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Le rôle du storytelling dans la réconciliation nationale.

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par Sophie-Victoire Trouiller
Institut Catholique de Paris - Master 2 géopolitique et sécurité internationale 2014
  

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Troisième partie : Les obstacles à la réconciliation nationale

Nous étudierons d'abord le conflit de storytelling qui peut surgir à l'absence d'empathie, puis le storytelling dogmatique inspiré par la crainte d'entraver le processus de réconciliation.

1 : Le conflit de storytelling

En premier lieu, il est très important de savoir ce qu'il faut entendre par le concept de « réconciliation » : celui-ci n'étant pas défini dans les textes de droit, tout le monde peut y voir des objectifs différents. Ceux-ci dépendent de la conception que chaque groupe, voire chaque individu, se fait du conflit qu'il vient de vivre. Parmi les divers aspects de la réconciliation, Adrian Little distingue les besoins liés aux conséquences spécifiques de chaque conflit (identification des corps des disparus, création de nouvelles institutions étatiques...)et les exigences relativement semblables d'un conflit à l'autre (pardon, coexistence pacifique...). Or dans certains conflits tels ceux d'Irlande du Nord et d'Israël-Palestine, plusieurs récits s'opposent dans une schématisation manichéenne grâce à laquelle chaque camp se donne le beau rôle. C'est le mécanisme du « traumatisme choisi » qui fait que le comportement d'un groupe est toujours perçu par son rival comme un témoignage d'hostilité ou bien d'hypocrisie à son égard83(*).

En Israël, les autorités israéliennes et palestiniennes proposent des récits fondés sur un passé différent, chacune cherchant à mettre en valeur son propre camp, prétendant par là préserver son identité. Chacun a donc tendance à dénigrer l'histoire, la culture et les souffrances de son ennemi, jusqu'à le déshumaniser. En outre, la principale idée du sionisme est que le peuple hébreu, dispersé par Titus en l'an 70 de notre ère, a toujours été persécuté sur les terres où il avait trouvé refuge ; cela justifie un retour à la terre de leurs ancêtres, les tensions avec les Arabes étant assimilées à de nouvelles persécutions. Les Palestiniens, quant à eux, se présentent comme un peuple dépossédé de ses terres par un envahisseur illégitime, toujours plus conquérant au fil des guerres qu'il remporte. Herbert Kelman observe ainsi que, conscients de leurs revendications communes (la propriété du territoire palestinien, l'accès à ses ressources naturelles et le droit au « retour », qu'il s'agisse d'un Juif russe ou du réfugié d'un camp jordanien), chaque groupe a tendance à considérer l'existence de son adversaire comme la négation de son identité84(*). Chaque groupe se sentant persécuté par l'autre, les deux parties peinent à trouver un récit commun dénué de préjugés communautaires.« Nécessairement, les récits collectifs des parties en guerre se contredisent et se reflètent les uns les autres, chacun d'entre eux fournissant une interprétation qui nie celle des autres », commente Gabriel Salomon85(*).

Ainsi, les objectifs de la réconciliation sont presque aussi nombreux que les individus eux-mêmes, chaque personne pouvant faire une hiérarchie entre eux. Or en ce cas, tout effort vers la réconciliation ne peut que bénéficier à l'un tout en nuisant à l'autre.

Au bout du compte, Adrian Little estime que le processus de réconciliation est achevé lorsque les torts sont réparés ou compensés par celui qui en est la cause, de telle façon que les deux parties tombent d'accord86(*). Ainsi, la réconciliation ne doit obliger personne à pardonner. Orc'est le contraire que font la plupart des commissions vérité. En effet, la dimension empathique de la réconciliation prend parfois trop d'importance :en Afrique du Sud, la CVR aconsidéré comme acquis le pardon des victimes, les bourreaux ayant été amnistiés parce qu'ils avaient reconnus leurs crimes87(*). Ainsi, chacun était censé adhérer au projet de Desmond Tutu (président de la CVR), prétendant unir la nation sud-africaine derrière le concept d'Hubuntu,(« humanité commune »). La Commission Vérité établissait donc une sorte de « contrat social », par lequel se formait une « unité réelle de tous en une seule et même personne »88(*). Or, comme nous l'avons vu plus haut, cette conception de la réconciliation était loin de faire l'unanimité dans la population, les victimes se sentant frustrées, voire flouées par ce pardon officiel.

