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Sagesse et destinée tragique dans la philosophie de Schopenhauer

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par Sylvain Sella
Université Paul Valéry Montpellier III - Master 1 2011
  

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Sagesse et destinée tragique dans la philosophie de Schopenhauer.

Sylvain Sella

Sagesse et destinée tragique dans la philosophie de Schopenhauer.

Plan et table des matières

I/La découverte de l'essence la volonté.

I/,1 Le besoin métaphysique et la philosophie -L'étonnement philosophique p 2-4

-La mort p 4-7

-La religion p7-10 -L'idéalisme p 10-12

-La contemplation esthétique p 13-16

I/,2 La reconnaissance de la volonté

-Le monde n'est pas que représentation p 16-18

-Le corps est la volonté p19-21

-La connaissance par analogie,les forces élémentaires p22-25

-La soif,l'avidité ,la lutte pour la vie p 26-27

-L'objectivation ascensionnelle de la volonté p 28-31

I/,3 Le « noeud » de la Volonté ,l'homme

-L'individu. Affirmation et négation du vouloir vivre p 32-34 -La vanité humaine,la mascarade p 35-39

-L a«nolonté » et l'ascèse p 40-42

II/ La force du déterminisme

II/,1La « ruse « de la Volonté,l'amour et la sexualité

-le sexe:l'individu au service de l'espèce p 43-47

-La sélection sexuelle et la stratégie reproductrice p 48-51

-Aspect métaphysique de la passion p 52-53

II/,2 Une philosophie tragique qui préfigure la psychanalyse

-La sexualité et l'inconscient p 53-57

-Dissimulation et refoulement p 57-66

-Le traumatisme de la naissance p 66-73

-La sublimation esthétique p 73-77

-Compulsion de répétition et circularité du temps p 77-79

II/, 3 Hérédité et Volonté p 79-88.

-L'hérédité un savoir « inné » et universel p 79-82

-Rôles du père et de la mère chez Schopenhauer p 82-85 -Importance de l'hérédité au XIXème,le caractère immuable p 85-88

III/ Sagesse et prédestination

III/,1L'illusion du libre-arbitre

-L'absence de la liberté d'indifférence p 89-96

-la décision est-elle libre ? P 96-100

-Liberté et conscience réfléchissante p 100-105

-Le caractère et la paradoxe de la volonté libre p 105-109

III/,2 Fatalisme transcendant

-Analogie entre le rêve ,la tragédie ,le sens du destin p 110-116 -Grandeur et misère du génie p 116-120

III/, 3 Une gnose libératrice mais limitée -La parenté avec le gnosticisme p 120-124 -La « conscience meilleure » p 124-127

Conclusion

-La postérité de Schopenhauer p 127-132.

Sagesse et destinée tragique dans la philosophie de Schopenhauer;

Introduction

Macbeth,le personnage tragique de Shakespeare ,dans la pièce éponyme dit ceci:

Macbeth : La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur
Qui s'agite et parade une heure, sur la scène,
Puis on ne l'entend plus. C'est un récit
Plein de bruit, de fureur, qu'un idiot raconte
Et qui n'a pas de sens.1

- A la fois bourreau et victime,cette réflexion lui vient au milieu des méfaits commis et du sang qui coule,volonté véhémente et aveugle du méchant, qui haïssant sa propre condition ,souhaiterait détruire la vie entière pour apaiser une souffrance fondamentale. Emporté par un désir orphelin de son origine et d'autant plus insatiable,le sanguinaire Macbeth,jette un regard en coin,mais furtif et lucide sur l'existence et révèle le caractère double de ceux de son espèce;condamnés à agir,parfois

1 William Shakespeare, Macbeth acte V,scène V (1606).

férocement, mais aussi complétement capables de se voir. L'art de la tragédie est-il essentiellement un remède efficace en vue de prévenir nos excès passionnels ainsi que le définit Aristote ou cache-t-il un enseignement complet sur le sens de la destinée humaine?Schopenhauer est sans doute le seul penseur à vraiment proposer une philosophie de la tragédie, La Naissance de la tragédie 1872 de Nietzsche,est dans le fond véritablement d'accord avec la métaphysique de la volonté,mais on sent poindre chez lui ,une recherche indépendante et singulière de l'origine profondément musicale et rituelle du culte dionysiaque,comme une réminiscence de l'orphisme ,de Dionysos et de sa volonté de puissance artiste. Arthur Schopenhauer,le théoricien du pessimisme métaphysique,ne propose pas bien sûr une étude littéraire de la tragédie,mais souligne la supériorité philosophique de la tragédie moderne sur la grecque,en particulier Shakespeare et Goethe;l'essence d'une sagesse contenue dans le genre et qui constitue,comme une illustration,une métaphore de sa philosophie. Schopenhauer est un idéaliste ; la matière est juste le support du drame métaphysique qui se joue et se rejoue à l'infini;le temps et le progrès ne trouvent pas leur place n'étant que la scène où se débat la Volonté avec elle-même. Il convient d'établir une différence entre la vision tragique de l'auteur et une philosophie de l'absurde comme on peut la

rencontrer chez Camus ou Sartre, où il est possible de trouver un sens dans l'engagement et d'échapper ainsi au vide de l'existence sans Dieu. La pensée de Schopenhauer est une remise en cause de la valeur de l'existence ,du vouloir vivre lui-même,d'une façon franche et radicale,faisant l'objet de tout un système philosophique présenté dans l'oeuvre principale de l'auteur, Le Monde comme volonté et comme représentation, paru à la fin de l'année 1818.Si la Volonté est l'essence de toute chose,la découverte primordiale,Schopenhauer nous demande de procéder en philosophe véritable et ,dans l'idéal,de commencer par lire sa thèse sur le quadruple principe de raison suffisante ,de se pénétrer du caractère purement phénoménal de la connaissance possible et de tirer pleinement les conséquences de la philosophie kantienne sur ce point. Donc pas de connaissance de la chose en soi. Le tragique,c'est qu'il n'y ait pas d'issue possible dans le cours ordinaire de notre vie,du moins,pas avant que ne survienne l'occasion de faire un choix radical;la volonté veut-elle se poursuivre ou passer à autre chose?La négation du vouloir vivre par la connaissance de soi constitue la seule et unique liberté . La satisfaction ne peut être atteinte par une volonté de vivre,indéfinie,insatiable et irrationnelle. La pensée de cet auteur a souvent été dénoncée comme outrancière et choquante voire pathologique. Que la vie vaille la peine

d'être vécue serait la marque de la santé mentale et lui préférer le non-être,le désaveu complet de la raison et de l'humanité,le signe d'une faillite lamentable. Des éléments de sa biographie vont certes dans ce sens mais à l'opposé également,on peut y reconnaître l'élu de la volonté ,l'auteur du Monde,d'un livre « prophétique »,d'une gnose salvatrice. Schopenhauer a-t-il été marqué irrémédiablement par l'abandon? Il naît à Dantzig le 22 Février 1788 dans une famille bourgeoise. Il aurait souhaité poursuivre ses études au Lycée mais son père le destine au commerce comme lui. Il obtient finalement de lui la faveur de joindre l'utile à l'agréable,et effectue un tour d'Europe de deux ans dont on peut penser qu'il comptera beaucoup pour sa connaissance concrète et variée de l'humanité réelle. Son père se suicide quand il a dix sept ans et sa mère,une mondaine qui deviendra une romancière à succès ne l'aime pas beaucoup. Bénéficiant désormais d'une rente,il veut s'atteler à la tâche de résoudre le difficile problème de la vie et en effet,son existence sera toute entière consacrée à l'ascèse philosophique,à la rédaction puis aux commentaires de son grand ouvrage. Les échecs personnels seront décisifs et instructifs ,comme venant confirmer son désir de se consacrer à l'essentiel et d'en être plus inutilement détourné. Plusieurs échecs amoureux mais aussi professionnels;il échoue comme professeur d'Université à Berlin de 1820 à

1822 où sa rivalité avec Hegel est tout à fait révélatrice de son irréductible position philosophique. Il s'installe alors dans une vie d'ermite à Francfort,fuyant Berlin et le choléra,vivant tout simplement la vie pour laquelle il est fait. Cette idée d'un destin qui s'impose et qui parle est importante chez Schopenhauer en dépit du fait que cette question n'ait pas reçue une très grande attention. Il y a consacré un ouvrage,Le sens du destin,spéculation transcendante sur l'intentionnalité apparente dans le destin de l'individu(extrait de parerga)1851,et dans lequel il traite de ce problème ardu mais qui s'avère capital en vue d'une compréhension plus profonde de cette métaphysique. En effet, dans le Monde,la volonté est tout d'abord et fort logiquement exposée dans ses grands traits,ce qui ne laisse pas vraiment la place pour envisager comment elle s'objective concrètement dans la vie de l'individu. La connaissance de soi,selon notre auteur,n'est pas donnée à la faveur d'une méditation à part de l'expérience mais ne peut se réaliser que dans le miroir de nos actes ,ce qui confère à l'âge le privilège de pouvoir pleinement revenir sur le sens de notre existence. Cet écrit sur la destinée, tempère le nihilisme de Schopenhauer,comme si celui-ci correspondait à une phase purgative,car de son propre aveu,sa vie,son génie ont bien un sens et même un sens supérieur ainsi qu'il le déclare dans une lettre à son disciple Frauenstadt:

2)A Bossant,Schopenhauer et ses disciples p150 Hachette Paris 1920,cité par Marie-José Pernin p8 Le sens du destin Vrin Paris 2009.

"Je suis réellement heureux d'avoir assez vécu pour assister à la naissance de mon dernier enfant:maintenant je considère ma mission en ce monde comme terminée..."2les voies de la volonté semblent parfois bien lisibles et même pressantes pour qui doit faire oeuvre de libérateur. Schopenhauer rejoint là le thème théologique de la prédestination ,préférant sur ce point une certaine version de la "grâce" augustinienne, au karma hindoue et bouddhiste,paradoxe qui s'explique pour sauver la liberté métaphysique de la Volonté,et qui signifie pour l'individu ,que ce ne sont pas les oeuvres qui sauvent,mais un acte transcendant de connaissance de soi de la volonté. Elitisme et élection se conjuguent ici,la majorité des gens ordinaires étant,en quelque sorte,les oubliés du destin. Schopenhauer va jusqu'à parler de fabrication industrielle en ce qui concerne la masse. Où se trouve le libre arbitre individuel?Nul part, si l'on excepte que les racines de l'individualité,participent quelque part de la liberté de la volonté, mais ceci reste un mystère insondable. Il faut comprendre que la sagesse issue du pessimisme de Schopenhauer n'est pas affaire d'héroïsme moral comme chez les stoïciens,mais dépend de notre compréhension,qui ultimement, est une incitation au renoncement.

Quelque soit le côté par lequel on aborde cette "Thèbes aux cent portes",il convient tout d'abord de parler de la découverte de l'essence,la Volonté. En temps que moment crucial de son objectivation,elle se signale en l'homme, avant tout, par l'apparition de ce besoin métaphysique,responsable de la philosophie,de la religion et en réponse à l'offense causée par la finitude et la mort. La philosophie nous amène à reconnaître l'idéalité du monde,la représentation et l'héritage kantien;à l'opposé nous pouvons saisir immédiatement la réalité de la volonté de vivre présente en nous et que nous transposons aisément aux autres êtres vivants. La volonté est aveugle et omniprésente à travers les règnes de la nature mais en l'homme ,elle "joue" tout son destin,lieu paroxystique de son affirmation puis de sa négation. Le règne de la volonté s'impose par la force du déterminisme et se poursuit par la "ruse" de l'amour et du sexe,l'empreinte héréditaire,l'immutabilité du caractère et l'inconscient.

Cette résignation éclairée face à la fatalité,conduit le philosophe à reconnaître le lien entre sagesse et prédestination. Schopenhauer et d'autres grands esprits dénoncent l'illusion du libre arbitre,mais notre vie n'est pas absurde si nous pouvons lire le sens de notre destinée,admettre la présence d'un fatalisme transcendant. La connaissance contenue dans le Monde est-elle bien la gnose libératrice?Le saint ,le sage ,le génie sont-ils vraiment

des prédestinés ou,leur mystique, simplement l'expression possible d'une façon de supporter le fardeau de l'existence?

I/ La découverte de l'essence ;la Volonté

I,1 Le besoin métaphysique et la philosophie.

A l'inverse de l'animal ,l'homme est doté d'une conscience particulière,suffisamment éveillée pour se demander quel est le sens de l'existence du monde et de la sienne propre .L'homme est donc double par nature;pleinement volonté de vivre comme l'animal, s'efforçant de suivre ce que la nature a prévu pour lui et en même temps , représentation, en ce qu'il prend conscience de lui-même et de sa situation dans l'existence .Une simple conscience témoin ne poserait aucun problème mais l'être humain s'interroge sur la valeur de ce qu'il vit. On ne peut dater cette forme d'inquiétude mais elle l'accompagne depuis fort longtemps. Voici ce que nous dit Schopenhauer à propos de cet avènement de la conscience: « Ce n'est qu'une fois que l'essence intime de la nature (la volonté de vivre dans son objectivation) a traversé les deux règnes des êtres dépourvus de conscience puis a remonté d'un pas assuré et hardi la vaste série des animaux, ce n'est qu'au moment où elle arrive enfin au seuil de la raison ,dans l'homme donc,qu'elle accède pour la première fois à la réflexion ,et là ,elle se prend à s'étonner de sa propre oeuvre et se demande ce qu'elle est elle même »(1) ;on voit qu'il s'agit bien là d'un mouvement de la Volonté elle même et que, en ce sens ,la métaphysique est le destin de l'homme. L'idée courante concernant Schopenhauer, est qu'il est le philosophe de l'absurde et ne peut que nous conduire au découragement. En réalité,ce moment métaphysique est essentiel ,et le bouddhisme parle à ce propos de « précieuse existence humaine » ;les dieux tout autant que les animaux et

les démons sont incapables de prendre conscience du véritable sens de la vie et c'est un privilège humain dans cette philosophie religieuse. Chez Schopenhauer ,une conscience supérieure à l'homme serait proprement insoutenable eu égard à la souffrance qui règne dans le monde. Dans les deux cas,la survenue de l'homme ,par ce retour de la nature sur elle même ,est le lieu où se joue vraiment le drame,mais nous devrions dire déjà ,la tragédie de l'univers. Il y a bien là un enjeu formidable,justifiant pleinement cette importance universelle de la métaphysique ;Existe t-il dans l'univers un dessein mystérieux,une Fin,à laquelle l'homme participe sans s'en rendre pleinement compte au départ? . Notre auteur se rattache bien à la tradition philosophique et fait du questionnement sur notre propre existence le début et le coeur de la métaphysique ainsi qu'Aristote le faisait remarquer: « Ce fût en effet l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui,les premiers penseurs aux spéculations philosophiques »2 . Pour le philosophe de Francfort,la curiosité étonnée de l'homme en ce qui concerne sa propre existence porte sur trois choses essentielles;le fait même d'être,que le monde soit,et la mort qui vient mettre un terme à cette vie. Ceci dit,pour Schopenhauer,quand on dit que l'homme s'interroge,il s'agit en fait d'une potentialité car l'homme ordinaire ne se préoccupe ,en réalité, pas beaucoup de ces questions. Les hommes ,en grande majorité,sont en fait très largement mûs par les motifs de leur vouloir particulier et n'ont pas le loisir,au sens grec ancien et philosophique de vie contemplative,ainsi qu'au sens plus moderne ,de temps disponible en dehors du travail. On voit déjà là poindre le thème qui nous occupe en particulier ici,à savoir;la destinée tragique et l'élection,la vocation toute particulière de certains. Qu'il y ait eu « quelque chose plutôt que rien » comme le disait Leibniz,cela a pu interpeller chacun d'entre nous à différents degrés, voire nous amuser ,mais l'existence en soi ne nous révolte pas ,alors que la mort nous blesse,nous attriste et nous prive des bribes de sens qui constituaient comme autant de points d'ancrage sur le chemin de notre vie. Le spectacle du monde pourrait être un motif de curiosités et d'expériences sans cesse renouvelées malgré les hauts et les bas de nos destins particuliers, mais la « grande faucheuse » n'a jamais fait d'exception jusqu'ici.« Si notre vie était infinie et exempte de douleur,il ne viendrait sans doute à l'esprit de personne de demander pourquoi le monde existe et pourquoi précisément il est doté de cette nature,tout irait de soi »3 . L'auteur nous précise aussi que l'homme est le seul être à savoir avec certitude qu'il est mortel. Dans l'animal,la Volonté s'acharne principalement à la conservation de la vie et il peut continuer d'avancer en

toute confiance car il ne se sent pas différent d'elle. Mais la situation de l'homme génère un nouvelle tension;c'est la vie individuelle qui veut être préservée à tout prix et depuis le départ,l'homme cherche à fuir la mort,la personnifie sous des traits terribles et impitoyables,tente de l'amadouer,et se révolte contre cette sanction qui ne devrait plus être. En effet,pourquoi la volonté dans la nature a-t-elle produit un être individualisé et conscient pour s'en débarrasser presque aussitôt sans qu'il ait pu comprendre le sens de son passage?L'individu,malgré tout, reste membre de l'espèce et « appartient »à la Volonté,c'est la raison pour laquelle,il ne vit presque jamais en présence de l'idée de sa mort d'où le caractère inauthentique de notre vie dont parlera Heidegger. La philosophie de Schopenhauer reste dans le sillage de la tradition philosophique inaugurée par Socrate où philosopher c'est apprendre à mourir mais pour le penseur allemand ,il s'agit d'accepter vraiment sa finitude et sa disparition comme une libération. La mort n'est pas un problème mais au contraire le but de la vie car l'attachement à la volonté de vivre est irrationnel. Si la mort nous interpelle,la réflexion philosophique doit nous révéler la seule solution envisageable,la suppression de la conscience individuelle;mais le désir d'être se poursuit et le monde avec lui,ce que l'auteur appelle la palingénésie,présence d'une soif d'exister qui se recycle éternellement. Il ne s'agit pas de déjouer les pièges de l'autre monde qui nous empêchent de gagner le salut de l'âme ,comme dans l'antiquité, où il existe une affection toute particulière pour les « manuels »de survie dans l'au delà,livres des morts égyptiens,gnostiques,tibétains ,dont les religieux ou initiés possèdent la clé ,les formules magiques qui conduiront le défunt à bon port.

L'histoire atteste également d' un ars moriendi dans la spiritualité de l'occident médiéval. Le philosophe considère néanmoins le moment du trépas comme un jugement,car il devient ,pour beaucoup,la seule occasion véritable de renoncer tout à fait à la tentation d'exister. La part indestructible de notre être existe ,mais elle est celle de la volonté et non d'un principe conscient. Si, de cette façon nous pourrions dire avec

Spinoza que nous « sentons que nous sommes éternels »,ce n'est pas en vertu d'une âme immortelle,mais de la part éternellement volitive qui nous habite;la sagesse devient plutôt l'acceptation de la condition tragique d'un individu dont le destin est un appel à renoncer à lui-même et de dire ,avec le cynisme amusé d'un Voltaire « J'aime la vie mais le néant ne laisse pas d'avoir du bon. »C'est vraiment la compréhension du caractère vain et éphémère de l'existence qui peut nous réconcilier avec l'idée de la mort;notre vie n'est qu'un rêve éphémère survenu entre deux néants et celui

qui va suivre notre disparition n'est pas plus à craindre que celui qui l'a précédé. Schopenhauer approuve le raisonnement apaisant d'Épicure pour qui la mort n'est rien car nous n'en serons pas conscient au moment où elle se produira .L'homme du commun qui ne va pas consacrer son temps à la réflexion philosophique a cependant à quelque niveau une vocation métaphysique mais qu'il va exprimer surtout par l'intermédiaire de la pratique religieuse ,laquelle constitue pour Schopenhauer une allégorie plus ou moins parlante de la vérité. Ce besoin de religion est apparu en raison de notre situation limitée et souffrante,comme un espoir d'une vie autre, meilleure,une promesse de survie dans l'au-delà qui viendrait nous consoler de souffrances imméritées et sans nombre qui furent notre lot ici bas. « L'immortalité c'est la seule chose pour eux à proprement parler »4..Dans la conception platonicienne

« soma=sema », l'existence corporelle est assimilable à un tombeau. Toute spiritualité ,en ce sens,est un rappel de la situation tragique de l'homme en ce monde ;son esprit est habité par un désir d'éternité mais son corps clame sans cesse sa finitude. Ainsi,le besoin de justifier sa vie est primordial chez lui depuis des temps immémoriaux: « la présence de temples,d'églises,de pagodes et de mosquées,dans tous les pays et à toutes les époques,leur splendeur et leur magnificence sont autant de preuves du besoin métaphysique de l'homme »5 .Bien entendu,la religion ne peut parler de la vérité que de façon allégorique et seule la philosophie constitue le véritable exercice de la pensée,son exigence de rationalité. A ce propos notre auteur cite Platon: « Il est impossible pour la foule d'être philosophe » 6 .La religion vient combler un besoin et son existence est parfaitement justifiée pour Schopenhauer: « La religion est la métaphysique du peuple;il faut de toute façon la lui laisser,et par conséquent l'honorer extérieurement;la discréditer,c'est la lui enlever. De même qu'il y a une poésie populaire,il doit y avoir une métaphysique populaire,comme dans les proverbes une sagesse populaire »7

.Cependant ,cet aspect inoffensif de la religion ,ne doit pas nous faire oublier qu'elle est aussi un instrument de domination pour les puissants qui agitent dans leurs discours ,le spectre de la sanction divine en cas de mauvaise conduite. Ces deux aspects de la vérité religieuse,sont incarnés respectivement par les personnages de Philatète et Démophèle dans ses petits écrits philosophiques de 1851 Sur la religion.

Les prescriptions et les ordonnances religieuses ne sauraient avoir de réalité en elles-même et pas plus que les lois civiles n'ont de valeur absolue,il convient simplement de les admettre et de les tolérer: « Il faut

donc l'envisager comme un mal nécessaire résultant de la pitoyable faiblesse intellectuelle de la grande majorité des hommes,qui est incapable de saisir la vérité et qui a constamment besoin,dans un cas urgent,d'un succédané »8selon Schopenhauer, toutes les religions ne sont pas placées à égales distance de la vérité,laquelle peut être connue grâce à sa métaphysique de la volonté (sur laquelle nous reviendrons plus

tard).Ainsi ,le judaïsme est faux de par son réalisme(croyance en l'existence du monde indépendamment du percipient),son théisme et son optimisme. En revanche,les religions de l'Inde et bouddhisme en tête cherchant une libération de ce monde, ont bien perçu la vraie nature de l'existence. Par ailleurs,le Christ représente parfaitement la destinée tragique de l'élu parvenu au stade où la vie humaine pleinement consciente d'elle même,ne peut plus être qu'une expression de la compassion pour la souffrance universelle. Est-il nécessaire d'ajouter que le christianisme historique à afficher un tout autre visage ,montrant par là l'inanité de la recherche d'un salut historique et collectif? Cette dimension de la vie humaine ,c'est vraiment la philosophie qui peut y répondre pleinement car la religion fait appel au surnaturel afin d'asseoir son autorité et la science ne s'occupe que du lien que les phénomènes entretiennent entre eux. Seule la philosophie pourrait réellement expliquer le problème car grâce à elle,la raison peut déchiffrer l'énigme du monde et non justifier un système abstrait conçu en dehors de l'expérience réelle. Par essence,la philosophie est « contre -nature »car elle correspond justement à ce retour de la

Volonté sur elle même alors qu'auparavant elle n'était qu'expansion aveugle et inconsciente .En principe,la nature a doté « l'animal -humain » d'un intellect purement utilitaire et qui se consacre pour l'essentiel à assurer sa propre subsistance et ses propres intérêts: « L'intellect n'est fait que pour reconnaître les rapports des phénomènes au service d'une volonté individualisée,dont les objets sont ces phénomènes. Dans la philosophie,il est donc appliqué à une chose pour laquelle il n'est pas fait:L'existence en général et en soi »9 . La caractéristique majeure,alors,de l'intelligence philosophique,c'est d'être désintéressée,de considérer le monde non comme quelque chose dont on doit s'emparer mais un objet à contempler. En un certain sens ,on peut dire que la philosophie réalise le passage du monde comme « volonté au monde au monde comme représentation »Nous verrons plus loin que la philosophie implique une génialité particulière et le destin qui lui est conséquent. Schopenhauer a été très critique à l'égard de la philosophie de métier, à laquelle pourtant,il s'est lui-même exercé mais sans succès à Berlin de 1820 à1822.L'inconvénient majeur provient

non pas de l'enseignement en lui-même ,mais de la subordination de celui-ci aux autorités religieuses et politiques de son temps. Notre auteur parle de la « Période de déloyauté »10,en visant les « trois

sophistes »,Fichte,Hegel,et Schelling qui,malgré l'impossibilité de dépasser le champ de l'expérience ,démontrée magistralement par Kant,continuent de « jongler » avec les abstractions et de bâtir en toute impunité leurs systèmes. « Il ne sert à rien que Kant ait démontré,avec la pénétration et la profondeur les plus rares,que la raison théorique ne peut jamais s'élever à des objets en dehors de la possibilité de l'expérience. Ces messieurs ne se se soucient nullement de pareille chose:mais ils enseignent sans hésiter,depuis cinquante ans,que la raison a des connaissances directes absolues,qu'elle est une faculté tout naturellement fondée sur la métaphysique,et que,hors de toute possibilité de l'expérience ,elle reconnaît directement et saisit sûrement le suprasensible,le bon Dieu et tout le bataclan »11 . Ainsi ,la philosophie allemande de l'époque n'a plus de limites et ne tient plus compte de l'expérience. Aux sources de l'expérience philosophique,nous avions l'étonnement,lequel se trouve confirmé par la philosophie hindoue qui depuis toujours révèle le caractère le caractère illusoire du monde;destin tragique de l'homme qui tient tellement à quelque chose qui n'a pas de réalité substantielle, maya. Le bouddhisme enseigne que c'est notre soif d'exister,avidya,qui produit notre errance dans le labyrinthe du monde,samsâra,lequel n'est en fait que le produit de nos projections mentales,la solidité de l'univers même étant contestable et très relative. Schopenhauer fait souvent référence aux Védas,aux Upanishads et,à cet égard, on a pu aussi lui reprocher de ne pas avoir bien saisi leur sens car ils ne sont pas nihilistes et professent une certaine forme d'immortalité d'une âme impersonnelle(atman).Quelle est l'originalité de la métaphysique de Schopenhauer par rapport aux professeurs qu'il critique ? Il s'agit bien là aussi d'une pensée systématique,une explication globale du monde,du sens de l'existence humaine et de son devenir .Comment la métaphysique peut -elle encore exister quand on sait que Schopenhauer suit parfaitement Kant sur ce point capital? ;lorsque nous percevons le monde ,nous ne le percevons jamais tel qu'il pourrait être en lui-même,indépendamment d'un sujet qui le perçoit,mais bien tel qu'il nous apparaît d'après les catégories a priori de notre entendement que sont l'espace ,le temps et la causalité. Notre esprit n'ayant pas accès à la chose en soi,toute métaphysique est devenue impossible. Comment,dés lors,Schopenhauer peut-il à son tour proposer une métaphysique?Notre auteur s'en explique en précisant que sa

métaphysique n'est pas fondée sur l'emploi de concepts tels que Dieu,Substance,Absolu,mais s'en réfère seulement au domaine de l'expérience:" le devoir de la métaphysique n'est point de passer par dessus l'expérience,en laquelle seule consiste le monde,mais au contraire d'arriver à la comprendre à fond»12 . La philosophie va se présenter comme un art de l'interprétation du monde donné comme une totalité dans l'expérience et ceci est possible grâce à l'expérience immédiate,intérieure que nous pouvons faire de la Volonté ainsi que nous le verrons plus

précisément: « Le mode de considération authentiquement philosophique du monde,c'est à dire celui qui nous apprend à connaître son essence intime et nous conduit par ce biais au delà du phénomène,est précisément celui qui ne demande pas à partir de quoi(woofer),vers où(wohin),et pourquoi(warum),mais ce qu'est (was) le monde. Schopenhauer va s'orienter au fil du temps vers une conception de la philosophie comme une véritable pratique artistique: « Le philosophe ne doit jamais oublier qu'il pratique un art et non une science »14 . Cette matière va donc demander des aptitudes particulières dont seuls certains sont dotés: « Or tel il en sera de ma philosophie:ce sera une philosophie en tant qu'art. Chacun n'en comprendra que ce qu'il mérite d'en comprendre »15 .Mais,dés lors, nous pouvons nous demander si la philosophie peut nous apporter un savoir complet qui ferait de nous des sages de la même façon que dans la sagesse hindoue,à laquelle se réfère souvent notre auteur,on parle de sages réalisés ayant atteint le but de la vie. A ce sujet ,la réponse de Schopenhauer n'est pas aussi positive et sa philosophie constitue plutôt une démonstration quant au caractère vain et superflu de la vie elle-même. Le jeune Nietzsche,encore disciple du pessimiste de Francfort,affirmait « Par nature,l'homme n'est pas là pour la connaissance »16 . La philosophie ne peut que révéler l'aspect tragique de l'existence et ce douloureux paradoxe;de plus nous en savons et de plus nous comprenons que nous n'aurons pas accès à une connaissance totale ni à un vrai bonheur. La science ne parle que des phénomènes et la Volonté en elle-même reste insondable: « Cette perception intime de notre propre volonté est loin de fournir une connaissance complète et adéquate de la chose en soi »17 .Ne pouvant saisir cette ultime réalité , la vraie connaissance chez Schopenhauer,ne se trouve que du coté de l'art « objectif »,capable de nous faire saisir des réalités éternelles,les Idées platoniciennes. Quand on sait cependant ,que selon Schopenhauer ces Idées sont les formes archétypes,les espèces éternelles de la nature,il est difficile, eu égard à la position de la science contemporaine en ce qui concerne la théorie de

l'évolution des espèces vivantes,de considérer comme toujours valable cette conception. La réflexion sur l'esthétique contemporaine percevrait également cette définition de l'art comme tout à fait restrictive. La parenté de l'art et de la philosophie se conçoivent fort bien,en revanche, à les considérer comme actes de contemplation capables de nous élever au dessus des exigences volitives. « Je trouve que la vue qu'on embrasse du sommet d'une montagne contribue beaucoup à nous offrir des horizons sur le monde. Le monde regardé ainsi d'en haut est un spectacle si fantastique et si curieux qu'il doit pouvoir consoler celui qui est assailli de

soucis »18 .Ces moments contemplatifs sont la clé d'un bonheur et d'un savoir relatifs, des instants où la scission sujet-objet semble

abolie: « Absorbons nous donc et plongeons nous dans la contemplation de la nature,si profondément que nous n'existions plus qu'à titre de sujet connaissant...nous tirons ainsi toute la nature à nous »19 .Ces moments purs ne se produisent pas continuellement et tous ne goûtent pas ces instants privilégiés. Dans Les aphorismes sur la sagesse dans la vie,Schopenhauer nous rappelle que la recherche de la vie heureuse ne saurait être qu'un pis aller, car la non existence lui est préférable ,et il reste en cela

fidèle à la pensée exposée dans son grand ouvrage .La sagesse pratique de Schopenhauer ,de son propre aveu ,n'apporte rien de nouveau: « En somme, certainement les sages de tous temps ont toujours dit la même chose ... »20 .Nous verrons plus loin ,lorsque nous aborderons la question du déterminisme que cette sagesse toute relative,qui plus est, ne saurait être enseignée. Ainsi,la philosophie de Schopenhauer est incontestablement marquée par le tragique de notre condition;aspiration de l'homme au bonheur et à la connaissance mais à mesure qu'il progresse en ce sens,il s'aperçoit qu'il n'y parvient jamais vraiment. La philosophie tragique de Schopenhauer nécessite une intuition qui pénètre au coeur des choses et il n'existe pas vraiment d'enseignement pour ça. Le monde comme représentation ne pose pas de difficulté en ce sens qu'il s'accorde avec la vision kantienne de la réalité,en revanche ,il faut tourner son regard vers l'intérieur de soi pour y découvrir l'essence des phénomènes, la Volonté.

I,2La reconnaissance de la Volonté

Si le monde n'est que représentation,alors son intérêt pour nous apparaît faible et insignifiant. « Si le monde n'est rien d'autre qu'une

représentation,auquel cas il devrait passer devant nous comme un rêve dépourvu de consistance ou une chimère fantomatique,sans mériter notre attention »21 .Dés lors,Schopenhauer nous invite à chercher ailleurs ,l'essence du monde,car la représentation n'en est que l'aspect visible et superficiel, « l'interface graphique »,et il convient de nous saisir du coeur des choses sous peine de rester dans un idéalisme stérile ou qui ne pourrait trouver sa justification que dans une abstraction ad hoc comme le Dieu de Berkeley(c'est nous qui soulignons),seul capable en dernier recours de sauver l'inter-subjectivité et le sens de l'existence humaine. Il faut définitivement nous tourner vers la face cachée de la création afin d'en extraire le sens: « D'emblée une chose est certaine,c'est que ce que nous recherchons doit nécessairement être,par toute son essence,quelque chose d'entièrement ,de fondamentalement différent de la représentation »22. En cherchant la clé du problème dans la représentation c'est manquer sa cible et c'est pourtant une erreur commise par la philosophie

jusqu'ici.: « Pourtant, c'est là le chemin qu'ont suivi tous les philosophes avant moi »23. Or cet oubli va être à l'origine d' une double erreur;méconnaissance de le nature du monde et aussi du sujet qui le perçoit,lui interdisant par là l'accès à la vérité: « En réalité, la signification recherchée du monde,en tant qu'il se présente à moi simplement comme ma représentation...serait à jamais impossible à découvrir si le chercheur n'était lui- même rien de plus que le sujet connaissant(une tête d'ange ailée privée de corps).Or ,lui-même a des racines dans ce monde et l'habite en tant qu'individu.. »24 ;l'individu est conscient de son corps non pas seulement comme objet de sa perception,ce qui deviendrait un solipsisme intenable,mais se connaît immédiatement aussi comme une volonté de vivre et ce de façon indéniable et il faut voir ici comme le point fort de la philosophie de Schopenhauer. En effet, bien avant même de trouver une justification quelconque aux choses ,il nous faut bien reconnaître que d'abord nous sommes volonté de vivre et que c'est d'une telle évidence que nous n'y pensons presque jamais,et la vérité de nôtre existence nous échappe à la façon de la lettre volée d'Oscar Wilde. Spinoza a bien parler de « persévérer dans son être » mais il ne l'a pas érigé en premier principe et n'en a pas tiré toutes les conséquences. Pour Schopenhauer,l'individu peut connaître sans intermédiaire ce qu'il est dans sa réalité essentielle,cette volonté de vivre,qu'il appelle volonté ou Volonté pour souligner son aspect omniprésent dans la nature même si son origine est tout à fait inconnue et restera inconnaissable: « l'énigme est bien plutôt donnée au sujet de la connaissance,lequel se manifeste comme individu:et

ce mot est volonté »25 L'individu,parce qu'il connaît qu'il est son propre corps,connaît en même temps ce qui l'anime et qui constitue son essence. En fait ,les deux sont inséparables,l'homme est ainsi le « nexus » du monde,lieu du croisement de la volonté et de sa représentation. Le corps peut faire l'objet d'une double connaissance;extérieure en tant que phénomène perceptible et intérieure en tant que volonté que nous sentons; Gardons-nous bien de considérer la volonté comme un entité séparée du corps et qui l'animerait d' « en haut »,un peu comme une âme;corps et volonté ne peuvent être considérés séparément: « L'acte de la volonté et l'action du corps ne sont pas deux états objectifs connus différemment,articulés par le lien de la causalité,le rapport qu'ils entretiennent entre eux n'est pas celui de la cause à l'effet ,ils sont une seule et même chose »26. Le corps humain est un lieu capital dans la philosophie de Schopenhauer ,car il va constituer le moment de la rencontre ,de réunion de la volonté. A travers le corps,la Volonté devient objet de représentation pour elle-même: « Je le nommerai ici,(le corps)..l'objectité de la volonté »27. Cette reconnaissance de la Volonté est le fondement du système de Schopenhauer et ce qui distingue vraiment sa métaphysique par rapport à celles du passé fondées sur un ou des principes abstraits. Ici,nous restons bien dans le domaine de l'expérience et même au coeur de celle-ci;ce corps que nous sommes n'est autre que le grand « principe » animateur de toutes choses lui-même: « c'est la raison pour laquelle je souhaiterais distinguer cette vérité avant toutes les autres et la nommer vérité philosophique. On peut tourner de manière différente l'expression de celle-ci et dire:mon corps et ma volonté ne font qu'UN,ou ce que je nomme,en tant que représentation intuitive,mon corps,je le nomme ma volonté dans la mesure où j'en ai conscience d'une manière absolument différente..abstraction faite que mon corps est ma représentation ,il n'est jamais que ma volonté,..28 . La conscience est la clé de l'énigme de l'existence et la réunion de l'individu et du

monde: « ainsi,sous ce double rapport,chacun est lui-même le monde entier,le microcosme;chacun trouve les deux faces du monde pleines et entières en lui »29 . De façon presque inattendue,nous retrouvons dans cette philosophie ,le thème fondamental de la métaphysique immémoriale,la rupture de l'unité causée par l'avènement de l'existence, ceci pour mieux se retrouver afin de se connaître , d'où le caractère essentiellement « tragique »de toute vie. Nous analyserons plus loin cette conception de la métaphysique « traditionnelle » ,dont le principe s'avère finalement très proche,aussi, de la logique hégélienne. Mais revenons au

corps,cette jonction de la volonté et de sa représentation ,leur inséparabilité. Il s'ensuit que la volonté se manifeste immédiatement et directement par un changement corporel et réciproquement,une action extérieure sur le corps produit inévitablement un changement dans la volonté. Ainsi,la volonté particulière, individualisée dans un être vivant rencontre essentiellement deux choses;ce qui est en accord avec elle et ce qui la contrarie. Évidemment,cela nous touche directement sans avoir besoin de se la représenter: « Il a pour nom douleur s'il contrecarre la volonté ou bien bien-être et volupté s'il lui est conforme »30 . La nature de la volonté est bien entendu la même dans tous les êtres vivants mais les motifs qui poussent à l'action divergent chez chacun en fonction de leurs intérêts et besoins. C'est à ce moment qu'il convient d'introduire la distinction entre la Volonté métaphysique ,cosmologique et la volonté de vivre dont l'expression visible est la « lutte pour la vie »,formule chère à Darwin,dont la théorie de l'évolution est toujours largement validée et utilisée par la science contemporaine. Ceci pour dire que la philosophie de l'auteur du Monde,peut être considérée comme une intuition anticipatrice de la théorie de l'évolution du vivant, en particulier en ce qui concerne la « stratégie de la reproduction ».,sa pensée,cependant, s'accorde mieux avec la position de Lamarck;le transformisme de ce dernier faisant appel à un principe interne qui pourrait être rapproché de la volonté. Cependant, nous verrons que la conception « fixiste » des espèces que présente Schopenhauer,à cet égard ,diverge complétement de ladite théorie et s'écarte de toute scientificité.

C'est par une expérience intérieure évidente que nous faisons la découverte de la volonté en nous, mais comme nous ne sommes pas en même temps les autres êtres vivants,c'est par analogie qu'il devient possible de penser que ,en ce qui concerne les autres corps ,il en est de même que pour nous.;eux aussi doivent être la volonté. Schopenhauer,se trouve confronté à la nécessite de reconnaître aux autres corps que nous percevons ,le même statut ontologique que le nôtre sous peine de tomber dans un solipsisme complétement stérile et intenable d'un point de vue pratique: « Il serait certes impossible de réfuter l'égoïsme théorique par des démonstrations;toutefois il n'a jamais été utilisé en philosophie autrement qu'en tant que sophisme sceptique,c'est à dire comme faux-semblant. En tant que conviction sérieuse,en revanche,on n'a jamais pu le rencontrer que dans une maison de fous .. »31. Les autres corps doivent eux aussi être volonté et non pas seulement

représentation: « Si donc ,le monde des corps doit être quelque chose de

plus que notre seule représentation,il nous faut nécessairement dire que au delà de sa représentation,donc ,en soi et d'après son essence la plus intime,il est ce que nous trouvons en nous immédiatement en tant que volonté »32. Un monde peuplé de fantômes serait proprement insensé et les êtres tiennent nécessairement leur réalité concrète de la volonté,mieux ils sont la volonté,et poursuivant ainsi,Schopenhauer va trouver de la volonté partout: « en prolongeant sa réflexion,il sera amené à reconnaître qu'elle est aussi la force qui agit et végète dans les plantes,cette même force qui fait prendre le cristal,qui dirige l'aimant vers le pôle Nord...jusqu'à la gravité qui agit si violemment sur toute matière,attirant la pierre vers la Terre et la Terre vers le Soleil »33 En procédant toujours par analogie,notre philosophe,prolonge donc le royaume de la Volonté jusque dans le monde inorganique et dans les forces élémentaires et cosmiques. La Volonté est omniprésente ,elle est tout autant visible dans l'individu que dans l'espèce qu'il représente :« La Volonté se manifeste aussi entièrement et aussi intensément dans un seul chêne que dans un million de chênes »34 . Cependant,la Volonté comporte des degrés d'objectivation et par conséquent de visibilité dans le monde phénoménal: « Son objectivation possède ainsi des gradations aussi infinies que celles qu'il y a entre l'aube la plus pâle et la lumière du soleil la plus éclatante »35Tout l'univers est une manifestation progressive de la volonté quant à son apparition et non à sa nature,car elle se donne entièrement à chaque stade présent,mais elle se dévoile peu à peu. Ainsi,les forces élémentaires en constituent le plus bas degré de visibilité : « Les forces les plus universelles se présentent dans la nature comme le degré minimal d'objectivation de la Volonté. D'une part elles apparaissent sans exception en toute matière comme pesanteur,impénétrabilité et, d'autre part,elles se sont reparties entre elles dans la matière présente en sorte que certaines en dominent d'autres et que ,précisément de ce fait,telles autres dominent diverses matières spécifiques,comme la solidité,la fluidité,l'élasticité,l'électricité ,le magnétisme,les propriétés chimiques de toutes sortes »36 Par la suite ,la Volonté va continuer de s'affirmer dans le spectacle grandiose qu'offre la vie de la nature du règne minéral jusqu'à l'homme;un infinie variété d'attractions et de répulsions constituant une lutte perpétuelle pour la vie. Il y a bien une direction,comme une marche ascendante de la

« création »,mais il n'y a pas d'origine et pas de fin,une destinée tragique pour un Être comme en manque de lui-même. La notion bouddhique de soif d'exister ,tanha,semble proche de la volonté de vivre de Schopenhauer;pas de Dieu,ni d'origine,sans raison et sans but: « L'absence

de tout but et de toute limite est,en effet,essentielle à la volonté en soi »37 . Le monde organique devient ainsi l'expression d'une sorte d'affolement insensé,d'un désir prisonnier de lui-même: « La souffrance du monde animal se justifie seulement par le fait que la volonté de vivre,ne trouvant rien en dehors d'elle-même dans le monde des phénomènes et étant une volonté affamée,doit dévorer sa propre chair »38. L'antique symbole du serpent qui se mord la queue pourrait être assez approprié pour illustrer le circuit fermé que la nature forme avec elle-même: « l'électricité reproduit à l'infini sa propre division interne. Aussi longtemps que fonctionne la pile ,le galvanisme est également un acte sans but constamment renouvelé qui divise et réconcilie. L'existence de la plante est elle aussi un désir sans repos,jamais satisfait,une poussée incessante à travers des formes toujours plus élevées,jusqu'à ce que le point d'arrivée ,la graine,devienne de nouveau le point de départ,et ce répété à l'infini.. »39. La vie n'offrirait pas d'autre perspective que celle d'une répétition incessante à l'identique. Ce vouloir vivre,n'est pas seulement compulsif mais également impitoyable et violent: « La lutte intime de la volonté qui s'objective dans toutes ses idées se traduit dans la guerre à mort,guerre sans trêve que se font les individus de ces espèces et dans le conflit éternel et réciproque des phénomènes des forces des forces naturelles »40 Il ne faut pas s'y tromper, le lieu terrestre de la vie n'est pas un lieu de paix et de fraternité: « une créature vivante ne peut entretenir sa vie qu'aux dépens d'une autre »41 L'harmonie dont parfois nous nous émerveillons,n'est en fait qu'une vue superficielle des choses ,car il n' ait en fait que l'expression d'un principe d' économie dû à la nécessaire conservation de la vie. Cet amour de la vie ,eu égard à la conscience est proprement injustifiable car « le jeu n'en vaut pas la chandelle »;le plaisir de vivre n'a pas de caractère positif et ne provient que de la satisfaction momentanée de besoins qui se renouvelleront bientôt ou réapparaîtront sous une autre forme;le désir comblé n'apporte pas ici la plénitude, mais l'ennui qui devient le calvaire des gens oisifs. L'attachement à la vie apparaît ainsi comme tout à fait déraisonnable,mais l'intellect est très rarement lucide sur ce point car il est aveuglé et motivé par la volonté.

I, 3.Le « noeud » de la Volonté;l'homme »

Ceci dit ,le caractère compulsif de l'existence du vivant ,ne veut pas dire pour autant qu'il est un pur chaos. Au contraire,puisque Schopenhauer se sert de la théorie platonicienne des Idées pour exprimer sa hiérarchie naturelle: « Les degrés d'objectivation de

la volonté ne sont rien d'autre que les Idées de Platon. »42 . Si la Volonté dans son aspect essentiel peut être comparée à une force brute,la hiérarchie du vivant nous révèle un arrangement modèle fondé sur des formes archétypales,les différentes espèces. Notre philosophe ,sur ce point,reste encore captif de la vision antique du Cosmos,avec un modèle fixe et éternel et la science qui va montrer l'évolution de la Terre et du vivant,n'est pas encore, et en particulier la révolution darwinienne. Cette représentation que la Volonté s'offre à elle même ne se révèle qu'à partir de l'homme,sa folle course en avant semble bien avoir atteint une étape essentielle et certainement décisive;la lecture de Schopenhauer pose cette question difficile:Comment la Volonté qui n'est pas consciente à l'origine peut elle avoir l'intention de se voir elle même?Pourtant,il est clair que l'objectivation de la volonté arrive à « maturité »par l'intermédiaire de l'existence humaine et qu'il y a une « solidarité » évidente des règnes inférieurs à cette fin: « Bien que ce soit en l'homme en tant qu'idée(platonicienne)que la volonté trouve son objectivation la plus évidente et la plus parfaite,cette Idée ne peut cependant pas exprimer à elle seule son essence. L'idée de l'homme n'a pu,afin d'apparaître dans sa signification appropriée,se présenter seule et détachée,elle a dû être accompagnée de toute la succession décroissante des degrés,passant par toutes les formations animales,par le règne végétal jusqu'à l'inorganique:il a fallu que tous se complètent pour arriver à l'objectivation complète de la Volonté. »43 .En partant d'une volonté « diabolique »,l'objectivation de celle -ci nous rapproche de l'idée présente dans la tradition biblique de l'homme « roi » de la création bien qu'ici,il s'agisse de son explication philosophique: « Tous ces degrés sont présupposés par l'Idée de l'homme,tout comme les bourgeons des arbres présupposent les feuilles,les branchages,le tronc et les racines:ils forment une pyramide dont l'homme est le sommet. »44 . Il existe bien un sens dans cette représentation de la volonté,dont le philosophe précisément est le témoin et

l'interprète: « ..cette cohérence essentielle entre toutes les parties du monde,de cette nécessité de leur gradation,que nous venons de considérer,s'ouvrira à nous une intelligence vraie et suffisante de l'essence intime et de la Finalité indéniable de tous les produits organiques de la nature »45 . Les phénomènes les plus archaïques,élémentaires dans la nature sont bien évidemment des forces impersonnelles et constituent les matériaux de base pour un formation beaucoup plus avancée,l'individu humain, qui apparaît pour le coup comme un miracle impensable tant le chemin parcouru pouvait sembler improbable. Donc, avec l'homme, la

Volonté s'individualise;totalement indifférenciée dans son essence,elle s'exprime désormais d'une façon particulière et qui se remarque chez l'homme par une physionomie,un visage unique. Mais ,bien plus,c'est surtout dans son caractère que chaque individu va manifester quelque chose de personnel et d'irremplaçable. Nous reviendrons plus longuement sur la question lorsque nous aborderons la question du déterminisme,mais à présent nous pouvons déjà considérer le caractère intelligible comme un acte de la Volonté se manifestant comme une idée particulière,l'essence morale de la personne, mais qui sera manifestée et connue seulement dans la vie de l'individu,en quoi ,Schopenhauer parlera de caractère empirique,celui dont les traits sont bien visibles. L'homme ne peut se changer par un acte de sa volonté, car ce qui veut en lui ,c'est précisément la Volonté. En revanche le parcours de sa vie peut lui servir à se connaître et il peut parvenir à vivre en accord avec son essence. Cette direction juste donnée à sa vie,fera de lui un homme de « caractère »,un homme décidé car il a appris à agir en conformité avec sa vraie nature et cette démarche implique de renoncer à l'inessentiel,à l'accessoire;c'est ce que Schopenhauer appelle le caractère acquis. Cette analyse sera reprise dans le détail plus loin,mais ici,elle nous est utile pour introduire ce moment de grâce pour l'homme,l'instant où,pleinement conséquent avec lui -même ,il dépasse la peur de la mort elle-même. A ce moment de l'odyssée de la Volonté,l'homme devient le grand affirmateur de la vie et s'identifie à son être indestructible(Volonté)par delà les vicissitudes individuelles. Ce passage assez peu mentionné de l'oeuvre de Schopenhauer,constitue une préfiguration d« surhomme »Nietzschéen et de l'éternel retour du même : «..il envisagerait avec impassibilité la mort qui s'approche à toute vitesse sur les ailes du temps,considérant qu'elle est une illusion,un fantôme impuissant susceptible d'épouvanter les faibles mais sans aucun pouvoir sur celui qui sait qu'il est lui-même cette volonté dont le monde tout entier est l'objectivation ou l'image. Cet homme là est par conséquent certain de posséder toujours la vie,tout comme le présent,la forme véritable et unique du phénomène de la volonté »46 . Cet extrait du Gai Savoir qui suit immédiatement permet de voir la proximité avec la pensée de Nietzsche et de réaliser que Schopenhauer ,a eu ,lui aussi,son

moment « dionysiaque » : « Si cette pensée prenait barre sur toi,elle te transformerait peut-être,et peut -être t'anéantirait;tu te demanderais à propos de tout « veux-tu cela,le reveux- tu?une fois? Toujours?à l'infini?ou alors ah!comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle

confirmation »47 . L'ultime pensée de Nietzsche,sommet de sa « volonté de puissance »est un moment de la phénoménalisation de la volonté reconnu par Schopenhauer ainsi que l'atteste ce passage: « ..un homme qui serait bien plutôt satisfait par la vie,qui s'y sentirait parfaitement bien,et qui après mûre réflexion,souhaiterait la durée infinie,ou le retour toujours renouvelé du cours de sa vie tel qu'il en a fait l'expérience jusqu'ici,et dont le courage de vivre serait développe à ce point qu'il serait volontiers prêt à payer le prix le prix de tous les maux et de toutes les peines sous lesquels croule la vie pour pouvoir profiter de ses plaisirs »48 . Il est surement autant question de parenté que de rupture en ce qui concerne les deux philosophes et Schopenhauer aussi a parlé de cette affirmation inconditionnelle de la volonté par de là la vie et la mort notamment grâce à son analyse de la Bhagavad-Gîtâ .Ce texte,à côté de son aspect religieux, soulève et tente d'éclairer les grandes questions métaphysiques de la relation de l'homme à l'absolu,de la valeur de l'action dans un monde « illusoire »de la destinée et du salut. Le « chant du bienheureux » est en premier lieu une prescription morale consistant en l'obligation d'agir sans espoir de récompense, seulement par devoir,enseignée ici par Dieu(Krishna) à l'homme (Arjuna).Ainsi que nous l'avons déjà évoqué,selon Schopenhauer ,les allégories religieuses cachent des vérités philosophiques plus profondes(déjà partiellement abordées dans le texte lui même,en l'occurrence)Ici ,Arjuna symbolise l'homme assailli par les difficultés,les contradictions,les doutes au sujet de la valeur de l'existence et qui sombre dans le désespoir;sur ce champ de bataille où il doit affronter les membres de sa propre famille,Krishna intervient pour lui enseigner que la vérité se situe dans l'accomplissement de son devoir-destin(dharma),non dans la crainte de celui-ci,en s'affranchissant des notions relatives de succès et d'échec,de bien et de mal,de vivre ou de mourir. Le salut réside dans l'affirmation héroïco-tragique de la vie qui appelle un dépassement du couple des contraires dans l'action oublieuse de l'ego et dans la reconnaissance de l'être indestructible qui nous fonde. Il va s'agir d'un moment où la volonté et la connaissance marchent de concert et s'éclairent mutuellement: « La volonté s'affirme elle-même signifie que,lorsque dans son objectité,c'est à dire dans le monde et dans la vie,sa propre essence,en tant que représentation,lui est donnée complétement et clairement,cette connaissance n'entrave nullement son vouloir,car c'est précisément cette vie ainsi connue qui,comme telle,est maintenant voulue par elle,non plus comme une pulsion aveugle,sans connaissance mais désormais avec connaissance,conscience,réflexion »49 . Il se produit un

accord entre l'homme et son être essentiel;l'individu ne fait plus qu'un avec la volonté et devient l'incarnation du sens de la vie: « Car c'est en cela que consiste pour la connaissance,le point de vue de la totale affirmation de la volonté de vivre »50.

Paradoxalement,cette affirmation n'est possible que grâce à une forme de renoncement,peut-être d'ailleurs la seule possible réellement et qui consiste à vivre par et pour le Tout,mais selon Schopenhauer,le véritable acte libre de la volonté, c'est ne plus vouloir. Il y a un moment où la volonté croise son propre regard et se connaît elle-même et de ce fait réalise son destin. On peut parler de sagesse tragique car la destinée de la volonté ne comporte pas la notion d'un accomplissement positif ,mais plutôt la prise de conscience d'une situation sans issue. La vérité va se révéler pleinement lorsque nous nous réveillerons de ce cauchemar qu'est la vie. L'intuition de Schopenhauer remonte à sa jeunesse et constitue son unique pensée ainsi qu'il le précise dés les premières lignes de son grand ouvrage. En un sens,la vie n'est pas l'état normal de l'être et notre court passage, qu'un clin d'oeil entre deux néants: « Il faudrait regarder notre vie comme un prêt fait par la mort »51 . On retrouve là ,le thème gnostique du mauvais démiurge,et l'on sait que Descartes n'en exclua pas la possibilité,bien au contraire lors de sa réflexion fondatrice;la création elle-même serait pure illusion méchante et trompeuse causée par un illusionniste usurpateur ce faisant passer pour le vrai Dieu. Par là même,il convient de reconnaître avec le Bouddha que tout vie est souffrance et qu'aucun bonheur durable n'est à espérer dans une existence par définition limitée. Concrètement,la vie humaine est bornée de la sorte: « Sa vie,tel un pendule,balance alors entre la douleur et l'ennui,les deux constituant concrètement ses éléments ultimes. C'est ce que ,fort curieusement,on a pu exprimer en disant qu'après que l'homme eut transféré toutes les souffrances et tous les tourments dans l'enfer,il ne restait précisent plus que l'ennui pour le ciel »52 . L'homme se trouve placé à un point de rencontre et de tension maximale,il est l'être le plus conscient et en tant que tel,l'objectivation la plus parfaite de la volonté. Ceci est en fait terriblement affligeant car il devient aussi l'expression de toute l'exigence, la force, la diversité et la complexité infinie d'une volonté intarissable,véritable tonneau des Danaïdes: « L'homme en tant qu'objectivation la plus parfaite de cette volonté,est donc aussi le plus nécessiteux parmi tous les êtres;il est du vouloir concret et du besoin de part en part,il est une concrétion de mille besoins. Affligé de ceux-ci,il se tient sur la terre remis à lui-même,certain de rien sauf de son indigence et

de son dénuement »53. Ainsi,l'homme,phénomène le plus remarquable de cette volonté dans la nature est aussi le pire car il est affublé d'un ego en lequel,c'est toute l'essence de la volonté qui s'exprime également,lui imposant de conserver son corps et un sens aigu de sa propre identité ;ce qui le rend fondamentalement vaniteux. En dépit d'une réalité malheureuse évidente,il tient à défendre sa fierté sur ce point, en affirmant,devant les autres, qu'il est heureux;n'est-ce pas de cette façon que l'on justifie le mieux notre volonté de vivre? Et ce, par tous les signes extérieurs de réussite: « Le luxe et l'éclat que tout un chacun a pu acquérir seront ostensiblement affichés,et plus la satisfaction intérieure lui fera défaut,plus il souhaitera passer pour heureux dans l'opinion d'autrui..dans presque toutes les langues vanité,Eitelkeit,vanitas signifie initialement vacuité et néant »54 . Le discours de Schopenhauer n'est pas moralisateur mais rend compte fidèlement d'une situation incontournable;l'aspect du vouloir en l'homme le pousse complétement à l'égoïsme car le monde qu'il perçoit est son monde et la volonté de vivre en lui ,la seule chose bien réelle: « Chaque individu connaissant est en vérité la volonté de vivre tout entière,ou l'en soi du monde même,et se considère comme tel et également comme la condition complémentaire du monde comme représentation,donc comme un microcosme censé valoir autant que le macrocosme »55.

La volonté dans l'homme,c'est l'expression de notre propre importance et la rencontre des différents « moi » ne se fait pas ,la plupart du temps du temps dans le monde civilisé,d'une manière directe et frontale mais filtré par l'intellect qui examine et présente les différents motifs de la volonté .Les hommes s'apparaissent et se cachent les uns aux autres sous des masques d'emprunts et des costumes d'apparats divers et variés,faisant de la civilisation un mensonge nécessaire pour mieux dissimuler l'évidence;la recherche exclusive de l'intérêt personnel: « Notre monde civilisé n'est bien qu'une grande mascarade!on y rencontre des chevaliers, des curés,des soldats,des docteurs,des avocats,des prêtres et des philosophes et ce n'est pas tout!Mais ils ne sont pas ce qu'ils représentent:ils sont seulement des masques derrière lesquels se cachent généralement des spéculateurs(money makers) »56 . Cette critique sociale et de la nature humaine a été brillamment faite par La Rochefoucauld dont Schopenhauer fait mention à plusieurs reprises. In fine ,ce sont les commerçants les plus honnêtes, car ils affichent clairement leurs intentions. Notre penseur parle en connaissance de cause,lui qui a fait son apprentissage dans la profession avec son père. Il souligne d'ailleurs le

grand avantage qu'il y a à être affranchi très tôt sur le sujet,ce qui s'avérera doublement utile, tant sur le plan pratique que théorique. Parcourant l'Europe en tant que futur homme d'affaires,il restera profondément marqué par cette initiation à la connaissance réelle des hommes sous toutes leurs facettes. Cette pantomime marchande est peut-être grotesque mais elle n'est rien à côté de ce dont l'homme est encore capable;c'est l'esclavagisme qui révolte particulièrement Schopenhauer qui requiert une condamnation sans appel: « Mais il faut faire des considérations plus sérieuses et dire des choses pires. L'homme est au fond un animal sauvage épouvantable...celui qui voudrait être éclairé là dessus,peut puiser dans un centaine de récits anciens et modernes ,la conviction que l'homme ne le cède en rien au tigre ni à la hyène en cruauté ni en inexorabilité..car ce que le lecteur de ce livre(un rapport sur l'esclavage fait par la British Antislavery Society à son homologue américaine,Londres 1841)peut jamais avoir entendu dire..et lui semblera dérisoire quand il lira comment ces démons à forme humaine,ces bigots qui vont à l'église ..traitent leurs frères noirs innocents qui sont tombés dans leurs griffes diaboliques.. »57 . Il n'est sûrement pas nécessaire de multiplier les exemples de méchanceté(laquelle est liée à la véhémence de la volonté de vivre)mais de voir que Schopenhauer annonce la critique du rationalisme optimiste particulièrement présente au XXiéme siècle ;on se posera ,en effet, la question de l'utilité de la philosophie et de la science après Auschwitz. Mais ici,précisément,ce « sommet » de la volonté en l'homme ,est aussi son déclin. Cet aveuglement du vouloir crée une tension,une

« démangeaison »insupportable qui pousse les hommes à se faire souffrir mutuellement mais aussi la possibilité de prendre conscience de leur condition tragique. Cela n'est pas bien sûr automatique,la volonté reste libre,mais il est maints exemples de grands pécheurs qui se sont convertis et qui sont devenus de grands saints. Dans le miroir de ses actes ,la volonté s'exaspère et comme parvenue au bout d'elle-même,accomplit le seul vrai choix libre,celui de se renier elle-même. Redisons-le,cette « décision »de la volonté est entièrement son affaire et ne saurait être prévisible et encore moins provoquée. Seule une connaissance purement qualitative d'elle-même peut provoquer un changement salutaire de direction .C'est la raison pour laquelle, l'ascétisme authentique ne peut être que rare,réservé à quelques uns et lorsqu'il est arbitrairement appliqué au plus grand nombre,il ne peut donner qu'une caricature déplorable(à trop vouloir faire l'ange ,on fait la bête..)c'est à dire la bigoterie,les faux semblants,le fanatisme,le dolorisme et les superstitions: « L'origine du mouvement des

pénitents,des anachorètes et du monachisme prise en elle-même était pure et sainte,mais,pour cette raison,elle n'était pas du tout adaptée à la majeure partie de l'humanité,et ce qui en était issue ne pouvait être qu'hypocrisie et abomination:car abusus optimi pessimus,(l'abus du meilleur est le

pire) »58 . En revanche,il existe bien un renoncement authentique présent dans le quiétisme et l'ascétisme dont on peut prendre connaissance dans la biographie de la vie des saints. Malgré des variations sans grande importance et liées à des conditions différentes d'espace ,de temps,et de culture,le philosophe réalise l'universalité de la mystique et de l'éthique authentique qui l'accompagne. Toutes deux sont fondées sur la reconnaissance de l'Unité de toutes choses ,le « Tu es cela »hindou mais dont l'Absolu est ici la Volonté. Notre comportement moral est à la mesure de notre compréhension de la nature unique de la réalité et de la souffrance universelle des êtres qui lui est consubstantielle. Sur le plan pratique,cela s'exprime d'abord par le fait de pas « empiéter » sur la volonté d'autrui ,ce qui constitue la base de la justice pour Schopenhauer. Ensuite,c'est le coeur qui se dilate au delà des bornes de l'individualité,éprouve de la pitié pour tous les êtres et souhaite désormais soulager les peines comme si elles étaient les siennes propres. L'homme peut connaître la conversion et la grâce et notre philosophe de citer un certain Matthias Claudius(Asmus)parlant de « Changement remarquable ,catholique ,transcendantal »)On touche là au mystère de la liberté dans la philosophie de l'auteur du Monde,car en effet,comment la volonté pourrait-elle se nier elle-même ,devenir une nolonté,si elle n'était pas toujours déjà libre et vraiment la chose en soi ? Bien qu'assez peu prolixe sur le sujet,Schopenhauer,parle de la paix et de la félicité que procure le détachement mais sans que le bonheur atteint ne soit jamais vraiment définitif. Cependant ,la réalité effective du renoncement est avérée pour le philosophe, par les nombreux témoignages de la vie des saints tels Saint François d'assise,Madame Guyon,Maître Eckhart ou encore le Bouddha shakya Muni. Sur le chemin de la vérité,deux voies s'offrent à l'homme;l'ascèse tout d'abord,envisagée comme méthode radicale mais aussi avec son caractère auto-contradictoire et l'illusion qu'elle peut représentée: « Par le terme,que j'ai déjà utilisé plusieurs, fois d'ascèse,j'entends au sens restreint cette brisure préméditée de la volonté par le renoncement à l'agréable et par la recherche du désagréable,par un mode de vie pénitent qu'on choisit soi-même,par des macérations qu'on s'impose soi-même,afin de mortifier durablement la volonté »59 . Ceci dit,les religieux expérimentés eux-même,mettent en garde leurs novices

contre les excès de zèle ascétique comme étant au contraire un moyen pernicieux de renforcer l'orgueil et la démesure. Schopenhauer lui-même,soulève le caractère ambigu d'une ascèse extrême pouvant aller jusqu'à l'inanition: « Entre cette mort volontaire issue d'une ascèse extrême et celle ,ordinaire,issue du désespoir,on trouve certainement bon nombre de degrés intermédiaires ou de mélanges qui sont peut-être malaisés à expliquer;mais l'âme humaine a ses profondeurs ,ses obscurités et ses complications qu'il est d'une difficulté extrême d'éclairer et de démêler »60 .le suicide n'étant pas une solution ,mais au contraire, l'expression violente d'une volonté insatisfaite.

C'est l'épreuve universelle de la destinée tragique qui constitue la « voie » de la volonté: « ..nous pouvons même supposer que la plupart y parviennent par cette voie..Après qu'il a été conduit au bord du désespoir en passant par tous les degrés de sa détresse croissante avec l'aversion la plus véhémente,nous voyons alors cet homme entrer tout à coup dans lui-même,connaître lui même et le monde,transformer son être tout entier,s'élever au dessus de lui même et de toute souffrance.. »61 . Ainsi,l'étude de la philosophie de Schopenhauer,doit conduire l'apprenti sage,comme nous le verrons plus avant,à l'admission des notions de fatalisme transcendant et de prédestination,mais dés lors,connaître le monde dans son ensemble tel qu'il est,nous amène à nous pencher sur les conditions qui le contraignent et le font exister.

II:La force du déterminisme.

II,1:La" ruse" de la volonté;l'amour et la sexualité.

La volonté ne poursuit que son propre maintien et dans la nature cela signifie, pour les espèces vivantes ,le besoin impératif de se perpétuer. La sexualité est ainsi l'expression la plus évidente de la volonté:"L'instinct sexuel est le coeur même de la volonté de vivre et par conséquent la concentration du vouloir tout entier;et c'est pourquoi j'appelle les organes sexuels le foyer du vouloir"1 . Schopenhauer a bien été le seul philosophe de son temps à reconnaître la place prépondérante de l'amour et de la sexualité humaine,l'homme faisant partie intégrante de la nature,la vie sexuelle répond à un besoin impératif de l'espèce ,la reproduction. En un certain sens,le philosophe annonce le point de vue moderne de la sociobiologie et de la psychologie évolutionniste. Bien entendu,il ne pouvait connaître le travail de Darwin concernant la théorie de l'évolution des espèces ,mais la métaphysique de la volonté implique

elle aussi la lutte pour la vie,non pas comme apte à favoriser par là un effort évolutif mais pour assurer la perpétuation de l'espèce. Schopenhauer ne reconnaît que la fixité des espèces,en accord avec sa conception platonicienne des formes éternelles:"Or rien n'importe plus à la nature que la conservation de l'espèce et de son type authentique,ce pourquoi elle a besoin d'individus bien constitués,capables,vigoureux:c'est eux seuls qu'elle veut...elle ne considère au fond les individus que comme des moyens,et l'espèce seule comme une fin"2 . La sociobiologie,la théorie des Idées mise à part, pourrait parfaitement faire sienne cette dernière remarque de notre auteur. Le principe de la prédominance de la transmission génétique,dite du gène égoïste est la pierre angulaire de cette théorie qui stipule que contrairement à ce qu'on imagine spontanément,un être n'est que le "truc"inventé par la nature pour préserver et répandre les gènes,l'individu n'étant qu'un relais pratique. Schopenhauer ,dans son observation attentive des hommes et de la nature fait office de psychologue évolutionniste avant l'heure,voyant que la grande affaire qui nous occupe,l'amour, tant chanté dans la littérature universelle,est avant tout un problème de stratégie reproductrice de l'espèce et dont les individus ne sont que les serviteurs. Il dénonce le faux semblant de l'amour sentimental et idéalisé,ses racines se trouvant dans le Vouloir et non dans le choix apparemment délibéré de l'individu:"Car tout état amoureux ,si éthéré qu'il puisse paraître,s'enracine dans la seule pulsion sexuelle"3 . Cette motivation est la "soeur jumelle" de la volonté de vivre elle-même,aussi forte et nécessaire:"Avec l'amour de la vie,il apparaît comme le plus puissant et le plus actif des mobiles,il sollicite sans relâche la moitié des forces et des pensées de la partie la plus jeune de l'humanité,il est l'objectif ultime de toutes les aspirations humaines »4 . là encore ,si la philosophie de Schopenhauer doit nous conduire vers la sagesse,c'est en passant par la désillusion et la prise de conscience de la condition tragique de l'homme. Nous nous pensons libres d'aimer et nous chérissons justement le caractère unique de la personne élue,alors qu'en fait,nous sommes les jouets d'une force impersonnelle. Cependant,et c'est là l'aspect paradoxal de cette métaphysique de l'amour,c'est bien à travers un individu particulièrement réussi que se réalise le type idéal de l'espèce;les critères retenus étant la force chez l'homme et la beauté chez la femme. La grande passion témoigne que c'est seulement la rencontre de deux individus choisis qui sera en mesure d'enfanter ,l'être d'exception,le génie. Afin d'illustrer cette mystérieuse élection ,Schopenhauer cite Paracelse:"Mais, à cause de Salomon qui ne pouvait naître d'autre parents que de Bethsabée et de

David,même adultères,Dieu les a unis".5 . Comme dans le cas des propres parents de Arthur,les affinités électives ne garantissent en rien la réussite de la vie commune des amants concernés. Dans la passion amoureuse ,quelque chose de très fort,d'impérieux est ressenti, car c'est toute l'énergie du génie de l'espèce qui est au travail. Du point de vue d'un biologiste de l'époque,August Weismann,l'homme est mortel en tant qu'être somatique et immortel par les cellules germinatives contenant l'information héréditaire et sa perpétuation dans le temps. La "ruse " employée par la volonté,consiste à faire croire à l'individu qu'il poursuit exclusivement le plus grand bonheur possible alors qu'il est juste conduit vers le but de la nature;s'accoupler et se reproduire:"Dans pareil cas,la nature n'atteint sa fin qu'en implantant une certaine illusion dans l'individu,en vertu de laquelle ce qui est en vérité un bien pour l'espèce lui paraisse un bien pour lui-même..cette illusion,c'est l'instinct"6 Selon la théorie de la psychologie évolutionniste contemporaine,la sexualité n'est pas en premier lieu une activité récréative dont le but serait l'obtention du plaisir,mais au contraire,si nous ressentons du plaisir,c'est une forme de récompense que la nature accorde à ceux qui jouent bien leur rôle de reproducteurs. Effectivement,sans l'appât du plaisir,l'acte sexuel nous semblerait plutôt une charge peu reluisante. C'est l'enchantement produit par la beauté,laquelle est l'expression de la vigueur et de la santé et qui nous pousse à trouver la personne belle si attirante.:"en premier lieu, ce sont donc les individus les plus beaux,c'est à dire,ceux chez qui le caractère de l'espèce est marqué avec le plus de netteté que chacun préférera résolument"7 . Bien entendu,les théories modernes concernant la question de la sélection sexuelle ne font aucunement appel à la notion métaphysique de génie de l'espèce,mais s'intéresse seulement à la façon de survivre et de s'adapter de l'espèce. Ainsi, cette étude pose directement la question suivante;qu'est-ce qu'un homme cherche chez une femme et inversement? Dans l'ouvrage récent;Psychologie évolutionniste,Lance Workman et Will Reader Deboeck edit 2007,l'étude menée par David Buss et ses collaborateurs de l'Université du Texas,montre de façon évidente que l'apparence physique est importante dans le choix d'un partenaire à la fois pour les deux sexes et cela se vérifie dans toutes les cultures. L'étude ne contient pas d'éléments historiques mais elle laisse penser que cela devait être valable aussi dans le passé. Mais ce sont les hommes particulièrement qui recherchent des physiques féminins agréables,belle peau,belles dents,beaux cheveux ,taille fine,..et ce sous quelque latitude que ce soit;tous critères qui renvoient aux caractéristiques de la jeunesse et de la

santé. Dans l'opinion courante,ce critère de la beauté nous semble si évident que nous ne nous doutons pas qu'il puisse trouver sa nécessité dans la stratégie reproductrice utilisée par l'espèce humaine au cours de l'évolution. En vertu de la sélection sexuelle,seules les femmes jeunes et bien portantes présentent un intérêt pour les mâles,car si les hommes(en principe) peuvent faire des enfants depuis la jeune adolescence jusque dans la vieillesse,les femmes ne le peuvent qu'à partir du milieu de

l'adolescence jusqu'à la fin de la quarantaine. Les observations de Schopenhauer,en son temps,sont tout à fait similaires des conclusions auxquelles parviennent ces études récentes:"Le critère suprême qui oriente notre choix et notre penchant est l'âge. Nous acceptons généralement la période qui s'étend des années de la première menstruation aux années de la dernière,mais nous préférons nettement la période comprise entre la dix-huitième et la vingt-huitième année. Or, en dehors de cet âge ,aucune femme ne saurait nous attirer"8. On peut s'étonner d'ailleurs,qu'avec une telle convergence de vues,Schopenhauer n'ait pas été cité par les tenants de la sociobiologie,lui qui pourtant avait clairement perçu la motivation essentielle de tout être vivant:"l'intention inconsciente qui nous guide alors est,visiblement la possibilité de la procréation en général"9 . Le besoin de se reproduire est impérieux,image de la volonté de vivre sans fin mais aussi la nature cherche à optimiser ses créations, et pour ce faire,il y a bien chez Schopenhauer,une forme de la sélection sexuelle. Les individus ne s'accouplent pas n'importe comment mais cherchent un partenaire complémentaire venant en quelque sorte corriger ses défauts:"Il réclamera surtout chez l'autre individu les perfections dont il est lui-même privé..c'est pourquoi les hommes petits cherchent les femmes grandes,les hommes blonds les femmes brunes etc."10. La psychologie évolutionniste fait bien ressortir,elle aussi,l'importance de la sélection sexuelle et la recherche d'une complémentarité Il ne s'agit pas,dans ce cas, de recomposer un unité idéale sous forme d'un individu "amélioré",mais de raisons pragmatiques assurant la meilleure stratégie reproductive;Ainsi,les études contemporaines déjà citées,montrent trais clairement que les femmes recherchent les hommes plus âgés ,stables à la fois socialement et psychologiquement,possédant une certaine aisance financièrement hommes,eux, se tournent davantage vers les femmes jeunes et belles,en raison de leur potentiel reproducteur. Si Schopenhauer opère sur le terrain de l'intuition,de l'observation et de la métaphysique,il n'en reste pas moins que ses constatations, de façon étonnante, ne s'éloignent pas tellement des études statistiques récentes. Cependant,nous voudrions souligner ici,sur ce

point particulier,que la philosophie de Schopenhauer s'inspire, peut-être à son insu,d'une conception métaphysique immémoriale,qui voit dans la dynamique vitale une recherche de la" fusion des opposés", présente dans tout phénomène naturel,et qui se manifeste par la présence de deux pôles contraires:"..que la polarité donc est le type fondamental de presque tous les phénomènes naturels,depuis l'aimant et le cristal jusqu'à l'homme. En Chine,

cette connaissance est courante depuis les temps les plus reculés,dans la théorie des contraires du yin et du yang,oui,parce que précisément,toutes les chose du monde constituent l'objectité de cette seule et même volonté."11 .Cette métaphysique de l'amour et du sexe est en fait à elle seule la quintessence du Monde,Éros et Volonté sont une seule et même chose,clé de l'énigme de l'existence qui reste fermée à la science mais qui rejoint les plus anciennes métaphysiques traditionnelles,Hermétisme,taoïsme et hindouisme(samkhya,vedanta).En effet,ces pensées voient à l'origine du monde la scission de l'unité en deux et sa réunion dans le devenir ,lui permettant ainsi de prendre conscience d'elle-même,de s'objectiver selon le terme employé par Schopenhauer,et que, contre toute attente ,il partage avec Hegel.

La passion amoureuse est le reflet dans le monde physique de toute la métaphysique de la volonté,cette force cosmique faîte corps et qui nous rattache le plus expressément à l'existence. En ce sens,Schopenhauer peut bien être considéré comme un authentique précurseur des idées psychanalytiques:"En tant qu'expression la plus évidente de la volonté,cet acte est donc le noyau,le résumé,la quintessence du monde."12 . Certainement un des grands mérite de Schopenhauer au regard de ce sujet,c'est de souligner la façon équivoque avec laquelle le sujet de la sexualité est abordé par les hommes:une évidence dissimulée,tout à la fois moqué,vénéré,craint et enfermé de mystère. En citant les sources antiques ,le penseur montre qu'à cette époque on réserve bien souvent la première place à l'éros. Par exemple,l'épigraphe du lupanar de Pompéi:"ici habite la félicité",à Théon de smyrne ,il attribue les paroles suivantes:"à Éros,souvenir de la magnificence de l'ordre de sa vie",et à Lucrèce;"Mère des Ennéades,plaisir des hommes et des dieux,Vénus nourricière".Mais là encore ,la sagesse se trouve véritablement au coeur de la tragédie,et plus particulièrement Roméo et Juliette (1597),où justement à travers le thème des amants maudits,c'est l'ensemble des thèmes schopenhaueriens qui pourraient apporter un précieux éclairage à la lecture et la compréhension de la pièce.

Ici,l'Éros impérieux se lève face à la mascarade des conventions et s'impose comme la raison de vivre des amants, qui cependant ,usent de la métaphore religieuse pour parler de leur désir et se dissimulent un temps,et l'amour finalement les emportera vers une issue fatale;rédemption dans la mort présente comme une entité à la fois hostile et accueillante tout à la fois. Le sommet du désir est appelé à se consommer dans la mort, comme l'affirmation de la Volonté est voué à se reconnaître comme illusoire. Comme la volonté est tout entière présente dans son essence en chacun d'entre nous,la passion amoureuse comporte cette ambigüité d'être à la fois une expression complétement individuelle et l'oeuvre de la force de toute force. La métaphore spirituelle dans Roméo et Juliette ainsi que dans l'amour courtois,la religion de l'amour ,ne peut en aucun cas n'être réduite qu'à une manière polie de s'exprimer afin de détourner les conventions ,il s'agit beaucoup plus de l'expression poétique du mystère métaphysique de l'être lui -même. Bien entendu,ainsi qu'il le rappelait à son disciple Frauenstadt,la Volonté ,même écrite avec une majuscule ne saurait être assimilée à l'Absolu dans la philosophie de Schopenhauer.

II,2 Une philosophie tragique qui préfigure la psychanalyse. La sexualité et l'inconscient

Cette métaphysique de l'amour ne doit nous faire perdre de vue qu'à l'inverse de l'amour courtois ,l'amour de Schopenhauer est avant tout la réalité et la nécessité de l'acte sexuel. D'après ce qui va suivre,il n'est pas complétement faux de penser que Schopenhauer aperçoit le rôle même que l'acte sexuel peut jouer dans l'équilibre mental et dans la même veine que la pensée freudienne:"La pulsion sexuelle est donc le désir le plus intense,le souhait des souhaits,la concentration de tout notre vouloir et par suite,l'entière satisfaction du souhait individuel de chacun,...,constitue le sommet et la couronne de son bonheur ..avec la réalisation de celle-ci,il croît avoir tout réalisé,avec son ratage, tout raté".13 Ce qui est d'autant plus remarquable dans ce passage,c'est que la satisfaction sexuelle ,semble, comme pour Freud ,être primordiale en elle même comme plaisir optimum et détaché de sa finalité reproductrice. Schopenhauer peut-il être considéré comme un précurseur de l'oeuvre du psychanalyste viennois?Les références au philosophe sont peu nombreuses dans l'oeuvre de Freud, mais elles sont importantes car elles parlent des thèmes majeurs abordés conjointement par les deux penseurs:inconscient,refoulement ,mort ,sexualité:"Très rares sont sans

doute les hommes qui ont aperçu clairement les conséquences considérables du pas que constituerait pour la science et la vie,l'hypothèse de processus psychiques inconscients. Mais hâtons -nous d'ajouter que ce n'est pas la psychanalyse qui a été la première à faire ce pas. On peut citer comme précurseurs des philosophes de renom,au premier chef le grand penseur Schopenhauer,dont la "volonté"inconsciente peut être considérée comme l'équivalent des pulsions psychiques de la psychanalyse"14 . Freud ne pouvait pas passer à côté du fait que Schopenhauer ait été vraiment le premier à révéler l'importance de l'acte sexuel:"C'est le même penseur du reste ,qui en des termes d'une vigueur inoubliable,a rappelé aux hommes l'importance encore sous estimée de leurs aspirations sexuelles".15 . Schopenhauer veut remettre l'homme à sa place,comme si la tradition philosophique avait péché par angélisme,refusant de voir la nature bestiale et parfois infernale de l'homme. Celui-ci n'est que de façon secondaire un être de raison,étant avant tout expression du besoin attaché à la vie, du désir ,prisonnier de la Volonté. Le fondateur de la psychanalyse a témoigné de la lucidité de Schopenhauer sur ce sujet d'une importance primordiale:"Dans leur soif de formules retentissantes,les gens sont allés jusqu'à parler du pan sexualisme de la psychanalyse et à lui adresser le reproche absurde de "tout" expliquer à partir de la sexualité. Nous pourrions nous en étonner,pour peu que nous oubliions nous-mêmes l'effet des facteurs affectifs qui nous troublent et nous rendent oublieux. Car il y a longtemps déjà que le philosophe Arthur Schopenhauer a fait voir aux hommes dans quelle mesure leurs activité et leurs aspirations étaient déterminées par des tendances sexuelles..".16

Dans le passage suivant,il semble bien que Freud,introduit à Schopenhauer par Otto Rank,éprouve le besoin d'avouer qu'il "glisse"insensiblement du côté de la philosophie de la volonté :"Il est une chose que nous ne pouvons plus nous dissimuler:c'est que ,sans nous en apercevoir,nous avons pénétré dans les havres de la philosophie de Schopenhauer,pour laquelle la mort serait le "résultat proprement dit" et le but de la vie ,tandis que l'instinct sexuel représenterait l'incarnation de la volonté de vivre".17 La vie individuelle dans la philosophie de Schopenhauer n'est qu'un" clin d'oeil entre deux néants"et cette "offense"faite à l'être humain conscient le pousse à philosopher. Ceci dit,ce rôle d'éveilleur joué par la mort ,ne doit pas être confondu avec le Thanatos freudien,lequel est une pulsion dynamique qui pousse à la destruction,au retour à l'inorganique, et qui s'oppose à Éros,principe du maintien de la vie .Il n'y a pas cette opposition dans la philosophie de la

volonté;si les êtres se détruisent mutuellement c'est pour la survie,chaque individu étant en essence toute la Volonté .Si la volonté de vivre coûte cher en vies individuelles,"la vie est une entreprise qui ne couvre pas ses frais",il n'existe pas de pulsion de mort en face de la volonté de vie et le suicide n'est que l'aveu passionné de vivre dans d'autres conditions et non une volonté de mort. On détruit pour s'imposer et non pour réduire à néant.

Cela dit, il semble assez étonnant que Freud n'ait pas davantage établi de rapprochement entre la négation du vouloir vivre et le principe de nirvana qui avait été utilisé déjà en psychologie par Barbara Low. Il y aurait une tendance du psychisme à rechercher un état qui limite le plus possible toute excitation intérieure et extérieure:"le dernier ressort de l'évolution libidinale ,c'est de retourner au repos des pierres..Ce dont il s'agit dans ce que Freud nous découvre comme au delà du principe de plaisir, c'est qu'il y a peut -être, en effet, ce terme dernier de l'aspiration au repos et à la mort éternelle" 18. Freud rapproche ce dernier principe de la pulsion de mort mais il s'explique mal comment il peut y avoir un réel plaisir dans cette régression vers le rien. Dans son acception bouddhiste originelle ,ce terme est négatif et désigne la cessation de la soif d'exister mais sa contrepartie est l'obtention d'un bonheur illimité,et il est d'ailleurs employé couramment de cette façon. Il semble bien qu'il y ait une parenté étroite entre cet "au delà du principe de plaisir" freudien et la négation du vouloir vivre du sage de Francfort. Déposer le fardeau de l'existence serait-il l'acte de libération ultime pour l'être humain?

Dissimulation et refoulement

Freud reconnaît également le génie et la lucidité de Schopenhauer en ce qui concerne cet aspect majeur de l'investigation psychanalytique :le refoulement et la folie."En ce qui concerne la théorie du refoulement,j'y suis certainement parvenu par mes propres moyens,sans qu'aucune influence m'en ait suggéré la possibilité. Aussi l'ai-je pendant longtemps considérée comme originale,jusqu'au jour où Otto Rank eut mis sous mes yeux un passage du Monde comme volonté et représentation ,dans lequel Schopenhauer cherche à donner une explication de la folie. Ce que le philosophe dit dans ce passage au sujet de la répulsion que nous éprouvons à accepter tel ou tel côté pénible de la réalité s'accorde tellement avec la notion du refoulement,telle que je la conçois,que je puis dire une fois de plus que c'est à l'insuffisance de mes lectures que je suis redevable de ma découverte".19 Nous reviendrons plus loin sur cette question du refoulement mais pour l'heure ,il conviendrait d'aborder la question générale de l'inconscient chez schopenhauer. Il n'emploie pas le mot en

tant que tel mais l'expression même du "Monde comme volonté ",met en relief d'emblée cette problématique de la volonté qui ne désigne pas ici l'énergie morale d'un individu mais le vouloir vivre;nous avons vraiment à faire à une philosophie de l'inconscient dans la mesure où la Volonté ne sait pas fondamentalement ce qu'elle prud'homme ordinaire a l'impression que le sens de l'existence n'est pas un problème car il est porté par cette énergie volitive et vitale,Schopenhauer signale le caractère tout à fait incongru de la question:"pourquoi voulez -vous vivre?"Et pourtant,toute l'originalité de la réflexion de notre philosophe consiste justement à remettre en question la valeur de la vie elle-même;le sentiment d'avoir été induit en erreur par une source inconsciente d'elle-même et de ses

créations s'avère tout à fait unique, car le dans le gnosticisme,le démiurge sait ce qu'il fait. Ce vouloir vivre est l'être lui-même et cette pulsation fondamentale ,ce n'est pas nous qui l'avons choisie pas plus qu'en nous même,en tant qu'individus,nous choisissons de vouloir telle ou telle chose mais nous sommes voulus:"Souvent nous ne savons pas ce que nous souhaitons ou ce que nous craignons"20 . Nous ne pouvons nous expliquer ce mystère dans son essence intime mais il est rendu visible par l'existence même de notre corps,manifestation immédiate de ce vouloir vivre;nous avons l'intuition de nôtre être intime. Cette prise de conscience c'est un peu comme passer de l'autre côté du miroir"Ce sera en quelque sorte une voie souterraine,une communication secrète,qui par un espèce de trahison,nous introduira tout d'un coup dans la forteresse,contre laquelle était venues échouer toutes les attaques dirigées du dehors".21 Nous sommes pris dans les filets du vouloir du fait même d'être vivant et l'individu apparaît véritablement comme un acteur le temps de son rôle, existence bien différenciée mais non substantielle:"Il en résulte que l'individualité n'est qu'illusion,au regard du grand Vouloir dont elle est une cellule inconsciente;ce qui ne signifie pas au demeurant que tous les individus soient semblables;Schopenhauer au contraire insiste souvent sur le caractère natif et irréductible des dissemblances humaines "22 . Édouard von Hartmann ,dans sa Philosophie de l'Inconscient,emploie l'expression de panthélisme pour désigner la conception de Schopenhauer. Mais ce qui importe le plus ici, c'est de signaler la rupture qu'établit ce penseur avec toute une tradition philosophique qui place au premier plan la conscience , les fonctions intellectuelles et qui permettraient de définir au mieux l'homme. Avec l'apparition du primat de la volonté,l'homme n'est plus un sujet souverain, mais au contraire, il devient un sujet du vouloir. On assiste donc à un remise en question de la tradition intellectualiste de Platon

jusqu'à Hegel et qui préfigure le renversement des valeurs nietzschéen et l'inconscient freudien. Schopenhauer s'exprime clairement sur ce point:"Je vais commencer par produire une série de faits psychologiques d'où il résulte que dans notre propre conscience la volonté se présente toujours comme l'élément primaire et fondamental,que sa prédominance sur l'intellect est incontestable,que celui-ci est absolument secondaire,subordonné,conditionné"23.chez les grands penseurs classique de la rationalité,stoïciens,platoniciens,cartésiens,les passions sont, bien entendu,considérées comme des entraves à la clarté de la pensée et l'intellect semble différent de par sa nature;il se place justement au dessus de la nature et il est ce qu'il y a de divin en l'homme ,sa partie immortelle. Schopenhauer opère un complet renversement :l'être indestructible de l'homme ,c'est cette partie obscurément désirante,ce foyer ardent d'où les pensées s'échappent comme de la vapeur. La psyché est une émanation de la volonté:"cette démonstration est d'autant plus nécessaire,que tous les philosophes antérieurs à moi,du premier jusqu'au dernier,placent l'être véritable de l'homme dans la connaissance consciente:le moi où chez quelques uns l'hypostase de ce moi appelée âme,est représenté avant tout essentiellement comme connaissant,ou même comme pensant;ce n'est que d'une manière secondaire et dérivée qu'il est conçu et représenté comme un être voulant. Cette vieille erreur fondamentale que tous ont partagée,cet énorme areton pseudos,ce fondamental hysteron proteron,doit être banni avant tout du domaine philosophique,et c'est pourquoi je m'efforce

d'établir nettement la nature véritable de la chose"24. Le jeune Nietzsche,dans le livre du philosophe (1872-75) encore proche de la métaphysique de la volonté ,entreprend déjà cette démarche qui consiste à interroger "l'instinct de connaissance". Cette expression a quelque chose de nouveau et de surprenant,associant instinct et connaissance, mais cela se situe bien dans la continuité de son prédécesseur qui montrait la servitude de l'intellect par rapport au vouloir vivre. Nietzsche veut développer cette recherche généalogique des origines de notre connaissance ; faire ainsi apparaître sous son vrai jour la ferveur scientifique et positiviste qui caractérise cette époque. Ici,comme pour Schopenhauer,les avancées de la science restent assujetties à l'intéressement ,aux motifs cachés de la volonté. Nietzsche poursuit l'oeuvre de son "maître"du moment,et tout au long de son oeuvre,apparaît de façon récurrente cet avertissement concernant la nécessité de rester lucide et vigilant face à ces besoins de science positive,lesquels figent et schématisent à l'excès la réalité. Chez les deux penseurs,l'art est la vraie forme de connaissance libératrice.

Il est clair que l'oeuvre de Nietzsche a été profondément influencé par celle de Schopenhauer,notamment sur ce point:être et connaître sont inséparables et l'homme n'est pas capable de se placer du point de vue angélique(sauf à l' exception du génie et du saint).Clément Rosset dans son Schopenhauer, philosophe de l'absurde appelle cette démarche ,l'intuition généalogique,méthode qui fait porter son interrogation sur l'arrière plan qui conditionne toute pensée. Schopenhauer se situerait à l'origine de ce que d'aucun ont appelé les penseurs du "soupçon"Nietzsche,Freud,Marx, lesquels ont voulu montré les mobiles cachés,les intentions inavouées ou inconscientes de nos façons de penser:"La philosophie de la volonté inaugure l'ère du soupçon,qui recherche la profondeur sous l'inexprimé ,et la découvre dans l'inconscient. Ce qui prétend émaner de l'intellect pur est précisément ce sur quoi portera l'analyse critique des motivations secrètes"25.

L'anthropologie schopenhauerienne nous conduit à penser que notre intelligence est en fait obéissante à une volonté motionnelle et que donc,pour penser lucidement,il conviendrait de mettre à jour cette réalité ,de se distancer des motifs plus ou moins inconscients qui nous influencent. Conformément avec ce que nous avons déjà dit plus haut, de son propre aveu ,Freud va souligner l'importance de la réflexion de Schopenhauer à propos du refoulement et la proximité de cette conception avec ses propres vues"Ce que Schopenhauer dit de la manière dont nous nous raidissons pour refuser d'admettre une réalité pénible est rigoureusement superposable à ma doctrine du refoulement"26. Dans le Monde,la volonté dans l'homme parvient à un stade de son objectivation où l'intellect devient capable de "filtrer",d'adoucir ,d'arranger l'aspect brutal et grossier qu'elle peut prendre à un stade "inférieur"

:"En l'animal ,la volonté de vivre apparaît en quelque sorte à un état plus nue qu'en l'homme où elle est travestie par tant de connaissance et de surcroît voilée par sa faculté de dissimulation. Il en résulte que son essence véritable n'apparaît que par hasard et partiellement"27 . Ce déni de nous-même, qui nous semble profitable au premier abord comme façon de" tromper "les autres ,peut s'avérer désastreux s'il s'installe de façon pernicieuse comme une seconde nature. Il s'ensuit que l'analyse de la folie par notre philosophe ,fait véritablement écho à la conception freudienne,pour laquelle,la folie devient un refuge hors de la réalité devenue inacceptable. Ceci dit,il convient de souligner,que Schopenhauer,en cela plus proche de la psychiatrie classique,accorde une large part aux troubles d'origine somatiques à l'apparition de la folie. En

fait ,cette double cause s'additionne:"La plupart du temps cependant,les deux origines de le folie vont participer l'une à l'autre,surtout la psychique à la somatique"28.

Oubli et refoulement apparaissent vraiment comme les causes de la maladie mentale,de façon très explicite dans le passage suivant:"La description que je donne dans mon texte de la genèse de la folie sera plus intelligible si nous nous rappelons combien nous rechignons à penser à des choses qui contrarient fortement notre intérêt,notre fierté ou nos souhaits,combien il nous est pénible de nous décider à soumettre celles-ci à notre propre intellect pour un examen précis et sérieux,combien en revanche ,il nous est facile de nous en éloigner inconsciemment(unbewusst),ou de les esquiver,.."29. Si l'intelligence est justement soumise au principe de raison,c'est tout d'abord un grand avantage pour notre vie pratique mais cette faculté n'est pas toujours totalement fiable et en cas de difficultés et d'obstacles,se détourner de sa fonction initiale,nier ou déformer la réalité,entrainant l'individu sur la pente de la névrose,voire de la folie. La pathologie mentale pour Schopenhauer est d'abord un problème de mémoire,des oublis,des distorsions,pouvant aller jusqu'à l'incapacité de se rappeler soi-même et la perte d'identité; un ego qui était devenu gênant et qui n'assumait plus une existence devenue trop difficile à supporter. Le philosophe voit bien effectivement le rôle majeur que jouent la dissimulation à soi-même et le refoulement dans la genèse de la maladie mentale:"Cette répugnance de la volonté à laisser éclairer par l'intellect ce qui la contrarie abrite le lieu par où la folie peut faire effraction dans l'esprit" .Le dérangement psychique ne prévient pas vraiment et peut faire irruption brutalement dans la vie de quelqu'un.

Volonté et traumatisme de la naissance

Nous avons déjà mentionné le fait que c'était Otto Rank qui avait parlé à Freud de l'importance de l'oeuvre de Schopenhauer. Pourtant ,le psychanalyste hongrois émigré aux États -Unis ne cite pas beaucoup le philosophe de Francfort,certainement moins que Freud. Dans ce passage ,Rank souligne bien la compréhension de "l'illusion amoureuse" chez Schopenhauer,ce côté plaisant de l'acte sexuel qui est déjà prévu par la nature et dont nous nous enorgueillissons à la fois comme auteurs et bénéficiaires:"Schopenhauer a du reste déjà vu ce genre de déguisement quand ,dans sa Métaphysique de l'amour sexuel ,il parle d'une prime de plaisir par laquelle la nature incite les hommes à payer leur tribut dans l'acte sexuel"30. D'une façon générale,c'est tout le travail

concernant Le traumatisme de la naissance (1924)qui se trouve imprégné par le point de vue tragique et chez ses deux penseurs ,on retrouve l'idée que c'est la survenue de l'existence elle-même qui constitue le problème de la vie humaine. La première page de l'ouvrage expose l'antique histoire du roi Midas,citée par Nietzsche(encore fortement influencé par la philosophie de Schopenhauer) dans La naissance de la tragédie ,lequel cherchant le vieux Silène pour connaître la vérité sur cette vie ,apprend par sa bouche que la non-existence lui aurait été préférable:"D'après l'antique légende(issue de Sophocle),le roi Midas poursuivit longtemps dans la forêt le vieux Silène,compagnon de Dionysos,sans pouvoir l'atteindre. Lorsqu'il réussit enfin à s'en empare,le roi lui demanda qu'elle était la chose que l'homme devait préférer à toute autre et estimer au dessus de tout. Immobile et obstiné,le démon restait muet,jusqu'à ce qu'enfin,contraint par son vainqueur,il éclatât de rire et laissât échapper ses paroles:"race éphémère et misérable,enfant du hasard et de la peine,pourquoi me forces-tu à te révéler ce qu'il vaudrait mieux pour toi ne jamais connaître?Ce que tu dois préférer à tout,c'est pour toi l'impossible:c'est de n'être pas né,de ne pas être,d'être néant. Mais,après cela,ce que tu peux désirer de mieux,c'est de mourir bientôt"31 . Ce qui semble aussi naturel que le fait de respirer,la naissance ,est en réalité le grand problème auquel l'homme va se trouver confronté. Selon la métaphysique de la volonté de Schopenhauer,suivie et illustrée à sa façon par Nietzsche dans cet ouvrage essentiel sur l'essence du tragique,la naissance est la catastrophe cosmique qui nous arrache à la "plénitude" du non-être. Le travail de Rank peut être vu comme une tentative d'appliquer à la psychologie des profondeurs,la philosophie tragique de la volonté. Les lectures de jeunesse de ce jeune intellectuel prometteur mais fort modeste, sont orientées vers une "philosophie de la vie",une compréhension essentielle de la vitalité à travers l'oeuvre de Schopenhauer,Nietzsche,Darwin. Rank va se distancier de Freud à partir du moment où il fait remonter ses recherches jusqu'à la naissance même;celle-ci n'est pas seulement un événement corporel mais aussi le moment primordial pour le psychisme:"..on constate que cette source est située dans la région du psycho-physique et peut être définie ou décrite dans des termes biologiques:c'est ce que nous appelons le traumatisme de la naissance..le noyau même de l'inconscient"32 . La pensée de Rank a ceci de commun avec Schopenhauer,c'est de ne pas considérer la vie ,la naissance,comme quelque chose allant de soi et qui serait bénéfique a priori. L'homme se trouve confronté à l'énigme , la douleur de sa propre existence et auxquelles il devra répondre, à l'image du questionnement

silencieux et impitoyable du sphinx:"..nous aurons assisté aux tentatives sans cesse renouvelées de le surmonter(le traumatisme de la naissance)auxquelles se livre l'individu au cours de son existence.."33. Les deux penseurs situent également le problème dans l'existence incarnée elle-même ,la culture humaine,comme la tentative universelle de se sortir du mauvais pas que constituent la vie et la naissance. La créativité humaine devient une attitude compensatoire face au problème de la "chute";l'homme veut essayer de retrouver l'état paradisiaque pré-natal en cherchant à reconstituer la plénitude a- cosmique de l'être indifférencié de l'origine. Ainsi décrite, cette situation replace Schopenhauer et Rank dans la lignée des penseurs "gnostiques",ceux pour qui l'existence même est une mauvaise plaisanterie et dont seule ,la connaissance des ressorts cachés, pourra nous en libérer. Schématiser ainsi leur pensée,bien entendu,ne peut avoir ici pour but que de tenter d'apporter un éclairage général permettant de mieux saisir cette conception "subversive". Rank n'est pas un pur métaphysicien mais souhaite donner une base fondamentale à la psychanalyse en remontant au delà du complexe d'Oedipe vers le traumatisme de la naissance ,ce qui lui vaudra sa rupture avec Freud .Dans son ouvrage de 1924,portant justement sur l'ampleur de cet "accident"inaugural,Rank expose ,entre autres le rôle de la sublimation artistique à travers les mythes et légendes .Comme Schopenhauer,il souligne l'importance majeure de l'art tragique:"La tragédie..est destinée à donner un tableau concret des souffrances subies par le héros mythique et des châtiments qui lui sont infligés pour sa faute tragique"(la naissance)n. Toujours dans le même ordre d'idées,Rank affirme la supériorité de l'art tragique sur les autres formes de poésie. :" La tragédie déroule le tableau de la faute tragique à laquelle chacun des spectateurs mortels oppose une réaction comportant une décharge psychique,tandis que la poésie épique ne réussit à surmonter le désir primitif qu'à l'aide de fables et autres

inventions mensongères"35

.

Comme déjà mentionné précédemment, la philosophie est l'art majeur qui parvient à déchiffrer l'énigme du monde selon Schopenhauer. Otto Rank,dans son étude,consacre un chapitre à la spéculation philosophique dont il voit l'origine dans le refoulement primitif. La métaphysique depuis l'origine est en prise directe avec ce problème du drame cosmique,de l'incarnation ,de la naissance , et révèle un pessimisme présent depuis Anaximandre jusqu'à Schopenhauer:"Déjà chez le successeur de Thalès,Anaximandre de Milet,qui fut le premier écrivain philosophique de

l'antiquité,on note les signes d'une réaction,puisqu'il dit"Les choses doivent disparaître dans la source même qui leur a donné naissance. C'est là une nécessité. Car elles doivent disparaître et être jugées pour les injustices dans l'ordre du temps."Nietzsche voit avec raison dans cette phrase sibylline la première note pessimiste de la philosophie et la compare à juste titre à une proposition,dans laquelle le pessimiste classique Schopenhauer a résumé toute son attitude à l'égard de la vie et du monde:"l'homme est à proprement parler un être qui ne devrait pas exister...Nous expions notre existence par la vie d'abord,par la mort ensuite"36.Rank voit dans la métaphysique une forme de mystique de la connaissance permettant de surmonter la douleur de la sortie hors de l'unité matricielle provoquée par la naissance .Comme Schopenhauer,il reprend la fameuse "grande parole"mahavakya ,de l'hindouisme Tu es cela:"Ainsi que le montre déjà le Tat vam asi (ceci est toi-même)hindou,il s'agit là des limites qui séparent le moi du non-moi et qu' on cherche à réaliser par la prière dans la fusion avec Dieu"37. Derrière les différences culturelles,tout mystique est un retour à la source. Une origine que Schopenhauer a bien réussi à identifier,et qu'il a ramené de l'abstraction vide à l'intérieur de l'homme:"En lui substituant la dénomination de "volonté",celui-ci l'a arrachée à son ensorcellement transcendantal pour l'humaniser à nouveau et la replacer dans notre moi intérieur où elle est apparue à Nietzsche comme la volonté de puissance égoïste,tandis que la psychanalyse suivant la voie de la "connaissance de soi même"découverte est frayée par elle,e réussi à montrer,à l'aide de considérations psychologiques,que cette "chose en soi",représentée par la "volonté",n'était au fond que la libido primordiale dont l'activité s'exerce en dehors et au dessous de notre conscience".38 Ainsi,nous comprenons mieux pourquoi Otto Rank a conseillé à Freud la lecture de Schopenhauer dont la conception du vouloir vivre comme essence de l'homme le situe vraiment comme un initiateur de la recherche psychanalytique. Schopenhauer peut être également un lien entre cette psychologie des profondeurs et la doctrine du Yoga. Interprété selon la perspective de "l'inconvénient d'être né",le Yoga serait une méthode de réparation:"Le but de tous ces exercices réunis sous le nom de "Yoga"consiste à atteindre le Nirvana,le néant voluptueux,la situation intra-utérine,vers laquelle aspire encore la Volonté à moitié métaphysique de Schopenhauer"39. En prônant la valeur du renoncement(pas de façon prescriptive),Schopenhauer rejoint certainement l'essence du Yoga,où les différentes pratiques ont été dépassées et la connaissance réalisée:"Qu'on l'invite où qu'on le repousse,cela n'est rien

pour lui;il n'a plus besoin de mantra,ni de yoga,ni de bhakti." et aussi:"Ayant abandonné tous les désirs,fermement établi dans l'Unité,le Parama-hamsa n'a qu'un bâton, le bâton de la Connaissance!"40. Cette connaissance ne reste pas seulement sur le plan métaphysique pour Rank, mais vise une réelle libération psychologique. La lecture de Schopenhauer pourrait-elle avoir un effet thérapeutique? C'est en tout cas ce que pense fermement,Philip, le

héros du roman contemporain ,La méthode Schopenhauer de Irvin Yalom,qui se guérit de troubles du comportement en assimilant le point de vue du Monde,en se consacrant à l'étude de la philosophie et en pratiquant un détachement salvateur. Tout irait pour le mieux pour Philip,si sa thérapie de groupe n'avait pas révélé une carence affective dérangeante, due à sa complète négation de l'autre. La philosophie du pessimiste de Francfort,pour nous guérir du mal-être,nous égare-t-elle en remplaçant la fraternité par l'indifférence et la pitié?

La sublimation esthétique

Schopenhauer a donc bel et bien influencé les pères fondateurs de la psychanalyse à plusieurs titres,mais c'est peut-être au fondement même de la conception de la vie,dans le pessimisme philosophique que ces doctrines se rejoignent. Fort de sa très riche expérience intellectuelle et professionnelle,Freud conclut son oeuvre avec le Malaise dans la culture (1929),en estimant que la vie n'a pas été prévue pour le bonheur et qu'il serait souhaitable de tempérer notre prétention à y parvenir:"On le voit,c'est simplement le principe du plaisir qui détermine le but de la vie,qui gouverne dés l'origine les opérations de l'appareil psychique;aucun doute ne peut subsister quant à son utilité ,et pourtant l'univers entier-le macrocosme aussi bien que le microcosme-cherche querelle à son programme . Celui-ci est absolument irréalisable;tout l'ordre de l'univers s'y oppose;on serait tenter de dire qu'il n'entre point dans le plan de la "Création" que l'homme soit "heureux"..Or il nous est beaucoup moins difficile de faire l'expérience du malheur »41. Face à une libido contrariée par la culture,l'issue la plus profitable sera la sublimation plutôt que l'illusion destructrice des stupéfiants(dont Freud a connu personnellement l'usage).Pour Schopenhauer ,le "salut" commence par la contemplation esthétique,à n'en pas douter une forme sublimée de la libido,car ,ne l'oublions pas, le sexe est le foyer de la volonté et c'est bien lui qui nous maintient fermement attaché à cette douloureuse existence. Le vocabulaire diffère ,mais la pensée de Schopenhauer n'est-elle pas orientée vers la transformation de tendances inférieures en sentiments élevés? "Le

problème de la métaphysique du Beau se pose en termes très simples:comment est-il possible de prendre plaisir à un objet, sans que celui-ci ait quelque rapport avec notre volonté?Chacun sent que la joie et la satisfaction produites par une chose ne peuvent résulter que du rapport de celle-ci avec notre volonté ou,suivant l'expression favorite,avec nos finalités;de sorte qu'une joie sans excitation de la volonté semble une contradiction. Cependant,le Beau excite manifestement,comme tel,notre satisfaction et notre joie,sans avoir aucun rapport avec nos fins personnelles,c'est à dire notre volonté..le sujet connaissant affranchi de la volonté,c'est à dire une pure intelligence sans desseins ni fins"42 . Il ne faudrait cependant pas confondre cette disposition esthétique de l'artiste,du génie avec une forme d'apathie ou même d'ataraxie;la sublimation freudienne est un changement de but mais l'énergie fournie par la sexualité reste intense. Schopenhauer affirme à son tour que l'intellect du génie est rendu possible par une surabondance de force due a la véhémence de la volonté. La contemplation-création(qui se confondent chez Schopenhauer)est une activité intense ,paradoxalement la volonté s'efface en s'accomplissant,faisant bien état d'un processus de sublimation. Il ne sera pas question ici de parler des "retombées" narcissiques évoquées par la psychanalyse;elles ne font certainement aucun doute dans le cas de notre philosophe. L'art ne saurait être seulement une simple image du monde,juste un quiétif pour la volonté;il est aussi connaissance "positive",découverte des "essences" du monde que sont les différentes étapes et manifestations de la Volonté. L'esthétique de Schopenhauer,est faite de cette compléxité attrayante,de ce double mouvement fait de révélation,d'auto-effacement de la Volonté elle-même , d'où l'ambiguïté du plaisir esthétique:"Si violente que puisse sembler la contradiction avec l'ensemble du système schopenhaurien,force est d'admettre que,dans la contemplation esthétique,la connaissance de la volonté revêt un caractère approbateur;plus précisément:que si l'art apprend que la volonté est mauvaise,il apprend aussi qu'il est bon que la volonté soit mauvaise. Tout se passe en effet comme si l'intérêt de la contemplation n'était pas seulement d'éloigner la volonté,mais aussi de la mettre en valeur..le fait que les connaissances révélées par la contemplation esthétique soient un plaisir prouve qu'il est bon de se tenir à l'écart de la volonté;mais aussi qu'il est bon d'apprendre ,à cette occasion,que la vie est faite de (mauvaise) volonté »43. Il n'existe de théorie de la création esthétique chez Schopenhauer,car l'art comme la philosophie ,est la "vision " par delà les concepts, de ce qu'est le mystère de la vie ,de la naissance et de la

mort:"..j'aurais voulu montrer comment le commencement se relie à la fin,et de quelle manière Éros est en relation avec la Mort,connexion en vertu de laquelle l'Orcus..par conséquent ,non seulement "Celui qui prend" ,mais aussi "Celui qui donne" ,j'aurais montré comment la Mort est le grand réservoir de la vie..c'est de l'Orcus que tout vient..si seulement nous étions capables de comprendre le tour de passe-passe par lequel cela se pratique!alors tout serait clair"44. Mais justement,la métaphysique de la volonté et la psychanalyse,s'avouent impuissante à trouver une origine et un sens à l'existence,ainsi que la possibilité d'une justice supérieure. De cette connaissance peut naître une sagesse désespérée,tragique,faite d'honneur et de fermeté lucide , et joyeuse parfois. Il faut nous éveiller et cesser de considérer le bonheur comme un dû et arrêter cette recherche qui nous condamne à rester attacher à cette roue d' Ixion;lequel est justement trompé par sa propre ivresse et s'unit à un créature illusoire qu'il prend pour la déesse Héra. Double peine,d'abord de s'être illusionné lui-même et ensuite, d'être condamné par Zeus à tourner indéfiniment sur une roue infernale.

La compulsion de répétition et la circularité du temps.

Schopenhauer ne conçoit pas d'avenir possible pour l'homme;pas de progrès technique pas d'amélioration morale et politique,pas non plus d'évolution de l'espèce. Certes les péripéties et les personnages de l'histoire changent mais seulement à la façon d'un décor de théâtre,laissant se rejouer toujours les mêmes thèmes. Comme dans le Védanta,la création n'est que Maya,illusion,et rien ne naît ni ne meurt vraiment:"Je le sais,si j'allais gravement affirmer à quelqu'un l'identité absolue du chat occupé en ce moment même à jouer dans la cour et de celui qui,trois cents ans auparavant,a fait les mêmes bonds et les mêmes tours,je passerais pour un fou;mais je sais aussi qu'il est bien plus insensé encore de croire à un différence absolue et radicale entre le chat d'aujourd'hui et celui d'il y a trois cents ans"45. L'homme,lui aussi, est condamné à reproduire les mêmes gestes car c'est la nature du vouloir-vivre de s'affirmer indéfiniment:"..le sujet du vouloir se trouve continuellement attaché sur la roue tournante d'Ixion,il remplit éternellement le tonneau des Danaïdes,il est Tantale subissant ses éternels supplices"46. La "névrose" est liée à la nature même des choses et ne saurait être uniquement le sort réservé à des existences singulières . L'homme va continuer à faire comme s'il poursuivait vraiment une fin, car la lucidité le plongerait dans un ennui désespérant. A l'image de la compulsion de répétition, décrite par Freud,visible plus particulièrement chez l'enfant et le névrosé,le

comportement général de l'être humain aime à se reproduire à l'identique , car il ne sait pas et ne peut pas changer son orientation sous peine de perdre un équilibre fragile et précaire,maintenu à grand peine mais qui rend la vie supportable:"..nous ne pouvons résister à la tentation de pousser jusqu'à ses dernières conséquences l'hypothèse d'après laquelle tous les instincts se manifesteraient par la tendance à reproduire ce qui a déjà existé"47. La tendance à la répétition avoisine la pulsion de mort,et comme pour Schopenhauer,pour Freud également, la mort est le grand réservoir de la vie:"..nous pouvons dire:la fin vers laquelle tend toute vie est la mort;et inversement:le non-vivant est antérieur au vivant".48

Nous sommes attachés à cette vie sans le vouloir,justement parce que nous sommes "voulus" par la Volonté. Dans l'amour,où nous pensons désirer et être aimés de façon unique et irremplaçable,nous découvrons que nous ne sommes que des produits" en série", façonnés dans cette grande fabrique qu'est la nature comme les autres espèces. Le sujet du vouloir est un "autre",pris dans un courant intarissable;le fait même de venir au monde constitue un choc violent et définitif. Le philosophe a d'abord l'intuition de ses vérités éternelles mais doit les confirmer dans sa "chair "et faire l'expérience concrète de cette vie. Ici aussi,et comme pour Spinoza,la liberté c'est comprendre la nécessité. Un déterminisme rigoureux que l'on peut voir à l'oeuvre aussi dans les différents aspects de la transmission héréditaire chez Schopenhauer.

II,3 Hérédité et Volonté.

Au sein du monde naturel,il ne peut y avoir beaucoup de place pour la liberté,car le vouloir-vivre est un cercle qui l'enserre et le traverse de part en part. Les générations se transmettent leurs caractéristiques sans que les êtres soient identiques mais sans élan non plus vers une amélioration..Le problème de l'hérédité tel qu'il apparaît chez notre philosophe, reprend la double polarité de la métaphysique de l'amour et de la sexualité et de l'union des complémentaires. Les particularités de l'espèce mais aussi les qualités de l'individu sont transmises d'une génération à l'autre;savoir que Schopenhauer ne s'attribue pas,mais qu'il estime patrimoine universel,et il est également couramment admis depuis Aristote jusqu'à Weissman,qu'il existe une transmission héréditaire des caractères acquis"..ce qu'on a reconnu depuis toujours..Or cette hypothèse trouve réellement confirmation dans l'expérience,sauf qu'elle ne saurait se décider par un expérience physique sur une table de laboratoire,car elle procède en partie d'une observation précise et fine,s'étendant sur des

années,en partie de l'histoire"49 . Ici comme souvent,Schopenhauer renvoie finalement le lecteur à son expérience individuelle afin de juger de la pertinence de ses propos. La reconnaissance des qualités physiques héritées est une évidence au regard de l'expérience quotidienne immédiate. En revanche,Schopenhauer se sert de la bi-polarité essentielle dans son oeuvre,volonté masculine-active d'un côté ,intellect féminin-passif de l'autre,pour expliquer la transmission des différents aspects de la vie intérieure des individus. Autrement dit ,et à quelques variantes et exceptions prés,l'enfant hérite des caractéristiques morales , psychologiques de son père et des qualités intellectuelles de se mère. Schopenhauer se réfère à de nombreux exemples historiques sans disposer d'une méthode scientifique, et un peu plus tard, le psychologue Théodule Ribot(auteur d'un livre sur Schopenhauer), s'appuie lui aussi,dans son livre L'hérédité,étude psychologique (1873) sur la fiabilité des observations et des témoignages que les hommes ont laissé au cours du temps. Ce travail va permettre à la psychologie de faire son entrée à l'Université. Schopenhauer,tout en reconnaissant la part d'incertitude concernant la connaissance des personnages historiques,va utiliser ce qui est communément admis:"L'histoire de l'Antiquité romaine nous présente des familles entières dont les membres,dans un longue succession,se distinguent par un amour de la patrie et un courage empreints d'abnégation,ainsi par exemple la gens Fabia et la gens Fabricia50". En revanche la gens Claudia a produit des gens excessifs tels Tibère,Caligula et Néron. La méchanceté se retrouve chez César Borgia déjà présente chez son père Alexandre VI et de la même façon, elle est passée de Henri VIII d'Angleterre à sa fille "Bloody Mary". Mais le plus important pour Schopenhauer,c'est l'hérédité de l'intellect maternel,qui relance le débat sur les grandes questions que suscitent sa philosophie de la Volonté:"Quant à la deuxième partie du principe que nous avons établi,à savoir l'hérédité de l'instinct maternel,elle jouit d'une reconnaissance bien plus universelle que la première,à laquelle s'opposent ,prise en elle-même,le libre arbitre d'indifférence et, prise dans sa conception particulière,la simplicité et l'indivisibilité de l'âme"51. Cette façon de souligner la transmission intergénérationnelle des qualités intellectuelles est capitale pour montrer que l'esprit humain ne s'élève pas au dessus du règne de la nature et de ses contingences . L'essence de la Volonté est métaphysique mais son objectivation est physique et l'intellect humain n'est pas le reflet d'un principe spirituel. L'étude de Ribot précédemment citée,fait état d'une continuité entre les données biologiques et psychologiques,entre l'instinct

et l'intelligence. Ainsi,dans l'hypothèse matérialiste concernant l'intelligence,il n'y a aucune raison pour que les facultés supérieures de l'esprit ne soient pas transmissibles. Il s'ensuit que c'est le cerveau qui sera l'organe de la transmission de l'intelligence et celui-ci est bien soumis, comme les autres organes, aux lois de l'hérédité. Schopenhauer est un métaphysicien, mais pour autant,il se distingue complétement de ses prédécesseurs ,en ce sens qu'il adopte les vues des initiateurs de la science biologique et médicale ,notamment les travaux des physiologistes Bichat et Cabanis,et l'on voit qu'il inaugure à sa façon ,ce souci constant au XIXème siècle,de trouver une explication scientifique au comportement humain. De ce fameux héritage maternel de l'intelligence,Schopenhauer en veut pour preuve les mères de Rousseau,de D'Alembert,de Buffon,de Goethe et de Schiller. Cette conception n'a pas reçu de confirmation scientifique et tout ce chapitre sur l'hérédité des qualités,à la première lecture,peut sembler obsolète et un peu fantaisiste. Cependant ,le débat sur l'inné et l'acquis ressurgit régulièrement et la génétique est totalement incontournable de nos jours. Tout le XIXième siècle est marqué par cet intérêt pour l'hérédité et ce problème concerne tout autant les scientifiques que les romanciers. Une des principales questions qui préoccupent le naturalisme en littérature,c'est au premier chef l'hérédité:"Je veux montrer comment une famille ,un petit groupe d'êtres,se comporte dans une société,en s'épanouissant pour donner naissance à dix à vingt individus,qui paraissent au premier coup d'oeil,profondément dissemblables,mais que l'analyse montre intimement liés les uns aux autres. L'hérédité à ses lois,comme la pesanteur. Physiologiquement,ils(les Rougon-Macquart)sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race,à la suite d'une première lésion organique,et qui déterminent selon les milieux,les sentiments ,les désirs, les passions.."52 . Darwin,dans son travail sur l'expression des émotions ,montrent que celle-ci est due à des caractères innés liés à l'évolution:"Les principaux actes de l'expression chez l'homme et les animaux,sont innés ou héréditaires,c'est à dire qu'ils ne sont pas un produit de l'éducation de l'individu"53. Pour Schopenhauer également ,le milieu n'apporte que des modifications négligeables par rapport à la prépondérance du caractère immuable eu égard au destin de l'individu. En effet ,c'est bien un principe interne ,le vouloir vivre ,qui anime les êtres et leur caractère est la manifestation particulière de cette force générale:"C'est le même caractère,c'est à dire la même volonté individuellement déterminée,qui vit dans tous les descendants d'une lignée,de l'ancêtre jusqu'à l'actuel héritier"54. Le lien héréditaire entre les

êtres est compréhensible là aussi à la lumière générale de la philosophie et l'on ferait fausse route en tentant d'en trouver une preuve scientifique. La clé de la lecture du monde pour Schopenhauer ,c'est ce rapport de convenance entre la volonté ,le caractère et le corps,sa visibilité. Du point de vue éthico-métaphysique qui nous intéresse plus particulièrement ici,la question se pose de savoir pourquoi existe cette cohabitation entre cet entêtement de la volonté à se poursuivre elle-même;ce qui revient à une éternelle répétition,et la production d'êtres humains toujours divers?Il semblerait bien que la Volonté cherche à se montrer de toutes les manières possibles à l'intellect de façon à être connue de lui:"De ce fait,à travers chacun d'eux,la vie se présente à elle d'un autre côté et dans une autre lumière;elle en tire une nouvelle vue fondamentale ,une nouvelle leçon"55. La Volonté ,comme un rayon unique de lumière se diffracte à travers une multitude indéfinie d'intellects divers et variés. Par essence infinie,son savoir à propos d'elle-même pourrait -être inépuisable et s'étendre à jamais s'il ne pouvait changer tout à fait de nature et orientation. A travers ce sujet de l'hérédité,se pose la question centrale de l'éthique de Schopenhauer:l'ordre du salut:"..la vie présente sans cesse des faces nouvelles à la volonté(dont elle est l'image et le miroir),se retourne pour ainsi dire,sans discontinuer,sous son regard,laisse s'essayer sur elle des modes de perception toujours et toujours nouveaux,afin que dans chaque cas,elle se décide pour l'affirmation ou la négation,ces deux possibilités lui étant toujours ouvertes,à ceci près qu'une fois la négation réalisée,tout ce phénomène cesse (pour elle avec la mort)"56. Qui prend cette décision? Quel est l' instance qui choisit ? C'est la Volonté seule qui est libre et qui décide pour elle-même de sa destinée:"La liberté absolue consiste justement dans le fait qu'un quelque chose n'est aucunement soumis au principe de raison comme principe de toute nécessité;c'est pourquoi une telle liberté ne revient qu'à la chose en soi,qui est précisément la volonté"57. Schopenhauer se rapproche ici de la conception chrétienne de la "grâce" et se détourne du karma hindou et bouddhiste qui ne fait que repousser la question selon lui. L'individu et le moi n'ont aucune place dans l'analyse de Schopenhauer et rien ne semble exister entre, d'un côté l'aliénation et de l'autre la liberté,et il faut supporter l'expérience de cette vision tragique. La caractérologie moderne initiée par le Senne,affirme elle aussi,l'existence d'un caractère inné dû à l'hérédité:"Il faut avec lui(Schopenhauer)admettre l'invariabilité du caractère individuel.."58. Ceci dit,l'individu ne peut pas être réduit à son caractère congénital;celui-ci forme seulement une ossature psychologique appelé "squelette mental" par

Le Senne:"Le caractère n'est pas le tout de l'individu,c'est seulement ce que l'individu possède comme la résultante des hérédités qui sont venues se croiser en lui59". Selon Schopenhauer,il existe un caractère intelligible de l'individu et bien que l'expression soit empruntée à Kant,il dénote chez lui l'existence d'une réalité" idéale" de l'individu:"comme une manifestation particulière et caractérisée de la volonté,dans une certaine mesure ,comme une idée particulière"60. Mais ce caractère reste invisible de même que l'on ne sait pas jusqu'où ,dans la Volonté,plonge les racines de l'individualité. En revanche le caractère empirique est bien la signature de l'individu,ce qui fait qu'il est reconnaissable entre tous:"Ce caractère est solide et permanent:il assure à travers le temps,l'identité structurelle de l'individu..Quand revoyant un ami après plusieurs années,nous nous écrions devant une de ses réactions caractéristiques,"il est bien toujours le même"Cette réaction est dans son fond une manifestation de son caractère"61. Schopenhauer n'aurait pas démenti cette vision du caractère individuel,mais ce point de convergence une fois signalé ,il convient de voir les différences entre ces deux points de vue .La caractérologie de Le Senne a une intention diamétralement opposée quant à la finalité de de l'effort vers la connaissance de soi. En effet,le caractère innée de la caractérologie moderne,constitue en fait le matériau brut à partir duquel il convient de construire sa personnalité. C'est sur le plan moral que les deux conceptions divergent le plus, car chez Le Senne,justement,la valeur réside dans le devoir qui nous incombe de devenir quelqu'un malgré une initiative limitée:C'est en tant qu'il use de sa liberté qu'il est le moi;mais cette liberté n'est pas capable de n'importe quoi,elle est équipée,serrée et limitée,de façon congénitale et permanente par le caractère"62. Rien de tel qu'un moi actif et libre Chez Schopenhauer,mais par contre,il existe un caractère acquis,fruit de l'expérience et le plus souvent ,des dures leçons imposées par celle-ci. Pourtant,cela n'est pas négatif au regard du système schopenhaurien,bien au contraire,car le caractère acquis,c'est l'individu bien déterminé et qui sait ce qui lui revient en propre dans la vie:"Car un homme doit également savoir ce qu'il veut et savoir ce qu'il peut;ce n'est que de cette manière qu'il montrera qu'il a du caractère,et ce n'est qu'alors qu'il pourra accomplir quelque chose de bien"63. La sagesse pessimiste et tragique de notre philosophe semble,sur ce point , bien davantage du côté de la sagesse populaire que des morales prescriptives issues d'un spiritualisme idéaliste. C'est seulement en s'éprouvant concrètement dans la vie que l'on peut espérer trouver son chemin et non pas en suivant une ligne de conduite particulière,une loi morale imposée du dehors. De même

nous ne devons pas souhaiter voir les autres changer sous l'influence de supplications et d'admonestations;seules, l'expérience et la connaissance de soi qui en découlent peuvent être édifiantes:"Nous devons d'abord apprendre par l'expérience ce que nous voulons et ce que nous pouvons;avant,nous ne le savons pas,nous manquons de caractère,et ce sont souvent des coups durs venus de l'extérieur qui doivent nous remettre sur notre chemin"64. Il n'y a pas de volontarisme moral chez Schopenhauer, pas de devoir d'édifier une personnalité idéale sous peine de manquer le sens de l'existence,mais une sagesse réaliste,un pessimisme agissant comme un filtre capable de nous conserver le meilleur:"..il n'y a pas de consolation plus efficace que la pleine certitude de l'immuable nécessite."65

III Sagesse et prédestination.

III,1 L'illusion du libre-arbitre

l'absence de la liberté d'indifférence

Le problème de la liberté en général et celui du libre arbitre en particulier est tout à fait fondamental, car il permet de comprendre, que ce n'est par des initiatives personnelles ,un engagement particulier et surtout une morale prescriptive,que nous parviendrons à un sagesse philosophique au regard de la pensée du célèbre pessimiste. Cette "Thèbes aux cent portes" que constitue le système de Schopenhauer,peut être abordée par le problème du libre arbitre et révéler tout entière sa cohérence "tragique". D'emblée,il faut préciser l'opposition radicale sur ce point entre Schopenhauer et la scolastique . En effet,Saint Thomas d'Aquin pense que le jugement fait des choix que la volonté devra suivre guidée par lui et c'est l'inverse qui est vrai pour Schopenhauer ainsi que nous l'avons déjà abordé plus haut,la volition conditionne complétement l'intellect. Pourtant,l'homme a naturellement un préjugé favorable en faveur du libre arbitre en raison du fait,fort compréhensible au demeurant,qu'il accorde le qualificatif de libre,à l'homme qui n'est pas entravé par des chaînes,prisonnier ou esclave,un individu dont le peuple n'est pas non plus assujetti par un autre. Nous allons voir plus loin dans le détail que l'Essai sur le libre arbitre peut constituer une excellente introduction à cette question telle qu'elle se pose pour la philosophie de l'action. Pour l'heure, disons que l'homme qui n'a pas quelqu'un qui lui impose ses choix et ses

décisions,se sent naturellement libre et défend volontiers ce point de vue. Cette acception "physique"de la liberté,renvoie en premier lieu à une volonté non empêchée de se mouvoir,un homme en possession de sa puissance d'agir. Il est communément admis, qu'être libre, signifie justement libre d'aller où l'on veut ,comme l'oiseau est libre de voler,les enfants libres de s'amuser à la récréation. Mais la volonté est-elle vraiment libre ? Cette question est traitée en profondeur par Schopenhauer à l'occasion d'un concours organisé par l'Académie de Norvège en 1838,Dissertation qui sera publiée la première fois chez Félix Alcan à Paris en 1854,sous le titre d'Essai sur le libre arbitre. Qu' est-ce -qui fait que nous prenons cette décision plutôt qu'une autre? Suis-je vraiment libre de vouloir ce que je veux? Ainsi posée ,la question nous oblige à une

réflexion approfondie mais débattue strictement sur le plan de la logique,sans mettre l'accent ,au préalable,sur l'aspect "obscur",impénétrable des motifs de la volonté. L'homme étant avant tout un être pratique,ce débat sur la nature même de la liberté de la volonté,demande un temps d'arrêt pour la réflexion et que le vouloir

vivre ,justement ne permet pas. L'attitude théorique n'est pas naturelle selon Schopenhauer et l'efficacité de l'action risquerait d'en souffrir,surtout si à plus forte raison,il s'agit de se questionner sur le statut et la vraie nature de notre volonté.

"Or c'est précisément la liberté du vouloir qui est maintenant en question,et il faudrait en conséquence que le problème se posât comme il suit,"Peux-tu aussi vouloir ce que tu veux?"ce qui ferait présumer que toute volition dépendît encore d'une volition antécédente..et l'on irait ainsi indéfiniment en remontant toujours la série des volitions..Si, d'autre part, la nécessite de trouver un point fixe nous faisait admettre une pareille volition ,nous pourrions avec autant de raison,choisir pour volition libre et

inconditionnée la première de la série,que celle même dont il s'agit,ce qui ramènerait la question à cette autre fort simple:"Peux-tu vouloir?"1. A l'encontre de la pensée commune ,l'examen de la question du libre arbitre porte sur les causes de nos volitions,leurs motifs et non sur leurs effets dans le monde. Nous sommes donc en présence de deux notions distinctes à examiner pour progresser dans cette réflexion sur le libre arbitre :la liberté et la volonté. Schopenhauer ne s'en tient pas bien sur à la liberté d'agir, dont on voit qu'elle est employée lorsque l'action naturelle d'un être vivant , n'est pas entravée et se déroule normalement. Le philosophe veut définir la liberté en soi,et celle-ci ne peut l'être que par la négative ,dans son opposition au concept de nécessité:"C'est pourquoi il a fallu,afin de

pouvoir néanmoins étendre à la volonté ce concept général de la liberté ,lui faire subir une modification qui le rendît plus abstrait. Ce but fut atteint, en faisant consister la liberté dans la simple absence de toute force nécessitante"2. Il convient donc désormais de définir la nécessité comme ce qui ne peut être autrement à cause d'une raison donnée. Ainsi,la liberté échapperait à la contrainte logique,au principe de raison suffisante:"Il faudrait donc que la liberté dont le caractère essentiel est l'absence de toute nécessitation,fût l'indépendance absolue à l'égard de toute cause,c'est à dire la contingence et le hasard absolu..le mot libre signifie ce qui n'est nécessaire sous aucun rapport,c'est à dire ce qui est indépendant de toute raison suffisante »3. Comment dés lors est-il possible de rapprocher une telle notion de la volonté humaine?Schopenhauer se demande à partir de là,comment rencontrer une volonté dont on pourrait dire qu'elle est libre ,c'est à dire nécessiter par rien. Cela en réalité dépasse notre entendement, au sens propre,puisque justement notre pensée ne peut aller au delà du principe de raison suffisante, ce en quoi Schopenhauer,en bon avocat de la jurisprudence kantienne,s'est toujours montré fidèle:"En présence d'une pareille notion,la clarté même de la pensée nous fait défaut,parce que le principe de raison suffisante,qui,sous tous les aspects qu'il revêt,est la forme essentielle de notre entendement,doit être répudié ici,si nous voulons nous élever à l'idée de liberté absolue"4. Le débat pourrait en rester là; impossible à concevoir,mais la liberté absolue trouve tout de même son champ de réflexion si nous la pensons en rapport avec le problème de la décision,ce que la tradition philosophique classique a nommée liberté d'indifférence, et qui intéresse de prés également la pensée contemporaine, dans le domaine des sciences cognitives notamment. Concrètement,un individu placé dans certaines conditions initiales identiques et invariables,peut-il réellement choisir de façon complétement indifférente et fortuite,le bleu plutôt que le rouge?Là où Schopenhauer s'interroge sérieusement, Descartes répond par l'affirmative:"Nous avons une conscience si parfaite de la liberté d'indifférence qui est en nous,qu'il n'est rien qui ne nous soit connu avec plus de lucidité et d'évidence "5.Une fois la certitude acquise de la fiabilité de notre pensée,Descartes ,se place du côté du sens commun pour affirmer notre liberté de choix sans ambiguïté. En effet,quoi de plus évident à première vue et conforme à notre expérience immédiate,que nous puissions choisir entre telle ou telle alternative,d'accepter ou de s'abstenir,de refuser ou d'acquiescer. A l'évidence nous sommes contraints de faire des choix et cela s'avère d'ailleurs parfois assez compliqué,et nous sommes même placés devant ce

paradoxe relevé par Sartre dans l'Être et le Néant (1943),que nous sommes" condamnés à être libre".L'homme a de la sorte la capacité de faire quelque chose de ce qu'on a fait de lui,de "néantiser" les déterminismes ,choisissant d'être responsable du choix de son existence en s'engageant. Schopenhauer serait bien loin de reconnaître comme valable ce type d'argumentation,lui qui envisage plutôt ce genre de raisonnement, comme étant le fruit d'un examen trop superficiel de la question. Ainsi,au début du chapitre II de son Essai,il ne cesse de ramener le lecteur à la question initiale et s'oppose à la conscience commune par rapport à cet aperçu trop rapide qui nous porte à croire que vouloir c'est être libre:"Je puis faire ce que je veux!"la déclaration de la conscience immédiate n'a pas une plus grande portée,de quelque manière qu'on veuille la contourner et sous quelque forme que l'on veuille poser la question..mais n'est-ce pas là cette idée empirique,originelle et populaire de la liberté,telle que nous l'avons établie dés le commencement d'après laquelle le mot libre veut dire "conforme à la volonté?"C'est cette liberté et celle- là seule, que la conscience affirmera catégoriquement. Mais c'est n'est pas celle que nous cherchons à démontrer. La conscience proclame la liberté des actes,avec la présupposition de la liberté des volitions:mais c'est la liberté des volitions qui seule à été mise en question. Car nous étudions ici le rapport entre la volonté même et les motifs:or sur ce point,l'affirmation "je peux faire ce que je veux,"ne fournit aucun renseignement"6. La philosophie de l'auteur du Monde,cherche à nous éclairer sur cette situation aliénante qui est la notre eu égard à la Volonté;nous sommes voulus,c'est l'essentiel de la conscience tragique , l'indispensable compréhension afin d'accéder à la "vraie" sagesse. Cette vision générale de la philosophie de Schopenhauer n'est cependant pas suffisante pour affirmer le déterminisme ,c'est d'ailleurs la raison pour laquelle,il commente précisément ce point dans cet essai. Il veut nous conduire à faire la différence entre désir et volonté libre .Nous pouvons désirer deux choses différentes mais celle que nous allons choisir en définitive est-elle le fruit d'une décision libre ? Est-il possible de tester expérimentalement cette question de la valeur du choix volontaire? Voyons concrètement l'arrière plan qui conditionne notre façon de faire des choix et d'avoir des préférences:l'agent a des besoins et des désirs qui dépendent en partie de ses fonctions biologiques,de son histoire passée,et du contexte dans lequel il se trouve. La réaction qu'il va avoir au moment de prendre une décision dépend aussi des différents apprentissages qu'il a connu et de sa façon de les utiliser. En résumé ,c'est tout un arrière plan fort complexe,(dont nous ne sommes plus conscients),

qui entre en jeu inévitablement dans chacune de nos décisions. A ce titre,les expériences menées par le neurochirurgien américain Benjamin Libet sont très intéressantes pour montrer que nos décisions comportent réellement une part de pré-détermination et se produisent avant que nous en ayons eu conscience:"Dans ce schéma causal de l'action volontaire,à quel moment intervient la volonté consciente?Il serait naturel de supposer que la conscience précède ou au moins accompagne l'expérience motrice précoce. L'expérience courante nous indique en effet que l'on "veut" faire quelque chose avant de l'accomplir. Or cette supposition se révèle fausse! C'est en tout cas ce qu'a montré Libet dans une expérience désormais célèbre datant de 1983. Cette expérience consistait à demander à des sujets,assis devant un écran où s'égrenaient les secondes ,de dire à, quel moment précis ils avaient décidé de fléchir le doigt. L'examen electrophysiologique a montré que l'agent est conscient de sa décision 350 millisecondes après que son cerveau a commencé à réagir. Aussi surprenant que cela puisse paraître ,cela signifie que le cerveau prépare l'action avant même que le sujet ait conscience de le vouloir"7. Cette expérience vient confirmer en fait ce que nous avons tous eu déjà l'occasion de vérifier lorsque nous devons éviter un obstacle ou un projectile,ce n'est qu'après que nous réalisons l'avoir fait. Schopenhauer s'est montré particulièrement attentif à ce problème de la décision et semble bien avoir été conscient,à quelque degré de la "rétro-datation consciente ",sans avoir eu recours à l'expérimentation scientifique:"On peut en effet, désirer deux choses opposées ,on n'en peut vouloir qu'une:et pour laquelle des deux s'est décidée la volonté,c'est ce dont la conscience n'est instruite qu'à posteriori,par l'accomplissement de l'acte"8. Effectivement,nous ne pouvons constater qu'après coup que nous avons,par exemple ,choisi le bleu plutôt que le rouge. En fait,il conviendrait plutôt de dire "ça" s'est choisi,un peu comme Nietzsche nous faisait remarquer que "ça" pense ,et voulant montrer par là la seule réalité grammaticale et non substantielle du cogito. Mais ici,il ne s'agit pas de la question de la réalité de notre être pensant mais de l'indépendance ou de la servilité de notre vouloir au regard des motifs qui le font agir. L'homme étant tout d'abord poussé à agir sur le monde ,il lui importe avant tout de considérer comment ses désirs peuvent se réaliser,et non pas pourquoi il désire telle chose plutôt qu'une autre:"Aussi est-il malaisé de faire concevoir à l'homme qui ne connaît point la philosophie la vraie portée de notre problème,et de l'amener à comprendre clairement que la question ne roule pas sur les conséquences mais sur les raisons et les causes de ses

volitions"9.Aujourd'hui,le problème soulevé

par Schopenhauer reste parfaitement d'actualité comme dans l'illusion de la volonté consciente (2002)de Dan Wegner,professeur de psychologie à l'Université Harvard. Nous pensons être l'auteur de nos actions car nous sommes trompés par l'impression produite par l'"éclairage de la conscience" alors que les motifs réels et profonds sont relégués à l'arrière plan. Selon Wegner ,l'expérience de la volonté consciente ,autrement dit l'expérience d'être auteur de l'action,de l'effort,de la causalité mentale, est une illusion qui nous porte à croire à la relation entre le fait d'être conscient d'une action et croire que c'est cela même le processus causal. En résumé ,nous sommes bernés par le sentiment de contrôler nos processus mentaux et nos actions par une surestimation de la conscience que nous en avons. Schopenhauer, reconnaît lui aussi que la conscience ,la faculté de penser humaine,peut donner l'impression d'une complète liberté,car en effet ,la capacité de délibération que nous possédons,nous permet de nous soustraire à la contrainte du présent immédiat. Cette différence importante d'avec le monde animal,et qui permet par là même de concéder une certaine liberté relative, ne permet pas pour autant d'affirmer à l'existence du libre arbitre:"Mais cela n'atténue pas le moins du monde la puissance causale des motifs,ni la nécessite avec laquelle s'exerce leur action. Ce n'est donc qu'en considérant la réalité de façon très superficielle qu'on peut prendre pour une liberté d'indifférence cette liberté relative et comparative dont nous venons de parler"10. Schopenhauer compare la faculté de délibérer à la tension qu'un corps physique subit en présence de forces contradictoires;mais là,bien sur,il s'agit d'un conflit des motifs de la volonté. Le philosophe nous rappelle ici encore une fois que l'homme n'est pas au dessus des lois naturelles. Si nous ne parvenons pas à trouver de liberté absolue,il semble important de rappeler néanmoins ,combien est considérable cette faculté de délibérer chez l'être humain et que nous sommes loin d'être de simples automates:"Ce qui paraît aller de soi chez l'humain adulte est en fait un accomplissement cérébral remarquable. Le développement chez l'enfant en est très progressif. Sa perturbation détermine des pathologies mentales ou neuropsychologiques assez handicapantes. Cette aptitude strictement humaine nous libère des formes de vie stéréotypées liées à la satisfaction des besoins immédiats. Elle nous ouvre le domaine plus vaste de la mise en attente des besoins..et des déterminismes culturels.Si ce n'est toujours pas la liberté,c'est un puissant moyen d'échapper à la pression du présent. Planifier permet d'agir collectivement,et de se changer soi-même selon des programmes réfléchis

qui peuvent s'échelonner sur des années"11. On peut en effet reprocher à Schopenhauer d'avoir trop minimisé ,tout au long de son oeuvre d'ailleurs,l'apport considérable que constitue l'émergence de la pensée humaine et de ses capacités créatrices. Selon lui, la destinée de l'homme est tragique,car celui-ci,même dans sa faculté de penser est une "machine"et qui plus est,a la bêtise de se croire libre. Peut-être que l'oeuvre de Schopenhauer doit constituer comme un électrochoc pour le lecteur philosophe enquête d'une sagesse authentique?Nietzsche a-t-il véritablement entendu l'appel ,lui qui souhaita voir l'avènement du surhomme? Mais la question proprement dite du libre arbitre telle qu'elle est traité par notre philosophe,nous contraint toujours à refaire cette constatation:il n'est rien dans la nature qui puisse être sans causes pas même notre vie intérieure dont les motifs sont abstraits et témoignent d'une complexification et d'une sophistication bien au dessus des autres règnes de la nature. C'est justement, dans ce degré de conscience significatif dont témoigne l'être humain, que certains penseurs contemporains voient précisément la possibilité d'une vie libre. A ce titre, la position de Harry Frankfurt,professeur à l'Université de Princeton, semble particulièrement intéressante car,cette liberté qui nous apparaît parfois avec une telle évidence,serait liée à une "volition d'ordre supérieur";ce qui différencie les êtres humains d'autres animaux,c'est qu'ils désirent avoir des désirs conforment à leur souhaits (désirs de second ordre).Le contre exemple qui illustre bien ce propos,c'est le drogué qui ne désire pas sa situation mais qui pourtant s'administre quand même cette piqure. Ainsi,tout dépend de la "subtilité" de notre capacité réflexive,à savoir le choix des fins que nous poursuivons et pas seulement celui des moyens employés afin de parvenir à celles-ci. Une telle conception de la liberté implique aussi une capacité suffisante de maitrise et de contrôle de soi pour rester en accord avec cette volition d'ordre supérieur. Schopenhauer admet bien sûr,"l'ascension" de l'homme et le caractère réflexif de la conscience,mais cela ne constitue pas pour lui une preuve du libre arbitre qu'il continue de traiter de façon purement logique:"Ce qui produit l'illusion ,c'est que les êtres de la nature,s'élevant de degré en degré ,deviennent de plus en plus compliqués,et que leur réceptivité,naguère purement mécanique,se perfectionne graduellement jusqu'à devenir chimique ,électrique,excitable,sensible,et s'élève enfin jusqu'à la réceptivité intellectuelle et rationnelle..;c'est pourquoi aussi les causes paraissent de moins en moins palpables et matérielles..Car ici les causes agissantes se sont élevées à la hauteur de simples pensées,jusqu'à

ce que la plus puissante porte le premier coup et mette la volonté en mouvement"12. Pas de "volition d'ordre supérieur"pour le métaphysicien de la Volonté,l'homme reste une créature assujettie au vouloir vivre ,à quelque degré que ce soit,incapable de "vouloir" ses désirs mais de toujours les subir. Dés lors, comment est-il possible de tenir quelqu'un pour responsable de ses actes,de punir ou de récompenser en fonction? La justice n'est pas non plus un concept "positif" pour Schopenhauer,dans le sens où elle n'est qu'une mesure pragmatique visant à limiter les débordements de l'égoïsme. En effet,la raison aura reconnu qu'il est préférable d'intervenir et de limiter les effets de cette guerre de "tous contre tous",car cela serait préjudiciable à l'édification d'un certain degré de civilisation,chacun pouvant se retrouver à son tour dans la peau de celui qui subit les outrages et les débordements de l'égoïsme:"Comme tel ,l'État n'a aucune intention ni signification morales..Ainsi, l'État compte seulement sur la peur pour dissuader les individus d'exercer leur injustice. Il ne les tient pas pour libres ;il ne les libère pas non plus"13. Il n'est pas de notre propos ici,de considérer plus avant le rôle historique et politique de l'État chez le philosophe,mais simplement de montrer que l'individu n'es t pas défini juridiquement en fonction d'un principe supérieur comme chez Kant,il est simplement tenu de ne pas nuire aux autres. En revanche ,le sujet tenu responsable doit être sain d'esprit ,car dans ses vues sur la folie ,Schopenhauer montre qu'elle est une maladie de la perte d'identité et comme telle ,rend justement la personne irresponsable de ses actes mais aussi de ses propos et témoignages.

Plus concrètement, l'absence de liberté se manifeste avec une pleine évidence dans les traits psychologiques qui nous distinguent les uns des autres, et que Schopenhauer appelle le caractère empirique. Cette référence à l'expérience est d'une importance cruciale,car il n'existe pas de connaissance de soi a priori, mais seulement celle que nous acquérons dans le miroir de nos actes. Cela se comprend aisément,si l'on se rappelle que la manifestation est l'objectivation de la Volonté,que l'être « doit » s'éprouver lui-même.

On ne saurait faire l'économie de l'existence dans tout ce qu'elle implique d'épreuves véritables;la sagesse du philosophe de Francfort n'est en rien comparable à une quelconque méthode "psycho-spirituelle",nous berçant de l'illusion d'un possible raccourci:"nos actions ne sont d'ailleurs nullement un premier commencement,et rien de véritablement nouveau ne parvient en elles à l'existence:mais par ce que nous faisons seulement nous apprenons ce que nous sommes"14 . L'illusion du libre arbitre est à la

mesure de la vanité humaine;parce qu'il possède un certaine aptitude à agir sur la nature,en retour ,cela l'aveugle quant au fait que c'est plutôt lui qui est agi par des motifs connus ou ignorés. A titre individuel,l'homme est a posteriori souvent très fier de conter les aventures et péripéties qui jalonnent le parcours de sa vie et un tel "explorateur "sera souvent qualifié d'homme" libre".Là encore ,grâce au raisonnement de Schopenhauer ,il serait aisé de montrer que l'action de tel ou tel personnage a été poussée par des motifs subis bien plus que par des initiatives indépendantes. De plus,les voyages ou les errances d'une vie sont bien souvent enjolivées après coup,car sur l'instant ,cela est le plus souvent vécu dans les

angoisses et les incertitudes,les accidents tant physiques que psychologiques montrant le "héros"plutôt comme la marionnette du destin et le sens de l'Odyssée n'est-il pas le retour dans la patrie? Dans l'épopée homérique et le mythe grec,le destin se dit "moira"terme qui signifie le "lot",la "part"qui revient à chacun en ce qui concerne sa véritable nature et son statut social. Schopenhauer condamne lui aussi "l'hubris"et le bonheur tout relatif que nous pouvons espérer,vient justement de notre capacité à rester à notre place. Il nous faut compléter ce que nous avons déjà ébauché à propos de la notion de caractère chez l'auteur du Monde:"Ce n'est que la connaissance exacte de son caractère empirique qui donne à l'homme ce qu'on appelle le caractère acquis:celui-là le possède,qui connaît exactement ses qualités personnelles,les bonnes comme les mauvaises,et voit par là ce qu'il peut ou ne peut pas attendre et exiger de lui-même. Il joue dés lors son rôle, que naguère,au moyen de son caractère empirique,il ne faisait que naturaliser (réaliser)..,ce qui n'arrive qu'à ceux qui entretiennent quelque illusion sur leur propre compte"15. Schopenhauer,à propos du caractère ,reprend les termes kantiens d'"intelligible" , d' "empirique"et s'accorde avec lui pour penser qu'il n'est pas un phénomène à part de la nature et qu'à ce titre ,il est entièrement déterminé:"la volonté peut aussi être libre,mais uniquement en ce qui concerne la cause intelligible de notre vouloir;car pour ce qui est des phénomènes,des expressions de cette volonté,c'est à dire des actions,nous ne pouvons pas les expliquer autrement que comme le reste des phénomènes de la nature,c'est à dire d'après leurs lois immuables,suivant une inviolable maxime fondamentale.."16.

Volonté et liberté entretiennent un rapport complexe et paradoxal:la Force de toute force est ce qui aliène et ce qui libère;ce qui fait qu'un sujet se libère de son joug provient justement d'un «décret» de la Volonté. Comment s'étonner dés lors que Schopenhauer cite

l'Ancien testament,lui dont la Volonté présente à certains égards,des affinités avec l'arbitraire du Dieu jaloux?

Le philosophe cite le prophète Jérémie(10,23):»Seigneur ,je sais que la voie de l'homme n'est point à lui,et qu'il n'appartient pas à l'homme de marcher et de diriger lui-même ses pas». Il peut sembler quelque peu étonnant de constater ,que Schopenhauer se réfère abondamment à la théologie afin d'illustrer ses vues en faveur du serf-arbitre. En premier lieu ,la religion n'est pas fausse mais possède un intérêt allégorique pour le philosophe qui détient les clés permettant de déchiffrer le livre de l'Univers,surtout en ce qui concerne l'éthique et ce que que Schopenhauer nomme « l'ordre du salut » Luther, le père de la théologie réformée affirme que nul ne peut se dire chrétien s'il est pénétré de l'idée du libre arbitre:»Je veux avertir ici les partisans du libre arbitre,pour qu'ils se le tiennent pour dit,qu'en affirmant le libre arbitre ,ils nient le Christ..Contre le libre arbitre militent tous les passages de l'Écriture qui prédisent la venue du Christ. Mais ces témoignages sont innombrables;bien plus ,ils sont l'Écriture toute entière»17. Luther affirme nettement que l'homme ne peut agir et décider par lui-même ;en accord avec les Épîtres de Paul,ce ne sont pas les oeuvres qui justifient mais la foi,et celle-ci vient de Dieu. Cette conception caractéristique du protestantisme,peut être mise en parallèle,toutes choses égales par ailleurs ,avec les vues propres à Schopenhauer sur l'éthique :La morale du philosophe n'est pas prescriptive;les bonnes actions ne sauraient contribuer en rien à la négation de la Volonté,au contraire ,on pourrait y trouver un moyen de flatter l'ego. Quand l'apôtre déclare « il n'y pas un juste ,pas un seul »18 ;c'est bien pour remettre en place la vanité humaine et Schopenhauer,quant à lui,déniche l'affirmation de l'ego sous les apparences de la bienfaisance : « derrière toutes les oeuvres vertueuses,secrètement dans le recès le plus intérieur,l'injustice est assise au gouvernail »19 Ce n'est pas le sujet qui décide de son salut,mais c'est la Volonté seule qui décide de se libérer d'elle-même. Selon le philosophe ,l'invention du libre arbitre,vient comme une façon d'empêcher Dieu d'endosser la responsabilité du mal : « Si en effet une mauvaise action provient de la nature,c'est à dire de la constitution innée de l'homme,la faute en est évidemment à l'auteur de cette nature. C'est pour échapper à cette conséquence que l'on a inventé le libre arbitre »20.

Schopenhauer, se félicite par ailleurs de constater que St Augustin,n'a accordé à l'homme le bénéfice du libre arbitre seulement avant le péché originel et que depuis,son salut ne peut venir que par la grâce de

Dieu : « ..devenu la proie du péché,il n'a plus à espérer son salut que de la

prédestination et de la rédemption,ce qui s'appelle parler en vrai Père de l'Église »21.

Mais c'est surtout sur la plan de l'argumentation purement logique,que Schopenhauer entend bien prouver que notre existence est soumise à la nécessité,et pour ce faire,il se range sans partage ,du côté de ses prédécesseurs, Hobbes et Spinoza,pour lesquels, la volonté de l'homme n'est qu'un rouage de la « mécanique »naturelle. Comment éviter de parler de l'exemple si fameux de Spinoza,celui de la pierre lancée qui se croît libre simplement parce qu'elle est consciente de son vol : « Concevez maintenant que cette pierre,tandis qu 'elle continue de se mouvoir,soit capable de penser..Il est clair qu'ayant ainsi conscience de son effort..,elle se croira parfaitement libre et sera convaincue qu'il n'y a pas d'autre cause que sa volonté propre qui la fasse persévérer dans le mouvement. Voilà cette liberté humaine dont tous les hommes sont si fiers .Au fond elle consiste en ce qu'il connaissent leurs appétits par la conscience,mais ignorent les causes extérieurs qui les déterminent »22. Schopenhauer nous précise que à l'instar de Spinoza ,Voltaire ,dans la seconde moitié de sa vie revient sur son ancienne position et finit par nier le libre arbitre : « Une boule qui en pousse une autre ,un chien de chasse qui court volontairement et nécessairement après un cerf,ce cerf qui franchit un fossé immense avec non mois de nécessité et de volonté:tout cela n'est pas plus invinciblement déterminé que nous le sommes à tout ce que nous fesons »23 Schopenhauer utilise son érudition littéraire pour montrer que les grands auteurs sont toujours sensibles à la force de la

fatalité : « Destin,montre ta force nous ne disposons pas de nous-mêmes;ce qui est décrété doit être,et je m'abandonne à l'évènement »24. L'essentiel de l'argumentation contre l'existence du libre arbitre se trouve ici et va permettre par la suite de développer la conception de Schopenhauer sur la destinée et la liberté comme acte pur de la volonté.

L'autre auteur préféré de Schopenhauer,Goethe dans son Iphigénie,montre l'impossibilité de revenir sur ce qui a été fixé d'avance : « Arcas :-il est temps encore de changer d'avis

Iphigénie:Cela n'est plus en notre

pouvoir. »25

Malgré cette affirmation de la domination de la nécessité dans le règne de le nature et celui de l'homme,au fond ,Schopenhauer avoue avec Malebranche que « la liberté est un mystère ».L'auteur du Monde loue Kant d'avoir fait mention du caractère intelligible du sujet,aspect par lequel l'homme est aussi la chose en soi. Notre responsabilité morale n'est pas

seulement obligée du fait de la vie en société,mais parce que en profondeur,nous ressentons que nous sommes quelque part l'auteur de notre caractère et de notre destin. Schopenhauer est un essentialiste et nos actes ne sont que l'expression de qui nous sommes vraiment. Liberté et nécessité vont se réconcilier dans la conception particulière du destin.

III,2 /Fatalisme transcendant.

Analogies entre le rêve ,la tragédie,le sens du destin

La volonté dans la Nature est toute puissante dans le système du philosophe ,et tout espoir de liberté semble disparaître face à la lucidité inexorable du penseur ;plus d'amour, de sujet,ni de libre arbitre. Pourtant,le cours d'une vie ne semble pas toujours se dérouler en vain,il y a même peut-être un message derrière le chaos insignifiant des événements;il y a des voix émanant de la source profonde (la Volonté),elles ont été entendues par Socrate ,Hamlet,Jeanne d'Arc,signaux d'un appel impérieux vers l'accomplissement de quelque but ultime .Les génies perçoivent l'essence des choses et leur vie se trouve dédiée à son expression. Chaque homme à son niveau est la Volonté elle-même et participe de son

Odyssée ,de son destin tragique,faire l'expérience de qui elle est et finalement se nier. : « . .tout le monde visible n'est que l'objectivation de la volonté,son miroir qui la conduit jusqu'à la connaissance d'elle-même et même comme nous allons bientôt le voir,jusqu'à la possibilité de sa délivrance »26 C'est pourquoi chaque homme ,par quelques fils invisibles se relie à la Volonté et « choisit »son destin. Chez Platon,ce n'est pas la Volonté mais l'âme qui décide d'une individualité et de la destinée qui va avec mais la psyché est oublieuse et c'est justement pour ça qu'elle effectue son parcours terrestre, et de la même façon,ce n'est pas une décision consciente de l'individu qui produit la connaissance,mais c'est l'affaire de la Volonté qui finit par se comprendre. Ainsi,le sens du destin individuel est métaphysique et moral,reflet microcosmique de la Volonté. Le sens profond du destin est plus difficile à percevoir dans la vie

ordinaire : « Puisque le destin a tenu a ajouté la dérision à la misère de notre existence,notre vie doit contenir toutes les douleurs de la tragédie sans que nous puissions nous prévaloir de la dignité des personnages tragiques;dans les plats détails de la vie,nous devons être au contraire des personnages comiques inévitablement niais »27 C'est la raison pour laquelle ,le sens du destin pour Schopenhauer ,tel qu'il est traité dans la

Spéculation transcendante sur l'intentionnalité apparente dans le destin de l'individu -Parerga et Paralipomena (1851),ne peut prendre pleinement son relief que dans l'art de la tragédie : « l'art est la mise en évidence de cette visibilité,la camera obscura qui montre les objets sous un mode plus pur,permettant de mieux les embrasser du regard et de les résumer,pour ainsi dire le spectacle dans le spectacle,la scène sur la scène dans Hamlet »28 . Cette façon de se pencher sur le problème du sens et de la compréhension du destin n'est pas une affaire doctrinale pour Schopenhauer et son essai consacré à cette question ne saurait avoir le même statut que son grand ouvrage. Il n'en reste pas moins que, au regard de « l'oeuvre »de la Volonté dans la nature,dans les différents domaines touchant l'homme que sont l'amour, le sujet et l'inconscient,la liberté,tout ceci peut être rapporté au destin individuel et à la connaissance de soi. Dans cette perspective,notre vie doit être élevée au rang d'oeuvre d'art dramatique ,réconciliant ainsi notre nature profonde et le cours de notre vie : « ..est-il possible qu'il y ait un désaccord total entre le caractère et le destin d'un homme?Ou alors,considéré pour l'essentiel,chaque destin s'accorde-t-il avec chaque caractère?Ou bien enfin,une nécessité secrète,inconcevable,comparable à l'auteur d'un drame agence-t-elle toujours les deux en les accordant l'un à l'autre? »29. Le personnage d'Anne boleyn incarne très bien la conversion de la Volonté face à la tournure impitoyable que peuvent prendre les événements d'une vie. C'est certainement la personnalité brillante,le caractère bien trempé et l'ambition qui tout à la fois ont causé le succès et la perte,d'une reine aux « cent jours »qui passe de la courtisane à la renonçante alors qu'elle est condamnée injustement à mort. Depuis son cachot,elle n'endurcit pas son coeur mais au contraire ,elle dépose avec grâce le fardeau de l'existence et ainsi allégée ,pardonne au roi, son mari accusateur,et finit par plaisanter avec son bourreau. Personnage historique et de légende,sa dimension tragique fait d'elle un sujet bien présent dans la culture européenne et notamment du Henri VIII de Shakespeare. La tragédie fascine certainement car elle exprime avec force le paradoxe de la vie humaine. Alors même que se laisse voir au grand jour la folie du vouloir-vivre,s'offre la possibilité d'en sortir : « La tragédie nous présente la douleur sans nom,la misère de l'humanité,le triomphe de la méchanceté,l'empire narquois du hasard et la chute irrémédiable des justes et des innocents:voilà qui nous indique de la manière la plus insigne la nature du monde et de l'existence. Ce qui se révèle ici sous un jour effrayant,c'est le conflit de la Volonté avec elle-même,déployée dans sa

plus grande perfection au plus haut degré de son objectité »30 Schopenhauer énonce les trois traits majeurs du conflit tragique:L'extrême méchanceté,comme dans Macbeth,Richard III de Shakespeare;et le destin aveugle dans OEdipe roi de Sophocle,Roméo et Juliette toujours de Shakespeare. Les autres tragédies mettent plutôt en scène le cours

« ordinaire » du conflit des volontés. Schopenhauer cite le Faust de Goethe,le Cid de Corneille et aussi Hamlet de Shakespeare. Il y a quelque chose dans la tragédie qui nous touche profondément,message du caractère inexorable et profond du destin ,offrant une compréhension intuitive dont le rêve aussi est porteur. L'analogie qui existe entre la vie,le rêve permet de penser le destin comme nue mise en scène dont nous sommes au fond les auteurs ,mais sans le savoir consciemment. Nous attendons des songes et des oracles, des promesses futur de bonheur mais ce n'est pas leur véritable message pour Schopenhauer. Il cite Sénèque « les destins conduisent une volonté docile;ils entraînent celle qui

résiste »31;ainsi nous allons plutôt apprendre à nous connaître en faisant l'expérience de l'échec,lequel va nous conduire à réviser nos choix et à occuper une place conforme à notre caractère. A l'image de la Volonté,à la fois complétement métaphysique et insondable,mais aussi parfaitement concrète en tant que vouloir vivre,le destin a son siège « dans les étoiles supérieures »,nous dit l'auteur en citant Paracelse,mais il est surtout le lieu où s'opèrent les renoncements nécessaires. Les héros de la tragédie sont ceux qui quittent cette vie sans regrets et pour eux tout semble

accomplit : « Nous voyons ainsi dans la tragédie que les personnages les plus nobles,après une longue et douloureuse lutte,finissent par renoncer tant aux buts qu'ils poursuivaient jusque là avec tant de véhémence ,qu'aux plaisirs de la vie,ou quittent la vie elle-même et de plein gré et avec joie:ainsi le prince Constant de Calderón;ainsi Gretchen dans le Faust;ainsi Hamlet que son Horatio suivrait volontiers,..:ils meurent tous purifiés par la souffrance,.. »32 . Le rêve,bien compris, est une mise en scène personnelle de nos vrais aspirations,et il en est ainsi pour notre destin particulier mais cela n'est pas saisi au premier coup d'oeil,notre ego souhaiterait plutôt le contraire : « ..de même que chacun est le directeur caché de son propre rêve,,de même ce destin,qui gouverne le cours effectif de notre vie,provient en définitive de cette Volonté-là qui est proprement nôtre. Pourtant,là où elle est apparue comme destin,elle a agi à partir d'une région située bien au delà de notre conscience représentante individuelle..Par conséquent,notre volonté empirique est souvent amenée à combattre avec la plus grande violence cette Volonté-là ,nôtre aussi ,qui se

représente à nous comme destin ..»33. Paradoxe et mystère de l'individu,réduit à néant par les étroits conditionnements et cependant appelé au plus haut destin métaphysique. Cette lecture du destin ,pourrait être appliquée à la vie de Schopenhauer lui-même;ces échecs professionnels et amoureux,le bénéfice d'une rente, lui auront permis de se consacrer pleinement à la réalisation de son oeuvre .En accord avec la situation donnée, le philosophe ne s'est jamais départi de sa vision hiérarchique et élitiste;l'humanité n'a aucun sens historique et les réalisations techniques et scientifiques n'ont qu'une importance mineure. Seules les oeuvres d'art et la philosophie trouve grâce à ses yeux,tout au moins à leur sommet ,dans les réalisations du génie,dont la connaissance de l'essence même des choses permet un dépassement au moins temporaire de la nature et de la Volonté. C'est ainsi que l'étude du sens du destin chez le philosophe,trouve son modèle dans la personnalité du génie,dans l'aberration tragique de l'être voué à la connaissance,dont la capacité visionnaire n'en égale pas moins la fragilité psychologique et l'inadaptation.

Grandeur et misère du génie .

Le génie révèle un mode de connaissance pur,au delà de la raison intéressée et de la tyrannie de la Volonté. De ce fait, l'oeuvre d'art n'est pas vraiment intéressante par elle-même ,mais bien plutôt par le type de changement qualitatif qu'elle produit à la fois sur l'acteur et le spectateur. Toute l'esthétique de Schopenhauer repose sur cet étroit rapprochement entre contemplation et création,artiste et amateur,sujet et objet dans l'acte de connaître : « Ce que nous connaissons de la sorte,ce sont les Idées des choses à travers lesquelles s'exprime maintenant un savoir supérieur à celui qui ne connaît que les simples relations. Nous aussi nous sommes alors affranchis des relations pour devenir le pur sujet de la connaissance. Or ce qui par exception provoque cet état,ce sont des processus physiologiques internes qui épurent et élèvent l'activité du cerveau au point de susciter une soudaine montée de cette activité. »34

Le génie est donc bien investi d'un rôle ultime ,d'une véritable mission consistant à apporter au monde une connaissance d'une « autre

dimension ». Schopenhauer cite un extrait de la poésie de Lord Byron afin d'illustrer ce moment de la connaissance où l'homme devient le monde et vice versa,instant où tout semble se justifier et s'apaiser : « Je ne vis pas en moi-même,mais je deviens une partie de ce qui m'entoure;et pour moi Les hautes montagnes sont une émotion . »

Le génie nous fait partager un instant d'éternité,en dehors de l'utilitaire ,du

machinal,de la répétition aveugle et mortifère. Intuition des essences,la faculté géniale qui dépasse la raison ne saurait être l'affaire d'une maîtrise technique et Schopenhauer de préciser que le génie ne s'apprend pas .A la différence de l'homme de talent qui répond très bien aux goûts et aux attentes de son époque,le génie est en décalage et son oeuvre intemporel. Le paradoxe du génie c'est qu'il se distingue de « l'homme fabriqué en série »mais qu'en même temps,en lui la volonté s'efface pour laisser place à la connaissance. Il est à l'opposé de la forte personnalité charismatique et mondaine;il garde plutôt les traits de l'enfance,exprimant en toute liberté la joie gratuite et ludique de la pensée théorique et imaginative : « Chaque enfant est réellement un génie,et chaque génie est pour ainsi dire un

enfant »35. On retrouve chez le philosophe le thème évangélique de l'enfant élu et aimé .L'allégorie religieuse est utilisée pour désigner l'élection du génie et Schopenhauer parle des sutures du crâne ,mystérieux chiffre de Brahma grâce auquel peut se lire la vocation particulière d'un homme. L'auteur du Monde est plutôt favorable à l'existence de signes du destin,lisibles même dans la physionomie particulière au génie:petite stature et prépondérance cérébrale ,allure éthérée qui contraste avec la lourdeur de l'homme ordinaire .Curieusement,le génie est animé par un volonté véhémente, excentrique, la contemplation est le fruit d'une activité nerveuse et cérébrale intense. Tout homme a peut -être son « démon » qui le guide ,ce qui fait l'objet de son essai rencontré plus haut Spéculation transcendante sur intentionnalité apparente dans le destin de

l'individu ,mais c'est particulièrement vrai du génie : « Le génie nous renvoie à la dimension transcendante de la Volonté toute puissante qui oeuvrerait à l'accomplissement des dons exceptionnels de l'élu »36. La vie du génie est elle-même l'oeuvre d'art,mise en scène d'une destinée tragique qui est celle de la Volonté même;hormis les joies de la création ,le génie souffre d'un déficit de sens pratique car son énergie est tournée vers des buts plus élevés. Il incarne parfaitement le drame du déchirement de la Volonté. Sa sensibilité raffinée l'expose à ressentir plus durement les difficultés de la vie .En tant qu'héritier ,Schopenhauer n'aura pas à lutter pour gagner sa vie mais il n'en sera pas moins exposé au dédain des hommes pour sa personne et son oeuvre philosophique. Le thème du génie,en soi ,n'est pas très original,car de tous temps on a souligné la grandeur et la misère de l'être théorique ;ainsi le trébuchement du philosophe raillé par la servante de Thrace,la condamnation de Socrate,et plus récemment l'éblouissant pathos de Van Gogh. Surtout ,le génie est la figure romantique par excellence,l'être assoiffé d'absolu en complet

décalage ici-bas,cherchant asile et refuge dans l'Orient éternel .Les romantiques allemands font sans cesse référence à une Inde mythique,à la puissance évocatrice,incantatoire du sanskrit. L'art génial nous fait passer de l « 'autre côté du miroir » ,l'existence par delà la volonté,peut-être une anticipation sur la mort. La musique est au delà du sens,elle est le chant de la Volonté elle-même,et ineffable en tant que telle. Il existe cependant une étape encore au delà de l'esthétique pour Schopenhauer ,représentée par la sainteté, mais envisagée sous son aspect ascétique et quiétiste .Le système de Schopenhauer se veut complet et à ce titre peut-on encore bien parler de philosophie,seulement aimer la sagesse et tendre vers elle? De son propre aveu, Schopenhauer a bien le sentiment d'avoir résolu l'énigme du monde,et pense que son travail peut simplement être complété d'un point de vue documentaire. Sagit-il d'un ésotérisme ,du sens intérieur et secret de la mystique universelle,d'une gnose ?

III, 3/ Une gnose libératrice mais limitée

la parenté avec le gnosticisme.

Schopenhauer est fameux pour son pessimisme que l'on juge souvent provoquant et méchant,faisant de lui un misanthrope neurasthénique,une figure du ressentiment. De ce fait,nous oublions de voir le courage et l'audace que comporte en elle, l'idée d'une possible remise en question de la valeur de la vie elle-même. Descartes s'était demandé si nous n'étions pas la proie d'un mauvais démiurge et de cela,les anciens gnostiques de l'antiquité en étaient intimement convaincu. Mouvement plutôt atypique,qui s'est plutôt fait connaître par ses détracteurs,étant par nature une tradition orale et secrète , il se trouve au carrefour de plusieurs influences,le gnosticisme représente une tentative de conjurer et de vaincre le mal;lequel n'est pas accidentel mais bien consubstantiel à la création. Schopenhauer partage avec eux un pessimisme radical qui dont il a pris connaissance par l'intermédiaire de Clément d'Alexandrie,père de l'Église et farouche opposant des gnostiques : « Ce livre(livre III des Stromates Clément),est dirigé contre les gnostiques,qui enseignèrent précisement le pessimisme et l'ascèse,notamment l'enkrateia(l'absence de toute espèce et satisfaction sexuelle) »37. Schopenhauer partage les vues d'un des maîtres du gnosticisme concernant l'incompatibilité de l'Ancien et du Nouveau testament. En effet ,le premier se distingue par un historicisme,un attachement à un peuple et une terre élus ,en contradiction avec la révélation de Jésus dont le royaume n'est pas de ce monde. Du reste ,la

plupart des gnostiques,estiment que ce sont eux les chrétiens authentiques,car le sauveur est venu précisement nous inciter à nous détourner du monde et de la création. La cosmologie gnostique peut-être fort complexe et fantaisiste avec ses cieux multiples,sept sphères gardées par des archontes,dieux jaloux qui retiennent les âmes prisonnières du monde crée inférieur. Ce qu'il faut retenir,c'est que le gnostique ne se sent pas dans son élément dans le monde manifesté,qui est le produit d'une déchéance, et qui comme tel ,nous expose à la souffrance : « le monde est un repaire de bêtes sauvages » et aussi « l'angoisse et la misère accompagnent l'existence comme la rouille couvre le fer »38. Il faut néanmoins tenir compte du contexte historique et de l'oppression sociale qu'ont pu connaître les gnostiques de l'époque:mutation de l'empire romain et formation d'une église chrétienne officielle et concrète. Le gnosticisme possède aussi son génie,son élu,son être spirituel prédestiné à recevoir l'initiation et la délivrance. La connaissance consiste justement à reconnaître l'étincelle divine en nous et à la libérer;sans principe semblable chez Schopenhauer,mise à part l'image de « l'oeil du monde »,on peut se demander comment est possible la connaissance dans ce cas? La grande originalité d'un certain gnosticisme,réside dans son dépassement de la morale;fort d'une connaissance « secrète »qui le situe à part d'un monde mauvais,l'initié doit aussi être par delà le bien et mal. Cet antinomisme a été érigé en système par Carpocrate et ses disciples : «:si le commun des mortels est obligé de plonger dans toutes sortes d'existences avant d'épuiser sa dette,l'homme supérieur lui se sauve en accomplissant du premier coup toutes les actions..Le Carpocratien ira plus loin que Jésus dans la voie de l'affranchissement:il s'affranchira de toute loi humaine,foulera aux pieds la distinction du bien et du mal »39. Sur ce point ,Schopenhauer reste parfaitement classique et n'exploite pas toutes les ressources que son système pouvait offrir et reste prisonnier d'une morale de la pitié et de la compassion ;seul Nietzsche tentera d'approcher la périlleuse contrée de l'amoralisme. Sur un plan gnoséologique ,le mystère de l'objectivation de la Volonté reste entier. Le Monde témoigne que Schopenhauer est un remarquable « chroniqueur » de la vie et des hommes mais finalement ,il n'est pas en mesure de donner une réponse ultime(il ne peut franchir l'interdit kantien) : « Après toutes mes explications,on pourrait par exemple demander encore:quelle est l'origine de cette volonté,qui est libre de s'affirmer,affirmation dont le phénomène est le monde,ou de se nier,négation dont le phénomène nous est inconnu? Quelle est la fatalité,située au delà de toute expérience,qui a acculé cette

volonté à l'alternative hautement contrariante où elle doit se

phénoménaliser comme monde dominé par la souffrance et par la mort,soit nier sa propre essence?Ou encore:qu'est-ce qui a poussé la volonté à quitter le repos éternellement préférable du néant bienheureux ? »40 Schopenhauer ne parvient pas à trouver la réponse que seule

certainement ,dans ce cas,peut être apportée par l'expérience mystique,une expérience spirituelle qui se passe bien entendu des concepts de Dieu et de l'âme. La certitude de le la valeur de l'expérience intérieure repose sur le témoignage des mystiques : « C'est ici que la mystique procède positivement,et au delà de ce point,il n'y a donc plus rien d'autre que la mystique »41 et Schopenhauer de citer les pages de la littérature spirituelle universelle,des Upanishads à Saadi en passant par Boehme. Mais c'est surtout dans le bouddhisme et le quiétisme qu'il trouve l'expression la plus parfaite de sa doctrine de l'affranchissement de la volonté : « Et dans le Manuel of Buddhism de Spencer Hardy,p258,le Bouddha parle ainsi:mes disciples rejettent la pensée que ceci est « je»ou ceci est « mien »Mais de façon générale,si l'on fait abstraction des formes suscitées par les circonstances extérieures,et que l'on va au fond des choses,on trouvera que Shâkyamuni et Maître Eckhart professent la même doctrine.. »42. Les ascètes et les mystiques de toutes les traditions illustrent la doctrine de la négation de la volonté mais Schopenhauer ne passera pas sa vie dans la pure contemplation. Il est aisé d'oublier ou de méconnaître qu'il existe un jeune Arthur d'avant le Monde,et qui pourtant,vit l'intensité d'une expérience intérieure qui va conditionner certainement toute se vision ultérieure .

La conscience meilleure .

.Le « but » de la vie est entraperçu mais semble inatteignable ,ainsi dans une note de Weimar en 1815: « Pour participer à la Paix de Dieu (c'est à dire pour le surgissement de la conscience meilleure)il est exigé que l'homme cet être accidentel ,fini, de rien,soit quelque chose de tout autre,qu'il ne soit plus du tout mais conscient de lui en tant que quelque chose de tout autre...c'est le pas difficile,la tâche insoluble dans la vie et résolue seulement par le secours de la mort -qui en soi résout non la folie mais le phénomène de celle-ci, le corps ».43 Schopenhauer ,un peu plus tôt a cependant nettement conscience que l'expérience mystique est ce qui s'offre à l'homme afin de l'emporter hors de la finitude : « En nous tous est en effet présente une faculté mystérieuse et merveilleuse,celle de nous retirer dans la partie la plus intime de nous-même,hors de l'altération qu'implique le temps,et de recouvrer notre ipseité après l'avoir dépouillée

de tout ce qui est venu s'y ajouter de l'extérieur,afin d'intuitionner l'éternel en nous.. »44 A ce moment là ,le philosophe parle d'intuition intellectuelle ,philosophie et mystique se conjuguent comme l'expression la plus achevée de l'expérience humaine,l'objectivation de la Volonté débouchant sur l'étonnement dans sa plus grande pureté théorique,et sur ce que Schopenhauer appelle alors « la conscience meilleure ».Cette connaissance si illuminante soit-elle ,ne saurait être érigée en méthode régulière d'accès au suprasensible,une incursion dans l'inconnu,une irruption dans un monde intemporel et non -ordinaire. Schopenhauer s'oppose sur ce point aux philosophes Fichte et Schelling,qui souhaiteraient « apprivoiser »cette conscience meilleure ,et de ce fait,la ramener au simple rang de la conscience empirique. Dans son commentaire de Philosophie und religion(1804) de Schelling,Schopenhauer montre sa fidélité à la critique kantienne en affirmant que l'entendement ne peut avoir le privilège de connaître l'Absolu : « ..là où il (Schelling) devrait dire : « ici commence le domaine de l'entendement et là celui de la conscience meilleure »,il écrit à la place,par exemple, p 62 : « En Dieu ,le sujet est l'objet,l'universel est le particulier »,propositions que l'entendement ne parvient jamais à

penser.. »45 et de la même façon , « Fichte a continué à tenir les lois de l'entendement pour absolues »46 .Les écrits de jeunesse de Schopenhauer montrent que le philosophe a fait une expérience métaphysique déterminante,révélation d'une conscience différente de celle du monde ordinaire , empirique,de ses limites et de sa finitude : « Mais la conscience meilleure en moi m'élève à un monde qui ne connaît ni personnalité ni causalité,ni sujet ni objet. Mon espoir et ma foi ,sont que cette conscience meilleure (supra-sensible ,supra-temporelle) devienne la seule »47 . C'est bien dans cette expérience mystique non-duelle que Schopenhauer va trouver toute l'intuition de son grand ouvrage car la révélation de la possibilité d'une conscience supérieure renvoie du même coup à l'irréalité et à l'absurdité de ce monde. A partir de ce moment décisif de sa vie intérieure,le penseur va se consacrer à la philosophie et ne dévient pas un saint et un pur contemplatif. Il sait le travail qui lui revient et la tâche à accomplir. A la fin de cet ouvrage tardif,Les aphorismes sur la sagesse dans la vie,publié la première fois à Paris chez Alcan en (1887),Schopenhauer termine l'ouvrage sur une interrogation,celle qui l'aura motivé toute sa vie et qui est l'essence même de l'interrogation métaphysique : « ..c'est de l'Orcus que tout vient,et c'est là qu'a déjà été tout ce qui a vie en ce moment:si seulement nous étions capables de comprendre le tour de passe-passe par lequel cela se pratique!alors tout

serait clair ».48 Le philosophe ne parvient pas à une sagesse absolue et les Aphorismes est un livre sur l'art de vivre ,un retour au sens commun,presque au bon sens populaire .Schopenhauer y vante les mérites de la gaieté,de la santé et de l'importance de la condition physique ,de la prépondérance de ce que nous sommes sur ce que l'on a,de la valeur des loisirs intellectuels .Sagesse et destinée convergent ; tout dépend de notre nature car le milieu n'exerce pas ,sur notre caractère immuable,une influence déterminante. Si la bonne nature peut avoir sa petite part de bien-être ,Schopenhauer nous rappelle au début de cet ouvrage que la vie n'est pas faite pour le bonheur.

Conclusion.

L'originalité de la philosophie de Schopenhauer c'est d'être capable d'associer une vision matérialiste de la nature et de l'homme avec une métaphysique qui a pour moteur la Volonté,le vouloir vivre,dont l'origine est intemporelle et insondable. Pourtant,rien n'est plus aisé de constater son omniprésence,en nous ,dans tous les règnes de la nature et au delà,dans les forces les plus élémentaires .Cette constatation,aussi simple qu'elle paraisse à première vue,requiert cependant un éveil préalable à la philosophie et dans l'idéal bien sûr ,l'assimilation de la « juridiction » kantienne de façon à ne pas verser dans une métaphysique impossible. Mais c'est avant tout le destin tragique qui lui est imparti qui pousse l'homme à philosopher; « sommet » de l'objectivation de la Volonté,il est celui qui est le plus conscient,la vie qui se retourne sur elle -même ;celui aussi qui sait qu'il va mourir, se confrontant ainsi à l'instant décisif du choix entre perpétuer le vouloir ou en finir pour être libre. Le Monde comme volonté et comme représentation est l'expression d'une double polarité omniprésente dans la nature,fondant justement la métaphysique de l'amour sexuel,mais aussi d'un paradoxe:Si la Volonté avait l'intention de se connaître alors elle ne serait plus insensée et le monde ne serait pas un champ de bataille . La Volonté parvient à se connaître sans l'avoir voulu,c'est une finalité sans fin. La métaphysique de Schopenhauer ne parle pas d'une force omnisciente ce qui reviendrait à Dieu. C'est bien en l'homme que tout se joue,l'affirmation la plus éclatante de la Volonté,la possibilité de dire un oui éternel comme le surhomme nietzschéen,ou la négation du saint et la libération à l'égard de l'exigence vitale. La philosophie de la Volonté est la révélation de tout un arrière plan qui conditionne la pensée humaine:les vues de Schopenhauer sur la sexualité font de lui un penseur toujours actuel,à la fois proche de la psychologie

évolutionniste et des conceptions freudiennes. Le sujet fait véritablement problème dans ce système,et par là sa contre partie,autrui. L'ego est à la fois noyé dans le déterminisme naturel,fabriqué en série,ou alors ,il touche au sublime dans le génie et tente d'échapper à la tyrannie de la nécéssité. Le traité sur la destinée ,laisse à penser que tout un chacun a malgré tout droit à sa bonne étoile,laquelle cependant,nous guide vers la libération et non pas vers la prospérité terrestre. Les complexités de l'existence et la marche vers leur issue, font l'objet d'une représentation archétypale dans le tragédie ;laquelle constitue vraiment la mise en scène de la philosophie de Schopenhauer,l'allegorie sublime des démêlées de la Volonté avec elle-même. Cette philosophie se rapproche sur le fond du gnosticisme des premiers siècles du christianisme;cette vie n'a pas été crée dans une intention bénéfique et l'ascèse doit consister à échapper aux pièges innombrables tendus par le mauvais démiurge. Faux semblant de la morale également qui fait le jeu de cette existence incarnée .Sur ce point,Schopenhauer restera dans une morale de la pitié et n'aura pas l'audace d'un renversement de toutes les valeurs prônée par certains adeptes de la gnose et par celui qui fût son plus illustre lecteur ,Friedrich Nietzsche.

Mais avant cela,Nietzsche qui n'est pas en phase avec la civilisation bourgeoise et positiviste de son temps,voit en Schopenhauer le libérateur ,le prophète d'une religion de l'art et du génie et partage cette passion avec le musicien Richard Wagner. En quel sens peut-on parler d'une postérité de Schopenhauer? Les disciples directs tels Frauenstadt et Lindner n'auront pas une très grande influence sur la vie philosophique et culturelle et restent dans l'ombre du maître. Pierre Crépon,dans son article du Cahier de l'Herne consacré au philosophe,insiste sur le fait que Nietzsche emploie le « nous »dans les considérations inactuelles,pour désigner une communauté de pessimistes. Dans cette « confrérie »plus virtuelle que réelle ,Nietzsche puise la force d'une inspiration pour faire face à ses contemporains mais La naissance de la tragédie révèle déjà qu'il ne partage pas vraiment le nihilisme de Schopenhauer,sa conception de l'esthétique et de la tragédie. Plus tard ,il commettra ouvertement le « parricide » et fera de son ex mentor une figure de l'homme du ressentiment, « contre la vie et son ce fût » ;le vouloir vivre devenant volonté de puissance .

Curieusement,nous devons la première traduction française de Schopenhauer au roumain J.A Cantacuzène(conseillé par le critique littéraire Maiorescu), l'inspiration pessimiste de son compatriote,le poète Mihail Eminescu,témoigne de l'accueil favorable faite à l'oeuvre de

Schopenhauer en Roumanie. Bien que Cioran, de son propre aveu,n'aimait pas que l'on voit en lui un disciple de Nietzsche et Schopenhauer,toute son oeuvre est l'expression d'un nihilisme que n'aurait pas démenti l'auteur du Monde,Il semble en phase avec le sens philosophique à accorder à la vision tragique. Cioran fait de la douleur ,un guide sûr pour la compréhension de notre vie :« J'avais essayer de montrer que la destinée individuelle ,en tant que réalité intérieure,irrationnelle et immanente,ne se révèle à nous qu'à travers la douleur,et que celle-ci est la seule voie positive qui puisse mener à la compréhension intérieure des problèmes personnels ». Si l'écrivain roumain a lu Schopenhauer jeune,c'est plutôt une affinité organique et constitutionnelle qui lie les deux penseurs,la même expérience de la souffrance et de la maladie. Mais Cioran cherchera plutôt une forme de libération dans l'intensité du vécu,le « dionysiaque » que le renoncement.

. La lecture de l'oeuvre de Schopenhauer peut certainement nous aider à nous consacrer à l'essentiel à défaut d'atteindre le nirvana. Arriver au bout de la volonté n'est -ce pas un peu ce que disait Freud à propos de l'inconscient? Une entreprise qui ressemble à

« l'assèchement du zyuderzee »,être condamné à toujours recommencer.Admettre que le bonheur n'est surtout pas un dû ,n'est-ce pas accéder à la maturité ? La philosophie tragique peut certainement nous enseigner une forme de résilience. Rouvrir le Monde,c'est en tout cas,retrouver la possibilité de philosopher.

Bibliographie

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-De la volonté dans la nature ,traduction ,introduction et notes par Richard Sans PUF quadrige 1986

-Essai sur le libre arbitre, traduction S.Reinach Paris Alcan

1854

-Aphorismes sur la sagesse dans la vie traduction J.A

Jacques Lacan:-Au delà du principe de plaisir, séminaire « les formations de l-inconscient »Paris Seuil 1957.

Cantacuzène revue par Richard Roos PUF quadrige 1994

-Spéculation transcendante sur l'intentionnalité apparente dans le destin de l'individu traduction,introduction et notes de Marie -José Pernin Ségissement Paris Vrin 2009

Marie -José Pernin:-Nietzsche et Schopenhauer ,encore et toujours la prédestination

L'Harmattan 1999

-Au coeur de l'existence la souffrance ? Paris

Bordas 2003

-Schopenhauer,le déchiffrement de l'énigme du

monde Paris Bordas 1992

-Alexis Philonenko:-Schopenhauer ,une philosophie de la tragédie ,2nde édition,Paris Vrin 1999.

Clément Rosset:-Schopenhauer ,philosophe de l'absurde,PUF quadrige 1994.

-L'esthétique de Schopenhauer,PUF

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Jean Lefranc:-Comprendre Schopenhauer,Armand Collin

Paris 2005.

Alain Roger:-Le vocabulaire de Schopenhauer,ellipses 1999.

Le Cahier de l'Herne N°69 Schopenhauer,dirigé par Jean Lefranc,Editions de l'Herne 1997

Sigmund Freud:-OEuvres complètes - psychanalyse - vol. VI 1901-1905 trois essais sur la théorie sexuelle Paris PUF 2003

-OEuvres complètes - psychanalyse - vol. XV 1916-1920 Inquiétante étrangeté et autres essais 1917 paris puf 2003

-Essais de psychanalyse : « Au delà du principe de plaisir (1920) »Payot 1965.

-Sur l'histoire du mouvement psychanalytique (1914) Payot 1965

Otto Rank:-Le traumatisme de la naissance(1924) Payot 1976 -Volonté et psychothérapie(1926)Payot 2002

Théodule Ribot:-L'hérédité psychologique Paris Alcan 1894 Le Senne:Traité de caractérologie(1945)Paris PUF 1963

Lance Workman et Will Reader:Psychologie évolutionniste, Deboeck editeur 2007

Emile Zola:Préface à la fortune des Rougon,5ème edit Paris Charpentier 1875.

Friedrich Nietzsche:La naissance de la tragédie(1872),Folio Gallimard 1977.

Elisabeth Pacherie: Action intentionnelle,volonté consciente et libre arbitre Cours de philosophie cognitive Institut Jean Nicod CNRS-ENS-EHESS ,Paris.2010.

Joëlle Proust: « Les mécanismes de la volonté » Agir par soi-même Mensuel sciences humaines N°175 Octobre 2006.






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