'il se prend en contrepied de la maternité, qui, elle, est survalorisée - nous permet d'échapper au phénomène de naturalisation. C'est-à-dire que nous évitons les discours de justification du type « j'ai toujours voulu avoir des enfants », permis, justement, par la survalorisation de la maternité dans notre société. Autrement dit, il s'agit, dans la perspective du chercheur, de choisir une situation où il a quelque chose à dire, à raconter, à expliquer. De plus, le processus décisionnel menant à une IVG présente quelques caractéristiques homogènes qui facilitent le travail du chercheur. Ces caractéristiques sont, d'une part, l'issue (ici l'acte de l'interruption de grossesse), d'autre part, un cadrage temporel avec des limites clairement définies. Le processus de décision se déroule entre le moment où la femme pense être enceinte et l'acte en lui-même, qu'il s'agisse d'une IVG médicamenteuse ou chirurgicale.

10

Ce mémoire est composé de quatre parties. Dans la première, consacrée au champ, nous contextualiserons précisément l'IVG pour l'insérer dans son temps, son historicité. Ce contexte large fait partie du sens que l'on pourra attribuer aux situations analysées. Nous aborderons les champs de la famille et de l'individualisme et la question de la domination masculine. Nous reviendrons sur les résultats du mémoire de M1 et nous dessinerons un panorama, que nous espérons complet, de l'IVG en France actuellement. Ce panorama comprendra une chronologie des lois et des événements marquants; les points de vue exprimés par plusieurs courants de pensée, au sujet de l'avortement, au fil de l'histoire; et le cadre légal et les démarches nécessaires pour faire une IVG. Toujours dans cette première partie, nous présenterons le travail d'une anthropologue brésilienne, dans le but d'effectuer une comparaison entre les représentations françaises et brésiliennes au sujet de l'avortement. Nous terminerons par la prise en compte du traitement sociologique de l'IVG en France et les questions soulevées par celui-ci, ce qui nous amènera, dans une seconde partie, à poser précisément le cadre de cette recherche.

Dans cette seconde partie, nous aborderons en détail la méthodologie à l'oeuvre dans ce mémoire. Il sera question de problématique, de théorie, de méthode de recueil des données et de méthode d'analyse. Ainsi, cette recherche portant sur le processus de décision d'une IVG, nous nous focaliserons sur une période définie par deux marqueurs temporels: au début, par la suspicion d'une grossesse, à la fin, par l'acte d'interruption de celle-ci. L'IVG offre la particularité suivante: même si la femme est instituée (par la loi) à prendre la décision d'avorter, d'autres personnes peuvent prendre part à ce processus. C'est le cas notamment du partenaire. Dans ce travail, nous chercherons à prendre en compte autant que possible la parole des personnes qui ont pris part à la décision. Ainsi, pour une même situation, que nous traiterons en études de cas, nous pourrons avoir des entretiens avec plusieurs des actants. La théorie sur laquelle nous nous basons pour ce travail est celle de Lucien Sfez, qui met en cause la décision cartésienne et ses caractéristiques de linéarité, de mono-

11

rationalité et de liberté. Nous terminerons cette deuxième partie en détaillant l'accès au terrain et le déroulement de la recherche.

Les troisième et quatrième parties développeront les résultats d'analyse. L'une sera plus axée sur le processus de décision et l'autre sur les spécificités de l'interruption volontaire de grossesse. Dans la troisième partie nous présenterons deux des études de cas que nous avons réalisées pour ce travail et nous nous interrogerons sur la notion d'anticipation. Dans la quatrième partie, nous ferons une ébauche de typologie concernant les rôles qui se mettent en place dans une situation qui va vers l'IVG, et les enjeux pour chacun de ceux que nous avons pu percevoir. Ensuite, nous répertorierons les aspects dans lesquels l'IVG peut être un acte lourd, tout en prenant en compte les spécificités des représentations françaises (par rapport aux représentations brésiliennes) et la question de la domination masculine.

Pour conclure ce travail nous reprendrons les hypothèses de départ. Il sera question d'indiquer en quoi elles ont été confirmées ou infirmées. Nous reviendrons également sur les limites de cette enquête et indiquerons quelques pistes de travail complémentaires. Pour l'heure, commençons par cerner le champ de cette recherche.

12

Le champ

Le champ dans lequel s'insère cette recherche est celui de l'avortement, qui lui-même fait partie de celui plus large de la maternité, de la famille ou des droits de l'individu, que nous allons détailler dès à présent. Nous dresserons ensuite un panorama de l'interruption volontaire de grossesse en France en 2013. Nous tenterons de répondre à la question : Qu'est-ce que l'avortement, aujourd'hui, en France? Avec l'idée qu'il est important de bien le situer, à la fois dans son histoire et dans la législation de son pays car c'est ainsi qu'il prend tout son sens. Tout d'abord en retraçant son histoire à travers les différentes idéologies qui se sont prononcées au sujet de l'avortement. En effet lorsque cette question s'est posée dans l'espace public, elle l'a toujours été de façon polémique, voire passionnée. Définir les différentes idéologies nous permettra de découvrir ce qu'il en reste aujourd'hui, et donc de mieux comprendre certains arguments et certaines prises de position. Un rappel de la loi en vigueur et des démarches nécessaires suivra les données historiques. Puis nous nous intéresserons aux chiffres. L'IVG, aussi bien médicamenteuse que chirurgicale, étant un acte médical qui doit faire l'objet d'une déclaration, nous disposons de données chiffrées nombreuses et précises, facilement consultables. Ensuite, nous proposerons un point de comparaison avec le Brésil, où l'avortement n'est légal qu'à de rares conditions, et nous nous pencherons sur le travail de l'anthropologue F. Tussi. Cette comparaison nous permettra de mettre en exergue les différences potentielles dans les vécus et les représentations lorsque le contexte légal et sociétal n'est pas le même. Ensuite, nous reviendrons en France pour étudier la littérature sociologique de l'avortement, ce qui nous amènera à préciser notre positionnement pour cette recherche en nous centrant sur le vocabulaire, dans une optique de neutralité.

13

La maternité, la famille et les droits de l'individu

L'avortement peut être lié aux champs de la maternité et de la famille, mais aussi à ceux des droits de l'individu, droits de la femme. Ce qui peut sembler curieux, en liant l'avortement à la maternité, c'est qu'on associe ce thème à un champ en fonction de ce qu'il refuse. En effet, avorter c'est refuser, à un moment donné, une maternité. Nous pouvons alors penser qu'il s'agit de comprendre « maternité» d'une manière large, comme rapport à la maternité, c'est--à--dire l'ensemble des questions que l'on peut se poser face à la maternité. C'est avec cette vision--là qu'a été écrit le mémoire de première année Décider de devenir mère12, dont nous reprendrons les conclusions ici. La maternité comme dimension biographique, voire identitaire, des femmes a subi des évolutions. Elle n'est plus seulement prise en compte pour le groupe famille, au service duquel elle serait. Une dimension d'individualisme entre également en jeu.

Individualisme?

Selon certains auteurs spécialistes des évolutions de la famille, tel F. de Singly13, les choix concernant la vie privée se font aujourd'hui en se basant sur une reconnaissance mutuelle, pour l'accomplissement de chacun, dans un contexte de désinstitutionalisation où les formes de vie choisies n'ont pas besoin d'une légitimité externe. Nous pouvons néanmoins relativiser ces constats. Ainsi, dans un article intitulé « L'individualisme dans la vie privée mythe ou réalité ? »14, le sociologue T. Blöss cite une à une les raisons de relativiser cette évolution. Tout d'abord, le fait que le mariage, même s'il concerne moins de couples, reste la norme, dans le sens où il y a peu ou pas de différences de fonctionnement domestique entre les couples mariés et ceux qui ne le sont pas, avec le maintien des inégalités entre hommes et femmes pour ce qui concerne les tâches ménagères et l'éducation des enfants. Les couples continuent à se former selon les lois de l'homogamie sociale. T. Blöss montre également que les contraintes sociales continuent de s'exercer, notamment pour les familles monoparentales,

12 Zysman da Silveira S., juin 2010, op.cit.

13 De Singly F., 1996, Le soi, le couple et la famille, Nathan, coll. « Essais et recherche ».

14 Blöss T., septembre 2002, « L'individualisme dans la vie privée mythe ou réalité ? », Ceras - revue Projet n°271.

14

où les femmes ont plus de difficultés à se remettre en couple que leur ex-- conjoint, et l'intérêt de l'enfant reste primordial. Il conclut que « Penser l'individualisme contemporain comme l'aspiration, voire la nécessité ressentie par les acteurs d'une recherche d'équilibre entre leur épanouissement individuel dans la famille et leurs propres responsabilités sociales (de conjoint ou de parent) s'avère en définitive un pari idéologique. Cette recherche d'équilibre, sorte de processus d'émancipation individuelle, est le plus souvent contrariée ou freinée en raison de l'action de la socialisation notamment sexuée qui n'incline pas les hommes et les femmes à se convaincre de cette nécessité (dans l'idéal) d'équilibre. Ceci est particulièrement flagrant chez les femmes, y compris des milieux supérieurs, dont le rôle maternel prend une place et un sens très importants dans l'existence et agit comme un rappel à l'ordre permanent et contradictoire avec leur volonté d'émancipation personnelle».15 Pour la présente recherche, ces propos sont importants à garder en mémoire dans le sens où ils éclaireront certains positionnements au cours du processus de décision.

La domination masculine

Il faut aussi compter que l'avortement s'inscrit dans un rapport de genres. Ainsi, le choix de poursuivre ou d'interrompre une grossesse se fait souvent en considération de la place que pourrait prendre l'hypothétique futur père. Nous arrivons donc dans une dialectique homme/femme qui n'est pas neutre, qui est chargée d'un rapport de domination construit au fil du temps, comme l'explique P. Bourdieu dans son ouvrage La domination masculine16.

Dans cet ouvrage, le sociologue analyse la société des Berbères de Kabylie, dans le but d'objectiver les mécanismes de la domination masculine, en (se) sortant de l'objet étudié. Cette stratégie est nécessaire car, étant homme ou femme, nous entrons dans ce rapport et avons incorporé les « structures historiques de l'ordre masculin ». Elle permet de comprendre les traces de cette domination dans notre société. Voici comment P. Bourdieu la présente : « La description ethnologique d'un monde social à la fois assez éloigné pour se prêter plus facilement à l'objectivation et tout entier construit autour de la domination

15 Blöss T., septembre 2002, op. cit.

16 Bourdieu P., 1998, La domination masculine, Paris, éditions du Seuil.

15

masculine agit comme une sorte de "détecteur" des traces infinitésimales et des fragments épars de la vision androcentrique du monde (...) »17.

Car si notre société change et que les femmes ont acquis beaucoup de droits, certains mécanismes et structures demeurent et peuvent ainsi être dévoilés. « Les changements visibles qui ont affecté la condition féminine masquent la permanence des structures invisibles (...) »18.

Il y a donc un rapport de domination entre hommes et femmes, et il se perpétue sans même que nous en ayons conscience.

C'est par la formation des corps, le « dressage des corps » pour reprendre le terme de Bourdieu, qui se fait par mimétisme et par injonctions, que s'imposent les dispositions fondamentales de cette domination, rendant les hommes « enclins et aptes» à se comporter de façon virile et à vouloir dominer, notamment dans les champs de la politique et des affaires19.

Si les femmes n'entrent pas directement dans ces jeux sociaux, elles y entrent toutefois par l'intermédiaire des hommes: le fils, le mari, « par procuration, c'est-à-dire dans une position à la fois extérieure et subordonnée »20.

Mais si elles accèdent au pouvoir, elles subissent une double contrainte (double bind) : « si elles agissent comme des hommes, elles s'exposent à perdre les attributs obligés de la "féminité" (...) ; si elles agissent comme des femmes, elles paraissent incapables et inadaptées à la situation ».21

P. Bourdieu a une définition sévère de la féminité: « Etre "féminine", c'est essentiellement éviter toutes les propriétés et les pratiques qui peuvent fonctionner comme des signes de virilité, et dire d'une femme de pouvoir qu'elle est "très féminine" n'est qu'une manière particulièrement subtile de lui dénier le droit à cet attribut proprement masculin qu'est le pouvoir »22.

Donc par la formation des corps, nous apprenons à être des hommes virils ou des femmes féminines. Il y a ainsi une adéquation entre « disposition et position », c'est-à-dire que l'on aime faire ce que par notre place, ici d'homme ou de femme, on est censé faire. Bourdieu parle des « rencontres harmonieuses entre

17 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 79.

18 Ibid., p. 145.

19 Ibid., p. 81.

20 Ibid., p. 111.

21 Ibid., p. 97.

22 Ibid., p. 136.

16

les dispositions et les positions qui font que les victimes de la domination symbolique peuvent accomplir avec bonheur (au double sens) les tâches subalternes ou subordonnées qui sont assignées à leurs vertus de soumission, de gentillesse, de docilité, de dévouement et d'abnégation. »23

La domination s'exerce par une violence symbolique qui est une violence douce, invisible pour ses victimes mêmes:

« La force symbolique est une forme de pouvoir qui s'exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique; mais cette magie n'opère qu'en s'appuyant sur des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps. Si elle peut agir comme un déclic, c'est-à-dire avec une dépense extrêmement faible d'énergie, c'est qu'elle ne fait que déclencher les dispositions que le travail d'inculcation et d'incorporation a déposées en ceux et celles qui, de ce fait, lui donnent prise ».24

Rappeler cette étude du sociologue P. Bourdieu a ici une fonction de contextualisation, car, comme nous le verrons par la suite, les IVG prennent place au coeur des relations entre hommes et femmes. Pour les femmes, la disposition qui consiste à prendre en compte l'autre avant soi-même aura bien sûr de l'importance dans le processus de décision. Nous verrons également que la « force symbolique » qui agit « comme un déclic» prend des formes qu'il nous sera donné de rencontrer au cours des entretiens, et la lecture de P. Bourdieu nous incite à les considérer comme une manifestation de la domination masculine.

Ainsi ce pouvoir qui s'exerce a souvent pour effet diverses formes d'émotions. Bourdieu parle des « émotions corporelles », telles la honte, l'humiliation, la timidité, l'anxiété, la culpabilité, et des « passions et sentiments » comme l'amour, l'admiration et le respect: « émotions d'autant plus douloureuses parfois qu'elles se trahissent dans des manifestations visibles, comme le rougissement, l'embarras verbal, la maladresse, le tremblement, la colère ou la rage impuissante, autant de manières de se soumettre, fût-ce malgré soi et à son corps défendant, au jugement dominant, autant de façons d'éprouver, parfois

23 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 83.

24 Ibid., p. 59.

17

dans le conflit intérieur et le clivage du moi, la complicité souterraine qu'un corps qui se dérobe aux directives de la conscience et de la volonté entretient avec les censures inhérentes aux structures sociales ».25

Enfin, pour aller jusqu'au bout de la logique, et puisque notre étude s'intéresse également au point de vue masculin, notons que les hommes aussi peuvent être victimes de ce rapport de domination, étant en quelque sorte obligés d'être dominants: « Les hommes sont aussi prisonniers, et sournoisement victimes, de la représentation dominante. Comme les dispositions à la soumission, celles qui portent à revendiquer et à exercer la domination ne sont pas inscrites dans une nature et elles doivent être construites par un long travail de socialisation, c'est-à-dire, comme on l'a vu, de différenciation active par rapport au sexe opposé ».26 Ainsi « Le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes, parfois poussées jusqu'à l'absurde, qu'impose à chaque homme le devoir d'affirmer en toute circonstance sa virilité ».27

Les conclusions du Mémoire de M1

Pour notre recherche précédente, nous nous étions limitée au point de vue des femmes. L'objet - le rapport des femmes à la maternité28- était volontairement très vaste, puisqu'il s'agissait d'une recherche à visée exploratoire. Basée sur 20 entretiens de femmes ayant ou non des enfants, autour de l'âge socialement valorisé pour être mère29, cette recherche s'est attachée à comprendre les différents aspects du rapport des femmes à la maternité, ce qui y entre en compte. Ce mémoire a ainsi permis d'établir qu'il n'y a pas de posture par défaut; être mère ou ne pas l'être, c'est se confronter à un ensemble de représentations et de normes, nulle ne faisant l'économie de cette confrontation. Nous avons constaté l'établissement d'un modèle-type du passage à la maternité, comme période de la vie, avec des éléments annexes

25 Bourdieu P., 1998, op. cit., p. 60.

26 Ibid., p. 74.

27 Ibid., p. 75.

28 Zysman da Silveira S., juin 2010, op.cit.

29 Dans l'article de Bajos N. et Ferrand M., 2006, « L'interruption volontaire de grossesse et la recomposition de la norme procréative », Sociétés contemporaines, n°61, p. 91-117, l'âge socialement valorisé pour être mère fait partie des « bonnes conditions » socialement définies. L'âge socialement valorisé pour être mère s'inscrit dans cette norme procréative et se situe environ entre 25 et 35 ans.

18

récurrents. Au fil des entretiens, une cohérence discursive s'est imposée: ces femmes, d'horizons différents et aux situations de vie si dissemblables, racontaient la même histoire, dans laquelle on retrouve notamment des « conditions optimales de la maternité» de Michèle Ferrand et Nathalie Bajos30. C'est-à-dire qu'un modèle en deux périodes ou phases de vie s'est dessiné, chaque période étant constituée d'une série d'éléments associés d'une manière régulière. Certains éléments de la vie qui ne sont pas directement liés à la maternité physiologique se révèlent de bons indicateurs de ces deux phases, la première où la venue d'un enfant n'est pas envisagée, la seconde où elle est considérée comme bienvenue, voire nécessaire. Ces éléments sont les suivants: le couple, le travail, le niveau de vie, le logement et le développement personnel. Ainsi, des systèmes d'opposition permettent de caractériser ces deux phases: on opposera par exemple les expériences amoureuses de la phase 1 au couple stable de la phase 2, la vie d'étudiante de la phase 1 (qui inclut les stages et les petits boulots) à une situation professionnelle dans la phase 2. La stabilité est la clé de la phase dans laquelle les femmes interrogées estiment qu'il est propice d'avoir un enfant.

Si le couple a une place très importante dans le discours des femmes à propos de la maternité, c'est parce qu'un autre modèle se télescope avec celui qui divise en deux périodes la vie des femmes qui deviennent mères, que nous venons de présenter. C'est celui du couple, dont l'objectif est, pour beaucoup des personnes interrogées, d'avoir des enfants. Selon la personne, cet objectif peut être vécu comme une évidence, ou bien venir des commentaires de l'entourage, ou encore comme la volonté de construire quelque chose à deux. On n'est plus dans le modèle où il faut trouver un conjoint et former un couple stable pour avoir un/des enfant/s, comme décrit plus haut, mais bien dans celui du couple qui a besoin d'un projet commun. Ces deux modèles se renforcent l'un l'autre.

1ère

Un autre aspect dégagé du Mémoire de année souligne l'importance de la

modalité « décision » dans les discours étudiés, sur le principe de choisir sa vie. Le contrôle de la fécondité semble être totalement passé dans les mentalités.

30 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, De la contraception à l'avortement, sociologie des grossesses non prévues, Paris, INSERM.

19

Aujourd'hui en France, un enfant qui vient au monde est, dans les représentations du moins, un enfant que ses parents ont décidé d'avoir. Car il est admis que si l'on n'en veut pas, on peut très bien « se débrouiller» pour ne pas en avoir (contraception, IVG). Il y a même un glissement dans les représentations du contrôle de la fécondité: si l'on peut NE PAS avoir d'enfant lorsqu'on en a décidé ainsi, ce contrôle est aussi imaginé dans le sens contraire, c'est-à-dire d'AVOIR un enfant au moment où on l'a décidé. Ainsi les difficultés à procréer au moment choisi, voire les fausses couches, se sont avérées être des sujets très angoissants pour les femmes interrogées.

Le guide d'entretien employé lors de ce travail n'était pas particulièrement orienté vers l'avortement mais une grande partie des entretiens font état d'un ou de plusieurs avortements provoqués au cours du parcours de vie. A ce sujet, on peut constater que bien que sa pratique soit un épisode douloureux pour la majorité des femmes interrogées qui y ont été confrontées, l'avortement est considéré comme un choix légitime dans certains contextes, étant même la décision typique de certaines périodes de vie (lorsque la femme est étudiante notamment). A contrario, lorsque la femme est dans un contexte propice à une maternité, contexte caractérisé par la stabilité (couple stable, logement, stabilité financière, emploi stable et même, pour certaines, stabilité psychologique, comme expliqué dans la partie modèle-type), la décision de l'avortement est rarement prise.

Il apparaît que même si la décision légale appartient à la femme concernée dans son corps de poursuivre ou d'interrompre une grossesse, les pratiques et les représentations qui l'accompagnent dessinent des « règles d'usage » de cette possibilité de technique médicale légalement mise à disposition de toutes (les femmes, en France).

20

Panorama : l'IVG en France en 2013

Histoire

Maintenant que nous avons un aperçu des champs auxquels se rattache l'avortement, essayons de comprendre comment il s'articule avec eux, au travers des idéologies qui ont cherché à le combattre ou à le défendre.

Voici une sous-partie historique, pour acquérir le recul nécessaire à la compréhension des arguments d'aujourd'hui. Certains historiens se sont intéressés à l'histoire de l'avortement31, d'autres prennent en compte ce thème dans des recherches consacrées à la maternité32.

Nous présenterons ici, en les schématisant, quelques idéologies qui se sont prononcées au sujet de l'avortement, tout en ayant conscience de l'aspect réducteur d'une telle démarche, nécessaire pourtant pour saisir l'essence de ces logiques.

Pour commencer cette partie historique, nous avons établi une chronologie33 des lois françaises et événements marquants concernant l'avortement en France:

1810 : Dans l'article 317 du Code pénal, l'avortement est défini comme un crime.

1852 : L'Académie de Médecine reconnaît l'avortement thérapeutique si la vie de la mère est menacée.

1920 : Loi qui réprime la provocation à l'avortement et la propagande anticonceptionnelle.

1923 : Correctionnalisation de l'avortement, qui devient un délit et est passible de peines moins lourdes (dans le but qu'elles soient mieux appliquées).

1939 : Code de la famille pour réprimer davantage l'avortement : levée du secret médical pour les affaires d'avortement, réglementation du diagnostic de grossesse et modification de l'article 317 du Code pénal en reconnaissant, pour le limiter, l'avortement thérapeutique (la vie de la mère doit être gravement menacée).

1941 : Sous Vichy, la répression s'accroit. Loi installant une juridiction d'exception (annulée en 1945, à la Libération).

1943 : Une femme est guillotinée pour avoir pratiqué des avortements.

31 Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, Histoire de l'avortement XIXe -XXe siècle, Paris, éditions du Seuil.

32 Knibiehler Y., 2000, Histoire des mères et de la maternité en occident, Paris, PUF, collection « Que sais-je? ».

33 Chronologie établie à l'aide des ouvrages suivants:

- Collectif IVP, 2008, Avorter, histoire des luttes et des conditions d'avortement des années 1960 à
aujourd'hui
, Lyon, éditions tahin party.

- Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, op. cit.

- Nisand I., Araujo-Attali L., Schillinger-Decker A.-L., 2002, L'IVG, Paris, PUF, collection « Que sais-

je? ».

- Vilain A., Mouquet M.-C., Gonzalez L. et De Riccardis N., 2013, « Les interruptions volontaires de
grossesse en 2011 » in Etudes et Résultats, n°843-juin, DRESS.

21

1960 : Création du Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF).

1962 : L'Ordre des médecins se prononce contre la prescription de contraceptifs par les médecins.

1965 : Loi sur la capacité juridique des femmes. Les femmes mariées ne sont plus sous la tutelle

34

de leur époux.

1967 : Loi Neuwirth pour la contraception. Les décrets d'application sortent en 1969 et 1972.

1969 : Création de l'ANEA (Association Nationale pour l'Etude de l'Avortement). La même année, elle dépose une proposition de loi définissant strictement les cas où l'on pourrait interrompre une grossesse : menace sur la vie ou la santé de la mère, malformations foetales avérées, viol, inceste, père ou mère atteint d'une maladie ou arriération mentale, parents ne pouvant assurer les soins matériels ou moraux de l'enfant à naître. La proposition n'a pas été retenue. A la même période, d'autres propositions de loi en ce sens ont été déposées.

1970 : Création du MLF (Mouvement de Libération des Femmes): des féministes qui exigent le droit à disposer librement de leur corps.

1970 : Création de l'association « Laissez-les vivre », opposée à l'avortement.

1970 : Sondage indiquant que 22 % des Français se déclarent favorables à la libéralisation de l'avortement.

1971 : Manifeste des 343. Publié par le Nouvel Observateur, ce manifeste est une liste de 343 femmes (dont de nombreuses personnalités) qui affirment s'être fait avorter.

1971 : Sondage indiquant que 55 % des Français se déclarent favorables à la libéralisation de l'avortement.

1972 : La méthode Karman arrive en France. Il s'agit d'une méthode d'avortement par aspiration relativement simple à utiliser et moins dangereuse que les méthodes utilisées auparavant.

1972 : Procès de Bobigny. Marie-Claire, 16 ans, s'est fait avorter, avec la complicité de sa mère et de deux collègues de travail de celle-ci. Elle a été dénoncée par le jeune homme qui a abusé d'elle et de qui elle est enceinte. Marie-Claire est relaxée, les deux collègues aussi, sa mère est condamnée à 500 francs d'amende avec sursis.

1973 : 330 médecins proclament qu'ils pratiquent des avortements dans un manifeste publié par Le Nouvel Observateur et par Le Monde.

1973 : Création du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et la Contraception).

1975 : La loi Veil est une dérogation limitée au principe du respect de la vie. Cette loi est provisoire. Elle permet le recours à l'IVG, dans un délai de 10 semaines de grossesse, avec les conditions suivantes : entretien préalable obligatoire, délai de réflexion d'une semaine, les mineures doivent obtenir l'autorisation de leurs parents. L'acte n'est pas remboursé. Les médecins disposent d'une clause de conscience.

1979 : Sondage IFOP selon lequel 67 % des sondés estiment que l'avortement est un droit fondamental.

1979 : Loi Veil-Pelletier qui reconduit la loi Veil et apporte les modifications suivantes: le délai de réflexion peut être écourté si les 10 semaines risquent d'être dépassées et tous les établissements hospitaliers doivent créer un service d'interruption de grossesse.

1982 : Loi instaurant le remboursement de l'IVG par la Sécurité sociale.

1990 : Création du CADAC (Coordination des Associations pour le Droit à l'Avortement et à la Contraception.)

1993 : Loi Neiertz qui punit les entraves à l'avortement.

34 http://www.vie-publique.fr/politiques-publiques/famille/chronologie/, consulté le 6 juillet 2013.

22

1999 : Rapport sur les difficultés d'accès à l'IVG remis par le Professeur Israël Nisand à la ministre Martine Aubry.

2001 : Loi Aubry, dépénalisation de l'avortement par transfert des articles de répression de l'interruption de grossesse du Code pénal au Code de la santé publique et modifications de la loi de 1979 : allongement du délai de 10 à 12 semaines, l'entretien devient facultatif, dispense de l'autorisation parentale pour les mineures.

2009 : Décret du 6 mai 2009, qui précise les modalités de la loi 2007-1786 du 19 décembre 2007 étendant le dispositif relatif à la pratique des IVG par voie médicamenteuse en dehors des établissements de santé : les centres de santé et centres de planification et d'éducation familiale (CPEF) réalisent également des IVG médicamenteuses.

2013 : Depuis le 31 mars 2013, l'IVG est prise en charge à 100 % par l'Assurance maladie.

Après cette chronologie de lois et de faits marquant l'histoire contemporaine de l'avortement en France, détaillons les courants de pensée qui ont été fortement représentés.

A la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, les idéologies qui se prononcent au sujet de l'avortement le font par rapport à la société. Elles présentent un avis sur la natalité en France. Examinons trois courants de pensée.

- Le néo-malthusianisme se développe en France à la fin du 19ème siècle. Il prône la réduction des naissances dans un but politique. Si la classe populaire a moins d'enfants, elle diminue et les salaires augmentent. Cette idéologie, souvent montrée du doigt par le camp opposé (natalistes) comme étant celle des avorteurs, considère pourtant l'avortement comme une pratique détestable du fait de la mortalité importante qu'elle entraîne, un dernier recours qui ne devrait pas exister s'il y avait une contraception efficace.

- Le mouvement nataliste se crée en France dès 1870, car la fécondité décline (à partir de 1740, les élites s'emploient à limiter leur descendance). Pour les natalistes, l'avortement en est le responsable et ils le considèrent comme un crime contre la société. Les natalistes sont inquiets de ce manque d'enfants, qui se traduira par un manque de soldats, et ce, d'autant plus que l'Allemagne a une forte fécondité. Ce mouvement est fort et s'étend sur une grande période, en s'adaptant aux enjeux du moment. Il est intéressant de remarquer que vers 1915, un débat divise les natalistes: l'avortement devrait-il être autorisé en cas de viol par l'ennemi allemand? A l'approche de la deuxième guerre mondiale, l'influence des natalistes s'étend et le régime de Vichy aura une politique clairement nataliste (cf. chronologie).

23

- L'eugénisme (courant assez marginal en France) s'est prononcé en faveur de l'avortement, dans l'optique d'assainir la race et d'éliminer les dégénérescences en tous genres, et ce, au moyen de stérilisations ou d'avortements. Là aussi nous avons une vision sociétale de la reproduction.

Cette vision sociétale consiste à considérer que la reproduction concerne avant tout la société, et non les individus avec leurs choix personnels, et doit servir une cause: beaucoup d'enfants pour la patrie afin de pouvoir gagner une guerre, moins d'enfants pour la classe populaire afin de renverser le rapport de forces capital/travail, ou encore l'amélioration de l'espèce humaine, comme nous venons de le voir.

D'une manière générale, l'idée du libre choix individuel a mis longtemps à s'imposer en France. Que ce soit au sujet de la composition familiale, avec l'accès à la contraception, ou pour le droit à l'avortement, ce thème a été au coeur des débats du 20ème siècle.

- Les théories du birth control se développent en France à partir de 1930. Ses adeptes promeuvent la méthode anticonceptionnelle Ogino-Knaus, et souhaitent avant tout l'équilibre des familles. La contraception est perçue également comme un moyen de limiter les drames liés à l'avortement. Ces théories n'ont pas de visée sociale, la composition de la famille est ici affaire de choix personnel. C'est dans cette mouvance que sont créés les centres de Planning Familial.

- Les communistes ont une position différente: ils sont natalistes (de 1935 à 1965) et donc contre la contraception et la limitation des naissances; en revanche, ils sont pour la libéralisation de l'avortement. En fait, pour eux cette libéralisation doit être temporaire, le temps de supprimer les causes sociales menant à l'avortement et d'améliorer les conditions de la maternité. L'avortement est considéré comme le fléau social des couches défavorisées, ce qui l'inscrit dans une perspective de lutte des classes. A partir de 1965, ils soutiennent l'avortement et la contraception (qu'ils considéraient auparavant comme un thème petit-bourgeois).

24

- Les adversaires farouches de l'avortement, qui se constituent en associations telles que « Laissez-les vivre », tentent d'occuper le devant de la scène et se manifestent lorsqu'une proposition de loi sur l'avortement est débattue. Le centre « Humanae vitae» (créé en 1968) condamne tout assouplissement des conditions d'avortement car un assouplissement encouragerait ce que ses membres appellent un laisser-aller sexuel et un amoralisme. Le pire semble être qu'une femme puisse disposer du droit d'avorter pour convenance personnelle. Certains membres de ces associations n'hésitent pas à recourir au vocabulaire de la Seconde Guerre mondiale, assimilant l'avortement aux camps de la mort. Les adversaires de l'avortement font du lobbying: ils écrivent des centaines de lettres aux parlementaires lorsqu'une proposition de loi est débattue et tiennent la liste de « bons » et « mauvais» députés selon leur vote. Par exemple en 1995, il y a un fichier des élus nommé Spartacus (Système partagé de connaissance des élus), géré par Transvie. Vers le milieu des années 80 apparaissent les commandos, c'est la radicalisation des opposants à l'avortement et le rapprochement avec l'extrême-droite, avec des groupes comme « La trêve de Dieu » et « SOS tout-petits ». Ils font également pression contre la pilule abortive RU 486 car, selon eux, elle permettrait une banalisation de l'avortement, qui, puisqu'il est possible, devrait au moins rester une opération lourde et culpabilisante. Il semblerait qu'aujourd'hui les associations « pro-vie» adoptent une stratégie moins frontale, en cherchant à monopoliser le terrain de la communication, notamment sur internet35. En effet, plusieurs sites, très bien référencés et présentant des caractéristiques de sites officiels, appartiennent à des associations portant un message engagé. Or ces sites ne mentionnent pas ce lien. Pour ivg.net, il s'agit de l'association SOS détresse et pour ecouteivg.org et sosbebe.org, le mouvement Alliance Vita, créé en 1993 par Christine Boutin. Tous ces sites proposent un numéro de téléphone gratuit d'écoute.

- Il est indispensable de mentionner l'Eglise catholique, représentée par le Pape, qui soutient jusqu'à aujourd'hui une position de refus total de l'avortement. Si l'influence de la position papale est forte, les croyants ne suivent néanmoins pas tous cette ligne de pensée.

35 « Les anti-IVG pratiquent la désinformation sur le web » par Laurent S., Le Monde, 25 février 2013.