De même, certaines commissions d'Amérique latine comme celles du Guatemala et du Chili ont refusé d'entendre les victimes dénoncer leurs bourreaux, se jugeant incompétentes pour leur attribuer une quelconque responsabilité dans les événements sur lesquels elles enquêtaient. L'amnistie inconditionnelle qui en a résulté a engendré, comme dans le cas de l'Afrique du Sud, une frustration manifeste chez les victimes, qui n'ont pas manqué de le faire savoir lors de manifestations.

En Irlande du Nord, la réconciliation est encore inachevée, les partis politiques antagonistes fondant leurs objectifs sur des visions différentes du conflit et de sa résolution. Notons d'ailleurs qu'il est difficile pour ces hommes politiques d'évoquer la réconciliation, ce concept désignant pour la plupart des habitants de l'Ulster un outil idéologique plus qu'un réel objectif politique. De fait, aucun parti politique ne transcendant la partition entreles unionistes et les nationalistes, la réconciliation n'aurait pour objectif commun que l'amélioration de la vie en société.

Parmi les unionistes, deux partis politiques ont des opinions divergentes :

Le Ulster Unionist Party (UUP) veut appliquer l'accord de Belfast et envisage de former un gouvernement de coalition avec les nationalistes. Mais il ne voit dans la réconciliation qu'une paix purement pragmatique, non une vraie force de changement. Il estimeégalement que le conflit de 1968 n'est pas la seule période à commémorer, et voudrait créer un récit national autour de plusieurs événements importants comme la première guerre mondiale, durant laquelle de nombreux Irlandais des deux bords ont perdu la vie pour la cause britannique.

Le Democratic Unionist Party (DUP), en revanche, est contre l'accord de Belfast, et considère que la réconciliation ne pourra s'établir que par des relations de confiance entre les adversaires et non par un récit national.

Les partis nationalistes, quant à eux, optent pour une réconciliation inspirée du modèle sud-africain, selon lequel toutes les parties sont à la fois coupables et victimes, les souffrances étant moralement équivalentes. Grands acteurs des initiatives de paix des années 1990, ils considèrent que leurs objectifs doivent changer au fil du temps. Les nationalistes modérés tels que le Social Democratic Labour Party, se focalisentsur l'égalité, l'intégration et l'éducation, désireux de faire de ces objectifs « les titres des chapitres de la nouvelle histoire que nous écrirons ensemble », le conflit et les violences n'étant que les « notes de bas de page » de ce récit88(*).

Plus radical, le Sinn Féinestime que la Grande-Bretagne est seule responsable du conflit, puisqu'elle a tout fait pour accroître l'hostilité entre les Irlandais « catholiques » et « protestants », notamment en fournissant des armes et de l'argent aux unionistes. Pour eux, la réconciliation passe donc par la reconnaissance de la culpabilité du gouvernement britannique - et en aucun cas par celle de l'Ira.

Les visions du conflit mises en avant par les différents partis politiques sont autant de récits sur les bases desquels la réconciliation pourrait s'établir. Mais ces récits ont très peu de points communs, ce qui rend difficile la recherche d'un même objectif de paix.

Outre l'entente sur le sens du mot « réconciliation », les obstacles à la réalisation de celle-ci peuvent être juridiques ou psychologiques.

L'histoire et la mémoire sont au coeur de la réconciliation nationale, car elles nous invitent à attribuer la responsabilité des exactions commises lors d'un conflit à leurs auteurs ou au régime qui les a permises. Or cette responsabilité est, en règle générale, la composante principale d'un récit national. Les récits du Japon et de l'Allemagne sur leur rôle dans les événements de la Seconde guerre mondiale sont des exemples intéressants à étudier car totalement opposés. En effet, le Japon se considère comme victime de la guerre, alors que l'Allemagne paye encore aujourd'hui le poids de sa culpabilité.

A partir de 1945, le Japon, ayant déjoué une tentative de colonisation par les Etats-Unis, revendique ardemment son indépendance. Le discours nationaliste de l'époque en fait un pays dont la souveraineté a été perdue à cause des manipulations du système impérial et du parti libéral89(*). La responsabilité des crimes commis par l'armée et la police japonaises durant la guerre, bien que reconnue par les intellectuels dès 1945, est censurée dans la presse et les manuels scolaires. Désirant faire du Japon un état pacifique, le gouvernement soumet au Kokkaï une nouvelle constitution dont les termes sont hautement influencés par le commandant suprême des forces alliées, Douglas MacArthur. En particulier, l'article 9 indique que le pays renonce à tout jamais à la guerre comme expression de sa souveraineté : « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l'ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la Nation, ou à la menace, ou à l'usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux ».

Pourtant, dès 1952, le premier ministre Yoshida évoque la nécessité d'instaurer un esprit de défense patriotique chez les Japonais et de réarmer le pays confronté à la Guerre Froide - en particulier au moment de la guerre de Corée. Une armée non officielle, la Force d'Autodéfense, est d'ailleurs créée à cette occasion. Mais le gouvernement n'a pas changé sa position concernant le rôle des Japonais dans les guerres modernes, considérant qu'une vision négative de l'armée de l'époque dissuaderait les générations futures de servir leur pays. Actuellement, cet article est de plus en plus controversé par les hommes politiques, notamment face au débat sur les frontières avec la Chine.

En Allemagne, au contraire, de nombreux philosophes et historiens ont cherché à expliquer comment l'industrie meurtrière des nazis avait pu semettre en place. Ils en ont d'abord attribué la responsabilité à Hitler et à ses institutions ; si bien que les notions de « fascisme », de « nationalisme » et de « totalitarisme » ont suscité de nombreux débats, jusque dans les années 1970. Mais en 1996, l'ouvrage de l'historien Daniel Goldhagen Hitler's Willing Executioners : Ordinary Germans and the Holocaust, remet en cause cette thèse. Les recherches de Goldhagen se fondent sur les dépositions de criminels nazis, recueillies lors des procès d'après-guerre et dans les archives relatant les activités du SD et de la Gestapo. L'historien estime que les nazis auraient commis ces exactions afin d'assouvir leurs penchants antisémites (qui seraient ancrés dans le peuple allemand depuis le XIXe siècle)90(*).

Enfin, Christopher Browning, un autre historien, a étudié les témoignages de nazis ayant appartenu aux bataillons de la police, actifs en Pologne, et a constaté qu'ils n'avaient jamais manifesté de fanatisme ni de convictions politiques particulières, mais que le changement de comportement dû à la guerre et l'esprit de groupe avait altéré leur sens moral91(*).

Malgré l'incompréhension que ces crimes génèrent encore, certains intellectuels et hommes politiques déplorent que la recherche du coupable soit devenue quasiment obsessionnelle. En outre, lorsqu'en 1988, la journaliste Lea Rosh propose l'édification d'un monument commémoratif (Mahnmal) pour les victimes du nazisme, le maire démocrate-chrétien de Berlin, Eberhard Diepgen, refuse de voir sa ville devenir la « Capitale de la Honte» (« Hauptstadt der Schande »), allusion au Schandemauer, le mur qui l'a longtemps coupée en deux. De même, en 1998, Gerhard Schröder observait que Berlin n'était pas « uniquement liée au souvenir de la terreur totalitaire, mais restait également le symbole de la liberté et de la démocratie »92(*). Enfin, l'écrivain Martin Walser aspirait à la « normalisation de l'histoire allemande », dénonçant une « représentation permanente de la honte »93(*). Le Mémorial sera pourtant inauguré en 2005. Conformément au devoir de mémoire et au sorrytelling, il privilégiera, lui aussi, les excuses du coupable par rapport à l'hommage aux victimes.

Les visions partiales du conflit se reflètent également dans la légitimité accordée aux juridictions, qu'elles soient internationales ou populaires. L'objectif essentiel des TPI étant de rendre la justice, les victimes apparaissent souvent comme des témoins à charge contre leurs bourreaux, tandis que ces derniers peuvent être considérés comme des boucs émissaires pour les groupes auxquels ils appartiennent. Cette étiquette de « justice des vainqueurs » est d'autant plus légitimement attribuée aux TPI lorsqu'ilsn'interpellent queles membres de l'entité considérée comme coupable. Ainsi, l'ancien procureur des tribunaux pénaux du Rwanda et de Yougoslavie,Carla Delponte déplorait de ne pas pouvoir poursuivre les crimes commis par les Croates, les Bosniaques et les Tutsisdurant les années 1990.Par ailleurs, certains dénoncent le manque de compétences du personnel des TPI : Ainsi, Helena Koban dresse un bilan peu encourageant du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) : sept ans après sa créationen 1994, celui-ci n'avait pu prononcer son verdict que pour 9 cas, malgré un budget de 90 millions de dollars et 800 employés à son service. Koban rapporte également les propos d'un journaliste rwandais militant pour les Droits de l'Homme : « J'ai rencontré certains magistrats du TPIR ; je suis surpris par leur incompétence. Ils sont très intelligents, mais totalement incapable d'enquêter. Ils ne parlent pas kinyarwanda, ce qui peut se comprendre, mais ils ne savent pas non plus comment avoir des traducteurs dignes de confiance. Ils sont incapables d'approcher ceux qui ont vécu le génocide. Ils ne posent pas les bonnes questions. Les gens sont blessés par leur conduite et leur façon de parler »94(*).

Notons également que les TPI ne sont compétents que pour juger les plus grands responsables des crimes du droit international humanitaire. Or Roland Marchal observe qu'il est impossible de déterminer, sans investigations poussées, si des massacres ont été ordonnés par des autorités politiques qui laissaient le soin à leurs soutiens de les exécuter, ou bien si l'instigation de ces exactions relève des subalternes.

Face à ces protestations, les hommes politiques font de ces tribunaux les vecteurs de la vérité historique : puisque la justice a tranché en faveur d'un accusé, ce dernier doit être reconnu comme innocent. Mais commentdonner crédit à la vérité d'un avocat interprétant le droit selon l'intérêt de son client ? Et que dire lorsque des accords d'extradition ou des immunités rendent impossible l'interpellation de certains responsables de crimes du droit humanitaire ?

Malgré l'assise locale qui pourrait leur conférer une certaine légitimité, les juridictions gaçaça rwandaises ne sont pas conformes aux traités mêmes auxquels le Rwanda a accepté d'adhérer, car elles n'obéissent pas aux principes fondamentaux d'un procès équitable. Ainsi, les Hutus sont considérés comme des coupables et n'ont pas le droit d'exprimer leurs souffrances95(*). Forcées de raconter publiquement ce qu'elles ont vécu, sans témoins pour étayer leurs dires ni avocats pour les défendre, les autres victimes sont confrontées simultanément à des accusés qui minimisent leurs crimes et à la honte qu'elles peuvent inspirer à leur propre communauté. La plupart d'entre elles sont d'ailleurs choquées lorsqu'elles apprennent que certains criminels peuvent revenir dans leurs communautés comme si de rien n'était. L'enjeu de la justice des vainqueurs dépend étroitement du mandat assigné au tribunal, qu'il soit international ou national. Ainsi, les gaçaça et le TPIR n'avait qu'une compétence limitée aux crimes commis jusqu'en décembre 1994, ce qui excluait ceux commis par l'armée.

Pour finir, notons que certaines recommandations des accords de paix vont à l'encontre de la réconciliation. Ainsi l'accord de Belfast prévoit-il la libération de tous les prisonniers politiques, au détriment du désir de justice exprimé par la population irlandaise. Il en va de même pour de nombreux pays touchés par des conflits ou des dictatures, aussi bien en Afrique qu'en Amérique du Sud, où de nombreux crimes du droit national humanitaire sont demeurés impunis, aux dépens des victimes ou de leurs proches. Au Rwanda, Valérie Rosoux évoque une véritable « culture de l'impunité », une longue vague de massacres successifs dans les années 1960-1970 ayant produit un effet cumulatif de normalisation de la violence sur la mémoire collective des Rwandais.

En 2004, pour les besoins de sa thèse, Jean-Damascène Gasanabo a recueilli les témoignages de 54 Rwandais sur les causes du génocide. 72% des interviewés étaient convaincus que les troubles menant au génocide avaient commencé en 1959. 16 Hutus sur les 30 interviewés expliquaient les événements de 1994 par la peur qu'avait engendrée l'attentat contre le président Habyarimana. Pour les plus jeunes, il fallait avant tout obéir aux ordres des autorités : ils devaient tuer des Tutsis, officiellement parce que ceux-ci allaient tuer des Hutus si ces derniers n'exerçaient pas la « première frappe ». Les plus jeunes des interviewés, quant à eux, attribuaient la seule responsabilité du génocide aux autorités auxquelles il fallait obéir96(*).

Gasanabo conclut qu'aucune cause du génocide n'est évidente aux yeux des Rwandais, la cause essentielle étant le complexe d'infériorité des Hutus par rapport aux Tutsis, à qui les manuels scolaires attribuaient... des origines européennes, prétendument flatteuses. Ces derniers ne se privaient d'ailleurs pas d'avoir le complexe inverse comme le note le doctorant à l'Université de Genève :« Aussi longtemps qu'il n'y aura pas de réponse définitive, certains Rwandais se considéreront plus rwandais que d'autres parce qu'ils s'estimeront avoir été les premiers sur le territoire. Ce qui repose la question de la citoyenneté et donc de l'identité. Est-on d'abord Rwandais ou d'abord Hutu, Tutsi ou Twa ? Des recherches sont encore nécessaires pour lever le voile sur le mystère des ethnies afin d'atténuer la frustration de part et d'autre chez les Rwandais »97(*).

Le débat sur le caractère ethnique de la distinction entre Hutus et Tutsis se révèle difficile à trancher, en raison de l'ambiguïté de ces termes : pour Gasanabo, le mot « Tutsi » signifie « l'élite politique », tandis que le mot « Hutu » englobe non seulement les serviteurs, mais également les étrangers98(*).

La schématisation de l'histoire d'un conflit engendre parfois des tabous qui sont étroitement liés aux obstacles juridiques. Ces tabous sont autant d'obstacles psychologiques à la réconciliation, les individus ne pouvant pas s'exprimer librement. Ainsi, toujours au Rwanda, malgré les initiatives des ONG, les génocidaires comme les rescapés se réfugient souvent dans le silence. Si certains criminels regrettent de ne pas avoir poursuivi leurs exactions, refusant de confesser des crimes qui pour eux n'en sont pas, d'autres préfèrent cacher à autrui, et peut-être à eux-mêmes, une réalité insupportable. Quant aux rescapés, on pourrait expliquer leur silence par de multiples raisons, parmi lesquelles la honte, la peur et la culpabilité de ne pas avoir pu sauver les leurs sont les plus fréquentes99(*). Notons toutefois que le silence peut également venir des difficultés des individus à exprimer ce qu'ils ressentent. Ainsi, une survivante du génocide observe : « Le rescapé reste inconsolable, il se résigne mais reste un révolté, un impuissant éternel devant la vie. Il ne sait pas quoi faire, l'environnement social ne le comprend pas, et lui non plus ne se comprend pas »100(*).

Par ailleurs, on compte encore aujourd'hui beaucoup de victimes du Front Patriotique Rwandais qui se taisent par peur des représailles. A tel point que les opposants au régime en viennent à parler d'un « double génocide »- le deuxième désignant les massacres infligés aux Hutuspar les troupes de Kagame, depuis le printemps 1994101(*). Il est manifestement difficile d'estimer le nombre de victimes de ces massacres, les chiffres variant de 183000 à 4 millions de morts102(*). Mais le nombre de victimes ne suffit pas à prouver le génocide, la véritable question étant de savoir si ces massacres visaient les Hutus en tant que groupe, ou si leur mort est simplement due à la guerre. Pour l'heure, les organisations internationales et les chercheurs ne reconnaissent pas ce « génocide oublié », bien que l'ONU considère que c'est une possibilité103(*). Ils estiment que la qualification de génocide relève du rôle de la justice. Mais aucun procès n'étant intenté, celle-ci ne peut pas se prononcer.

Le conflit de storytelling se caractérise donc par la dissonance entre un récit monolithe adopté par une majorité et un récit manichéen revendiqué par une minorité. Il en va tout autrement pour le storytelling dogmatique.

* 83 Michael Welp, «Transforming conflict Narratives», 2005, page 2.

* 84Journal of Social Issues, Herbert J. C. Kelman, «The interdependence of the Israeli and Palestinian national identities: the role of the other in the Israeli-Palestinian conflict», 1999.

* 85 Gabriel Salomon, op. cit.

* 86Adrian Little, « Disjonctured Narratives : Rethinking Reconciliation And Conflict Transformation», 2011.

* 87Le Monde, Kora Andrieux, « Afrique du Sud : la réconciliation à quel prix ? », 11 janvier 2010.

88Nicérine Bres, Sarah Pisonero et Nicolas Glorieux, 'Les commissions vérité et réconciliation' 2007

* 88 www.sdlp.ie/about_vision.php

* 89Arnaud Nanta, "Histoire du Japon d'après guerre", 2005, paragraphe 5.

* 90 Murielle Rembour, « Histoire, mémoire et identité nationale »,Temporalité, 2009, paragraphe 8.

* 91Ibidem, paragraphe 9.

* 92Ibidem, paragraphe 13.

* 93Ibidem, paragraphe 10.

* 94 Helena Koban, « The Legacies Of Collective Violence», 2010.

* 95 Valérie Rosoux, "La gestion du passé au Rwanda, ambivalence et poids du silence", 2003, pages 33 et 34.

* 96 Jean Damascène Nagasabo, op. cit. pages 245 à 248.

* 97Ibidem, page 43.

* 98Ibidem, page 36.

* 99 Valérie Rosoux, "la gestion du passé au Rwanda, ambivalence et poids du silence", 2003, page 31.

* 100 Nathalie Burnay, op. cit.

* 101 Michel Galy, « Un « génocide oublié ? » », Le Monde Diplomatique, 1er janvier 2014.

* 102Ibidem.

* 103 Helena Koban, op. cit.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe