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La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie. La mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques relatifs à  une « espèce emblématique ».

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par Audrey Dupont
Université Aix-Marseille - Master Pro Anthropologie et Métiers du développement durable 2014
  

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II.3.2. Stratégies axées sur la « patrimonialisation » du dugong : du caractère « emblématique » de cette espèce

Si ce mot possède plusieurs acceptions s'apparentant à plusieurs domaines de compétences, notre objectif dans cette partie est avant tout de faire dialoguer nos lectures anthropologiques sur la notion d' « espèce emblématique » avec nos observations de terrain. Nous introduisons ainsi quelques pistes de réflexion sur l'utilisation éventuelle de cette étude et sur les enjeux de la patrimonialisation du dugong souhaitée par les acteurs institutionnels impliqués dans le plan d'actions.

Définition : un terme propre à la conservation environnementale

« Espèce emblématique .
· nf. Espèce sauvage ayant une importance culturelle, religieuse, parfois économique, pour l'Homme dans une région donnée. Exemple .
· la louve pour les romains, le sanglier pour les gaulois...
» (Inventaire National du

46 Les Provinces n'ont pas le droit de réaliser des perquisitions au domicile des personnes pour vérifier que leur réfrigérateur ne contient pas de viande de dugong. 47 http://www.aires-marines.fr/Proteger/Protection-des-habitats-et-des-especes/Protection-du-Dugong 48 Ibidem

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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et

pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

Patrimoine Naturel, INPN). Cette définition est succincte et ne permet pas d'appréhender tout ce que cette notion implique en termes de relation à l'animal et de la place qu'il tient dans un projet de conservation.

Tout d'abord, cette expression consacrée provient du monde de la conservation qui désigne un statut juridique, de conservation attribué à certaines espèces « représentatives ». Leur protection sert de témoin aux mesures de protection d'un environnement, d'un écosystème. En effet, comme il est impossible de tenir compte de l'ensemble des espèces vivantes et de les protéger chacune séparément, les politiques de conservation ont choisi de se concentrer sur quelques espèces menacées de disparition. Celles-ci sont perçues comme importantes dans une zone donnée selon plusieurs critères établis, mais aussi suivant le degré de médiatisation, les représentations populaires de l'animal ou encore les choix politiques (Le Perchec, Judas, Dossier de l'INRA n°29 : 11). Lorsque le but visé est la conservation d'un habitat, le recourt à des espèces emblématiques est un moyen efficace pour mesurer l'amélioration de l'habitat et pour préserver l'ensemble des espèces issues de cet habitat. Et inversement, lorsqu'on cherche à protéger un animal en particulier, on protège son habitat et les autres espèces y résidant. Il s'agit du principe de l' « espèce-parapluie », dont la protection profite aux autres animaux de l'habitat (Ibidem).

D'après l'auteur du texte, ce principe s'applique à la majeure partie des espèces protégées, à l'exception des espèces migratrices qui, par leur mobilité, sont plus difficiles à protéger. Ainsi, les stratégies de protection du dugong de Nouvelle-Calédonie, qui n'est pas une espèce migratrice, rentrent dans cette catégorie d' « espèce-parapluie ». En effet, les efforts des acteurs de la conservation se sont centrés sur la création d'aires marines protégées afin de protéger des zones à herbiers marins, le « garde-manger » des dugongs mais aussi de nombreuses autres espèces, comme la tortue verte par exemple.

Objectif communication : l'importance de l'image et de la charge émotionnelle dans la conservation du dugong

Ensuite, dans le sens commun, le mot « emblème » est assez ambigu car il incarne à la fois le contenu et le contenant, le fond et la forme, c'est-à-dire qu'il est à la fois la « représentation d'une figure à valeur symbolique particulière » (Littré) et synonyme de symbole. Si nous reprenons l'exemple de la louve pour les Romains, l'animal incarne le peuple romain qui peut être désigné par l'évocation de cette espèce, et en même temps le représente à la manière d'un logo ou d'un écusson selon les époques. Aussi faut-il comprendre l'expression « espèce emblématique » selon ce double sens : l'animal possède une charge symbolique forte, renvoyant aux cultures ou perceptions sociales données, mais il est invoqué pour signifier autre chose ou comme outil de communication par exemple.

A ce propos, dans leur ouvrage L'Animal sauvage : entre nuisance et patrimoine de 2009, Frioux et Pépy évoquent une utilisation stratégique de l'image de l'animal, celle de l'ours blanc, employée à travers les médias comme « emblème » de la dégradation de l'environnement. Les acteurs de la protection de l'environnement ont communiqué avec un autre langage en mobilisant l'image de certaines espèces animales, au fort potentiel symbolique et esthétique, pour provoquer l'émotion du grand public et véhiculer un message : celui de l'importance de la cause qu'ils défendent. Ce n'est donc pas un hasard si les acteurs du Plan d'actions ont formulé le besoin de posséder un inventaire

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pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

répertoriant toutes les oeuvres d'art, les productions sonores ou filmiques, les objets d'artisanat ou encore la littérature orale comme écrite évoquant le dugong originaires de Nouvelle-Calédonie. Ce support est un appui incontestable à la mobilisation d'images et de symboles pouvant servir à « rendre visible » sur la place publique cet animal.

En outre, un agent de la Province Sud a beaucoup insisté sur sa volonté de modifier l'image populaire du dugong, souvent encore assimilé à une ressource alimentaire de prestige, pour qu'elle s'apparente à celle du dauphin. Selon lui, le dauphin est une espèce qui possède une forte charge émotionnelle, grâce notamment à des films largement diffusés comme Flipper-le dauphin. Ce faisant, toujours selon son discours, il est « impensable » de pêcher un dauphin parce que c'est un animal qui est « trop joli pour être mangé » et qui attire la sympathie populaire. Son objectif est donc de rendre le dugong aussi « intouchable » que le dauphin.

Cependant, modifier les représentations locales sur les espèces à partir de la diffusion d'une certaine image s'avère une entreprise compliqué en Nouvelle-Calédonie. En effet, si l'on considère l'exemple de la tortue marine, qui pourtant jouit d'une image internationale positive à travers les nombreux cartoons et films sur le sujet qui sont diffusés dans les canaux télévisés, ce n'est pas pour autant qu'elle est « intouchable » pour tous. Quoiqu'il en soit, il est possible que la tortue soit davantage visible que le dugong, ce qui facilite considérablement le travail de sensibilisation du grand public. Comme l'indique un membre d'une association locale de défense environnementale sur la zone, contrairement à la protection de la tortue marine :

« La protection du dugong est moins facile que la protection de la tortue. La tortue, on en voit beaucoup plus, elle est plus visible du grand public et donc c'est plus facile de sensibiliser dessus. Le dugong au contraire est un animal discret et craintif, qui n'est pas facilement détectable dans l'eau. Le public le connaît moins du coup voire pas du tout » (Bourail, homme de quarante ans).

En voulant « redorer » l'image du dugong, il nous semble que les acteurs environnementaux souhaitent modifier les comportements de la population locale, ce qui illustre leur prétention à agir dans la sphère du politique. Cette étude participe alors, à partir de l'inventaire sur les oeuvres néo-calédoniennes sur le dugong mais aussi de l'étude des représentations locales de l'animal, à cette bataille de l'image dans laquelle les politiques publiques ainsi que le Plan d'actions dugong se sont impliqués.

Un animal « emblématique » pour « tous les calédoniens » :

construction sociopolitique d'un « emblème national »

Les sciences sociales ont souvent expliqué le terme « emblématique » sous l'angle de la politique par l'étude du processus de construction sociopolitique de l'espèce dite « emblématique » (Collomb, 2009 ; Hénon, David, Plante : 2003 ; Doyon & Sabinot : 2013). L'exemple du processus de patrimonialisation du coelacanthe aux Comores est particulièrement intéressant pour répondre à cette question. Dans l'article sur les Comores de Gilbert David, Christine Hénon et Raphael Plante de 2003, le terme « emblématique » ne relève pas uniquement d'un statut légal : l'animal renvoie également à la notion de « territoire » puisqu'il sert de justification à l'identité nationale en construction. Ce gouvernement, devenu indépendant, a dû trouver des images et des références populaires pour fédérer un peuple et créer ainsi une « Nation ». Il ne faut pas perdre de vue que,

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lorsque nous parlons de « Nation », nous parlons de cette « communauté imaginée à l'intérieur d'un espace, et donc d'un territoire, délimité par des frontières marquées » (Anderson, 1983).

Le coelacanthe, un poisson qui a toujours fasciné les biologistes depuis sa découverte, fait l'objet d'une récupération culturelle tardive, qui est à la fois une cause et une conséquence politique. Jusque là, les comoriens n'accordaient absolument aucune valeur à cet animal parce qu'il ne possédait aucune valeur gustative, ou autre. A l'inverse, il s'agit d'un animal mythique pour certains scientifiques occidentaux, qui voyaient en lui un animal préhistorique dont l'étude pouvait faire avancer la recherche. A l'indépendance du pays, il est devenu symbole national, porteur de l'identité comorienne, alors qu'il n'avait pas de signification particulière pour les populations locales. Pour des raisons de prestige international et de développement économique (éco-tourisme, prospections scientifiques etc.), le gouvernement a décidé d'en faire un « emblème national », sans d'ailleurs qu'il ne se heurte à de fortes résistances de la part de la population.

Cette hypothèse d'une utilisation du dugong comme « emblème national » n'est pas à écarter si l'on considère que le gouvernement de Nouvelle-Calédonie et l'État français comptent parmi les partenaires de ce projet de recherche sur la place du dugong dans la société-néo-calédonienne et qu'ils cherchent à promouvoir la notion de « destin commun » et la construction d'une identité néo-calédonienne afin de préparer la sortie éventuelle de l'archipel du protectorat français en 2018. Elle est d'autant plus active que certains acteurs provinciaux n'hésitent pas à affirmer en entretien qu'ils sont convaincus que le dugong est un animal « emblématique » pour « TOUS les Calédoniens ».49 Cette idée est aussi partagée par une partie de la population si l'on considère cette déclaration : « Si tu n'as pas mangé au moins une fois de la tortue ou de la vache-marine dans ta vie, c'est que tu n'es pas calédonien ! ».

De même, la construction d'une identité nationale passe par la sollicitation d'emblèmes nationaux, où tout le monde se reconnaît, mais aussi par la mise en commun des savoirs de toutes les communautés. En tout cas, il s'agit du parti-pris d'Emmanuel Tjibaou, le directeur de l'ADCK, qui s'interroge sur ce qu'est l'identité kanak aujourd'hui et sur comment les générations actuelles peuvent se réapproprier un héritage culturel perçu comme morcelé. D'après lui, sa fonction lui permet d'être acteur de la réalisation du « destin commun » :

« Comment on fait aujourd'hui pour se réapproprier ce que les Vieux ne nous ont dit qu'en partie ? C'est le cheminement des kanak aujourd'hui et de l'ADCK. C'est un travail difficile parce que l'on doit se réapproprier des choses qu'on doit transmettre aussi aux autres communautés, puisque nous sommes dans l'idée d'un « destin commun » [...]

Le destin commun, c'est la politique quoi ! Qu'est-ce qu'on met à la disposition des autres et qu'est-ce que les autres nous donnent ? Mais pour pouvoir partager avec les autres, il faut se connaître soi-même. C'est nous même qui déterminons ce qui est bon de conserver ou pas, c'est à la société d'abord de dire ».

49 Le terme « Calédonien » est à comprendre ici comme synonyme de Néo-Calédonien.

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Par conséquent, si nous suivons son raisonnement, toute entreprise de recherche s'axant sur les thématiques des savoirs et de l'identité participe de cette construction d'une société du « destin commun », de cet idéal politique à atteindre dans les années à venir.

Ensuite, Gérard Collomb reprend le thème de la « récupération politique » (Collomb, 2009 : 15) d'un animal emblématique en prenant l'exemple de la protection des tortues marines en Guyane française. A l'inverse des Comores, les relations sont plutôt conflictuelles entre les conservationnistes et les indigènes parce que, selon l'auteur, les premiers déconsidèrent les pratiques culinaires traditionnelles des seconds. Il explique que cette opposition, qui s'est cristallisée autour de la récolte des oeufs de ponte sur la plage, est représentative d'un « conflit d'usage » de la ressource mais révèle un problème plus profond : celui de l'opposition des modes de pensée « traditionnelle » et occidentale.

A travers les différents outils techniques de protection environnementale, comme la Réserve naturelle de l'Amana de Guyane, des mesures juridiques ont été prises pour soutenir une certaine « construction sociale et politique qui tend à faire des tortues marines un patrimoine naturel et un bien commun destiné à être transmis » (Collomb, 2009 : 14). Les acteurs de la conservation participent donc et influencent la construction sociale d'un espace donné en tentant de faire reconnaitre la valeur symbolique de l'espèce. Autrement dit, cette volonté politique de construire, par l'invocation d'un animal, un objet de transfert de savoirs au sein de la population perturbe les pratiques locales actuelles pour en créer de nouvelles plus uniformisées, et donc partagées.

L'auteur de l'article met en avant deux thèmes que nous retrouvons dans notre développement :

- l'opposition entre pensée « traditionnelle » et « savoirs locaux » / pensée « moderne » et « savoir scientifique » ;

- l'évolution, la transmission et le syncrétisme entre les savoirs.

Il met également en lumière que ces mouvements dépendent d'actes politiques décidés par les acteurs de la conservation ou les politiques publiques. Par conséquent, en commanditant une étude en sciences sociales sur les pratiques et représentations du dugong dans la société néo-calédonienne, nous pouvons constater que les décideurs politiques de la protection de cette espèce en Nouvelle-Calédonie essaient d'enclencher ce processus de ce que nous avons défini comme la « patrimonialisation ». Dans cette démarche, les « savoirs locaux » sont un enjeu considérable pour les acteurs institutionnels qui peuvent les utiliser à des fins politiques. Nous explorerons ponctuellement ces pistes de recherche à travers l'analyse des dynamiques des savoirs et des pratiques relatifs au dugong.

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