25

- Les associations féministes, qui se forment ou prennent leur essor dans les années 70, ne portent pas toutes le même message: Le MLAC milite pour la libération des femmes comme condition indispensable à la lutte anticapitaliste. Cette association remet en cause le pouvoir des médecins sur les femmes et veut donner la possibilité d'avorter et d'accoucher à domicile, pour que ces actes soient contrôlés par les femmes elles-mêmes. Ainsi, en 1977, cette association continue à pratiquer des avortements clandestins. Le MLF (Mouvement de Libération des Femmes), dont le nom a été déposé en 1979 par une faction « psychologie et politique» composé d'intellectuelles et de femmes aisées, revendique le droit à disposer de son corps. L'association Choisir, quant à elle, voit la question sociale de l'avortement comme liée aux femmes, mais également aux catégories sociales (ce sont les femmes les plus pauvres qui portent le poids de ce problème). L'engagement de cette association se manifeste sur les terrains juridique, en organisant la défense des femmes inculpées pour avoir avorté, et politique, en faisant des propositions de loi et en participant au gouvernement. Le MFPF (Mouvement Français pour le Planning Familial) élargit son champ d'action et se positionne, vers le milieu des années 70, contre les violences faites aux femmes, contre la répression de l'homosexualité, pour le libre choix des conditions d'accouchement, contre les conditionnements oppressifs dans les relations hommes / femmes et continue à envoyer des femmes avorter en Angleterre.

La description sommaire de ces différentes idéologies nous a donc montré que les discours sur l'avortement sont loin d'être univoques et que ce sujet peut être relié à des thèmes divers pour servir une cause, un point de vue sur la société beaucoup plus global. Ainsi, si l'IVG est aujourd'hui intimement liée à l'idée qu'une femme a le droit de disposer de son corps, cette conception de l'avortement est assez récente par l'individualisme (féminin qui plus est) qu'elle met en oeuvre.

26

Cadre légal et démarches

C'est la loi de 2001 qui fixe en détail les conditions d'exercice de l'IVG. Afin d'être exhaustive dans notre panorama, détaillons les démarches nécessaires pour réaliser une IVG.

Le remboursement à 100 % de l'IVG par la Sécurité sociale a été une des promesses de campagne du candidat aujourd'hui président de la République Hollande. Cette loi est entrée en vigueur le 31 mars 2013. Nous choisissons néanmoins de laisser dans ce dossier les informations mises à jour le 25 avril 2012, quand l'IVG n'était pas encore remboursée à 100 %. En effet, notre échantillon se compose de femmes ayant vécu une ou deux IVG entre 2009 et 2012, avant cette réforme. Nous décrirons en détail cet échantillon dans la partie méthodologie de ce travail.

Ces informations permettront de clarifier certains points évoqués lors des entretiens. Voici un encart avec les informations données par le site institutionnel du Service Public36 :

Interruption volontaire de grossesse (IVG)

Mise à jour le 25.04.2012 - Direction de l'information légale et administrative (Premier ministre)

Principe

L'avortement est accessible à toute femme en situation de détresse du fait de sa grossesse.

La pratique de l'interruption volontaire de grossesse (IVG) est réglementée et plusieurs étapes doivent être respectées, avant et après l'intervention.

Délai

Le délai légal d'avortement est fixé en France à la fin de la 12ème semaine de grossesse, soit 14 semaines après le 1er jour des dernières règles.

Libre choix de la femme

La femme est seule juge de sa situation et est libre de sa décision.

La jeune fille mineure doit demander cette intervention elle-même en dehors de la présence de ses parents. Elle doit avoir l'autorisation de l'un de ses parents (ou représentant légal). Cependant, si le dialogue familial est impossible, elle peut s'en passer et doit alors se faire accompagner par une personne majeure de son choix (adulte de son entourage ou membre du planning familial par exemple).

Consultations préalables obligatoires

2 consultations médicales sont obligatoires avec un délai de réflexion d'une semaine entre les 2. À la première, le médecin procède à un examen clinique, il informe la patiente des différentes méthodes et lui présente les risques et les effets secondaires potentiels. Il doit également lui remettre un dossier-guide. Le médecin peut également proposer un dépistage de maladies sexuellement transmissibles (MST) et prescrire un futur mode de contraception.

Un médecin n'est pas tenu de prendre en charge lui-même la demande d'IVG mais il doit en informer immédiatement la femme qui fait la demande et lui donner le nom de confrères susceptibles de réaliser l'intervention.

Dans tous les cas, il est conseillé de prendre rendez-vous le plus tôt possible, compte tenu des délais d'attente.

La 2ème consultation a lieu 7 jours minimum après la première.

Ce délai peut toutefois être réduit si le seuil des 12 semaines de grossesse risque d'être dépassé.

36 http://vosdroits.service-public.fr/F1551.xhtml, consulté le 12 juillet 2012.

Lieu de l'IVG

 

Montant du forfait

 

Somme due par la patiente après remboursement

 
 
 
 

Établissement de santé public

 

257 €

 

51,4 € (taux de remboursement 80%)

Établissement de santé privé

 

Entre 230 € et 270 €

 
 
 
 
 
 
 

Cabinet médical

 

190 €

 

57 € (taux de remboursement 70%)

27

Sile médecin est habilité à pratiquer l'IVG, il peut dès lors la réaliser. Mais si la patiente souhaite la faire pratiquer par un autre médecin, il doit alors lui délivrer un certificat attestant qu'elle s'est conformée aux consultations préalables.

Entretien psycho-social

Proposé à toute femme qui envisage une IVG, il est obligatoire pour une jeune fille mineure et donne lieu pour elle à la remise d'une attestation indispensable pour procéder à l'IVG.

L'entretien psycho-social est mené par une personne qualifiée en conseil conjugal, dite conseillère conjugale, qui apporte une assistance et des conseils appropriés à la situation.

Cette consultation a lieu en principe dans le courant de la semaine suivant la consultation médicale et au plus tard, 48 heures avant l'IVG.

Un centre d'IVG situé dans un hôpital public doit proposer des permanences destinées à ce type d'entretien, afin de permettre à la femme enceinte d'accomplir l'ensemble des démarches.

Méthodes d'interruption volontaire de grossesse

Méthode chirurgicale

Elle peut être pratiquée jusqu'à la fin de la 12ème semaine de grossesse.

Elle est exclusivement pratiquée en établissement de santé et nécessite dans la plupart des cas, une

hospitalisation inférieure ou égale à 12 heures.

Elle est pratiquée sous anesthésie locale ou générale.

Elle consiste en une aspiration de l'oeuf, précédée d'une dilatation du col de l'utérus au moyen d'un

médicament.

Méthode médicamenteuse

Elle peut être pratiquée jusqu'à la fin de la 5ème semaine de grossesse soit en établissement de santé, soit

dans le cabinet d'un médecin de ville.

Elle est réalisée en 2 prises éloignées de médicaments, l'un interrompant la grossesse, l'autre provoquant

des contractions et l'expulsion de l'embryon.

Visite de contrôle

Quelle que soit la méthode utilisée, une consultation de contrôle et de vérification de l'IVG est réalisée entre le 14ème jour et le 21ème jour suivant l'intervention. Le médecin ou la sage-femme envisage avec la patiente un moyen de contraception adapté à sa situation.

Coût

Coût forfaitaire d'une IVG chirurgicale

Le coût peut varier en fonction de la durée de l'hospitalisation, du recours à l'anesthésie locale ou générale. Tableau 1 relatif à la fiche F1551

Lieu de l'IVG

 

Coût indicatif

 
 

Établissement de santé public

 

De 250 € à 390 €

 
 
 

Établissement de santé privé

 

De 300 € à 450 €

La différence (ticket modérateur) reste à la charge de l'assurée ou de sa mutuelle, si celle-ci le prévoit.

Pour les bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), ou de l'aide médicale d'État (AME) la prise en charge est de 100 %.

Si la jeune fille mineure a le consentement de ses parents, elle bénéficie de leur couverture sociale. Dans le cas contraire, aucune demande de paiement ne peut lui être adressée.

Coût forfaitaire d'une IVG médicamenteuse

Ce forfait comprend la consultation durant laquelle la patiente remet la confirmation de sa demande par écrit, les consultations d'administration des médicaments, le coût de ces médicaments et la consultation de contrôle. Son montant dépend du lieu de l'IVG

Tableau 2 relatif à la fiche F1551

Les chiffres

Intéressons-nous maintenant aux données chiffrées de l'IVG. Selon le livret de la DREES37 (Direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques) :

« 222 500 interruptions volontaires de grossesse (IVG) ont été réalisées en France en 2011, dont 209 300 en Métropole. Ce nombre est stable depuis 2006, après une dizaine d'années de hausse entre 1995 et 2006. D'après les données provisoires, les IVG n'ont pas augmenté non plus au cours des derniers mois de 2012. Le taux de recours en 2011 est, en moyenne, de 15,1 IVG pour 1 000 femmes. Il demeure le plus élevé chez les femmes âgées de 20 à 24 ans (27 pour 1 000) ».

Ce même livret explique qu'un indice, « calculé par l'Institut national d'études démographiques (INED), uniquement pour les premières IVG des femmes sur la période 2007-2009 permet d'estimer que 36 % des femmes ont recours au moins une fois àune IVG au cours de leur vie féconde en France métropolitaine ». L'IVG concernerait ainsi directement plus d'une femme sur trois.

Dans notre étude, nous avons inclus les IVG médicamenteuses et chirurgicales, quel que soit le mode d'anesthésie. Nous constatons que les IVG médicamenteuses représentent la majorité des interventions:

Avortements suivant la technique employée et le type
d'anesthésie -- 2010 -- France métropolitaine -- INED

Nombre
d'avortements

%

Technique employée et type d'anesthésie

4230

-

N.D.

Chirurgicale avec anesthésie locale

21021

12,49

Chirurgicale avec anesthésie générale

58873

34,99

Médicamenteuse

88381

52,52

TOTAL

172505

100,00

28

37 Vilain A., Mouquet M.-C., Gonzalez L. et De Riccardis N., 2013, op. cit.

29

Comparaison : Le Brésil

Maintenant que nous avons fait un panorama de l'IVG en France, pratique médicalisée et encadrée par la loi, intéressons-nous à un autre contexte. Cette différence de législation, comme partie visible de la manière dont l'avortement est perçu par la société, nous permettra, dans l'analyse, de mettre en rapport ces deux contextes et de spécifier les représentations françaises.

Au Brésil, sauf rares exceptions qui le rendent possible, l'avortement est un crime pouvant être puni par la loi. La peine encourue va de un à trois ans d'emprisonnement. Les femmes qui avortent sont donc des criminelles, même si, dans les faits, l'avortement est rarement puni.

Fernanda Tussi est diplômée en Anthropologie Sociale par l'Université Fédérale du Rio Grande do Sul (UFRGS) où elle a travaillé pendant six ans dans le centre de recherche Núcleo de Antropologia do Corpo e da Saúde, qui a pour thèmes le corps et la santé. Son travail met en lumière les représentations de femmes ayant avorté. Majoritairement, elles ne sont pas féministes ou militantes. Très souvent, elles sont même contre l'avortement. Au fil des entretiens, elles livrent leurs contextes de vie et les motifs de leur choix. F. Tussi enquête également sur l'affaire de la clinique de Campo Grande (Mato Grosso do Sul) qui a défrayé la chronique en 2007. Il s'agit d'une clinique qui pratiquait des avortements illégaux et qui, suite à une dénonciation médiatique, s'est fait saisir les dossiers médicaux des patientes par la police. Un grand nombre de personnes ont été mises en examen.

38

Résumé du mémoire rédigé par l'auteure:

Au Brésil, la question de l'avortement provoqué implique des discours d'ordres divers, caractérisant ainsi un contexte marqué par des divergences politiques qui s'expriment dans des débats polémiques. D'une part, la problématique de l'avortement présuppose un découpage par genre, puisqu'il se réfère immédiatement au corps de la femme. D'autre part, cette problématique fait référence à un ensemble de relations plus larges, centré en particulier sur le/s sens de la famille, en tant que dimension fondamentale de l'enquête pour comprendre les contextes de grossesse. A partir d'une méthodologie qualitative d'orientation ethnographique, un travail de terrain a été réalisé avec deux groupes. Pour l'un d'eux, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec treize femmes de la région de Porto Alegre (RS) qui ont interrompu leur grossesse dans des conditions illégales. Pour l'autre, des entretiens ont été faits avec

38 Traduit par nos soins.

30

différentes personnes impliquées dans un cas de mise en examen judiciaire d'une Clinique de Planning Familial à Campo Grande (MS). Des articles de presse ont également été analysés, traitant des débats sur l'avortement. On a pu se rendre compte que dans le cas de ces mises en examen, étaient en jeu des aspects politiques et sociaux, au-delà de la punition des femmes qui ont interrompu leur grossesse. Par ailleurs, ce travail a cherché à mettre en évidence le réseau familial ainsi que le contexte dans lequel est insérée la grossesse non planifiée et, également, les formes de punition corporifiées pour les femmes qui avortent. L'ensemble des données montre à la fois l'absence de connexion des discours légaux avec les mouvements sociaux et la réalité des interviewées, et l'interpénétration des sphères publique et privée dans le corps des femmes. Les résultats pointent la nécessité d'une approche qui assume de se centrer sur l'expérience des femmes, puisque la question de l'avortement est masquée par les ambivalences propres au champ légal et au champ moral.

Le travail d'anthropologie sociale de Fernanda Tussi sur l'avortement au Brésil va nous servir de point de comparaison. En effet, nous verrons que les caractéristiques des vécus ainsi que les représentations au sujet de l'avortement peuvent être éloignées de celles que nous rencontrons en France. Un intérêt majeur de la comparaison France / Brésil est que le contexte légal est différent. Au Brésil en effet, l'avortement est un crime passible de peine d'emprisonnement.

C'est l'article 124 du Code pénal brésilien, sur les crimes contre les personnes physiques, dans le chapitre des crimes contre la vie, qui régit l'avortement. Y est prévue une peine d'emprisonnement de un à trois ans pour la femme qui provoque un avortement sur elle-même ou qui consent qu'un tiers lui provoque un avortement. Il y a peu d'éléments dans la loi qui permettraient de prendre en compte la complicité ou la participation du conjoint. L'article 128 indique que la peine ne s'applique pas en cas de viol, ou si l'avortement est le seul moyen de sauver la vie de la femme. Néanmoins, très peu d'avortements donnent lieu à des condamnations effectives.

Le mémoire de F. Tussi39 est construit en deux partie distinctes: d'une part un travail de terrain à Campo Grande, dans le Mato Grosso do Sul, où elle a interviewé les différents acteurs impliqués dans la fermeture de la clinique qui réalisait des avortements clandestins. D'autre part des entretiens avec des femmes ayant avorté (illégalement, donc) dans la région de Porto Alegre, dans le Rio Grande do Sul. Cette partie s'attache à démontrer que la décision d'avorter se prend en considération de l'entourage (le conjoint prêt à assumer ou non, et

39 Tussi Pivato F., 2010, Aborto vivido, aborto pensado : aborto punido ? as (inter)faces entre as esferas publica e privada em casos de aborto no Brasil, dissertação : Antropologia, Universidade Federal do Rio Grande do Sul.

31

l'entourage familial, plus particulièrement les femmes de la famille de la mère potentielle). F. Tussi montre également que l'idée de punition face à l'avortement est intériorisée et incorporée par ces femmes qui évoquent de curieuses conséquences à leur(s) avortement(s). Les représentations, revendications et opinions sont aussi étudiées à travers les discours publics (loi, mouvements féministes, religion) et les discours privés des femmes qui avortent. La Clinique du Planning Familial de Campo Grande a été fermée en avril 2007, suite à une émission de télévision dénonçant ses pratiques illégales. Près de dix mille dossiers de patientes ont été saisis par la police et environ un millier de femmes ont été mises en examen (pour les autres, le délai de prescription - huit ans - était dépassé). Huit hommes ont également été mis en examen.

La clinique faisait payer les avortements environ 5000 réais, soit approximativement 1835 euros40. Pour avoir une idée de ce que représente ce coût, nous pouvons le rapporter au salaire minimum brésilien qui, en 2007, était de 380 réais41 (soit moins de 140 euros) ; dans l'Etat du Rio Grande do Sul, le salaire minimum était compris entre 430 et 470 réais (de 157 à 172,50 euros) selon les catégories professionnelles (les Etats fédérés ont le droit de décider d'un salaire minimum supérieur au national)42.

La fermeture de cette clinique n'est pas un acte isolé. A Porto Alegre, de 2006 à 2010, au moins trois cliniques de ce type ont été fermées à cause de dénonciations semblables. Ici, c'est probablement le nombre de dossiers saisis qui a attiré l'attention des médias et donné un tel retentissement à l'affaire. La femme médecin mise en examen pour avoir pratiqué les avortements (également propriétaire de la clinique) a vu son autorisation de pratiquer la médecine révoquée en juillet 2007 avec interdiction de quitter la ville dans l'attente du procès. Elle s'est donné la mort en novembre 2007, sans avoir été jugée.

Les femmes qui ont été condamnées pour avoir avorté ont dû faire des travaux d'intérêt général : travailler dans une crèche pendant un an.

40 1er

Tarif pratiqué en 2007, aussi avons--nous utilisé le taux de change de la même période, celui du février

2007, soit 1 R$ = 0,367 €, d'après le site internet http://www.freecurrencyrates.com/fr/exchange--rate-- history/BRL--EUR/2007, consulté le 15 août 2013.

41 http://www.portalbrasil.net/salariominimo.htm consulté le 15 août 2013

42 http://www.portalbrasil.net/salariominimo_riograndedosul_2007.htm consulté le 15 août 2013

32

Des entretiens qu'elle a menés avec 13 femmes de la région de Porto Alegre, issues des classes populaire et moyenne, F. Tussi tire un certain nombre de remarques.

Tout d'abord il a été difficile pour elle de rencontrer ces femmes, il y a eu beaucoup de refus et de désistements. N'oublions pas que l'avortement est illégal et qu'il s'agit donc d'un « secret ». Néanmoins, aucune d'entre elles n'a été inquiétée par la justice. D'ailleurs, il est intéressant de constater que ces femmes avaient peu de connaissances juridiques en matière d'avortement. Beaucoup ignoraient la loi et les peines encourues, et, par conséquent, ne s'en inquiétaient pas.

F. Tussi remarque le rôle central de l'attitude de l'homme comme condition à la décision d'avorter. Néanmoins, les femmes interrogées déclarent que la décision a bien été la leur, ce qu'il faut comprendre comme une décision liée à un contexte dans lequel le rôle de l'homme est prédominant. Tout se joue autour du concept « d'assumer» la paternité.

Les femmes brésiliennes comptent également sur la présence de leur famille d'origine. Une des conditions de la maternité, dirons-nous, est d'avoir la présence d'une femme de sa famille (la mère, bien souvent) pour aider aussi bien comme soutien à la parentalité que comme aide concrète au quotidien. Ainsi, l'absence de famille, ou le refus de la part de celle-ci et la réprobation d'une grossesse, peuvent être évoqués comme motif d'interruption volontaire de la grossesse.

Comme spécificité de la classe moyenne, l'anthropologue constate que la reproduction est associée à la phase « adulte », plus mûre de la vie, c'est-à-dire après avoir fini ses études. Pour ce segment, les avortements ont lieu avant 22 ans.

La réprobation morale de l'avortement est très forte au Brésil et apparaît dans les discours des femmes interrogées. Par exemple, elles sont nombreuses à dire qu'elles savent avoir tué une personne, à jurer qu'elles ne recommenceraient pas, voire à regretter leur geste. En cela, elles reconnaissent la règle sociale de poursuivre à terme une grossesse, analyse F. Tussi. Une seule interviewée ne s'appesantit pas sur l'avortement qu'elle a vécu à 15 ans, convaincue d'avoir pris la bonne décision. Elle ressent néanmoins fortement le poids de la réprobation

33

sociale liée à cet acte. Pour F. Tussi, l'expression des différentes manières dont les femmes interrogées ressentent ce poids prouve que c'est la question morale de l'avortement qui a une influence sur l'avortement, beaucoup plus que la notion de criminalité, qui la plupart du temps n'atteint pas les femmes ayant avorté. Ainsi la peine, vécue comme « punition », prend la forme de tourments personnels, souvent ancrés dans le corps, surtout en ce qui concerne les plus âgées du corpus. « La législation influe sur le corps de la femme, le transformant en "corps légiféré", mais, au-delà, aussi en "corps moralisé". La morale et la réalité sociale de l'avortement au Brésil mettent en évidence la superposition du corps social et du corps physique ».43

L'anthropologue cite ainsi les conséquences diverses (et surprenantes) que les femmes interrogées attribuent à l'avortement (ou aux avortements) vécu(s) : ne plus pouvoir avoir d'enfant, avoir eu un enfant mort quelques jours après sa naissance, avoir des problèmes de santé (un cancer, par exemple), avoir des enfants du sexe opposé à celui souhaité, et même mettre une assiette supplémentaire à table (acte manqué récurrent, qui a cessé lorsque la femme « a compris» le lien avec son avortement). En se basant sur ces données empiriques, l'auteure perçoit une « punition corporifiée » dans les femmes ayant vécu un avortement. Précisons toutefois que cet aspect ne se retrouve pas dans la totalité de l'échantillon.

En ce qui concerne les opinions véhiculées dans les discours de ces femmes, on constate qu'elles se déclarent souvent contre l'avortement. Elles tentent de justifier les raisons de leur acte, liant ces raisons à leur entourage et aux circonstances. F. Tussi met en évidence le décalage entre ces discours, cette parole privée, des femmes à propos de leur vécu, sans revendication aucune, et les discours publics, la loi d'une part, qui ouvre un espace pour la condamnation massive des femmes, et les mouvements féministes d'autre part, qui portent sur l'autonomie de la femme et sa capacité à prendre ses propres décisions et à disposer de son corps. Dans ces discours publics la présence masculine n'est

43 Tussi Pivato F., 2010, op.cit., p. 99 : « A legislação influi no corpo da mulher, tornando-o um « corpo legislado », mas, mais do que isso, também um « corpo moralizado ». A moral junto com a realidade social sobre o aborto no Brasil, evidenciam a sobreposição do corpo social e do corpo físico ». Traduit par nos soins.

34

quasiment pas mentionnée, alors que dans les discours des femmes elle constitue l'élément central de la prise de décision.

L'anthropologue observe que l'idée « d'autonomie corporelle» véhiculée par l'idéologie individualiste ne se retrouve pas dans le discours des femmes au sujet de l'avortement.

Telles sont les conclusions de ce travail anthropologique sur l'avortement au Brésil. Ces conclusions nous seront utiles pour mettre en perspective nos propres résultats, et, par la comparaison, comprendre les spécificités de notre société. Nous allons maintenant revenir en France et voir comment l'IVG est traitée en sociologie, avec les questions que ce traitement soulève, ainsi que le positionnement que nous adopterons au cours de cette recherche.

35

La sociologie de l'avortement et les questions de vocabulaire

Commençons par présenter ici une enquête sur l'IVG qui aborde le sujet par une entrée originale: à travers la parole des hommes, exclusivement, alors même que les questions relatives à la maternité, à la contraception et à l'avortement sont traitées majoritairement par le point de vue des femmes dans les enquêtes qualitatives. Nous serons amenée, dans ce mémoire, à prendre en compte la parole des hommes également.

Les hommes et l'IVG

L'article « Les Hommes et l'IVG, expérience et confidence »44 présente une recherche réalisée par Geneviève Cresson, « Les hommes et l'IVG de leurs compagnes », en 1998. En voici le résumé, rédigé par l'auteure :

« L'IVG s'inscrit dans des relations politiques, professionnelles et sexuelles qui sont largement des relations de pouvoir, d'où un risque de vulnérabilité accrue des femmes. La loi les protège en faisant de l'IVG un droit des femmes, au prix d'une disqualification sociale des décisions ou souhaits des hommes. Face à l'IVG, les hommes ont du mal à se situer. Les institutions de prise en charge médicale leur laissent une place secondaire, les considèrent au pire comme une gêne, au mieux comme une aide ponctuelle dans leur propre activité. L'interrogation sur les conditions de la « circulation de la parole » est centrale pour la compréhension sociologique de ce phénomène, comme elle l'est également dans une perspective de prévention. Dans la plupart des situations d'IVG, le secret se garde presque « naturellement », sans trop réfléchir. Entre hommes, la parole ne circule pas sur cette expérience. Ils se sentent isolés, et soumis à une expérience non partageable, ce qui complique la recherche d'information et de solution. Comment comprendre ce silence, ses différentes figures? C'est ce à quoi s'attache l'enquête présentée ici, à partir d'entretiens avec des hommes directement concernés ».

L'auteure constate qu'il y a, de par la loi qui autorise les femmes à décider seules de l'issue d'une grossesse, une « disqualification sociale des décisions ou souhaits des hommes »45. L'enquête de terrain a été difficile à réaliser car les tentatives de contacts n'aboutissaient pas. La chercheuse a fini par recruter son échantillon et faire les entretiens à l'intérieur même d'un CIVG (Centre d'Interruption Volontaire de Grossesse). De ce fait, les entretiens ont été réalisés avec des hommes qui accomplissaient la démarche d'accompagner leur partenaire au rendez-vous.

44 Cresson G., 2006, « Les hommes et l'IVG, Expérience et confidence », Sociétés Contemporaines, n°61, p. 65-89, Presses de Sciences Po.

45 Ibid., p. 66.

36

Les médecins de ce centre ont également été interviewés. Ils considèrent que la présence de l'homme est plutôt une gêne pour le déroulement de l'entretien et sa parole n'a que peu d'importance. Pour l'auteure, l'attitude des médecins contribue à créer un malaise pour l'homme présent: « Ce qui peut expliquer le mal--être des hommes que j'ai interrogés, qui se trouvent ainsi dans une situation difficile à vivre pour les hommes, plus habitués à occuper le devant de la scène, à avoir le rôle de sujet principal ».46

Après s'être intéressée à la perception des médecins de la place de l'homme, la sociologue se penche sur le rapport des hommes à la contraception : « Les pratiques contraceptives des hommes interviewés se caractérisent surtout par leur rareté et leur "anachronisme" si l'on prend au sérieux la norme moderne de la contraception efficace. Mais il est sans doute erroné de parler des pratiques contraceptives des hommes, car il ressort de leurs propos que, toutes méthodes confondues, la contraception reste d'abord, voire uniquement, l'affaire des femmes ».47 Les hommes s'en remettent à leur partenaire pour s'occuper de la contraception, abandonnant leur propre responsabilité.

Le silence des hommes interpelle G. Cresson : « Le résultat, clair et massif, c'est qu'aucun homme interviewé n'envisage de parler librement, ouvertement, de cette IVG dans son cercle relationnel ».48 Elle s'attache à en établir les significations.

L'auteure conclut sa recherche en établissant que les rapports de pouvoir entre hommes et femmes n'ont pas été inversés par l'acquisition, pour les femmes, du droit à l'avortement: « Le droit reconnu aux femmes de recourir à l'IVG se double de leur responsabilisation face à la contraception ou aux décisions à prendre, et d'une réelle solitude face à cette expérience ».49

Ces éléments sur le point de vue masculin nous seront utiles pour mener à bien notre recherche.

46 Cresson Geneviève, 2006, op. cit., p. 71.

47 Ibid., p. 74.

48 Ibid., p. 80.

49 Ibid., p. 86.

37

L'enquête GINé

Lors du mémoire de première année, nous nous sommes appuyée en grande partie sur le travail des sociologues M. Ferrand et N. Bajos, notamment en ce qui concernait la norme procréative. C'est encore à ces auteures que nous ferons appel pour nourrir notre questionnement pour la présente recherche.

Nous disposons en sociologie d'une étude sur le phénomène des IVG. Publié en 2002, l'ouvrage De la contraception à l'avortement50 restitue les résultats d'une grande enquête qualitative menée par N. Bajos, M. Ferrand et une équipe pluridisciplinaire (sociologie, démographie, psychosociologie ainsi qu'une gynécologue clinicienne). L'enquête GINé (Grossesses Interrompues, Non prévues, Evitées) portait sur 73 femmes qui avaient eu une grossesse « non prévue », parmi lesquelles 53 ont interrompu leur grossesse.

Résumé de "De la contraception a l'avortement; sociologie des grossesses non prévues"

Une équipe composée de sociologues, d'une psychosociologue et d'une gynécologue a recueilli le témoignage de femmes confrontées à une grossesse non prévue, comme le sont chaque année en France des dizaines de milliers de femmes, qu'elles décident ou non de recourir à l'IVG. En tentant de rendre compte de la pratique quotidienne de la contraception, dans ses aléas et ses limites, en mettant en évidence les normes en matière de désir d'enfant, de vie de couple, de parentalité, mais aussi de sexualité, cet ouvrage pose trois séries de questions, qui, 35 ans après la légalisation de la contraception, et plus de 25 ans après la loi Veil, restent encore d'actualité. Pourquoi autant d'échecs de contraception ? Qu'est-ce qui se joue, d'un point de vue matériel mais aussi relationnel, dans le choix d'une méthode et de son observance ? Pourquoi certaines femmes, confrontées à une grossesse non prévue, choisissent-elles de la mener à terme tandis que d'autres l'interrompent ? Quel sens prend cette alternative dans la société française d'aujourd'hui ? Comment les femmes la vivent-elles ? De quelle manière les demandes d'IVG sont-elles prises en charge par le système de santé ? Faut-il encore parler aujourd'hui, comme aux premiers jours de la dépénalisation, de "véritable parcours du combattant" ? L'analyse s'appuie sur des entretiens effectués auprès de 73 femmes vivant en France, de tous âges, et se trouvant dans des situations sociales et familiales volontairement diversifiées. Une attention particulière est portée aux mineures, aux femmes issues de l'immigration maghrébine, ainsi qu'à la situation de celles qui ont dépassé les délais légaux de recours à l'IVG. L'ouvrage s'adresse à tous les chercheurs en sciences sociales et en santé publique qui travaillent sur les questions de sexualité, de contrôle de la fécondité et de constitution de la famille, des rapports entre les hommes et les femmes, ainsi qu'aux professionnels de la santé qui interviennent dans le champ de la contraception et de l'avortement et aux responsables de l'action publique dans ce domaine.

Les questions de départ de cette enquête sont: « l'accessibilité et l'acceptabilité des différentes méthodes de contraception » et « les circonstances de recours à l'IVG »51. L'ouvrage est composé de 8 chapitres qui traitent des échecs de

50 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit.

51 Ibid., introduction.

38

contraception, de l'accès au système de soins, des avortements illégaux (tardifs, réalisés à l'étranger), des femmes jeunes, des femmes issues de l'immigration et des aspects psychologiques d'une grossesse non prévue.

Nous nous intéresserons principalement au chapitre 4, intitulé « Interrompre ou poursuivre la grossesse? Construction de la décision »52, coécrit par les sociologues P. Donati, D. Cèbe et N. Bajos. Les auteures y déterminent entre autres que la décision est prise rapidement, les membres de l'entourage familial et amical n'interviennent pas dans la décision, si ce n'est pour la conforter, et qu'en revanche, l'homme et la relation de couple jouent un grand rôle dans la décision : « Le contexte relationnel dans lequel survient la grossesse apparaît être la dimension la plus structurante de la décision ».53 Dans leur enquête, les femmes vivant en dehors d'un couple stable ont, pour la très grande majorité, fait un avortement, mais l'inverse n'est pas vrai car des femmes en couple stable ont également avorté.

Différents thèmes sont passés en revue. A propos du « désir d'enfant », les auteures indiquent que « les aspirations personnelles en termes de désir ou non d'enfant ne sauraient préjuger de la décision finale »54. A propos de l'activité professionnelle, les sociologues disent que cet aspect est rarement mis en avant par les femmes qui avortent. En ce qui concerne le contexte matériel : « à situations matérielles similaires, certaines femmes décideront une IVG et d'autres non »55.

Le chapitre présente ensuite une interrogation à propos de la décision : est--elle individuelle ou conjugale ? Ce choix est ainsi justifié: « Si seul le couple a fait l'objet de cette analyse, c'est parce qu'il est apparu dans les entretiens que les proches du couple ne sont pas des intervenants majeurs dans la prise de décision ».56 Observons que cette question est traitée uniquement à travers le discours de la femme. Pour les auteures, la décision de poursuivre ou

52 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit.

53 Ibid., p. 125.

54 Ibid., p. 122.

55 Ibid., p. 131.

56 Ibid., p. 145.

39

d'interrompre la grossesse est quasiment toujours prise « en fonction de )) l'homme concerné. Ce qui ne signifie qu'elle soit forcément prise « avec )) lui.

En cas de désaccord dans le couple, l'analyse tente de démontrer une corrélation entre l'autonomie décisionnelle de la femme et les différences de capital social, économique et culturel des partenaires pour aboutir au constat que, pour celles qui ont pris une décision allant à l'encontre de l'avis de l'homme et qui possédaient des capitaux sociaux, culturels ou économiques élevés équivalents ou supérieurs à ceux du partenaire, ce fait a joué un rôle. Alors que pour celles qui ont pris une décision suivant l'avis masculin il n'en a pas forcément joué.

« Pour celles qui ont, finalement, renoncé à leur décision première pour se ranger à l'avis de leur compagnon et pratiquer un avortement, nous nous trouvons devant des situations sociales plus variées et des contextes plus ambigus sur le plan des motifs qui ont présidé à leur décision, certaines n'ayant pas pu et d'autres pas voulu s'opposer à leur partenaire. Cependant, si en matière de capitaux sociaux dont elles disposent les niveaux de ces femmes sont très hétérogènes, il n'en reste pas moins que, dans tous les cas de figure analysés, la position de l'homme, qu'il refuse son accord de principe, son soutien ou son aide financière, s'est révélée déterminante, et son influence maximale dans la décision finale prise. Devant cette situation, chacune de ces femmes a pris conscience du fait qu'elle se trouvait ou allait se trouver, selon les cas, confrontée à des problèmes financiers, matériels, psychologiques, ou idéologiques qu'elle n'était pas prête à assumer seule, et cela même dans des situations où ses capitaux sociaux n'étaient pas inférieurs à ceux de son

57

compagnon ».

Le chapitre est ainsi tout en nuances, et se termine en concluant: « Aussi est--il vain de tenter de repérer des contextes qui conduiraient à l'une ou l'autre décision, comme il est illusoire de penser que des aides matérielles, si elles restent nécessaires, pourraient éviter bien des décisions de recours à l'IVG )).58 Ce souci de la nuance ne se retrouve pourtant pas dans la conclusion générale de l'ouvrage, qui interprète les résultats de façon beaucoup plus tranchée:

57 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit., p. 159.

58 Ibid., p. 160.

40

« Lorsqu'un désaccord entre les partenaires se fait jour, les femmes apparaissent d'autant plus à même de faire valoir leur point de vue qu'elles détiennent des capitaux sociaux et culturels plus importants ».59

Cette conclusion générale explique « la non--pertinence de l'enjeu contraceptif »60 par le fait que certaines femmes « ne parviennent pas à s'inscrire dans une démarche contraceptive », et par la « difficulté pour toutes de maintenir une "vigilance contraceptive" sur le long terme ». Dans l'introduction61 les auteures reconnaissent que « l'idée même de prévoir une maternité présuppose une certaine maîtrise du cours de sa propre existence », ce qui aurait pu les inciter à remettre en question ou au moins à une certaine distance la vision rationaliste dans laquelle cette étude se situe.

Car l'enquête se situe dans une vision rationaliste de l'existence, mettant en lien la contraception et l'avortement, comme en témoigne le titre de l'ouvrage, et reprenant à son compte la norme sociale de la programmation d'une grossesse. En effet, le recrutement de l'échantillon s'est fait sur le caractère non prévu de la grossesse, critère discriminant à l'écart de la norme. S'appuyant également sur une norme de la contraception, élément central de cette logique de « bonne gestion » de sa vie, et sur la notion de « projet », l'enquête ne peut envisager la grossesse qualifiée de « non prévue » que comme un « échec» de la contraception.

De même, « Pour les femmes qui capitalisent les ressources nécessaires, la démarche contraceptive est celle d'une technique au service d'un projet »62. Les raisons évoquées qui justifient cette « maîtrise de sa propre existence» sont la grande diversité de l'offre contraceptive, l'utilisation des méthodes médicales (pilule, stérilet), l'accessibilité et l'acceptabilité des différentes méthodes de contraception... Tout cet ensemble est appelé « la possibilité offerte aux femmes de maîtriser efficacement leur fécondité ». De la possibilité à la norme, avec le jugement de valeur (« efficacement ») un glissement se produit.

59 Bajos N., Ferrand M. et alii, 2002, op. cit., p. 341.

60 Ibid., p. 339.

61 Ibid., p. 26.

62 Ibid., p. 39.

41

Il est vrai qu'avec la contraception moderne, les femmes (la contraception reste largement une affaire féminine) disposent de moyens suffisamment fiables pour avoir le sentiment de contrôler leur fertilité. La légalisation de l'IVG, en instituant le choix par le droit, a consolidé cette idée du contrôle. Cependant, aujourd'hui le contrôle est devenu une norme, comme nous l'avons vu dans notre mémoire de première année. Nous avions pu y établir le constat suivant: Le choix d'avoir un enfant ou pas s'est transformé, une norme s'est créée, qui institue la décision comme étant la manière d'avoir des enfants. Cette norme s'est forgée avec les techniques médicales de la fécondité (contraception, IVG, procréation médicalement assistée) et également avec l'essor de l'idéologie individualiste, pour laquelle il importe d'être « acteur de sa vie », dans de nombreux domaines de la vie et pas seulement dans la vie privée, que nous étudions ici. La normativité des rapports à la maternité dans ce contexte contemporain crée l'illusion d'une maîtrise totale des formes de reproduction et des rapports entre sexualité et reproduction, qui se retrouve fréquemment dans le discours des femmes enquêtées.

Au lieu d'être étudiée et analysée en tant que norme, cette logique de bonne « gestion» est naturalisée, c'est-à-dire reprise telle quelle sans être mise en question. Ainsi, faire la sociologie des grossesses « non prévues » laisse entrevoir une norme de la prévision, de la gestion, pour laquelle:

-- Les grossesses devraient être prévues.

-- Une grossesse prévue est une grossesse décidée.

-- Une grossesse est décidée dans l'objectif d'avoir un enfant.

Il est important de distinguer les faits (par exemple une grossesse survient) et cette logique de la gestion que l'on retrouve aussi dans les paroles des femmes interviewées (le discours « j'ai décidé d'avoir un enfant »). Si l'on considère que depuis 40 ans maintenant cette norme est véhiculée (diffusion de la contraception orale et vote de la loi Veil), il n'est pas forcément étonnant de constater qu'une étude en sociologie la reprenne à son compte.

C'est précisément l'objet de ce mémoire que de remettre en cause ce présupposé.

42

Le positionnement de la recherche par le vocabulaire

Dans une recherche en sciences sociales, le vocabulaire employé n'est pas anodin. Nous voulons expliciter notre démarche par rapport au choix des termes employés afin de savoir exactement de quoi l'on parle. Il faut distinguer entre les termes employés par les personnes interrogées au cours de l'enquête, en analysant leur connotation, tout en étant très claire sur ceux que nous reprenons à notre compte.

Le vocabulaire lié à l'avortement est très fortement connoté: on perçoit aisément que l'on ne se situe pas dans la même optique lorsque l'on parle de « subir» ou de « commettre» un avortement, par exemple. « Commettre» implique une notion de crime, alors que « subir » pose le sujet en victime dénuée de choix. Moins évident, « avoir recours à une IVG » connote un aspect froid et technique : l'IVG pourrait être un acte médical comme un autre; ce terme nie la complexité sociale de l'avortement.

Nous nous cantonnerons à l'usage des termes les plus neutres, ce qui, et nous nous en excusons par avance, peut donner une certaine lourdeur au texte, liée à la répétition des termes (nous n'avons pas l'ambition de faire de ce mémoire une oeuvre littéraire). Il s'agit de : « faire » une IVG et « vivre » une IVG. Le verbe « faire » est un passe-partout de la langue française, c'est le terme neutre par excellence. En revanche « vivre » est un peu plus riche car il contient l'idée de l'expérience.

Le terme « avortement » sera réservé à l'usage général, signifiant l'acte d'interrompre ou de faire interrompre volontairement une grossesse: c'est le terme qu'il convient d'utiliser lorsque l'on demande aux enquêtés leur opinion au sujet de l'avortement. Il servira également à désigner l'acte dans le contexte brésilien.

A contrario, le terme « IVG » désignera précisément l'intervention médicale d'interruption volontaire de grossesse, qu'elle soit chirurgicale ou médicamenteuse, dans le contexte légal français.

Nous ne reprendrons pas à notre compte la norme de la contraception, même si nous la prendrons en compte pour la questionner. C'est-à-dire que nous ne distinguerons pas a priori les grossesses « prévues » des « non prévues » qui résulteraient automatiquement « d'échec de contraception ». Nous nous

43

autorisons la marge de manoeuvre qui consiste à laisser venir ces sujets au gré des entretiens.

Nous laisserons les termes de « désir de grossesse » ou de « désir d'enfant» à la psychologie, ou aux femmes qui pourraient les utiliser, tout en gardant à l'esprit qu'il existe une « psychologisation » sociale qui consiste, pour le profane, à chercher des explications dites psychologiques à son comportement, que nous avions constatée dans le travail de première année de Master.

Au-delà du terme très neutre « d'interruption volontaire de grossesse », avorter peut avoir plusieurs définitions et significations, se référer à des conceptions bien différentes. La question morale, qui semble intrinsèquement liée à l'avortement, subit des glissements selon la définition que chacun/e a de l'avortement. Cette définition n'existe pas toute prête pour chaque personne, cependant nous pouvons tenter de la percevoir à travers les discours.

Grâce aux entretiens réalisés, nous pouvons faire quelques propositions de définitions de l'avortement, ou de ce qu'il signifie et symbolise, que nous pourrons rencontrer:

- technique médicale visant à résoudre un problème (le problème en question étant une grossesse que l'on ne souhaite pas mener à terme);

- tuer une vie humaine;

- échec d'une relation de couple;

- preuve de sa propre incapacité à gérer sa vie.

La difficulté, pour nous, lors du face à face avec les interviewés, consistera à ne pas attribuer nous-même de signification, afin de pouvoir accueillir la leur.

Pour sortir de la vision rationnelle et de la logique de « bonne gestion » de sa vie privée, la première étape consiste à se rendre compte de cette norme, à faire un pas sur le côté et percevoir qu'il y a un filtre collé à la vitre par laquelle nous observons le monde social. La seconde, comme nous allons le voir dans la partie suivante, sera de s'appuyer sur les bons outils théoriques.

44

Méthodologie et déroulement de la recherche

Après avoir dressé un panorama étendu, mais non exhaustif, du champ étudié, voici la partie technique, fondement même de ce travail universitaire. La force des conclusions que nous pourrons en tirer se trouve dans les éléments que nous exposerons ici. Dans cette partie, nous expliquerons la théorie qui nous a guidée tout au long du chemin. La perspective, le cadre restreint de l'enquête et l'approche sont les trois éléments qui forment la problématique. Nous y définirons en détail l'objet et les objectifs de la recherche. Ensuite nous aborderons la mise à l'épreuve empirique, avec nos hypothèses, la méthode, comprise comme dispositif spécifique de recueil d'informations destiné à tester les hypothèses de recherche, les conditions d'accès au terrain et les outils tels que questionnaire et guide d'entretien. Nous aborderons également les phases de la recherche. Cet aspect a son importance car les conditions mêmes de production de ce mémoire ont pu influer sur le matériau recueilli. C'est un travail d'introspection orienté que nous avons mené et que nous souhaitons partager avec les lecteurs.

Un présupposé tenace se trouve dans la manière de considérer les choix relatifs à la maternité, et ce, même dans la littérature sociologique. C'est celui de la « bonne gestion)) de sa vie, où l'on « décide rationnellement)) de s'engager dans un « projet)) clairement établi. Où la contraception, devenue norme, peut essuyer des « échecs)) et témoigner ainsi d'une « mauvaise prise en charge de son existence)) par la personne concernée. Les nombreux guillemets sont là pour rappeler la distance que nous souhaitons prendre avec ce présupposé. L'outil théorique qui nous sera précieux pour y parvenir est détaillé ci--dessous.

45

La problématique

Le cadre

Il nous faut à présent entrer plus en détail dans la construction de l'objet, donner son cadre restreint: Il s'agit d'étudier le processus de décision aboutissant à une IVG et les interactions qui font évoluer ce processus. Cette manière de cadrer propose un moment précis, qui est compris entre des limites clairement définies, à savoir entre le moment où la femme soupçonne ou apprend sa grossesse et l'acte médical de l'IVG, qui clôture et entérine la décision, pour lequel le délai légal en France est fixé à la fin de la 12ème semaine de grossesse63.

Le postulat qui sous-tend ce cadrage temporel est le suivant: « l'irruption» d'une grossesse est l'événement qui débute le processus, l'acte d'interrompre la grossesse celui qui le termine. Lors de l'analyse, le traitement séquentiel nous fera remettre en cause ce présupposé. Cet objet est lui-même inséré dans des champs plus vastes comme nous en avons longuement parlé dans la première partie de ce mémoire.

Ainsi, le cadre de l'enquête est restreint par rapport aux champs dans lesquels il s'insère. Pour utiliser une métaphore, le cadrage est plutôt serré sur un aspect de la maternité qui aurait une valeur métonymique: étudier le sujet par un de ses aspects, utiliser ce qui est singulier pour obtenir des éléments de compréhension de l'ensemble. Choisir l'IVG offre des avantages et des inconvénients pour le travail sociologique. Analyser le processus de décision menant à l'IVG informe sur le déroulement d'un processus décisionnel. Mais traiter de l'IVG nous donne aussi des informations sur cette question sociale particulière (sur l'acte médical en lui-même, comment il est vécu et les représentations qui lui sont attachées) et également sur l'intime, le rapport à la maternité et les relations de genre. Parmi les inconvénients il y a bien entendu le fait que, sur ce sujet intime, la parole ne circule pas toujours facilement.

63 Information recueillie sur le site officiel de l'administration française http://vosdroits.service-public.fr/F1551.xhtml, consulté le 12 juillet 2012.

46

L'approche

C'est une approche synchronique qui sera adoptée ici car il s'agit d'étudier un phénomène à un moment précis de son histoire. En effet, nous pouvons considérer le processus décisionnel aboutissant à une IVG comme unité de temps. Ce temps est relativement court puisque la loi encadre temporellement la possibilité de recours à l'IVG. De plus, nous nous intéresserons à différents points de vue (émanant de plusieurs acteurs) pour un même fait: d'après le discours de la femme ayant vécu une IVG, nous déterminerons les acteurs qui ont eu un rôle significatif dans le processus décisionnel et nous analyserons leurs discours.

Pour être tout à fait précise, les différents points de vue n'ont pas la même valeur: notre étude se centre sur la femme qui a vécu l'IVG, les autres actants sont désignés par elle, et dépendants de ses actes, puisqu'au regard de la loi la femme décide seule. Nous ferons aussi appel à l'approche diachronique, mais ponctuellement, par exemple pour interroger l'éventualité d'un « après» cet épisode dans la vie de l'enquêtée, pour savoir si quelque chose a changé, et quoi.

La perspective théorique

Les sciences sociales ont théorisé de diverses manières la décision. Malgré les évolutions et les complexifications des modèles, la vision rationnelle reste très largement répandue.

L. Sfez64 passe en revue ces évolutions en en pointant les limites. Ce qui importe pour ce chercheur est de prendre en compte certains éléments de la décision tels que la multi-finalité et la multi-rationalité. Le processus de décision est perçu comme un système, appréhendé comme un récit. « Multi-finalité» signifie que dans un processus décisionnel, il y a généralement plusieurs buts possibles simultanément. La multi-rationalité signifie que plusieurs rationalités sont à l'oeuvre et s'imbriquent, se transforment mutuellement. Nous y reviendrons au cours du développement qui suit. Reprenons la théorie sfézienne de la critique de la décision et du surcode depuis le début.

64 Sfez L., 1984, op. cit. et Sfez L., 1981, op. cit.

47

La décision cartésienne

Ce que nous avons nommé logique de « bonne gestion » de sa vie, qui implique de prendre sa vie en mains, d'avoir des projets clairement définis et de mettre en oeuvre des actions au service de ces projets, L. Sfez65 l'appelle la « pré-théorie de la décision ».

Dans le domaine qui nous intéresse, nous en constatons la présence dans le discours des interviewés ainsi que dans la littérature sociologique. C'est la norme de la contraception qui veut qu'en dehors d'un projet d'enfant, dûment répertorié ou implicite, le soin de la femme à se protéger efficacement soit une priorité. C'est donc également parler « d'échec» de la contraception lorsqu'une grossesse survient dans ce cadre. C'est encore le fait, constaté lors du mémoire de M1, que « décider» sa maternité soit un élément qui prenne tellement d'importance dans les discours des interviewées.

La « pré-théorie» est tellement présente dans la société qu'elle en est presque transparente. Elle est diffusée par l'éducation; « (...) elle appartient au niveau de ces évidences premières qu'il est urgent de remettre en question, mais que le système préserve et reproduit par tous les moyens en sa possession (...) »66 C'est à Descartes que L. Sfez se réfère comme instigateur de la « pré-théorie» de la décision, mais un Descartes vulgarisé, caricaturé presque, celui qui est dans la culture commune. La pré-théorie se caractérise entre autres par un fractionnement de la décision en trois moments: délibération, décision, exécution, avec valorisation de la décision.

L'objet de l'ouvrage est précisément de déconstruire la décision cartésienne, en critiquant ses trois éléments que sont la linéarité, la rationalité et la liberté. Au-delà de cette déconstruction, l'auteur propose un cadre conceptuel critique et une méthode permettant d'analyser des processus décisionnels, en partant du « micro ».

L'auteur passe en revue les théories qui utilisent chacun de ces trois éléments, ainsi que celles qui les critiquent. Il propose également des emprunts à plusieurs

65 Sfez L., 1981, op. cit.

66 Ibid., p. 17.

48

disciplines, notamment l'anthropologie structurale, l'histoire, la psychanalyse, la biologie, l'antipsychiatrie, la linguistique contemporaine et la sémiologie.

Dans un autre ouvrage67, l'auteur accompagne sa critique d'une typologie des théories. Ainsi, « l'homme certain» est celui qui correspond à la décision cartésienne. « L'homme probable» est celui de la décision moderne, définie comme un processus connecté à d'autres, marqué par l'existence reconnue de plusieurs chemins pour parvenir au même et unique but. C'est une étape avant de parvenir aux théories du changement d'une société contemporaine, multi-rationnelle, où l'homme est « aléatoire ».

Nous allons reprendre la démonstration de ce professeur de science politique pour comprendre ces trois éléments et la critique qui en est faite.

La linéarité

La linéarité est le point central du schéma classique. Elle suppose un commencement et une fin, en passant, dans l'ordre, par les différents points de la ligne. La décision est comprise entre des limites définies. La fin correspond à la réalisation du projet. A la place de cette linéarité, L. Sfez propose une approche systémique où la décision se déroule comme un récit.

La rationalité

La linéarité implique la rationalité car « Si la ligne est une construction de l'esprit, c'est parce que la raison impose une structure d'ordre à la discontinuité des points (...) »68. En voici la définition : « le comportement rationnel de l'homme est celui qui, l'éloignant des sens et des passions, lui permet d'envisager, avec la lumière de l'intelligence, les meilleurs moyens d'atteindre un but lui-même rationnel, c'est-à-dire soumis aux exigences de la raison »69.

L'action rationnelle est liée à la causalité, mais également à la normalité, car ce qui est en dehors des normes ne peut s'intégrer dans le monde.

67 Sfez L., 1984, op. cit.

68 Sfez L., 1981, op. cit. p. 32.

69 Ibid., p. 154.

49

Pour critiquer la rationalité, il faut accepter un certain taux d'irrationalité de la nature humaine, mais ce n'est pas suffisant. L. Sfez propose le concept de multi-rationalité. Le passage à la multi-rationalité se fait en rejetant la linéarité, le progrès, l'efficacité (ou utilité) et la normalité, ces éléments du dispositif de la rationalité cartésienne, le progrès étant une vision linéaire de l'Histoire et la normalité au service de l'efficacité. En fait, chaque élément renvoie aux autres.

L. Sfez considère la décision comme un récit où différentes rationalités se font jour. Elles ne se juxtaposent pas, elles peuvent s'annuler, se gommer, s'entailler, se tordre et produire un effet de sens indépendant. Les rationalités des différents intérêts s'imbriquent par un effet de surcodage.

La liberté

La liberté est la condition de toute rationalité possible : « elle bloque la chaîne des événements et lui fournit « un commencement », un acte créatif qui permet, à partir de lui, d'établir un ordre linéaire ».70 Ainsi, la théorie rationnelle d'explication linéaire exige un sujet libre à l'égard des déterminations, sans être inséré dans un système de contraintes. La liberté pose l'individu isolé comme responsable de ses actes. Ce sentiment de liberté, qui résiste dans le vécu, est nécessaire, en effet: « Le système agit à travers ses acteurs à condition de leur laisser l'illusion qu'ils sont sujets libres et créateurs »71.

Pour l'auteur, puisque la décision est considérée comme un système, il y a une interdépendance entre les éléments du système et aucun ne peut être « libre» par rapport aux autres. Les décisions individuelles s'encadrent dans une « totalité agissante » et sont incluses dans un vaste système de contraintes. Pour autant, il est possible de penser qu'une décision, qui est « contrainte par l'ensemble du système historiquement déterminé par son mode de production même », est « libre », dans la mesure où « jouant sur plusieurs niveaux à la fois (multi-rationalité, multi-finalité), elle s'individue par "surcodage" »72.

70 Sfez L., 1981, op. cit., p. 34.

71 Ibid., p. 10.

72 Ibid., p. 271.

50

L'auteur résume: « L'approche systémique nous a appris qu'une décision était liée d'une multitude de manières à l'environnement (culturel, politique, social, géographique, etc.), que ces liens, loin d'être causaux et simples réagissent les uns sur les autres et ne pourraient en aucun cas être analysés comme des chaînes déductives ordonnées selon une loi de la rationalité. (...) De plus, la critique du sujet, de son autonomie, non seulement a conduit à suspecter une finalité que le sujet proposerait pour lui, mais à la déplacer (il vise ceci mais en réalité il poursuit cela), à la condenser: il poursuit ceci et cela (sans même s'en douter, surtout quand les deux fins sont contradictoires)».73 La dernière partie de la citation concerne la multi-finalité (qui n'est pas à comprendre comme une négation de toute finalité).

Le surcode

« En termes de systèmes et de sous-systèmes, on peut percevoir chaque partie prenante d'une "décision" comme ayant son propre code, correspondant à la rationalité de son système: objectif, mode d'organisation, composition sociale, place dans le système global, définissent un "comportement" caractéristique qu'on appellera "code" »74.

Les codes ou « langages » additionnés produisent un effet de surcodage, qui est un effet de sens et dépasse les prévisions des codes. Chaque code ajoute une contrainte et des significations supplémentaires. Le surcode est un passage de code à code, par le travail des codes entre eux, qui se rapproche d'un travail de traduction.

Le surcode est aussi une méthode opératoire de traitement du récit. Cette méthode, utilisée pour les découpages de processus, met l'accent sur les discontinuités et les ruptures tout en respectant les continuités à l'intérieur d'un même code, d'un même sous-système ou d'une même séquence. Elle est composée de plusieurs étapes.

73 Sfez L., 1981, op. cit., p. 313.

74 Ibid., p. 324.

51

Le traitement séquentiel

Cette étape permet de repérer les étapes et les actants. C'est l'organisation du matériau. Elle est formalisante car il s'agit de mettre le récit en séquences et donc de définir l'unité d'action qui couvre la séquence. Ainsi, le traitement séquentiel est déjà une phase théorique. L'auteur propose un système de fiches, avec une couleur par séquence et une fiche par actant, ce qui permet une double lecture du récit. D'une part, une cohérence se dégage de chaque séquence. D'autre part, on perçoit l'évolution de la rationalité de chaque actant pris séparément au fil des séquences.

« Peuvent alors se poser des questions très précises sur les rationalités en conflit, sur les passages de code à code, sur les torsions de rationalités entre elles, sur les impossibilités de torsion lorsqu'elles sont trop éloignées et relèvent de l'ordre de la "différence". Nous sommes passés déjà insensiblement de la première étape séquentielle, à la seconde étape du surcode structural ».75

Le surcode structural

Cette étape permet de localiser l'endroit où les sous-systèmes se frottent entre eux et tordent leur message. Les rationalités en présence traduisent, pour un actant donné, le message de l'autre avec le système de déchiffrement qui est le sien. Arrêtons-nous un instant sur les effets de sens de cette traduction. L'activité de traduction est torsion, trahison, véritable opération de transformation.

En prenant en compte cette activité, le surcode structural s'inscrit à l'opposé de l'idéologie de la communication (censée être transparente). « Si nous appliquons cette théorie de la traduction à l'analyse des séquences décisionnelles déjà formées, notre problème sera de montrer comment les actants en présence dans une situation et un moment donnés vont se transformer réciproquement, en traduisant leurs objectifs respectifs dans leurs codes respectifs ».76

75 Sfez L., 1981, op. cit., p. 323.

76 Ibid., p. 325.

· Le surcode analytique

Le chercheur propose ici la transposition de catégories analytiques dans le domaine social pour tenter une approche psycho--analytique des processus. « Les déformations successives que subit la poussée initiale, sa fragmentation, ses glissements entre différents objectifs quelquefois contradictoires se comprennent mieux si on sait, d'une part, que la pulsion est diffuse, indéfinie et que, d'autre part, la réalité extérieure érigée en systèmes fournit un objet à la pulsion qui l'investit mais de manière comme indifférente, investissement mobile sans cesse changeant d'objet, renouvelant la représentation ».77

Le langage psychanalytique nous étant trop étranger, nous préférons laisser de côté cette étape du surcode pour le traitement de notre corpus.

Ceci étant dit, la méthode du surcode proposée pour analyser les décisions déjà prises nous convient particulièrement car elle n'est pas normative. En effet, elle ne dit pas qu'il y aurait une solution meilleure que les autres. En cela, elle respecte la dignité des personnes participant à l'enquête.

L. Sfez a théorisé et utilisé le surcode pour analyser les politiques publiques, notamment des projets de transport urbain. Sa théorie et sa méthode nous semblent néanmoins applicables à la sphère de la vie privée, dans le champ étudié ici.

52

77 Sfez L., 1981, op. cit., p. 340.

53

La mise à l'épreuve empirique

Les hypothèses

Il s'agit maintenant de formuler des hypothèses empiriques, que nous libellons en ces termes:

- La logique de la « bonne gestion » contenue dans la vision de la maternité ne correspond que partiellement à la réalité et l'accès à la maternité n'est pas toujours anticipé. Et que l'accès à la maternité soit anticipé ou non, il existe des personnes plus fertiles que d'autres et donc plus exposées à une grossesse. Autrement dit, les grossesses effectives ne sont que la partie visible de comportements moins cartésiens que ce que l'on voudrait croire.

- Le processus de décision met en oeuvre plusieurs rationalités qui interagissent. Ces interactions ont lieu entre les différentes logiques et se nourrissent des échanges interpersonnels. Lors de ces échanges, la compréhension n'est pas transparente, il peut y avoir transformation du message.

- La domination masculine, comme composante sociale incorporée, joue
un rôle dans les normes qui régissent l'accès à la maternité.

- Le contexte socio--légal influe sur les représentations et sur la façon de
vivre cet événement.

La méthode de recueil des données

La méthode choisie pour cette recherche se situe entre l'approche phénoménologique et l'étude de cas. Ce choix nécessite des justifications, tant il est d'usage, en sociologie, d'utiliser une méthode purement phénoménologique pour étudier l'avortement (cf. les études de N. Bajos, M. Ferrand ; G. Cresson). Précisons dès à présent ce que nous entendons par ces termes. Selon une typologie de Robert K. Yin et J.W. Creswell, reprise par L. Albarello78, on peut distinguer 5 approches qualitatives:

-- la recherche narrative: il s'agit d'appréhender les différentes facettes de

78 Albarello L., 2011, Choisir l'étude de cas comme méthode de recherche, De Boeck.

54

la vie de quelques personnes, ce que l'on appelle le parcours de vie. L'outil utilisé est le récit de vie.

-- L'approche phénoménologique: dans cette approche, qui s'appuie généralement sur des entretiens semi--directifs, on rencontre plusieurs individus ayant vécu le phénomène que l'on cherche à étudier.

-- La théorie ancrée: il s'agit de construire une théorie à partir du terrain en
étudiant les réactions d'un groupe homogène à un phénomène donné.

-- L'approche ethnologique: cette approche s'appuie plutôt sur de l'observation participative. C'est l'étude des valeurs partagées par un groupe avec des individus représentatifs.

-- L'étude de cas: cette méthode de recherche étudie « un ensemble d'interrelations situé dans le temps et localisé dans l'espace »79. Elle étudie une décision, un événement ou un projet en interrogeant les différents acteurs qui y prennent part.

Le choix de la méthode de l'étude de cas, telle que présentée par L. Albarello80, se justifie ici par l'objet d'étude: en effet, il est question de saisir la décision en tant que processus social menant à l'action d'avorter. A travers l'étude de ce processus nous aurons également des informations sur l'avortement comme phénomène social. Ce processus décisionnel est indissociable de son contexte et il est circonscrit dans le temps et l'espace. Dans le temps car il concerne spécifiquement la période de temps entre le moment où la femme concernée apprend ou soupçonne sa grossesse et le moment de l'interruption proprement dite. Nous avons déjà indiqué que cette manière de circonscrire le processus de décision subira des modifications lors de la confrontation avec les données du terrain. Dans l'espace, par les personnes qu'il concerne, à différents degrés. Ces personnes auront différents points de vue, ce qui enrichit la compréhension du processus décisionnel. L'étude de cas considère un cas comme étant social et relationnel, c'est sa dynamique interne qu'il s'agit d'appréhender.

Au niveau opérationnel, les techniques prises en compte par l'étude de cas peuvent être multiples, de l'entretien au questionnaire, en passant par l'observation et la recherche documentaire.

79 Albarello L., 2011, op. cit., p.16.

80 Ibid.

55

Le traitement des données se fait en trois parties: premièrement, la description en profondeur du site. Deuxièmement, la condensation et la catégorisation des informations. Troisièmement, l'articulation avec des référents théoriques.

Nous pouvons constater que la deuxième étape, qui n'est pourtant pas encore totalement mise en lien avec le théorique, se rapproche de la mise en séquence (cf. précédemment, le traitement séquentiel) du surcode.

Il aurait été tentant d'utiliser cette méthode intégralement et exclusivement. Examinons les conditions requises:

- avoir connaissance du début du processus décisionnel (dès que la femme soupçonne une grossesse);

- être présent et pouvoir observer et avoir des entretiens au moment même du processus de décision;

- être présent et pouvoir observer les différents lieux;

- prendre en compte toutes les personnes concernées, aussi bien dans le domaine privé que dans le domaine professionnel ainsi que médical.

L'objet de la recherche ne nous permet pas de remplir ces conditions. Premièrement, la recherche au moment même du processus décisionnel pose plusieurs problèmes. Nous n'avons pas trouvé d'entrée pour des sites de recherche adéquats: comment une femme pourrait-elle participer à l'enquête dès qu'elle soupçonne un début de grossesse? A moins de faire appel au cercle des intimes, car la parole ne circule pas aisément sur le sujet, ce qui ne serait pas sans poser d'autres problèmes, comme nous le verrons plus loin. Autre problème de cette temporalité d'enquête : la question éthique. Il n'était pas question de jouer un rôle au sein de ce processus en prenant la place d'une confidente, ou d'être prise à partie par l'un des acteurs sur ce qu'il convient de faire. Dans ce même registre, comment observer, par exemple, une discussion intime dans le couple sans changer complètement le sens de ce moment à deux? Autrement dit, quelle place pour l'observateur dans une situation intime? En ce qui concerne l'intégralité des personnes concernées et des lieux d'enquête, il ne nous a pas semblé possible d'y avoir accès.

56

Face à tant de difficultés, pourquoi persister à suivre l'approche de l'étude de cas? L'intérêt de prendre en compte plusieurs points de vue sur une situation nous paraît au fondement même de la théorie du surcode. La richesse de la mise en perspective des discours nous a semblé justifier la tâche ardue d'adapter cette méthode de recueil des données.

La méthode utilisée a été une adaptation des deux approches, fonctionnant en plusieurs étapes. La porte d'entrée du travail de terrain était un entretien avec une femme ayant vécu une IVG dans les trois années précédant l'enquête, dans une approche classiquement phénoménologique. Ensuite, à partir d'une première analyse de l'entretien, nous repérions la ou les personnes prenant part à la décision. Ici, deux cas de figure: soit la femme revendiquait avoir pris la décision seule et il n'y avait pas de possibilité de poursuivre avec l'étape suivante; soit la femme nommait la ou les personne(s) ayant eu un rôle dans la décision. Nous lui demandions alors l'autorisation d'avoir un échange avec cette/ces personne(s), qu'elle contactait en premier pour expliquer de quoi il s'agissait et, si la personne était d'accord, elle nous transmettait ses coordonnées. Cette manière de procéder, par la priorité accordée au respect des différentes personnes impliquées, était extrêmement aléatoire car des refus à plusieurs niveaux pouvaient opérer.

L'accès au terrain et les phases de la recherche

Dans cette sous-partie nous allons détailler le déroulement de ce travail de recherche. Pas pour le plaisir de raconter un cheminement, mais pour l'impact certain d'éléments d'ordre privé. Autrement dit, certains événements personnels nous ont poussée à adopter un certain positionnement ou à mener des actions différentes de notre choix premier. Ils nous ont également apporté des questions nouvelles par rapport à la recherche et par rapport aux liens entre enquêteur / enquêtés / travail de recherche.

« Si la relation d'enquête se distingue de la plupart des échanges de l'existence ordinaire en ce qu'elle se donne des fins de pure connaissance, elle reste, quoi qu'on fasse, une relation sociale qui exerce des effets (variables selon les différents paramètres qui peuvent l'affecter) sur les résultats obtenus. Sans doute l'interrogation scientifique exclut-elle par définition l'intention d'exercer une forme quelconque de violence symbolique capable d'affecter les réponses; il reste qu'on ne peut pas se fier, en ces matières, à la seule bonne volonté, parce que toutes sortes de distorsions sont inscrites dans la structure même de la relation d'enquête. Ces distorsions, il

s'agit de les connaître et de les maîtriser; et cela dans l'accomplissement même d'une pratique qui peut être réfléchie et méthodique, sans être l'application d'une méthode ou la mise en oeuvre d'une réflexion théorique. (...) Le rêve positiviste d'une parfaite innocence épistémologique masque en effet que la différence n'est pas entre la science qui opère une construction et celle qui ne le fait pas, mais entre celle qui le fait sans le savoir et celle qui, le sachant, s'efforce de connaître et de maîtriser aussi complètement que possible ses actes, inévitables, de construction et les effets qu'ils produisent tout aussi inévitablement ».81

Pour saisir les enjeux de l'accès au terrain spécifiques à cette recherche, nous proposons un détour par les différentes phases qui l'ont structurée. En effet, une recherche menée pour un mémoire de M2 s'inscrit dans une temporalité universitaire dans laquelle d'autres éléments peuvent interférer. Ayant conscience de l'impact de ces interférences, nous avons choisi de les expliciter au maximum dans le développement suivant.

Cette recherche, nous l'avons déjà mentionné, s'inscrit dans le prolongement des interrogations laissées en suspens par le mémoire de première année de Master. Le M2, commencé un an plus tard, s'est déroulé sur deux années universitaires, par correspondance, en parallèle d'une vie professionnelle et familiale. La première année a servi à choisir les références théoriques les mieux adaptées ainsi qu'à mener une pré-enquête.

La pré--enquête

L'entretien de pré-enquête mérite d'être abordé en profondeur car c'est, de toutes les situations étudiées pour cette recherche, celle qui fait intervenir le plus d'interlocuteurs pendant le processus de décision. Si cette richesse nous a permis de percevoir des ressorts cachés, le foisonnement d'éléments nous a laissée quelque peu désarçonnée.

Présentation et résumé (extraits de cahiers de recherche, ce qui explique l'usage de la première personne du singulier)

Sophie est une amie de longue date. Son IVG a eu lieu environ un an et demi avant l'entretien. Déjà à l'époque de cet épisode de sa biographie, j'avais été très proche car choisie comme confidente. Très souvent en contact avec elle, dans une posture à la fois distante et proche. Distante physiquement car nous ne nous voyions pas (éloignement géographique). Distante aussi car je ne connaissais pas les autres protagonistes de cette histoire. Proche car nous abordions des sujets intimes. J'avais un rôle de soutien et d'écoute.

57

81 Bourdieu P. (dir.), 1993, La misère du Monde, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points ».

58

C'est lors de cette période que mon questionnement au sujet de l'IVG s'est affiné. Sophie a donc un rôle particulier dans cette recherche car j'ai pu observer tout le processus au moment des faits ainsi que les évolutions dans le temps. Elle a donné son accord pour que je « dissèque » son histoire et pour servir de « cobaye » pour affiner le guide d'entretien. Il y avait donc, dans les conditions de réalisation de cet entretien, une marge acceptable de maladresses.

Il était important de formaliser son vécu au moyen de l'entretien, de la retranscription, du résumé. Cette formalisation m'a permis de m'approprier son récit pour pouvoir travailler avec. Il faut ajouter que Sophie est familière des techniques de l'enquête, elle a étudié la sociologie (et auto-analyse son parcours de ce point de vue). Lors du traitement de l'entretien je ne prendrai pas en considération ma propre participation, qui n'apporte pas d'éléments significatifs.

La structure de l'entretien a été la suivante: une consigne très vague, laisser parler en essayant de repérer les éléments importants. Puis reprendre les points un par un et consacrer du temps pour chaque personne mentionnée, interroger sur les rapports à l'institution médicale, sur le corps. Il n'a jamais été question que je puisse interroger les autres protagonistes.

Résumé de l'entretien :

A l'époque où Sophie tombe enceinte, elle est étudiante et vit en colocation. Elle vit une relation tumultueuse avec un garçon, Alexandre. Lors d'une rupture, elle avait fait la connaissance d'un autre garçon, Gabriel, et elle a repris sa relation avec Alexandre tout en poursuivant celle entamée avec Gabriel. Comme contraception, elle compte les jours et utilise la méthode du retrait, ne voulant pas prendre la pilule (pour des raisons médicales, Sophie est une grosse fumeuse) et ayant renoncé à imposer le préservatif une fois levée toute inquiétude sur les maladies sexuellement transmissibles.

Un léger retard l'inquiète. Un copain l'emmène acheter un test de grossesse en pharmacie. Il se révèle positif. Elle ressent physiquement des symptômes de grossesse. L'émotion est très forte et se traduit par des pleurs. L'idée de l'avortement ne s'exprime pas verbalement dans l'immédiat, bien qu'elle ait eu très rapidement une idée de ce qu'elle allait faire.

Elle en parle à sa mère qui, catastrophée, réagit fortement, lui demandant si elle veut une « vie de merde ».

Tout de suite après, elle en parle à Alexandre qu'elle désigne à cette période-là comme étant le géniteur, bien qu'elle n'en ait aucune certitude. Lui ne veut pas d'enfant. Il lui demande froidement ce qu'elle envisage de faire.

Elle en parle à son père qui lui parle de projet de vie, de projet d'enfant et de capacité d'accueil. Il est lui aussi en faveur d'un avortement.

Les quelques amis proches à qui elle en a parlé (son colocataire et 3 autres garçons) trouvent que c'est très bien qu'elle fasse une IVG. Elle ressent de l'agacement car ils le lui disent souvent.

Elle en parle à sa grande soeur qui vit à l'étranger avec sa famille et qui lui demande de se projeter huit mois plus tard, de peser sa décision pour ne pas avoir de regrets.

Une de ses amies, Lisa, tombe enceinte à la même période. Ensemble, elles vont vivre un moment de rêve éveillé où les deux jeunes femmes envisagent de poursuivre leur grossesse: elles plaqueraient leurs mecs, habiteraient ensemble, travaillant l'une la journée, l'autre de nuit, et élèveraient les enfants toutes les deux. Une fois passé ce moment de délire, les contraintes de la réalité sociale les amènent à retourner à leur vie. Lisa décide dans un premier temps d'avorter, puis de garder l'enfant et finit par faire une fausse couche le jour où Sophie a son IVG.

Gabriel pirate son compte Facebook et découvre la situation. Il pense que l'enfant est de lui et veut fonder une famille. Comme elle dément, il lui dit qu'Alexandre est tellement moche qu'elle a raison d'avorter.

59

Médicalement, Sophie a opté pour une IVG médicamenteuse. Elle veut qu'on lui fasse le minimum et ne pas aller à l'hôpital. Elle voit une jeune généraliste qui prend le temps de la rassurer et une gynécologue débordée qui a fait son travail sans véritable accompagnement, ce qui l'a déçue et blessée. Sophie a été surprise et choquée par les manifestations d'ordre physique engendrées par l'IVG médicamenteuse: beaucoup de douleur et de sang, une longue convalescence.

Un autre aspect difficile est que ce choix d'avorter l'a renvoyée à un sentiment de culpabilité de ne pas être en mesure d'accueillir un enfant. Et une remise en question de sa vie dans un peu tous les domaines. Elle affirme que la décision d'avorter a été la sienne mais elle constate que les autres avaient déjà décidé pour elle.

Cet épisode a marqué un tournant dans sa façon de considérer et de traiter son corps, qu'elle perçoit désormais comme un corps fertile. Elle est vigilante quant à la contraception. Elle cherche aussi, de façon peut--être paradoxale, à construire une situation de vie (au niveau du couple et du travail) qui lui permette d'avoir l'enfant si elle devait retomber enceinte accidentellement.

Les pistes ouvertes ou confirmées par cet entretien sont nombreuses car l'entretien est très riche. D'une part, parce que Sophie était dans une situation de vie qui fait intervenir beaucoup de « personnages secondaires ». D'autre part, parce que beaucoup de personnes significatives ont pris part aux interactions.

Listons ces « personnages secondaires » :

· Les copains (celui qui l'emmène acheter le test, celui avec qui elle échange des messages sur internet, son colocataire, ...)

· Alexandre

· Gabriel

· Sa mère

· Son père

· Sa soeur

· Lisa

· Sans oublier le personnel médical: l'échographe, la jeune généraliste et la gynécologue « débordée»

Dans cette liste, revenons sur les rôles des personnes significatives dans la décision. N'oublions pas que nous nous basons uniquement sur le récit de Sophie et que les autres personnes n'ont pas été interviewées.

Alexandre, investi comme père potentiel. C'est d'ailleurs lui qui joue un des rôles les plus importants dans cette décision d'IVG car Sophie admet qu'elle n'aurait

60

pas pu prendre la décision d'avoir cet enfant sans son accord. Pourtant, Alexandre se désinvestit de la situation. D'un côté, il laisse clair son refus d'avoir un enfant. De l'autre, il laisse à Sophie la main sur la décision. C'est lui qui paiera la part de l'intervention qui n'est pas prise en charge par la Sécurité sociale. Dans le récit de cette IVG, le flou autour du géniteur, avec la présence de deux hommes, permet de mettre en évidence un fait qui aurait pu rester dans l'ombre autrement. Pour Sophie, bien qu'il y ait deux hommes, il n'y a qu'un seul couple dans lequel elle s'investit. Le potentiel futur père (d'un point de vue social, envers qui les attentes sont très fortes) ne peut que faire partie de celui-ci. Ainsi, c'est la femme concernée par la grossesse qui qualifie le « père ». Les parents sont également très importants pour Sophie vis-à-vis de cette décision. Elle sent bien qu'ils sont hostiles à la venue d'un enfant dans sa vie à ce moment-là, dans ces conditions-là. Et notamment, avec ce compagnon-là. On perçoit que ses parents réagissent aussi par rapport à l'image du couple que forment Sophie et Alexandre. Le couple n'était pas très stable et avait connu de récentes ruptures, Alexandre n'inspire pas confiance à l'entourage en tant que père potentiel. Les parents, qui connaissent l'attachement de Sophie pour cet homme, craignent que cela soit une raison qui la pousse à poursuivre la grossesse. Elle pense qu'ils l'auraient soutenue quelle que soit sa décision mais il semblerait qu'elle attend plus que ça de ses parents. La venue d'un enfant se place alors dans un contexte social élargi au-delà de la femme, au-delà du couple et englobe également les futurs grands-parents. Nous pouvons percevoir les logiques à l'oeuvre: la logique du parcours de vie, où il faut être à un certain moment de sa vie, il ne faudrait pas avoir un enfant trop tôt pour ne pas gâcher sa vie. Il faut une stabilité dans sa vie avant de prétendre à avoir un enfant. C'est le discours de la mère, qui a peur pour sa fille, peur qu'elle ne sombre dans la précarité en ayant un enfant sans avoir pu établir un certain confort économique. Il y a également la logique de l'enfant projet, où l'enfant doit être voulu et ne pas arriver comme un cheveu sur la soupe. C'est le discours porté par le père, dans une vision gestionnaire de la vie privée. Avoir un enfant, c'est quelque chose qui se décide à deux, c'est un projet qui mûrit.

61

Les autres personnes de la liste des « personnages secondaires» citées dans l'entretien ont un rôle d'accompagnement. Il s'agit d'être là physiquement pour les amis sur place qui l'accompagnent aux différents rendez-vous. Ainsi, même si elle est énervée par le fait que ses amis lui rappellent souvent que l'IVG est la meilleure solution, elle ne leur en veut pas car elle sait qu'ils veulent qu'elle souffre le moins possible. C'est aussi une écoute particulière, notamment de la part de sa soeur, qui lui permet de se sentir bien avec sa décision. Lisa, quant à elle, a un rôle de miroir et d'alliée contre les hommes et leur importance dans la décision. On notera que les deux jeunes femmes expriment une certaine violence à l'égard des hommes impliqués (« on jette nos mecs »). La présence de Lisa dans ce récit permet de prendre en compte une manifestation de la domination masculine.

Examinons les éléments qui nous permettent de comprendre comment Sophie a vécu cet événement. Dans ce récit, la jeune femme qui vit un avortement n'est pas une mère. C'est-à-dire qu'elle n'a pas (ou pas encore) d'enfant. Ce fait paraît important à souligner car entrer dans la maternité, c'est accéder à un statut particulier, qui représente une réussite. Etre mère est très positivement connoté.

Si la maternité, et particulièrement la grossesse, favorise une réflexivité positive, un travail sur soi82, en revanche l'expérience de l'IVG, ce « refus de maternité », renvoie une image négative de soi. De plus, lorsque les lieux médicaux sont les mêmes (ici la salle d'attente d'un cabinet de gynécologie, avec des dames « qui étaient toutes plus enceintes les unes que les autres »), Sophie est sans cesse confrontée au fait qu'elle fait un choix qui va dans le sens contraire de ce qui se passe là. Les codes de l'examen médical sont aussi inversés: ainsi, un embryon « bien implanté » représente une mauvaise nouvelle.

Il y a dans l'IVG un double mouvement de la femme qui refuse la maternité et de la maternité qui se refuse à elle. Avorter renvoie à un échec, à une incapacité, et touche à l'image de soi. Ici, dans l'entretien, nous voyons Sophie qui jette un

82 Menuel J., 2011, Devenir enceinte, Socialisation et normalisation pendant la grossesse: Processus, réceptions, effets, mémoire de Master 2 : sociologie, EHESS : « Le devenir mère est également devenu un objet de travail sur soi, une expérience marquante qui doit être source de réflexion personnelle ».

62

regard critique sur sa situation de vie, qu'elle décrit avec des termes négatifs. Il semblerait qu'elle déplore de ne pas être en mesure d'accueillir cet enfant. Par ailleurs, elle semble aussi porter un jugement négatif sur le fait qu'elle n'ait pas évité cette grossesse.

L'intervention en elle-même était par médicaments. Sophie a été choquée par les réactions de son corps: la douleur, le sang, la durée de l'événement lui ont fait regretter d'avoir choisi cette méthode.

Ainsi cet entretien de pré-enquête a ouvert de nombreuses pistes et, par sa richesse même, a créé un certain chaos qui bloquait toute progression.

Une phase de stagnation

Nous avions les outils théoriques et les pistes de recherche mais la porte d'entrée pour le terrain était introuvable. La recherche a stagné quelques mois, pendant lesquels la réflexion se poursuivait, souterraine, et les hypothèses prenaient forme.

Sur ces entrefaites, survient un événement qui aurait pu mener à l'abandon pur et simple du projet de recherche: l'enquêtrice est enceinte. Le questionnement qui suivit fut intense. A première vue, ce fait paraissait peu compatible avec un travail sur l'avortement, apportant un lot de nouvelles contraintes:

· Des contraintes matérielles, car il fallait déjà concilier le travail universitaire avec un travail alimentaire et une vie de famille.

· Des contraintes « psychologiques », qui nous ont poussée à faire la part des choses de façon encore plus rigoureuse.

Ces contraintes personnelles engageaient la responsabilité de l'enquêtrice et de son entourage. Elles ont représenté un défi, mais pas un obstacle majeur.

· Et enfin, les plus difficiles, les contraintes vis-à-vis du terrain. La peur

d'imposer une violence symbolique aux enquêtées, l'impossibilité morale d'arborer un ventre arrondi en posant des questions qui pouvaient les renvoyer à un vécu difficile, nous ont fait prendre des décisions drastiques.

63

Les entretiens auraient lieu uniquement avec des personnes complètement inconnues, qui ne pouvaient savoir la condition de femme enceinte de l'enquêtrice. Pour remplir ces conditions, un recrutement par le biais de forums de recherche sur internet nous a semblé pertinent.

Les entretiens auraient lieu par téléphone. Ainsi, nul besoin de constater la grossesse pour l'enquêtée, nul besoin de la justifier pour l'enquêtrice. Car malgré la posture de neutralité adoptée pour cette recherche, le corps envoyait un message orienté.

Nous avons posté une annonce sur deux forums, dans des sections consacrées à l'IVG, avec un lien renvoyant à un questionnaire en ligne. Le questionnaire finissait par la demande d'autorisation pour contacter la personne par téléphone pour un entretien approfondi. Les forums83 ont été choisis tout simplement car ce sont les deux premiers qui s'affichent lorsque l'on fait une recherche de type « forum IVG » sur un moteur de recherche. Les « post» de ces forums ont été lus, étudiés même, pour dégager le langage qu'il convient d'utiliser. Le ton de l'annonce calque celui trouvé sur ces forums pour réduire la distance (en effet l'enquêtrice n'est pas là au même titre que les autres participantes, qui viennent échanger autour de leur expérience), en espérant par ce procédé leur donner envie de participer à l'enquête.

Si plusieurs personnes ont répondu au questionnaire (7), il est significatif qu'aucun entretien n'ait pu se faire. En effet les prises de contact téléphoniques n'aboutissaient pas. La période des fêtes de fin d'année, proche, a aussi sûrement joué un rôle défavorable. L'annonce a été retirée.

Nous avons ainsi constaté que l'approche de parfaits inconnus pour un sujet dit sensible pouvait produire certains résultats, mais pas ceux escomptés. Ces personnes étaient d'accord pour donner des informations factuelles et rapides, mais n'étaient pas assez engagées dans la relation avec l'enquêtrice pour échanger davantage.

83 Forums dédiés à l'IVG des sites Doctissimo et Au féminin.

64

Changement de cap

Le temps du mémoire n'étant pas illimité, nous avons dû revoir fondamentalement notre approche du terrain. Nous avons fait appel à un vaste réseau de connaissances, par e-mail, demandant si elles connaissaient des personnes répondant à quelques critères.

Nous avons eu beaucoup de réponses, la plupart négatives, mais un grand nombre de réponses positives également. Certaines des personnes contactées correspondant aux critères se sont proposées elles-mêmes. Ici, nous devons marquer un arrêt et souligner, en les remerciant, le rôle crucial de ces contacts, qui ont pleinement joué le rôle de personnes relais. En effet, leur présentation de l'enquête et de l'enquêtrice a dû être suffisamment attrayante pour que les potentielles interviewées acceptent d'être recrutées. Mais au-delà, c'est leur propre relation d'amitié avec les femmes qui correspondaient aux critères de recherche qui est entrée en jeu : plus d'une interviewée a en effet reconnu accepter parler de ce sujet pour « faire plaisir » à untel ou unetelle.

Ce recrutement, outre qu'il ne répond pas à notre volonté d'interviewer des inconnues, présente comme biais une certaine homogénéité culturelle et sociale de l'échantillon.

Les femmes interrogées habitent toutes en France métropolitaine, dans le Sud-est, le Sud-ouest, les Alpes et la région parisienne. La quasi-totalité des entretiens a été faite par téléphone. Deux exceptions sont à signaler: pour deux des interviewées, l'entretien a eu lieu à leur domicile. Dans une de ces situations, l'entretien s'est déroulé en présence du mari, qui ne voulait pas y participer dans un premier temps, mais a fini par prendre part à l'échange.

Les entretiens

Les entretiens ont commencé en mars 201384, pour se poursuivre jusqu'au mois de septembre, en fonction des situations.

84 A ce moment-là l'enquêtrice n'était plus enceinte.

65

L'étude se situe dans le cadrant compréhension/expérimentation de la classification des techniques. Nous avons utilisé l'entretien centré, forme d'entretien semi-directif autour d'un thème annoncé.

Guide d'entretien

« Bonjour,

Je m'appelle Sarah et j'étudie la sociologie. Je suis l'amie de X, qui m'a donné vos coordonnées.

Recherche sur le processus de décision de l'IVG (expliquer la recherche), on va parler surtout du

laps de temps entre le moment où vous avez su que vous étiez enceinte et l'intervention.

Décrivez-moi votre vie avant cet épisode.

Comment avez-vous su que vous étiez enceinte?

A qui en avez-vous parlé? Comment ça s'est passé? (Détailler chaque interlocuteur, insister sur

les échanges verbaux)

Démarches, relations avec l'équipe médicale

Corps

Coût financier

Contraception

Avez-vous pris la décision seule/ qui a participé à la décision/ à quel moment avez-vous tranché?

Ce qui a changé depuis

Opinion générale sur l'avortement

Choses à ajouter?

D'accord pour être recontactée ? Remerciement »

Description de l'échantillon

Au total, huit femmes ayant vécu une ou deux IVG dans les 3 dernières années (pour un total de 10 IVG) ont été interviewées. Un second entretien, bref, reprenant quelques points précis, a pu être réalisé dans la plupart des cas. Des entretiens ont également été menés avec quatre des hommes « coresponsables» de la grossesse interrompue, une soeur confidente et une conseillère conjugale et familiale dont le travail consiste à faire les entretiens pré-IVG dans un centre hospitalier.

Le monde médical

Idéalement ce travail aurait comporté un volet sur l'accompagnement médical de l'IVG. En effet, le dispositif, tel qu'il fonctionne aujourd'hui en France, met la femme (ou le couple) qui veut avorter en contact avec plusieurs professionnels appartenant au monde médical au sens large. Un premier rendez-vous avec un/e généraliste, puis un/e gynécologue en consultation privée ou à l'hôpital, l'échographe, le/a conseiller/e conjugal-e et familial-e (souvent appelé « psy » par les interviewées). Des rencontres considérées par certaines comme autant d'étapes à franchir dans le marathon de l'avortement. Les représentations, les opinions de toutes ces personnes ont un impact sur le vécu de l'intervention, parfois sur la décision même. Car il s'agit bien d'une relation de pouvoir où les interlocuteurs n'ont pas le même poids.

66

Nous avons dû renoncer à ce volet pour une raison encore une fois de temporalité. Nous souhaitons néanmoins prendre en considération l'entretien avec la conseillère conjugale et familiale de l'hôpital dans nos résultats d'analyse. En voici le résumé :

Un entretien de recherche avec une personne dont le travail consiste à mener elle-même des entretiens. Ce renversement des rôles créait une certaine tension chez la conseillère, qui s'est inquiétée à plusieurs reprises de notre jugement.

Employée du Centre de planification de l'hôpital, son travail consiste principalement à recevoir les femmes et éventuellement leurs accompagnateurs, pour l'entretien pré-IVG. Selon elle, l'entretien a trois objectifs majeurs: parler librement, expliquer le déroulement de l'IVG et résoudre les problèmes de contraception.

Parler librement: La conseillère pense que ce que les femmes viennent chercher, c'est un moment d'écoute, et que c'est ça le plus important. Elle relate que certaines de ces femmes sont très seules et n'ont personne d'autre à qui en parler. La conseillère pense que l'IVG peut être l'occasion d'ouvrir les yeux sur ce qu'on vit. Car, selon elle, « C'est pas toujours un désir d'enfant une grossesse. Tester si on est fertile, dire quelque chose dans sa famille (...) ». Elle essaye, avec ses interlocuteurs, de balayer toutes les possibilités, de les projeter dans le futur, de les faire réfléchir à ce que c'est vraiment. Dans les cas de consultation en couple par exemple, si les deux ne sont pas d'accord, elle offre un espace de médiation, le triangle permettant que chacun s'entende sans s'énerver. Il lui arrive également de devoir rappeler la loi : personne ne peut forcer une femme à avorter, ou de la contourner: lorsque le délai pour faire l'IVG en France est dépassé, elle oriente sur l'Espagne.

Expliquer le déroulement de l'IVG : Il s'agit surtout d'accompagnement et de rassurer ceux qui s'inquiètent. Elle indiquera à plusieurs reprises qu'elle a davantage de temps pour le faire que les médecins, les secrétaires...

Les problèmes de contraception : il s'agit de parler de « ce qui a cafouillé » et de ce qui sera mis en place après. Cet aspect est très important à ses yeux et revient plusieurs fois au cours de notre entretien. Pourtant, questionnée sur les personnes qui reviennent pour une seconde IVG, elle se résigne : « Alors, là, on reparle contraception, qu'est-ce qui s'est passé? Mais franchement, au fond de ma tête je me dis, parce que la contraception, on aura beau avoir toutes les méthodes possibles, il y a des choses plus fortes que la raison ».

Ce qui la touche le plus, c'est lorsque la personne hésite. Elle distingue plusieurs types d'hésitation :

- Lorsque le compagnon est parti : Si la femme a un certain âge, ou si elle n'a jamais eu d'enfant. - Lorsque la situation financière ne le permet pas (elle prend de la distance par rapport à ce motif souvent évoqué : « C'est ce qui est dit, ce qui est mis en avant ». « Il y a des fois je sais pas » ; « je prends ce qui m'est dit. Je ne suis pas là pour juger »), ce qui concerne surtout les couples qui ont déjà plusieurs enfants.

- Les jeunes filles qui voudraient bien poursuivre leur grossesse mais qui ne peuvent pas car « vis-à-vis des parents, de la famille, c'est compliqué, ils ont pas fini leurs études, ils n'ont pas d'argent... ». Quelquefois les parents viennent avec, dans l'espoir que la conseillère fasse changer d'avis la jeune fille. Même si elle refuse de prendre ce rôle (« moi je suis pas là pour ça »), elle ne peut s'empêcher d'avoir un avis sur ces grossesses dites précoces: « On ne peut pas se départir complètement de ce qu'on sent. Y a des filles, on sent que l'histoire elle est mal partie quoi », « moi je trouve que ça traduit un malaise de la société. C'est pas le désir d'enfant. Enfin, c'est pas un désir d'enfant normal ».

Dans l'hôpital où elle travaille, la procédure peut varier en fonction de la secrétaire qui prend les rendez-vous. Car si les mineures sont obligées d'avoir cet entretien, pour les femmes majeures il est optionnel. Certaines secrétaires ne précisent pas ce caractère optionnel et « envoient d'office ». Cela ne dérange pas la conseillère, qui pense que c'est bien que les femmes viennent la voir. Elle craint qu'un choix ouvert rebute les patients: « Souvent, les gens ne savent pas ce

67

qu'est une conseillère conjugale. Ils se font une fausse idée. Si on leur proposait ils diraient non. Alors que je pense que ça peut les aider, en fait ».

Avec cette remarque, nous nous retrouvons face au flou qu'elle ressent autour de sa profession : « ça porte mal son nom conseillère. Ça vient de l'anglais conselling, tenir conseil ensemble pour trouver une solution, c'est pas pour leur donner des conseils ».

Dans la formation même des conseillères, il semble y avoir une grande diversité. Cette conseillère avait été formée par le Planning familial qui se positionne « plus sur le terrain ». Elle explique qu'il existe également des formations par l'Ecole des parents « qui est plus poussée psychanalyse, je crois » et par le Cler, « une école de conseillères qui est catho, carrément ».

Elle est consciente de l'impact que l'entretien peut avoir et cherche à respecter les limites de son rôle : « Après, moi, je suis pas psy, je veux pas aller au-delà de mon rôle. Et ça c'est difficile aussi, je trouve, la limite de, comment ça s'appelle quand on rentre trop dans l'intimité des gens? ». « C'est pas anodin quelqu'un qui pose des questions ». Elle déplore le manque de lieu de réflexion autour de sa pratique professionnelle, ainsi que le manque de retours : « je sais pas si je les aide » ; « je sais pas si je fais bien, hein ».

Revenons à notre échantillon. Les 8 femmes interrogées avaient entre 18 et 40 ans au moment de l'entretien, parmi lesquelles 4 avaient environ 30 ans (de 29 à 31). Pour cinq d'entre elles il s'agissait de la première IVG. Deux d'entre elles ont voulu me faire part de deux IVG chacune, qui avaient eu lieu dans les trois dernières années, période concernée par l'enquête, et qui étaient liées. Sur ce total de 10 IVG, 4 l'étaient par intervention chirurgicale et 6 par voie médicamenteuse. La moitié des femmes interviewées avait déjà un ou plusieurs enfants au moment de l'IVG.

Le choix d'interviewer la soeur confidente se justifie non pas par sa participation effective à la décision, mais pour cerner les contours et les enjeux de ce rôle. En effet, la confidente était un personnage présent dans la plupart des situations.

Nous souhaitons ajouter quelques précisions au sujet du second entretien réalisé avec la quasi-totalité des femmes de l'échantillon. Il s'agissait de rappeler les femmes interrogées quelques temps après l'entretien principal afin de compléter, par des questions ciblées, quelques informations trop partielles, ou de vérifier la compréhension d'un enchaînement de faits, d'une chronologie. Ce procédé, prévu dès le premier entretien, permettait à l'enquêtrice de garder une porte ouverte en cas de besoin. Il a cependant posé quelques problèmes. Pour l'une des femmes interrogées, les événements intermédiaires ont été tellement éprouvants (nouvelle IVG et perte d'un membre de sa famille) qu'elle n'a pas

68

souhaité nous parler à nouveau, répondant tout de même partiellement à quelques questions par e-mail. Pour une autre, la situation avait totalement changé : elle n'avait plus le même discours vis-à-vis de son IVG, disant la regretter au moment du deuxième entretien. Il ne nous est pas possible de prendre ce fait en compte dans notre analyse. En effet, il aurait fallu faire un deuxième entretien approfondi et traiter la situation de manière diachronique. Nous le mentionnons toutefois car il est significatif dans la mesure où le discours recueilli à un moment donné n'a de valeur que par rapport à ce moment-là. Il est important de garder en mémoire que l'état d'esprit d'une personne concernant un fait vécu change avec le temps. Cette dimension mériterait d'être prise en compte à part entière dans une enquête plus approfondie.

Nous n'avons pas cherché à établir un échantillon représentatif de la population. La diversité réside dans l'âge, les périodes de vie, les configurations relationnelles. Si par cette diversité nous pouvons affirmer que l'enquête est significative, nous ne pensons pas avoir atteint un point de saturation.

En effet, le contraste entre l'entretien de pré-enquête et les entretiens du corpus analysé nous rappelle que les situations de vie les plus originales, dans le sens de moins courantes, apportent beaucoup à la compréhension des mécanismes et des enjeux.

69

70

71

Bien que non représentatifs, ni de la population en terme de caractéristiques socioculturelles, ni de la diversité des situations vécues, et dans la mesure où l'objet de cette enquête est de comprendre un processus, les quelques cas étudiés vont nous permettre de répondre à nos hypothèses de recherche, et de poser sur la question un nouveau regard.

Le rapport à l'objet (contrairement aux règles académiques, le sujet change pour cette partie plus personnelle et je passe du "nous" au "je" l'espace de cet encadré) :

Voici une note plus personnelle, adressée avant tout aux personnes que j'ai connues au cours de la recherche et qui ont accepté de m'accorder le temps et les mots d'un entretien. Grâce à elles, ce mémoire existe. Un grand nombre de ces personnes m'ont spontanément demandé si elles pourraient avoir accès aux résultats, et c'est pour moi un devoir et un honneur de leur restituer. Le mémoire sera disponible en ligne et l'adresse internet communiquée à tous les enquêtés.

J'ai le sentiment qu'il serait juste que je me dévoile également, après avoir entendu leurs histoires intimes. Que je leur dois de donner, au-delà de l'enquête, de l'analyse, du travail intellectuel, un peu de ma personne. Du point de vue de la pertinence pour le travail de recherche, les conditions de production de ce mémoire ayant été particulières, les analyser donnera certainement plus de profondeur au propos.

C'est l'influence que mon parcours personnel a pu avoir sur ce travail que j'essaierai de déterminer à présent. Quoi dire ? Où s'arrêter ? Oui, moi aussi j'ai vécu une IVG. Et comme tant d'autres j'aurais préféré ne pas avoir à passer par là. Mais il se trouve qu'un autre enfant n'était pas envisageable à ce moment-là. En revanche, non, ce n'est pas parce que j'ai vécu une IVG que j'ai choisi ce thème de recherche. Disons que, peut-être, le fait d'avoir connu cette « expérience » m'a permis de me sentir autorisée à traiter la question.

En réalité c'est un avortement que je n'ai pas fait, alors que tout mon entourage proche ou éloigné l'aurait trouvé tout-à-fait normal, qui m'a fait me poser autant de questions sur le rapport des femmes à la maternité. Je n'avais pas prévu de tomber enceinte. J'avais 16 ans. Lycéenne et pas en couple stable. Mon petit copain, étranger, était déjà retourné dans son pays au moment où j'ai su que j'étais enceinte. C'est le médecin qui a insisté pour que je fasse le test car je n'en voyais pas la nécessité, nous nous étions toujours protégés. Mais voilà, quand j'ai su, c'était clair. Ma décision, j'ai dû la défendre contre tous. Ce n'était absolument pas normal qu'une jeune fille de 16 ans, dépendante financièrement, avec « tout l'avenir devant elle », et cetera, décide de poursuivre une grossesse. Il faut préciser que ce n'était pas un choix idéologique, mais une force interne, difficile à expliquer. De même, pour dissiper tout malentendu, je ne pense absolument pas que les jeunes filles qui tombent enceintes devraient toutes poursuivre leur grossesse. À l'époque je n'ai pas compris pourquoi certaines personnes de mon entourage se permettaient autant de s'immiscer dans ma vie et d'essayer de m'imposer leur point de vue. La solution, pour moi, des années plus tard, a été de chercher à comprendre les normes sociales de la maternité, les différents aspects du rapport à la maternité et les logiques en filigrane. Ainsi, dans mon parcours, la maternité est liée aux études.

72

Analyse: Le processus de décision

Cette deuxième moitié du mémoire sera consacrée à l'analyse des entretiens. Dans cette partie, nous nous intéresserons au processus de décision. Nous verrons les apports de la méthode d'analyse choisie (expliquée dans la partie « méthodologie »), en développant deux études de cas. La première portera sur la situation vécue par Carine et Thierry. Au fil de cette étude viendront se greffer des mises en relations avec d'autres entretiens sur des thèmes particuliers. La seconde étude de cas concerne la situation vécue par Françoise et Patrick. Nous verrons également les limites de la problématique face au terrain.

Suite à ces études de cas, nous poursuivrons par une analyse plus poussée autour de l'anticipation dans le domaine de la procréation.

73

Situation n°1

Il s'agit de la première des deux études de cas proposées dans ce travail. Nous commencerons par un résumé de la situation, puis, grâce à un tableau récapitulatif, nous verrons la chronologie et le découpage séquentiel, d'après le surcode expliqué dans la partie méthodologique. Ensuite nous expliciterons les différentes rationalités et les torsions qu'elles opèrent les unes sur les autres, toujours d'après la méthode analytique de L. Sfez. Des mises en lien avec le contenu d'autres entretiens seront effectuées ponctuellement.

Résumé

Carine et Thierry sont en couple depuis 6 mois environ lorsque Carine ressent des douleurs aux seins et aux reins qui l'inquiètent. Elle appelle sa soeur pour savoir si cela correspond à des symptômes de grossesse. Après avoir confirmé son état par un test, Carine en parle à son copain pour qu'ils prennent la décision à deux. Ensemble, ils ont un discours rationnel et conviennent que ce n'est pas le moment. Carine doit néanmoins faire face à des émotions nouvelles, qu'elle tente de partager avec Thierry. Elle optera pour une IVG chirurgicale avec anesthésie locale.

Chronologie et séquences du processus de décision

Nous proposons un découpage en 4 séquences de cette situation. Les séquences correspondent à des unités d'action qui font sens et qui se suivent. Dans cette situation, la première séquence correspond à la suspicion d'une grossesse, qu'il s'agit de confirmer. C'est la séquence des tests de grossesse, où les actants cherchent à comprendre ce qui leur arrive. La deuxième séquence est celle de la discussion, en couple. C'est celle où les rationalités des deux actants vont se confronter. La troisième séquence, des démarches pour l'IVG, est celle où Carine fera face à de nouveaux discours, la mettant en porte-à-faux avec sa propre décision. Alors que Thierry, s'il participe activement à la plupart des rendez-vous médicaux, n'en trouve pas moins ce temps trop long, s'habituant presque à « côtoyer un petit être ». La séquence 4 est celle qui présente le moins de points communs pour les actants. Dans cette séquence, Carine rend visite à sa

74

psychothérapeute, ce qui lui permettra d'être plus à l'aise avec sa décision, avant la chirurgie. Une fois l'IVG réalisée, Thierry traverse une petite période de culpabilité vis-à-vis de « l'enfant» « tué » (« ça aurait pu être possible et ça aurait évité d'avoir tué un enfant ») et de Carine. En effet, il est attendri de l'avoir vue en prise avec ses modifications corporelles et ses émotions de la courte période de grossesse. Nous verrons qu'il culpabilise d'avoir orienté la décision.

 

chronologie

Carine

Thierry

Séquence 1 Confirmer la grossesse

- douleurs

- tests

- RDV gynécologue - analyse de sang

Le corps change. Interpréter les symptômes, comprendre ce qui se passe

Un état pas clairement perçu mais à la fois il s'en doutait (par rapport à sa perception du corps de sa copine)

Séquence 2 Partager la décision

- discussions

Décider ensemble, impliquer son copain dans ce qu'elle vit à l'intérieur

Clair tout de suite. Revendique un petit doute, humain

Séquence 3 Les

démarches

- hôpital informations et échographie - médecin généraliste

Doutes face aux réactions de certaines personnes

Participe aux rendez-vous, veut tout savoir. Temps des démarches trop long.

Séquence 4 Assumer la décision

- psychothérapeute - hôpital pour opération

Faire le tour de la question pour être bien avec sa décision

Culpabilité passagère d'avoir orienté la décision

Rationalités

Dans ce processus de décision, un même actant peut être porteur de plusieurs rationalités. Carine et Thierry sont des personnes qui parlent beaucoup entre elles et qui s'auto-analysent. Nous avons donc pris en compte la manière dont eux-mêmes considéraient leurs logiques. Ainsi, Carine exprime dans l'entretien qu'elle était partagée entre deux rationalités contradictoires, qu'elle qualifie de « point de vue rationnel» d'une part, et « point de vue émotionnel» d'autre part. Suivons comment ces deux points de vue s'expriment dans son discours.

75

Les rationalités reconnues par Carine

Le « point de vue rationnel » : « je savais que j'étais pas prête et que je voulais pas d'enfant, maintenant, que j'étais pas suffisamment sûre de mon copain, de mes envies (...) ». « Bon, d'un point de vue rationnel je sais que c'est pas possible, que c'est pas le bon moment ». « J'étais dans un discours rationnel avec mon copain ». « Y avait le discours rationnel, où j'étais d'accord avec lui, on était tout à fait tous les deux sur la même longueur d'ondes ». Carine dit à son copain : « mais je pense pas que je veux le garder non plus, je suis pas prête ». Elle a parlé avec une amie, qui l'a laissé « lui évoquer toutes les raisons qui faisaient que j'étais pas prête ».

Des émotions accompagnent ce point de vue : « super angoissée », « c'était plutôt stressant en fait» (d'être enceinte).

Le « point de vue émotionnel » : « Et en fait, j'étais, finalement, super contente, enfin émue et un peu euphorique. Envie de rire, heureuse, c'était très bizarre ». « Je pense que j'étais heureuse parce que y avait quelque chose qui se passait en moi de beau, enfin, je sais pas, la sensation d'être... parce que j'avais une croyance que je serais jamais enceinte, ou que j'en serais pas capable, du coup, de sentir qu'on peut être mère, y avait une sorte d'excitation autour de ça ». « Y avait une espèce, ouais de bonheur, quelque chose d'assez bizarre. Je me sentais bizarre, en fait. C'est étrange. Ça devait être hormonal aussi, mais. J'ai découvert une nouvelle identité de mère, je me suis sentie mère, je me suis sentie autrement que femme et avec heu, et donc du coup un soulagement de savoir que je pouvais procréer et aussi avec un sentiment, comme si d'un coup j'avais des super-pouvoirs, j'avais des super-pouvoirs magiques de pouvoir donner la vie. Ça me paraissait fou. Vraiment un sentiment d'élévation et de, transformation et de magie. (...) Et le fait d'avoir senti que j'étais en train de devenir mère, enfin de le ressentir physiquement, ça m'a fait me rendre mère intérieurement, enfin, c'était bizarre. (...) C'est vrai que c'est comme s'il se passe un petit coup de baguette magique à l'intérieur. C'était rassurant, de voir que je pouvais m'approprier ce statut-là naturellement, quoi ». « Je me sentais

76

tellement prête à être maman, et je trouvais ça tellement beau, et j'étais tellement émue que j'avais un peu peur quoi, de faire une bêtise ».

Les symptômes de grossesse

Si Carine, comme les différents protagonistes de cette situation, semble associer ce « point de vue émotionnel » aux transformations corporelles, qui la pousseraient à poursuivre la grossesse, nous maintenons qu'il s'agit plutôt d'une interprétation sociale de ces symptômes, liée à la valorisation du statut de mère. Les symptômes, en eux--mêmes, ne semblent pas particulièrement « beaux» si on les considère de manière détachée. Carine en parle en ces termes: « J'ai eu plein plein de symptômes horribles, j'avais tout le temps envie de vomir, j'avais la nausée en permanence, j'avais faim mais heu tout le temps. Et pourtant j'avais pas beaucoup de semaines, c'était très peu de semaines. Je devais avoir... 5 semaines. Et heu, j'étais extrêmement fatiguée et puis j'étais retournée en fait. Du coup comme j'avais pas de forces et que j'étais crevée, heu et puis un peu chamboulée par tout ça... et puis il se passait trop de choses dans mon corps, tout simplement. Après, je suis très sensible, donc ça joue aussi... Physiquement déjà j'aurais eu du mal à travailler, même si je sais que toutes les femmes le font, je sais pas comment elles font d'ailleurs. Mais je sais qu'on réagit pas toutes pareil mais heu, très dur ».

Par ailleurs, non constatons que ces symptômes, variables d'une femme à l'autre, peuvent néanmoins ne pas être interprétés positivement lorsque le statut de mère est déjà établi. Gloria a déjà 3 enfants lorsqu'elle tombe enceinte sans l'avoir voulu. Elle explique que, pour son fils aîné, l'influence des changements que la grossesse opère sur son état était presque un motif supplémentaire de ne pas la poursuivre à terme : « Lui il m'a supporté deux grossesses, parce qu'il a 10 ans d'écart avec la deuxième, 12 avec le troisième, et il préférait pas que je sois encore enceinte une autre fois. De toutes façons (rire), j'ai vraiment des humeurs, je suis insupportable enceinte.»

Héloïse est déjà mère également. Le délai pour l'IVG a été d'environ un mois, car, en tout début de grossesse, elle n'était pas considérée prioritaire par l'hôpital.

77

Les symptômes de grossesse ne l'ont pas émue positivement: « je ressentais vraiment que j'étais enceinte, dans mon corps et comme j'étais sûre que je voulais pas garder ce bébé, ben j'avais envie d'être enceinte le moins longtemps possible ». « Je me rappelle que ce mois-là il a été très très très long. Je me sentais vraiment fatiguée, avec toutes les hormones de début de grossesse que j'ai à chaque fois, fatiguée, nauséeuse, rien envie de faire... ».

Ainsi, l'interprétation des changements corporels est finalement relative et dépend du statut de la femme vis-à-vis de la maternité. D'une manière générale, la santé peut être en elle-même un sujet d'inquiétude pour la grossesse, comme nous le verrons dans la seconde étude de cas.

Un discours public, un discours privé

Notons également que le « point de vue rationnel » était le discours public, extérieur, celui donné au personnel médical par exemple, alors que le « point de vue émotionnel » ne s'exprimait qu'en privé, avec son copain, à qui Carine veut faire partager ses émotions, et avec sa soeur, qui peut la comprendre (étant elle-même mère) sans essayer de l'influencer dans sa décision. En revanche, la généraliste qu'elle consulte pour obtenir « un papier» pour l'IVG a un discours qui entre en résonance avec ce « point de vue émotionnel », ce qui déstabilise Carine: « Parce que en fait elle était très très enthousiaste et elle voulait pas signer le papier et j'ai dû la forcer presque et heu elle m'a dit que c'était magique, que c'était magnifique, que c'était extraordinaire, que je serais une maman extraordinaire. Enfin voilà, elle m'a complètement, elle m'a dit: "mais non, vous pouvez pas faire ça" ». « Donc, et moi-même, comme j'avais cette euphorie un peu, intérieure, que j'essayais de camoufler85, quand j'ai vu qu'elle était complètement enthousiaste comme ça, ça m'a bouleversée, vraiment ». « (...) après le test, deux jours après j'avais fait les analyses de sang. La biologiste, enfin je sais pas comment on dit, l'analyste, elle est venue me voir, elle était toute contente, elle m'a dit: "Ah, j'ai une bonne nouvelle, vous êtes enceinte. "

85 Souligné par nous.

78

Et elle était toute contente. Là j'ai commencé à avoir la boule au ventre. Là j'étais pas bien. Parce que du coup je me projette dans quelque chose de beau. Je m'imagine dans un contexte de joie, puisque c'est vrai que c'est beau ce qui se passe à l'intérieur, y a plein de choses qui se mettent en place dans mon corps, je l'ai senti et du coup je me dis: Wow, et c'est moi qui vais éteindre tout, tout ce feu c'est moi qui vais l'éteindre. C'est un peu bizarre. Finalement, le plus dur ça a été les gens comme ça, qui, un peu maladroitement, qui se sont... Elles m'ont fait douter, ouais elles m'ont fait vraiment douter ».

La différenciation des deux discours, privé et public, se retrouve encore plus fortement dans le récit d'Emilie, qui, cédant à la pression de son compagnon pour faire une IVG mais réticente en son for intérieur, croit percevoir une volonté de la part de l'équipe médicale pour qu'elle renonce à l'avortement. Elle doit donc les convaincre en jouant un rôle, notamment auprès de la conseillère familiale, pour pouvoir faire l'IVG : « Ils veulent savoir pourquoi j'avorte et pourquoi ceci. C'est plus une infirmière sage-femme pour préparer le truc et heu, je lui ai sorti une excuse à la con, je lui ai dit: ben je voulais voir si j'étais enceinte. Donc elle me prend un peu pour une chtarbée, mais ça m'arrange bien sur le coup en fait. Fallait jouer un rôle. Parce que sinon après elle allait me dire: "non mais", je sais pas. Et tout le long quand je croise, y a elle que je vois, y a d'autres personnes que je vois aussi (...) parce que j'ai rendez-vous avec un anesthésiste aussi. Toutes ces personnes me font comprendre que l'avortement c'est bien, c'est un droit pour les femmes et cetera, mais quand en fait elles changent d'avis, ils sont encore plus contents. (...) C'est du style: "OK, on comprend votre démarche, on comprend que vous ne vouliez pas le garder, on comprend tout ça, on va vous aider à ça". Mais d'un autre côté, ils disent aussi : "si on vous revoit pas, c'est bien aussi". C'est ce qu'ils espèrent, quand même. Parce que quelque part on tue quelque chose, quand même. C'est pas encore un quelqu'un, mais c'est quelque chose qui est... Donc voilà, donc juste ça me fout les boules quand ils me disent ça. Donc je leur dis: ouais, ouais, d'accord. Disons que quand je suis là-bas je joue un rôle quoi ».

79

S'intéresser au processus, se demander comment se prend une décision, permet de mettre en lumière cette différenciation du discours public, officiel, c'est-à-dire la ligne de conduite à laquelle on se tient, et le discours privé, intime, celui des doutes, qui met à mal l'unité affichée dans la décision. Les propos d'Emilie mettent en garde également contre les raisons qui peuvent être données pour justifier une IVG, et rappellent à quel point la question « pourquoi?» peut être ressentie comme une agression.

Considérer les imprévus

Pour Carine, au-delà du « point de vue rationnel » et du « point de vue émotionnel », qu'elle identifie, une autre logique, relative à la manière même de considérer les imprévus de l'existence, affleure dans son discours.

Qui plus est cette vision des imprévus était elle-même en train de changer à cette période de sa vie. En effet, nous percevons cette évolution lorsqu'elle explique « Parce que en fait, toute ma vie, je me suis dit que si un jour j'étais enceinte et que j'étais pas prête, j'avorterais direct ». Et plus tard : « Et en plus c'est une période de ma vie où, heu, finalement, quand on commence à mettre du sens aux coïncidences qui se passent dans la vie... Moi, ça fait à peu près deux ans où à chaque fois qu'il m'arrive quelque chose dans ma vie, c'est pas par hasard, j'arrive à mettre quelque chose derrière. En plus je revenais de voyage et j'étais vraiment dans une dynamique comme ça où, quand je ressens des choses positives, ou quand il m'arrive des choses, comme ça, dans la vie, des événements, je les prends, je les accepte, quoi. C'est arrivé à un moment où j'avais ce mode de pensée, de fonctionnement. Donc je me suis dit: wow, logiquement, si je continue à être dans cette démarche où j'accepte ce qu'on m'envoie et ce que je ressens dans mon corps, logiquement, avec ce raisonnement que j'ai en ce moment je serais censée heu... je serais censée enclencher tout ça, et suivre ce qui se passe et accepter tout ça quoi ».

80

L'avis tranché de Thierry

Intéressons-nous à présent au discours de Thierry. Dès l'annonce de la grossesse, l'avis de Thierry est tranché : « Moi je l'ai su tout de suite que c'était trop tôt. C'était trop précipité ».

Même s'il est conscient que les difficultés matérielles peuvent avoir une solution, Thierry a une conception du déroulement de la vie à deux, en étapes, dans laquelle la venue d'un enfant n'est pas envisageable à ce moment-là : « Moi je voulais pas que ça soit un enfant qui me stabilise, en fait. Qui nous oblige à prendre une décision et puis des décisions professionnelles, que d'abord on décide de ce qu'on a envie de faire et après on s'installe et on fait un enfant ». « C'était pas possible quoi, c'était pas le moment, ça faisait même pas un an qu'on était ensemble, on venait d'habiter ensemble, y avait plein d'étapes que je voulais qu'on traverse ensemble, plein de choses que je voulais qu'on fasse, qu'on profite un peu l'un de l'autre ». « On s'est dit d'abord qu'on allait faire nos projets et qu'on ferait ça plus tard, mais qu'on allait d'abord se stabiliser un petit peu tous les deux ». « C'est juste, c'était inconcevable en fait. Carine elle travaillait pas, elle cherchait dans quel domaine s'orienter ».

Si nous reprenons nos conclusions du M1, nous constatons que Thierry situe leur couple dans la phase non propice à la venue d'un enfant. Le fait que le couple soit récent, en construction, ainsi que le fait que Carine ne travaille pas encore sont déterminants pour lui. Leur vie doit devenir plus « stable» pour pouvoir accueillir un enfant.

Le surcodage

Maintenant que nous avons détaillé les différentes rationalités prises séparément, nous allons étudier les interférences qu'elles effectuent et subissent par l'effet de surcodage.

81

Un processus, des décisions

En découpant de la sorte le processus décisionnel, nous pouvons nous apercevoir que ce que l'on nomme communément « la décision» est composé d'une suite de choix, de petites décisions qui vont constituer un tout.

Ainsi, la première décision que nous identifions est celle de Carine d'impliquer Thierry dans la décision. Autrement dit, elle a décidé de décider ensemble, d'ouvrir au couple un choix qui aurait pu être personnel. En ce qui concerne Thierry, sa décision personnelle a été immédiate, ce n'était pas le bon moment pour avoir un enfant. La décision du couple d'entamer la procédure pour une IVG, que nous pouvons situer à la fin de la séquence 2 (cf. le tableau), constitue encore une décision en elle-même. Et enfin, Carine, face à la question « à quel moment a été prise sa décision à elle? », répond : « Quand j'ai parlé à ma psy. (...) Ma psy je lui ai parlé à la fin, après avoir vu la biologiste, après avoir vu la médecin... Par contre voilà, pour reprendre la réflexion de tout à l'heure, la biologiste et la médecin, ils m'ont vraiment retournée, c'est-à-dire que, vraiment ça m'a fait douter, vraiment. J'assumais pas complètement ma décision. (...) Donc j'assumais pas vraiment et la biologiste et la médecin elles m'ont cassée, fait douter, c'est parti complètement en live. Donc là j'étais pas bien. Et à la fin j'ai parlé à ma psy et on a fait le tour de tout ça et là, là j'ai vraiment assumé ma décision ».

Nous n'avons plus une décision mais au moins quatre, liées entre elles. En effet, la décision du couple dépend directement de la décision de Carine d'impliquer Thierry ainsi que de la décision de Thierry de ne pas avoir d'enfant à ce moment-là. De même, l'exécution de la décision du couple, c'est-à-dire la réalisation de l'acte, a été tributaire de la décision personnelle de Carine.

C'est dans cette interdépendance que l'on peut constater les effets d'appropriation, de traduction et de torsion des rationalités entre elles, pour un même actant ou entre eux. La décision de Carine d'impliquer Thierry montre qu'il y avait dans cette situation un enjeu strictement conjugal en parallèle de

82

l'enjeu de constituer une famille ou non. Elle indique que dès l'annonce de la grossesse à son copain, elle a pris le soin de le rassurer sur la suite des événements: « Je l'ai rassuré en disant: t'inquiète pas, on va prendre vraiment la décision à deux et on va prendre vraiment le temps de réfléchir. On fera, vraiment, ce qu'il y a de mieux pour nous deux. Voilà. Donc je l'ai rassuré ». Lui-même perçoit cet enjeu: « Je pense que c'est vraiment la première vraie décision qu'on a prise à deux ».

Ce souci d'impliquer, de rassurer son copain explique la grande prise en compte de sa décision à lui. Il faut également noter que cette prise en compte a été possible car il y avait suffisamment de proximité entre les rationalités des deux actants. Le refus d'engendrer à ce moment-là était présent des deux côtés, rendant l'entente possible.

Mais Thierry se rend compte du poids de son propre avis et craint d'avoir orienté la décision. Après l'IVG, il aura une courte période de culpabilité, liée, entre autres, à cet aspect-là: « Et je pense que sur le coup elle était peut-être moins convaincue et que c'est le jour J qu'elle était sûre d'elle. Mais au début c'était peut-être plus moi. C'est peut-être pour ça que je t'ai dit que je culpabilisais après coup ». « Ça aurait été différent si j'avais dit tout de suite que je le veux quoi ».

C'est en quelque sorte l'« excès de pouvoir» de sa propre opinion dans le processus global de décision qui semble culpabiliser Thierry. Sans sa participation à lui, sa copine aurait peut-être gardé l'enfant: « Je pense que une femme qui est seule et qui a pas un mec, si le mec s'est barré par exemple, et qu'elle a envie d'avoir un enfant, je pense que, le fait de ressentir l'enfant en toi, je pense que t'as plus (davantage) envie de le garder ». « Après coup on a eu une période délicate. C'était pas tout rose, un mois après à peu près et je pense que, inconsciemment, moi je devais culpabiliser, elle, elle devait m'en vouloir, je pense. Et du coup on a eu une période un peu compliquée ».

Le poids de l'avis de l'homme dans la décision finale peut susciter des sentiments divergents. Ainsi, pour Jonathan, c'est au contraire l' « insuffisance de pouvoir» des hommes qu'il semble déplorer. Pour lui, ne pas avoir le dernier mot est dur à supporter: « Quelque part, pour les hommes, il y a quelque chose qui est assez

83

heu, comment exprimer? Quelque chose qui est assez difficile dans le sens où lorsqu'il y a la conception d'un enfant (...) qui est une erreur, finalement, puisqu'il y a eu un problème de contraception, c'est non désiré... Heu en fait, la personne qui a le dernier mot c'est quand même la mère et là, l'homme il peut rien faire, quoi. (...) Enfin ce qu'il a à dire finalement il peut le dire mais bon c'est pas lui qui aura le dernier mot. La décision c'est pas lui qui la prendra ». « C'est quelque chose de difficile à vivre ». Lors de l'entretien avec sa compagne, elle nous avait expliqué la réaction qu'il avait eue face à sa grossesse en ces termes: « il était un peu catégorique que c'était normal que je me fasse avorter, vu que lui il voulait pas le garder ». Ainsi, la possibilité de ne pas avoir son avis pris en compte angoisse Jonathan.

La perception du corps gravide par le conjoint

Dès la première séquence de ce processus décisionnel Thierry est réceptif au changement du corps de sa copine. Avant même que la grossesse ne soit confirmée par l'examen sanguin, il perçoit des signes: « Ça se voyait, elle avait pris un peu des joues, des seins, tout ça quoi. Donc je m'en doutais quoi ».

Au fil de ce laps de temps, qui lui paraît trop long, Thierry est attentif au corps de Carine et cela l'émeut: « J'étais un peu plus attendri, je sais pas pourquoi. Parce que ça fait bizarre, parce qu'il y a un organisme vivant dans son ventre et heu tu sais que c'est le tien, je sais pas y a un truc, un truc un peu différent. Mais même elle, même elle, elle était, je sais pas, un peu différente. Vachement de confiance en elle, je sais pas y avait un truc ». Elle--même est consciente de ce regard, et cherche à partager avec lui les émotions qui accompagnent les changements corporels: « Il voyait plein de symptômes et je lui disais : oui mais c'est tellement beau ». « Je lui disais: mais je suis complètement chamboulée, parce que je vis des choses tellement incroyables que... Et je lui racontais tout. Donc il a vécu ça avec moi ».

Carine perçoit également l'effet produit sur Thierry: « mon copain il était complètement dévoué, en fait, vraiment. Donc, heu, il m'amenait un verre d'eau, il était à mes petits soins, vraiment. Et du coup on était vraiment dans une bulle.

84

Il était complètement amoureux, complètement ému, il était plus ému que moi, limite ».

Cet effet est pour lui perturbant. A force d'être attentif et ému par le corps et les émotions de sa compagne, le « point de vue émotionnel» dont elle nous a fait part s'installe progressivement en lui : « Entre le moment où on l'a su et le moment où a eu lieu l'IVG il s'est passé presque trois semaines et c'est beaucoup trop long. Parce que plus les jours passent et plus son corps changeait, plus tu vois, tu vis avec, quoi, au bout d'un moment tu t'y habitues, quoi. Quand le jour de l'IVG arrive ça fait déjà trois semaines et t'as déjà presque vécu avec l'idée d'avoir un enfant. Et je pense que c'est ça qui m'a un peu perturbé après coup. (...) Tu fais que parler de ça, donc tu sais plus, quoi. T'es parti d'un constat qui était plutôt simple et puis après tu vis avec ce petit être à côté de toi et puis, tu sais plus. Je pense que c'est ça qui est perturbant ».

Pour l'étude de cette situation, le découpage séquentiel ne s'arrête pas à l'acte médical. La quatrième séquence prend en compte l'après intervention, où les actants vivent un décalage. Thierry, comme nous l'avons vu, a un contrecoup, que Carine ne comprend pas très bien : « Et par contre, post--opération, je trouve qu'il l'a plus mal vécu que moi. Avec beaucoup de regrets de cette période, et avec des doutes, à savoir si on avait vraiment pris la bonne décision. Il m'en a fait part. Parce que c'est vrai qu'après, il m'a reproché d'être plus distante et d'être moins présente, après le, après l'opération. Moins câline... (tu l'as ressenti aussi?) Pas du tout, je m'en étais pas rendu compte justement. Parce que, je lui en ai pas voulu parce qu'il a été tellement présent et tellement parfait que, on a tellement vécu tout en même temps, ensemble. Du coup j'avais vraiment l'impression que j'avais pris la bonne décision, qu'on y avait pensé à deux. Je me suis pas sentie influencée ou quoi que ce soit. Je lui en voulais, mais alors, pas du tout. Parce que c'est vrai que souvent... je sais que ça arrive. Mais j'assumais complètement ma décision et donc du coup, au contraire, j'étais reconnaissante de son comportement, son attitude depuis le début donc heu, j'ai pas eu le sentiment d'être plus distante du tout. Mais apparemment oui ».

85

Analyser cette situation sous forme d'étude de cas, avec la méthode du surcode, nous a permis de repérer les différentes rationalités des actants. Celles qu'ils revendiquent, celles qui les ont perturbées et celles qui s'inscrivent en filigrane de leur discours. Cette étape de séparation des propos en fonction de la rationalité qui les sous--tend était nécessaire pour que nous puissions percevoir l'effet de surcodage. En effet, dans le processus de décision, les différentes rationalités ne sont pas hermétiques les unes aux autres. Chaque actant, lorsqu'il reçoit le discours de l'autre, se l'approprie en le traduisant, en le transformant, selon sa propre rationalité. C'est en fonction de cet effet que le processus de décision connaît une évolution, marquée par plusieurs choix successifs, comme nous l'avons vu avec Carine et Thierry.

Pour lui comme pour elle, ce n'était pas le bon moment pour avoir un enfant. Ce début de grossesse a inscrit la question de la maternité et de la paternité à l'ordre du jour pour ce couple en construction, chacun s'interrogeant, pour soi et ensemble, sur un éventuel projet d'enfant. Ainsi, pour eux, ce processus aboutit à un véritable choix de vie, de couple.

86

Situation n°2

Abordons maintenant la seconde étude de cas. Si les éléments de l'analyse restent les mêmes que dans la précédente (le découpage séquentiel, les différentes rationalités et les torsions qu'elles opèrent les unes sur les autres, en suivant la méthode analytique du surcode), la présentation sera ici différente car axée sur un événement marquant pour le processus décisionnel.

Résumé

Françoise a 5 enfants, dont 2 avec son mari, Patrick. Deux des trois autres enfants vivent avec le couple. Le petit dernier n'a que quelques mois. Retard de règles, un test confirme la grossesse : cette nouvelle apporte beaucoup de souci pour le couple, dans un contexte qu'ils jugent défavorable. La question de la santé de Françoise et de la viabilité de l'embryon est très présente et sera déterminante dans le processus de décision.

Evolutions autour d'un fait marquant

Pour l'analyse de cette deuxième situation, nous proposons un découpage en seulement deux séquences, séparées par la survenue d'un événement marquant. Les faits principaux de la première séquence sont:

- La découverte de la grossesse,

- Les discussions au sein du couple,

- Les démarches entreprises ensemble dans un premier hôpital, mais qui ne donneront pas lieu à une IVG,

- Les démarches entreprises par Françoise pour une IVG médicamenteuse en cabinet privé, qui n'aboutissent pas non plus,

- Les démarches entreprises pour une IVG chirurgicale avec anesthésie générale dans un autre hôpital.

C'est à ce moment-là qu'intervient l'événement marquant, à savoir des pertes de sang qui inquièteront énormément Françoise et Patrick. La deuxième séquence débute avec elles. Dans cette deuxième séquence, Françoise consulte les médecins de l'hôpital où elle a pris rendez-vous pour l'IVG. Sans être

87

catégorique, l'avis médical est que ces pertes de sang peuvent laisser présager une fausse couche, même tardive, ou une grossesse à risque. Ces craintes conduisent Françoise à se rendre à l'intervention programmée, se décidant définitivement seulement une heure avant.

Revenons en détail sur ce découpage séquentiel. Dans le récit des deux actants, nous identifions plusieurs rationalités qui dialoguent entre elles. Dans un souci de clarté, nous allons les séparer et les expliquer, en respectant le découpage séquentiel. Dans cette sous-partie nous détaillerons les différentes rationalités présentes et les effets de surcodage, en nous focalisant sur ces deux moments distincts: avant et après les pertes de sang. Nous commencerons donc par les rationalités présentes dans la première séquence. Pour Françoise nous présenterons sa volonté de ne pas pénaliser ses 5 enfants. Face à ses arguments, nous étudierons les réponses de Patrick et sa position. Puis, nous verrons l'importance qu'a pour Françoise le cadre de la vie de famille face à la question de l'avortement. Ensuite nous aborderons la deuxième séquence et les risques concernant la santé.

Dans les passages qui suivent, le texte en bleu correspond aux propos de Françoise, le texte en vert à ceux de Patrick.

Voici comment Françoise présente leurs positions, en début d'entretien : « Moi j'étais plus dans l'optique de peut-être pas le garder, Patrick était plus dans l'optique de le garder, en me laissant moi le libre choix ». Examinons comment s'expriment les rationalités qui conduisent à ce constat.

Lorsqu'elle a su qu'elle était enceinte, Françoise s'est inquiétée de la gestion du quotidien, dans lequel il y avait déjà 5 enfants. Ce souci se décline en deux aspects complémentaires: le temps et l'argent.

- Temps: « quand ils sont tous rapprochés t'as pas le temps de t'en occuper correctement comme quand ils ont beaucoup d'écart ». « T'es toute la journée dans les couches, les biberons tu les donnes l'un derrière l'autre à la chaîne (rire). Je sais pas où il est l'épanouissement personnel,

88

hein. Moi, j'aime bien faire des risettes, avoir le temps de s'occuper aussi ».

- Argent: « les principales questions qu'on se posait c'est: est-ce qu'on va pas en pénaliser 5, déjà 5 c'est pas facile, financièrement, à assumer, donc un de plus ».

A cette logique s'ajoute la crainte de donner une image d' « élevage de gosses », selon les termes d'une de ses amies.

Comme annoncé précédemment, pour Patrick, au départ, cette grossesse devait aboutir à un enfant supplémentaire. « Patrick il était plus heu : "t'es enceinte tu gardes, un de plus" (rire) ». « Ah moi, ma première réaction c'était: on le garde ». « Moi je garde toujours tout, moi ».

Il oppose donc aux propos de sa femme des contre-arguments réalistes ou fantaisistes, comme nous pouvons le remarquer dans le dialogue suivant:

« Moi à la base, j'étais plus dans le contexte : après il faut assumer tout le monde

et pas priver les uns pour donner aux autres.

- ah ben, c'est sûr. Après il faut se serrer la ceinture un peu, c'est clair. Mais bon

- Après, la génération actuelle, le gamin il veut son scooter et que tu peux pas le

payer... Si il veut faire des études et que tu peux pas lui payer ses études et que

tu lui dis toujours non, c'est pas mieux non plus

- eh ben hop au boulot ! Tu vas payer tes études, une partie...

(...)

- Si tu lui donnes à manger des pâtes et des patates tous les jours...

- eh ben il mangera des pâtes et des patates tous les jours!

- Le côté matériel, moi. Je pense que, un de plus il faut changer la bagnole

- on prendra une remorque

- Les chambres... y a tout qui change, aussi.

- maintenant ils font des trois lits superposés ! (rire)

- Tu vois, quand on parlait d'élevage tout à l'heure, ça y ressemble (rire) ».

89

Ainsi, bien que Françoise bénéficie du « libre choix» accordé par son mari, les positions concernant l'issue de cette grossesse sont polarisées.

Deuxième rationalité présente dans le discours de Françoise: celle du cadre marital au service d'une vie de famille, dans lequel on accueille les enfants qui viennent. Ainsi, ne pas poursuivre la grossesse a été ressenti comme une inégalité de traitement vis-à-vis des fruits de leur union. Ce qui est difficile, c'est « de se dire qu'on fait partir l'enfant de son mari. Et je pense qu'on le vit pas, personnellement, quand on a déjà des enfants... Si c'est un premier, qu'on n'a pas d'enfant, on le vit peut-être pas de la même façon, je sais pas». « A la base on n'est pas pour l'IVG, hein. Voilà. Après ça dépend des circonstances, hein. Mais quand on est mariés et qu'on a une vie de famille...86 ça n'a pas été pris comme ça. Quand il y a déjà des enfants... On n'était pas dans ce schéma... ». « En ce qui concerne l'avortement, nous n'étions pas forcément favorables, puisque nous étions mariés, avec des enfants, et nous avions pris la décision de garder le petit dernier qui n'était pas forcément attendu, donc il est vrai que nous avons beaucoup culpabilisé de ne pas avoir la même démarche pour cette grossesse ».

C'est également ce qui l'aura marquée, lors de l'entretien pré-IVG au premier hôpital où elle s'est rendue, celui dont elle n'a « pas du tout aimé l'approche » : « La psy elle m'a dit: "pourquoi vous faites partir celui-ci, vous avez pas fait partir les 5 premiers. Pourquoi celui-ci ?" C'était même pas une question, c'était une affirmation. Elle me fait: "c'est vous qui décidez, mais vous avez pas fait partir les 5 premiers" ».

Patrick ne s'exprime pas sur ce point mais le discours de Françoise laisse penser qu'ils partagent la même opinion.

A ce moment de la chronologie, nous constatons que le processus décisionnel est dans une impasse. D'une part, les discussions du couple sont arrivées à un statu quo, et un poids moral les aloudit. D'autre part, les démarches entreprises en vue d'une IVG n'aboutissent pas, comme s'il y avait une impossibilité de

86 Souligné par nous.

90

passer à l'acte. En effet, les démarches ont été par trois fois effectuées, toujours dans le but d'une IVG, avec des modalités différentes. La première fois n'a pas abouti car le regard de l'équipe médicale (essentiellement celui de la conseillère conjugale et familiale) a été perçu comme trop culpabilisant. La deuxième fois, Françoise s'est retrouvée dans l'impossibilité de prendre, elle-même, les cachets abortifs donnés par la gynécologue. La troisième fois, le couple prend rendezvous pour une IVG chirurgicale avec anesthésie générale sans être sûr de s'y rendre. L'anesthésie générale devrait permettre à Françoise d'avoir un rôle moins actif. Son mari explique: « elle n'est plus partie prenante parce qu'elle réfléchit pas, elle est plus là, c'est le médecin qui fait le travail... parce que bon, prendre les cachets, comme ça, c'est dur quoi ».

C'est à ce moment de la situation étudiée que Françoise a des pertes de sang. Ce phénomène, survenant en début de grossesse, peut être anodin ou lourd de conséquences selon les cas87. Pour Françoise et Patrick, ces saignements sont source d'une grande inquiétude. Toutefois, leur angoisse respective ne repose pas sur la même projection des implications qu'ils peuvent avoir.

Pour Françoise, les risques concernant sa propre santé sont perçus comme un obstacle supplémentaire à la gestion de la vie de famille (« Parce que gérer en plus une grossesse compliquée... »), mais ce sont surtout les risques concernant l'embryon, sa viabilité, qui ont un impact sur elle: « Et du coup je suis allée voir sur des sites et quand y a des saignements comme ça en début de grossesse, on peut les perdre à 5, 6 mois... » ; « ou alors le doute de se dire: je vais être

87 Cf. Interview de Noëlle Thaler, gynécologue obstétricienne à l'hôpital de Longjumeau: « Dr Thaler: Les saignements provoquent une véritable angoisse, surtout quand il s'agit d'une première grossesse... et c'est tant mieux! Ils peuvent être le signe de problèmes très graves. Cette peur qu'ils provoquent est souvent salvatrice puisqu'elle pousse les femmes à en parler à leur spécialiste. Heureusement, il existe une foule de causes bénignes à l'origine des pertes de sang. » Et « si la cause du saignement n'est pas grave, il faut le considérer comme un avertissement, et privilégier un repos salutaire. Pour les pathologies plus inquiétantes dont nous avons parlé, il y a deux cas de figure. Soit il s'agit d'une fausse couche ou d'une grossesse extra-utérine, alors le médecin est relativement impuissant quant à la survie de l'embryon, soit le foetus est suffisamment âgé pour que l'on envisage une césarienne. Dans les cas de placenta bas inséré, la grossesse sera surveillée. Mais dans plus de 90 % des cas, le placenta migre en position normale avant le terme. Toutefois, s'il s'agit d'un placenta prævia, il peut justifier une hospitalisation prolongée qui conduira à une naissance par césarienne, le risque d'hémorragie étant trop important ». Sur le site internet :

www.doctissimo.fr/html/sexualite/hygiene-feminine/articles/se_7466_saignements_grossesse_itw.htm, consulté le 28 août 2013.

91

enceinte jusqu'à 5 mois, je vais peut-être le perdre, et là le foetus sera formé. C'est encore plus dur. Donc autant le faire tout de suite et puis... ».

Les risques concernant la santé sont pris très au sérieux par Patrick, qui en fait même une question vitale: « Après, bon, son état de santé s'est dégradé, c'est vrai que, y avait un risque, ça aurait été une grossesse couchée, à la maison... et risquer sa vie88 et risquer aussi celle du bébé, c'était dangereux, quoi ». Dans son discours, ce qui prédomine c'est le risque encouru par la femme davantage que

6ème

par l'embryon : « La santé de la maman, ouh là, une grossesse, c'était une

grosse interrogation ». « Si la femme va bien, c'est sûr. Après, niveau santé, ben c'est niveau santé, c'est autre chose, c'est un autre choix. Mais si la femme elle est en bonne santé, tout baigne, tout va bien... ».

Chacun met en relief dans son discours l'importance décisive de cet événement. Pour Françoise, c'est ce qui lui a permis de passer à l'acte : « Et après, ce qui a déclenché ma décision moi, j'ai eu des pertes de sang en fait, donc consultation à l'hôpital, là-bas ils savaient pas trop se prononcer. Peut- être que ça sera une fausse couche, peut-être que ce sera une grossesse à risque, peut-être que j'arriverai à terme, ou pas à terme. Puis les saignements se sont accélérés donc heu, je suis montée à, sur l'IVG, quoi ». « Ce qui m'a décidée, c'est les saignements qui se sont provoqués. Jusqu'à la dernière minute, je savais pas si... J'avais pris rendez-vous, mais je savais pas si je ferais ».

Pour Patrick, c'est ce qui lui a permis de s'approprier la décision d'interrompre la grossesse. S'il considérait le contexte général peu favorable, c'est sur l'aspect de la santé qu'il a basé sa décision.

(Françoise était en train de parler de l'aspect financier, quand son mari l'interrompt) : « Moi personnellement c'est pas, c'est un point qui a marqué, mais. Moi, c'était la santé ».

88 Souligné par nous.

92

Dans ce processus de décision les rationalités présentes dans la situation initiale aboutissent à une impasse. Ce qui fait évoluer la décision, c'est un phénomène que chaque actant s'est approprié à sa façon, le traduisant dans sa propre rationalité. De cette façon, la décision a pu être mise en acte, dans un rapport de forces tendu pour la femme concernée. En effet, c'est l'hésitation qui prédomine et Françoise explique: « Dans le doute, je me suis décidée une heure avant l'intervention de me rendre à l'hôpital pour mettre fin à cette grossesse ».

93

Remise en cause de certains présupposés de l'enquête

Pour chaque entretien réalisé, nous avons envisagé la situation décrite sous l'angle de l'étude de cas. Pour certaines de ces situations, des obstacles matériels ont rendu cette forme d'analyse impossible, notamment lorsque nous n'avons pu interroger les personnes qui ont participé à la décision. Mais d'autres situations ne s'y prêtaient pas en elles--mêmes. Ce constat a remis en cause certains présupposés de cette enquête.

Premièrement, la femme concernée prend parfois sa décision seule, sans inclure de proches dans ce processus. Ce cas de figure, nous l'avons rencontré avec Charlie et Héloïse. Cet aspect sera repris dans une partie suivante de l'analyse où nous étudierons les rôles mis en place par une situation d'avortement.

Par ailleurs, la situation vécue par Héloïse remet en cause un autre présupposé, celui de la temporalité. Nous avons considéré, lorsque nous avons fixé la problématique de cette recherche, que la grossesse (sa suspicion, sa découverte) constituait l'événement fondateur de la situation. En effet, même si elle s'insère dans un contexte plus large, la grossesse paraissait marquer le début du processus de décision qui allait mener à l'IVG. Dans la plupart des situations étudiées ce fut le cas.

Néanmoins, celle d'Héloïse nous a indiqué que fixer a priori un début (arbitraire, donc, puisque a priori) au processus de décision peut se révéler inadéquat pour saisir le vécu des interviewés.

Ainsi, la grossesse d'Héloïse a constitué un élément d'une situation plus large, commencée avant, terminée après et englobant d'autres éléments. Le récit commence ainsi : « Avant cet épisode j'étais assez en crise de couple. On était sur le point de se séparer, mais c'était pas fait, on vivait encore ensemble. Et donc j'avais un amant et, ça doit être je pense une des premières fois où on a eu une relation sexuelle... ». Ayant des doutes sur l'efficacité du préservatif, Héloïse achète la pilule du lendemain. Ce faisant, elle prend une contravention de stationnement et ne s'en rend pas compte. Son mari, présent chez eux à un moment où il était censé être au travail, la voit jeter un emballage dans la

94

poubelle des voisins. Le procès verbal sur la voiture attire son attention, car Héloïse ne devait pas se rendre à la ville indiquée dessus. Sa curiosité piquée à vif, il regarde quel est l'emballage jeté un peu plus tôt, et se rend compte ainsi que sa femme a une aventure (car eux-mêmes font chambre à part).

« Et donc là il avait une preuve que j'avais une liaison avec quelqu'un donc il savait que c'était lui. Là on a décidé de vraiment, vraiment se séparer ».

Sensible aux hormones, Héloïse, qui pensait pourtant avoir évité une grossesse, fait un test qui se révèle négatif. Quelques jours plus tard, pour en avoir le coeur net (les symptômes persistant), elle fait une analyse de sang. « (...) j'étais vraiment bien enceinte. Donc là c'était... émotionnellement c'était assez difficile parce que je vivais déjà une situation compliquée. J'étais en pleine séparation du papa de ma fille, avec un amant ». « Bah là du coup je me suis pas posé la question trente-six fois de est-ce que je vais garder le bébé ou pas donc pour moi c'était sûr que j'allais avorter, mais bon je l'avais jamais fait donc je savais pas encore vraiment comment m'y prendre. En tout cas j'en ai informé et le père de ma fille avec qui je vivais encore - on n'était plus dans la même chambre mais on vivait encore sous le même toit - et l'homme qui était le papa du bébé dont j'allais avorter. Et puis j'ai appelé au centre IVG de l'hôpital pour savoir un peu plus comment ça allait se passer ».

Le rôle de l'IVG, dans la situation plus large qu'elle vit, est difficile à déterminer pour Héloïse : « Je sais pas comment ça se serait passé sans cet épisode en fait. Oui il y a vraiment un avant et un après, mais est-ce que c'est que dû à ça, vu que c'est déjà un moment de ma vie assez compliqué. Là comme il y a vraiment un avant et un après parce qu'on s'est séparé pile à ce moment-là, du coup je suis rentrée dans mon appart à moi. On s'est vraiment séparé physiquement à ce moment-là. Je suis rentrée dans mon appart le lendemain de l'IVG. Comme on s'est séparé physiquement pile à ce moment-là, évidemment il y a un avant et un après. Mais est-ce que c'est dû à ça ou pas. Enfin, voilà, on avait déjà prévu de se séparer mais sans vraiment avoir mis l'effet et là ça a accéléré les choses, ça a accéléré la séparation en elle-même donc évidemment il est énorme le avant/après mais est-ce que y aurait pas eu la même chose juste un peu plus tard, quoi ».

95

L'anticipation

Analyser les processus de décision au moyen de l'étude de cas nous a permis d'avoir une vision plus juste, il nous semble, et plus en adéquation avec le vécu des individus, de l'anticipation d'une éventuelle parentalité.

Dans cette sous-partie, nous aborderons le thème de la contraception et nous reviendrons sur cette vision si répandue de la « bonne gestion de sa vie ». Au terme de cette recherche, nous pouvons confirmer qu'envisager une IVG sous le seul angle de l'échec de contraception est trop réducteur. Les individus et les couples ne sont pas toujours dans une situation où ils sauraient a priori s'ils souhaitent avoir un enfant, à ce moment-là et dans ces conditions de vie. Cette question n'est pas en permanence à l'ordre du jour. Ils n'ont pas forcément eu l'occasion de se la poser. Il faut également prendre en compte la dimension « magique » de la procréation.

En ce qui concerne la contraception, nous avons déjà noté que ce sont les femmes qui sont, dans les faits, le plus souvent « en charge» de cet aspect relationnel. Les femmes ayant participé à cette enquête utilisaient toute sorte de méthodes : pilule, préservatif, connaissance de leur cycle, retrait... Et certaines combinaient les méthodes. Certaines femmes n'utilisaient aucune contraception, mais cette affirmation dépend beaucoup de ce qui est considéré comme une méthode de contraception ou non. Ainsi, face à la question de la contraception, lors de l'entretien de pré-enquête, Sophie annonce: « Pas de contraception, hein, bien évidemment ». Plus tard dans l'entretien, nous avons découvert que cette assertion pouvait être réinterprétée. «Moi je me contentais de compter mes jours, quoi, tout bonnement quoi. Et d'utiliser la bonne vieille méthode du retrait. Qui ne marche pas, j'en ai la confirmation ». Ainsi, compter les jours et pratiquer le retrait ne sont pas considérés comme des moyens de contraception par Sophie. Il y a, dans les représentations, une différenciation entre les méthodes officielles, celles qui sont mises en avant dans les discours de santé publique (pilule, préservatif, stérilet) et les méthodes non médicalisées, qui, nous venons de le voir, ne sont parfois même pas considérées comme méthode de

96

contraception à part entière. Sophie dira également: « Et puis les garçons que je fréquentais étaient vraiment pas portés sur le préservatif non plus. Moi au départ j'insistais un peu et puis après j'ai laissé tomber », rappelant l'asymétrie de la prise en charge de la contraception au sein du couple.

Parmi les femmes qui disent n'avoir pas utilisé de contraception, il y a celles pour qui il a suffi d'une relation sexuelle pour tomber enceinte. Ainsi, Charlie explique : « On utilisait le préservatif et puis ce jour-là, non. C'était comme un bonus, quoi ».

Alors que pour Françoise, l'absence de contraception était un état de fait prolongé: « Moi qui disais, le mois prochain je vais mettre un stérilet, le temps a passé, tous les mois je disais : je vais faire mettre mon stérilet, j'y allais jamais et puis voilà, quoi ».

Ses propos indiquent que la contraception n'est pas forcément une priorité dans la gestion du quotidien, et que si la volonté de se prémunir d'une grossesse existe, le passage à l'acte (ici, prendre rendez-vous pour la pose d'un stérilet) est soumis aux contraintes matérielles de la vie ordinaire.

Lorsque la contraception est mise en défaut dans la situation de grossesse, il est courant que les personnes concernées deviennent méfiantes vis-à-vis de la méthode utilisée et souhaitent en changer: « Ce qui a changé: j'ai mis un stérilet. Je faisais la contraception naturelle depuis des années, depuis dix ans je crois et ça marchait super bien. Sauf pour le dernier enfant justement. Que j'ai été enceinte et que je me demande toujours comment d'ailleurs. Mon médecin m'a dit que des fois on pouvait ovuler en dehors du cycle. Des fois il y a des doubles ovulations ». Gloria

« Maintenant on prend un anneau et plus la pilule ». Thierry

« Donc, heu, il m'est arrivé depuis que j'aie d'autres relations et ça a été protection sur le coup et pilule du lendemain. Le plus possible que je pouvais prendre c'était ça », explique Emilie, qui avait utilisé un préservatif lorsqu'elle est tombée enceinte et qu'elle a fait sa seconde IVG.

Pour Jonathan, ce qui a changé depuis les deux IVG de son ex-compagne: « Je me méfie de certaines méthodes de contraception, notamment le préservatif ».

97

Il entre en compte, pour plusieurs personnes interrogées, une dimension magique de la procréation selon laquelle une grossesse survient dans la mesure où elle a été décidée, comme si l'opération de la volonté était performative. Les propos ci-dessous expliquent comment cet enchantement opère:

« J'étais très amoureux, très insouciant aussi. Très euphorique. Une vie très agréable, très confortable. Très insouciante. Trop ». « Ben effectivement je faisais pas attention, elle non plus. C'était très, très fort en fait, donc du coup, bon elle, elle savait qu'elle voulait plus d'enfant. Moi aussi. Donc, en fait, même si on n'a rien fait pour pas en avoir... Je sais pas comment expliquer, on avait une espèce de confiance dans la vie, que. C'était très mental en fait. C'était des idées. En fait on pensait que, comme on voulait plus d'enfants, on n'en aurait plus. Sauf que la vie est pleine de ressources et pleine de surprises. En fait, ça nous a confirmé à tous les deux qu'on était très fertiles ». Daniel

« Un enfant ça ne pouvait advenir que si moi je le voulais. C'est tout. Point ». « J'étais persuadée moi, j'avais une certitude (...) c'est de, que j'aurais un enfant, que je serais enceinte que si moi, Sophie, je le décidais. Et qu'il pouvait absolument pas paraître comme ça, qu'il pouvait pas apparaître comme ça, sans que moi, je l'aie décidé ». Sophie, entretien de pré-enquête

Autre vision « magique» de l'engendrement, mais dont l'effet serait l'inverse du précédent, est celle qui consiste à considérer que lorsqu'une grossesse survient, cela signifie que l'enfant doit venir au monde, comme si son existence avait été décidée en dehors de la volonté du couple. Dans ce cas, la découverte de la grossesse devrait être une source de joie, ce que Thierry appelle « l'effet wow » : « En revanche, je fais aussi partie de ceux qui pensent que quand ça doit arriver, ça doit arriver quoi. Quand tu dois tomber enceinte, tu dois tomber enceinte. Parfois y a ce côté un peu magique aussi de la chose quoi. Tu l'attends pas et puis ça arrive, mais nous, dans notre cas ça n'a pas fait l'effet de, ça a pas fait l'effet wow, si tu veux, on n'a pas sabré le champagne quand on l'a su quoi. C'est aussi une des raisons qui m'a fait dire que c'était beaucoup trop tôt ».

« Mais... moi j'avais toujours dit que je me ferais jamais avorter. Et donc oui, ça a changé mon point de vue, puisque comme je suis tombée enceinte sans le

98

vouloir et que du coup, voilà. (Pour quelles raisons vous pensiez que vous ne le feriez pas ?) Parce que je voulais toujours plein d'enfants et voilà : si je tombe enceinte je le garde. S'il est là, c'est qu'il doit être là89. Et donc là, ça m'a fait changer d'avis ». Gloria

Cette vision « magique », Daniel la transforme pour qu'elle corresponde à l'avortement vécu: « Après, moi, l'IVG, je peux voir ça aussi comme le choix d'une âme qui s'incarne quelques jours, qui fait l'expérience de vivre quelques jours au lieu de vivre 80 ans ou 100 ans. Voilà, après, tout ça, ça me permet de déculpabiliser un peu. Que c'est pas que mon choix à moi, ou que le choix de Gloria, cet acte. Ça peut être aussi le choix de l'âme qui va s'incarner dans cet enfant et qui sait que, en nous choisissant nous comme parents, elle ne pourra pas vivre longtemps parce qu'on veut plus d'enfants et qu'elle a choisi de faire l'expérience de l'IVG elle aussi ».

Ainsi, loin de la « bonne gestion» de sa vie privée, les propos recueillis nous montrent que l'anticipation d'une grossesse se situe entre plusieurs logiques, et que le « projet» n'est qu'une manière parmi d'autres d'envisager une conception. La contraception, quant à elle, n'est qu'un élément du quotidien.

De plus, nous avons pu remarquer pour certaines des situations étudiées que la grossesse interrompue a été l'occasion de se poser la question dont nous parlions plus tôt: la venue au monde d'un enfant est-elle souhaitée? Dans notre échantillon, certaines personnes ont découvert à ce moment-là qu'elles souhaitaient avoir un enfant avec leur compagnon ou compagne. D'autres se sont rendu compte qu'ils n'envisageaient pas leur partenaire comme un parent potentiel, pour des raisons diverses, qui pouvaient aller de la peur de « perdre la femme pour la mère » à l'inadéquation culturelle entre les familles d'origine. Dans d'autres cas de figure encore, les conjoints se sont rendu compte à cette occasion qu'ils n'avaient pas la même vision de l'évolution de la composition familiale. Nous ne développerons pas davantage cet aspect, qui n'est pas au

89 Souligné par nous.

99

coeur de notre thématique et qui impliquerait d'avoir été plus systématiquement exploré lors des entretiens.

Nous pouvons donc relativiser la conception selon laquelle les individus sauraient clairement qu'ils ne veulent pas d'enfant à cette période de leur vie et feraient tout pour se prémunir d'une grossesse. Malgré tout, cela est parfois le cas, et même ainsi, il existe une part d'imprévisibilité bien difficile à prendre en compte pour les personnes concernées. Ainsi, bien qu'Héloïse sache qu'elle ne souhaite pas d'enfant à cette période de sa vie - période de rupture, Héloïse était en train de quitter son mari - et qu'elle utilise le préservatif et la pilule du lendemain lors d'une relation sexuelle avec son amant, elle tombe pourtant enceinte. Autre exemple d'imprévisibilité: Emilie, qui a arrêté de prendre sa pilule et se réjouit, avec son compagnon, de la grossesse qui s'annonce, a avorté à la limite du délai légal suite à un revirement de son compagnon qui a changé d'avis et ne veut pas qu'elle poursuive sa grossesse.

Plusieurs éléments nous éloignent de la vision cartésienne de l'existence. D'une part, les intentions des individus sont multiples et répondent à des rationalités diverses qui s'imbriquent et se superposent. D'autre part, l'imprévisibilité est une composante des situations de vie et les actions, même répondant à une rationalité cartésienne, ne sont pas maîtrisables jusqu'au bout.

100

Analyse: l'interruption volontaire de grossesse

Cette partie du mémoire, consacrée à l'analyse, traitera plus particulièrement des spécificités de l'IVG. Nous y aborderons les rôles clés qui se mettent en place dans une situation de ce type, celui de la femme concernée bien sûr, mais également ceux des personnes qui gravitent autour d'elle, comme le partenaire, la confidente et la mère. Ce tableau est partiel et pourrait être complété dans une recherche ultérieure.

Ensuite nous approfondirons les aspects par lesquels l'IVG est considérée comme un acte lourd par la plupart des personnes interrogées. Notons dès à présent que toutes les personnes ne sont pas concernées par tous les aspects.

Enfin, nous envisagerons l'IVG sous l'angle de la domination masculine en explicitant les règles intériorisées qui limitent le pouvoir des femmes vis-à-vis de la procréation.

101

Les rôles

Considérer la décision d'une IVG comme un processus impliquant plusieurs personnes nous a permis d'identifier et de caractériser des rôles propres à cette situation. Nous présentons ici une typologie partielle des principaux rôles. Ils sont envisagés du point de vue de la femme, personne centrale de cette situation comme nous allons le détailler ci-dessous. Nous apporterons aussi des éléments d'autres points de vue, lorsque cela est possible, pour les mettre en perspective. Nous traiterons successivement les rôles suivants:

La femme qui vit le début de grossesse et l'avortement

Rôle principal. C'est en son corps que se trouve l'enjeu de cette situation. C'est-à-dire qu'elle est physiquement contrainte d'en vivre certains aspects: les éventuels symptômes de grossesse, les rendez-vous médicaux, les éventuelles douleurs liées à l'acte, parfois même les suites de l'IVG.

Elle a le pouvoir de qualifier les autres personnes, en leur donnant voix au chapitre. Cette qualification opère souvent en amont: c'est par leur relation avec cette femme que les autres personnes impliquées auront autorité ou non pour se mêler de l'affaire, et pourront participer à la décision. Selon la loi, c'est elle qui prend la décision, c'est-à-dire que c'est elle qui a le dernier mot.

L'homme coresponsable de la grossesse

Deuxième rôle, volant parfois la vedette au premier. S'il est amené à se prononcer sur la question, c'est qu'il a été qualifié apte par la femme. Et s'il l'a été, c'est que cette relation amoureuse compte pour elle. Ainsi, dès que l'avis du conjoint est sollicité, une dimension multi-finaliste s'inscrit dans le processus de décision, ajoutant l'enjeu du couple à celui de l'engendrement. L'homme est alors considéré par la femme dans son double rôle de partenaire de vie et de potentiel père de l'enfant engendré. Un même partenaire peut être jugé apte à un moment donné et puis décevoir, ou inversement. Notons que, pour l'homme, le seul fait d'exprimer un avis pèse lourd dans la décision finale.

102

La confidente

Au féminin car souvent une femme, l'amie d'enfance ou la soeur, ce rôle peut néanmoins être endossé par un homme et/ou par une relation moins intime. Il peut y avoir plusieurs confidents pour une même situation, ou aucun. La confidente est choisie en fonction de la proximité relationnelle et/ou de son expérience (de la grossesse, de l'IVG, de la vie). Son rôle consiste à accompagner la femme, physiquement et/ou psychologiquement. Donne parfois son avis ou des conseils. Peut avoir un discours moralisateur. Peut également aider à dédramatiser la situation.

Nous avons entr'aperçu d'autres rôles au cours de cette enquête, rôles que nous aurions aimé étudier, notamment celui de la mère de la femme qui vit le début de grossesse et l'avortement, qui peut chercher à influencer la décision. Elle prend en charge une partie de la situation, que ce soit la décision ou le quotidien.

Il est fortement possible que d'autres rôles existent également et que nous n'en ayons pas eu connaissance par notre échantillon réduit.

La femme

La femme qui avorte vit les symptômes de grossesse, comme nous l'avons vu dans la première étude de cas. Elle vit également les aspects physique et social de l'IVG. Elle est contrainte physiquement d'assumer la situation.

Parfois, elle prend la décision seule, en fonction des relations qu'elle a avec son entourage et principalement le coresponsable de la grossesse. Ainsi, Héloïse, en pleine rupture avec son mari, père de sa fille, ne lui permet pas de prendre part à la décision, d'autant plus qu'il n'est pas le géniteur. Elle n'envisage pas non plus que son amant, coresponsable de cette grossesse, puisse prendre part à la décision : « En tout cas j'en ai informé et le père de ma fille avec qui je vivais encore - on n'était plus dans la même chambre mais on vivait encore sous le même toit - et l'homme qui était le papa du bébé dont j'allais avorter ». « C'est vrai que c'était "informer" et pas "consulter" parce que en fait, mon amant, je crois que je lui ai téléphoné tout de suite et je lui ai dit que j'étais enceinte et,

103

enfin, je pense qu'il s'en doutait que j'allais avorter mais bon. Je lui ai dit tout de suite, enfin je sais même pas s'il m'a posé la question. C'était évident pour moi. Et mon mari quand je lui ai dit que j'étais enceinte il m'a dit: "ah et qu'est-ce que tu vas faire ?" et je lui ai dit: évidemment je vais avorter. Il m'a posé la question mais pour moi c'était évident que, voilà. C'était déjà tout décidé, quoi. Je me voyais pas faire autrement. Je me suis même pas posé la question longtemps. Je veux dire je me la suis posée qu'une fois. Donc évidemment je me voyais pas du tout avec mon amant comme papa, je me voyais ni vivre avec lui, ni lui comme papa de mon enfant. J'étais déjà en pleine séparation, avec un enfant, donc je me voyais pas tout de suite de toute façon, ni me remettre en couple ni refaire un enfant ».

De même, pour Charlie, étant tombée enceinte d'un homme qu'elle n'apprécie pas, la décision, immédiate, ne concerne qu'elle: « Elle (la décision) est venue tout de suite, parce que j'aimais pas du tout l'homme avec qui j'étais, je me voyais pas garder. J'arrivais pas à dissocier le fait de garder l'enfant et en même temps de pas être avec l'homme avec qui... Encore j'aurais bien apprécié l'homme, mais en fait, à la fin je le détestais et je trouvais que c'était un monstre presque, donc je me disais que j'allais faire un monstre, et j'arrivais pas à dissocier, voilà le bébé, qui allait arriver et puis l'homme avec qui j'avais eu la relation, donc, je me voyais pas garder cet enfant. Par rapport au type de père que ça pourrait être, ouais. Je me voyais mal partager un enfant avec cet homme-là ». « C'était évident que je voulais pas garder heu et continuer la grossesse. Donc du coup je suis allée voir cet homme-là, qui était la cause (emphase ironique sur « cause ») de tout ça et heu je lui ai dit directement que j'allais avorter et lui heu, voilà, il était tellement con que voilà, il a pas essayé de dire autre chose ou quoi que ce soit. Et puis j'ai bien vu que ça allait rien faire ». « Au départ c'était pour l'informer et puis, je me suis dit: putain il réagit pas, il pourrait pas me dire : "attends, on sait jamais, moi je t'aiderai...". Et, voilà, il m'a même pas dit qu'il m'aiderait à, à avorter ou quoi, qu'il viendrait avec moi. Donc j'étais vraiment déçue de ça aussi et j'étais pas du tout déçue de mon choix du coup ».

104

Notons que dans ces deux situations les hommes concernés ont néanmoins été informés. Dans d'autres situations, la femme concernée implique très rapidement son partenaire (cf. Carine, Françoise, Gloria).

L'homme

Lorsque l'homme est intégré au processus, sa parole prend beaucoup de poids. Nous pouvons avancer l'explication, comme nous l'avons vu dans la première étude de cas, que cette première décision de la femme en amont, de donner voix au chapitre à son compagnon, conditionne l'importance de sa parole à lui. Pourtant, il peut lui arriver d'être disqualifié de sa potentielle future place de père en fonction de son comportement. Souad, qui a d'abord vécu la découverte de sa grossesse joyeusement avec son petit copain, s'est finalement rangée au point de vue de sa mère (nous en reparlerons), qui préconisait un avortement. Elle explique les réactions de son petit copain : « Ben il a pas le choix, il a accepté mais ça lui fait beaucoup de mal. A moi aussi, mais lui, voilà. Pour lui, j'ai tué son gosse. C'est sa phrase favorite ». « De toutes façons, il avait pas fait ses preuves quoi. Il se bougeait pas plus pour trouver du travail. D'un côté il m'avait déçue, je me disais c'est pas possible, il est immature. En fait j'aurais dû assumer l'enfant seule. Enfin, il aurait été là, c'est sûr, mais il aurait pas assuré comme il devrait ». Dans ces propos de Souad apparaît une dimension fondamentale de la prise de décision en couple. Pour la femme, la décision à prendre concerne la poursuite de la grossesse ou son interruption mais également les conditions de cette maternité potentielle. C'est à ce moment-là que l'homme peut ou non « faire ses preuves » et montrer son implication par rapport à un enfant commun.

Autre situation de déception vis-à-vis du comportement de l'homme, Emilie a vécu ses deux IVG bien différemment l'une de l'autre. Elle raconte la découverte de la première de ses grossesses interrompues: « Et je fais un test, et j'étais enceinte et après comme je fais aussi un test sanguin, je me rends compte que ça fait déjà un bon mois et demi que je suis enceinte. Donc du coup voilà, lui il le prend très bien, y a pas de soucis. Il était content. On n'a pas parlé du tout d'avortement ou quoi que ce soit. C'était juste, il était content quoi. Moi je suis une vraie maman, moi j'ai déjà eu un enfant et mon truc c'était d'en avoir

105

d'autres quoi. Et avec lui je pensais que ça serait faisable en fait ». Peu de temps après, son compagnon change brutalement d'avis: « Lui, du jour au lendemain, il a fait: "ah bah non, non mais là ça craint, il faut pas faire ça". D'un coup, il m'a fait comprendre, comme si je lui avais fait dans le dos quoi. D'un coup il se sentait comme si c'était moi qui l'avais forcé à faire ça ». Il exprime violemment et incessamment sa volonté qu'elle avorte. Emilie constate : « Et là, la décision, c'est simple, c'est que moi j'ai pas du tout envie d'avorter mais j'avorte quand même ».

Le couple se sépare et se revoit ponctuellement quelques mois plus tard. Elle retombe enceinte. Cette fois, elle prend sa décision toute seule, sans le consulter. « Donc là je tombe enceinte, et là cette fois je me dis: non mais, y a pas moyen, je lui en parle pas, j'm'en fous je lui en parle pas ». « Quelque part j'avais pas envie de garder ce lien avec lui, parce que quelque part, sa chance il l'a eue et il l'a pas prise. Donc j'avais pas envie de lui donner cette deuxième chance, de dire: on a un enfant. Donc ça je voulais pas, c'était hors de question ».

L'alternative, pour les deux fois, aurait été d'avoir l'enfant seule. Et ça, Emilie ne le veut pas, pour des raisons personnelles d'organisation, de finances et de gestion du quotidien (elle élève déjà un enfant seule), mais aussi car elle considère difficile d'un point de vue social de garder l'enfant sans que le futur père ne fasse partie du projet, et immoral vis-à-vis du géniteur.

Pour la première IVG : « Donc là, il devient de plus en plus insistant là-dedans et il dit: "ben ouais, faut que t'ailles prendre rendez-vous, va faire ceci, va faire cela et arrête, quoi". Et moi qui suis très compréhensive, je me dis : oh là là le pauvre, je vais pas lui infliger ça et j'y vais quand même quoi. C'est que moi j'avais pas du tout envie et que moi je me disais de toutes façons, je trouverai une solution, mais d'un autre côté, j'avais pas envie d'avoir un enfant pour me dire que. Enfin moi j'ai déjà eu, avec mon fils, du père qui en fait n'en a rien à faire, juste... Donc du coup, j'avais pas envie de ça avec lui. Moi je préférais faire ça à deux, et si les deux n'étaient pas d'accord pour ça, ça servait à rien, quoi ».

Pour la seconde IVG : « Et là, je me dis: bon, ben faut vraiment que je décide qu'est-ce que je fais. Donc là, en fait, depuis que je l'ai quitté, j'ai déménagé déjà

106

trois fois et j'ai toujours pas de situation stable, j'ai toujours pas de chez- moi. Là, je suis en coloc mais c'est pas un truc définitif. Je sais qu'il va falloir que je déménage encore. Je sais pas où je vais atterrir. Comment, quoi, et cetera. J'ai toujours pas de boulot, heu. Financièrement, c'est pas ça non plus. (...) Et encore une fois, j'ai pas envie de faire cet enfant seule. Encore une fois, j'me dis: bon, ben d'accord, je le garde. Je vais être enceinte, quand on me voit on va me dire: "c'est qui le père ?", parce que c'est la question que tout le monde pose à un moment donné. Mon fils, il va se demander d'où il vient cet enfant. A cet enfant plus tard va falloir que je lui réponde. Et puis jouer le jeu avec lui, de pas lui dire, ben je trouvais pas ça correct quoi ».

A l'inverse, d'autres situations montrent que lorsqu'il y a un accord total entre les partenaires, ce qui est possible lorsque leurs avis sont suffisamment proches au départ, le conjoint peut avoir un rôle d'accompagnateur, se rendant disponible et présent pour la femme, engageant son corps et sa disponibilité au moment de l'acte. Gloria raconte son expérience: « C'était quelque chose qui était déjà décidé avant au cas où ça se passerait, donc voilà ». « Quand on a pris le médicament, bah voilà, on s'est couchés tous les deux avec mon compagnon, voilà, on s'est recouchés jusqu'à ce que, le temps que le médicament face effet, tous les deux. On a vraiment fait ça en confiance en fait. De le faire partir et tout. Non, c'était plutôt beau, en fait. (S'est-elle sentie accompagnée?) Ah bah oui carrément oui, parce que, il était là tout le temps hein. On l'a fait le jour de mon anniversaire, il avait pris un jour de congé donc on était voilà, tous les deux ensemble. Voilà j'ai pris le médicament le matin, je me suis recouchée. On s'est rendormi tous les deux, comme une bulle quoi ».

Il peut également chercher à compenser financièrement son « extériorité» à l'événement: « C'est mon compagnon qui a payé. Il m'a dit que c'était sa participation, que c'était normal ou je sais plus comment il me l'a dit ». (Gloria)

A l'inverse de la femme qui vit la situation dans son corps, l'homme s'implique (ou non) par choix. Ainsi, la place que l'homme peut avoir dans une situation

107

d'avortement se définit en fonction de la volonté, comme montré dans le schéma ci-après:

Le point de vue des hommes

Comme nous l'avons vu dans la situation n°1, le point de vue des hommes sur leur propre rôle peut varier entre les extrêmes représentés dans le schéma ci-dessus. Si Thierry est attentif à sa compagne, attendri par sa grossesse et conscient de son influence sur la décision finale, Jonathan ne se sent pas concerné par les démarches médicales et voudrait prendre lui-même la décision, acceptant mal que sa compagne ait le dernier mot. Daniel, quant à lui, pose une journée de congé pour vivre l'IVG médicamenteuse avec sa compagne et reste physiquement le plus près.

Il serait intéressant, pour compléter, d'avoir d'autres entretiens avec des hommes dont la compagne a avorté pour avoir d'autres éléments de compréhension de leur propre vision de leur rôle.

108

La confidente

C'est souvent la première informée de la grossesse, parfois même dès les premiers doutes. Elle accompagne le processus. Ce peut être par de l'écoute et/ou par une présence physique, notamment le jour de l'intervention. Dans le meilleur des cas, c'est un soutien pour la femme qui avorte. Son attitude oscille entre conseils et neutralité. La confidente ne prend pas part à la décision. Même lorsqu'elle donne des conseils, ce n'est pas avec elle que la décision est prise. La confidente est souvent une amie proche, une amie d'enfance ou une soeur, mais quelquefois c'est une collègue, une connaissance avec qui la femme avait moins de liens.

« J'étais pas bien du tout et puis j'avais vraiment personne avec qui en parler, j'avais une amie de formation infirmière qui le savait, bon voilà, c'est pas allé bien plus loin, on en a parlé un petit peu. Elle m'a accompagnée dans mon désespoir on va dire. Ça m'a pas été d'une grande aide. Ce qui m'a aidé, c'est ma soeur qui est venue avec moi le jour de l'intervention ». « Et puis le jour de l'intervention elle m'a accompagnée et puis là on a dédramatisé, on était un peu dans la, heu, la dérision du truc. Pour pas rester dans le pathos dans notre chambre d'hôpital. Voilà ». (Charlie)

La confidente a souvent de l'expérience dans au moins un des domaines concernés, que ce soit la maternité ou l'avortement, ce qui lui donne parfois un statut d'experte aux yeux de la femme qui avorte.

« J'en ai parlé avec ma copine, bah c'était surtout un soutien, parce qu'elle aussi, elle avait dû avoir un avortement. Et, voilà, moi je suis dans un cercle où on peut facilement parler de ça et être comprise, entendue, comprise. C'est souvent des cercles de femmes, donc heu, c'est chose courante, quand même ». (Gloria)

« Et y en a d'autres qui me disaient, et même ma meilleure amie avec qui je l'ai découvert, elle me disait, parce que elle, elle avait déjà avorté avant, elle me disait: "tu vas regretter, avorte". Voilà. Et je sais qu'elle a toujours raison ma meilleure amie. Toujours ». (Souad)

« Sur le coup j'ai appelé une amie très proche, je lui ai parlé dès que j'ai eu les résultats du labo, c'est la première personne à qui j'en ai parlé, mon amie

109

d'enfance. Après j'en ai parlé à d'autres amis. Enfin en tout cas à une amie, à une amie voisine et qui elle m'a accompagnée le jour de l'avortement. (Comment ont-elles réagi?) De l'écoute et du soutien. Marie m'a dit qu'elle avait déjà avorté aussi et que si j'avais besoin qu'elle m'accompagne elle pouvait m'accompagner. Elle a été plutôt heu, très présente. Et du coup, oui, je lui ai demandé qu'elle m'accompagne le jour de l'avortement ». (Héloïse)

Françoise, comme nous l'avons vu dans la seconde étude de cas, a déjà 5 enfants lorsqu'elle tombe enceinte. Elle en parle avec sa belle-mère, mère de 7 enfants, qui a donc l'expérience d'une famille nombreuse. « (Qu'est-ce que vous lui avez dit ?) Que j'étais enceinte et que j'envisageais l'IVG. Et puis elle, elle a 7 enfants aussi. Je lui ai demandé, dans ma situation actuelle, qu'est-ce qu'elle ferait, et puis elle, elle m'a dit qu'elle garderait pas... qu'elle l'aurait pas gardé ».

Il se peut que la confidente assume un discours moralisateur vis-à-vis de la femme qui avorte, comme cela a été le cas pour Charlie:

« Comme j'avais déjà avorté et qu'elle le savait aussi, bon, on n'était pas très fières de moi. J'étais pas très fière de moi et puis voilà, on s'est encore dit qu'il fallait faire attention, que tatati... on s'est remis au clair avec heu, la façon dont on fait l'amour quoi, qu'il faut faire attention et cetera et puis même les fréquentations ». « Moi je me suis faite engueuler parce que ça devrait pas arriver au 21ème siècle d'avorter et cetera, avec tous les moyens de contraception qu'on a et, voilà ». « (Engueulée par qui ?) Ma soeur, ma copine à qui je l'avais dit, parce que je l'avais dit à personne d'autre. Mais je t'ai dit, j'avais eu un IVG bien plus jeune et là je m'étais faite engueuler par ma famille aussi qui était au courant ».

Le récit d'une confidente

La confidente que nous avons interrogée, la soeur de Carine, nous a fait part de la difficulté qu'a représenté pour elle de faire abstraction de son propre vécu pour rester neutre. Elle-même est mère de famille, avec trois enfants, et a hâte que sa soeur ait à son tour une famille pour « qu'on se comprenne un peu mieux quand

110

même sur certains points ». Nous avons vu, lors de la première étude de cas, que Carine a fait appel à sa soeur dès ses premiers doutes concernant une éventuelle grossesse. La soeur a assumé son rôle d'experte: « elle m'a appelée pour me parler de ses doutes à ce sujet et en même temps, elle m'a donné ses symptômes et au vu de ce qu'elle m'a raconté, pour moi, il n'y avait pas l'ombre d'un doute, elle était enceinte ».

Malgré son envie de voir sa soeur devenir mère et un parcours marqué par les problèmes d'infertilité, elle cherche à rester neutre vis-à-vis de Carine: « ça me touchait beaucoup. Mais j'étais pas non plus traumatisée, je sais faire la part des choses, la part des vies. Chacune sa vie, chacune son histoire ». « Je suis restée dans la plus grande neutralité ».

« C'était dur pour moi de pas lui dire: "garde-le ! ". De lui dire, tout ce que j'avais moi par rapport à mon histoire, de lui dire : "on sait jamais, garde-le, tu sais pas ce qui t'attend dans la vie après" ». « Et c'était difficile parce que, je pense qu'elle vous l'a dit, moi j'ai un parcours d'infertilité avec mon mari ».

« Mais en plus quand même je lui ai conseillé d'aller faire une échographie, parce que je sais l'impact que ça peut avoir aussi. (...) Pour qu'elle puisse voir, pour qu'elle se sente peut-être un peu émue par ça. C'était un peu traître, hein, mais elle le savait que c'était traître. Peut-être que c'est le seul petit degré où j'ai pas été très neutre. Mais elle était pas dupe, elle savait très bien que ça allait sans doute l'émouvoir de voir un petit coeur battre ».

« Elle sentait bien qu'elle donnait la vie en elle, qu'il y avait une vie qui se construisait en elle. Et son corps qui changeait, ses émotions, tout, tout. Tous ces chamboulements elle les a bien ressentis. Et c'était très difficile toujours de rester neutre (rire). Ben, j'avais envie de l'encourager dans, en lui disant: garde-le, tout ça. Mais je respecte. Non je voulais surtout pas, c'est trop important. Je voulais pas la parasiter, hein. Elle venait chercher des réconforts justement sur son état qui changeait. Pour me demander, non pas si c'était normal, mais voilà, elle comprenait pas, voilà, toute cette émotivité qui était là, cette fatigue énorme qu'elle avait, voilà, tous ces petits trucs qui se mettent en place ».

111

La mère

Il s'agit de la mère de la femme qui vit le début de grossesse et l'avortement. D'après les éléments que nous avons pu obtenir par nos entretiens, la mère se place dans une position où elle prend en charge une partie de ce qui se passe. Elle peut chercher à prendre la main sur la décision de sa fille, comme dans notre entretien de pré-enquête (cf. méthodologie). C'est également le cas pour Souad, qui, lycéenne, vit encore chez ses parents, ce que sa mère utilise comme moyen de pression : « Et heu j'appelle ma mère, juste avant de remonter en stage, parce que j'y suis allée pendant ma pause et je l'appelle et je lui dis: maman j'ai un truc à te dire. Elle me dit: "quoi ? T'es enceinte ?". Je lui dis oui. C'est simple elle m'a dit: "est-ce que tu comptes le garder? " ; j'ai dit: ben oui. Elle m'a dit: "c'est simple, si tu veux le garder, tu prends tes affaires, ce soir tu viens à la maison, tu prends tes affaires et tu pars. C'est simple". Elle m'a dit: "après si tu avortes y a pas de soucis, tu restes chez moi". Elle m'a dit: "mais si tu comptes le garderje veux plus te voir" ».

La mère de Souad prend également en charge les démarches médicales: « Puis elle m'a emmenée, on a pris rendez-vous chez son gynécologue et il m'a donné le médicament ».

La mère veut généralement le bien de sa fille et c'est parce qu'elle s'inquiète pour elle qu'elle s'implique autant: « Au début elle a réagi un peu brutalement. Mais ensuite elle m'a appelée, elle m'a demandé d'en parler. Elle était calme, elle était douce et elle m'a dit vraiment des mots qui m'ont, des choses qui m'ont convaincue mais totalement. C'était la première fois qu'elle me parlait comme ça. Ça me faisait bizarre en fait. Elle envoyait des textos hyper longs où elle m'expliquait. Elle me faisait relativiser en fait. Que c'était rien. Que ça arrivait à tout le monde. Mais qu'il fallait pas tomber dans le piège. Que j'allais le regretter plus tard, que j'avais le temps. Toujours le même refrain quoi ». « Voilà j'ai bien discuté avec ma mère et j'ai vu qu'elle avait raison ». (Souad)

Dans cette situation, la mère ira jusqu'à prendre intégralement en charge les frais liés à l'IVG, pour protéger sa fille de la réaction du père :

112

« (Qui a payé les frais?) C'est ma mère. Ils auraient pu être remboursés mais le problème c'est qu'y aurait écrit "gynécologue 300 €", mon père il aurait vu ça il se serait posé des questions. Et mon père était pas censé être au courant. Parce que c'est au nom de mon père la mutuelle en fait. Donc il l'aurait vu. Donc, pour ne pas se faire griller par mon père, elle a préféré payer 300€ de sa poche sans être remboursée ». « Et mon père, rien. Je lui ai rien dit. Question de vie ou de mort ».

Pour Emilie, en revanche, lors de sa seconde IVG - autre situation où la mère apparaît - c'est le quotidien que cette dernière prend en charge, pendant une semaine, pour permettre à sa fille de se centrer sur elle--même et la décision qu'elle a à prendre : « la semaine où je suis malade, elle était venue à la maison, donc elle est là et elle s'occupe de mon fils et elle s'occupe de tout ça, donc c'est cool parce que justement je peux être dans mon questionnement, à me dire, qu'est--ce que je fais et cetera. Elle s'occupe de tout. Moi j'ai juste à être pas bien (rire). M'occuper de moi. Donc ce moment--là il est bien, parce que justement je peux me poser vraiment ». « Donc je suis toute seule avec ma mère et mon fils. Donc c'est plus cool, quand même. Ça me permet de vraiment pouvoir vivre ça, tranquille. Et je pense que j'avais vraiment besoin de vivre ça et de vraiment aller au fond de moi--même. Il m'a fallu une semaine pour, avec des jours où c'était oui, des jours où c'était non ».

Cette ébauche d'analyse concernant le rôle de la mère est à prendre avec précaution car nous n'avons eu que peu de situations impliquant la mère et que nous n'avons pas pu réaliser d'entretien avec l'une d'entre elles.

Nous sommes consciente de la limite de cette typologie, qui réside dans le nombre peu élevé de situations et d'entretiens étudiés. Néanmoins, les rôles de la femme, de l'homme et de la confidente semblent avoir des caractéristiques assez tranchées pour que nous les mentionnions dans cette analyse.

113

L'IVG, un acte lourd

Aucune des femmes interrogées n'a souhaité vivre un avortement. Ce sont des circonstances, répondant à des logiques diverses, qui les ont amenées à prendre la décision d'interrompre une grossesse qu'elles ne souhaitaient pas ou ne pensaient pas pouvoir poursuivre. Penchons-nous sur une spécificité de l'IVG que représente le poids ressenti de cet acte.

Un droit...

Les personnes interrogées, qui se disent majoritairement en faveur du choix qu'offre l'existence de l'IVG, insistent néanmoins sur le caractère d'exception que doit revêtir le fait d'y avoir recours. Ainsi, le fait qu'existe cette possibilité, également appelée liberté, semble faire l'unanimité pour autant qu'elle demeure désincarnée et/ou, si possible, destinée aux autres.

« J'ai toujours trouvé que c'était bien que les femmes elles aient cette possibilité en cas de besoin. (...) Mais... moi j'avais toujours dit que je me ferais jamais avorter ». (Gloria)

« Après, sur l'avortement, je sais pas. Je suis pas contre parce que voilà, je trouve que c'est une chouette liberté quand tu te retrouves enceinte et que tu veux pas d'enfant de pouvoir avoir ce recours-là ». (Héloïse)

« Je pense que c'est une bonne idée quand même, c'est une chance quoi ». (Souad)

« Après je pense que c'est une solution qui est quand même bien, parce que dans certains cas, y a un moment donné aussi où faire des enfants juste pour faire des enfants si c'est pour heu, que ça le fasse pas, c'est pas la peine quoi. Donc suivant les situations, ça aide, c'est clair, c'est quelque chose qui aide et là-dedans c'est bien quoi ». (Emilie)

« Ca peut sauver bien des gens de, des gens qui veulent pas vivre une grossesse, qui veulent pas avoir un enfant, et ça sera encore plus douloureux pour l'enfant d'avoir à vivre cette vie ». (Charlie)

« C'est très bien qu'on ait accès à l'avortement, à ce choix ». (Anne-Lise)

114

Un tel consensus mérite que l'on s'interroge90. Nous pourrions être tentée de dire qu'ayant elles-mêmes vécu une IVG, ces personnes sont contraintes d'en avoir un avis favorable. Pourtant, le travail de F. Tussi au Brésil indique que les femmes qu'elle a interviewées, bien qu'ayant fait un avortement, étaient majoritairement contre cette pratique. Nous préférerons donc voir dans ce consensus apparent un effet du contexte socio-légal. Au Brésil, l'avortement est un crime. Ainsi, dire que l'on est « pour » quelque chose qui n'est pas un droit se révèle difficile. En France, l'IVG est encadrée par la loi, et les femmes interrogées appartiennent à une génération qui n'a pas connu l'époque où l'avortement était illégal, les luttes pour obtenir ce droit font partie d'un passé proche entré dans la mémoire collective. L'IVG est fréquemment présentée comme un acquis social et affirmer être « contre » serait plus délicat à expliquer dans ce contexte et dans le cadre de cette recherche. Il existe en France une forte opposition à l'IVG. Nous nous permettons néanmoins de douter que les personnes qui militent contre l'avortement participeraient à une enquête comme la nôtre.

...restreint

L'opinion favorable à l'existence d'un droit à l'avortement est immédiatement complétée par une remarque restrictive.

« Je suis plutôt favorable à l'IVG, mais en revanche il faut quand même que ça soit suivi, pas faire n'importe quoi, faut qu'y ait une réflexion autour de ça ». (Thierry)

« L'avortement je pense que c'est un outil qui aide, enfin c'est un outil de secours. Mais c'est pas un acte banal ». « Faut prendre conscience que c'est un truc qui aide mais que c'est pas un jeu ». (Emilie)

« Faudrait éviter au maximum ». (Charlie)

« Faut pas en abuser, hein, pas s'en servir comme moyen de contraception hein ». (Gloria)

Dans le but de bien faire comprendre à quel point l'IVG n'est pas un acte anodin, les personnes interrogées font appel à des comparaisons parfois étonnantes:

90 Seule Carine annonce d'emblée: « Parce que en fait, toute ma vie, je me suis dit que si un jour j'étais enceinte et que j'étais pas prête, j'avorterais direct ».

115

« C'est pas aller se faire enlever une verrue au pied ». (Anne-Lise)

« Elle faisait ça comme on prend la pilule, ou comme on va manger au resto ». (Emilie)

« Si tu fais une IVG comme quand tu vas prendre un café, je pense que c'est pas bon quoi ». (Thierry)

« Et c'est pas aller aux champignons ou aller se moucher que d'aller avorter ». (Sophie)

Presque toutes les personnes interrogées mentionnent à un moment de l'entretien que « c'est pas anodin ». Les répercussions que l'acte impliquerait ne sont pas toujours explicites, nous allons malgré tout essayer de les répertorier: L'IVG peut être un acte lourd physiquement. Nous distinguerons les différentes méthodes d'interruption de grossesse selon cette dimension physique. L'IVG peut être un acte lourd psychologiquement. Dans les propos recueillis nous avons perçu des culpabilités de trois sortes, liées au non-respect de la vie humaine et à une mauvaise gestion de sa vie, dans sa dimension contraceptive ou également par rapport au cadre de vie qu'il faudrait avoir pour accueillir un enfant. Nous allons détailler ces aspects en terminant par une réflexion au sujet des IVG multiples, avant d'aborder le dernier point: l'IVG peut être un acte lourd socialement.

Un acte lourd physiquement

L'IVG peut être un acte lourd physiquement dans la mesure où la femme ne peut se soustraire à son corps. De plus, la majorité des femmes interviewées nous ont fait part de douleurs dues à l'avortement, principalement en ce qui concerne l'IVG médicamenteuse et l'IVG chirurgicale sous anesthésie locale.

Lorsque l'IVG est chirurgicale avec anesthésie générale, c'est l'anesthésie qui est mise en avant, perçue comme un acte médical important. Nous avons vu, dans la seconde étude de cas, l'importance de l'anesthésie générale pour Françoise, pour qui la réalisation de l'acte n'a été possible qu'en étant le moins « partie prenante» de la situation. Pour Souad, c'est la peur de l'anesthésie qui a accéléré sa prise de décision : « En fait je voulais pas le faire par aspiration parce

116

que moi en fait l'anesthésie tout ça, j'ai horreur de ça ». « Si je dépassais cette limite j'allais devoir passer à l'hôpital et le faire par aspiration sous anesthésie etcetera. Et comme moi j'ai très peur de tout ce qui est anesthésie et tout ça, hôpital, j'ai pris ma décision ».

C'est également a contrario que Sophie s'est décidée pour la voie médicamenteuse : « Moi j'avais des attentes très claires, c'est je voulais pas aller à l'hôpital. Je ne voulais pas, strictement pas, aller à l'hôpital. Je voulais qu'on me fasse le minimum. Et je savais que chez un gynéco en ville, on te fait le minimum. Tu vois? Je voulais pas de l'intervention heu, je voulais pas être endormie, je voulais que ça se fasse le plus naturellement possible ».

« Parce que en plus, l'anesthésie générale j'étais pas du tout pour ». (Emilie)

Héloïse, quant à elle, a opté pour l'anesthésie locale, pour une question de délai: « En fait au début j'étais plus partie pour justement une anesthésie générale mais en fait, ils m'ont expliqué que ça reportait encore d'une semaine parce que je pouvais avoir un rendez-vous avec l'anesthésiste une semaine plus tard et après il fallait re-attendre une semaine pour l'IVG. Et du coup, déjà moi j'en avais marre d'attendre, d'être enceinte et tout, j'avais envie quand même de faire un peu plus vite. Du coup c'est là que j'ai choisi sans anesthésie générale et je me suis dit que en même temps ça me permettrait aussi de vivre vraiment le moment ».

Elle décrit l'action de l'anesthésie locale : « L'anesthésie c'est vraiment hyper local c'est que le col mais en fait au niveau de l'utérus, t'as vraiment la sensation de te faire aspirer l'utérus. T'as les contractions et tout. C'est un peu comme les sensations de la délivrance du placenta. J'ai trouvé quand même que c'était dur à vivre, même après ça fait super mal ».

Pour Carine, c'est l'attitude des professionnels qui fait passer la douleur au second plan : « Après, sur place, l'équipe a été vraiment très, très pro. Ils m'ont parlé, ils m'ont dit ce qu'il fallait au bon moment, ils ont eu les bons gestes, les bons mots. Ça faisait mal, mais ils ont réussi à me faire penser à autre chose, à me dire de m'appuyer le ventre au bon moment. Donc du coup ça s'est très, très bien passé. J'ai pas vraiment eu mal. J'ai eu mal, mais j'ai très bien réussi à gérer la douleur grâce à l'équipe ».

117

L'IVG médicamenteuse a pour effet de provoquer des contractions. Les effets de cette méthode sont fortement ressentis par les personnes que nous avons interrogées. Sophie, lors de l'entretien de pré-enquête, nous avait alertée à ce sujet: « Et avec le recul, d'ailleurs, c'est une boucherie, hein, l'avortement médicamenteux. Si c'était à refaire je le referais pas comme ça. (Pourquoi?) Parce que tu vis les choses heu, au plus près de ton vagin je dirais et que heu ce sang, tout le temps, pendant trois semaines, c'est pas possible. (...) il y a eu les contractions aussi, il y a eu une grosse douleur physique, quoi. Moi je me suis tordue toute une nuit dans mon lit et heu, je me souviens vraiment précisément de cette douleur-là, quoi, de l'utérus qui se contracte, du ventre qui bouge. Je voyais mon ventre bouger à l'oeil nu, quoi. Et, et puis voilà, j'avais l'impression d'accoucher de lambeaux, j'avais l'impression de... tout ce sang. Et puis et puis, même après, même quinze jours, trois semaines après, où je saignais quand même encore un peu. Enfin, pas, c'était pas diluvien comme au départ mais c'était heu, c'était quand même encore là ».

« C'est douloureux, parce que ça fait des contractions. C'est des contractions pour éjecter un petit truc. Que j'ai même pas éjecté à l'hôpital en plus, ouais. Y avait ma soeur avec moi donc on en a un peu rigolé parce qu'elle me voyait dans un état qui... Mais c'était dur... c'est déjà une décision dure, en plus les contractions... c'est difficile quoi ». (Charlie)

« J'ai fait ça toute seule chez moi, j'étais toute seule, j'avais hyper mal, c'était un peu dur quand même»; « l'avortement ça a été super, super, super douloureux. Comme des règles en fait, c'est des règles douloureuses mais fois mille ». « Je me suis levée avec des douleurs infernales et je suis allée aux toilettes et j'avais trop, trop mal au ventre, mais je pleurais et tout. Ma mère était au travail et moi j'étais seule là. Mais genre j'avais trop, trop, trop, trop mal. J'attends un peu, puis je retourne aux toilettes et là je l'ai senti tomber quoi ». (Souad)

Si le fait de sentir « tomber» la poche de l'embryon est brutal pour Souad, d'autres s'interrogent sur le moment exact de la fin de cette grossesse:

« C'est juste que ça fait expulser l'embryon et cetera, on se demande quand est-ce que c'est expulsé et puis des fois ça peut être expulsé chez toi donc c'est bizarre quoi ». (Charlie)

118

« Apparemment elle l'a très mal vécu et en fait, trois jours après elle avait encore des contractions, c'était pas vraiment fini. Elle savait pas à quel moment c'était fini en fait ». (Héloïse)

Emilie a vécu l'IVG médicamenteuse à l'hôpital. Lorsque le médecin l'examine en fin de journée, il lui annonce que « tout n'est pas parti ». Elle doit prendre des médicaments avant de faire une visite de contrôle: « Donc voilà, je prends les médicaments pendant encore une semaine et là j'ai rendez-vous, un mois après, chez un gynéco pour vérifier si tout est bien parti ou s'il faut cette fois passer par la version chirurgicale. Et donc au fond de moi je me dis: de toutes façons, y a pas de raisons qu'il en soit resté, c'est pas possible, tout est parti. Mais bon, pendant un mois c'est un truc qui me tracasse un peu quand même. Et donc je vais là-bas et il m'ausculte et il me dit: "non c'est bon, tout est parti". Là enfin, y a eu un moment chouette: cool ! Parce que pendant un mois je me rassurais en me disant: ouais non, c'est bon, c'est bon, c'est bon. Et puis d'un autre côté, ça m'embêtait qu'il y ait encore un truc à faire par rapport à ça, quoi. Quand même. Parce que c'est pénible et que voilà. Plus vite c'est réglé et mieux c'est ».

Dans notre échantillon, Gloria est la seule qui n'a pas vécu l'IVG médicamenteuse comme un événement particulièrement douloureux: « Et puis à midi quand je me suis levée, je suis allée aux toilettes, j'ai saigné, c'est tout parti. Ça m'a pas fait mal, ça a été vraiment très fluide. Voilà, j'ai une copine qui a vécu un avortement récemment, par médicament aussi, elle a super souffert et tout. Moi j'avoue que j'ai rien eu quoi. J'ai eu quand même des symptômes comme de la grippe, comme une grosse fièvre, des choses comme ça tout de suite quand j'ai pris le médicament. Après j'ai laissé aller, j'ai lâché et puis, non c'était vraiment... C'était vraiment beau comment ça avait été fait, en fait. D'être dans l'acceptation. C'était pas quelque chose de douloureux, on a fait ça en douceur ».

Le vécu du corps et le ressenti varient ainsi d'une personne à l'autre, mais il y a l'idée de la possibilité de la douleur qui domine, même pour Gloria («j'avoue que j'ai rien eu »). Ainsi, L'IVG peut être un acte lourd physiquement car elle amène avec elle la notion de douleur ou, dans le cas d'une intervention chirurgicale, celle de l'anesthésie.

119

Un acte lourd psychologiquement

Avortement et culpabilité semblent intimement liés. Lorsque l'on étudie de près les propos des personnes concernées, nous pouvons nous rendre compte qu'il existe plusieurs types de culpabilité autour de l'avortement. Le premier que nous allons traiter est celui auquel on peut penser a priori. Il s'agit d'une culpabilité liée au non-respect de la vie humaine, que les interviewés expriment ainsi:

« Ben c'est quand même, heu, on supprime la vie. C'est pas gai. Après qu'est-ce qu'on considère heu, c'est quand même la vie qui est là, même si c'est minuscule c'est un début de vie, voilà. Donc il faut le respecter, le préserver, je sais pas mais bon. Pas le supprimer ». (Charlie)

« C'est quand même, heu, il y a une petite vie ». (Anne-Lise)

« C'est un acte de vie et de mort ». (Daniel)

Sans pour autant remettre en cause le droit à l'avortement, plusieurs des personnes de l'enquête ont exprimé la volonté de prendre en compte la gravité de l'acte. Cette prise en compte peut passer par la parole. Ainsi, Sophie s'énerve contre ses amis qui « trouvaient ça vraiment très bien » (qu'elle fasse une IVG). Elle explique: « Parce que c'était peut-être me déresponsabiliser moi. Parce qu'en fait, parce qu'un avortement ça n'a rien d'anodin. Parce que malgré tout c'est un, c'est une petite chose qui est en devenir. Mais c'est quand même une petite chose, il s'est passé quelque chose. Il y a eu une conception, il y a eu quand même heu. C'est un être vivant en devenir quoi ».

Charlie a fait « un petit travail un peu symbolique pour dire au revoir à cet enfant qui voulait venir sur terre. C'était ça que je voulais faire, pour pas culpabiliser et pour pas garder les choses après dans mon corps ou même, qui traînent je ne sais où (rire) et voilà. C'était symbolique mais c'était important pour moi ».

Et Daniel parle de deuil à accomplir. « C'est quand même un acte où on enlève la vie. Donc c'est vrai qu'il y a quand même un peu de culpabilité. C'est pour ça que je sens que j'ai encore un deuil à faire par rapport à ça ».

La prise en charge symbolique de l'IVG semble aider les personnes qui l'ont vécue à se sentir mieux par rapport à cet acte. Nous ne pouvons, en fonction de notre échantillon réduit, dire s'il s'agit d'un besoin généralisable ou si cela correspond à des cas de figure isolés. Il semblerait néanmoins qu'il y ait là une

120

piste à étudier, relative à une prise en charge globale de l'IVG - et pas seulement médicale.

Nous avons également été confrontée à la culpabilité en fonction de la manière de gérer sa vie. Ainsi, la grossesse peut être perçue comme la conséquence d'une mauvaise gestion de la contraception, et cela quelles que soient les pratiques contraceptives :

« Pour moi c'est une gaffe. Et j'ai pas été sérieuse sur ce coup-là. J'aurais dû peut-être faire plus attention parce qu'on sait que le préservatif c'est pas 100%. Pour moi oui, j'aurais dû faire plus attention parce que c'est moi qui subis ça, donc c'est à moi de faire attention ». (Emilie)

« Et puis après, le fait de me sentir coupable. Enfin coupable dans le sens où pour moi c'était un peu ma faute dans le sens où j'avais pas fait spécialement attention, quoi. Et que je pensais pas que ça arriverait. On se protégeait en fait avec des préservatifs ». (Christelle)

« C'est moi qui suis responsable de ma souffrance. ... C'est moi qui, c'est moi qui ne prenais pas la pilule, c'est moi qui me protégeais pas ». (Sophie)

Ces femmes assument pleinement leur responsabilité par rapport à la conception, et même plus, puisqu'il y a dans les propos ci-dessus la culpabilité de n'avoir pas fait assez pour se prémunir d'une grossesse.

Il y a encore un autre type de culpabilité lié à la gestion de sa vie, celui de ne pas être en mesure d'accueillir un enfant, de ne pas réunir les conditions de vie adéquates.

« Quand j'y pensais après je me disais: est-ce que j'aurais pu l'élever seule, est-ce que j'avais tout ce qu'il fallait, est-ce que j'en aurais été capable... ». (Christelle)

C'est surtout dans l'entretien de pré-enquête que nous avons perçu cette culpabilité : « J'aurais peut-être fait plus de choses en amont, avant cette grossesse accidentelle entre guillemets. Tu vois. Pour pouvoir, pour pouvoir garder le, pour pouvoir garder ce fruit-là. Je me serais peut-être bougée avant ». « J'étais très triste, enfin, j'étais très triste parce que ça ne pouvait pas avoir lieu.

121

Parce que je me sentais pas, je me sentais pas de le faire. Si j'avais pu le faire, je l'aurais gardé bien sûr, ça c'est clair et net. Si j'avais pu. Je me serais pas dit: c'est pas parce que je le décide pas que je le garde pas. Tu vois. Si j'avais pu. Si je m'étais senti les épaules de, avec quelqu'un de solide avec moi, avec heu avec un boulot un peu mieux, oui, je l'aurais fait. Je me serais débrouillée. J'aurais adoré pouvoir le faire. ... ». « J'aurais peut-être heu un peu moins vécu au jour le jour. Tu vois. Si j'avais su ». (Sophie)

Nous retrouvons ici le poids du contexte dans la décision finale, la venue au monde d'un enfant nécessitant socialement un contexte de stabilité, notamment dans les domaines du travail, du couple et du logement.

Encore une IVG

Nous devons mentionner ici la culpabilité de la « récidive ». L'emploi de ce terme fort et extrêmement connoté vise à faire percevoir au lecteur le poids extrême de cette culpabilité. Puisque le recours à l'IVG doit rester exceptionnel, comme si l'acte réalisé une fois devait « servir de leçon », comme si cette liberté avait été conquise pour ne pas en user, les femmes qui ont vécu plusieurs IVG ressentent un poids particulier, comme si elles avaient abusé d'un droit.

« C'était moi qui me foutais un petit pied au cul, parce que j'étais énervée contre moi-même et mon comportement, d'en être là, à être dans cette chambre d'hôpital à me dire : putain, il faut encore faire ça ». (Charlie)

« J'ai fait une deuxième fois la gaffe de ça, maintenant je sais que je ferai attention pour les autres fois, ça se reproduira pas, ça c'est clair ». (Emilie)

« (La deuxième fois vous n'en avez pas parlé au travail?) Non. J'avais un peu honte, donc j'en ai pas parlé ». « Puis après je me disais: peut-être que le jour où j'aurai envie d'avoir un enfant eh ben j'y arriverai pas, ou bien j'aurai des difficultés, je sais pas. C'est vrai que des fois je me demande si pour plus tard, si un jour j'en veux, si je souhaite vraiment en avoir, si ça me créera pas des soucis, le fait d'avoir fait 3 IVG. Je trouve que c'est quand même beaucoup, quoi ». (Christelle)

122

Les réactions des interlocuteurs lors des démarches peuvent renforcer cette culpabilité et conduire à un traitement inégal des femmes ayant déjà avorté: « J'ai dit que je voulais avorter et ils m'ont dit "d'accord, comme vous avez déjà eu un IVG, on vous fait pas tout le protocole habituel." Donc j'ai pas vu de psychologue, j'ai rien vu. Voilà. Donc, ils m'ont donné rendez-vous et puis c'est tout ». (Charlie)

Nous l'avions constaté dans les discours généraux de nos interviewés sur l'avortement, le droit à l'IVG est considéré comme un « joker », permettant, une fois, en cas de faux pas, de remédier à la situation. Nous pouvons suspecter l'impact du discours public sur cette opinion, car dans les médias c'est aussi de cette manière que l'IVG est considérée.

Un acte lourd socialement

Enfin, l'IVG peut être un acte lourd socialement, en fonction des démarches à effectuer. En effet, ces démarches impliquent un nombre plus ou moins important de personnes à qui on doit en parler (surtout si l'IVG a lieu en centre hospitalier: secrétaire, conseillère familiale, médecin, anesthésiste) et une grande disponibilité à avoir: le temps pour faire les démarches, les différents rendez-vous, le temps d'hospitalisation, ou le temps de la douleur, chez soi, qu'il faut éventuellement justifier professionnellement. Ces démarches peuvent être longues et usantes.

« On s'est dit: bon ben allez, faut mettre en branle tout le système pour avorter ». (Gloria)

Dans un premier temps, il s'agit de trouver à qui s'adresser.

« J'ai appelé les hôpitaux en urgence. Ils me disaient: "ouais c'est pas possible". En gros ils m'ont fait tourner en rond et au final pour avoir mon truc médicamenteux j'ai dû aller chez un gynécologue privé, j'ai payé 300 € ». (Souad) « Et voilà, comme c'était clair pour nous que on avait assez de descendants, on a tout de suite fait les démarches. Trouver un médecin qui soit d'accord pour faire une IVG. Donc, elle, elle a une amie médecin, qui elle ne fait pas mais bon qui

123

connaît d'autres médecins qui le font donc, voilà, elle a pu trouver quelqu'un ». (Daniel)

Ensuite, il peut y avoir des surprises concernant les délais.

« Et puis j'ai appelé au centre IVG de l'hôpital pour savoir un peu plus comment ça allait se passer. Et en fait là, elle m'a dit qu'il fallait attendre encore - enfin j'ai déjà mis un moment pour l'avoir il me semble, mais je suis pas très sûre de ça. Mais je me rappelle que là elle m'a dit qu'il fallait encore attendre trois semaines pour avoir un premier rendez-vous et après il fallait encore une semaine de décision entre le rendez-vous et l'acte de l'IVG. (...) Elle m'a expliqué que comme moi j'en étais qu'à 4 semaines de grossesse et qu'il y en avait qui étaient proches de la limite des, c'est 10 semaines, c'est ça ?, 12 semaines, enfin, eh ben, en gros, j'avais le temps donc je passais après. Ça m'a paru fou, qu'il y ait un peu comme une liste d'attente. Du coup, toutes les femmes se mettent à avorter assez tard dans leur grossesse, parce que on doit faire d'abord passer celles qui sont proches de la limite. Ça, ça m'a paru complètement... j'étais assez révoltée de cette histoire-là ». (Héloïse)

Les femmes sont alors confrontées à l'attitude des médecins, qui, comme nous l'avions vu lors de la première étude de cas, ne sont pas tous neutres et impartiaux.

« Ce que j'ai pas apprécié, moi, c'est les gynécologues qui vous font l'échographie et ils savent que vous y allez dans le but d'une IVG, et puis ils vous font voir le coeur, ils vous le mesurent... ». (Françoise)

Ces femmes transitent par des lieux qui peuvent les mettre en contact avec les autres patients.

« Donc voilà, je prends ces médicaments, le lendemain matin j'arrive là-bas à 7h, c'est juste une usine d'avortements, parce que il y a, je sais pas combien de personnes qui attendent pour ça quoi. Donc chacun avec la voix différente mais tout le monde attend pour ça, donc c'est un peu. Ben je trouve ça un peu terrible, en fait. Là c'était le rendez-vous de 20 personnes quoi. Donc là, y a juste 20 femmes qui attendent pour être avortées quoi ». (Emilie)

« Quand je suis arrivée pour prendre mon médicament y avait 3 ou 4 femmes avec leurs gros bidons ». (Françoise)

124

Toujours dans le domaine social, nous remarquons également une inégalité entre les femmes selon leur entourage. Inégalité qui se définit en fonction de la présence de confidents et plus généralement du cercle social où l'on parle ouvertement de ce sujet ou pas.

« Moi je pense qu'à l'heure actuelle, l'IVG est encore taboue en France et puis vous sentez le poids de la culpabilité ». (Françoise)

« J'étais pas bien du tout et puis j'avais vraiment personne avec qui en parler ». (Charlie)

« Et, voilà, moi je suis dans un cercle où on peut facilement parler de ça et être comprise, entendue, comprise. C'est souvent des cercles de femmes, donc heu, c'est chose courante, quand même ». (Gloria)

Les propos de Thierry indiquent que les hommes concernés peuvent également avoir recours à des confidents: « Moi j'en ai parlé à mon meilleur ami qui lui était passé par là aussi un an auparavant, dans une situation très identique, très similaire, donc je lui en ai parlé, il a été très neutre en fait. Il m'a dit que c'était un choix évidemment personnel, mais je pense aussi qu'il a mis les choses en ordre. (...) Ce que je veux dire c'est qu'il a remis les arguments les uns après les autres pour aussi, qu'il n'y ait pas de culpabilité derrière tout ça et qu'il n'y ait pas de regrets, parce que c'était juste pas le moment non plus quoi. Donc il m'a posé les questions qu'il fallait poser. Surtout ça m'a aidé à me rassurer sur mon choix parce que une fois que c'est fait, c'est fait ».

Ainsi, l'IVG n'est pas un acte anodin pour les personnes qui l'ont vécue. C'est au contraire un acte qui peut être lourd, physiquement, psychologiquement et/ou socialement. Ce poids est relatif, variant d'une femme à l'autre. Certaines l'ont vécu sur le mode de l'expérience, d'autres comme un traumatisme et entre ces deux extrêmes toutes les nuances existent. Les hommes interrogés peuvent être touchés par le poids psychologique de l'acte, comme nous l'avons vu, mais sont moins directement concernés par l'aspect social et physique. « J'étais à la fois un soutien et un témoin. Moi j'étais un petit peu en retrait quand même, puisque c'était elle qui faisait l'acte ». (Thierry)

125

La domination masculine

La loi, comme nous l'avons vu au début de ce mémoire, donne le pouvoir de la décision aux femmes. Lors de notre analyse, nous avons vu qu'à ce pouvoir s'ajoute celui d'inclure ou non l'homme concerné dans le processus décisionnel. Il pourrait apparaître, à la lecture de ces éléments, que les femmes disposent d'un pouvoir disproportionné à celui des hommes concernant la procréation. Ce que nous allons maintenant nous attacher à démontrer, c'est que ce pouvoir, potentiellement immense, est en réalité restreint car codifié.

Les situations où la femme exclut le coresponsable de la grossesse du processus de décision ne sont pas n'importe lesquelles: ce sont les situations précaires. Ainsi, l'amant d'Héloïse, n'ayant pas d'existence sociale officielle, n'est pas sollicité par cette dernière pour la prise de décision. Le petit copain de Souad, par son attitude (il ne cherche pas de travail plus activement, il n'a pas « fait ses preuves »), voit son opinion concernant l'issue de la grossesse mise de côté. Quant à Charlie, elle qualifie cette relation d'aventure et n'avait aucun projet avec cet homme qui la déçoit et qu'elle finit par détester.

En ce qui concerne les couples stables, établis, la règle qui semble prédominante est que c'est l'opinion de l'homme qui prévaut. Cette marque de domination n'est jamais énoncée de manière aussi brutale. Il ne s'agit pas toujours d'une contrainte imposée par l'homme, bien que cela puisse arriver. Nous avons vu lors de l'étude de la situation de Carine et Thierry que les hommes eux--mêmes ne se positionnent pas tous de la même façon par rapport à l'importance de leur avis. Thierry éprouve de la culpabilité à avoir « orienté» la décision, alors que Jonathan supporte difficilement de ne pas avoir le dernier mot et de dépendre de sa compagne pour décider de l'issue de la grossesse.

C'est une norme intériorisée, que nous retrouvons à des degrés divers, par exemple, dans l'empressement de Carine à rassurer son copain sur la place qu'il aura dans la décision (cf. étude de cas, situation n°1). Elle est naturalisée par les sentiments, notamment le sentiment amoureux de la femme envers l'homme. Il

126

entre également en compte un part de morale bien-pensante, d'usage de « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas ».

« Et de toutes façons, je crois que j'aimais tellement Alexandre, que j'aurais pas pu faire quelque chose vis-à-vis duquel il serait pas d'accord ». (Sophie)

« La deuxième fois moi je pense qui s'il aurait voulu le garder moi je l'aurais gardé; (...) donc je l'ai pas fait parce que je pense qu'un enfant ça se fait à deux ». « Bon après il était un peu catégorique que c'était normal que je me fasse avorter vu que lui il voulait pas le garder ». « Je crois que j'ai pas été sûre à 100 %. Je pense que la deuxième fois je l'ai plus fait pour lui que pour moi ». (Christelle)

Reprenons la situation d'Emilie, dont le parcours montre une véritable prise de conscience. Elle a un enfant d'un premier compagnon, dont elle s'est séparée. Son compagnon du moment et elle-même se réjouissent quand ils apprennent sa grossesse. Mais son compagnon change d'avis brusquement et lui impose un avortement. « Et là, la décision, c'est simple, c'est que moi j'ai pas du tout envie d'avorter mais j'avorte quand même ». « C'est que moi j'avais pas du tout envie et que moi je me disais de toutes façons, je trouverai une solution, mais d'un autre côté, j'avais pas envie d'avoir un enfant pour me dire que. Enfin moi j'ai déjà eu, avec mon fils, du père qui en fait n'en a rien à faire, juste... Donc du coup, j'avais pas envie de ça avec lui. Moi je préférais faire ça a deux, et si les deux n'étaient pas d'accord pour ça, ça servait à rien, quoi. Donc y avait un côté-là dedans, mais y avait un côté aussi où j'avais pas du tout envie d'avorter. Donc je fais quand même les démarches, avec des jours où je lui dis: non mais je veux pas y aller. Et puis lui, très insistant. Et puis des jours où je dis : bon j'irai, quoi. Donc il est arrivé une fois où j'en parle à quelqu'un et quand je ressors de là-bas et que je lui en parle en lui disant: ben écoute non, mais c'est n'importe quoi, pourquoi je vais avorter, j'ai pas envie, je fais ça pour toi, ça va pas, c'est pas correct. Et là, il se met dans une colère noire, en me disant qu'il faut absolument que je le fasse, en ayant très peur que d'un coup je change d'avis ».

Emilie quitte son compagnon quelques mois plus tard. Ils se revoient une fois et suite à cette relation, Emilie se retrouve enceinte. « Et là cette fois je me dis :

127

non mais, y a pas moyen, je lui en parle pas, j'm'en fous je lui en parle pas. Et là, même, je me dis : je le garde ».

Elle optera finalement pour l'IVG, en ayant pris la décision toute seule cette fois. « Cette fois c'est ma décision complètement à moi ». « Mais au moins j'ai pu vraiment prendre le temps moi-même de décider ça et toute seule. Je trouvais ça trop important de décider ça toute seule. Et que moi entièrement le jour où vraiment je vais faire la démarche, de moi-même, je me dis : voilà c'est moi qui ai décidé ça et personne d'autre ».

Emilie s'insurge contre l'inégalité qu'elle perçoit autour de l'IVG : « De devoir faire une IVG, ça demande trop de chose quoi. Parce que c'est la femme qui est responsable si elle prend pas sa pilule, c'est la femme qui est responsable si elle tombe enceinte, c'est la femme qui doit s'en occuper après, c'est la femme qui a les séquelles ensuite sur son corps après. Enfin, c'est la femme qui a tout ce genre de trucs quoi. Et moi j'ai maudit être une femme à un moment donné, quoi. C'est trop injuste, quoi. Le mec c'est simple, quoi. Une fois qu'il l'a fait, il dit: "ben écoute, tu fais ci, tu fais ça." Une fois que la femme elle l'a fait, lui, c'est réglé pour lui. Lui, il a pas le reste après. C'est le corps, c'est de mal le vivre, de faire des choses qu'on n'a pas forcément envie de faire, de devoir consulter pour ça... tout, quoi ».

Son parcours a permis à Emilie un retour réflexif sur sa première IVG.

« La première fois je pense que... j'aurais dû mûrement réfléchir. Si vraiment j'avais mieux réfléchi, j'aurais dû l'envoyer chier lui disant: écoute, non, moi j'ai pas envie. C'est mon corps et je fais ce que je veux. Donc là, je pense que j'ai pas été assez forte là-dessus. Mais je trouvais ça juste de respecter aussi son choix. Seulement ce que j'ai pas compris, c'est que ce qui aurait été juste c'est qu'il respecte aussi le mien. Ça a pas été dans les deux sens ».

« Donc entre guillemets j'en ressors grandie quoi, mais heu, j'aurais préféré grandir autrement ».

128

Conclusion

A l'occasion de la Journée mondiale de mobilisation pour le droit à un avortement sûr et légal, ce 28 septembre 2013, les ministères de la Santé et des Droits des femmes ont annoncé le lancement d'un site institutionnel d'information sur l'avortement91. Il a été créé en réponse aux nombreux sites qui offrent des informations trompeuses ou culpabilisantes sans indiquer clairement qu'ils sont l'oeuvre de groupes anti-avortement (cf. Le champ > Panorama de l'IVG > Histoire)92.

Ainsi, comme le titre le journal Le Monde, « La bataille pour l'information sur l'IVG se livre sur internet »93. Les informations et la communication sur ce sujet sont un enjeu crucial.

Nous ajouterons que le point de vue, lui aussi, est crucial. En effet, la façon de considérer l'avortement et plus généralement l'accès à la parentalité est déterminante. Dans ce travail nous avons cherché à mettre au jour ce que Lucien Sfez appelle la « pré-théorie », cette façon de considérer que les individus ont des projets clairement définis, mettent en oeuvre des actions au service de ces projets et prennent des décisions cartésiennes.

La « pré-théorie » est non seulement très présente dans le domaine de la maternité mais elle est également invisible et préjudiciable. Invisible car elle va de soi, fait partie de nos représentations premières. Préjudiciable car elle conduit les individus à se déconsidérer lorsque le vécu ne correspond plus à cette « pré-théorie ». Cet aspect de la recherche a été intuitivement ressenti par les personnes interrogées, qui nous ont proposé d'autres « interviewables » vivant des situations différentes, notamment des personnes voulant un enfant mais ayant des difficultés à concevoir. Nous ne sommes plus dans une situation d'IVG,

91 ivg.gouv.fr

92 « Le gouvernement lance un site d'information sur l'avortement » Par AFP, Le Monde, 29 septembre 2013.

93 « La bataille pour l'information sur l'IVG se livre sur internet » Par Gérard M., Le Monde, 16 septembre 2013.

129

cependant la logique, du point de vue de la « pré-théorie », reste la même, avec le même décalage entre le vécu et le « comment ça devrait être ». Lucien Sfez nous a fourni le cadre conceptuel pour remettre en cause la « pré-théorie », et nous l'avons adapté au processus de décision d'une IVG.

Au fil de nos entretiens, et grâce à leur analyse, nous avons pu confirmer l'hypothèse selon laquelle l'accès à la maternité n'est pas toujours anticipé. Des situations de vie nous ont clairement démontré à quel point la question pouvait ne pas être à l'ordre du jour (Françoise et Patrick), ne pas se poser tant la période vécue était en décalage avec l'idée même de « gestion » de sa propre vie (Charlie: «C'était une période très festive et insouciante et, comment dire, un peu dans l'autodestruction »). De plus, même lorsque la question est anticipée, des éléments extérieurs divers interfèrent dans le cours de l'existence. C'est ici qu'apparaît la notion de fertilité, plus ou moins grande selon les individus, qui n'expose pas toutes les femmes de la même manière à la possibilité d'une grossesse (cf. Héloïse qui tombe enceinte malgré l'utilisation du préservatif et la prise de la pilule du lendemain).

Reprenons les termes de notre première hypothèse de recherche: La logique de la « bonne gestion» contenue dans la vision de la maternité ne correspond que partiellement à la réalité et l'accès à la maternité n'est pas toujours anticipé. Et que l'accès à la maternité soit anticipé ou non, il existe des personnes plus fertiles que d'autres et donc plus exposées à une grossesse. Autrement dit, les grossesses effectives ne sont que la partie visible de comportements moins cartésiens que ce que l'on voudrait croire. Parmi les femmes interviewées, Héloïse rend visible cette partie immergée : « Enfin moi aussi j'étais comme ça, j'ai pas avorté à ce moment-là mais, au début de ma vie sexuelle, j'étais pas trop au courant et je faisais pas tellement attention quoi. Et : je suis pas tombée enceinte, c'est bon (rire). En gros ».

Parmi les éléments qui peuvent interférer sur l'issue d'une grossesse, certains naissent des interactions avec d'autres actants. Ainsi, la réaction du partenaire de la femme enceinte est souvent déterminante. Il arrive que le cas de figure ait été discuté auparavant. Mais il arrive aussi que l'un des deux membres du couple (ou les deux) n'ait pas encore une idée très claire avant d'y être confronté. Il

130

arrive encore que les avis sur la question soient divergents. Face à une situation de grossesse avérée, lorsque le partenaire est inclus dans le processus de décision, il y a des interactions entre les deux membres du couple. D'autres personnes, comme la mère de la femme enceinte, peuvent aussi avoir un rôle à jouer dans le processus de décision.

Chacun réagit avec sa logique, ses rationalités (qui ne vont pas forcément toutes dans le même sens, comme nous l'avons vu lors des études de cas). Au cours du processus, les positions et les points de vue, enrichis par ceux de l'autre, évoluent. La façon de s'approprier la rationalité de l'autre n'est pas transparente, elle déforme. Souad, qui au départ était heureuse d'être enceinte et envisageait de poursuivre la grossesse, s'est rendue aux arguments de sa mère : « Elle m'a dit vraiment des mots qui m'ont, des choses qui m'ont convaincue mais totalement». Nous avions vu également que la question de la santé, décisive pour Françoise, était axée sur l'embryon, alors que pour Patrick, si intégrer la préoccupation de la santé lui a permis de faire sienne la décision que sa femme n'arrivait pas à prendre, il axait la question sur la santé de Françoise. Nous vérifions donc également notre seconde hypothèse, qui était formulée ainsi: Le processus de décision met en oeuvre plusieurs rationalités qui interagissent. Ces interactions ont lieu entre les différentes logiques et se nourrissent des échanges interpersonnels. Lors de ces échanges, la compréhension n'est pas transparente, il peut y avoir transformation du message.

Dans ce travail, nous nous sommes intéressée à la parole de l'homme impliqué dans la situation, tout en gardant la femme au centre de notre champ de vision. En effet, ces rôles n'impliquent pas les mêmes enjeux. Si la femme a le pouvoir de décider (selon la loi) de faire une IVG, elle a également le pouvoir de faire participer ou non d'autres personnes à cette décision. Néanmoins ces pouvoirs sont fortement limités par des règles sociales incorporées par les unes et les autres. Ainsi, dans une grande part des situations, il est considéré comme indispensable que l'homme concerné participe à la décision et que son avis soit respecté. Nous rejoignons notre troisième hypothèse, selon laquelle: La

131

domination masculine, comme composante sociale incorporée, joue un rôle dans les normes qui régissent l'accès à la maternité.

Notre quatrième et dernière hypothèse concernait l'influence du contexte socio-légal sur les représentations de l'avortement: Le contexte socio-légal influe sur les représentations et sur la façon de vivre cet événement. La comparaison avec le Brésil nous a été utile pour comprendre que la plupart des personnes interrogées se disent favorables à cette pratique lorsqu'elle est autorisée par la loi et considérée socialement comme un droit, alors que, dans un contexte où l'avortement est un crime (devant la loi et pour la société), les femmes interrogées se disent contre cette pratique (qu'elles ont pourtant vécue). Ainsi, au Brésil, les femmes se sentent coupables d'avorter car elles commettent un crime. En France, même si la question de la vie de l'embryon est présente pour beaucoup de personnes interrogées, nous pouvons trouver d'autres types de culpabilité liés aux représentations sociales. Plusieurs des femmes interviewées se sentent coupables de n'avoir pas bien géré leur contraception et plus généralement de n'avoir pas eu une emprise suffisante sur leur vie, et ce, quelles que soient leurs pratiques contraceptives. Nous revenons ainsi au premier point abordé dans cette conclusion.

Au vu de nos hypothèses de départ, les outils théoriques choisis ont révélé leur adéquation et leur pertinence, malgré le « pari » que représente l'utilisation d'une théorie venue d'un autre domaine, ici l'action publique. La théorie de Lucien Sfez, avec ses concepts-clés de « multi-rationalité» et de « multi-finalité », s'est parfaitement adaptée au processus de décision d'une IVG.

La validation de nos hypothèses laisse tout de même la place à la remise en question de certains présupposés de cette enquête. Nous avons vu que la délimitation temporelle du processus de décision ne correspond pas toujours au vécu des interviewées. De même, nous avons attribué à la grossesse le caractère d'événement. Or il arrive que ce ne soit qu'un élément dans un contexte événementiel plus vaste. Pour les besoins de l'enquête, notamment la fixation du cadre, nous avons dû opérer ces choix qui, même s'ils sont justifiés, n'en demeurent pas moins arbitraires. Nous regrettons que l'enquête de terrain n'ait

132

pas été suffisamment étendue afin de mieux cerner cet aspect-là. Bien qu'une enquête de terrain ne puisse prétendre à l'exhaustivité, nous reconnaissons comme limite à cette enquête de n'avoir pas atteint son point de saturation. Certains résultats auraient été plus complets, comme la typologie des rôles. Néanmoins, les mécanismes du processus de décision (l'objet principal de ce mémoire) ont été saisis.

Récapitulons les résultats principaux de cette recherche: Le processus de décision d'une IVG peut englober plusieurs personnes qu'il convient de prendre en compte avec les caractéristiques inhérentes au rôle qu'elles peuvent y jouer. Le rapport à l'engendrement n'est pas toujours « gestionnaire », car les personnes ne l'ont pas toujours anticipé par rapport à elles-mêmes ou dans leur couple. La décision est un processus composé de plusieurs choix successifs et d'interactions qui le font évoluer. Les femmes peuvent vivre leur IVG plus ou moins bien, et peuvent rencontrer des difficultés concernant plusieurs aspects: physique, psychologique et social. Les hommes confrontés à l'IVG de leur partenaire le vivent, eux aussi, plus ou moins bien. S'ils ne sont pas directement concernés par les aspects physique et social tels que nous les avons développés ici, ils peuvent néanmoins être confrontés à des difficultés psychologiques lorsqu'ils imputent à cette pratique un sens de « non respect de la vie » (autrement dit, pour une question de morale) mais également par rapport à la place de leur opinion dans la décision.

Enfin, les représentations sur l'IVG dépendent du contexte socio-légal et la façon de traiter cette question dans la littérature scientifique et dans la vulgarisation par les médias y joue un rôle non négligeable.

Deux pistes de recherche complémentaires à ce travail peuvent être envisagées. L'une concerne le lien entre procréation et sexualité. En effet, la contraception tout comme l'avortement se trouvent compris dans ces deux sphères. La compréhension du lien qu'il peut y avoir entre contraception et avortement ne peut faire l'économie de l'étude approfondie de ces deux sphères.

L'autre concerne le monde médical, ses pratiques et ses représentations en termes d'accompagnement de l'avortement pour compléter la compréhension de ce fait social. Cette étude pourrait se faire par entretiens et observation. Le

133

« monde médical » est à prendre au sens large, incluant toutes les personnes qui conseillent à ce sujet et même toutes celles qui portent un regard sur les personnes concernées (par exemple le secrétariat d'un centre IVG).

En étudiant comment se prend la décision d'avorter, ce travail aura permis, nous l'espérons, d'adopter une autre vision du rapport à la parentalité, moins axée sur la « bonne gestion» et sur l'anticipation, mais plus complexe, plus riche et plus humaine.

134

Bibliographie

Ouvrages:

Albarello L., 2011, Choisir l'étude de cas comme méthode de recherche, Bruxelles, De Boeck.

Bajos N., Ferrand M. et l'équipe GINé, 2002, De la contraception à l'avortement, sociologie des grossesses non prévues, Paris, INSERM.

Bertaux D., 2005, Le récit de vie (1997), Paris, Armand Colin, coll. 128 « L'enquête et ses méthodes ».

Blöss T. (dir.), 2001, La dialectique des rapports hommes--femmes, Paris, PUF.

Boltanski L., 2004, La condition foetale, une sociologie de l'engendrement et de l'avortement, Paris, Gallimard.

Bourdieu P., 1998, La domination masculine, Paris, éditions du Seuil.

Bourdieu P. (dir.), 1993, La misère du Monde, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points ».

Coenen M. T. (dir.), 2002, Corps de femmes, sexualité et contrôle social, Bruxelles, De Boeck.

Collectif IVP, 2008, Avorter, histoire des luttes et des conditions d'avortement des années 1960 à aujourd'hui, Lyon, éditions tahin party.

De Singly F., 1996, Le soi, le couple et la famille, Nathan, coll. « Essais et recherche ».

De Singly F., 2007, Sociologie de la Famille Contemporaine (1993), Paris, Armand Colin.

Devienne E., 2007, Etre femme sans être mère. Le choix de ne pas avoir d'enfant, Robert Laffont.

Dubet F., 1994, Sociologie de l'expérience, Paris, Editions La découverte.

Ferrand M., Jaspard M., 1987, L'interruption volontaire de grossesse, Paris, PUF, coll. « Que sais--je ».

Hassenteufel P., 2008, Sociologie politique, l'action publique, Paris, Armand Colin.

135

Joly M., 2001, Introduction à l'analyse de l'image (1993), Nathan Université, coll. « 128 ».

Knibiehler Y., 2000, Histoire des mères et de la maternité en occident, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? ».

Knibiehler Y., Neyrand G. (dirs.), 2004, Maternité et Parentalité, Rennes, Editions ENSP.

Lascoumes P., Le Galès P., 2012, Sociologie de l'action publique, Paris, Armand Colin, collection « 128 ».

Le Gall D., Le Van C., 2007, La première fois. Le passage à la sexualité adulte, Paris, éditions Payot.

Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, Histoire de l'avortement XIXe -XXe siècle, Paris, éditions du Seuil.

Neirinck C. (dir.), 2003, La famille que je veux, quand je veux? Evolution du droit de la famille, Ramonville Saint-Agne, Editions érès.

Nisand I., Araujo-Attali L., Schillinger-Decker A.-L., 2002, L'IVG, Paris, PUF, collection « Que sais-je? ».

Nisand I., Letombe B., Marinopoulos S., 2012, Et si on parlait de sexe à nos ados, Paris, Odile Jacob.

Quivy R., Van Campenhoudt L., 2011, Manuel de recherche en sciences sociales (1988), Paris, Dunod.

Sfez L., 1981, Critique de la décision (1974), Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques.

Sfez L., 1984, La décision, Paris, PUF, collection « Que sais-je?»

Chapitres d'ouvrages et Articles scientifiques :

Bajos N., Ferrand M., 2006, « L'interruption volontaire de grossesse et la recomposition de la norme procréative », Sociétés contemporaines, n°61, p. 91117,

Bajos N., Ferrand M., 2006, « La condition foetale n'est pas la condition humaine», Travail, genre et sociétés, n°15, p. 176-182.

Blöss T., septembre 2002, « L'individualisme dans la vie privée mythe ou réalité? », Ceras - revue Projet n°271 (cf. références internet)

136

Boltanski L., 2006, « Réponse de Luc Boltanski», Travail, genre et sociétés, n°15, p. 183-190.

Bonjour P., 2006, « Ethique, décision et personnes vulnérables », Reliance n°20, p. 30-32.

Cresson G., 2006, « Les hommes et l'IVG, Expérience et confidence », Sociétés Contemporaines, n°61, Presses de Sciences Po, p. 65-89.

Divay S., 2004, « Critique de De la contraception à l'avortement, sociologie des grossesses non prévues », Travail, Genre et Sociétés, n°11.

Juan S., 1995, « Méthodologie de la démarche de recherche en sociologie didactique du projet de recherche », Bulletin de Méthodologie Sociologique, n°47, p. 78-98.

Le Gall D., 2004, « Paroles de femmes en situation pluriparentale », in Knibiehler Y., Neyrand G. (dirs.), 2004, Maternité et Parentalité, Rennes, éditions de l'ENSP, p. 127-144.

Neyrand G., 2004, « La reconfiguration contemporaine de la maternité », in Knibiehler Y., Neyrand G. (dirs.), 2004, Maternité et Parentalité, Rennes, Editions ENSP, p. 21-38.

Urfalino P., 2005, « La décision fut elle jamais un objet sociologique? », texte provisoire disponible sur le site du Centre d'études sociologiques et politiques Raymond Aron (cf. références internet).

Vilain A., Mouquet M.-C., Gonzalez L. et De Riccardis N., 2013, « Les interruptions volontaires de grossesse en 2011 » in Etudes et Résultats, n° 843 - juin, DRESS, p. 1-6.

Mémoires:

Menuel J., 2011, Devenir enceinte, Socialisation et normalisation pendant la grossesse : Processus, réceptions, effets, mémoire de Master 2 : sociologie, EHESS

Tussi Pivato F., 2010, Aborto vivido, aborto pensado : aborto punido ? as (inter)faces entre as esferas publica e privada em casos de aborto no Brasil, dissertação : Antropologia, Universidade Federal do Rio Grande do Sul.

Zysman da Silveira S., juin 2010, Décider de devenir mère: Enjeux normatifs du rapport des femmes à la maternité, mémoire de Master 1 : sociologie, Université de Provence.

137

Internet:

Sites consultés pour la rédaction de ce mémoire http://www.ceras-- projet.com/index.php?id=1777.

http://cespra.ehess.fr/docannexe/fichier/545/Décision.pdf, consulté le 29 septembre 2013.

http://www.vie-- publique.fr/politiques--publiques/famille/chronologie/, consulté le 6 juillet 2013.

http://vosdroits.service-- public.fr/F1551.xhtml, consulté le 12 juillet 2012.

http://www.freecurrencyrates.com/fr/exchange--rate--history/BRL--EUR/2007, consulté le 15 août 2013.

http://www.portalbrasil.net/salariominimo.htm, consulté le 15 août 2013.

http://www.portalbrasil.net/salariominimo_riograndedosul_2007.htm, consulté le 15 août 2013.

www.doctissimo.fr/html/sexualite/hygiene--

feminine/articles/se_7466_saignements_grossesse_itw.htm, consulté le 28 août 2013.

Sites à propos de l'avortement cités dans ce mémoire

ivg.gouv.fr jevaisbienmerci.net ivg.net ecouteivg.org sosbebe.org

Articles de presse (par ordre chronologique):

« Faut--il s'inquiéter du recours à l'avortement chez les jeunes ? » Par Bajos N., sociologue--démographe (Inserm), Ferrand M., sociologue (CNRS), Meyer L.,

médecin épidémiologiste (université Paris--Sud), Moreau C., médecin
épidémiologiste (Inserm), Warszawski J., médecin épidémiologiste (université Paris--Sud), Libération, 1er mars 2012.

« Faut--il s'inquiéter du recours à l'avortement des jeunes ? Oui ! » Par Nisand I., Letombe B., gynécologues, et Marinopoulos S., psychanalyste, Libération, 9 mars 2012.

«IVG : le retour des entrepreneurs de morale», Par Bajos N., Ferrand M., Meyer L., Moreau C., Warszawski J., Libération, 20 mars 2012.

138

« Nul n'a le monopole de la parole des femmes ! » Par un groupe de médecins, gynécologues et obstétriciens, Signataires : Mireille Becchio médecin, Marie-Laure Brival gynécologue obstétricienne, cheffe de service, Joëlle Brunerie et Laurence Danjou gynécologues, Philippe David, Danielle Gaudry gynécologues obstétriciens, Laurence Esterle et Sophie Eyraud médecins, Philippe Faucheret Sophie Gaudu gynécologues obstétriciens, Martine Hatchuel gynécologue obstétricienne, cheffe de service, Christine Leballonnier gynécologue obstétricienne, Philippe Lefebvre gynécologue, chef de pôle femme-mère-enfant, Jean-Claude Magnier et Pierre Moonens gynécologues, Raymonde Moullier médecin, Catherine Perrigaud et Catherine Soulat gynécologues, Françoise Tourmen gynécologue, Claire de Truchis médecin, Libération, 20 mars 2012.

« Nous avons avorté, nous allons bien, merci !» Par Les filles des 343 (collectif créé en avril 2011 à l'occasion du 40e anniversaire de la parution du Manifeste des 343), Libération, 20 mars 2012.

« La meilleure IVG est celle qu'on peut éviter », Par Par Nisand I., Letombe B., et Marinopoulos S., Libération, 22 mars 2012.

« Les anti-IVG pratiquent la désinformation sur le web » Par Laurent S., Le Monde, 25 février 2013.

« La bataille pour l'information sur l'IVG se livre sur internet » Par Gérard M., Le Monde, 16 septembre 2013.

« Le gouvernement lance un site d'information sur l'avortement» Par AFP, Le Monde, 29 septembre 2013.






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard