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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

( Télécharger le fichier original )
par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

Disponible en mode multipage

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1

UNIVERSITE Lille 2 - Droit et santé

Centre d'Etudes et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales

(UMR 8026)

MEMOIRE

Deuxième année de Master science politique, spécialité « Métiers de la Recherche », parcours
« Politiques Européennes et Internationales »

Discipline : science politique

Présenté et soutenu par
Pierre Vasseur

Le 6 septembre 2012

Titre :

Le pouvoir dans l'institution :

essai d'anthropologie politique à Christiania

Directeur de mémoire :

Olivier Nay, Professeur en science politique
Institut universitaire de France (IUF)

Année universitaire 2011/2012

2

Remerciements

Je remercie mon directeur de mémoire, Oliver Nay, professeur de science politique, pour sa disponibilité, son soutien, et ses conseils avisés.

Mais je remercie une nouvelle fois tous les christianites qui m'ont ouvert leurs portes et qui ont eu la patience de répondre à mes questions. Je pense à Allan Anarchos, Kirsten, Morten, Astérix, Richardt, Birgitte, Britta, Felicya, Joker, Tanja et Hulda ; ainsi qu'à Ole Lykke, qui a pris la peine de m'ouvrir ses portes malgré la fermeture provisoire des archives de Christiania.

Ensuite, je tiens à remercier tous les enseignants-chercheurs travaillant sur Christiania pour leurs précieux conseils :

· Håkan Thörn, Professeur de sociologie à l'université de Göteborg ;

· Maria Hellström Reimer, Professeur et directrice du département de Research Design à l'université de Malmö ;

· Sophie Signe Boeggild, chercheuse indépendante installée à Copenhague;

· Flemming Mikkelsen, Professeur d'histoire et de sociologie à l'université d'Aarhus.

Mais aussi les employés de bibliothèque et les archivistes de Copenhague :

· Mette Dahl Hansen et Henrik Dupont, employés au département de recherche de la Bibliothèque Royale (Det Kongelige Bibliotek) de Copenhague ;

· Mette Lautsen, archiviste au bureau d'information du parlement danois (Dansk Folketing).

Enfin, je tiens encore à remercier mes hôtes : Johan Balslev, Lene Bokelund et Kirsten Lippert, qui m'ont une nouvelle fois accueilli dans leur famille entre les mois de mars et avril 2012 ; mes amis Mirco Reimer et Christine Heimes pour leurs aides lors de la traduction.

3

Mise en garde

Ce mémoire traitant de la commune libre de Christiania fait suite à mes premiers travaux de recherche réalisés l'année dernière sur le même terrain, dans le cadre de ma première année de Master de science politique à l'Université de Lille 21. Ce premier mémoire, qui se présente sous la forme d'une monographie, contient certains extraits qu'il sera important de citer dans le présent mémoire. Il ne s'agit pas d'en faire une suite et encore moins d'en réaliser une copie, mais l'enjeu du présent mémoire est d'approfondir ma réflexion sur l'objet en empruntant une nouvelle approche qu'est l'anthropologie politique.

Toutefois, certains extraits du premier mémoire jugés important pour la compréhension du sujet (définitions, étymologie, description du contexte, etc.) seront insérés dans le corps du mémoire, encadrés et référencés, de manière à bien distinguer ces deux travaux. De même que nous avons inséré des extraits du carnet de terrain pour permettre au lecteur de mieux se rendre compte de la nature du terrain.

Enfin, il va sans dire que l'interprétation des propos recueillis lors des entretiens n'engage nullement ceux qui les ont tenus, mais les éventuelles erreurs d'interprétation me sont entièrement imputables.

1 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, Université Lille 2 Droit et Santé, 2011

Table des matières

Introduction p.7

p.58

p.58

p.59 p.63

p.67

p.67

p.72

p.77

p.23

p.24

p.24 p.24 p.29

p.34

p.35 p.39 p.44

Partie I - Une forme d'organisation politique singulière: description

d'un ordre institutionnel censé assurer un partage équitable du pouvoir

Chapitre 1- Principes théoriques d'une conception idéaliste du partage du pouvoir :

droits et devoirs des christianites

Section 1- Organiser un espace fédéré et décentralisé

1.1 Un idéalisme politique : le principe fédératif à Christiania ..

1.2 Vivre de manière locale, autonome et autogérée : description

de la vie communautaire

Section 2- Contester l'ordre bourgeois et autoritaire

2.1 L'assemblée des aires locales : lieu d'expression des individus 2.2 La démocratie directe : les limites et les risques liés à

l'exercice direct du pouvoir par le peuple

Section 3- Règles la vie quotidienne chez les déviants

p.44
p.48
p.53

4

3.1 Produire des règles écrites pour qu'elles soient respectées ?

3.2 Le maintien de règles informelles

3.3 L'importance du contrôle social et de son activation

Chapitre 2- Adaptation de ces principes théoriques à la pratique : système fédératif

ou république unitaire ?

Section 1- Créer une unité de groupe sous l'égide de l'institution ..

1.1 L'affirmation d'une identité commune

1.2 Souder le groupe dans une cause commune : la sauvegarde de la communauté

Section 2- Penser la communauté dans sa totalité

2.1 L'assemblée commune : lieu d'expression de la volonté générale? ....

2.2 Garder le pouvoir à l'intérieur de la communauté au prix de celui des individus

Section 3- Administrer l'espace au moyen d'une bureaucratie pour l'intérêt général

p.77 p.83

3.1 La contrainte organisationnelle : se donner les moyens nécessaire à la

subsistance de la communauté ..
3.2 Faciliter la vie quotidienne dans un monde complexe ou confiscation du

pouvoir d'autogestion ?

Transition - Christiania et son processus d'évolution : centralisation

p.87

et tendance oligarchique de l'organisation

Partie II - Le pouvoir dans les rapports sociaux et les pratiques

p.91

p.92 p.92

institutionnelles: violences et hiérarchies

Chapitre 1- Hiérarchisation sociale, représentations et domination au sein du groupe

Section1- Classification et hiérarchie sociale

p.93 p.99

p.105

p.106 p.111

p.116

p.117 p.121

1.1 Application et analyse du modèle proposé par A. Conroy

1.2 Les classes sociales à Christiania

Section 2- Distribution des rôles

2.1 Se positionner dans l'institution

2.2 Prendre le jeu à son compte

Section 3- Rapport de force et domination au sein du groupe

3.1 Les pushers : la domination par la coercition ?

3.2 Les activistes : la domination par l'activisme politique ?

p.127

p.128

p.128 p.132

p.140

p.141 p.145

p.150

p.151 p.156

Chapitre 2 - Vers un ordre bureaucratique : des fonctionnaires chez les anarchistes ...

Section 1- La bureaucratie comme instrument du pouvoir .

1.1 Le monopole du pouvoir par les agents de la bureaucratie ..

1.2 Lecture d'une hiérarchie sous le prisme de l'ordre bureaucratique

Section 2- Profil des agents bureaucratiques .

2.1 Légitimation des agents techniquement capables .

2.2 Poursuite des intérêts personnels ou ceux d'un groupe dominant?

Section 3-La critique des dérives d'un système bureaucratique

3.1 Une bureaucratie « stalinienne » à Christiania ?

3.2 L'impossible retour aux principes fondamentaux d'autogestion

5

Conclusion - Christiania : une société alternative soumise à un retour

vers la norme

p.165

 

Bibliographie .

p.171

Sommaire des extraits du carnet de terrain, schémas

p.7 p.30 p.49 p.51 p.122

6

Extrait du carnet de terrain n°1 - notes du mercredi 21 mars 2012

Extrait du carnet de terrain n°2 - notes du mercredi 5 avril 2012

Extrait du carnet de terrain n°3 - notes du vendredi 30 mars 2012

Extrait du carnet de terrain n°4 - notes du mardi 13 mars 2012

Extrait du carnet de terrain n°5 - notes du dimanche 1er avril 2012

Schéma n°1 : l'organisation institutionnelle de Christiania

p.133

(perception utopiste ou idéaliste)

Schéma n°2 : l'ordre institutionnel de Christiania

p.134 p.142 p.151 p.161

(perception plus réaliste)

Extrait du carnet de terrain n°6 - notes du jeudi 12 avril 2012

Extrait du carnet de terrain n°7 - notes du jeudi 5 avril 2012

Extrait du carnet de terrain n°8 - notes du vendredi 6 avril 2012

7

Introduction

« Même dans les sociétés où l'institution politique est absente (par exemple où il n'existe pas de chef), même là le politique est présent, même là se pose la question du pouvoir : non au sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d'une absence impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement peut-être, quelque chose existe dans l'absence. »

CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, Paris, Les éditions de minuit, 2011 [1974], p.21

? Extrait du carnet de terrain n°1 - notes du mercredi 21 mars 2012

J'entre par la porte principale surplombée par un imposant panneau sur lequel est inscrit « Christiania » côté rue, « you are now entering the EU » côté commune libre. Je décide comme à mon habitude d'y laisser mon vélo sur les nombreux emplacements prévus à cet effet : de vieux cadres de vélos rouillés que l'on a recyclé en démontant la roue arrière, en découpant et en soudant un à un les parties avant, ce qui permet aux cyclistes de disposer leurs vélos au pied des murs de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Alors, je m'avance dans la rue pavée menant à Pusher Street, qui est assez inconfortable pour me convaincre de laisser mon vélo un peu plus loin et je me dis que les pushers n'aiment pas trop les visiteurs traversant leur rue en enfourchant leurs vélos ou en courant, de même qu'ils ne sont pas très photogéniques : « don't run », « no photos » et « enjoy » peut-on lire sur cet étrange panneau rappelant celui d'un parc pour enfant signifiant aux parents les règles de sécurité. Cette rue est celle des pushers, les dealers de Christiania, qui a récemment été re-délimitée et baptisée « quartier de la lumière verte ». Verte comme le fond des innombrables sachets de fleurs de cannabis séchées vendus à l'unité, marron comme les kilos de plaquette de cette précieuse résine soigneusement découpés, pesés et vendus au gramme, qui jalonnent les échoppes où se pressent jours et nuits de nombreux consommateurs. J`y suis, les va-et-vient sont incessants, les regards se croisent, on discute, on marchande et on s'observe. Au beau milieu de ce marché au cannabis à ciel ouvert, règne une atmosphère pesante, aussi pesante que l'odeur de cette épaisse fumée. On s'y arrête généralement pour acheter de cette drogue avant de repartir chez soi, ou bien avant d'aller planer librement dans un des bars de Christiania, ou si la météo capricieuse du Danemark le permet, profiter de ce joint au bord du lac ou dans l'un des nombreux espaces verts de la communauté. Mais je ne suis pas sur Pusher Street pour consommer, ni pour faire le curieux. On n'aime pas les curieux ici, et il est d'ailleurs fort déconseillé de s'adresser aux pushers pour autre chose qu'acheter leur marchandise. L'objet de ma visite est tout autre : j'ai rendez-vous.

Je m'arrête devant Operaen2, adossé à la Sunshine bakery3, mais il semblerait que la porte soit gardée. Une dealeuse fait son commerce sur le perron de l'immeuble dans lequel je souhaite entrer. Je m'approche, son chien monte la garde, elle croit un instant que je viens lui acheter sa marijuana mais elle comprend bien vite que je ne demande qu'à accéder à l'escalier qui mène à l'étage. On me laisse passer et je me retrouve dans la cage d'escalier d'Operaen. Il fait froid et sombre, l'odeur du joint est omniprésente dans cet espace confiné. Mais je reconnais cet escalier en colimaçon tagué de toutes parts, et me souviens que j'y suis déjà monté un an auparavant, tard dans la nuit, lors des soirées ERASMUS avec mes camarades qui m'avaient fait découvrir Christiania et ses concerts de jazz régulièrement organisés dans ce café. Seulement, l'ambiance tamisée des soirées de jazz diffère sensiblement de cette grisaille qui arrive à peine à percer la lucarne que je devine en haut de cet escalier. J'arrive à l'étage où se trouvent trois jeunes gens qui se sont réfugiés là-haut pour allumer leur joint à l'abri du vent. Le café est fermé à cette heure de la journée.

Enfin, je me présente devant la porte où j'ai rendez-vous : « Nyt Forum4 » peut-on lire au milieu des tags qui ornent cette porte. Au pied de celle-ci, il y a un seau au fond duquel baignent les joints et les crachats dans une eau dégoutante laissée par les fumeurs de marijuana, qui semblent avoir adopté cette cage d'escalier comme fumoir. Je frappe et entre. Je pénètre dans une salle de réunion assez grande (et somme toute assez propre !), qui contraste avec la promiscuité et la saleté que j'ai pu ressentir de l'autre côté de la porte. Au fond de cette salle de réunion communique un bureau où j'aperçois une femme souriante qui, derrière ses piles de dossiers, me souhaite la bienvenue : c'est Kirsten, une christianite5 employée par la communauté, assurant la permanence du « Nouveau Forum » tous les mercredis, soit le bureau des relations extérieures de Christiania.

8

Description non exhaustive du terrain

Cet extrait de mon carnet de terrain a été sélectionné car il résume assez bien l'univers dans lequel j'ai réalisé mon travail d'observation dans la commune libre de Christiania. Plusieurs éléments fondamentaux sont à prendre en compte dans cet extrait : Premièrement, l'aspect extérieur de cette communauté véhicule une image - souvent négative - que le sens commun associe à ce microcosme social implanté au coeur de la ville de Copenhague.

2 Operaen est le nom d'un café appelé « L'opéra ».

3 Sunshine bakery est la boulangerie de la communauté.

4 « Nyt Forum » signifie « Nouveau Forum ». Mais il n'a plus rien de nouveau puisque ce bureau a été créé dans les années 1980.

5 « Christianites » est le terme désignant les habitants de Christiania.

9

« Quelque chose existe dans l'absence » disait P. Clastres6. Or, derrière l'image de ghetto que peut inspirer Christiania se cache une institution particulièrement bien structurée, dotée d'une bureaucratie dont le « Nouveau Forum » n'est qu'un échantillon, qui permet à une population estimée entre huit-cent cinquante et mille habitants de vivre chaque jour depuis plus de quarante ans leur vie de christianites, soit un mode de vie alternatif dont nous allons chercher à connaître un peu plus les caractéristiques grâce à l'approche de l'anthropologie politique.

Deuxièmement, il y a de toute évidence dans cette communauté un groupe à part entière appelé les pushers, dont les membres se caractérisent par leurs pratiques quotidiennes liées au trafic de marijuana dans un espace public qu'ils se sont appropriés, ladite zone « de la lumière verte » qui renferme Pusher Street. Cette pratique illégale au Danemark fait partie intégrante de la culture de Christiania7 car son aspect coutumier lui procure un caractère institutionnel, reconnu comme la norme à l'intérieur de la communauté. Fumer de la marijuana est donc l'un des traits les plus saillants des normes si spécifiques à Christiania, mais nos recherches antérieures8 ont prouvé que l'aspect mercantile, l'enrichissement et la violence liés à ce trafic provoque la désapprobation d'un autre groupe de la communauté, appelé les activistes. Dans le mémoire de Master 1, ces quelques éléments d'observation ainsi que les entretiens ethnographiques nous avaient permis de travailler sur ce profond antagonisme qui divise le groupe identifié comme celui des pushers à celui des activistes. Ainsi, nous avions établi qu'il existe à Christiania une relation de domination entre ces deux groupes : les premiers n'hésitent pas à user de la violence pour imposer leur autorité et prendre l'ascendant sur les seconds au nom de la défense de leurs intérêts économiques ; et les seconds dénoncent ces comportements tout en affirmant leur statut d'established, des individus qui se considèrent comme des christianites légitimes non pas en raison de leur ancienneté mais parce qu'ils vivent en accord avec les principes fondamentaux de Christiania (notamment pour ce qui relève de la non-violence) et n'hésitent pas à stigmatiser les premiers en leur collant une étiquette d'outsiders, soit des christianites illégitimes9.

Pour autant, ce qui nous amène aujourd'hui à poser la question du pouvoir dans la communauté, ce n'est pas de reprendre stricto sensu le résultat de nos recherches précédentes, mais l'objectif de ce second mémoire sur Christiania est d'aller plus loin dans la réflexion sur le pouvoir dans une institution que nous continuons à explorer et nous révèle toujours un peu

6 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op.cit., p.21

7 C'est à ce titre que nous pouvons dire qu'il s'agit d'une commune déviante.

8 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit.

9 ELIAS Norbert et SCOTSON John L., Logiques de l'exclusion, Paris, Fayard, 1997

10

plus ses secrets. La question du pouvoir dans l'institution ne se résume pas à la simple énonciation d'un rapport de force entre deux groupes dominants. Il nous faut donc bousculer les limites que nous nous étions fixé l'année dernière en traitant de la manière la plus complète possible la question du pouvoir à Christiania.

Bien entendu, ce travail ne vient pas remettre en cause les résultats du mémoire précédent : l'application du paradigme de Norbert Elias sur Christiania est toujours valable et la notion de domination est une dimension du pouvoir qu'il ne faudra pas occulter ; de même qu'il existe toujours dans les préceptes dictés par l'institution ainsi que dans l'organisation politique fixée par les pères fondateurs de la communauté, une volonté d'éviter l'émergence d'un ordre hiérarchique. Cependant, nos récentes recherches sur le terrain nous amènent à penser que ces résultats sont insuffisants pour avoir une idée assez précise sur la nature du pouvoir à Christiania. Résumer le pouvoir à un rapport de force entre deux groupes dominants serait très réducteur, même dans les sociétés les plus archaïques. Car les sociétés sont complexes et il appartient au chercheur d'arriver à en desceller les ressorts. Cette tâche n'est pas facile, même dans nos sociétés occidentales considérées - par ethnocentrisme - comme les plus abouties. Et cela semble d'autant plus difficile lorsque le chercheur s'intéresse à une société qui lui est étrangère, considérée comme différente, ce qui à première vue semble être le cas à Christiania, que le sens commun qualifie de société alternative.

Retour sur les principaux éléments de définition de l'objet

Avant d'aller plus loin, rafraîchissons-nous la mémoire en revenant sur quelques éléments déjà évoqués dans nos travaux précédents, et revenons sur la définition de l'objet ainsi que sur les raisons qui nous poussent à continuer les recherches sur Christiania, ce qui permettra au lecteur de mieux comprendre l'intérêt de cet objet d'étude et de saisir les logiques d'une approche par le biais de l'anthropologie politique.

- Signification étymologique de « Christiania »10

[U]ne petite mise au point étymologique et historique est nécessaire pour saisir la signification de notre objet d'étude. Avant tout, aucune allusion au christianisme ne peut être descellée dans la signification de ce terme, il ne s'agit donc pas d'une entité à caractère religieux. Mais il faut plutôt y voir là un clin d'oeil historique faisant référence au quartier

10 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.5

11

dans lequel Christiania est implantée : Christianshavn, signifiant littéralement « le port de Christian », un quartier créé sous le règne de Christian IV, roi du Danemark (1588 - 1648). En effet, en 1639, à l'époque où København11 cherche à asseoir sa domination commerciale sur la mer de Nord et la mer Baltique, Christian IV envisage un ambitieux projet consistant à créer cette nouvelle ville marchande qu'il baptisera Christianshavn. Fortifiée et protégée par cinq bastions, on octroie alors à ce nouveau quartier le statut de ville indépendante, si bien que son activité commerciale créera une concurrence rude avec København, d'où la décision de l'intégrer à la capitale danoise en 1674. Ainsi dès sa création, nous pouvons nous apercevoir que d'un point de vue historique, la population vivant dans cette partie de la ville a toujours cultivé une tendance à se démarquer et à s'affirmer en tant que quartier tout à fait original, en contraste saisissant avec le reste de la ville.

Deuxièmement, l'appellation « Christiania » fut utilisée pour la première fois par un journaliste anarchiste dénommé Jacob Ludvigsen (1947 - auj.), qui proclama le 26 septembre 1971 la création de cette « fristaden » ou « commune libre » et publia cette proclamation une semaine plus tard, le 2 octobre 1971, dans les colonnes de son magazine intitulé Hovedbladet, ou « the main paper » ; un périodique anarchiste dont la plupart de ses lecteurs étaient de jeunes danois. Les premiers tirages de ce magazine mensuel furent publiés le 13 décembre 1970 et connurent un franc succès au début des années 1970. Aujourd'hui, même s'il n'a plus été publié depuis de nombreuses années, certains journalistes dont Jacob Ludvigsen projettent de faire renaître Hovedbladet de ses cendres afin de le republier avant le 26 septembre prochain, date du quarantième anniversaire de Christiania12.

Enfin, même si la raison pour laquelle le journaliste danois décida de baptiser cette commune libre « Christiania » reste assez floue, d'après Allan Anarchos, journaliste participant actuellement au projet de republication d'Hovedbladet, Jacob Ludvigsen se serait inspiré de l'ancien nom d'Oslo, qui s'appelait « Kristiania » quand la Norvège était encore sous domination danoise.

Après cette petite mise au point à la fois historique et étymologique, constatons à présent grâce à la carte ci-contre que Christiania occupe un espace de trente-quatre hectares situé en plein coeur de la capitale danoise. Aujourd'hui, cette commune libre occupe l'endroit

11 La racine étymologique de København, en français Copenhague signifie « le port de commerce ». En effet, la capitale danoise occupe une position stratégique sur l'Øresund, soit le couloir maritime reliant la mer du Nord à la mer Baltique, ce qui lui a permis durant des siècles de bâtir sa puissance économique grâce au commerce maritime.

12 En réalité, ce délai fixé pour le 26 septembre 2011 (date du quarantième anniversaire de la communauté) n'a pu être tenu par ces journalistes, aujourd'hui beaucoup plus âgés, qui expliquent avoir rencontré des problèmes d'organisation pour pouvoir republier Hovedbladet dans les temps.

12

exact où l'armée danoise s'était installée au cours du XIXe siècle sur cet espace fortifié qui, avant l'arrivée des premiers communards en 1971, s'appelait Bådsmandsstræde Kaserne13.

Figure 1- Comme nous pouvons le voir sur cette carte, Christiania est située en plein coeur de la ville de Copenhague. Source : document réalisé par David Delevoye, concepteur graphique, mars 2011.

Situation géographique de Christiania dans Copenhague14

100 m

N

A présent, revenons sur les caractéristiques propres à ce terrain, nécessaires pour comprendre l'émergence d'un tel phénomène. Christiania est une commune libre (fristaden), longtemps considérée par l'Etat danois comme une « expérience sociale » à laquelle les autorités ont bien voulu laisser sa chance. Seulement, le dernier mémoire met en évidence les raisons officieuses qui expliquent l'émergence et la pérennité d'un tel phénomène souvent présenté comme une utopie communautaire issue de la jeunesse danoise de l'époque.

13 Cette caserne a été baptisée à partir du nom de la rue appelée « Bådsmandsstræde », qui longe encore à l'heure actuelle cet espace et qui signifie « l'allée du maître d'équipage ».

14 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.4

13

Les années 1960 et 1970 à Copenhague furent marquées par une importante poussée démographique due au phénomène d'exode rural qui s'est répandu dans les plus grandes villes d'Europe. Cette croissance démographique sans précédents est souvent évoquée comme un tournant dans l'évolution d'une ville comme Copenhague15. Ajoutons à cette explosion démographique l'arrivée des enfants du baby-boom, alors âgés d'une vingtaine d'années, ce qui laisse supposer qu'un bon nombre d'entre eux sont « montés » à la ville pour faire leurs études, mais n'avaient pour la plupart pas les moyens d'assumer des loyers en hausse16. La municipalité de Copenhague n'a pas su faire face à cette importante demande de logements, si bien que les squats tels que celui de Christiania ont commencé à fleurir un peu partout en ville. Cette situation a bien évidemment frappé l'opinion publique et les médias, qui ont rapidement désigné ce mouvement de squatteurs sous le nom de « slumstormere »17. Mais ces jeunes gens ne se sont pas arrêtés à la simple occupation illégale des immeubles, puisqu'une mobilisation revendiquant le « droit à la ville »18 a rapidement émergé. L'atmosphère très tendue qui régnait un peu partout dans les grandes villes d'Europe et notamment la révolte étudiante à Paris de mai 1968, ont amené l'Etat-providence danois à entendre ces revendications ; ce qui a probablement encouragé le parlement à voter le 31 mai 1972 un texte appelé « Slumstormerparagraf »19, qui permit aux squatteurs de rester dans ces immeubles inoccupés - et pour la plupart très délabrés - aussi longtemps que les autorités, en accord avec les propriétaires des logements, n'avaient pas pris la décision de les détruire.

Depuis, nombre de ces immeubles squattés furent évacués et détruits aux quatre coins de la ville, sauf Christiania qui occupe encore aujourd'hui un espace de trente-quatre hectares, en lieu et place de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Les raisons qui expliquent la longévité de Christiania ont largement été évoquées dans le mémoire précédent, notamment dans les premier et troisième chapitres20, mais rappelons que c'est sa singularité qui a certainement sauvé la commune libre : on ne « vide » pas un espace de trente-quatre hectares comme on vide un immeuble de trois étages, tout comme il paraît assez problématique

15 Brièvement, aujourd'hui estimée à 1.213.882 habitants, la capitale danoise ne comptait que 802.391 habitants en 1970 avant d'atteindre les 1.292.647 âmes en 197615, soit un peu plus que sa population actuelle.

16 C'est le principe de l'offre et de la demande : s'il y a beaucoup de demandes et peu d'offres, les prix des loyers augmentent.

17 « Slumstormere » ou « slumstormers », qui signifie littéralement « les révoltés des bas quartiers » ou « activistes des bas quartiers » est un terme apparu au milieu des années 1960 et était couramment employé au Danemark pour désigner les squatteurs.

18 Le « droit à la ville » est une expression qui nous renvoie aux travaux réalisés par Henri Lefebvre (1901-1991) en 1968.

19 Données communiquées par les archives du parlement danois (Dansk Folketing). Source : http://www.ft.dk

20 Cf. « Chapitre 1 : un projet utopique inscrit dans la durée » et « chapitre 3 : la pérennité d'une organisation anarchiste en question », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.16-40 et p.69-96

14

d'évacuer un millier de personnes que la municipalité aurait ensuite dû reloger dans des logements qu'elle ne pouvait offrir. L'équation n'était pas simple, et l'alternance des gouvernements successifs21 a favorisé la mise en sursis de cet endroit assez singulier pour lequel a été accordé un traitement particulier. Ainsi, grâce à l'opiniâtreté des activistes de la communauté et sous certaines conditions, la commune libre de Christiania a été reconnue par le parlement en tant qu' « expérience sociale » à part entière. Mis en vigueur à partir de 1991, ce texte « confirm[ait] le droit des habitants de Christiania d'utiliser ces immeubles ainsi que l'espace dans sa totalité » sous réserve qu'ils « assurent un maximum d'auto-administration à Christiania »22. Ce dernier point sera déterminant pour la suite de ce mémoire.

Une commune aux principes révolutionnaires

Pour expliquer l'émergence de Christiania au début des années 1970, notre regard se tourne naturellement vers les mouvements de révolte étudiante de la fin des années 1960. Arrivés massivement pour suivre leurs études dans la capitale danoise, ces jeunes gens issus des classes moyennes furent inspirés par les idéaux révolutionnaires de mai 68 qui à l'époque se sont répandus un peu partout en Europe et dans le monde. David F. Burg, dans son encyclopédie des mouvements étudiants relève « une manifestation massive des étudiants de l'Université de Copenhague au mois d'avril 1968 » qui réclamaient « plus d'influence » sur la gestion des cours ainsi que « moins de domination exercée par les professeurs »23 : les revendications antiautoritaires étaient en marche. Mais Christiania n'est pas exclusivement un phénomène né de la révolte étudiante, c'est aussi le lieu où avaient élu domicile les « enfants au pouvoir » (Children's power), un groupe composé d'orphelins, de fugueurs qui se rassemblèrent à Christiania entre 1971 et 1972. Considérant Christiania comme une sorte de Pays imaginaire tout droit sorti d'un roman fantastique de J.M Barrie24, différentes sources référant au mouvement des Children's power rappellent que le mot d'ordre de ce mouvement

21 Cf. « Annexe n°1 - Tableau chronologique des premiers ministres danois depuis 1968 », Ibid., p.107-108

22 Données communiquées par les archives du parlement danois (Dansk Folketing). Source : http://www.ft.dk

23 Ces étudiants ont notamment occupé les laboratoires de l'université, mais aucun affrontement direct avec les autorités n'a été à déplorer. En effet, notons que les manifestants ont bénéficié d'une certaine écoute de la part du doyen ainsi que des autorités. L'ouverture d'une nouvelle université à Roskilde en 1972 à quelques kilomètres du centre-ville, qui promouvait le développement d'un « enseignement alternatif », plus démocratique et plus flexible, grâce auquel les étudiants pouvaient interagir avec les enseignants sur les programmes enseignés ; est le fruit de cette révolte qu'ont entrepris les étudiants de Copenhague à la fin des années 1960. Cf. BURG David F., Encyclopedia of student and youth movements, New York (NY), Facts on file, 1998, p.55

24 BARRIE James Matthew, Peter Pan et Wendy, Londres, Hodder & Stoughton, 1911

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était de « dénonc[er] le fascisme des adultes »25. Mais bon nombre de ces enfants livrés à eux-mêmes se retrouvèrent rapidement confrontés à la dure réalité de la rue et tombèrent dans la délinquance, la drogue ou la prostitution. Enfin, au milieu des étudiants en mal de logements et des fugueurs, notons une importante concentration de jeunes gens se réclamant du mouvement hippie, un courant de contre-culture apparu au Etats-Unis au début des années 1960, encore très en vogue dans toute l'Europe au début des années 1970.

Dans une Utopie, « c'est l'imagination [qui est] au pouvoir » affirment J. Capdeveille et H. Rey26. Or, avec ce climat ambiant de défiance vis-à-vis de l'autorité (ressentie dans le milieu familial par les fugueurs, dans le cadre universitaire pour les étudiants, ou plus largement dans la société pour le mouvement hippie), tous les éléments étaient réunis pour que les pionniers de cette cité nouvelle créent une société d'un autre type, qui viendrait révolutionner l'ordre de nos sociétés traditionnelles : celui que l'anthropologue P. Clastres définit comme la relation sociale « classique » de « commandement-obéissance »27. C'est la recherche d'un sentiment de liberté qu'ont cherché à assouvir les fondateurs de cette commune alternative, où le rêve de créer une société meilleure semblait devenu possible. Etre libre, c'est avoir la capacité de choisir et d'agir sans restriction, c'est pourquoi nous allons maintenant dresser la liste de trois principes majeurs qui ont été choisis par les pionniers et procurent à la commune libre de Christiania son caractère révolutionnaire :

- elle a aboli la notion de propriété privée de manière à ce que quiconque ne puisse exercer de domination économique sur ses semblables. Dès lors, le christianite devient simple utilisateur de la maison qu'il occupe et il appartient à une assemblée de résidents de décider de la répartition des logements inoccupés à l'intérieur de leur espace de vie ;

- elle a légalisé et normalisé la consommation de marijuana. Aucun stigmate ne sera exercé sur celui ou celle qui consomme de l'herbe car elle fait partie intégrante de la culture de Christiania. Tout un chacun est libre de consommer de cette drogue considérée comme « douce », à l'inverse des drogues dites « dures » (notamment l'héroine), qui ont été bannies de la commune libre en 1979, lors du blocus contre les junkies28 ;

25 CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300 chiens - Une commune libre, Paris, Alternatives et parallèles, 1978, p.185

26 CAPDEVEILLE Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, Paris, Larousse, 2008, p.438

27 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

28 Cf. « A) Du blocus contre les junkies » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.25-27

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- enfin, elle a rendu le pouvoir politique au peuple. Les christianites vivent dans un univers social où règne le principe d'autogestion. Cette commune est donc, en théorie, autogérée par l'ensemble de ses membres qui tous, sans exception, profitent d'une souveraineté plus étendue que dans la société « classique » ; si bien que les christianites, grâce à leurs assemblées, ont un pouvoir de décision à la fois dans les domaines législatif, exécutif et judiciaire à l'intérieur de leur espace.

Toutefois, B. Lacroix rappelle dans son ouvrage consacré aux utopies communautaires issues de la révolte sociale de mai 68 que « L'histoire vécue de toute communauté n'est toujours, en fin de compte, que le récit de ses désillusions »29. Tel serait selon B. Lacroix le sens inhérent à ces utopies communautaires qui par définition restent des chimères. Mais Christiania est toujours là, palpable, les interactions entre christianites se jouent chaque jour devant nos yeux et il appartient au chercheur de mettre en évidence ce que P. Clastres qualifie de présence qu'il y aurait dans l'absence.

La question du pouvoir dans une société supposée sans chef

Le pouvoir est une notion polysémique, chargée de sens, que P. Braud décline selon trois angles d'approche30 :

- le pouvoir au sens « institutionnaliste » est synonyme de « gouvernants » et renvoie à l'idée abstraite d'Etat. Le pouvoir est alors incarné par un chef d'Etat que l'on oppose traditionnellement aux citoyens. Or, à Christiania l'idée serait qu'il n'y ait aucun chef, ce qui permettrait d'éviter la concentration du pouvoir entre les mains d'un seul, et de prémunir l'institution de la formation d'un ordre hiérarchique ;

- le pouvoir au sens « substantialiste » serait quant à lui perçu comme « une sorte d'essence » dont disposeraient certains individus capables de cumuler du capital. Cette approche de la répartition du pouvoir signifierait que ceux qui disposent du pouvoir sont ceux qui sont capables de cumuler du capital économique, culturel et (ou) social. Dans le cas de Christiania, l'abrogation de la notion de propriété privée permettrait au moins à ces individus d'éviter qu'un propriétaire cumule du patrimoine foncier à l'intérieur de la commune et exerce sa domination sur le reste du groupe ;

29 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, Paris, PUF, 1981, p. 67

30 BRAUD Philippe, « Chapitre 1 - Le pouvoir », in Sociologie politique, Paris, LGDJ, 2011

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- Enfin, le pouvoir au sens « interactionniste » renvoie à la définition de M. Weber qui délaisse la notion de pouvoir ou « puissance » (macht) jugée trop « amorphe »31, et préfère la notion de domination (herrschaft), qu'il définit comme « la chance de trouver des personnes déterminables, prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé »32. Penser les relations de pouvoir nous amènerait donc à évoquer le concept de domination qui, d'après les sociologues interactionnistes, est plus adapté à l'analyse les rapports sociaux dans un univers social clairement délimitable tel que Christiania. C'est la raison pour laquelle nous serons amenés à revenir une nouvelle fois sur ce concept33.

Nous avons dit qu'en fondant leur société alternative, les christianites ont cherché à créer un ordre nouveau, révolutionnaire, qui permettrait à ses membres de s'affranchir de la conception « classique » du pouvoir de nos sociétés occidentales, que P. Clastres définit comme la relation sociale de « commandement-obéissance »34. Or, si nous reprenons la citation de l'anthropologue français, même dans une société supposée sans chef telle que Christiania, la question du pouvoir doit être posée et tout porte à croire que les trois sens de la notion de pouvoir dont nous venons de dresser la liste, pourront être mis en évidence dans cet espace politique au centre duquel se jouent des relations sociales.

La méthode employée sur le terrain

Ce travail de recherche s'inscrit dans la continuité de ce qui a été réalisé l'année dernière dans le cadre du mémoire de Master 1. Il s'agit d'un travail qualitatif, de type ethnographique réalisé sur une période assez courte pour ce type de travail, qui demande une présence continue et un travail intensif sur le terrain. Il m'a été possible de rester deux mois sur le terrain entre les mois de mars et avril 2012, une période à laquelle peuvent s'ajouter les deux semaines passées à Christiania dans le cadre du mémoire précédent. Durant cette période, j'ai eu la possibilité de me rendre quotidiennement à Christiania pour réaliser mon travail d'observation, chercher à m'intégrer au groupe dans la mesure du possible, réaliser des

31 D'après M. Weber, la notion de pouvoir ou « puissance » (macht) est jugée comme « sociologiquement amorphe », c'est-à-dire qu'elle n'est pas suffisamment précise pour être applicable à une réalité sociale : « le pouvoir est toute chance de faire triompher, au sein d'une relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances ; peu importe sur quoi repose cette chance ». Cf. WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.95

32 Cf. « § 16 Puissance, domination », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.95

33 Cf. « C) Une relation de domination », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.63-68

34 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

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entretiens ethnographiques, collecter des documents bruts et de données bibliographiques soit aux archives de Christiania, soit à la Bibliothèque Royale (Det Kongelige Bibliotek) de Copenhague.

Au terme de ces deux mois passés à Copenhague, où j'ai pu entretenir un contact quotidien avec les christianites, dix entretiens ethnographiques ont été réalisés avec des personnes rencontrées par le passé (Kirsten, Morten, ou Astérix35) avec lesquels j'ai pu approfondir les entretiens (analyse des trajectoires) ; mais aussi avec des individus rencontrés durant mon dernier séjour au Danemark. Tous ces entretiens sans exception ont été mobilisés pour la réalisation de ce mémoire, ce qui permet de baser ce travail d'analyse sur des sources plus variées que l'année dernière, et donc de croiser certaines données recueillies auprès des différents enquêtés. Leur grande majorité a été réalisée à partir de la même grille d'entretien, ce qui facilite la comparaison des données36. Même si chaque entretien est différent, j'ai toujours adopté la même ligne de conduite à l'approche d'un rendez-vous avec un christianite : me rendre à ces rendez-vous en gardant pour objectif de réaliser des entretiens semi-directifs : laisser la personne s'exprimer sur différents thèmes préparés dans la grille de questions tout en évitant de s'en éloigner.

Enfin, l'échantillon de christianites interrogés est composé d'une tranche d'âge assez homogène (de quarante-cinq à soixante-huit ans) et la plupart de ces individus peuvent être classés dans la catégorie des activistes. Il s'agit d'un terrain assez complexe, où il est souvent déconseillé de s'adresser aux individus liés au trafic de drogue, ce qui nous impose des limites à ne pas dépasser, et explique cette relative homogénéité des personnes rencontrées. Toutefois, nous verrons que l'analyse des trajectoires personnelles révèle que certains de nos enquêtés fréquentent ou ont fréquenté ce milieu criminel, une mobilité entre ces deux groupes antagonistes n'est pas à exclure, ce qui nous offre donc une relative diversité de profils et cela donne plus de profondeur à l'analyse.

Description de la problématique et des hypothèses

Christiania est une organisation politique singulière dont nous allons chercher à décrire les caractéristiques à travers la question du pouvoir. Le pouvoir politique est, d'après P. Clastres, « une nécessité inhérente à la vie sociale »37, même dans les sociétés les plus archaïques. Il est donc impossible de penser la société sans le pouvoir, qu'il s'agisse du

35 Dont les noms apparaissent dans le mémoire de master 1.

36 Cf. « Exemple-type de la grille de questions - Entretien ethnographique avec un christianite », p.185-186

37 CLASTRES Pierre, La société des individus, op. cit.., p. 21

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peuple nilote du Sud-Soudan observé par E.E Evans-Pritchard dans les années 193038 ou de nos sociétés occidentales considérées comme les sociétés les plus abouties. Ainsi, dans la mesure où le pouvoir politique est universel, notre problématique consistera à nous demander quelle est la nature du pouvoir à Christiania (origines et transformations)?

Ensuite, cette variable qu'est la nature pouvoir, est un paramètre mesurable qui nous permettra de tester les trois hypothèses que nous allons maintenant développer. Celles-ci nous permettront de définir la trajectoire d'évolution de cette forme politique originale, ce qui ouvrira d'autres perspectives sur la thématique des utopies communautaires. P. Clastres a insisté sur l'importance de savoir définir et différencier les modèles de pouvoir politique qui varient selon le type de société que l'on observe. Ainsi, l'anthropologue français explique qu'il faut savoir se détacher de l'ethnocentrisme qui tend à définir toutes les sociétés (aussi archaïques et lointaines soient elles) à partir du même modèle de pouvoir politique qui est le nôtre: le modèle de « commandement-obéissance »39. Aussi, si nous considérons Christiania comme une société alternative qui cherchait en 1971 à s'émanciper de la société dite « classique », à caractère hiérarchique et autoritaire, au moyen d'une institution qui a su se pérenniser dans le temps, quel est le modèle de pouvoir politique à Christiania ? Les pionniers sont-ils parvenus à forger leur propre modèle et surtout à le maintenir jusqu'à aujourd'hui ?

Afin de traiter cette question, nous proposons trois idéaux-types qui, à première vue, sont autant de trajectoires envisageables pour une communauté telle que Christiania :

? Première hypothèse : utopie communautaire de rupture ou « commune de rupture »40

Société « classique »

Société à contre-courant dont les membres sont étiquetés comme déviants. Commune marginale et isolée.

Dans le premier chapitre de son ouvrage, intitulé L'utopie communautaire : l'expérience d'un échec, B. Lacroix41 reprenait l'idée de R.P Droit et A. Gallien, qui disait qu'il existe deux types de communes à caractère utopique : les « communes de combat » orientées vers un témoignage politique et les « communes de rupture » qui, quant à elles,

38 EVANS-PRITCHARD Edward Evan, Les Nuer - Description des modes de vie et des institutions politiques d'un peuple nilote, Paris, Gallimard, 1994 [1937]

39 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

40 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p. 20

41 Ibid., p. 20

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prônent une rupture avec la société « classique », dans lesquelles leurs fondateurs sont déterminés à réinventer la vie en société. Cette orientation radicale du projet communautaire, nous avons essayé de l'illustrer dans le schéma ci-dessus, qui matérialise assez bien le caractère à contre-courant de ces sociétés. C'est certainement dans ce premier modèle que la formation d'un nouveau type de pouvoir politique est envisageable car, comme ces deux flèches l'indiquent, un groupe formé d'individus ayant des velléités à créer un contre-courant à la fois politique et culturel, est probablement le plus enclin à s'émanciper du modèle d'origine de la société « classique ». Par exemple, dans le cas d'une utopie communautaire fondée dans nos sociétés occidentales, cela peut se traduire par un retour à « l'état embryonnaire », une société sans Etat, un ordre anarchique caractérisé par l'absence d'institutions et donc de règles. Ce type d'expérience communautaire aurait donc des vertus archaïsantes et ne semble possible que dans la mesure où ses membres décident de rompre totalement avec la société dont ils sont issus. Toutefois, cette option apparaît difficilement envisageable car les individus qui la composent ont été socialisés dans leur société d'origine, et la probabilité que des individus renoncent totalement aux « schèmes d'actions »42 acquis par le passé est très faible. A moins qu'il s'agisse d'une secte totalement isolée ayant la capacité économique de vivre en autarcie43.

? Deuxième hypothèse : utopie communautaire de contestation politique ou « commune de combat ».

Société « classique »

Société alternative considérée comme déviante

Cette seconde hypothèse semble plus facilement applicable à notre objet d'étude car elle concerne les projets de vie collective orientés vers une contestation politique. Or, nous savons que les origines de Christiania sont liées au mouvement des squatteurs appelé Slumstormere, qui rassemblait des jeunes gens défendant des convictions clairement affirmées : celles du « droit à la ville ». Très nombreux à partir de mai 68, les « squats

42 LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action, Paris, Armand Colin, 2001, p.130

43 A première vue, compte-tenu de la situation géographique (située en plein coeur d'une capitale européenne) et du caractère « ouvert » de Christiania, dont les frontières sont constamment ouvertes à tous (sauf pour les « bannis », nous y reviendrons), de même que Christiania n'est pas économiquement autonome ; cette première hypothèse paraît difficilement applicable à notre cas.

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politiques » fleurissaient un peu partout dans les grandes villes occidentales et entendaient créer des « micro-communautés libertaires » dénonçant les valeurs du « capitalisme productiviste occidental (propriété, travail, individualisme, autorité) »44, animé par un sentiment anti-autoritariste et la volonté de contester l'ordre bourgeois. Se situant moins en rupture avec la société classique que les communes à contre-courant évoquées plus haut, ces projets de vie collective se sont inspirés des principes autogestionnaires du « socialisme utopique » du XIXe siècle notamment énoncé par P-J. Proudhon, favorisant la participation active des individus à la vie politique, et réfutant notamment l'idée de hiérarchie et de représentativité politique. Seulement, cet équilibre, difficile à maintenir, n'est possible qu'à la seule condition que l'ensemble des forces qui composent le groupe parviennent à se neutraliser, ce qui permet de conserver l'ordre établi (ce qui explique que les deux courbes restent parallèles).

? Troisième hypothèse : utopie communautaire soumise à un redressement vers la norme.

Société « classique »

Société alternative soumise à un phénomène de normalisation

Cette dernière hypothèse suppose que le projet collectif n'a pas su maintenir l'équilibre évoqué dans la deuxième hypothèse : ce qui expliquerait que la balance du pouvoir a penché en la faveur d'un ou plusieurs individus. L'ordre institutionnel alternatif qui a été institué (le moyen) n'a pas permis à l'ensemble du groupe de s'émanciper du pouvoir politique traditionnel des sociétés occidentales, à caractère hiérarchisé et autoritaire de type « commandement-obéissance »45. Ainsi, la fin, qui consistait à maintenir un espace d'autogestion, un lieu d'expression des libertés individuelles sans hiérarchie ni violence est, et restera un idéal inatteignable, c'est-à-dire une utopie communautaire. Ainsi, les individus évoluant dans ce projet utopiste peuvent aussi bien être conscients de ce dur retour à la réalité comme ils peuvent continuer à croire, de manière assez illusoire, que ces principes utopistes sont toujours d'actualité.

44 « Squat » in CAPDEVEILLE Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, op. cit., p.390

45 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

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Ce qui différencie ces trois modèles est la capacité qu'ont ces projets communautaires à s'écarter de la forme de pouvoir politique caractérisant la société traditionnelle, soit en prenant une orientation contraire qui s'expliquerait par un rejet total de l'ordre établi dans nos sociétés, soit par un projet alternatif développant des valeurs et des normes différentes mais ne rompant pas totalement avec la société traditionnelle, soit un projet de vie collective présentant des caractéristiques similaires à la seconde hypothèse, mais n'ayant pas su maintenir leur modèle de société originel et tend progressivement à revenir vers la norme, c'est-à-dire vers les règles fixées par la société traditionnelle.

Ce retour à la norme est visible et nous pouvons d'ores et déjà avancer l'idée que Christiania se situe quelque part entre ces trois modèles. C'est pour cette raison que nous allons essayer de définir la nature du pouvoir à Christiania, à travers les deux grands axes qui suivent : la première partie de ce mémoire sera consacrée à la description de la forme d'organisation politique de Christiania, expliquer les origines de cet ordre institutionnel singulier et définir la manière dont ce système permet un partage plus équitable du pouvoir. Puis, nous glisserons doucement de la théorie vers la pratique puisque la seconde partie consistera à décrire la manière dont ce système se traduit au quotidien, aussi bien dans les rapports sociaux que dans les pratiques institutionnelles.

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Partie I - Une forme d'organisation politique

singulière: description d'un ordre institutionnel censé

assurer un partage équitable du pouvoir

Comme toute institution, Christiania a une fonction : son but est de maintenir un certain nombre de croyances et de normes, parfois contraires à celles communément admises dans la société « classique », de manière à offrir à ses membres la possibilité d'agir plus concrètement sur leur vie quotidienne. Le principe d'autogestion est à la base de cette société alternative qui prône un partage plus équitable du pouvoir entre ses membres. Autogérer sa commune ne relève donc pas uniquement d'activités quotidiennes nécessaires au maintien de l'espace public (nettoyage des rues, ramassage des ordures, réparation du réseau d'adduction en eau, etc.), mais l'autogestion c'est aussi et surtout la possibilité pour tous les individus d'accéder au pouvoir politique, en prenant part aux processus de décisions. Ce droit est garanti par l'ordre institutionnel tel qu'il a été fixé par les pionniers de la commune libre, et il ne peut être question de priver qui que ce soit d'accéder à la chose publique, pourvu que celui-ci respecte le droit de ses semblables. Tel serait l'idéal démocratique poursuivit par les membres de cette institution dont le régime politique repose sur l'exercice direct du pouvoir par le peuple.

Seulement, nous avons démontré dans le mémoire précédant les contraintes liées à l'exercice de la démocratie directe, en énonçant l'impossibilité de pratiquer la politique du consensus dans des assemblées qui sont supposées rassembler plusieurs centaines de christianites46. L'idéal démocratique poursuivi par les membres de cette institution est donc par essence inatteignable, tel est le sens après tout d'une utopie communautaire. Mais ce qui est plus intéressant est de décrire la forme que prend - dans la pratique - cette organisation politique à caractère utopique, et comment les membres de cette institution parviennent à maintenir ce système de croyances qui repose sur des idées utopistes.

46 Cf. « C) les christianites et leurs principes de démocratie directe : la difficulté liée à la politique du consensus », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.84-87

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Chapitre 1- Principes théoriques d'une conception idéaliste du partage du pouvoir : droits et devoirs des christianites

Section 1- Organiser un espace fédéré et décentralisé

Lors de nos derniers travaux de recherche, nous avions indiqué d'emblée que contrairement aux idées préconçues, Christiania n'est pas une, mais un conglomérat d'innombrables petites unités communautaires inégalement réparties dans quatorze aires locales (området). Cette observation relevait d'abord d'une importance pratique, puisqu'elle permettait de se repérer à l'intérieur de la commune à l'aide d'une numérotation que nous avions ajouté dans un souci de commodité pour le lecteur, qui pouvait se rapporter sur cette carte dès qu'un lieu, une adresse était évoquée dans le corps du mémoire. Seulement, ce « quadrillage administratif » tel que nous l'avions très succinctement décrit47 relève d'une importance certaine dans la description de l'organisation politique de cette institution et mérite que nous nous y attardions plus longuement.

1.1 Un idéalisme politique : le principe fédératif à Christiania

Christiania est une organisation politique orientée vers un idéal fédératif. Cette institution définit l'aire locale comme l'unité politique et administrative de référence, de manière à ce que le pouvoir politique soit plus équitablement réparti entre les individus appartenant chacun à une aire locale. Ce système, assez stricte et particulièrement bien organisé, a été fixé par les pionniers qui ont forgé ce système fédératif, celui-ci s'est institutionnalisé et apparaît aujourd'hui comme légitime par l'ensemble des membres de la commune qui y vivent et appliquent les règles de ce système de manière mécanique. Car diviser et circonscrire Christiania semble être le moyen destiné à une fin : se prémunir de l'émergence d'un pouvoir central, qui induirait une centralisation administrative et entraînerait inéluctablement la formation d'une hiérarchie à Christiania.

47 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.10

Figure 2 - Christiania est un espace administrativement découpé en quinze aires locales. En effet, contrairement à ce qui été avancé dans le mémoire précédent, il n'y a pas quatorze mais quinze aires locales à Christiania. Nous avons ajouté l'aire n° 15 appelée Prærien (« la prairie ») au bas de la carte. Nous reviendrons sur les raisons de cet oubli dans la suite du mémoire. Source: document réalisé par David Delevoye, graphiste, mars 2011.

Carte détaillée des [quinze] aires locales de Christiania48

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48 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.11

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Cette organisation politique est vouée à se prémunir de toute formation de hiérarchie. Nous sommes face à une organisation fédéraliste prônant la décentralisation et l'autogestion, de manière à faire de ces quinze aires locales les unités politiques et administratives de référence. Ces aires locales présentent une superficie et des données démographiques variées49 : les aires locales situées au Nord-Est sont les plus étendues, elles se situent dans la partie que nous avons appelé la « campagne de Christiania » (aires locales 9 à 14) car ce sont des zones plus vertes et moins densément peuplées ; tandis que les aires locales situées dans le Sud-Ouest s'apparentent plus à un « centre-ville » (aires locales 1 à 8 dans laquelle nous incluons la quinzième), elles correspondent à une zone plus densément peuplée avec ses logements collectifs, et plus animé avec son activité économique et culturelle50. Cette logique d'organisation de la société s'inspire directement du « contrat de fédération »51 proposé par le philosophe français P-J Proudhon (1809-1865). Ce socialiste, qui a beaucoup influencé la pensée anarchiste notamment pour sa théorie sur la « liberté totale des individus » et le rejet de l'Etat central, a longtemps défendu l'idée qu'une société plus harmonieuse était possible à partir d'un système d'organisation fédératif :

« FEDERATION, du latin foedus, génitif foederis, c'est-à-dire pacte, contrat, traité, convention, alliance, etc. est une convention par laquelle un ou plusieurs chefs de familles, une ou plusieurs communes, un ou plusieurs groupements de communes ou Etats, s'obligent réciproquement et également les uns envers les autres pour un ou plusieurs objets particuliers, dont la charge incombe spécialement alors et exclusivement aux délégués de la fédération ».

PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.105

49 Cf. annexes n°1 et 2, p.187: « comptes de résidents de Christiania ». En calculant le nombre de résidents payant des impôts, nous nous apercevons que les aires locales 9 à 14 comptent 216 christianites imposables en mars 2012, tandis que les aires locales 1 à 8 (en y incluant la quinzième aire locale) en rassemblent 405. Etonnamment, c'est dans la zone la plus densément peuplée que se situe l'une des plus petites aires locales en nombre d'habitants (Prærien, aire locale n°15), ce qui explique en partie notre oubli lors de nos précédentes recherches. L'aire locale la plus densément peuplée est certainement Fabriksområdet (aire n°7) avec ses 82 christianites imposables. Par ailleurs, soulignons que ces chiffres ne prennent pas en compte les christianites non imposables, notamment les mineurs qui sont estimés au nombre de 200 à Christiania.

50 Rappelons que ces activités économiques et culturelles peuvent à la fois être illégales et légales. En effet, contrairement aux idées préconçues, le commerce de marijuana n'est pas l'unique, ni la principale activité économique à Christiania. Nos observations sur le terrain montrent que de nombreux commerces s'y sont implantés (cafés, restaurants, épiceries, boutiques en tous genres, ateliers, etc.). Toutes ces activités économiques sont légales car leurs propriétaires payent des impôts et des taxes liées à leurs activités, au même titre qu'un commerce « normal » situé à Copenhague. Cette normalisation des activités économiques à Christiania date de 1989 et renvoie au processus de normalisation de Christiania déjà observé dans le mémoire de l'année dernière. Cf. « Phase n°3 : des années 1990 à aujourd'hui - Résister à la normalisation » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.33-40

51 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op.cit., p.107

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Dans le cas de Christiania, cet idéal démocratique permettrait l'abrogation quasi-totale du pouvoir politique centralisé et, en théorie, un meilleur équilibre des pouvoirs grâce à une neutralisation des forces en présence. En effet, le contrat de fédération tel qu'il est énoncé par P-J Proudhon est, et doit demeurer « synallagmatique et commutatif »52, c'est-à-dire qu'il repose sur un principe d'obligation réciproque où chaque aire locale s'engage à « donner ou à faire une chose qui est regardée comme l'équivalent de ce qu'on lui donne et de ce qu'on fait pour elle »53. Ainsi, le modèle proposé semble être le meilleur moyen d'assurer un équilibre des pouvoirs car en respectant la souveraineté des aires voisines, une aire locale s'offre toutes les chances de « conserve[r] toute sa liberté, sa souveraineté et son initiative » à l'intérieur de l'espace qui lui est réservé. L'idée de liberté n'est donc pas un vain mot dans cet espace fédéré, et tous les membres d'une aire locale semblent être considérés de manière égale comme « les délégués de la fédération ». Chaque membre d'une aire locale peut s'exprimer au sein de son unité politique et administrative, aucune voix ne semble peser plus que l'autre car aucun chef ne doit émerger du groupe : « No, we've no bosses here ! », me répondit en riant Birgitte lorsque nous lui demandions un peu naïvement s'il y avait un chef au groupe de contact54. Cette réponse, qui raisonnait comme une évidence, apparaît comme si les termes de chef ou de leader ne font pas partie du vocabulaire des christianites. Et ce principe semble d'autant plus vrai dans ces aires locales dont l'essence même est l'absence de hiérarchie. Ainsi, à l'intérieur de chacune de ces unités politiques et administratives, le pouvoir politique semble détenu par tous, pourvu que le (ou la) christianite soit âgé(e) d'au moins dix-huit ans, soit la majorité civile à Christiania55. Les individus qui, à travers leur appartenance à une aire locale, et l'engagement pris lors de la signature du pacte fédératif aux origines de la commune libre, s'engagent donc à respecter la liberté et le pouvoir de décision d'autrui, aussi bien pour un christianite appartenant à la même aire locale que pour celui vivant dans une aire locale voisine.

52 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.104

53 Ibid., p.102

54 Le groupe de contact est un corps bureaucratique destiné à défendre les intérêts de Christiania dans les négociations avec l'Etat danois notamment pour le rachat du terrain. Nous y reviendrons dans la deuxième partie du mémoire.

55 Tout comme c'est le cas au Danemark, dont la majorité civile est également de dix-huit ans. Cependant, pour les jeunes Christianites, l'implication dans les affaires publiques ne relève pas d'une obligation mais du consentement personnel. Ainsi, ces jeunes gens sont la plupart du temps encouragés à y participer mais n'y seront jamais contraints. Enfin, si un(e) christianite âgé(e) de dix-huit ans considère qu'il (ou elle) n'est pas encore prêt(e) ou pas assez mature, il (ou elle) pourra se joindre l'assemblée de son aire locale après ses dix-huit ans.

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Enfin, cette division de la commune libre en quinze unités politiques et administratives opérée par les pionniers de Christiania, n'est pas anodine car elle reflète la manière dont les membres de cette institution se sont approprié l'espace en y forgeant un système de type fédératif. Mais quand bien même l'institution cherche à organiser la vie quotidienne autour de l'aire locale, il faut rappeler que d'autres unités socio-politiques de premier plan telles que la famille et la communauté semblent influencer plus significativement le quotidien des christianites. La famille tout d'abord, nucléaire, demeure le cercle de socialisation de base pour une grande majorité de christianites. Puis, nos recherches précédentes ont démontré que derrière les aires locales se cachent un conglomérat d'innombrables petites communautés au sens stricte du terme, à savoir la communauté (gemeinschaft) telle qu'elle est définie par F. Tönnies56. Par exemple, la plupart de nos entretiens ethnographiques révèlent une importante mobilité des christianites, capables de déménager d'une aire locale à une autre57 sans pour autant rompre avec les liens affectifs créés par le passé, et ne se soucient guère de l'appartenance à telle ou telle aire locale pour entretenir leurs relations sociales :

_ «Ok. And would you say that your close relations are all of them living in the same local area or do you also have friends in other areas?»

Kirsten: «I have friends and close relationships in all the areas of Christiania. I have relations all over because I've been here for a long time, I meet a lot of people at the meetings, and I have a lot of different jobs. For example, I do guiding tours. I see many people so... I don't know everyone in here but quite a lot in all the places.»58

Ainsi, nos observations sur le terrain placeraient les aires locales comme la troisième unité à laquelle se réfèrent les christianites pour évoquer leur appartenance à un groupe, l'aire locale ayant qu'une importance très relative dans l'esprit des christianites, puisqu'elle relève d'avantage d'un découpage administratif que d'un groupe réellement soudé tel que nous pouvons le trouver dans le cercle familial, dans la communauté ou même dans le cercle professionnel. L'institution cherche donc à donner une signification particulière au système

56 Soit, « un organisme vivant, nourri par les échanges entre les êtres qui sont en communication réelle et immédiate, et donc ne peut s'étendre à l'échelle d'une nation mais se borne à un groupement de personnes qui peuvent réellement se connaître ». Cf. N. Bond et S. Mesure, « Présentation de l'oeuvre de F. Tönnies », p. XXI in TÖNNIES Ferdinand, Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, PUF, Paris, 2010

57 La plupart des christianites installés dans la commune libre depuis les années 1970 (Notamment Astérix, Ole Lykke et Felicya) ont vécu dans plusieurs endroits avant de s'installer dans leur aire locale actuelle. « L'arche de la paix » (Fredens Ark, aire locale n°3) étant l'un des premiers bâtiments squattés par les pionniers, bon nombre d'entre eux y ont fait un bref passage, avant de se disperser sur les trente-quatre hectares de Christiania, à mesure que s'étendait la zone habitable jusque dans les endroits les plus reculés.

58 L'exemple de Kirsten, qui vit actuellement au « Caramel bleu » (Blå Karamel, aire locale n°10) révèle que le travail est aussi une source de mobilité et d'échanges entre les aires locales.

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des aires locales, garant de l'équilibre du pouvoir dans la commune libre. Seulement, nous avons déjà noté qu'il existe d'autres unités socio-politiques plus importantes aux yeux des christianites, ce qui rend difficilement imaginable que les membres d'une même aire locale restent solidaires en toutes circonstances. En somme, l'aire locale semble pâtir de son caractère purement administratif et donc trop artificiel pour peser réellement sur le quotidien des christianites. Mais les pratiques institutionnelles sont là pour rappeler l'utilité de ces aires locales et raviver le caractère de solidarité que doit prendre l'aire locale pour que le mode de fonctionnement de Christiania soit viable.

1.2 Vivre de manière locale, autonome et autogérée : description de la vie communautaire

D'après Jacques Lagroye, « L'ordre institutionnel atteint à l'objectivité en ce qu'il est vécu comme doté d'une force propre ; vécu et pas seulement pensé comme tel. L'objectivation est le produit d'activités sociales et de pratiques avant d'être une opération de connaissance. C'est l'acceptation en pratique de l'assignation des tâches, des savoir-faire et des routines institutionnelles qui permettent d'`occuper un poste', et de le garder, d'`entrer dans son rôle' et d'en tirer avantage. »59. L'appartenance à une institution se manifeste essentiellement à travers des croyances telles que celles que les christianites peuvent avoir par rapport à l'idéal fédératif, mais aussi et surtout par des pratiques qui permettent d'objectiver l'appartenance à un groupe. Or, si nous admettons que Christiania est un ordre institutionnel cherchant à faire de l'aire locale l'unité socio-politique de référence de manière à répartir équitablement le pouvoir, le regard du chercheur devrait, selon toutes vraisemblances, voir ces pratiques institutionnalisées se dérouler devant ses yeux. Ces pratiques institutionnalisées, ajoute J. Lagroye, sont « des pratiques collectives autorisées - souvent valorisées - quand on appartient à une même classe de condition d'existence »60. Ainsi, le profane se trouvera naturellement exclu de ces pratiques du fait de son étiquette d'étranger, ce qui donne un caractère d'autant plus sacré à ces pratiques, qui permettent d'objectiver l'appartenance au groupe. Ces pratiques spécifiques à l'institution sont la plupart du temps analogues d'une aire locale à une autre, prennent souvent un caractère routinier que les individus exécutent mécaniquement, ce qui rend l'exercice d'observation d'autant plus difficile. En effet, il ne rimerait à rien que le chercheur demande directement à l'autochtone quelles sont les pratiques

59 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, Paris, Presse de Science Po - Dalloz, 2006, p.149

60 Ibid., p.145

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lui permettant d'objectiver son appartenance à son aire locale, puisque cet individu, par l'acquisition d'un « habitus »61 spécifique, reproduit quotidiennement ces « schèmes d'action »62 de manière systématique ; il se trouve pris dans le jeu institutionnel à tel point qu'il lui est impossible de les décrire avec des mots ou d'en dresser la liste. Dès lors, l'observation de ces pratiques quotidiennes routinisées passe par un suivi assidu de ces pratiques qui relève du consentement du christianite, sans quoi le chercheur-profane passera à côté de ces gestes simples qui pourtant en disent long sur l'objectivation de l'ordre institutionnel.

Premièrement, pour avoir le meilleur angle de vue sur ces pratiques quotidiennes, la technique de l'observation participante s'est révélée salutaire. Cette méthode d'observation, qui consiste à suivre un christianite acceptant notre présence dans ses pratiques quotidiennes, nous l'avons réalisée avec Emmerik, père de famille d'une quarantaine d'années vivant depuis de nombreuses années à Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8).

? Extrait du carnet de terrain n°2 - notes du mercredi 5 avril 2012

Il est important de souligner dans quelles circonstances j'ai eu l'opportunité de suivre ce christianite le temps d'une journée. Le temps que j'ai passé avec Emmerik n'a pas été négocié comme l'enquêteur pourrait le faire au terme d'un entretien, mais l'approche a été bien différente car cette journée d'observation participante était à la fois utile pour moi, pour des raisons évidentes de travail d'enquête sur le terrain, mais également nécessaire pour Emmerik qui apprenait ainsi à me connaître et à évaluer mon profil, pour voir s'il correspondait aux attentes du CRIR63. En effet, l'objet initial de ma rencontre avec Emmerik consistait à établir un premier contact avec le responsable de cet organisme, dans le cadre de ma candidature pour devenir moi-même christianite dans un futur proche64. L'adresse d'Emmerik m'a donc été indiquée par un intermédiaire et ma présence chez ce christianite prit un caractère plus innocent, sans le rapport habituel d'enquêteur-enquêté, pourtant si difficile à éviter lorsque le chercheur intègre tout type d'institution et dont l'étiquette de chercheur-profane lui colle à la peau.

 

61 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Editions de minuit, 1980, p.88

62 LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action, op.cit., p. 130

63 Christiania Researcher in Residence (CRIR), une association créée par des christianites, et qui offre aux chercheurs venus de l'extérieur de la communauté la possibilité de s'installer à Christiania quelques mois. Source: http://www.crir.net/

64 Ce qui me permettra de poursuivre mes recherches sur Christiania.

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La procédure habituelle lorsqu'un étudiant sollicite le CRIR, est que celui-ci se rende préalablement auprès de ses responsables pour qu'il présente aussi bien son projet que lui-même. Après une longue discussion dans son bureau situé à son domicile, je fis la connaissance de sa femme ainsi que du voisinage à mesure que nous nous dirigions vers le logement réservé aux « invités ». Cette petite maison individuelle située dans la même aire locale surplombe légèrement le domicile d'Emmerik puisqu'elle a été conçue sur les remparts de l'ancienne caserne militaire. Dans un premier temps, Emmerik m'avait expliqué vouloir me faire « visiter » la maison qui deviendrait potentiellement mon domicile. Seulement, une fois arrivés sur les lieux, mon hôte m'explique que c'est le jour de nettoyage de printemps, qu'il doit préparer cette maison qui n'a pas été occupée depuis plusieurs semaines pour l'arrivée imminente d'une chercheuse. Dès lors, je laissais tomber ma besace contenant ma grille de questions et mon dictaphone pour participer à cette tâche. Nous nous mettons à nettoyer cette maison de fond en comble, tout en discutant, les rires s'échangent et cette tâche assez ingrate devient soudainement plaisante. Les heures passent et nous terminons le travail en sortant un vieux sommier du lit que nous remplaçons par un nouveau.

Puis Emmerik commence à m'évoquer le système de chauffage de cette maison, il m'explique qu'il alimente entièrement huit maisons situées dans cette petite ruelle de Mælkebøtten, et tient à me montrer son système dernier cri installé au sous-sol. Nous descendons l'escalier et entrons dans cette salle où sont entreposés des dizaines de sacs de combustibles de bois qui se présentent sous la forme de petits granulés. Emmerik est fier de cette énorme chaudière écologique acquise par le voisinage, dans laquelle les granulés tombent au compte-goutte et permettent de chauffer près d'une trentaine de christianites. Alors, il m'explique que cette machine est financée et entretenue équitablement entre ses utilisateurs, puis il m'énonce les règles d'entretien : chaque foyer du voisinage détient une clef donnant l'accès à ce sous-sol. Un tableau fixé sur le mur indique la liste des christianites devant venir chaque jour pour vérifier, réapprovisionner, faire les relevés et entretenir cette machine. Chaque entrée dans cette salle doit être datée sur le tableau et chaque observation (s'il y en a) doit être indiquée face à la colonne réservée à l'heure de passage.

Après avoir refermé cette porte, nous devons jeter les détritus et quelques bibelots que nous avons débarrassés au centre de tri de Christiania. Celui-ci est commun aux quinze aires locales car la collecte de déchets est centralisée à Sydområdet (« L'aire du Sud », aire locale n°1). Nous nous y rendons les mains pleines en prenant soin de bien trier le recyclable du non recyclable avant de revenir à Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8). Enfin, Emmerik me dit que c'est l'heure d'aller à la laverie. Nous récupérons les draps que nous avions retirés

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de l'ancien sommier puis nous nous dirigeons dans le local situé dans la petite ruelle de Mælkebøtten dans lequel trois machines à laver sont alignées. Je retrouve le même tableau que dans la chaufferie, ce qui permet de savoir qui a utilisé quelle machine. Celles-ci fonctionnent de manière intensive et les allées et venues sont constantes, il y a parfois une liste d'attente. Les voisins se croisent et discutent, on me présente et on commence à me parler comme-ci j'étais l'un des leurs.

Cette journée d'observation participante, qui devait initialement ne pas en être une puisque l'objet de ma venue chez Emmerik devait se limiter à une simple discussion, s'est très rapidement transformée en une forme de test. Emmerik, à qui lui appartient partiellement de prendre la décision sur mon sort65, à décider si je suis digne de vivre parmi les habitants de Mælkebøtten dans un avenir proche, a appris à me connaître et à tester ma personnalité en évaluant ma capacité à m'impliquer dans la vie quotidienne de cette petite ruelle située à Mælkebøtten. Ce qui ressort de cette journée passée auprès d'un christianite, est que pour être soi-même christianite, il apparaît clairement que l'individu entrant dans l'institution doit répondre à des attentes et doit adopter une attitude qui consiste à accepter de réaliser certains actes qui n'offriront pas d'avantages particuliers pour l'individu qui les exécute, mais sera bénéfique à l'ensemble du groupe. Seulement le profil recherché, qui demande un certain altruisme et un esprit volontaire, n'est pas nécessairement aussi prononcé chez l'un ou chez l'autre, ce qui laisse supposer que le volontarisme propre aux idéaux autogestionnaires est difficilement applicable ; qui plus est dans les aires locales rassemblant un nombre important d'individus. Tout ceci laisse entendre que ce système de vie en communauté demeure un idéal utopiste, maintenu en théorie mais difficilement réalisable dans la pratique.

Deuxièmement, nous allons essayer de démontrer que l'esprit autogestionnaire propre à l'idéal fédératif peut s'avérer compliqué à partir du moment où le groupe atteint un nombre important d'individus. Pour cela, nous allons nous appuyer sur les « journées d'action »

65 Les règles du CRIR sont très strictes : cette maison est uniquement réservée aux étudiants et aux chercheurs souhaitant travailler sur Christiania. Les sujets peuvent concerner toutes les disciplines (des arts à la science politique). Le (ou la) candidat(e) doit dans un premier temps entrer en contact avec le responsable du logement (en l'occurrence, Emmerik), pour que celui-ci s'assure des intentions du (ou de la) candidat(e) avant qu'il ne réclame une brève description écrite du projet de recherche. Celui (ou celle) qui soumet sa demande doit indiquer la période et la durée qu'il souhaite vivre à Christiania en justifiant les raisons de sa présence. Ensuite, Emmerik transmet cette demande aux autres habitants de Mælkebøtten qui doivent se réunir à la prochaine assemblée de l'aire locale (områdemøde, sur laquelle nous allons revenir), et doivent statuer sur cette demande et décider à l'unanimité le (ou la) candidat(e) peut s'installer ou non dans cette maison pour la période qui lui sera accordée.

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(aktionsdag)66, sortes de journées de travail collectif fixées par l'institution à des dates très précises, d'abord pour que les tâches communautaires soient réalisées, mais cela rappelle par la même occasion aux christianites leurs devoirs d'implication dans ces tâches liées à la vie communautaire. Nous avons dit que ces individus appartenant chacun à l'une de ces quinze petites unités politiques et administratives, jouissent d'une plus grande liberté d'action sur leur quotidien. Ce système leur garantirait donc plus d'autonomie ce qui suppose que l'individu se montre responsable et volontaire pour participer à la conduite de la vie communautaire. Cette capacité d'action sur le quotidien se manifeste d'abord, nous l'avons décrit, à travers des actes de coopération qui impliquent un partage des tâches et un échange de services très concrets entre les membres d'une même aire locale. Mais, la réalisation de ces tâches communautaires peut également prendre un caractère plus officiel à travers ces appels à la « journée d'action » (aktionsdag).

Lors de notre présence sur le terrain aux mois de mars et avril, nous avons observé durant cette période que la plupart des aires locales préparent individuellement des « journées d'action » (aktionsdag) visant à nettoyer et préparer les jardins, sentiers et parties commune pour l'arrivée du printemps. Par ailleurs, il semble que ce travail collectif peut amener l'ensemble des quinze aires locales à unir conjointement leurs forces pour réaliser ce travail d'intérêt général : l'appel à la « journée d'action » des 14 et 15 avril 2012 publié la veille dans le journal de Christiania, constitue un bon exemple67. Cependant, quand bien même « La fédération [...] exclut l'idée de contrainte »68, force est de constater que si des appels à la mobilisation pour une journée fixée par l'institution sont communiqués dans UGESPEJLET (« le miroir de la semaine », l'hebdomadaire de la commune) de manière très régulière, c'est que l'institution a besoin de faire ces appels si elle veut que le travail soit fait.

Cela ne veut pas dire que les christianites sont corvéables, auquel cas nous pourrions comparer Christiania à un royaume morcelé en un système féodal où chaque aire locale serait une seigneurie dominée par un seigneur châtelain pouvant convoquer à son gré tous ses sujets. De même que les christianites ne sont pas plus mobilisés pour du travail forcé comme ce fut le cas dans les goulags69 de l'union Soviétique des années 1930. Mais la conception du travail collectif à Christiania qui, sans verser dans le collectivisme, rapprocherait irrémédiablement la

66 Cf. annexe n°3, p.188-189 : « appel à une `journée d'action' (aktionsdag) »

67 Cf. annexe n°3, p.188-189: « appel à une `journée d'action' (aktionsdag) »

68 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.127

69 Le raccourci est souvent fait entre les principes de vie collective institués à Christiania et le modèle communiste. Pourtant, à mesure que nous décrivons son organisation politique, il semble que le modèle proposé par cette institution s'en éloigne.

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commune libre d'un modèle communiste70, respecte les libertés individuelles et rejette l'idée de contrainte si bien que le choix de participer ou non à ces « journées d'action » est libre, ce qui rapproche Christiania d'une forme d'anarchisme assez libérale.

Enfin, il serait inapproprié d'achever cette sous-partie réservée à la description de l'organisation de la vie collective à travers le prisme des théories de P-J Proudhon sans évoquer l'idée de « mutuellisme social » qui repose sur un principe similaire d'« échange égalitaire et librement consenti »71. Dans l'absolu, ce mutuellisme social caractérisé par une souplesse dans l'organisation du travail dans le cadre des associations ouvrières du XIXe siècle, semble pouvoir s'appliquer à notre objet. En effet, le philosophe socialiste démontre qu'une vaste réforme économique est possible en tournant le dos au capitalisme au profit de ce système qui permet aux associations économiques tout comme aux individus72 de « développer ses actions sur le soutien mutuel entre tous les membres associés ». Ainsi, ce mutuellisme social semble correspondre à la conception du travail collectif que nous avons observé à Christiania, qui s'incarne notamment à travers des pratiques institutionnalisées telles que ces « journées d'action ».

En somme, nous constatons que l'idéal fédératif, principe fondamental de cette petite organisation politique, a une incidence directe sur la manière dont s'organise la vie quotidienne. Nous retrouvons dans cette commune libre issue de la fin des années 1960, le contrat fédératif, ainsi qu'une forme de mutuellisme tel que les décrit le philosophe du XIXe siècle, ce qui prouve une fois encore toute l'influence des théories de P-J Proudhon sur nos contemporains. Cette analyse de l'ordre institutionnel de Christiania à travers des exemples concrets de la vie quotidienne montre tout le poids de cet idéal d'autogestion initialement insufflé par les pionniers de la communauté, qui est aujourd'hui encore poursuivi par les habitants de cette commune utopiste.

Section 2- Contester l'ordre bourgeois et autoritaire

D'après J. Capdevielle et H. Rey, l'autogestion ou « auto-organisation » de P-J Proudhon telle qu'elle a été réinterprétée par les esprits révolutionnaires de la fin des années 1960 était considérée comme le meilleur moyen de contester l'ordre bourgeois et

70 Ce qui réfuterait notre approche des principes fondateurs de Christiania à travers les travaux de P-J Proudhon.

71 NAY Olivier, Histoire des idées politiques, Paris, Arman Colin, 2007, p.414

72 Ce qui nous permet de rapprocher cette doctrine habituellement appliquée aux unités productrices de biens économiques à notre cas, Christiania, dans lequel le travail qui y est effectué n'est pas destiné à créer des richesses mais seulement à agir pour le bien de tous.

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« s'affranchir du joug du capitalisme »73. Ce système d'organisation de la société rendrait inutile toute forme de pouvoir politique unique et centralisé, puisque l'action autonome tend à déplacer le pouvoir politique du haut vers la bas, soit à le redistribuer à la plèbe de manière équitable par le biais des unités politiques et administratives (ici les aires locales), ce qui prémunit la fédération (ici Christiania) de voir émerger toute forme d'autorité et de hiérarchie qui amèneraient cette organisation sociale à la « tyrannie »74. Or, si à Christiania l'autorité légale est celle du peuple, tentons à présent de comprendre les ressorts de cette institution qui prône l'autogestion politique.

2.1 Les assemblées des aires locales : lieu d'expression des individus

Participer activement à la conduite de la vie communautaire ne se résume pas uniquement à l'exécution de tâches nécessaires au maintien de la propreté et à l'entretien des immeubles ou des parties communes. Ces pratiques, faisant certainement partie des devoirs des christianites, s'accompagnent de droits à participer à la vie démocratique de manière beaucoup plus intense que dans la société « classique ». Or, l'exercice de la démocratie à Christiania repose avant tout sur les assemblées des aires locales (områdemøde). Ces assemblées souveraines sont l'outil permettant la prise de décision par le peuple, qui jouit de ses droits d'autogestion politique. Celles-ci sont exclusivement réservées aux habitants de l'aire locale et aucun étranger n'y est admis, ce qui risquerait d'influencer et d'altérer la souveraineté de l'aire locale75. Au nombre de quinze, ces assemblées sont convocables par l'ensemble des membres d'une aire locale, sans exception76, dès que cela est jugé nécessaire par le christianite sollicitant ce rassemblement. Cependant, notre collecte des affiches sur les murs dans la plupart des aires locales77 qui invitent ces habitants à se rendre aux assemblées de leurs aires locales respectives, montrent que la tenue mensuelle de ces assemblées s'est rationnalisée à l'échelle de la communauté dans sa totalité. En effet, c'est probablement dans

73 CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, Paris, Larousse, 2008, p.339

74 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.86

75 Le chercheur-profane s'en trouve automatiquement exclut et doit s'en remettre aux témoignages recueillis lors des entretiens ethnographiques et des programmes figurant sur les affiches collées dans les rues.

76 Hormis les christianites âgés de moins de dix-huit ans, qui est l'âge requis à Christiania pour participer aux affaires publiques de la commune.

77 Les nombreuses affiches collectées sur le terrain, annonçant la tenue imminente de ces assemblées ont la particularité de se dérouler séparément dans les aires locales respectives, mais le même jour à la même heure. Le lecteur trouvera en annexes trois de ces affiches sélectionnées parmi un nombre important recueilli sur le terrain. Ces trois assemblées qui concernaient Psyak (aire locale n°2), Mælkebøtten (aire locale n°8) et Nordområdet (aire locale n°9), ainsi que dans les autres aires locales, se sont toutes tenues le 20 mars 2012 à 20h.Cf. annexes n°4,5 et 6, p.190-192.

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un souci de coordination que l'institution78 invite les habitants de ces quinze aires locales à se réunir le même jour. Dès les origines de la commune, cette pratique de la politique à échelon local fut instituée. Elles se distinguent de l'assemblée générale (AG) telle que nous la connaissons notamment dans le milieu universitaire depuis mai 68, puisque la pratique du vote y est - normalement - bannie. Seulement, nous avons déjà pu observer que dans la pratique, les christianites avaient souvent recours au vote à main levée, tant l'aboutissement à un consensus entre tous les christianites était difficile79.

Dans l'idéal, ces assemblées des aires locales sont souveraines dans la programmation de thèmes qui y seront abordés et il appartient à chacun de suggérer quelles questions devront y être abordées. Brièvement, nous voyons sur ces affiches que des questions liées à l'économie, à la gestion des bâtiments, puis des questions relevant de la solidarité communautaire, avec le « loyer social » (social brugsleje) destiné à venir en aide aux foyers en difficulté. Plus loin, des questions plus personnalisées sont abordées : que faire de « la chambre de Niels » à Psyak, qu'en est-il de la « maison de glace bleue » à Nordområdet, ou encore « l'atelier de `Tatas' » à Mælkebøtten. Car l'absence de propriété privée donne à ces aires locales toutes latitudes pour décider de l'attribution de tel logement ou de tel atelier, dès lors qu'un christianite quitte la maison qu'il utilise. De même que, comme nous avons pu le voir avec l'exemple du Christiania Researcher In Residence (CRIR) à Mælkebøtten, il appartient à cette assemblée de décider à l'unanimité de l'installation d'un nouvel arrivant dans l'aire locale.

Absolument tout semble être mis en oeuvre pour que ces assemblées soient le lieu d'expression des individus, et de la libre prise de parole. C'est assurément à cette échelle que les avantages de contrat fédératif se font le plus sentir, puisque ce morcellement administratif implique une répartition des individus dans les aires locales, ce qui réduit le nombre de christianites lors des assemblées, et facilite à n'en pas douter la libre expression des individus, facilite le débat et l'exercice de la démocratie directe. En théorie, n'importe quel christianite peut intervenir directement sur les décisions dans la petite unité locale dans laquelle il vit. J-M Traimond, qui a vécu l'expérience de Christiania, raconte dans son ouvrage s'être installé à Norddyssen (« Le tumulus-Nord », aire locale n°12) avec son ami Minos au début des années

78 Sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 2 - Adaptation de ces principes théoriques à la pratique : assurer la subsistance du modèle de société interne face aux contraintes externes

79 Cf. « B. Les christianites et le principe de démocratie directe : la difficulté de la politique du consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.84-87

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198080, il évoque toute la difficulté qu'il a eu à se fondre dans une aire locale et qui, à force d'opiniâtreté, a finalement pu s'installer dans une roulotte. Devenu Christianite, il a donc pu participer aux assemblées de son aire locale et constitue une source nous permettant de savoir ce qu'il s'y passe réellement.

D'une part, l'auteur français nous rapporte l'existence d'un « modérateur »81 dont la tâche est de s'assurer que les temps de paroles sont bien répartis durant le débat. Désigné sur la base du volontariat, ce christianite se voit attribuer la lourde responsabilité de s'assurer qu'aucun christianite ne cherche à prendre le dessus ; une tâche quasi-impossible en raison de « l'insubordination » ambiante et surtout de la présence de deux groupes antagonistes : les activistes et les pushers. Déjà évoqué dans le précédent mémoire82, le récit de J-M Traimond vient confirmer ce que nous avions trouvé sur le terrain : à savoir, que le groupe des pushers et des activistes en viennent à influencer et à monopoliser le débat au dépend des autres christianites qui voient le respect de leur libre expression bafoué, voir totalement réduit à néant. D'autre part, l'accaparement du débat par ces groupes dominants provoque la désertion de ces assemblées par les groupes dominés qui, lassés par cette monopolisation du débat, renoncent de manière plus ou moins consciente à leurs pouvoirs de décision et laissent les arènes du pouvoir aux deux groupes dominants qui peuvent s'y affronter sans que personne ne s'y oppose. Afin d'illustrer nos propos, citons l'exemple de Kirsten, une femme polyvalente, qui est aussi représentante du groupe de contact (Kontaktgruppen), très impliquée dans la vie communautaire en général et plus encore dans son aire locale de Blå Karamel (« Le caramel bleu », aire locale n°10) :

_ «Mais vous avez combien d'habitants au Caramel bleu ?»83

Kirsten : «On est plus que vingt mais il n'y a pas tout le monde qui vient au meeting.»

Ok, cinquante pourcent ?»

Kirsten : «Oui, dix c'est d'habitude. Quinze c'est déjà beaucoup.»

_ «Et c'est toujours les mêmes ?»

Kirsten : «Plus ou moins. Mais ça dépend aussi beaucoup du sujet.»

80 « S'installer », in TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania, Lyon, ateliers de création libertaire, 1994, p.107

81 Ibid., p.100

82 Cf. « B. Les christianites et le principe de démocratie directe : la difficulté de la politique du consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.84-87

83 Cette partie de l'entretien avec Kirsten a été réalisée en français. Un langue qu'elle maîtrise depuis qu'elle a été durant sa jeunesse fille au pair à Paris.

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Kirsten vit dans une petite aire locale, très retirée qui souffre parfois de cette mise à l'écart et certains de ses membres, tels que Kirsten, militent pour que les habitants de Blå Karamel se réapproprient leurs droits démocratiques et l'investissement dont Kirsten fait preuve fait exception et a été évoqué dans l'entretien réalisé avec Hulda, et n'est pas forcément compris par cette autre membre du groupe de contact (Kontaktgruppen)84:

Hulda: «So, we haven't got any `aims' in the local areas, Kirsten... (She sighs) She lives in a local area [Den Blå Karamel] which feels a little bit abandoned because houses have been threatened to be torn down by the engineers

_ «Yeah, but that's not what I meant. I had the feeling that maybe you support people, try to get them participating in the common political life, you know?»

Hulda: «It's not my job to do that.»

Pourtant membre du même groupe de contact et ayant la même fonction dans leurs aires locales respectives, Kirsten et Hulda ont deux conceptions différentes du rôle qu'elles occupent à Christiania : Kirsten a pleinement conscience de la gravité du renoncement à s'impliquer aux affaires publiques par une frange importante de la population et tente de sensibiliser et de mobiliser les autres christianites vivant dans son aire locale. Pour Hulda, militer pour l'implication de son voisinage dans les affaires publiques ne fait pas partie de sa tâche et elle ne semble pas trouver l'intérêt de se lancer dans ce type de combat perdu d'avance.

En somme, la vision idéaliste des pionniers de Christiania voudrait que cet univers dénué de hiérarchie soit possible grâce au principe d'organisation politique caractérisé par ces quinze unités politiques et administratives. En effet, cette organisation serait le moyen permettant d'assurer la répartition égalitaire des pouvoirs dans l'ensemble de la communauté. Ainsi, la capacité d'autogestion de l'individu ne se limiterait pas uniquement à la participation aux tâches communes, mais relèverait également d'un sens aigu des responsabilités pour la conduite des affaires communes. Il est évident que l'absence d'élus, qui s'explique par le rejet de la représentativité, induit une responsabilité politique plus grande pour l'ensemble des christianites. Cependant, comme nous avons commencé à le voir, il y a dans ces assemblées des aires locales un accaparement du débat par deux groupes dominants, ce qui conduit les membres des groupes dominés à renoncer à leurs droits démocratiques.

84 Nous reviendrons sur le rôle-clef que joue le groupe de contact dans la question du pouvoir à Christiania.

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Il est important de rappeler que le pouvoir de décision d'un ou plusieurs christianites ne doit pas entraver ou contraindre la capacité de décision de quiconque. Or, il semblerait que c'est tout le contraire qui se produit, et nous allons maintenant essayer de voir plus en détails les limites et les risques liés à la manière dont l'institution prône l'exercice du pouvoir.

2.2 La démocratie directe : les limites et les risques liés à l'exercice direct du pouvoir par le peuple

Dans nos travaux antérieurs sur Christiania, nous évoquions les failles de ce système décisionnel à travers son application aussi bien dans les assemblées d'aires locales (områdemøde), que dans les assemblées communes (fællesmøde) de Christiania85. Cette première approche décrivant Christiania et ses institutions nous avait permis de mettre en évidence le caractère utopiste d'une telle entreprise politique et notre analyse était fondée sur deux idées directrices : d'une part, la contrainte du nombre peut s'avérer très problématique puisque le groupe étendu se retrouve incapable de trouver un consensus, ce qui paralyse la prise de décision politique. D'autre part, la présence dans ces assemblées de deux groupes rivaux que sont les activistes et les pushers instaure un climat de tension et parfois de peur lors de ces assemblées, si bien que la liberté d'expression s'en trouve bafouée et la machine démocratique de Christiania enrayée. Cette approche, qui nous avait notamment permis de corroborer l'idée qu'il existe à Christiania une relation de domination entre deux groupes majoritaires, apparaît aujourd'hui incomplète. La question du pouvoir à Christiania ne se limite pas à cette relation de domination entre deux groupes ; et il y a dans les rouages de l'exercice démocratique à Christiania d'autres paramètres liés à la question de pouvoir. Commençons par citer une nouvelle fois P-J Proudhon :

« Comme variété au régime libéral, j'ai signalé l'ANARCHIE ou gouvernement de chacun pour soi-même, en anglais, self-government. L'expression du gouvernement anarchique impliquant une sorte de contradiction, la chose semble impossible et l'idée absurde. Il n'y a pourtant à reprendre ici que la langue : la notion d'anarchie, en politique, est tout aussi rationnelle et positive qu'aucune autre. Elle consiste en ce que, les fonctions politiques étant ramenées aux fonctions industrielles, l'ordre social résulterait du seul fait des transactions et des échanges. Chacun alors pourrait se dire autocrate de lui-même, ce qui est l'extrême inverse de l'absolutisme monarchique. »

PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op. cit., p.54

85 Cf. « B. Les christianites et le principe de démocratie directe : la difficulté de la politique du consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.84-87

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Mais P-J Proudhon n'en demeure pas moins lucide en affirmant que l'anarchie tout comme la démocratie sont « condamnés à rester à l'état de desiderata perpétuels »86. Même le fédéraliste Proudhon, qui a pourtant inspiré les mouvements anarchistes, reconnais que le self-government au sens le plus pur demeura un idéal inatteignable. Dès lors, une première question nous amène à nous demander comment les christianites peuvent-ils continuer à croire et donc à adhérer à cette conception idéaliste du pouvoir ?

Afin de répondre à cette question qui met en cause les limites de cet idéal démocratique, focalisons-nous sur un exemple concret, qui à lui seul peut apporter un élément de réponse. J. Lagroye définissait l'institution comme un espace de croyances dans lequel les individus réalisent des pratiques qui permettent d'objectiver, et donc de réactiver ces croyances et renforce par la même occasion leur sentiment d'appartenance à l'institution. Or, il semble que la plupart des christianites ont conscience du caractère utopiste de leur système démocratique, mais ont la conviction que d'essayer coûte que coûte d'atteindre cet idéal est la meilleure solution. Penchons-nous sur le cas de Lars « Joker », quarante-sept ans, marié, un enfant, dont la définition de la démocratie est très proche des idées avancées par P-J Proudhon dès le XIXe siècle :

Joker: «anarchy in my opinion is just respect for the individual and the core of the modern democracy is the individual. I mean, in the good old days, there was only one untouchable guy that was the king! Today, every human being is untouchable. Yeah?»

Nous retrouvons dans sa définition de l'anarchie au sens de self-government, l'idée d'autocratie et la volonté de placer l'individu au centre du pouvoir politique, qui selon lui, est l'exact opposé de la monarchie absolue et du pouvoir d'un seul incarné par le roi. Un peu plus loin dans l'entretien, « Joker » précise sa pensée :

Joker: «It was the same thing I hoped [direct democracy]. Hundred years ago, when people started to dream of democracy, democracy is just a stupid idea!»

«Yeah. you mean it seems like an ideal which is untouchable.»

Joker: «That's a stupid idea, come on! I mean, we have arguments for democracy, they are funny, and they are really funny! But they use the same arguments today! Every time it's the same lousy arguments! Try to apply them on democracy, and you could see how stupid it is. _ Ok. Then, from your point of view, moving in Christiania was the best solution.»

Joker: «I think that the principles of Christiania are the truth principles of tomorrow's democracy, so I don't really give a shit. I mean, I know for sure that I am in the middle of an important process. And that's enough for me.»

86 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op. cit., p.55

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_ «Ok, then from your point of view you got the best position in our society?»

Joker: «Yes-yes! Yes, I couldn't find any place on earth that could be better than here.»

L'arrivée de « Joker » à Christiania en 1989 semble avoir été, selon lui, quelque chose de très réfléchi. Pour lui, le système démocratique proposé par Christiania est la meilleure solution possible, celui qui s'approche le plus de l'idéal inatteignable qu'est la démocratie. En effet, « Joker » a conscience que la démocratie est, dans l'absolu, tout simplement impossible à appliquer, mais arrive à se persuader que de vivre à Christiania lui permet de vivre dans un environnement où l'accès de l'individu à la chose publique est la plus étendue. De plus, « Joker » est persuadé que l'expérience communautaire de Christiania est très importante, et que son système politique constitue un exemple que toutes les sociétés devraient suivre. Enfin, tout comme P-J Proudhon le pensait à propos du système fédératif, le self-government serait pour « Joker » l'aboutissement d'un long processus de démocratisation et la commune libre de Christiania incarnerait le modèle à suivre pour que toutes les sociétés parviennent à s'approcher au maximum de l'idéal démocratique.

Ce témoignage, illustre assez bien le système de croyance dans lequel s'insère l'individu lorsqu'il adhère à une institution. C'est lorsque nous sommes confrontés à ce type de discours que nous pouvons ressentir toute la force de l'institution sur les institués. Malgré ses limites évidentes, Lars « Joker » a trouvé en Christiania des vertus quasi-prophétiques venant renforcer sa volonté de vivre cette expérience alternative, de la soutenir et de la transmettre aux autres. Toutefois, d'autres témoignages tels que celui qui va suivre montrent que d'autres christianites ont conscience que le système démocratique proposé par l'institution n'est pas infaillible, et que l'exercice du pouvoir par le peuple présente des risques pouvant mettre en péril l'idéal démocratique poursuivit et par la même occasion l'ordre institutionnel de Christiania.

Pour cela, rapportons-nous à l'entretien réalisé avec Morten, cinquante-quatre ans, célibataire, trois enfants. Pour cet homme arrivé à Christiania en 1974, et qui réside actuellement à Syddyssen (« Le tumulus-Sud », aire locale n°14), l'exercice de la démocratie directe a ses failles et peut présenter des risques. Cette nouvelle approche n'est pas sans rappeler la théorie élitiste de R. Michels (1876-1936)87 et des risques liés à la détention du

87 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, éditions de l'Université de Bruxelles, 2009 [1911]

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pouvoir par la masse, que nous évoquions dans le mémoire précédent88. Mais ce retour en arrière n'est pas anodin, puisque nous retrouvons dans le discours de Morten l'idée que, malgré la volonté affichée de répartir le pouvoir de manière équitable entre tous les membres d'une même aire locale, le pouvoir tend naturellement à se concentrer entre le mains d'un petit groupe. En témoigne la séparation du Dyssen (« Le tumulus ») en trois aires locales (aujourd'hui divisé en trois aire locales bien distinctes : le Nord, le milieu et le Sud) au début des années 1980:

_ «Ok-ok. And last time you talked about the tensions that you sometimes had during the local meetings because, you said that before Dyssen was only one area, and then you split up into three parts...»

Morten: «Yeah-yeah. I told you, it was because they made this road and we thought that we could find a better way of using the money in the local area, so we just divided it to have our own... You know, the money that we pay in this area, we could administrate ourselves, instead of some people out in the North.»

De prime abord, le discours de Morten révèle que l'objet de la séparation de Dyssen89 en trois aire locales s'explique par une querelle liée à l'investissement que voulaient faire les habitants du Nord de Dyssen dans une route goudronnée qui leur permettait d'assainir, mais aussi de faciliter l'accès des véhicules jusqu'au pied de leurs portes. Pour cela, les habitants du Nord de Dyssen devaient, comme le veulent les principes mis en vigueur par Christiania, convaincre les habitants du milieu et du Sud de Dyssen de l'utilité d'utiliser l'argent de la caisse commune de l'aire locale pour cet investissement qui devait faciliter la vie de tous les habitants de Dyssen. Cependant, comme nous le verrons dans la dernière section de ce chapitre, la circulation automobile est interdite à l'intérieur de Christiania et les habitants du milieu et du Sud ne voyaient pas l'utilité d'investir dans cette route. La suite du témoignage montre comment les habitants du Nord ont tenté de forcer la décision en contournant les principes démocratiques fondés sur le consensus:

_ «But, did you show up at that meeting?»

Morten: «No-no.»

_ «So, they just decided that without your agreement.»

88 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.84-85

89 Avant les années 1980, Dyssen (« Le tumulus »), soit la zone située sur la berge Est du lac de Christiania, ne formait qu'une seule et même aire locale. Par ailleurs, si nous recoupons ce qu'avance Morten avec les récits de J-M Traimond, tout porte à croire que l'auteur s'est installé avec son ami Minos à Norddyssen, peu de temps après la séparation de Dyssen.

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Morten: «It is sometimes like that you know: if a small group of people want something, they call a meeting with a very short notice, and then they decide only themselves. Only themselves go to the meeting, so they can make a decision in a small group of people because they are very strongly represented at the meeting!»

_ «So, it's very unfair! I mean, the basic ideal of Christiania is `you should wait for everybody before making any decision', that's the consensus!»

Morten: «Yeah-yeah. And sometimes we had also meetings that took a very long time, some people left the meeting maybe because they were tired, and those people who wanted to make a decision they just stayed long enough to make the decision when almost everybody have left. _ Ok, they just hide it, that's not really fair.»

Morten: «That's the way you get around the consensus democracy.»

Ainsi, ce coup de force qu'ont tenté de réaliser un petit groupe de résidents du Nord de Dyssen a amené les habitants de la berge Est du lac à se séparer en trois aires locales distinctes. Ici, le contrat fédératif n'a pas été respecté par ce petit groupe d'individus qui s'est saisi du pouvoir aux dépens des autres membres de cette vaste aire locale. Cet exemple prouve encore une fois à quel point la politique du consensus est difficilement applicable, qui plus est dans une aire locale rassemblant un nombre important d'individus. Après cette scission, Norddyssen est devenue souveraine et la route goudronnée a pu être tracée dans les limites de leur aire locale90. L'exemple de cet accaparement du pouvoir par les habitants du Nord de Dyssen au début des années 1980 est l'un des effets secondaires du fédéralisme que P-J Proudhon appel « esprit de localité » ou « intérêts de clocher »91. Cette logique qui amène les membres d'une même aire locale à défendre leurs intérêts locaux (tel que goudronner une route) paraît assez logique, et ce type de situation est amené à se répéter aussi longtemps que l'organisation de Christiania reposera sur le contrat fédératif.

Pour résumer, le dernier exemple cité vient corroborer l'idée développée par les auteurs élitistes, tels que R. Michels pour ne citer que lui, c'est-à-dire que mettre le pouvoir entre le mains du peuple peut, au même titre qu'un régime de monarchie absolue, tendre à la « tyrannie »92 : si chacun est autocrate, l'exercice du pouvoir notamment dans un petit groupe peut rapidement tomber dans l'excès et l'abus de pouvoir. Cet idéal démocratique est donc imparfait, comme le soulignait Lars « Joker » qui, malgré sa conviction que le modèle démocratique proposé par Christiania est le « meilleur », ou plutôt le moins mauvais, il n'en demeure pas moins un idéal utopiste, présentant des failles ainsi que des risques qui lui sont

90 Cf. annexe n°7, p.193: « la route goudronnée de Norddyssen »

91 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op.cit., p.141 et 144

92 Ibid., p.86

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propres. Mais afin de limiter tous débordements et de réguler la vie sociale, Christiania s'est également dotée d'un certain nombre de normes communautaires, qui se sont institutionnalisées et semble aujourd'hui appliquée par les membres des quinze aire locales de Christiania.

Section 3- Règles de la vie quotidienne chez les déviants

D'après J. Lagroye, « l'institution peut être vue comme un système d'attentes réciproques dont la stabilité est garantie par des règles et des règlements, ou par des dispositifs de repérage et de classement »93. C'est à ce premier facteur de stabilité que nous allons nous intéresser ici, puisque nous allons dans ce premier temps nous pencher particulièrement sur les règles écrites et non écrites qui se sont institutionnalisées à Christiania, puis nous reviendrons dans le deuxième grand axe de ce mémoire au deuxième facteur qui nous permettra de traiter la question du positionnement de l'individu dans l'institution94.

3.1 Produire des règles écrites pour qu'elles soient respectées ?

Christiania est une institution défendant un certain nombre de valeurs qui lui sont propres : notamment l'abolition de la propriété privée, la légalisation et la libre consommation de marijuana ou encore le rejet de l'idée de hiérarchie entre les individus. Des valeurs contraires aux principes de la plupart des sociétés « classiques », ce qui vaut à Christiania ses vertus alternatives pour les observateurs les plus modérés, ou l'étiquette de groupe déviant pour les plus critiques. Cependant, nous savons que derrière cette image biaisée se cache un système de normes très précises, supposées maintenir l'ordre à l'intérieur de la communauté95. Brièvement, rappelons qu'il existe à Christiania une loi commune qui apparaît très peu contraignante, à laquelle s'ajoutent neuf injonctions96. Celles-ci sont présentées comme l'émanation de la volonté générale qui traduit certaines valeurs défendues par les membres de cette communauté : le rejet de la violence et des armes, des drogues dures, le respect du bien d'autrui, ou encore le refus de voir la circulation automobile envahir leur milieu.

Ce qui nous amène à évoquer les normes communautaires, ce n'est pas leur simple description mais avant tout la manière dont elles sont produites. D'après H. Becker, « les

93 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.141

94 Pour cela, se rapporter à la partie II, Chapitre 1, « Section 2 - Distribution des rôles », p.105

95 Cf. « C. Les normes d'un groupe déviant : la « loi commune de Christiania » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p. 53-55

96 Cf. annexe n°8, p.194 : « la loi commune de Christiania et ses neuf injonctions »

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normes sont le produit de l'initiative de certains individus, et nous pouvons considérer ceux qui prennent de telles initiatives comme des entrepreneurs de morale »97. Dans le cadre de notre problématique axée sur la nature du pouvoir, il est essentiel d'identifier ces fameux entrepreneurs de morale dont la fonction est de produire les normes à Christiania. Rappelons-nous de la loi commune de Christiania:

« Christiania's commitment is to create and sustain a self-governing community, in which everyone is
free to develop
[e]98 and express their selves, as responsible members of the community. »

Loi commune de Christiania, Ting book

Nous évoquions brièvement l'idée que cette loi est très peu restrictive. Mais une nouvelle lecture se focalisant uniquement sur la production des normes nous fait rapidement réaliser qu'à Christiania, les entrepreneurs de morale sont en théorie tous les christianites sans exception. Autogouverner de manière responsable dans un espace où l'individu est libre de s'exprimer et de participer, nous l'avons vu, au développement de ce projet commun ; voilà une idée qui semble-t-il mettra tout le monde d'accord. Cette vision très idéaliste, qui laisserait entendre que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes dans cette utopie communautaire, ne pouvait nous satisfaire, ce qui nous a amené à interroger de ses - très nombreux - détenteurs du pouvoir de légiférer :

Richardt: «Because this is the basic law, this is not a law, you know, `we are gonna build up a self-supporting society and everybody is free, and you can do whatever you want under your responsibility for the community.' This is very interesting, and I will get back to that. [...] Then an important thing also is that: it is [was] decided by Sven, Kim, Kiel, Ole and Diego: five people!»

Allan: «Five men.»

Richardt: «Five men, out of five hundred, One percent! So there is no consensus over that at all. And that also means this is just the way that we said that: we five people here and everybody can go in and make it better. This is not a sort of stone taken down from a mountain by an old man, with a long beard you see...»

(Laughing)

Allan: «It's just five people who... in November 71' wrote this down on a piece of paper, in a book called the Ting Book, and already Christiania has been existing since two months at that time, but it's a good invention and it's partly anarchistic and partly liberal, not so much socialist.»

Richardt Lionsheart, un psychologue de soixante-cinq ans vivant seul dans la maison qu'il a bâti de ses mains à Fabriksområdet (« L'aire de la fabrique », aire locale n°7) en 1972, est

97 BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la déviance, Paris, A-M Métaillé, 1985, p.171

98 Nous mettons entre crochets cette coquille qui s'est produite lors de la production cette loi.

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une personne très critique à l'égard de la communauté dans laquelle il vit. Son ami Allan Anarchos, m'avait à plusieurs reprises évoqué l'importance de ce personnage assez charismatique qui ne laisse pas beaucoup la parole. Richardt est quelqu'un à fort caractère, qui capte l'attention et aime être écouté. Mais il est surtout un anarchiste assez individualiste, donc très libéral, pas toujours apprécié à Christiania. Cette loi, nous dit-il, n'en est pas une car trop vague et il convient qu'elle soit désacralisée puisqu'elle n'est que le fruit de l'imagination de cinq pionniers de Christiania qui créèrent cette sorte de « Constitution » pour reprendre le terme employé par Allan et Richardt, qu'ils estimèrent nécessaire pour fixer les règles du jeu dans l'institution. Cette loi fut écrite noir sur blanc dans le Ting book99 et correspond en quelques sortes à la naissance du droit à Christiania.

Plus loin dans l'entretien, Richardt nous explique que les christianites ont effectivement ajouté des règles en fonction des évènements - parfois malheureux - qui se sont produits à Christiania100, ce qui a conduit les christianites à ajouter peu à peu dans le Ting book, ces fameuses injonctions telles que « non aux drogues dures » ou « non à la violence ». Ensuite, Richardt poursuit son analyse avec cette dernière injonction qui voudrait qu'il n'y ait aucun acte de violence à Christiania, ce qui lui permet d'affirmer que ces « vraies » lois qui interdiraient notamment le recours à la violence sont sans cesse bafouée101:

Richardt: «The point was violence because violence thing was... If you behave violently you should leave. And some people did that and they just left. So, if violence is a cause for leaving the place, and if the real way to make a common meeting is the consensus. Okay, if the common meeting recognizes that the law is to leave when you behaved violently, but if the decisions are based on the consensus principles.»

Allan: «Yes

Richardt: «The common law says that you have to leave, and that means to leave forever. Consensus can then say: if there is consensus about `he should leave nineteen years'. So, you start up with nineteen years, or fifteen years or fourteen years, you know. And if everybody agrees with saying: `Ok, we put it down to fourteen years.' - `Ok, we can also put it down to seven years.'- `No!' - `Okay, then we put it down to fourteen years.' You see, then if there is one against then it's fourteen years. That's the way of consensus.»

99 Le Ting book était à l'époque un néologisme mélangeant du danois et de l'anglais, qui signifie littéralement « Le livre du peuple » de Christiania. Ceci est le support sur lequel ils inscrivirent la première ligne et sur lequel n'importe quel christianite peut, en théorie ajouter une ligne.

100 Nous pensons notamment au blocus contre les junkies en 1979 ou encore l'arrivée massive des gangs de motards dans les années 1980. Pour plus de détails, cf. « Chapitre I - Un projet utopique inscrit dans la durée » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.16-40

101 En réalité, la critique de Richardt envers son institution repose essentiellement sur l'argument de la violence qui est, d'après lui, omniprésente à Christiania. Richardt a même publié une tribune dans le journal de Christiania (UGESPEJLET) que nous n'avons malheureusement pas pu nous procurer.

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- «Yes.»

Richardt: «But this ends up with like... ninety days. Because they take it in an opposite way and it shows very easily how little brains there are out here, you know, and how little stability and how much eager to walk with the strong one, you see: `He is a pusher so he shouldn't think that I am against him, so I say something nice to him.' »

- «Ok. But, what does that mean?»

Richardt: «`ah! Ninety is a long time, I'm sure he can get back within sixty days'. That's what they would say, and that's all kind of... It means that's a slum, that's a ghetto and you know how a ghetto works! We are a ghetto!»

Nous avions déjà évoqué la mise en abyme de la déviance, comme l'une des curiosités à l'aide de laquelle nous pouvions qualifier ce qu'il se produit quotidiennement dans ce microcosme social. En fixant leurs propres règles en 1971, les pionniers de la commune libre étaient déjà etiquettés comme des déviants. Seulement la déviance ne s'arrête pas à ce simple étiquetage opéré par la société extérieure, car il existe des déviants parmi les déviants. L'exemple utilisé par Richardt montre qu'à Christiania comme ailleurs, bannir la violence était un vain mot, que les entrepreneurs de morale bercés par leurs rêves utopistes, n'avaient pas forcément mesuré.

Ce que nous montre Richardt est que, comme dans toutes les sociétés, bien qu'il existe des règles écrites à Christiania, celles-ci sont constamment transgressées par des membres de l'institution. Jusqu'ici, cela paraît tout à fait logique. Mais là où veut en venir ce Christianite est que bannir un christianite parce qu'il a eu recours à la violence s'est déjà produit, mais l'application de la peine varie grandement en fonction de l'accusé : le système de normes institué à Christiania n'est pas (ou peu) appliqué aux plus « forts », qui selon lui sont les pushers qui pourtant semblent être précisément les plus enclins à être violents. La raison de cet assouplissement des règles et donc de la peine encourue par un individu bénéficiant de soutiens des plus « forts », verra sa peine quasiment réduite à néant grâce au principe du consensus qui, lors de son jugement rendu par « l'assemblée commune » (fællesmøde), permettra à ses soutiens d'influencer la prise de décision. Ainsi, les pushers venus en masse lors de cette assemblée, useraient de leur pouvoir de domination sur le reste du groupe qui se mettra en retrait et en toute logique personne ne posera son veto contre une baisse significative de la durée de la peine de bannissement, même s'il s'agit de réduire cette peine de plusieurs années à quelques mois. C'est pourquoi Richardt en vient à la conclusion que Christiania est un « ghetto », soit un univers social dégradé par la transgression permanente des règles fixées par l'institution.

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Pour résumer, dans notre progression devant nous conduire à définir la nature du pouvoir à Christiania, nous réalisons à travers le témoignage de Richardt que ce n'est pas tant dans la quête des entrepreneurs de morale que nous devons orienter notre regard, mais dans les problèmes liés à l'application de ces règles. D'après Richardt, leur application variera selon le groupe d'appartenance du christianite accusé. Or, si ces règles formelles sont constamment transgressées, nous pouvons imaginer combien ces règles écrites n'ont qu'une faible « force symbolique »102, en particulier pour les groupes les plus dominants103. Finalement, le fait qu'après plus de quarante années et de multiples possibilités que tout un chacun puisse proposer l'ajout de nouvelles lois, il n'est pas étonnant que l'épaisseur du Ting book reste plutôt mince. En effet, pourquoi aller ajouter de nouvelles règles en sachant qu'elles seront appliquées de manière partiale?

3.2 Le maintien de règles informelles

Au-delà de ces règles formelles qui, d'après Richardt, ne s'appliquent pas de manière la plus impartiale qui soit ; se cachent des normes informelles, non visibles de prime abord que le nouvel arrivant dans l'institution doit assimiler, s'il veut être accepté par le groupe. Ces règles informelles sont très nombreuses et sont présentes dans de nombreux domaines et nous ne prétendons pas en dresser la liste qui, de toute évidence serait incomplète et n'apporterait rien de plus à notre question sur la nature du pouvoir.

La découverte des normes informelles n'est que le fruit de l'expérience personnelle ; car « l'acquisition de cette compétence institutionnelle ne résulte généralement pas d'un `dressage' de l'individu, mais d'un apprentissage réflexif par tâtonnements, par expérience des échecs, par découverte progressive de l'incorrection de certains actes, que sanctionne la réprobation des collègues [...] »104. Or cette période d'adaptation varie d'un individu à l'autre, elle se réalise plus ou moins en douceur et peut, à n'en pas douter, conduire à une situation traumatisante amenant l'individu à renoncer à son intégration au sein du groupe. C'est pourquoi dresser une liste authentique des règles informelles de Christiania serait une supercherie, et nous ne pouvons tout au plus relater certaines situations vécues lors du processus d'intégration.

102 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.150

103 Le pouvoir de domination ne se résume pas forcément au seul groupe des pushers. C'est ce que nous verrons plus en détails dans la partie II, chapitre 1, section 3 - Rapport de force et domination au sein du groupe.

104 Ibid., p.143

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Ce n'est donc qu'à travers mon regard de profane que le lecteur pourra avoir une vision très partielle de ces règles non-écrites qui pourtant sont essentielles pour rester dans l'institution et y consolider sa position. Le travail d'anthropologue implique que le chercheur se fonde dans le groupe qu'il cherche à observer. Car connaître et analyser les pratiques quotidiennes de cette institution signifie que le chercheur fasse l'effort de se muer en tant que membre du groupe. Cette attitude consistant à endosser le costume de christianite n'est pas sans rappeler la notion de rôle notamment développée dans la sociologie interactionniste d'Erving Goffman105. Il a donc fallu que nous nous me fassions christianite et que nous participions aux pratiques spécifiques de l'institution pour mieux comprendre à la fois le sens de ces pratiques, mais aussi ceux qui les réalisent quotidiennement.

? Extrait du carnet de terrain n°3 - notes du vendredi 30 mars 2012

Le « nouveau » fait d'abord preuve de maladresse ce qui peut contrarier l'autochtone, puis oscille entre erreurs et hésitations avant que ses doutes se lèvent enfin, et qu'il prenne de l'assurance dans un univers qui lui était jusque-là étranger. Il y a donc une crainte difficilement évitable car la part d'inconnue est grande lorsque l'on entre dans une institution telle que Christiania, et c'est à force d'opiniâtreté et de volonté d'être admis au sein du groupe que l'on parvient sans trop de mal à se faire une place parmi ces insoumis. Nous avons déjà un peu évoqué dans la description de la vie quotidienne et le principe d'autogestion qu'il fallait avoir l'esprit volontaire et ne pas hésiter à mettre la main à la pâte si l'on voulait satisfaire les attentes. Seulement, mon expérience sur le terrain a révélé d'autres codes allant de soi pour les christianites, et que l'on ne retrouverait pas nécessairement dans d'autres institutions. D'une part, la « prise de rôle » lors de mon entrée à Christiania m'a valu que je mette de côté certains traits de caractères tels que la timidité : par exemple, lors d'une soirée organisée à Mælkebøtten à l'occasion d'un concert de musique folk durant laquelle les musiciens marièrent avec brio les musiques traditionnelles danoises et tchèques, tous les christianites sans exception se mirent soudainement à danser en cercle. Constatant que je restais assis et me contentais de frapper dans les mains, un homme assez trapu habillé en bleu de travail et que je n'aurais jamais soupçonné avoir un tel déhanché, me lança un regard noir et me dit : « be fool, stay shy !» Alors, je me joignais à cette farandole improvisée, bras dessus - bras dessous ce qui sans aucun doute renforça les liens tissés avec eux. Et ce n'est que plus

 

105 GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne - La présentation de soi, Tome 1, Paris, Les éditions de minuit, 1973

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tard dans la soirée et d'un rassemblement autour du feu106 que cette même personne qui m'avait stigmatisé un peu plus tôt m'offrit une bière et commença à m'adresser la parole. Autre exemple, serais-je resté un outsider107 aux yeux de Morten, qui m'ouvrit les portes de la Cosmic flower dans laquelle il vit, si j'avais refusé le joint qu'il voulait partager avec moi lorsque nous avons réalisé le second entretien ? Comme le disait H. Becker, je me suis affranchi « des contrôles de la société [classique] pour tomber sous l'influence de ceux [du] groupe restreint »108 que je cherchais à intégrer. De plus, les vertus socialisantes de l'utilisation de la marijuana109 et la tentation de vouloir entrer dans le cercle était trop grande pour que je puisse refuser ; et ce refus aurait sans aucun doute créé une distance supplémentaire avec l'enquêté et tout porte à croire que je n'aurais pas eu le même résultat.

Ces deux exemples sont, comme nous l'avons déjà souligné, qu'une infime partie des codes que doit assimiler le nouvel arrivant s'il veut satisfaire les attentes du groupe qui lui ouvre ses portes. Mais nous avons jugé opportun de les évoquer car endosser un rôle a un coût et demande à la personne cherchant à s'intégrer de faire les efforts nécessaires.

Puis, c'est au moyen d'un exemple très concret que nous allons établir un lien plus affirmé entre les normes informelles et le pouvoir. Nous avons évoqué en introduction l'existence d'une zone dite « de la lumière verte » qui englobe Pusher Street110. Pour être plus précis, cette dernière ne se limite pas à la seule Pusher Street, mais correspond à une zone plus étendue venant s'insérer au milieu de six aires locales111 et qui comprend la place de Carl Madsen112 (Carl Madsen plads). Cette zone de « la lumière verte », n'existait pas encore lors de nos premières observations sur le terrain au mois de janvier 2011. Seuls des tags représentant des appareils photos barrés d'épais traits rouges signalaient aux visiteurs qu'ils était interdit de pointer son objectif en direction des pushers et de leur rue. Le lecteur

106 Le rassemblement autour du feu est une pratique courante dans les aires locales de Christiania. Comme une tribu indienne, les christianites se rassemblent et discutent en partageant un verre. Cette pratique se perpétue et les températures très fraîches des soirées du mois de mars ne semblent pas altérer leur enthousiasme.

107 Soit « un individu considéré comme étranger au groupe », Cf. BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la déviance, op.cit., p.25

108 Ibid., p.83

109 Cf. « L'apprentissage de la perception des effets », in BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la déviance, op. cit., p.70-75

110 Cf. annexe n°9, p.195: « panneau situé à l'entrée du `quartier de la lumière verte `, Pusher Street »

111 Si nous nous rapportons à la carte détaillée des quinze aires locales de Christiania (p.25), nous constatons que le nouveau quartier de « la lumière verte » se situe au beau milieu de six aires locales (aires locales n°1, 2, 4, 5, 7 et 15), mais ne vient pas mordre sur leurs territoires respectifs. Cela montre qu'il ne s'agit pas tant de l'occupation de ces six aires locales par les dealers, mais plutôt d'une sorte de zone franche concédée aux pushers et notamment dédiée au commerce de marijuana.

112 Carl Madsen est le nom d'un grand avocat danois qui « ne croyait plus en la justice ». Grand orateur, il savait mettre la Cour fasse à ses propres contradictions et a longtemps défendu Christiania durant les années 1970.

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conviendra que cette façon qu'ils avaient de signaler leur refus d'être pris en photo aurait pu être considérée comme une règle formelle, bien que cela ne fût pas mentionné dans le code officiel de la communauté que nous avons analysé un plus tôt.

Mais ce qui nous intéresse ici, est la manière dont un groupe restreint d'individus - les pushers - sont parvenus à faire passer des règles qui jusque-là étaient informelles (par exemple, courir près des échoppes de marijuana) en règles formelles, dans une zone qu'ils ont investi113 pour y développer leurs activités de trafiquants de marijuana. Nous avons évoqué dans le premier mémoire qu'il existe parmi certains membres du groupe des activistes, le sentiment assez contradictoire et peut-être un brin hypocrite qui accepterait l'usage de la marijuana tout en rejetant son commerce et l'enrichissement lié à cette activité économique : les pushers sont des « capitalistes » avions-nous pu entendre auprès de certains christianites114.

? Extrait du carnet de terrain n°4 - notes du mardi 13 mars 2012

Avant que ce panneau n'apparaisse, jamais je n'ai eu conscience qu'il était défendu de courir près de ces étalages de marijuana. Seule la lenteur du déplacement de foule venue en masse composée de consommateurs de cette herbe défendue ou de simples curieux, m'avaient laissé supposer qu'il était préférable de laisser mon vélo et d'emboiter le pas des gens présents sur ce marché. De plus, depuis que j'endossais mon costume de chercheur, j'avais pris l'habitude de laisser mon vélo à l'entrée de Christiania et de poursuivre à pied, de manière à optimiser mes chances de voir ce qu'il s'y passe vraiment.

Si ce panneau a pu être installé à cet endroit, tout porte à croire que ce sont tous les membres de l'institution qui ont laissé les pushers opérer cette délimitation de l'espace. Or, « en laissant à d'autres le soin de mettre au point des lois spécifiques, le croisé de la morale ouvre la porte à de nombreuses influences imprévues, car ceux qui préparent pour eux la législation ont leurs intérêts propres, qui risquent d'influencer la législation préparée »115. Cette citation d'H. Becker résume assez bien ce qu'il s'est certainement produit à Christiania : cette décision, qui concerne au moins six aires locales, a dû être débattue lors d'une assemblée commune (fællesmøde). Cependant, comme a pu l'exprimer Richardt dans son témoignage,

113 Nous éviterons ici le terme « s'approprier », qui sous-entendrait que les pushers possèdent cet espace. Or, nous savons qu'à Christiania le sol ne peut en aucun cas être considéré comme un bien.

114 Cf. VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.58

115 BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la déviance, op. cit., p.176

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rien ne garantit que le droit qu'a un christianite d'exprimer son refus de voir les pratiques réalisées à Pusher Street et ses alentours s'institutionnaliser, soit respecté. De plus, en inscrivant noir sur blanc ces trois règles116 et en délimitant de manière la plus formelle qui soit cette zone où, certes, la loi commune et les neuf injonctions de Christiania préexistent ; il est évident que le groupe des pushers parvient à imposer de nouvelles règles aux autres christianites, tout comme ils le font avec les visiteurs extérieurs à la communauté.

Ainsi, en concédant au groupe de pushers le droit de délimiter leur propre zone et d'y fixer de manière formelle de nouvelles règles venant s'ajouter aux règles préexistantes, le reste des membres de la communauté semble une nouvelle fois abdiquer face au pouvoir de domination exercé par les pushers. Bien entendu, il faut nous garder de toute vision manichéenne qui réduirait l'analyse de la relation entre ces deux groupes aux « bons » activistes face aux « mauvais » pushers. Car nous avons pu constater dans le discours de la plupart des individus pouvant être classés dans la catégorie des activistes, qu'il y a une certaine accommodation et un sentiment de cohabiter de manière acceptable, voire normale :

Kirsten: «There is too much violence, yes. That's why the community of Christiania in general is very critical to.... The style and the attitude in the street, and the pushers they know that they have to listen because... They only stay and they only sale hash in the streets because it is accepted by the community of Christiania. Because they have this role of being the ones that only sale hash and.... And they do the job in fact as a sort of policemen that keep away the hard drugs. And in a way this is very good because then you don't have many other criminal activities because we don't have other places with hard drugs like much robbing and stealing and prostitution and so on. We don't have that kind of problem. We don't have it in here because `no hard drugs'.»

Selon Kirsten, les pushers occupent bien une place à part entière à Christiania, mais semble vouloir dire que malgré la violence et le climat de tension qui peut parfois régner autours de ce trafic de drogue, les pushers et leur monopole du trafic de marijuana sont nécessaires à la communauté, car ils y jouent un rôle spécifique d'autorégulation de la criminalité en gardant, semble-t-il, Christiania de l'importation d'autres substances illicites, comme du développement d'autres types de trafics tels que la prostitution. Deuxième exemple avec Morten, qui lui prône ouvertement la collaboration plus étendue avec les pushers et que ce lien soit exclusivement opéré à l'intérieur de la commune libre :

_ «Ok. And what is your position regarding Pusher Street? Do you think it's wrong for Christiania?»

116 Les trois règles de la zone « de la lumière verte » qui, rappelons-le, sont : « Profiter », « ne pas courir » et « ne pas prendre de photos ». En réalité, ce sont surtout ces deux dernières que nous retiendrons car elles impliquent une contrainte réelle.

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Morten: « I'm not... I don't have anything against the Pushers. I think every time the cops are coming very much for hunting down the pushers in the street, and I think that police should keep away and we should have an... an Amsterdam agreement here.»

Dans cette seconde sous-partie, nous avons pu constater que les normes informelles sont partout et que c'est à travers des gestes simples et l'adoption d'une attitude considérée comme appropriée par le groupe, que le chercheur-profane va parvenir à s'affranchir de l'étiquette d'outsider qui lui colle à la peau. Puis, à travers l'émergence du quartier de « la lumière verte » nous avons réalisé que les normes informelles peuvent rapidement glisser dans la catégorie des normes formelles, et ainsi bousculer l'ordre institutionnel, pourvu que le groupe qui prépare cette nouvelle législation soit suffisamment fort et influent pour qu'il puisse imposer ces nouvelles règles.

3.3 L'importance du contrôle social et de son activation

Selon P. Clastres117 il n'y ait pas de société sans pouvoir, même en cas d'absence d'une relation « commandement-obéissance », et « la vie de groupe comme projet collectif [peut se maintenir] par le biais du contrôle social immédiat »118. Or, nous ne pouvons maintenant nier qu'il existe à Christiania des normes instituées, qui font de cette entreprise de vie collective un système de relations sociales autorégulé qui, semble-t-il, se suffit à lui-même, puisque durant ses quarante années d'existence, la commune libre a su maintenir une relative cohésion de groupe et se prémunir du destin des expériences communautaires présenté comme inéluctable par Bernard Lacroix, à savoir « l'éclatement [de la] communauté »119. Cette longévité de l'expérience communautaire, nous l'avions expliqué à travers le maintien de ces règles120, que les christianites intériorisent à travers « une contrainte qui s'impose aux individus sous l'effet des commandements et des interdits sociaux »121 qu'ils respectent du fait d'un contrôle « assuré par la présence permanente des autres »122. Ce contrôle social, pourrait être ajouté à la longue liste des pratiques liées à l'autogestion de la commune par ses habitants qui, d'après la loi fondamentale, sont « les membres responsable de la communauté ». L'idée d'autogestion est donc omniprésente à Christiania, au point que même les problèmes liés à la violence semblent vouloir être réglés uniquement par les christianites à

117 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit. p.10

118 Ibid., p.19

119 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65

120 Cf. « I) Unité du groupe et cohésion sociale » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.43-55

121 ELIAS Norbert, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p.170

122 Ibid., p. 177

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l'intérieur de leur microcosme social, où chacun serait le gendarme de son semblable. Or, dans cette société non « policée »123 caractérisée par l'absence supposée de hiérarchie et de coercition, seul le contrôle social apparaît comme le moyen de réguler les rapports sociaux. C'est ce que nous allons essayer d'illustrer à travers deux exemples précis :

Tout d'abord, citons Catpoh qui tout comme J-M Traimond, a connu l'expérience de Christiania et rapporte ce qu'elle a vécu entre 1977 et 1978 dans un ouvrage publié la même année124 : dans un encadré125, l'auteure française nous rapporte le cas d'un « français violeur », à l'époque christianite, qui aurait sévi à plusieurs reprises en agressant des femmes jusqu'à leur domicile. Alors, ce violeur fut « vidé » par une cinquantaine de christianites avant d'être jugé et banni de la communauté. Mais c'est la suite de son récit qui est le plus intéressant : les « videurs » prirent les précautions nécessaires afin que son portrait soit tiré sous toutes les coutures ainsi que sa carte d'identité, pour que sa photo frappée de la mention « NOT WANTED » soit placardée aux quatre coins de la communauté si ce criminel s'avisait à revenir un jour. Cet homme, dont nous n'avons pu retrouver le nom, fut soudainement étiqueté comme « violeur », indigne de vivre à Christiania pour les faits qu'il aurait commis. D'après Catpoh, à aucun moment la police de Copenhague n'a voulu se saisir de cette affaire compte-tenu des velléités autonomistes et le souhait d'autogestion revendiqué par les squatteurs de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Il n'existe aucun moyen de vérifier avec certitude si les autorités danoises refusent effectivement d'intervenir lorsqu'un délit est perpétré à l'encontre d'un christianite à l'intérieur de Christiania, mais toujours est-il que vivre à Christiania implique effectivement que l'individu soit responsable et n'hésite pas à convoquer une assemblée pour que le groupe agisse pour le bien de tous. Laisser un violeur roder dans la nature n'est évidemment pas souhaitable tout comme il n'était plus jugé souhaitable de laisser les héroïnomanes se détruire la santé dans l'imposant immeuble de Fredens Ark126. C'est pourquoi le groupe, et non l'individu seul, peut agir en conséquence ; l'acte de vendetta n'étant apparemment pas toléré même si cette pratique est plus souvent associée par les activistes à la mafia qui plane au-dessus de Pusher Street.

Dans ce premier exemple, le contrôle social semble s'être activé presque naturellement, entre des habitants de Christiania qui, après avoir recueilli les plaintes de plusieurs femmes,

123 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.14

124 CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300 chiens - Une commune libre, op. cit.

125 Cf. annexe n°10, p.196: « Le cas du violeur français »

126 Cf. « A) Du blocus contre les junkies » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.25-27

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avaient décidé de traiter ce problème par la manière qui leur paraissait la plus juste. Puis, si ce violeur français s'avisait à revenir à Christiania, le contrôle social serait automatiquement réactivé par le groupe qui s'empresserait d'agir une nouvelle fois. C'est ainsi que l'exemple du « violeur français » aurait pu suffire à illustrer la manière dont le contrôle social entre en action à Christiania. Toutefois, nous ne pouvons nous satisfaire de ce seul exemple puisqu'une autre forme d'activation du contrôle social semble se dessiner à Christiania : le contrôle social activé par l'institution.

Cette forme d'activation du contrôle social vient clore ce premier chapitre et relève d'une importance certaine pour la suite de ce mémoire, puisqu'elle émane d'une force exercée par les membres de l'institution. Jusqu'à présent, nous avons pu constater qu'en théorie, cette institution est composée d'un millier de christianites tous responsables de manière équitable du maintien et de la gestion de leur commune. Cependant, nos recherches sur le terrain ont montré qu'au-delà de la simple qualité de christianite127, il y a parmi eux des fonctionnaires formant une sorte de « direction administrative»128 qui s'est formée au fur et à mesure que l'institution grandissait, et répondait à certaines contraintes organisationnelles129.

Nous ne citerons ici qu'un exemple : celui des agents du bureau de la construction (byggekontor), une sorte de bureau d'ingénierie civile dont la fonction est d'assurer le maintien des immeubles à l'intérieur de Christiania. Une pratique institutionnelle certainement opérée par la secrétaire de ce bureau, m'avait particulièrement frappé : la publication de la liste des « mauvais payeurs »130 dans l'hebdomadaire de la communauté (UGESPEJLET, « Le miroir de la semaine »), un journal distribué gratuitement tous les vendredis dans les commerces de Christiania. Ce document, assez surprenant, est une liste dressée à l'attention de tous les christianites, ainsi que des simples visiteurs, qui répertorie nominativement tous les christianites ayant un reliquat avec le bureau de la construction.

Cette pratique, d'une violence inouïe, est ce que nous qualifions d'activation du contrôle social par le haut. Payer ce que l'on doit dans les temps dans les délais impartis paraît, certes, tout à fait normal, mais publier le nom à cette liste dite des « mauvais payeurs » (dårlige betalere) d'une personne présentant une dette même la plus dérisoire, est le signe d'un contrôle social très fort, activé par les agents bureaucratiques de Christiania. Ces personnes

127 Nous entendons par là, un simple habitant de Christiania profitant de ses droits mais remplissant aussi des devoirs notamment à l'intérieur de son aire locale.

128 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p. 88

129 Nous y reviendrons plus longuement dans la Partie I, chapitre 2, « Section 3- Administrer l'espace au moyen d'une bureaucratie pour l'intérêt général », p.77-86

130 Cf. annexe n°11, p.197-198: « Liste des `mauvais payeurs' publiée dans UGESPEJLET»

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détiennent le pouvoir de communiquer à l'ensemble des membres de la communauté les noms, les adresses, les montants ainsi que le motif et la durée du reliquat, de manière à activer la pression du contrôle social sur ces individus, qui seront à n'en pas douter stigmatisés et etiquettés en tant que « mauvais payeurs ». Un sentiment de honte pèsera alors sur les épaules des débiteurs qui se sentiront surement contraints de régler au plus vite leurs factures. Au bas de cette liste, nous trouvons une phrase au ton presque orwellien131 qui contraste avec la pensée très libérale et les principes antiautoritaires inscrits dans le Ting book, et nous donne un avant-goût sur l'ordre réel à Christiania et la manière dont les affaires communes sont conduites :

« A l'avenir, les mauvais payeurs ne pourront plus solliciter les artisans du bureau de la construction, à moins qu'ils payent d'avance. »

BK. [Byggekontor, « Le bureau de la construction »]

Personne ne pourrait a priori être traité de la sorte dans la société « classique », car cette pratique serait très certainement rejetée d'abord pour son caractère inquisiteur mais surtout parce qu'elle serait perçue comme une atteinte à la dignité humaine. Ainsi, le contrôle social tel que le définit N. Elias, soit un contrôle « assuré par la présence permanente des autres », n'est pas la seule forme de contrainte possible à l'intérieur de la communauté, puisqu'il existe à l'intérieur de cette institution des corps bureaucratiques qui, comme le montre cet exemple, mettent à la disposition des fonctionnaires de l'institution un pouvoir de stigmatiser les déviants. Ce pouvoir de stigmatiser, d'une violence inouïe, peut être comparé à un outil faisant partie d'un panel de possibilités mis à disposition de ces fonctionnaires afin que la machine institutionnelle continue à fonctionner dans le sens voulu par l'institution. Le contrôle social est donc omniprésent à Christiania, et la manière dont il s'exerce est manifestement beaucoup plus puissante et bien plus traumatisante pour ceux qui s'attirent la réprobation du groupe, que dans la société « classique ».

Pour résumer, les deux exemples décrits dans cette dernière sous-partie montrent que le pouvoir de la norme tel que le décrivait Michel Foucault s'applique à l'intérieur de cette communauté. Or, rappelons que les premières explications spontanées la définiraient pourtant comme une zone de non-droit, comme s'il s'agissait uniquement d'un ghetto malfamé où régnerait un climat d'insécurité permanente. Il existe bien des règles parmi les déviants de Christiania qui eux-mêmes intériorisent et appliquent plus ou moins ces normes dictées par l'institution. De plus, nous avons vu que le contrôle social est particulièrement intense à

131 ORWELL Georges, 1984, Paris, Folio, 1950 [1948]

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l'intérieur de cette institution et que tout contrevenant à ces règles s'attirerait la réprobation du groupe accompagnée de sanctions pouvant aller jusqu'au bannissement irrévocable de la communauté. Seulement, malgré l'idéal d'équité dans la répartition du pouvoir entre les individus, nous avons constaté qu'à Christiania comme dans bien d'autres, la sanction en cas de transgression des normes communautaires est relative au poids ainsi qu'à la position qu'occupe l'individu dans l'institution. A partir de ce constat nous voyons peu à peu se dessiner une certaine idée de hiérarchie remettant en cause les préceptes dictés par le Ting book.

Dans le premier chapitre, nous avons fait le choix de mettre l'accent sur ce qu'est a priori Christiania : une institution reposant sur le modèle fédératif, prônant l'idée d'autogestion qui offre aux individus qui y vivent la possibilité d'agir très concrètement sur leur quotidien, notamment grâce à une conception du pouvoir politique rejetant l'idée de représentativité. Ce qui signifie une influence sur les décisions politiques plus étendue pour chaque individu qui s'engage à respecter celle des autres. Maints exemples ont prouvé que cet équilibre de la balance du pouvoir est difficile à maintenir, c'est pourquoi les principes fondamentaux de la commune libre apparaissent comme un idéal utopiste. Dorénavant, nous allons progressivement glisser vers ce qu'est réellement l'ordre institutionnel à Christiania, en nous penchant d'avantage sur la mise en pratique des principes théoriques.

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Chapitre 2- Adaptation de ces principes théoriques à la pratique : système fédératif ou république unitaire ?

Christiania est une institution qui a été façonnée de manière à former une organisation de type fédéraliste, ce qui nous laisse supposer que l'idéal poursuivit dans cette institution est la décentralisation. Car si nous reprenons la définition de P-J Proudhon, « le système fédératif est l'opposé de la hiérarchie ou centralisation administrative et gouvernementale par laquelle se distinguent ex aequo, les démocraties impériales, les monarchies constitutionnelles, et les républiques unitaires »132. Dans un système fédératif, le pouvoir se dilue, car il n'est pas centralisé aux mains d'un nombre restreint d'individus qui formeraient une élite pouvant prendre la forme d'un corps bureaucratique considéré comme légitime car composé d'experts capables de faire face à des situations nécessitant des aptitudes spécifiques. « Dans un gouvernement centralisé », poursuit Proudhon, « les attributs du pouvoir suprême se multiplient, s'étendent et s'immédiatisent, attirent dans les compétences du prince les affaires des provinces [...]. De là cet écrasement sous lequel disparaît toute liberté, non-seulement communale et provinciale, mais même individuelle et nationale »133. Ainsi, dans la mesure où Christiania poursuit l'idéal d'autogestion reposant sur un système fédératif, tout porte à croire que la commune libre serait l'antithèse d'un gouvernement centralisé, puisque cette entreprise poursuit l'idéal d'autogestion et met l'individu au coeur de la conduite des affaires communes. Seulement, nous allons voir que dans la pratique, cette organisation tend à la centralisation.

Section 1- Créer une unité de groupe sous l'égide de l'institution

Dans la pratique, nous avons dit que les aires locales étaient loin de constituer l'unité socio-politique de référence et ce, même aux yeux de ses habitants qui n'y voient là qu'un découpage administratif dans lequel nos recherches sur le terrain n'ont dévoilé qu'un sentiment d'appartenance assez faible. Seules quelques tensions liées aux esprits de clochers ont pu donner naissance à un regroupement entre individus ayant des intérêts communs, tels que nous avons pu le constater avec la scission de Dyssen en trois aires locales. Mais la communauté comme l'entend F. Tönnies, qui voudrait que les individus entretiennent des

132 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op.cit., p.108

133 Ibid., p.109-110

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rapports directs au quotidien, est décelable dans le cercle familial ou dans les multiples petites communautés inégalement réparties dans les aires locales134.

1.1 L'affirmation d'une identité commune

Dans son ouvrage sur les utopies communautaires, B. Lacroix traite de l'impossibilité de l'expérience communautaire, qui s'explique en partie par le fait que « le groupe quête en vain le visage d'une unité espérée »135. D'après le sociologue français, le secret de longévité d'une telle entreprise collective passe avant tout par la capacité du groupe à rester unit, et la cohésion du groupe est présentée comme la pièce manquante pour que du simple projet, l'expérience communautaire passe à l'état de réalité stable, capable de résister et de s'allonger dans le temps. Or, nous savons que Christiania est un espace ouvert d'expérimentation sociale qui s'est institutionnalisé, au sens de pratiques et de croyances qui se perpétuent dans le temps. Rapidement, ses pionniers ont cherché à créer une identité commune, de manière à poser des bases solides à leur projet de vivre en communauté. Cette tâche n'était pas aisée car contrairement à un Etat-nation qui chercherait à réaffirmer une conscience nationale, c'est à partir de rien et en totale illégalité que les fondateurs de la commune libre posèrent les premières pierres de ce qui s'apparenterait aujourd'hui comme une véritable république libertaire. Christiania a donc dû gagner sa légitimité et cela n'a pas été facile comme en témoigne le long récit de l'histoire de Christiania136.

Se rendre légitime aux yeux de l'Etat du Danemark, propriétaire légal de cet espace de trente-quatre hectares qu'utilisent depuis plus de quarante ans les christianites, passe par le regard bienveillant de l'opinion publique qui, malgré les opérations de séduction opérées par l'institution (acceuil des touristes et des écoles à travers des visites guidées, campagnes de sensibilisation, manifestations, dynamisme culturel, etc.) reste partagée. Tout semble avoir été mis en oeuvre par les activistes pour que la commune libre s'attire la sympathie du public. Ainsi, même si sa légitimité est souvent remise en cause, force est de constater que la commune libre demeure une curiosité et présente un intérêt économique de poids notamment

134 Rappelons que Christiania n'est, en réalité, pas vraiment une communauté, mais un conglomérat d'innombrables petites communautés inégalement réparties dans les quinze aires locales qui constituent la commune libre de Christiania. Par exemple, citons la communauté appelée Ararat, du nom de la montagne sur laquelle a échoué l'arche de Noé, fondée peu après le blocus contre les junkies, qui est toujours située dans à Fredens Ark (« L'arche de la paix », aire locale n°3) Cf. « A) Christiania : communauté ou société ? » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.45

135 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.66-67

136 Cf. « Chapitre 1 - Un projet utopique inscrit sur la durée » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.16-40

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à travers l'activité touristique137. Ces touristes, venus en masse, y découvrent une véritable ville dans la ville, voire un Etat dans l'Etat, qui rappellera aux routards des airs de Vatican. Un lieu de pèlerinage, certes, mais dont les murs n'évoquent pas les Saintes Ecritures, mais ravivent au contraire les mythes de la pensée anarchiste et de sa célèbre maxime « ni dieu ni maître ». Mais nous sentons à travers le témoignage de certains christianites, dont la plupart tels que Joker, exercent à l'occasion la fonction de guide de la communauté, que Christiania ne doit pas devenir le simple musée l'époque hippie, mais doit rester un lieu où se posent d'importantes questions qui dépassent ses frontières :

Joker: [...] «So, I guess, Christiania can decide between `okay, do we want to be a museum for the hippie era, or do we want to participate in these big questions?' »

_ «Oh I see what you mean, then changing was necessary for Christiania if it wanted to stay... Let's say alive and active, and not only a hippie museum.»

Joker: «If we choose the museum way, we could do very fine. We could make a fine business with it. We could actually get paid for living here. Or maybe not, but we could have a lot of incomes. We could cherry our hippie things, having long hair and stuffs like that, but it would be artificial. If we want to participate in real life, we must take the challenges of the future and

I think it's inside of the democracy. Climate, drugs... long hair for men, I mean it belongs to the past.»

Le groupe ne trouve pas son unité et ses raisons de poursuivre cette expérience communautaire uniquement travers ses origines liées au mouvement hippie ou encore à son caractère supposé anarchiste, mais reste un lieu rassemblant des gens toujours actifs, un lieu propice à la mobilisation que nous garderons de développer pour le moment.

Mais Christiania est surtout un espace dans lequel les autochtones ont progressivement su créer et affirmer une identité commune138 qui transcende le morcellement géographique et les esprits de clochers évoqués dans le premier chapitre. En effet, le simple visiteur pourra rapidement s'apercevoir qu'une série de symboles permettent de cristalliser le sentiment d'appartenance à une seule et même institution pour le millier d'habitants qui appartiennent à cette institution. Au-delà de la culture de la déviance qui y est développée139, nous pouvons

137 Chaque année, des millions de visiteurs danois et étrangers venus du monde entier s'y pressent soit par le biais des guides officiels de la communauté (tels que Kirsten, Morten ou encore Astérix), soit par des agences de voyage dont les autocars font des haltes incessantes devant l'entrée principale pour y déposer des armées de touristes munis de leurs appareils photos. D'après les chiffres officiels, Christiania est l'une des attractions touristiques les plus courues de Copenhague derrière la petite sirène et Jardin de Tivoli et se place tout de même devant le palais royal en termes de fréquentation touristique. Source : JACOBI Suzanne, Christiania guide: written, photographed and published by christianites, Christiania, Copenhagen, 2005

138 « Créer unité et force », nous pouvons lire dans la quatrième strophe de l'hymne de Christiania. Cf. annexe n°14, p.200-201: « Paroles de l'hymne de Christiania »

139 Cf. « B) Y a-t-il une culture de la déviance à Christiania ? », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.47-53

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énumérer un certain nombre d'éléments symboliques dont la fonction est d'amener les individus à objectiver leur sentiment d'appartenance à un seul et même groupe. Rappelons-nous des frontières fixées avec le monde extérieur140, du drapeau141, de sa devise142 dont l'intitulé renvoie à une hymne143 dont nous avions déjà pris connaissance lors de notre première enquête de terrain. Mais aussi une monnaie appelée le Løn144 utilisable dans tous les commerces de la commune libre, le timbre postal145 mettant en valeur des tableaux réalisés par des peintres christianites, ou encore tous les produits dérivés à l'effigie de Christiania qui reprennent systématiquement ces couleurs très vives (le rouge et le jaune) qu'un très grand nombre associe aujourd'hui à cette institution ; nous ne manquons pas d'exemple de ces symboles créés par l'institution permettant d'illustrer cette volonté, et surement le besoin qu'on ressenti les premiers habitants de cette petite communauté illégitime pour mettre en valeur et affirmer leur identité qu'ils ont créé de tout pièce.

Mais revenons sur deux de ces exemples qui nous apportent quelques éléments supplémentaires pour répondre à notre question sur la nature du pouvoir : premier exemple, nous avons déjà cité les paroles de l'hymne de Christiania dans laquelle notre traduction révèle clairement le désir de « créer unité et force » à l'intérieur de cette institution. Mais il a fallu chercher dans la version officieuse de l'hymne de Christiania, réalisée par la « gipsy compagnie » (Sigøjner Kompagni), un groupe danois dont la majorité de ses membres étaient christianites, pour trouver une allusion à leur conception du pouvoir :

« Vous vous accrochez au pouvoir et maintenez les choses que vous connaissez »

Vous ne pouvez pas nous tuer, La « Gipsy compagnie »

A première vue, ces paroles viennent corroborer l'idée que nous avons développé jusqu'ici, c'est-à-dire que nous considérons Christiania comme une société alternative où les hommes cherchaient en 1971 à s'émanciper de la société dite « classique » en faisant leur révolution politique et culturelle au moyen d'une institution défendant une conception différente du pouvoir, autre que la logique « commandement-obéissance » décrite par P. Clastres146, qui induirait l'absence de hiérarchie. Cette chanson est hautement symbolique, car elle illustre sur un ton polémique le combat que les christianites mènent au quotidien pour

140 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.49

141 Cf. annexe n°12, p.199: « Drapeau de Christiania »

142 Cf. annexe n°13, p.199: « Devise : `Christiania tu as mon coeur', pierre située devant le Grey hall »

143 Cf. annexe n°14, p.200-201: « Paroles de l'hymne de Christiania »

144 Cf. annexe n°15, p.202: « La monnaie de Christiania : le Løn »

145 Cf. annexe n°16, p.202: « Exemple de timbre postal de Christiania »

146 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

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poursuivre leur quête d'un idéal de vie collective malgré la pression exercée par la société « classique ». Nous sentons clairement dans ces paroles une forme d'intolérance que ces déviants subissent de manière perpétuelle en raison des valeurs qu'ils défendent, qui sont à bien des égards contraires aux valeurs prônées par la société « classique ». Le ou les auteurs de cette chanson semblent dénoncer le caractère figé de cette conception du pouvoir ainsi que le maintien d'un ordre hiérarchie dans la société compte tenu de l'avidité de chacun. Ainsi, cette chanson s'inscrit dans la lignée de la vision idéaliste de Christiania, qui semble donc proposer une autre conception du pouvoir, comme si ses membres détenaient la clef d'une société meilleure, qui bannirait toute idée de hiérarchie.

Deuxième exemple, nous avons découvert que les christianites frappaient leur monnaie qu'ils ont baptisé Løn. De prime abord, ce projet qui a priori a été approuvé par l'ensemble de ses membres peu avant 1996 (soit la date de la mise en circulation de cette monnaie christianite) part de l'idée assez logique qui consiste à stimuler l'économie locale en mettant cette devise aux mains de chaque christianite. Cette idée d'économie locale a déjà fait ses preuves dans de nombreux pays - notamment en période de crise économique - car elle peut effectivement avoir des retombées économiques bénéfiques dans la localité ayant pris cette initiative. Seulement, lorsque l'on poursuit un idéal de vie alternative issu d'un mouvement révolutionnaire qui contesterait l'ordre bourgeois tout comme l'ordre autoritaire, pourquoi reproduire le même type d'échange des richesses dans un ordre qui se dit révolutionnaire ? N'est-ce pas entrer dans la norme que de suivre la même conception des échanges économiques que dans la société « classique » ? Si nous avions découvert sur le terrain un autre type d'échange tel que le troc ou bien l'échange de service, alors nous aurions pu avancer l'idée que Christiania défend effectivement un modèle alternatif, et qu'elle a su maintenir malgré l'influence normalisatrice de la société « classique » qui enserre ce petit univers social. Alors nous aurions pu affirmer que la commune libre a su se libérer du joug du capitalisme qui forme irrémédiablement une hiérarchie par le biais des rapports économiques. Nous retrouvons une logique marxiste de domination économique dans cette institution où les individus reproduisent le même type d'échanges économiques tels que nous le connaissons dans la société « classique » : la structure de cette petite société est donc en partie déterminée par la capacité qu'ont certains individus à accumuler du capital ; et ajoutons que ce sont a priori tous ses membres qui par leur pouvoir de décision exprimé grâce aux principes de démocratie directe, ont institué ce type d'échanges dans leur institution.

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Plusieurs éléments sont à retenir dans cette première sous-partie : tout d'abord, derrière ce système fédératif que nous avons décrit dans le premier chapitre il existe une réelle volonté de créer une identité commune, créant « unité et force » entre ces quinze aires locales ralliées derrière l'institution. Cette affirmation de l'identité commune s'exprime notamment à travers une série de symboles dont certains rappellent les idéaux poursuivis par les membres de cette institution. Parmi ces symboles, nous avons pu relever une évocation de la conception différente du pouvoir qu'ils défendent et nous avons également pu constater qu'à travers leur recherche d'unité, les christianites sont même allés jusqu'à frapper leur propre monnaie. Or, derrière les effets bénéfiques que peut entraîner la mise en circulation d'une devise locale, nous sommes confrontés à un autre problème puisque ce type d'échange reproduit à partir du modèle proposé par la société « classique » est une source de pouvoir menant à n'en pas douter à la formation d'une hiérarchie. Ainsi, ce dernier exemple serait un premier élément de réponse aux trois hypothèses posées en introduction et orienterait notre explication sur la troisième hypothèse : du fait de son incapacité à s'émanciper du modèle de société « classique » et notamment de la formation d'un ordre hiérarchique, Christiania est une utopie communautaire soumise à un redressement vers la norme.

1.2 Souder le groupe dans une cause commune : la sauvegarde de la communauté

Après plusieurs décennies d'existence, l'institution prend un caractère immuable et dépasse, nous l'avons vu, le particularisme naissant des provinces (ici les aires locales) qui se sont formées lors de la fixation du contrat fédératif, si bien que les institués prennent conscience du devoir qu'ils ont en tant que membre de l'institution. Ce devoir consiste notamment à maintenir ce système de croyances ainsi que les pratiques qui y sont développées depuis sa création. L'institution prend ainsi un caractère sacré, devant demeurer intact malgré les dangers qui la guette. Or, nous savons que cette institution était dès sa naissance en danger147, c'est pourquoi les individus y passent les uns après les autres et développent pour la plupart un sentiment aigu d'engagement dans la défense d'une cause commune : « sauver Christiania » (Bevar Christiania). Cette phrase apparaît comme un leitmotiv, prenant peut-être même plus de sens que la devise officielle que nous avons évoqué un peu plus tôt (Christiania du har mit hjerte).

147 Cf. « I) Phase n°1 : les premières années - création et consolidation de la commune libre », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.18-23

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Joker: «I couldn't find any place on earth that could be better than here

Tout comme l'a exprimé Joker, bien des christianites sont convaincus que l'expérience communautaire qu'ils vivent est une chance, et l'histoire de la commune libre apparaît comme une traversée interminable, où Christiania serait une coquille de noix élancée au milieu d'un océan qui symboliserait la société ordinaire :

Joker: «See Christiania like a ship.» _ «Yeah

Joker: «We have survived from the storm, but the master is broken, and the sails are apart, the captain is hurt and... But you know, it's not that bad, we're still floating. And we have an island in there with water and so on. We will survive! But it's not a victory. Or maybe it was a victory to survive because it was a heavy storm

A cette comparaison qu'employait Joker pour exprimer le fait que chaque jour est un combat pour que les christianites parviennent à sauver leur communauté, peut-être devrions-nous remplacer son capitaine par un équipage faisant corps face aux dangers de la mer148. Or, si nous considérons les tempêtes comme les tentatives initiées par le gouvernement danois pour soumettre Christiania à la norme149, alors la mer se forme bien souvent et ses vagues sapent chaque jour un peu plus le frêle esquif sur lequel se sont embarqués les christianites, que les pionniers avaient tant bien que mal réussi à façonner. Alors, le groupe serait représenté par cet équipage travaillant de concert au maintien du navire au milieu des flots peu accueillants. Sur ce navire, chaque génération apporterait du sang neuf150, et ce renouvellement générationnel serait la condition sine qua non pour qu'il soit maintenu à flot. Tous unis, chaque individu à chaque génération devrait donner le meilleur de lui-même pour sauver le navire et le transmettre intact à ses futurs occupants. C'est à travers cette image que nous pouvons entrevoir l'idée de solidarité qu'essaye de transmettre l'institution à ses membres, dont il est demandé d'être les acteurs du sauvetage perpétuel de leur communauté151. La poursuite de l'idéal démocratique tel que l'avons décrit un peu plus tôt à travers l'exemple de Joker est certainement l'une des valeurs que les christianites cherchent à transmettre aux générations futures. Ainsi, il appartient au groupe de prolonger l'existence de

148 Puisque nous supposons qu'il n'y a pas de hiérarchie, pourquoi mettre un capitaine à la barre de ce navire ?

149 Cf. « III) Phase n°3 : des années 1990 à aujourd'hui - Résister à la normalisation » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p. 3340

150 Certaines familles installées à Christiania depuis sa fondation en sont à leur troisième génération.

151 Ce qui nous renvoie encore une fois à l'idée d'autogestion.

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cette expérience communautaire, pour laquelle bien des observateurs promettaient le destin funeste de « l'éclatement » de la communauté152.

Mais force est de constater que la commune libre est toujours là, et la fête du quarantième anniversaire de la communauté qui eut lieu le 26 septembre dernier vient donner plus d'épaisseur à l'idée de victoire qu'évoquait Joker. En témoigne l'affiche du quarantième anniversaire sur laquelle est représentée une main faisant le signe de la victoire sous laquelle est inscrit : « Les gouvernements vont et viennent - La meilleure année de Christiania - Quarante [années] de liberté populaire »153. Chaque année passée tous ensemble sur ce navire est donc considérée comme une petite victoire sur le temps ; c'est pourquoi l'anniversaire de cette institution est célébré chaque année avec autant de ferveur et d'enthousiasme car cela illustre la volonté du groupe à rester uni face dans l'adversité. D'ailleurs, l'histoire a démontré que c'est quand le destin du groupe vacille que les liens se resserrent et que la conscience d'appartenir à un seul et même groupe se fait le plus ressentir. Enfin, au-delà de la valeur symbolique de l'anniversaire, revenons une dernière fois sur les propos de Joker, pour qui survivre à la tempête n'est pas une victoire car ce n'est qu'un simple répit en attendant la prochaine houle :

Joker: «But I don't feel it like a victory.» «What would be a victory then?»

Joker: «It would be a victory if we sale enough shares to reach these fifty million Kroners or whatever [actually, the amount of money that Christiania owes to the State to buy the land is seventy-six millions Kroners.] «This year, it would be a victory.»

D'après lui, la véritable victoire finale serait celle qui conduirait l'Etat danois à céder définitivement le terrain à Christiania, de manière à ce qu'enfin l'existence de la commune libre ne soit plus remise en cause et que le groupe puisse voir l'avenir avec plus de sérénité. Toutefois, atteindre cette mer d'huile signifierait que les christianites aient été capables de collecter la somme fixée lors des négociations entre le groupe de contact154 et les représentants de l'Etat au printemps 2011, suite au procès perdu par Christiania devant la

152LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65

153 Cf. annexe n°17, p.203: « affiche du quarantième anniversaire »

154 Le groupe de contact est une donnée très importante pour la suite de ce mémoire, puisqu'il s'agit d'un petit groupe (dont seule une minorité de christianites composent ce groupe), ayant été créé par l'institution de manière à faciliter les négociations avec l'Etat, dans le cadre du rachat de ce terrain de 35 hectares contre la somme fixée lors des négociations : 76 000 000 de couronnes, soit environ 10 221 882 euros.

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Cour Suprême155. Cette tâche difficile, rendue possible grâce à la création de la fondation Christiania dans laquelle sont reversés les dons collectés par l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie), constitue le nouveau défi, la nouvelle tempête dans laquelle le navire s'est engagé puisque les christianites sont désormais soumis à des délais pour verser la somme due à l'Etat, réel propriétaire du terrain156.

Tanja: «If we open up and if everybody pays something, then the feeling will be Christiania is for everybody.»

Tanja, responsable de la collecte des dons au Christiania FolkeAktie

Nous savons que racheter le terrain n'était pas le souhait des christianites qui, après avoir perdu leur procès, se sont retrouvés en position de faiblesse face à l'Etat qui a eu la sollicitude d'accorder de nouvelles négociations avec Christiania pour enfin trouver une issue à ce conflit permanent. La seule issue laissée aux Christianites fut le rachat du terrain qu'ils utilisent, c'est pourquoi l'institution a décidé de créer ce nouveau bureau dans lequel nous avons rencontré Tanja. Rémunérée par l'institution pour la tâche qu'elle accomplit, avec l'aide de nombreux volontaires christianites ou de simples sympathisants, elle réalise un véritable travail de fourmi qui consiste à collecter des dons contre laquelle le donateur se voit remettre un share qui symbolise son engagement pour la sauvegarde de la communauté157. Donc ce n'est pas la propriété du navire que cherchent à obtenir les membres de son équipage, mais la chance de laisser Christiania telle qu'elle est actuellement : un espace ouvert d'expérience sociale. Le but de cette démarche est de faire de la commune libre un espace ouvert à tous, qui serait en somme un héritage. Alors ce devoir qui consiste à transmettre ce projet de vie collective intact aux générations à venir, serait accompli.

Pour résumer, l'exemple de Christiania vient confirmer l'idée que bien souvent, c'est en période de crise, lorsque l'avenir du groupe s'assombrit que la conscience nationale, ou plutôt pour notre cas, la conscience d'appartenir à un groupe se fait le plus ressentir. Or, l'histoire de Christiania n'est que le long récit d'une crise permanente, ce qui amène les esprits les plus idéalistes à continuer à croire qu'à Christiania, ce sont les membres de l'institution qui travaillent dans ce qui serait une incroyable solidarité pour parvenir à sauver

155 Cf. « C) Quand les squatteurs assignent le propriétaire du terrain en justice : le procès entre les christianites et l'Etat » » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p. 39-40

156 Un premier acompte de 50 000 000 de couronnes devait être versé au premier juillet 2012, une somme qui n'a bien entendu pas pu être rassemblée grâce aux dons, mais a semble-t-il pu être complétée grâce à un prêt.

157 Cf. annexe n°18, p.204 : « le share de l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) »

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Christiania. Vu sous cet angle, le « nous » prend tout son sens et tout semble indiquer que le groupe détient le pouvoir de mener à bien cette mission. Dès lors, c'est peut-être dans cette perpétuelle adversité que le groupe parvient à tirer sa capacité à rester uni ; alors, nous pourrions imaginer que si Christiania parvenait à ses fins (s'affranchir de sa lutte face à l'Etat), peut-être le groupe perdrait le sens de son unité. Seulement, la suite de ce mémoire va démontrer que derrière l'illusion d'unité et d'équité dans la répartition du pouvoir entre ses membres, se cache une réalité institutionnelle bien plus complexe et bien moins enchantée.

Section 2- Penser la communauté dans sa totalité

Cette deuxième section va apporter des premiers éléments de réponse permettant de démontrer que dans la pratique, l'ordre institutionnel tel qu'énoncé dans les principes fondateurs de la commune libre est tout simplement inapplicable. Jusque-là, cela n'a rien d'une découverte puisqu'il s'agit après tout d'un projet utopique, donc a priori irréalisable. Cependant, c'est bien de la nature du pouvoir dont il est question et c'est en cela que les deux sous-parties qui suivent sont nécessaires au cheminement qui nous guidera vers la réponse à notre problématique.

2.1 L'assemblée commune : lieu d'expression de la volonté générale ?

Dans nos recherches précédentes, nous avons déjà évoqué les difficultés liées à l'exercice de la politique du consensus, que nous avions illustré avec de nombreux exemples158. Ici, deux éléments vont nous intéresser tout particulièrement : la manière dont ces assemblées communes (fællesmøde) subtilisent le pouvoir accordé aux assemblées des aires locales (områdemøde); puis la façon dont les organisateurs de ces assemblées ont peu à peu confisqué le pouvoir de décision aux christianites pourtant venus y exercer leur droit à l'exercice direct du pouvoir.

Premièrement, d'après J-M Traimond « Les assemblées de quartier [des aires locales] ont déchargé les assemblées générales des innombrables querelles de voisinage sur l'usage de tel ou tel lieu, que deux ou trois-cent personnes ne pouvaient démêler rapidement. (On compte sur les doigts d'une main les assemblées générales qui ont rassemblé plus de trois-

158 Cf. « B) Les christianites et leur principe de démocratie directe : la difficulté de la politique du consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.84-87

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cent personnes)159 ». Cette observation illustre bien l'idée que c'est dans un souci de satisfaire le principe d'autogestion ainsi que de faciliter l'exercice de la démocratie directe que les pionniers de Christiania ont fixé le morcellement de la communauté en aires locales, lesquelles ont été dotées d'assemblées d'aires locales (områdemøde) que nous avons décrit dans le premier chapitre. Donc, de ce point de vue l'assemblée commune (fællesmøde) serait la plus ancienne des assemblées de Christiania, elle aurait été créée lorsque la commune libre n'était qu'à un stade peu avancé de son évolution, à l'époque où il était encore a priori possible de prendre une décision à l'unanimité à l'échelle de la communauté tout entière, dont les réunions ne rassemblent qu'un nombre limité d'individus. Ou alors, compte-tenu du fait que tout indique que Christiania aurait été très fortement peuplée dès les premiers mois suivants sa fondation160, nous pouvons supposer que les communards ont très vite été confrontés à la contrainte du nombre et n'ont jamais réellement réussi à s'entendre sur les bases du consensus, si bien que la division de la communauté en divers aires locales s'est rapidement avéré être la meilleure solution.

Pourtant, la première chose qui nous frappe sur le terrain, est la dimension symbolique de ces assemblées communes : les christianites gardent en mémoire les tournants historiques qui se sont joués lors de ces grandes assemblées organisées au Grey hall161, où la mémoire collective retient que des centaines de christianites s'y rassemblaient pour prendre d'importantes décisions et y exercer toutes sortes de pouvoirs. Par exemple, fixer les lois dans le Ting book (pouvoir législatif), lancer à l'automne 1979 un blocus contre les junkies (Junk blockade) de manière à éradiquer les drogues dures162 (pouvoir exécutif) ou encore condamner au bannissement les criminels de la communauté (pouvoir judiciaire). Tout semble donc devoir systématiquement s'y jouer car nous constatons que toutes les grandes orientations politiques ont été prises lors de ces assemblées communes ; c'est pourquoi aujourd'hui encore le pouvoir décisionnaire de l'assemblée d'une aire locale laisse toujours la main à l'assemblée commune qui devra statuer sur des décisions qui pourtant concernent directement les habitants de l'aire locale.

159 TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania, op. cit., p.101

160 En réalité, la plupart des auteurs estiment que le nombre de mille à mille deux-cent communards fut rapidement atteint tant ce projet communautaire avait suscité l'engouement dès sa création. Puis, rappelons que son nombre d'habitants s'est stabilisé entre huit cent-cinquante et mille christianites.

161 Le Grey hall est un ancien bâtiment de la caserne militaire. Situé à Psyak (aire locale n°2), il est le centre névralgique où se tiennent historiquement les assemblées communes dans lesquelles les grandes orientations politiques de la communauté sont débattues depuis plus de quarante ans. Cf. annexe n°13, p.199: « `Christiania tu as mon coeur', pierre située devant le Grey hall ».

162 Cf. « A) Du blocus contre les junkies» » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p. 25-27

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Afin d'illustrer nos propos, citons en premier exemple ce qui est mentionné dans le programme de l'assemblée locale du 20 mars 2012 à Mælkebøtten163. Sur ce document nous trouvons la mention « préparation des thèmes à aborder lors de la prochaine assemblée commune ». Ce premier exemple semble effectivement indiquer que les habitants de cette aire locale étaient dans l'attente de cette prochaine assemblée générale pour pouvoir aborder ces questions et prendre des décisions qui pourtant concernaient directement leur aire locale164. Dans cette mesure, « l'immédiateté »165 de l'exercice du pouvoir tel que décrit dans l'idéal fédératif de P-J Proudhon serait fortement remise en cause, si bien que les assemblées communes viendraient annihiler la souveraineté des quinze aires locales.

Autre exemple, si nous reprenons volontairement le cas de l'aire locale de Norddyssen (« Le tumulus-Nord », aire locale n°12) évoqué un peu plus tôt ; et que nous supposons qu'après avoir souhaité faire scission avec le reste de Dyssen, ses habitants viennent un jour à décider à l'unanimité de l'indépendance de leur aire locale, qui impliquerait une séparation stricto sensu avec le reste de la communauté, tout porte à croire que malgré leur souveraineté et leur liberté d'action - supposée très ample -, les ardeurs séparatistes des habitants de cette aire locale très retirée seront limitées, bornée par l'institution. Car si tel était le cas, nul doute que l'ensemble des habitants des quinze aires locales, y compris les séparatistes de Norddyssen qui devraient s'armer de patience et préparer de solides arguments, seront invités à en débattre lors d'une assemblée commune qui se tiendra non pas à Norddyssen mais au Grey Hall, et l'ensemble des christianites devront en théorie décider à l'unanimité du sort de Norddyssen. Ce scénario, qui relève certes de la fiction, illustre le fait que le pouvoir supposé exclusif de l'assemblée locale d'exercer l'autorité politique à l'intérieur de son aire locale, est constamment limité par le pouvoir décisionnaire de l'assemblée commune. Donc, cette dernière englobe l'ensemble des quinze aires locales de Christiania et vient ainsi neutraliser la capacité des habitants d'une aire locale d'avoir une liberté totale sur les choix qu'ils font à l'intérieur de leur aire locale. Dans ce cas de figure, c'est « la reconnaissance constante des identités [et du] particularisme » évoqué dans l'idéal fédératif de P-J Proudhon qui serait à son tour remis en cause, à tel point que l'assemblée commune exercerait une sorte de contrôle

163 Cf. annexe n°6, p.192: « invitation à l'assemblée de Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8) »

164 Comme nous pouvons le constater dans la traduction du document de l'annexe n°6, ces questions semblent concerner un bâtiment situé à l'intérieur de Mælkebøtten, une portion de la rue de Refshalevej qui longe cette aire locale ainsi que les aires voisines, puis une question plus générale qui concerne les institutions infantiles au Danemark dont nous pouvons supposer que Christiania s'inspire pour reproduire ou corriger leurs propres institutions infantiles (kindergarten) à l'intérieur de la communauté.

165 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op. cit., p.109

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en dernière instance, ayant la capacité de geler les décisions prises par un groupe supposé souverain qui pourtant était parvenu à s'entendre selon le principe du consensus.

Ces deux derniers exemples montrent donc que la souveraineté de l'aire locale a ses limites, car sa capacité de décision à l'intérieur de son espace est sans cesse contrôlée voire limitée par l'assemblée commune. Ainsi, une première conclusion nous amène à considérer que l'assemblée de l'aire locale comme une sorte d'artéfact dans lequel les christianites auraient l'illusion d'exercer un pouvoir direct, et devraient selon toutes vraisemblances se rendre directement aux assemblées communes s'ils veulent avoir une chance d'avoir une influence directe sur la conduite des affaires communes. Toutefois, l'expression de la volonté générale est-elle réellement respectée lors de ces assemblées ?

Lorsque nous examinons en détails l'une des affiches annonçant la tenue d'une prochaine assemblée commune166, nous relevons au bas de ce document la signature du groupe de contact (Kontaktgruppen), qui « invite » tous les christianites à se rendre à cette assemblée. Nous reviendrons un peu plus loin sur ce qu'est réellement ce groupe de contact ainsi que sur ses membres, mais ce qui nous intéresse ici est qu'à la différence des affiches annonçant la prochaine assemblée d'une aire locale qui est rédigée et préparée par un ou des habitant(s) de cette aire locale comme le veulent les principes d'autogestion ; ici, c'est un petit groupe d'individus incarné par la mention « groupe de contact » qui organise et coordonne les assemblées communes. Cela signifie que ce petit groupe d'individu travaille au nom de la communauté et fixe le programme de ce qui sera débattu lors de ces assemblées. Mais encore, si nous regardons de plus près la manière dont est rédigé ce programme, c'est à se demander s'il y a réellement un débat et si les christianites présents à cette assemblée auront leur mot à dire : « 1/ Ils vont envoyer des lettres », quel est donc ce « ils » qui semble avoir déjà pris la décision d'envoyer ces lettres ? En « 3/ » est même prévu que « la direction » (bestyrelsen) ainsi que « la bureaucratie » (forretningsudvalg) s'expriment ; en « 4/ » puis en « 5/ » se suivent une série de « choses à faire » ainsi que des « informations » dont les christianites doivent prendre connaissance avant d' « éventuellement » pouvoir poser des questions en marge de ces cinq points placés en priorité. Ne serait-ce pas l'inverse qui devrait se produire lors de ces assemblées dont le but initial est de promouvoir l'exercice direct du pouvoir par le peuple ? Ce sont probablement les contraintes liées à l'application de la politique du

166 Cf. annexe n°19, p.205-206: « invitation à une assemblée commune (fællesmøde) »

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consensus qui ont poussé les christianites à instituer le groupe de contact et à le laisser s'emparer du pouvoir de fixer le programme de ces assemblées.

Astérix: «Yeah, it's very hard to find a consensus so they... So for example, for the community meeting, it's very seldom that we make a decision because it's very difficult to... Because people have so many different opinions, so it's more like an information meeting!»

Astérix nous avait évoqué les difficultés liées à l'application de la politique du consensus à l'échelle de la communauté, mais nous avions certainement trop rapidement occulté la dernière phrase de cette citation dans laquelle il exprimait avec regret l'idée que ces assemblées communes ne prenaient plus la forme que d'une « réunion d'information ». Enfin, la désertion aussi bien des assemblées des aires locales que nous évoquions un peu plus tôt à travers une citation de Kirsten, que les assemblées communes qui comme l'écrit J-M Traimond, « on compte sur les doigts d'une main les assemblées qui ont rassemblé plus de trois-cent personnes » ; ce désintérêt pour la politique à l'intérieur de la communauté s'expliquerait par la subtilisation progressive du pouvoir remis aux mains d'un groupe restreint d'individus dont la tâche est de veiller au maintien du navire Christiania, où le reste de l'équipage ne serait plus que des passagers se laissant docilement guider au gré des décisions prises par la hiérarchie.

Pour résumer, à mesure que ce petit univers social « franchissait ses stades d'évolution »167, l'importance de l'aire locale a rapidement décliné et c'est même le phénomène inverse qui s'est produit puisque d'un système décentralisé, les christianites se sont progressivement retrouvés dans un système centralisé où prendre d'importantes décisions serait du ressort de l'assemblée commune. Seulement, ces assemblées communes ne serait plus le lieu où viennent s'exprimer les christianites, mais une réunion où ces simples résidents sont invités à prendre connaissance de ce qui a été décidé sur leur sort. C'est ainsi que l'assemblée commune ne remplirait sa fonction de lieu d'expression de la « volonté générale, volonté populaire ou [de] l'accord collectif »168 mais son maintien ne s'expliquerait que par le désir de maintenir l'illusion qu'il existe encore la possibilité pour n'importe quel christianite d'exercer une réelle influence sur les grandes décisions à prendre pour l'avenir de leur communauté.

167 ELIAS Norbert, « La transformation de l'équilibre `nous-je' », in La société des individus, op.cit., p. 205-301

168 LAGROYE Jacques (Dir.) FRANCOIS Bastien, SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op.cit., p. 139

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2.2 Garder le pouvoir à l'intérieur de la communauté au prix de celui des individus

Garder le pouvoir à l'intérieur de la communauté suppose que l'institution parvienne à résister à la pression exercée par l'Etat et en particulier au processus de normalisation amorcé depuis le début des années 1990169 par lequel certains gouvernements qui se sont succédé ont cherché à mettre fin à des années de laxisme gouvernemental à l'égard de cette déviance institutionnalisée170. S'affranchir de ce rapport antagoniste avec l'Etat et voguer vers une mer d'huile, nous l'avons dit, signifierait que Christiania soit capable de remplir sa part du contrat qu'elle a récemment signé avec l'Etat : racheter le terrain qu'elle occupe contre la somme soixante-quinze mille couronnes. Alors, l'Etat danois ne pourra que reconnaître la commune libre de Christiania comme une institution légale au moins parce qu'elle serait propriétaire de son terrain171, ce qui faciliterait l'exercice légitime du pouvoir par les christianites à l'intérieur de leur communauté.

Néanmoins, nous savons que cet accord trouvé avec l'Etat est le fruit de longues négociations qu'il aurait été impossible de mener à bien si l'ensemble des christianites avaient décidé de s'immiscer dans les négociations. D'ailleurs, dès la mise en vigueur de la première loi de Christiania en 1991, qui reconnaissait Christiania en tant qu'expérience sociale à part entière, le gouvernement de l'époque172 avait exigé que les christianites désignent un interlocuteur stable et unique permettant de faciliter les échanges lors des futures négociations: cela a donné naissance au fameux groupe de contact (Kontaktgruppen) qui, rappelons-le, est aujourd'hui celui qui « invite » les christianites à se rendre aux assemblées communes (fællesmøde), devenues pour beaucoup de simples réunions d'information dans lesquelles ses membres peuvent donner des nouvelles sur l'état d'avancement des négociations. Nous avons rencontré l'un des membres éminents de ce groupe de contact et voici sa définition :

«And what does it consist in? What is the aim of the contact group?»

169 Cf. « III) Phase n°3 : des années 1990 à aujourd'hui - Résister à la normalisation » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.3340

170 Nous pensons notamment aux deux derniers mandats du parti libéral (2001-2011) durant lesquels a été menée une politique très incisive à l'égard de Christiania qui a débouché sur une lutte juridique qui a amené les deux parties jusqu'à la plus grande instance juridique du Danemark : la Cour Suprême. Par ailleurs, notons que depuis le mois d'octobre 2011, c'est un gouvernement représenté par la sociale-démocrate Helle Thorning-Schmidt, qui a pris les commandes du pays, ce qui peut être perçu comme une chance pour Christiania de prolonger son sursis.

171 Nous excluons volontairement la question des pratiques illégales telles que l'usage de la marijuana à l'intérieur de cet espace qui, bien entendu, ne serait toujours pas admis par l'Etat.

172 Le gouvernement de Poul Schlüter, du parti conservateur (1982-1993)

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Hulda: «The contact group was made for our relations with outside. A kind of... We carry all the problems with Christiania, and if there's a problem with Christiania, we take it up and then we talk about that with the government. And then, we give summary to everybody. That's our aim.»

Créé de manière à faciliter les relations entre les christianites et l'Etat, le groupe de contact s'apparente à un instrument de médiation, c'est-à-dire un « corps intermédiaire »173 destiné à trouver une issue à ce conflit par la voie du consensus. Mais deux problèmes se posent à cette idée de médiation : d'une part, le groupe de contact n'est ni « indépendant » puisqu'il émane de l'institution, ni « impartial » car son but est de défendre les intérêts de Christiania, ni « sans pouvoir » car ses membres ont la capacité de juger et de décider de ce qui est bon pour l'ensemble de la communauté. D'autre part, cette démarche nécessite un pouvoir central, qui est pourtant l'antithèse du principe fédératif et de l'idée d'autogestion. C'est là tout le paradoxe dans lequel se sont empêtrés les christianites : tiraillés entre leurs désirs d'autogestion et de répartition équitable du pouvoir et la pression venue de l'extérieur de la communauté, cela a poussé Christiania à s'adapter et à se réinventer, ce qui l'a progressivement fait glisser d'un pouvoir décentralisé à un pouvoir centralisé.

Malgré cela, il serait injuste de blâmer les membres de ce groupe de contact qui, malgré le fait que son existence conduit irrémédiablement à une concentration du pouvoir, accomplissent la noble et difficile tâche qui consiste à maintenir le navire à flot. Et les membres de ce groupe ont semble-t-il été placés là car ils présentent les aptitudes nécessaires à l'accomplissement de cette tâche. De même qu'il ne serait pas plus justifié de critiquer le fait que plus de la moitié des membres de ce groupe de contact ne sont pas christianites et n'auraient donc a priori rien à faire dans ce groupe destiné à défendre les intérêts des christianites :

_ «How many members are you?»

Hulda: «Eleven

_ «And how many Christianites?»

Hulda: «Five from Christiania and six from the outside.» _ «Why there's less Christianites?»

173 Nous reprenons ici la définition de Jacques Palard qui considère la médiation comme « un conflit, l'intervention d'un tiers (si possible indépendant, impartial et sans pouvoir), enfin un processus d'échanges verbalisés, ordonnés à la recherche d'une solution par consensus » in PALARD Jacques, « Médiation et institution catholique », in Archives de sciences sociales des religions, n°133, 2006, p. 10

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Hulda: «The State wanted that and that's way it is. We needed some high profiles to be members of the board.»

A en croire les propos d'Hulda, les christianites représentés par le groupe de contact ont dû s'adapter aux conditions imposées par les représentants de l'Etat, qui estimaient que ce groupe devait être composé d'une faible majorité de non-christianites, ce qui paraît rendre d'autant plus difficile la possibilité pour les christianites d'être entendus. Par ailleurs, si nous reprenons les principes dictés par le projet de collecte de dons de l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) alors Christiania n'appartient à personne, ni même aux christianites ; et tous les moyens sont bons, y compris d'aller chercher des individus « techniquement capables »174 à l'extérieur de la communauté, pourvu que cela contribue à sauver Christiania (bevar Christiania).

Afin de corroborer l'idée que l'ordre institutionnel de Christiania tend par la logique élitiste, reprenons l'exemple du procès perdu contre l'Etat devant la Cour Suprême au début du mois de février 2011. L'analyse des évènements nous avait amené à la conclusion que l'exercice direct du pouvoir par le peuple induit irrémédiablement une lenteur dans la prise de décision, une caractéristique bien incompatible face à l'urgence de la situation dans laquelle s'étaient retrouvés les christianites. Depuis 2003, et la deuxième loi de Christiania qui annulait le premier accord trouvé en 1989 et rendait illégale la présence des christianites sur cet espace, le gouvernement libéral s'était lancé dans une politique très agressive à l'égard de la commune libre en décidant de poser un ultimatum à tous les membres de cette institution : pour rappel, cette stratégie politique débuta en 2007 et consistait à envoyer individuellement à chaque foyer de Christiania un petit livret bleu intitulé « Le plan local pour l'aire de Christiania ». A l'intérieur de ce livret était présenté un plan de cadastre dans lequel chaque foyer pouvait situer sa maison à laquelle correspondait une estimation sur la valeur de cette portion du terrain. Il était ainsi proposé à chaque christianite de devenir l'heureux propriétaire d'une maison située sur un sol qu'ils occupaient illégalement depuis plusieurs années. Le choix était donc simple : soit le christianite décidait d'accepter les termes de ce contrat et d'enfin entrer dans la norme en devenant propriétaire comme l'auraient souhaité certains:

Richardt: «The best thing for Christiania would be private ownership.»

174 Cf. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op.cit., p.302.

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Ou alors, le christianite devait décider de rester dans une attitude déviante, en ignorant l'offre du petit livret bleu et en faisant corps avec le groupe face à cette nouvelle tentative initiée par l'Etat pour régler le problème Christiania :

Joker: «I only mean that the victory is that we didn't take the carrot [the offer from the State].»

Dans cette dernière citation, Joker exprime simplement l'idée que la plupart des activistes sont fiers d'affirmer que les christianites ont fait corps face à la tentation d'accepter individuellement cette offre, et bon nombre d'entre eux vont jusqu'à affirmer que les membres de la communauté ont rejeté en bloc ce qui a été interprété comme une tentative de déstabilisation initiée par l'Etat. Seulement, en y regardant d'un peu plus près, nous nous apercevons que les choses n'ont pas été aussi simples pour dire « non » à cette offre, et qu'il a fallu de nombreux rassemblement aux issues très incertaines pour que finalement l'assemblée commune (fællesmøde) se prononce contre le « plan local pour l'aire de Christiania ». Cette lenteur dans la prise de décision est profondément ancrée dans cette institution où les assemblées peuvent se prolonger, être reportées et se démultiplier. C'est d'ailleurs pour cette raison que l'escargot est à Christiania ce que le coq est à la France : « hurry up slowly ! » peut-on lire telle une devise associée à ce petit mollusque qui est l'animal fétiche de l'institution175. Encore une fois, le choix de ce symbole n'est pas anodin, puisqu'il illustre l'état d'esprit qui s'est développé à Christiania et vient confirmer l'idée que Christiania est caractérisée par un tempo institutionnel en décalage total avec le monde qui l'entoure.

Ainsi, nous pouvons supposer que c'est cette lenteur institutionnelle qui a poussé l'institution à donner de plus en plus de pouvoir au petit groupe de onze personnes qualifiées pour mener et ainsi accélérer le processus de négociations. Bien entendu, bien des observateurs pourront signaler que cette lenteur institutionnelle pourrait être un atout pour les christianites dont, souvenons-nous, une faible majorité n'aurait aucun intérêt à ce que le statut de la communauté change. Cependant, avec le procès récemment perdu face à l'Etat qui aurait pu entraîner l'application du « plan local pour l'aire de Christiania » par le nouveau gouvernement176, Christiania s'est retrouvée en position de faiblesse vis-à-vis de l'Etat, fort de sa victoire lors du dernier procès. Et accepter les conditions de l'Etat, à savoir mener les

175 Nous retrouvons le symbole de l'escargot sur pièce de monnaie du Løn (annexe n°15, p.202) ainsi que dans de nombreux endroits à Christiania. Cf. annexe n°20, p.206: « l'escargot, symbole de la lenteur institutionnelle de Christiania »

176 Ce qui aurait signifié « l'éclatement » de la communauté. Cf. LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65

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négociations uniquement par le biais de ce groupe de contact apparaît comme une manière de sauver ce qui peut encore l'être : la subsistance de la communauté.

En somme, ces deux sous-parties constituent autant d'exemples permettant d'avancer l'idée que dans la pratique, l'exercice du pouvoir est bien différent de ce que pouvaient nous laisser penser le premier chapitre où même la première section de ce second chapitre :

Malgré les principes d'autogestion et le contrat fédératif, l'exercice du pouvoir dans les aires locales et leurs assemblées (områdemøde) est constamment court-circuité par une assemblée commune (fællesmøde) qui constitue l'instance ultime où sont censées être prises les décisions les plus importantes, notamment celles liées aux grandes orientations pour l'avenir de la communauté, ce qui inclut évidemment le destin de ses quinze aires locales. Cette centralisation des pouvoirs décisionnels ne doit a priori pas remettre en cause le pouvoir d'autogestion de chaque individu. Seulement, comme a pu le souligner J-M Traimond, nous avons déjà mis en évidence le fait qu'une telle assemblée réunissant plusieurs centaines de personnes, ne peut bien évidemment pas trouver un consensus. C'est d'ailleurs cette raison qui avait amené les pionniers à créer des assemblées dans chaque aire locale, ce qui devait faciliter l'exercice de la démocratie directe.

Le deuxième exemple n'est que le prolongement de ce que nous évoquions dans la première sous-partie : conserver ses chances de sauver Christiania impliquait que les membres de l'institution s'organisent. Or, nous savons que l'institution est caractérisée par une vitesse d'exécution qui est en décalage total avec les institutions du monde extérieur. Tout porte à croire que c'est ce qui a porté préjudice à Christiania lors du dernier exemple en date : le procès perdu contre l'Etat ; et c'est, semble-t-il, ce qui a amené l'institution à confier certains pouvoirs décisionnels à un petit groupe d'individus incarné par le groupe de contact.

Ainsi, avant d'entamer la dernière section de ce second chapitre, deux solutions s'offrent à nous : ce groupe continue-t-il à croire aux valeurs transmises par ceux qui ont fixé les règles (autogestion, répartition équitable du pouvoir), auquel cas nous pourrions dire que les membres sont aveuglés par les principes du système fédératif dictés par l'institution et vivent dans l'illusion ; où cela relève-t-il plutôt d'une orientation consciente vers une république unitaire qui amènerait les membres de cette institution à déléguer leurs pouvoirs à certains esprits jugés bienfaiteurs ?

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Section 3- Administrer l'espace au moyen d'une bureaucratie pour l'intérêt général

Cette troisième section constitue un nouveau tournant dans notre cheminement qui nous permettra de savoir comment se répartit réellement le pouvoir à Christiania. La commune libre n'évolue pas dans un vide institutionnel et elle subit constamment l'influence du monde qui l'entoure et des institutions qui le compose. Les membres de cette société alternative sont pour la plupart issus de la société « traditionnelle »177, ce qui explique pourquoi ils reproduisent les « schèmes d'actions », c'est-à-dire « ce qui est au principe de toute action involontaire »178, lorsqu'ils se retrouvent face à des problèmes inhérents à tout type de société.

3.1 La contrainte organisationnelle : se donner les moyens nécessaire à la subsistance de la communauté

Dès les premières semaines qui suivaient le 26 septembre 1971, date de création de la communauté, ses pionniers se sont retrouvés confrontés à la contrainte organisationnelle. A leur arrivée dans l'ancienne caserne de Bådsmandsstrædes, les squatteurs ont pu s'apercevoir de l'ampleur de la tâche qui les attendait s'ils voulaient réussir à y fonder une communauté.

Tanja: «No electricity, no water and... I think it was like I don't know. I remember I had to collect water once a week, when it was my turn to pick up water. I remember we took water in some buckets because there were some few places where you could get water.»

Voici les souvenirs de Tanja, elle qui était âgée de quatre ans lorsque sa mère, Annie Hedvard179, décida de venir élever sa fille dans cette communauté. D'autres personnes interrogées ont bien entendu vécu cette époque d'une autre manière, et beaucoup avaient un regard plus mature sur ce qu'ils voyaient se produire dans cette nouvelle expérience sociale.

Hulda: «Yeah, but it's a slow evolution. I was like, at the very beginning it was free to pay a rent and it was four Kroner a month

«Only four?» (Laughing)

177 Nous excluons volontairement les individus nés à Christiania qui auraient pu développer d'autres schèmes d'actions si leurs parents christianites avaient su s'affranchir totalement de ce qu'ils avaient assimilé par le passé, chose qui paraît peu probable ; Mais nous excluons également les minorités issues de sociétés lointaines, nous pensons notamment à une poignée d'Inuit qui vivent à Christiania, un groupe marqué par un fort communautarisme et qui continue à vivre selon des schèmes d'action assimilés sur leurs terres natales.

178 Cf. « Le rôle des habitudes », in LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action, op. cit., p.130

179 La mère de Tanja est la christianite qui a écrit les paroles de Christiania tu as mon coeur, aujourd'hui hymne officielle de Christiania. Cf. annexe n°14, p.200-201: « paroles de l'hymne de Christiania »

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Hulda: «The first.» «When was it?»

Hulda: (She doesn't answer to my question) «From all over. It was the attempt to pay some money for the guy who would remove your garbage.»

«Oh yeah

Hulda: «That was the first because people needed their garbage to be removed! And they had to pay somebody to do it because if you don't want to do it yourself, you have to pay somebody to do it in your place. Then you have to pay them, and of course it was a very low rate the Christiania wages, because you don't pay tax for it.»

Trouver quelqu'un pour ramasser les ordures et lui offrir la modique somme de quatre couronnes (soit 0,53€) par mois et par personne, voilà le véritable point de départ de cette « lente évolution » d'une expérience sociale originellement destinée à créer un environnement alternatif, autogéré et dénué de toute contrainte. Aujourd'hui fortement bureaucratisée, les christianites vivent dans une institution où ils subissent chaque mois un impôt (aujourd'hui estimé à 1900 couronnes, soit 255,48€) qu'ils doivent payer en échange de tous les services jugés nécessaires au maintien de la communauté tout comme celui de leur mode de vie.

«Yeah. And how much do you pay each month now for staying at your place?»

Astérix: «1900 Kroners. That's what everybody pays per month. And actually, during the last ten years the price has raised very much. I think it has been doubled. Yeah, for the last ten years it has been double-double.»

Selon Astérix, tel est le montant de cette contribution mensuelle dont doit s'acquitter chaque Christianite à l'heure actuelle, soit une hausse de 481,03 % sur quarante ans d'évolution et d'ajustements institutionnels en fonction des besoins auxquels devait répondre l'institution. Bien entendu, il est clair que les christianites restent des privilégiés car ce montant apparaît dérisoire pour vivre dans un espace situé en plein coeur de la capitale danoise, au milieu du quartier de Christianshavn où les loyers et le prix du mètre carré atteignent des sommets. D'ailleurs, cette situation de privilégiés a souvent constitué un handicap pour les membres de cette institution qui cherchait - cherchent toujours - à accroître leur popularité auprès du grand public. Mais c'est aussi pour cela qu'il est aujourd'hui si difficile pour un étranger de devenir christianite, car les membres de l'institution savent que leurs conditions de vie attirent bien des convoitises, ce qui les amène à réguler et à limiter les

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arrivées à travers un long processus d'admission qui relève toujours exclusivement de l'assemblée de l'aire locale concernée180.

Au départ, comme le souligne Hulda, le choix de s'acquitter ou non de cet impôt était « libre », et tout porte à croire que bien des anarchistes qui s'y étaient établis afin de satisfaire leur quête d'une liberté, ont dû refuser de payer quoi que ce soit, même la somme la plus dérisoire, car l'impôt serait perçu comme une forme de soumission et d'aliénation. Mais ce choix de ne pas y contribuer ne fut accordé qu'un temps.

« Aux temps anciens, les assemblées de quartier [les aires locales] se montrèrent impuissantes à résoudre tous les problèmes de Christiania, en particulier ceux très techniques, comme les égouts ou l'électricité. Alors on créa la caisse commune ».

TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania, op.cit., p.101

La création de cette caisse commune (Fælleskassen) constitue un tournant dans le processus d'institutionnalisation de Christiania ; car celle-ci était le moyen de centraliser l'impôt de manière à faciliter son prélèvement. Ensuite, les christianites se sont aperçu qu'il s'agissait d'une lourde tâche que de prélever l'impôt, c'est pourquoi au début des années 1980 ils décidèrent de créer le bureau de l'économie (økonomikontor)181 dont nous avons rencontré l'une des coordinatrices182 :

_ «Ok. On a normal basis, I mean is it difficult to get all the money from all the local areas? Because I guess you coordinate all this

Birgitte: «Yeah, we do. Christiania is divided into several areas, do you know that?» _ «Yes, fifteen local areas

Birgitte: «And there's an area economist in each area to whom you can pay your rent.» _ «Ok, you have an economist in each area

Birgitte: «Yeah, but a lot of people do via the bank. They pay every month and some people

decide to go down here and pay cash, and some people pay to the local area economist.»

180 Pour devenir christianite, il y a beaucoup de candidats et très peu d'élus. Ce processus d'intégration est similaire à celui auquel j'ai été soumis dans le cadre de ma candidature pour bénéficier du logement offert par le CRIR. Etre intégré dans une aire locale repose sur une relation amicale voire familiale solide avec des membres de l'aire locale en question, ce qui nous permet d'avancer l'idée qu'il s'agit d'un processus d'intégration de type cooptatif. Par ailleurs, nous savons que Christiania a atteint très tôt son nombre actuel d'habitants, dès les premières années, et cette population a été maintenue sur une fourchette estimée entre 850 et 1000 habitants. Ce contrôle plutôt strict de sa croissance démographique s'explique par cette logique d'intégration qui s'est institutionnalisée à l'échelle des quinze aires locales de Christiania.

181 Le bureau de l'économie est situé en plein coeur de la commune libre, à Fabriksområdet (« L'aire de la fabrique », aire locale n°7) et partage ses locaux avec l'Action du peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) évoqué un peu plus tôt, ce qui permet de bien centraliser dans un même espace les prérogatives liées à l'économie de Christiania.

182 Aujourd'hui, Christiania emploie deux personnes à temps plein dans ce bureau de l'économie (dont Birgitte), ainsi que deux personnes à temps partiel qui travaillent sur le terrain.

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Dans ce témoignage, nous nous apercevons qu'il existe encore une forme d'autogestion dans l'organisation du prélèvement de l'impôt, puisque des « économistes » sélectionnés sur la base du volontariat sont désignés dans chaque aire locale pour qu'ils facilitent le paiement de la contribution mensuelle. Toutefois, et contrairement à ce que j'imaginais avant de rencontrer Birgitte, cette somme ne correspond pas à un « loyer » imposé par l'Etat danois183, et dont l'ensemble des membres de la communauté devrait s'acquitter par solidarité - tel est le sens de l'impôt après tout - pour avoir le droit de prolonger cette expérience de vie collective. Mais cet impôt correspond en réalité aux frais de fonctionnement interne de la communauté : payer les fonctionnaires de Christiania. Initialement instauré dans les années 1970, pour payer les quelques christianites acceptant de se plier à la tâche ingrate de la collecte des ordures, cet impôt augmentait (comme l'a signalé Astérix) à mesure que l'on créait de nouveaux postes de fonctionnaires de la communauté. Or, si nous l'interprétons au sens positif, cet impôt est censé améliorer le quotidien des christianites à travers une série de services offerts par l'institution. Alors, nous pouvons dresser une liste non exhaustive des principaux corps bureaucratiques qui sont autant de moyens nécessaire à la subsistance de la communauté :

Après le bureau de l'économie qui exerce une fonction évidente de collecte de l'impôt destiné à alimenter le paiement mensuel de toutes les personnes qui oeuvrent chaque jour pour le bien-être des christianites et la stabilité de leur institution, revenons sur l'exemple déjà cité du bureau de la construction (Byggekontor)184. La mémoire collective retient que ce bureau fit son apparition de manière formelle entre 1985 et 1990, à l'époque où une poignée d'hommes à tout faire dont les compétences allaient de la maçonnerie à la menuiserie-charpenterie, en passant par la plomberie et l'électricité, firent par l'ampleur de leur tâche lors d'une assemblée commune (fællesmøde) et que l'on décide de leur accorder un statut de salariés de l'institution. Nous nous sommes rendu à leur bureau situé à l'étage d'un vieil immeuble de la caserne parfaitement réhabilité à Mælkevejen (« La voie lactée », aire locale n°5), ou nous avons rencontré l'un de ses membres. Assis derrière son ordinateur à dessiner des plans que l'on pouvait deviner dans le reflet de ses lunettes, c'est dans un véritable bureau d'ingénierie du bâtiment que nous a reçu celui qui s'apparentait comme le coordinateur de la construction à Christiania. Cette personne, visiblement très pressée (tout comme les autres membres du

183 Avant de rencontrer Birgitte, suite à l'accord trouvé avec l'Etat en 1989 (la première loi de Christiania mise en vigueur en 1991) nous avions supposé que cet impôt correspondait à un montant fixe, établit lors des négociations, et que le bureau de l'économie se chargeait de collecter parmi les christianites avant de le reverser à l'Etat, en échange de leur utilisation de l'espace.

184 Site internet : cabyg.christiania.org (seulement en danois)

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bureau de la construction que nous pouvons voir s`affairer dans les rues de Christiania185), n'a pas voulu nous accorder d'entretien ni même souhaité que j'enregistre la brève discussion qu'il m'a accordé durant sa pause. Aujourd'hui composé de six hommes plus une secrétaire employés à temps plein, l'objectif de ce bureau et de rendre Christiania autonome en essayant de couvrir tous les corps de métier. Responsable de la maintenance et de l'architecture, leur travail consiste à intervenir chez les particuliers186 comme de couvrir les trente-quatre hectares de parties communes de la communauté. Enfin, dans le cas où un christianite souhaiterait construire sa maison, il revient au bureau de la construction de recueillir cette demande publiée dans le journal de la communauté (UGESPEJLET) par le christianite qui sollicite cette demande. Alors, celle-ci sera examinée par le bureau de la construction qui, en relation avec l'assemblée de l'aire locale concernée, statuera sur le sort de ce projet de construction. En cas de validation du dossier, la personne pourra alors solliciter l'aide des agents du bureau de la construction ou pourra mener les travaux seul, à la seule condition qu'il prenne connaissance des conseils et de la prévention ainsi que par le contrôle des travaux par les agents du bureau de la construction.

Ensuite, nous trouvons le « Nouveau Forum » (Nyt forum) que nous avons déjà évoqué en introduction. Créé au début des années 1980, ce forum d'information a pignon sur rue à Pusher Street (Psyak, aire locale n°2). Sa permanence est assurée du lundi au vendredi par un christianite, de manière à partager le travail, ce qui signifie que cinq personnes différentes y sont employées à temps partiel par l'institution, dont Joker et Kirsten, que nous avons pu interroger sur leur lieu de travail :

_ «What is the main objective of this office, are you supposed to make a kind of link with the outside?»

Kirsten: «Yes, yes but we are also a kind of service place for people who are living here when they want to make a copy, or they want to use a computer, but also people from the outside who call for their children when they have to make a dissertation, or to write for their thesis they come here and ask questions. I just had two young guys before you, so we both work with the inside and the outside. Also the journalists, the newspapers call and ask, you know, all the things about political questions and so on.»

185 Lors des mois de mars et avril 2012, nous avons pu observer sur le terrain que les membres du bureau de la construction se chargeaient de remplacer certaines portions du réseau d'adduction ou d'évacuation des eaux. Nous n'aurions bien évidemment jamais tenté d'aller interroger ses employés en plein travail, c'est pourquoi nous avions fait le choix de nous rendre à leur bureau en espérant avoir une chance de décrocher un entretien.

186 Pour les interventions à domicile, l'occupant de la maison devra alors s'acquitter de la facture des travaux qui lui sera transmise par le biais du secrétariat. Ensuite, comme nous avons pu le voir avec « la liste des `mauvais payeurs' publiée dans UGESPEJLET» (Cf. annexe n°11, p.197-198), ce bureau pourra prendre la liberté de stigmatiser les « mauvais payeurs ».

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En réalité, cet entretien avec Kirsten n'a pas été difficile à négocier, étant donné que répondre aux questions des étudiants, des chercheurs, ainsi que des journalistes fait partie de sa tâche. Car c'est aussi dans un souci de préserver les habitants de la commune libre et d'assurer leur tranquillité que ces cinq christianites viennent chacun leur tour satisfaire les sollicitations du monde extérieur et ainsi épargner au reste de la communauté les nuisances liées aux flots incessants des curieux venus avec leurs batteries de questions.

Enfin, nous terminerons cette liste avec un dernier instrument bureaucratique le bureau « donnant des conseils aux résidents [de Christiania] » (Christiania beboerrådgivning). Situé au deuxième étage de Fredens Ark (« L'arche de la paix », aire locale n°3), un lieu hautement symbolique puisqu'il fut le théâtre du blocus contre les junkies au mois de novembre 1979 ; ce bureau trouve ses origines dans cet épisode de l'histoire de Christiania, et est aujourd'hui un lieu d'écoute pour les personnes souffrant de l'addiction (alcool, drogue), un véritable fléau à Christiania :

Felicya: «Then it started. And ... I have only been here for maybe 5 years or something like that. But it was my impression that in the first years it was a lot with drug abuse and alcohol.»

_ «Ok. Why?»

Felicya: «Because, you know it's easy to have party all the time here in Christiania. In the beginning it was charming you know, and funny, but it's not funny when people drink for so many years, then you get old, and you get sick, and then come a lot of problems. So colleagues have for many years collected groups with very hard alcoholics.»

Ainsi, c'est afin de répondre à ce problème public que l'institution décida de confier à ce bureau qui emploie aujourd'hui trois femmes à temps plein, plus une assistante sociale travaillant à temps partiel sur le terrain187. Collaborant chaque jour en relation directe avec d'autres organismes extérieurs, ce service a pour ambition de traiter ce problème de santé publique à travers des programmes collectifs et parfois individualisés (selon les cas) d'écoute, de désintoxication, puis de suivit :

Felicya: «So, sometimes we just follow the person from `le berceau' and up to death.»

« Maintenant et demain » (Herfra og Videre), tels sont les mots associés à ce bureau d'assistance sociale. Mais peut-être pourrions-nous étendre cette devise à l'ensemble des cinq

187 Cette assistante sociale, nous explique Felicya dans l'entretien, travaille exclusivement avec la minorité Inuit qui s'est rassemblée dans une seule et même maison à Christiania. Ce groupe ethnique, nous l'avons évoqué, se caractérise par un fort communautarisme et de grosses difficultés à s'intégrer même dans la société danoise. C'est pourquoi nombre d'entre eux souffrent d'alcoolisme et que le bureau dans lequel travaille Felicya a décidé de traiter ce problème de manière spécifique, avec une employée qui est parvenue à se faire accepter par ce groupe très replié sur lui-même.

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corps bureaucratiques dont nous venons de dresser la liste188, car tout porte à croire que cette liste ne va décroître ; bien au contraire, puisque les exemples cités montrent que le processus d'institutionnalisation de Christiania tend à une démultiplication des services publics qui est la cause de l'accélération de la hausse de l'impôt évoqué par Astérix. Ainsi, nous notons que contre toutes attentes cette institution est dotée d'un appareil bureaucratique diffus car il couvre l'ensemble de ses quinze aires locales mais il implique une forme de centralisation qui, pourtant, est l'exact contraire du contrat fédératif et des principes d'autogestion qui en sont les principes fondateurs.

3.2 Faciliter la vie quotidienne dans un monde complexe ou confiscation du pouvoir d'autogestion ?

D'après N. Elias, il existe dans l'histoire de chaque société, des « stades d'évolution »189 qui permettent de décrire le processus d'intégration dans lequel s'inscrit le groupe:

« Lorsque des tribus assumant jusqu'alors leur propre gouvernement se réunissent pour former des Etats s'administrant de façon autonome, les pouvoirs des autorités de la tribu se réduisent au profit des sources de pouvoir étatique. Les différents membres de la tribu, les individus, vivent dès lors à une plus grande distance des centres du pouvoir social dont les détenteurs décident de leur sort. Au sein de la tribu, ses différents membres avaient généralement une chance de participer aux décisions. Cette chance se réduit au cours du processus d'intégration par lequel les tribus abandonnent progressivement leurs parts de pouvoir et leurs possibilités de décision aux autorités étatiques. Autrement dit, par rapport à la société, un processus d'intégration de ce type fait d'abord perdre à l'individu des chances d'exercer un pouvoir. »

ELIAS Norbert, La société des individus, op. cit., p.219

Si nous reprenons la lecture du sociologue allemand et que nous l'appliquons à notre objet, le glissement progressif de l'organisation fédérale de Christiania vers un pouvoir central serait l'aboutissement logique de ce type d'organisation qui, pour x raison (ici la contrainte organisationnelle) finirait par sacrifier le pouvoir des « tribus » (ici les aires locales) pour celui d'un Etat central. En d'autres termes, la centralisation du pouvoir serait le processus normal d'évolution de cette petite société alternative qui, dès sa création, présentait la particularité d'avoir un destin très incertain ; d'où cette tendance assez logique chez les membres de cette institution de rechercher constamment le biais qui permettra d'assurer la pérennité de leur commune.

188 Pour rappel, il s'agit d'une liste non-exhaustive qui comprend : le bureau d'assistance sociale, le « nouveau forum », le bureau de la construction et le bureau de l'économie auxquels nous pouvons inclure le groupe de contact dont nous avions commencé la description en section 2.

189 ELIAS Norbert, « La transformation de l'équilibre `nous-je' », in La société des individus, op.cit., p. 205-301

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« It's a slow evolution » affirmait Hulda sur un ton lucide, membre éminente du groupe de contact pour qui la bureaucratisation de Christiania est une nécessité si l'institution veut avoir une chance de subsister et de garder la tête hors de l'eau au milieu de la « société classique », cet océan dont les courants s'intensifient ce qui implique que pour rester à flot l'institution doit se moderniser. De ce point de vue, le progrès serait pour ainsi dire, la centralisation du pouvoir incarnée par la formation d'une bureaucratie, alors même que les pionniers de Christiania, animés par leur idéal d'autogestion, estimaient un temps que le progrès était précisément un démembrement de ces corps bureaucratiques qui enserrent et affectent profondément les rapports sociaux, et entravent notre capacité individuelle à nous saisir de notre destin. Seulement, aujourd'hui tout porte à croire que même chez les christianites, avoir un contrôle total sur la gestion des affaires communes relève de l'impossible, et bien de ces services publics sont considérés comme très utiles au bon fonctionnement de leur société :

_ « Ouais, donc c'est important tous ces bureaux, toutes ces petites institutions pour pouvoir gérer tout ça, sinon Christiania ne pourrait pas fonctionner selon toi ? Par exemple ici, ton travail au Nyt Forum, je vois que tu reçois des appels, les gens viennent te voir, c'est vraiment utile ici ! »

Kirsten : « Au social office ils ont beaucoup aidé, même moi ma famille quand on a eu des problèmes, habiter dans une maison plus confortable, il n'y avait rien hein ! Mon mari n'avait pas une très bonne santé et souvent ils nous ont aidés. »

« Oui, d'accord. Il faudrait que j'aille les voir. » Kirsten : « Oui-oui ! »

_ « Ok. Mais pour résumer, selon toi, sans ces institutions, sans cette... bureaucratie en fait ! Christiania ne pourrait pas fonctionner, et cela ne serait peut-être plus là en fait. Qu'est-ce que tu en pense ? »

Kirsten : « Oui parce que l'on a beaucoup de problèmes avec l'extérieur, la ville de Copenhague, ce n'est pas seulement les gens d'ici qui viennent ! Il y a souvent des gens de la ville qui viennent parce qu'ils veulent qu'on les aide. Et on peut les envoyer sans problème dans la maison de la santé, soit les bureaux d'aide sociale. Et s'ils ne peuvent pas les aider, ils peuvent toujours les envoyer ailleurs pour les aider à continuer dans la vie quoi. »

A travers son expérience personnelle, Kirsten semble avoir complétement intégré l'idée que la bureaucratie est un mal nécessaire, car elle permet de faciliter la vie quotidienne et de trouver des solutions à de nombreux problèmes (se soigner, trouver un logement, etc.), sans quoi l'individu esseulé ne pourra surmonter ces obstacles. De surcroît, l'analyse de Kirsten, dont la fonction à la permanence du « nouveau forum » (Nyt forum) implique aussi qu'elle fasse la promotion de l'institution en évoquant ses bienfaits, va même jusqu'à

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bousculer les frontières de Christiania en affirmant que ces institutions ont une utilité pour la ville de Copenhague, notamment en ce qui concerne bureau d'assistance sociale de Christiania (Christiania beboerrådgivning) qui accueille indifféremment les personnes qui souffrent de l'addiction (christianites ou non). Encore une fois, cette légère dégression prouve qu'à l'intérieur de Christiania, ses membres reproduisent les schèmes d'action acquis dans la société « classique », puisque cette forte bureaucratisation de l'institution et cette manière de solliciter ses services, comme de les considérer comme très utiles ne fait que refléter la société danoise en générale, dont la culture de l'Etat-providence conduit à la création de services publics particulièrement denses190. Cette simple observation montre encore une fois que cette société alternative n'est pas si différente de la société « classique » dont elle est issue, et dont ses membres cherchaient tant à s'émanciper ; ce qui a priori viendrait confirmer nos premières observations qui classeraient Christiania dans notre troisième hypothèse : une utopie communautaire soumise un redressement vers la norme.

Enfin, au-delà du fait que la plupart des christianites ont su reconnaître que l'instauration d'un dispositif bureaucratique était nécessaire au maintien de leur communauté, la question serait de savoir si l'ensemble de ses membres ont eu conscience des implications que pouvait avoir cette bureaucratie sur leur libertés. Deux lectures s'offrent à nous : première possibilité, les individus conserve l'« illusion de pouvoir sur des évènements qu'en réalité ils ne peuvent guère contrôler »191, mais il apparaît difficile d'envisager un tel scénario tant les extraits d'entretiens qui précèdent sont criants de lucidité. Deuxième possibilité qui elle est beaucoup plus réaliste, « Les maîtres de leur destin » sont conscients qu'ils « n'ont pratiquement plus aucune chance d'exercer la moindre influence »192, et cèdent une grande partie de leur pouvoir d'autogestion dans l'intérêt général, tel serait l'évidence dont les christianites auraient pris conscience à travers cette expérience de vie collective initialement vouée à être dépourvue de bureaucratie. Ainsi, résulterait une forme d'altruisme de la part des membres de l'institution qui, au lieu de continuer à croire que le pouvoir peut rester dilué dans la masse avec tous les risques que cela implique, ce qui pourrait avoir l'effet d'un sabordage dont seul l'équipage serait responsable, renoncent à une partie de leur pouvoir dans l'espoir de maintenir le navire à flot.

190 Selon un rapport de l'OCDE datant de 2008, le classement du taux d'administration par pays indique que le Danemark arrive tête avec la Norvège (160 fonctionnaires pour 1000 habitants), ce qui peut expliquer pourquoi nous retrouvons tant de services publics même à Christiania. Source : OCDE, Eurostat, calculs CAS.

191 ELIAS Norbert, La société des individus, op. cit., p.125

192 Ibid., p.219

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Pour conclure, la mise en perspective de l'évolution de cette petite société alternative montre que d'un idéal fédératif, Christiania s'est progressivement métamorphosée en une république unitaire revendiquant toujours son caractère très libéral. Pourtant, bien des exemples disséminés dans cette première partie montrent que dans la pratique, les membres de cette institution sont loin de bénéficier d'une latitude totale sur la gestion et la conduite des affaires communes telle qu'énoncée dans les préceptes de l'institution.

L'institution est un corps mouvant et les sociétés évoluent, c'est pourquoi il n'est pas étonnant de constater que Christiania change et s'adapte aux contraintes à la fois internes et externes, qui poussent ses membres à la réinventer. En revanche, ce qui est plus intéressant est que les membres de cette institution ont, selon toutes vraisemblances, puisé dans certaines idées de P-J Proudhon pour créer cet ordre institutionnel aux principes révolutionnaires. La fédération, qui est pourtant présentée par l'auteur comme la forme ultime de gouvernement, celle dans laquelle toutes sociétés devraient tendre, n'est pas la forme ultime de gouvernement à Christiania. Mais son processus d'évolution montre que la commune libre a fait le chemin inverse : à partir de ses fondations inspirées par les idées du philosophe français, nous constatons à travers cette inexorable centralisation du pouvoir que cette petite société semble s'être peu à peu muée en tant que république unitaire déguisée sous un aspect très libéral, voire libertaire selon le sens commun193, dans laquelle l'individu n'aurait en définitive qu'un pouvoir assez limité.

193 Bien que le terme « libertaire » (au sens de « liberté en tout et pour tous ») ne soit pas emprunté à Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) mais à Joseph Déjacque (1821-1864) qui, dans son pamphlet adressé au premier De l'Etre humain mâle et femelle - Lettre à P-J Proudhon (1857), souligne la dimension radicale de l'anarchisme et critique la vision modérée du socialiste et en particulier la dimension contractualiste sur laquelle repose le système fédératif. Ainsi, une société libertaire serait dépourvue de contrat social synonyme de contrainte, c'est pourquoi il ne semble pas applicable dans le cas de Christiania caractérisée par un contrat fixé dans le Ting book, avec ses règles et ses valeurs propres.

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Transition - Christiania et son processus

d'évolution : de la centralisation à la tendance

oligarchique de l'organisation

Dans la première partie de ce mémoire, nous avons d'abord axé notre regard sur ce que la commune libre est dans les textes : une communauté dont les membres se sont émancipés de l'ordre social de la société dite « classique ». A partir de la relation sociale « classique » de « commandement-obéissance », nous pourrions estimer que les christianites auraient su créer leur propre modèle reposant sur une conception que nous pourrions définir comme « égalité-autogestion », tant cet ordre institutionnel si singulier est censé assurer à ses membres un ordre social dénué d'autorité et de hiérarchie. Le système fédératif serait le garant de cette répartition plus équitable du pouvoir politique puisqu'il offre - en principe - la possibilité aux christianites de vivre pleinement les droits et les devoirs qu'implique l'autogestion.

Puis, nous avons pu constater que les pratiques spécifiques de cette société alternative se sont institutionnalisées : cherchant à légitimer l'émergence de leur commune libre, les christianites se sont peu à peu créé une identité tout en favorisant le dialogue avec les gouvernements successifs, qui n'ont pas toujours perçu d'un très bon oeil ces pratiques considérées comme déviantes (occupation illégale du terrain, usage de la marijuana, etc.). C'est pourquoi les christianites ont cherché à renforcer les bases de leur institution en favorisant le dialogue avec les autorités. Ce n'est qu'en 1991 et la mise en vigueur de la première loi de Christiania que les christianites se sont engagés à « assur[er] un maximum d'auto-administration à Christiania »194. Interprétée comme une victoire dans le combat que menaient les activistes pour le maintien de leur commune, les christianites ont alors définitivement franchi le pas entre « autogestion » et « auto-administration », ce qui implique l'intensification du processus de centralisation, mais aussi la création de nouveaux corps bureaucratiques nécessaires à l'administration de la commune (nous pensons notamment au groupe de contact dont la création correspond à la date de mise en vigueur de cette loi).

194 Votée en 1989, la première loi de Christiania a permis aux habitants de Christiania de faire reconnaître leur commune en tant qu'expérience sociale à part entière. ce texte « confirm[ait] le droit des habitants de Christiania d'utiliser ces immeubles ainsi que l'espace dans sa totalité » sous réserve qu'ils « assurent un maximum d'auto-administration à Christiania ». Données communiquées par les archives du parlement danois (Dansk Folketing). Source : http://www.ft.dk

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Cependant, si nous nous référons à la théorie élitiste de R. Michels, le maintien du pouvoir politique entre les mains de la masse et l'exercice de la démocratie directe paraît difficilement envisageable, qui plus est dans ce microcosme social où plus de huit-cent christianites peuvent potentiellement prendre part à la chose publique. De plus, l'intensification des échanges avec les autorités et la complexité du dossier concernant les négociations avec l'Etat, implique une certaine division du travail qui entraîne une spécialisation ; si bien que les christianites se trouvent contraints d'octroyer un pouvoir de représentativité à des agents présentant des aptitudes spécifiques, nécessaires à la réalisation de cette tâche. Ainsi, tout indique que Christiania ne parvient pas à faire exception et son processus d'évolution montre que la « loi d'airain de l'oligarchie » s'applique à cette commune alternative :

« [...] Qui dit organisation dit tendance à l'oligarchie. Dans chaque organisation, qu'il s'agisse d'un parti, d'une union de métier, etc., le penchant aristocratique se manifeste d'une façon très prononcée. Le mécanisme de l'organisation, en même temps qu'il donne à celle-ci une structure solide, provoque dans la masse organisée de graves changements. Il intervertit complètement les positions respectives des chefs et de la masse. L'organisation a pour effet de diviser tout parti ou tout syndicat professionnel en une minorité dirigeante et une majorité dirigée. »

MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p. 16-17

Christiania se « brise » effectivement « contre les mêmes écueils » que rencontre tout courant démocratique195, et dont nous avons pu constater quelques exemples dans cette première partie : nous avons à la fois pu relever la contrainte du nombre lors des assemblées ce qui paralyse la prise de décision, mais aussi la contrainte organisationnelle qui se traduit par le glissement inéluctable vers un pouvoir central. Dans cette mesure, il apparaît possible de dégager et d'identifier les membres d'une minorité dirigeante exerçant le pouvoir aux dépens d'une minorité dirigée, tel va être le credo vers lequel nous allons maintenant orienter la deuxième partie de ce mémoire.

Mais avant cela, faisons le point sur les trois hypothèses que nous décrivions en introduction, étant donné qu'à mi-chemin de notre progression destinée à rendre compte de la nature du pouvoir à Christiania, nous pouvons d'ores et déjà écarter la première hypothèse : Christiania n'est pas une « commune de rupture »196 dont les membres seraient parvenus à créer un ordre social à contre-courant de l'ordre de nos sociétés « classiques ». Cette

195 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.268

196 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p. 20

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impossibilité de réinventer la vie en société peut d'abord s'expliquer par la situation géographique de Christiania ainsi que par la nature de ses frontières, qui restent ouvertes et permettent une interrelation particulièrement intense avec le monde extérieur. Les caractéristiques propres à cette institution permettent donc à ses membres de se prémunir des dérives sectaires dont nous pouvons relever de nombreux exemples. Celui du massacre de Jonestown qui eut lieu en Guyane le 18 novembre 1978 est certainement le mauvais exemple que bon nombre de christianites gardent en mémoire et que certains, comme Richardt, aiment à penser que Jonestown restera l'anti-Christiania :

Richardt: «[...] The thing is that just in Jonestown you have this little point that you have to do this or that; you know you have to think the way we think, you have to do

things just as we do. So at the end, they put up this big container with poison.»

Allan: (Laughing)

Richardt: «And people go there and take the poison. When you read the book, that people are sure that you will survive, his wife goes ahead and she takes the poison and she holds a little boil of poison and he can't because he is paralyzed, you know! `Ok, maybe we should just do that and...' (Laughing) I mean they are much more intelligent than we are, we are a sort of... social class eleven or something and they were less down and out than we are, in Jonestown... most of them died.»

Cet exemple cité par Richardt qui nous faisait part de ses dernières lectures, montre que parmi les christianites, certains craignent le pouvoir de persuasion et la pensée unique que peuvent instiller des chefs de communauté, des leader charismatiques tels que le fut Jim Jones dans les années 1970, qui était parvenu à rassembler près d'un millier d'adeptes sur le sol américain avant de mener sa communauté jusqu'en Guyane où ils procédèrent à un suicide collectif. Ce fait divers rappelle que de la simple adhésion à une communauté agraire, l'individu joignant ce type de groupe peut rapidement être soumis à un processus d'isolement et de développement de la pensée unique pouvant avoir de graves conséquences. Christiania n'est heureusement pas tombée dans cet extrême (bien que la « commune de rupture » n'engage pas nécessairement ce type de scénario) et nous pouvons ainsi nous tourner vers les deux dernières hypothèses.

Maintenant que nous savons que Christiania n'est pas une « commune de rupture »197 (hypothèse n°1), est-elle une « commune de combat »198 (hypothèse n°2)? Si tel était le cas, nous pourrions considérer que le maintien de la commune libre de Christiania relèverait d'une importance majeure pour l'idée même de démocratie, et dont la portée irait bien au-delà des frontières danoises et européennes : parvenir à imaginer que Christiania serait porteuse d'un témoignage pour l'humanité, puisqu'il s'agirait d'un ordre social révolutionnaire où l'application directe du pouvoir par le peuple aurait été rendue possible, serait bien dithyrambique de notre part. De toute évidence, l'autogestion au sens strict assurée par l'ensemble des membres de cette institution pose problème, et nous verrons dans le premier chapitre qu'une sélection naturelle s'opère pour la répartition du pouvoir au sein du groupe. Il sera ici question de hiérarchie sociale et de logiques institutionnelles qui tendent à la monopolisation du pouvoir entre les mains d'une « direction administrative »199.

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197 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p. 20

198 Ibid., p.20

199 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements », in WEBER Max, Economie et société, op.cit., p. 88

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Partie II - Le pouvoir dans les rapports sociaux et

les pratiques institutionnelles: violences et hiérarchies

D'après J. Lagroye, « l'ordre institutionnel atteint à l'objectivité en ce qu'il est vécu comme doté d'une force propre ; vécu et pas seulement pensé comme tel. L'objectivation est le produit d'activités sociales et de pratiques avant d'être une opération de connaissance. C'est l'acceptation en pratique de l'assignation des tâches, des savoir-faire et des routines institutionnelles qui permettent d' `occuper un posteÇ et de le garder, d' `entrer dans son rôle' et d'en tirer avantage. »200. Dans cette deuxième partie, nous allons tenter de mettre à jour de nouvelles dimensions de la nature du pouvoir à Christiania, car nous verrons que la manière dont les cartes se distribuent dans le jeu institutionnel n'est que l'émanation de l'ordre fixé par les pères fondateurs. Dans la première partie, nous avons vu que contre toutes attentes l'organisation politique de Christiania ne peut empêcher une centralisation et donc une monopolisation du pouvoir par un nombre réduit d'individus, ce qui nous a permis d'avancer l'idée que les membres de cette utopie communautaire se sont montrés incapables de s'émanciper d'une conception « classique » du pouvoir de type « commandement-obéissance »201.

Joker: «For all these lazy shit, you could never do anything. But I think it's a part of the explanation that Christiania is still here, that we're actually a full circle society with the good guys and the bad guys, and the rich guys and the poor guys, and the activists and the alcoholics, actually we're very much a mirror of the society. Not in every details but in a big picture.»

Cette proximité avec la société « classique » est évidente, car Christiania n'est que le fruit de cette même société, la société ordinaire est responsable de son émergence et les problèmes que le sens commun lui prête (toxicomanie, violence, insécurité, etc.) ne sont que le reflet de ce qu'il se passe dans notre société. Bien entendu, la nature du pouvoir n'est pas en reste et nous pourrons voir quelle forme il prend à travers l'analyse des rapports sociaux et des pratiques institutionnelles à l'intérieur de Christiania.

200 LAGROYE Jacques (Dir.) FRANCOIS Bastien, SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op.cit., p.149

201 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, Paris, Les éditions de minuit, 2011 [1974], p.21

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Chapitre 1- Hiérarchisation sociale, représentation et domination au sein du groupe

Lors de nos recherches précédentes, nous avions maintes fois évoqué l'exemple de l'étude de Winston Parva réalisée par N. Elias et J. L. Scotson dont nous avions essayé de reprendre la méthode pour réaliser un travail monographique. Cela nous avait notamment permis de dégager une relation de domination de type « established/outsiders » repérable entre deux groupes dominants à l'intérieur de la communauté : les activistes et les pushers202. Les premiers, qui se considèrent comme légitimes car participant activement au maintien de la communauté, voyaient en les seconds une forme d'incompatibilité de moeurs, du fait l'usage qu'ils font de la communauté : une plaque tournante du réseau de trafic de marijuana à échelle européenne. Devenu le centre scandinave de ce réseau, nombreux sont ceux qui s'y rendent où cherchent à s'y installer essentiellement pour les gains économiques dont un christianite peut bénéficier lorsqu'il devient pusher. Bien qu'étant parfois autant, voire plus établis que certains activistes203, les pushers sont souvent stigmatisés comme des capitalistes profitant du statut très particulier de Christiania pour poursuivre leurs objectifs d'enrichissement personnel.

Cette relation de domination, nous allons évidemment y revenir, car la domination est une notion sous-jacente à la question du pouvoir dans l'institution, et nous serions peu inspirés d'y couper court. C'est pourquoi, sans chercher à répéter ce qui a déjà été découvert, nous allons à présent chercher à étendre notre champ de vision, en apportant de nouveaux éléments compatibles à notre problématique sur le pouvoir.

Section1- Classification et hiérarchie sociale

D'après M. Weber, « construi[re] des types » est « la façon la plus pertinente d'analyser et d'exposer toutes les relations significatives irrationnelles du comportement [...]»204. C'est pourquoi nous commençons par revenir sur la typologie des christianites entrevue l'année dernière205 qui nous permettra de mieux comprendre les représentations, la hiérarchisation sociale et la domination au sein du groupe.

202 Cf. « C) Une relation de domination », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.63-68

203 C'est-à-dire qu'ils vivent à Christiania depuis longtemps, ce qui procure une certaine légitimité, en particulier dans un milieu très local comme celui sur lequel nous nous intéressons.

204 Cf. « A. Fondements méthodologiques », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.31

205 Cf. « A) Classification sociale des christianites », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.56-57

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1.1 Application et analyse du modèle proposé par A. Conroy

Savoir différencier les groupes relève d'une importance certaine si nous voulons parvenir à mettre en évidence l'existence d'un ordre hiérarchique dans la commune libre de Christiania. C'est la raison pour laquelle revenir sur cette source déjà exploitée l'année dernière est nécessaire pour mieux comprendre l'organisation pyramidale de la société que nous essayerons de décrire un peu plus loin. Dans sa typologie des christianites réalisée en 1994, Adam Conroy206 propose trois idéaux-types permettant de classer l'ensemble des christianites. Même si dix-huit ans nous séparent de ses observations sur le terrain, nous avions démontré que cette division est toujours possible à l'heure actuelle:

? Tout d'abord, A. Conroy décrit les active sympathizers comme la part de la population qui « supporte tout le poids de la commune sur ses épaules »207. le groupe d'individus se réclamant comme activistes paraît correspondre à cette première catégorie. Comme nous l'affirmions en introduction de ce chapitre, les membres de cette première catégorie se considèrent comme les résidents légitimes de Christiania car historiquement plus impliqués dans la sauvegarde de la communauté. Tout porte à croire que la plupart de nos enquêtés peuvent être classés dans cette première catégorie, car leur engagement pour la sauvegarde de la communauté les amène à s'ouvrir sur le monde qui les entoure, et nombre d'entre eux ont bien compris que pour sauver Christiania, il ne faut pas hésiter à en faire sa promotion auprès d'un large public, et d'accueillir les bras ouverts le profane venu solliciter un entretien ethnographique par exemple. Ces caractéristiques sont facilement repérables parmi les christianites employés au « Nouveau Forum » (Nyt Forum), tels que Joker et Kirsten qui assurent sa permanence respectivement tous les lundis pour le premier et les mercredis pour la seconde. Ou encore, citons Astérix, Morten et Hulda, qui bien que n'étant pas employés au « Nouveau Forum », remplissent le même type de fonction lorsqu'ils endossent leurs costumes de guides de la communauté208. Par ailleurs, notons qu'une large majorité de christianites employés en

206 CONROY Adam, «social classifications», in Christiania - The evolution of a commune, Amsterdam, International institute of social history, 1994, p.21-24

207 Ibid., p.22

208 Il y a de nombreux christianites qui remplissent cette fonction de guide. Recrutés par l'institution en fonction de leurs facultés linguistiques (par exemple, Kirsten est polyglotte et parle couramment le danois, le suédois, l'anglais, l'allemand, le français et le Swahili), la fonction de guide est souvent considérée comme un deuxième, voire un troisième travail permettant d'arrondir les fins de mois. Les visites sont réparties équitablement entre les guides de manière à en faire bénéficier une large part de christianites, qui peuvent récupérer directement la somme payée par les touristes (50 couronnes soit 6€72 par personne pour la demi-journée, pour des groupes composés de quinze personnes maximum). Par ailleurs, cette division du travail permet à l'institution d'impliquer plus de christianites dans la sauvegarde de la communauté.

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tant que fonctionnaires de la communauté ont accepté de se plier à l'exercice de l'entretien ethnographique (Birgitte au bureau de l'économie, Felicya au bureau de l'assistance social ou bien Tanja à l'Action du Peuple de Christiania), bien que cela ne fasse pas partie de leur fonction. Mais cette acuité à faire la promotion de leur institution paraît logique pour des personnes qui peuvent bénéficier d'un emploi stable grâce à l'institution.

? Deuxième idéal-typique énoncé par le chercheur, les passive opportunists semblent à première vue correspondre au groupe des pushers. « Ce groupe est composé de ceux qui sont là pour des raisons matérielles, où bénéficient simplement de l'absence quasi-constante de la police, et donnent très peu en retour » écrit A. Conroy. A première vue, les passive opportunists s'opposent totalement au active sympathizers, car ils vivent de manière relativement aisée grâce à leurs revenus tirés d'un trafic de drogue florissant. Présentés comme par nature assez individualiste, cette catégorie de christianites serait l'archétype du capitalisme poussé à l'extrême car ils ne verraient que l'aspect matériel de Christiania et l'utiliseraient uniquement à des fins d'enrichissement personnel.

Astérix: «I think it's time for Christiania to close these sales of hash because it becomes very... There are too much gangsters.»

Bien qu'affirmant être pour la légalisation de la marijuana, Astérix entre dans le jeu de stigmatisation de Pusher Street et du groupe de christianites impliqués dans ce trafic. Cependant, c'est force de poser toujours la même question aux membres du groupe qu'A. Conroy identifie comme active sympathizers, que la distance entre ces deux groupe s'amincit.

Birgitte: «Yeah, exactly. But I would say, there are also some pushers down there who really try to keep it clean of hard drugs and everything, who are very active. There are some pushers who really want Christiania to be Christiania, to support it, and they try to be sure that too many bad things happen down there. So, it's not always black or white or... You know?»

_ «Ok, there are so many types of people here.»

Birgitte: «For instance pushers who have been living here all their life, you know? Actually it's most of them who act in that way, as far as I can see.»

«Yeah but once I heard that most of the pushers are from the outside, is that true?»

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Birgitte: «No, but there's quite a few of those boys who live here (she laughs), who went down Pusher Street. And I can't explain that, still very sensible parents, good educated parents blabla... Still they've been down there some of them. That's it.»

Bien qu'ayant conscience du danger que peut représenter Pusher Street, notamment pour ses enfants où même pour la communauté toute entière, Birgitte estime qu'il faut se garder de cette vision manichéenne qui voudrait que les pushers soient systématiquement etiquettés en tant qu'individualistes se souciant peu du destin de leur communauté209. Au contraire, à en croire Birgitte dont sa vision modérée envers ce groupe la rapproche des propos tenus par Kirsten, bien des pushers s'inquiètent de l'avenir de la communauté, et militent pour sauver Christiania. Bien sûr, cela n'excuse en rien le fait que leur présence peut provoquer des troubles dans la commune, mais Birgitte va même jusqu'à affirmer qu'ils ont une utilité dans l'institution : à travers leur monopole sur le trafic de marijuana, ils empêchent d'autres trafiquants d'un autre type (drogues dures) de venir s'installer à Christiania. Ainsi, le contrôle social très marqué que nous signalions dans le second chapitre de la première partie, serait également présent parmi les trafiquants, dont les mieux intentionnés d'entre eux veilleraient à prémunir la communauté contre le retour de drogues dures à Christiania. Autrement dit, il existerait à Christiania des pushers ayant au moins pris conscience de l'importance du maintien de la communauté pour leur activité économique, ou étant peut-être même fortement impliqués dans la défense de cette cause, ce qui permettrait de classer certains d'entre eux parmi les active sympathizers ; tandis que les passive opportunists serait composés uniquement de pushers arrivés récemment ou n'ayant pas l'intention de s'y installer durablement si bien qu'ils ne se soucient pas encore ou n'ont tout simplement aucun intérêt à défendre cette cause.

? Enfin, un troisième et dernier idéal-type serait les passive dependants. Situé en marge de la relation de domination qui caractérise les active sympathizers des passive opportunists, cette troisième catégorie rassemblerait un ensemble d'individus n'arrivant pas à subvenir à leurs besoins dans la société danoise, où le coût de la vie et par ailleurs très élevé, si bien que vivre à Christiania présente pour eux l'opportunité d'avoir une vie plus descente. Dans ces conditions, leur degré d'implication dans la vie communautaire

209 Cette coordinatrice du bureau de l'économie (økonomikontor) souligne bien le fait qu'aucun impôt n'est prélevé sur le trafic de marijuana, sans quoi l'institution toute entière serait impliquée dans ce trafic, perdrait toute crédibilité face aux autorités, et tout porte à croire que l'institution n'existerait plus à l'heure actuelle.

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est potentiellement moins élevé que les active sympathizers, et semblent avoir une conception utilitaire de la communauté.

Quoi qu'il en soit, la division entre ces trois catégories qu'avance A. Conroy repose sur une division entre les individus actifs et passifs : l'individu actif agirait dans l'intérêt de tous, puisqu'il souhaite le maintien de cette petite société alternative ; tandis que l'individu passif dans une société serait motivé par la défense de ses intérêts personnels que ce soit de l'ordre de l'enrichissement pour les passive opportunists, que de celui de la survie pour le passive dependants. Comme dans bien des groupes, cela nous ramène à l'opposition classique entre « société » et « individu », ce qui n'est pas neutre si nous reprenons les travaux de N. Elias, qui s'est intéressé au rapport antagoniste que l'on fait entre ces deux notions. Or même s'il n'y a pas de société sans individu ni d'individu sans société 210, ce qui rend ces deux notions indissociables, le sociologue allemand admet qu'il existe une conscience de soi qui amène certains individus à se représenter comme « coupé[s] de tous les autres et existant indépendamment d'eux »211, auquel cas « L'individu se sent indépendant de tous les autres hommes dont le destin lui paraît `étranger' et lui semble n'avoir absolument aucun rapport avec sa propre nature `profonde' puisque ce n'est qu'un `environnement', un `milieuÇ une `société' »212.

Ainsi, le passive opportunist tout comme le passive dependant serait celui qui regarde le monde à travers la fenêtre de sa maison, se sentant comme étranger à ce qu'il s'y passe. Dès lors, deux lectures sont envisageables parmi les éléments passifs de cette petite société : d'une part, le passive dependant peut avoir d'autres soucis à se faire avant de s'inquiéter de l'avenir de la communauté. Cela peut se manifester dans les milieux très défavorisés où nourrir sa famille, lui trouver un toit descend et se chauffer pour l'hiver, sont autant de préoccupations pouvant affecter la capacité qu'ont certains individus à se mobiliser. D'autre part, dans les milieux plus aisés, le passive opportunist serait un individu ayant besoin de cet environnement - comme le pusher, mais pas uniquement- pour soit s'enrichir, soit maintenir son train de vie.

Afin de prouver que la catégorie des passive opportunists ne concerne pas uniquement les pushers, prenons l'exemple de Richardt : un psychologue aujourd'hui âgé de 65 ans, vivant seul dans une maison très confortable qu'il a construit dans les années 1970, peu de

210 ELIAS Norbert, La société des individus, op. cit., p.117

211 Ibid., p.152

212 Ibid., p.99

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temps après son arrivée à Christiania. Alors âgé d'environ vingt-cinq ans, Richardt s'est retrouvé face à une opportunité qui consistait à construire la maison de ses rêves au beau milieu d'un espace de verdure situé en plein coeur d'une capitale européenne :

Richardt: «So, then I built this house

_ «On your own?»

Richardt: «Yeah, that was empty when I came and I was interested in this area

[...]

_ «That's a nice place.»

Nick: «That's really nice!»

Richardt: «Yeah, but that costs a lot of money you know, that's a very old behavior in the society when you feel that's your own, you think of your own person... Then, do some extra-work you know! Do whatever you can, drive a taxi in the night time and clean houses in a day time, and then you get enough money to build your own project, and then you're happy!»

Fier de cette maison qu'il a bâti de ses mains, c'est à partir d'un vieux bâtiment en ruine qu'il a réalisé cette réussite architecturale. Seulement, ce vieux bâtiment dont il s'est servi pour les fondations ainsi que le sol sur lequel repose cette maison appartenaient à l'Etat ; et le jeune Richardt a eu la chance de pouvoir s'y installer gratuitement tout en mettant de l'argent de côté pour acheter les matériaux nécessaires à la construction. Ainsi, il semblerait que c'est à force de cumuler du capital grâce à son métier de psychologue et de sa passion pour le bricolage, mais surtout grâce à Christiania (un espace où l'on a abolit la notion de propriété privée) que Richardt a eu l'opportunité de devenir « l'utilisateur »213 de la maison qu'il a construit. Grâce au statut particulier dont il a pu bénéficier, tout porte à croire que Richardt serait très reconnaissant envers l'institution dont il est membre et qui lui a permis de réaliser son rêve. Mais, loin de participer activement à sa défense, notre hôte va jusqu'à affirmer sur un ton cru, la distance qu'il prend avec les défenseurs de la communauté, ceux que nous pourrions classer parmi les active sympathizers :

Allan: «Are you walking with the rest of the tribe, on Monday morning?» Richardt: «No, fuck the tribe!»

Allan: «No?» (Laughing)

213 Tel est le terme employé à Christiania pour désigner le statut de l'occupant d'un logement.

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Richardt: «All these reacts and the hallelujah, you know...» Allan: «No, I'm just kidding!»

Son vieil ami Allan posait cette question à propos de la marche qui était prévue juste avant le procès crucial pour Christiania, qui se tenait devant la Cour Suprême au début du mois de février 2011. Conscient des distances que Richardt a pris avec les activistes, Allan cherchait juste à taquiner Richardt en sachant pertinemment qu'il allait avoir ce type de réponse. Ainsi, cette situation nous permet de classer Richardt comme un membre passif, qui a « le sentiment de se trouver à l'extérieur du monde »214 qui l'entoure, bien qu'il ait directement pu bénéficier des avantages liés au statut très particulier de la commune libre. Aujourd'hui, Richardt vit de manière très aisée dans une maison qui ne lui appartient pas, mais que personne dans l'institution ne pourrait lui retirer tant qu'il ne quitte pas sa maison pour une raison quelconque (absence de longue durée ou décès). Ni même l'Etat ne pourrait l'inquiéter, pourtant considéré comme la menace principale pour les autres membres de la communauté, Richardt a reçu en 2007 (comme les autres christianites) le fameux petit livret bleu du « plan local pour l'aire de Christiania» qui lui permettait de racheter sa parcelle de terrain contre une somme dont il peut semble-t-il aujourd'hui s'acquitter, puisqu'il affirme qu'il s'agit de la meilleure solution :

Richardt: [...] «the best thing for Christiania would be private ownership.»

Aujourd'hui, ayant accumulé le capital nécessaire pour acheter son terrain, Richardt se présente comme un christianite prêt à rentrer dans la norme et se tient à distance des activistes auxquels il n'hésite pas signifier son désaccord. Payer 1900 couronnes de contributions mensuelles (soit 255€54), plus ses charges en eau, électricité et chauffage, paraît bien dérisoire pour cet individu vivant seul et appartenant à une classe moyenne voire supérieure. C'est pourquoi ce dernier, bien que n'ayant rien à voir avec le trafic de marijuana, peut être classé dans la catégorie des passive opportunists. Enfin, rappelons que ce christianite est aussi la personne qui dénonçait ouvertement la catégorie des passive dependants :

Richardt: «Today, most of people live from social welfare... Whatever and Christiania has always been very smart at that. A sort of advising each other to get in this Union or then you can do this, and then you can do that... You pick up the Doctor and then you can get this for the rest of your life, you know, all these kinds of sneaky little ways to live easy, you know. So, it's easy living here!»

214 ELIAS Norbert, La société des individus, op. cit., p.153

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Pourtant, en examinant de plus près comment Richardt a obtenu la maison dans laquelle il vit et en considérant le peu d'intérêt qu'il porte pour la sauvegarde de l'institution qui lui a permis d'arriver à ses fins, la logique du passive dependant vivant à Christiania tout en profitant des aides sociales de l'Etat danois, n'apparaît pas si éloignée ni même plus honteuse que celle du passive opportunist Richardt, qui a bénéficié du contexte que lui offrait la communauté.

1.2 Les classes sociales à Christiania

La première sous-partie consacrée à l'application et l'analyse de la typologie d'A. Conroy nous a permis d'entrouvrir la voie qui mène à l'analyse des classes sociales à Christiania. En effet, nous avons vu que les passive opportunists, initialement perçus comme la catégorie réservée à ceux qui participent au trafic juteux de marijuana, pouvaient se confondre à d'autres individus bénéficiant de revenus élevés dans d'autres domaines bien plus légaux : il y a donc des riches à Christiania (et nous verrons que certains membres de la catégorie des active sympathizers ne sont pas en reste). Mais il y a aussi des pauvres représentés par la catégorie des passive dependants, comprenant les plus désoeuvrés (familles en difficulté, chômeurs, alcooliques, drogué, etc.), pour qui l'appartenance à l'institution est plus une échappatoire qu'un réel engagement pour la défense d'une cause.

Tout semble indiquer qu'à Christiania, qui après tout n'est que le « miroir » de la société, les individus reproduisent l'ordre social tel que nous le connaissons dans la société « classique ». Souvent pensé selon la logique antagoniste qui voudrait que le rapport hiérarchique qu'entretiennent les classes conduise irrémédiablement à une révolution, M. Weber souligne que ce rapport « ne conduit pas nécessairement à une lutte » et qu'au contraire une « dynamique » peut tout aussi bien conduire à une « absence d'opposition », voire à des rapports « solidaires »215.

Or, avant même l'arrivée des jeunes gens ayant fondé la commune libre, le quartier de Christianshavn dans lequel se situait la caserne de Bådsmandsstræde était un quartier rassemblant la classe ouvrière. Nous sommes dans la seconde moitié du XIXe siècle en plein essor industriel, la capitale danoise n'est pas en reste et doit faire face à l'afflux de cette nouvelle classe prenant de plus en plus de place dans nos sociétés contemporaines. Regroupés dans ce quartier portuaire, cette classe ouvrière participe au développement de l'industrie

215 Cf. « § 1-2 Situations de classe, classes », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.393

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navale à des fins militaires216, mais aussi pour fournir une industrie halieutique bien présente ; c'est pourquoi du XIXe siècle, en passant par les deux Guerres mondiales et jusque dans les années 1970, Christianshavn a toujours été marqué par une forte identité ouvrière.

Britta: «But in 1969 and 1970, these working-class people living here in Prinsessegade [the one which is along the old military place], opposite Christiania, opposite Bådsmandsstræde Kaserne as Christiania was called before.»

_ «Yes, I know

Britta: «Those people have been watching this place and they said: `ah-ah! We want to have fresh air and light, and a playground for our children!' So, they have asked the former minister of defense called Erik Ninn-Hansen [the Danish minister of defense from February 1968 to March 1971] if they could have some of this place for their children and also for themselves, having green...»

Voyant de leurs fenêtres que les derniers soldats affectés à la caserne de Bådsmandsstræde allaient quitter les lieux, les ouvriers vivant dans les immeubles de cinq étages qui surplombaient cette zone militaire, étaient dépourvus de jardins où leurs enfants pouvaient jouer. C'est la raison pour laquelle ils sollicitèrent le ministre de la défense de l'époque pour qu'un accès à ce grand espace de verdure soit accordé aux habitants du quartier. Après avoir essuyé un refus, les ouvriers les plus téméraires commencèrent à escalader les palissades qui condamnaient l'espace. Dans le même temps, certains squats situés dans le même quartier, tel que Sofiegården217, furent « vidés » et les jeunes gens qui y vivaient furent jetés à la rue en plein hiver. Puis, Britta explique ce qu'il s'est produit:

Britta: «So, slowly-slowly-slowly it was! And then, in 1971 there were coming some of them, calling us `from Sofiegården milieu'. They said: `come helping the working-class people!' here in this end of Prinsessegade. So, they tore down the fences around the barracks. `Come on here!' they said, and then we came Jesper [her former husband] and me, and some others. And then (she laughs), you know, some kind of strong boys and they were drinking, and standing up, saying: `come on!' Then, we helped them

La suite, nous ramène à ce que nous évoquions dans l'approche socio-historique développée l'année dernière218 : ils fondèrent la commune libre de Christiania. Toutefois, le rôle de premier ordre que jouèrent les habitants de ce quartier dans les journées consacrées à

216 Dans le même temps que se développe l'industrie, l'Europe est également marquée par des rapports diplomatiques assez instables qui amènent les Etats européens à s'armer.

217 Sofiegården signifie « le jardin de Sophie », il s'agissait de nom donné à un squat assez connu dans le quartier de Christianshavn qui fut créé en 1966 puis vidé à l'hiver 1969, dans lequel Britta a très activement participé. D'ailleurs, une grande majorité de la centaine de squatteurs qui vivaient dans les immeubles de Sofiegade (nom de la rue), furent les principaux artisans de la fondation de Christiania au mois de septembre 1971.

218 Cf. « A) L'héritage du passé », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.18-20

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la sape des murs renfermant cette nouvelle terre de liberté219 nous avait échappé. Et ce n'est qu'à partir des entretiens approfondis réalisés avec Britta et Morten, que nous avons pu mettre à jour le rôle prépondérant qu'a joué la classe ouvrière dans la genèse de Christiania.

Morten: «In the beginning it was a working class area and most of the people who lived in Christianshavn worked in the factories. And at that time, most of them thought that Christiania people were just people who didn't want to work. There were lazy people living here in Christiania [...].»

Comme semble vouloir dire Morten, a première vue cette cohabitation entre les travailleurs de la classe ouvrière et des jeunes gens, étudiants ou non, issus des classes moyennes et supérieures, s'identifiant pour la plupart au mouvement hippie, venus chercher un endroit où paresser et consommer toutes sortes de drogues toute la journée, aurait pu être un cocktail assez explosif. De plus, la proclamation du 26 septembre 1971 de la commune libre de Christiania par ces jeunes gens, en lieu et place du jardin du quartier où les familles ouvrières aimaient venir y passer leurs week-ends, ressemblait fort à une appropriation d'un espace que jusque-là ces deux mondes se partageaient. Evidemment, dans ce contexte assez particulier il y a pu, et il y a même dû y avoir des tensions, mais aucune source ni même nos entretiens avec les christianites ayant connu cette époque n'ont révélé une guerre ouverte entre ces deux camps, que pourtant tout semblait opposer.

Morten: [...] «But now, the opinion has changed in the favor of Christiania all over Denmark. And the population here in Christianshavn has changed from people with low incomes to people with high incomes. And people with high incomes are often more tolerant of the ideas that we represent.»

_ «Really?»

Morten: «Yeah, paradoxically enough

_ «Yeah, because from the outside I would rather say the contrary

Depuis, le quartier de Christianshavn a été soumis à un phénomène de gentrification auquel Christiania semble avoir étonnamment échappé. Peu à peu, le profil social du quartier de Christianshavn s'est métamorphosé en quartier résidentiel avec des appartements rénovés permettant d'accueillir une population jeune et active. L'arrivée massive de ce nouveau type de population ainsi que la restructuration du quartier a fait de Christianshavn un quartier attrayant, très prisé par les familles de jeunes cadres supérieurs. Aussi, implanté dans une

219 En réalité, il leur a fallu s'y reprendre à plusieurs reprises (trois fois d'après les sources) avant que les assaillants de la caserne de Bådsmandsstræde ne parviennent à saper le moral des autorités qui renoncèrent face à l'insistance de cette classe ouvrière ainsi que de ces jeunes gens, qui avaient élu ce vaste espace comme terrain de jeu.

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municipalité historiquement sociale-démocrate, ce quartier rassemblant de jeunes familles aisées aux idées assez progressistes est aujourd'hui un milieu propice au maintien de la communauté. De plus, Christiania n'est pas étrangère à cet engouement pour Christianshavn, car cette expérience sociale d'un autre type est également un haut lieu culturel qui rassemble des musiciens, artistes-peintres, écrivains, et beaucoup la considère aujourd'hui comme une source d'inspiration. La commune libre est même devenu un quartier branché où nombreux sont ceux qui voudraient s'y installer. De ce point de vue, compte-tenu de l'accroissement des valeurs immobilières que cela induit, il y avait fort à parier que Christiania allait progressivement céder à ce phénomène urbain d'embourgeoisement.

Compte tenu du faible échantillon de christianites interrogés dont nous disposons220, nous ne sommes pas en mesure de dresser une analyse précise des caractéristiques sociales des christianites. Cependant, nous savons à travers l'existence de la catégorie des passive dependants que de nombreux christianites (et peut-être même une majorité) appartiennent aux classes inférieures. Et la nécessité qu'ont ressentie les membres de l'institution de créer un bureau de l'assistance sociale (Christiania beboerrådgivning) pour régler les problèmes de dépendance qui frappe notamment les plus nécessiteux, ne peut que conforter cette idée. Par ailleurs, l'entretien avec Astérix et son ami Allan nous révèle certains aspects sur la manière dont les classes sociales se répartissent dans l'espace :

Allan: «And you mentioned differences between areas to areas, it's interesting because there are two main areas which are different, or which have been at least very different, hum... The

most upper-class influenced area is the area next to this area: it's called Mælkbøtten.»

Astérix: «Yes

Allan: «I remember in the early seventies when I talked about Mælkbøtten it was like talking about a place like Hellerup in Copenhagen, where the richer people live, and because the unofficial chairman or chief of Christiania Pear Luthavn, he was an architect who lived there and other people who called himself Luthavn, «lion tooth»; and on the other hand, you had a house called «Fredens Ark» which was also called «Fredens kloak», because there were living a lot of young people very poor, who maybe had ran away from their parents' place, or institutions.»

_ «Oh, I see. I that the building where we can find the Christiania archives?» Allan: «Yes, it is

Astérix: «But in the beginning there were also a lot of academic people who were living there... A lot of people who belong to the academic sphere, like more...»

220 Rappelons que ce mémoire est réalisé à partir de dix entretiens ethnographiques. Evidemment, cet échantillon est trop restreint pour que nous puissions prétendre à donner une image fidèle des classes sociales qui compose un groupe de huit-cent cinquante à mille individus.

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Allan: «Oh yes, in Mælkbøtten. So that's why I think it's correct to say that Mælkbøtten has had a wrong name, correct or not correct... But I think it's mostly correct that Mælkbøtten was the area where you could find mostly people who were academics, who were upper-class people. Also some... Not upper-class people, few from the very lower-class

Cette discussion entre Allan et Astérix montre une certaine répartition des classes dans l'espace, à travers deux aires locales pas vraiment distantes l'une de l'autre : Fredens Ark (« L'arche de la paix », aire locale n°3) et Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8). Astérix, qui nous avait accueilli lors de cet entretien dans sa roulotte située à Nordområdet (« L'aire du Nord, aire locale n°9), perçoit ses voisins de Mælkebøtten comme pour la plupart membres d'une classe supérieure du fait de leur appartenance au milieu académique. En effet, rappelons que c'est en cette même aire locale que nous retrouvons le CRIR (Christiania Researcher In Residence) où habite notamment Emmerik qui travaille à la bibliothèque Royale de Copenhague et sa femme qui réalise actuellement sa thèse à l'Université de Malmö. C'est aussi dans cette aire locale que nous avons rendu visite à Britta, une artiste aujourd'hui coordinatrice de l'association culturelle de Christiania dont le mari réalisateur a fait ses études dans la prestigieuse école de cinéma de Copenhague. Voici sans doute quelques raisons qui permettent à Astérix et Allan d'en arriver à la conclusion que des personnes importantes, avec a priori des revenus plus élevés vivent à Mælkebøtten221. Parallèlement à cela, les deux compères voient en Fredens Ark le lieu tristement célèbre ayant abrité les junkies de Christiania dans les années 1970 avant que les activistes ne les délogent. Depuis, malgré les travaux réalisés pour réhabiliter l'immeuble222, l'image d'insalubrité et d'insécurité lui colle à la peau. Réinvesti par de nombreux pushers après le départ des junkies, Fredens Ark conserve une mauvaise image même parmi les christianites qui surnomme cette « Arche de la paix » (Fredens Ark), « le cloaque de la paix » (Fredens kloak), c'est-à-dire un lieu malsain, un véritable « trou » où il ne fait bon vivre parmi les délinquants et les personnes à problèmes. Plus loin, Astérix remarque que le profil social de chaque aire locale tend à se reproduire et ainsi se maintenir en raison du mode de sélection de nouveaux arrivants : la cooptation.

Astérix: «But that's a normal thing after forty years, when people select new citizens, they were always looking for people who look like themselves, you know... So this social thing like Christiania is, like in the beginning it was a place for everybody but it didn't really get along because now Christianites don't choose people who have social problem, you see?»

221 Dans ce témoignage, Allan va même jusqu'à comparer cette petite aire locale de Christiania à Hellerup, la banlieue résidentielle huppée, située au Nord de Copenhague et connue pour ses habitants célèbres (membres du gouvernement, artistes, etc.) qui vivent dans d'imposantes villas avec vue sur la mer. Par ailleurs, Allan évoque l'existence d'un « chef non officiel » de Christiania, élément sur lequel nous reviendrons plus loin.

222 Cf. « A) Du blocus contre les junkies », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.25-27

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Ceci expliquerait en partie pourquoi les classes inférieures subsistent dans certaines aires locales telles que Fredens Ark, dans un environnement pourtant soumis au phénomène de gentrification. Dans cette mesure, nous pouvons estimer que le combat mené par les pionniers pour « le droit à la ville » évoqué en introduction, semble avoir porté ses fruits puisque les classes inférieures sont toujours bien présentes à Christiania ; une institution qui a su conserver son identité alternative et populaire :

Morten: «Yeah, but that's not my opinion, I think Christiania should be a squat!» «Just a squat

Morten: «Yeah, a squatted area. And it should be a political manifestation of civil disobedience. And think I am too much over politicians you know, to... to just let it be like a middle-class... artists' community, you know?»

_ «Yeah

Morten: «So, I want it to be a squatted area with poor people, protesting politically against hum... You know a world... (Silence)»

Le maintien de l'identité de Christiania est au combien importante pour Morten qui, d'après lui, la communauté doit rester un squat. Autrement dit, un lieu ouvert à tous qui réunirait non pas des classes adossées une à une, mais un lieu où s'exprime la « désobéissance civile ». Telle serait, dans son idéal, le sens de cette enclave communautaire nichée au milieu de la société « classique », qui réunirait en un même espace les plus pauvres comme les plus riches.

Pour résumer, dès ses origines Christiania était caractérisée par une mixité sociale assez inédite puisqu'elle a fait cohabiter deux univers sociaux très distants (la classe ouvrière et des jeunes gens issus des classes moyennes). Puis, la commune libre a semble-t-il su résister à un phénomène de gentrification car la présence des couches populaires a été maintenue grâce à un système de reproduction sociale lié au maintien du principe de cooptation pour intégrer les aires locales. Si nous prenons en compte le fait que les christianites évoluent dans un isolat géographique, alors le rapport antagoniste classique entre les classes supérieures et inférieures aurait pu se déclencher avec une certaine intensité. Mais nous n'avons pas pu constater ce type de rapport conflictuel sur le terrain. Or, le maintien d'une certaine harmonie, malgré cette mixité sociale, peut s'expliquer grâce au statut particulier dont bénéficie Christiania qui reste encore à l'heure actuelle un squat, ce qui induit

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que cet espace résiste au phénomène d'accroissement des valeurs immobilières, ce qui prévient le groupe d'une ségrégation et donc à l'éclatement du la communauté.

Ainsi, les deux sous-parties présentées dans cette première section constituent autant d'entrées possibles qui permettent de différencier les groupes et de les classer selon leurs caractéristiques propres. La typologie d'A. Conroy se vérifie encore à l'heure actuelle et son application à certains cas spécifiques223 montre qu'il est parfois plus difficile qu'on ne le pense de classer certains individus. Ensuite, l'existence de la catégorie des passive dependants nous a amené à penser Christiania en termes de classes sociales, ce qui nous a permis de dégager une première forme de hiérarchie à l'intérieur de cette communauté. L'ordre social peut, certes sembler aller de soi, mais il était nécessaire de tester notre objet à partir de cette notion afin donner un peu plus de poids à l'idée que la nature du pouvoir à l'intérieur de cette société alternative reste similaire à celle de la société « classique ».

Section 2- Distribution des rôles

La sociologie interactionniste constitue un point d'entrée facilement applicable dans un isolat social tel que Christiania. Nous ne cherchons pas à faire le catalogue des paradigmes mobilisables pour notre objet d'étude, ni même à revenir sur les vertus socialisantes de l'usage de la marijuana et de la théorie d'H. Becker mobilisée l'année dernière224. Nous ne pouvons sans doute pas non plus rendre compte de tout ce qu'il se passe dans une institution qu'à travers l'analyse des interactions, mais force est de constater que la « présentation de soi »225 est très importante pour nous qui sommes amenés à démontrer qu'il existe un ordre hiérarchique dans une société alternative où il n'y a a priori aucun chef ni leader. Il ne s'agit pas non plus de chercher un chef là où il n'y en a pas, mais toujours est-il que les acteurs jouent un rôle dans l'institution, se construisent une identité à travers leurs représentations qui repose sur des « signes distinctifs », un « appareillage symbolique » qu'E. Goffman appelle « la façade »226, qui permet à l'acteur de légitimer voire de renforcer sa position dans le champ.

223 Tel que nous l'a montré l'exemple de Richardt.

224 « B) Y a-t-il une culture de la déviance à Christiania ? », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.47-53

225 Au sens de représentation comme l'entend le sociologue interactionniste E. Goffman, soit « la totalité de l'activité d'une personne donnée, dans une occasion donnée, pour influencer d'une certaine façon un des autres participants. Si on prend un acteur donné et sa représentation comme référence fondamentale, on peut donner le nom de public, d'observateurs ou de partenaires à ceux qui réalisent les autres représentations. Cf. GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne - La présentation de soi, op. cit., p.23

226 Ibid., p.29-36

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2.1 Se positionner dans l'institution

Dès son entrée dans l'institution, l'individu est rapidement amené de manière inconsciente à définir sa position. En effet, J. Lagroye appelle « structuration des choix » le fait que « les agents, qu'ils soient politiques, administratifs ou autres, sont fréquemment en présence de plusieurs possibilités d'action, même s'ils ne la perçoivent pas toutes avec la même intensité. Leurs choix, c'est-à-dire leurs préférences qu'ils manifestent en pratique pour l'une ou pour l'autre de ces possibilités, peut résulter simplement de l'habitude, d'une fidélité à leurs conduites antérieures, de leurs propriétés sociales, ou d'une propension à satisfaire leurs alliés »227. Selon cette logique, se comporter normalement dans l'ordre institutionnel, c'est d'abord choisir sa position dans le nouvel univers auquel l'individu cherche à s'intégrer. La position que l'on prend dès le processus d'intégration est déterminante pour la suite de l'expérience communautaire.

Bien entendu, je pourrais évoquer ma propre expérience sur le terrain, en tant que profane venu se greffer au groupe de manière à en comprendre et à en analyser les caractéristiques, ce qui m'a amené à orienter mes choix vers la catégorie active sympathizers (les activistes), un groupe beaucoup plus ouvert, bien plus facile à approcher et bien plus enclin à parler d'eux et de leur expérience communautaire ; plutôt que le groupe des passive dependants, ou encore moins celui des pushers dont la plupart sont classés parmi les passive opportunists, qu'il m'a été vivement conseillé de ne pas approcher pour les raisons que nous verrons dans la troisième section. Mon réseau d'interrelations est donc très clairement orienté vers le groupe des activistes, c'est pourquoi l'exemple de positionnement dans le champ que nous allons voir concerne une personne pouvant être assimilée à ce groupe : Britta, dont nous allons analyser la trajectoire avec plus de précision, car son analyse révèle une véritable propension à se positionner de manière assez confortable dans l'institution.

Britta a soixante-huit ans, issue d'une famille de classe moyenne supérieure (un père dentiste et une mère professeur de gymnastique), elle est née dans une maison située dans la rue d'Havnegade, juste de l'autre côté des canaux qui délimite le quartier de Christianshavn. Ce quartier a longtemps été son terrain de jeu et il est aujourd'hui devenu partie intégrante de sa vie. Très jeune elle rêvait de devenir actrice ; en 1966, alors âgée de vingt-deux ans, Britta fit la connaissance des premiers squatteurs de Copenhague et prit l'initiative de fonder un nouveau squat dans la rue de Sofiegade qu'ils appelèrent Sofiegården. Elle s'y installa avec sa troupe de théâtre et rencontra Jesper, son premier mari, avec qui elle constituera un couple

227 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.162

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connu de tous dans ce squat de Sofiegården étendu dans plusieurs immeubles mitoyens, qui a abrité jusqu'à cent squatteurs. Tout au long de l'entretien, Britta laisse entendre que le couple qu'elle formait avec Jesper avait beaucoup d'influence sur les décisions qui se prenaient dans ce squat, surtout grâce à son mari qui était très respecté dans ce milieu. Lorsque nous évoquons avec elle le mode de prise de décision (similaire à Christiania, avec ses assemblées communes) qu'ils instaurèrent à Sofiegården, Britta explique pourquoi son mari était aussi respecté :

Britta: «Yeah! But we voted a foreman, a chairman

_ «Ok. Who was the chairman? Yourself?»

Britta: «No, it was my husband Jesper, because we called him `chairman Jesper'.» _ «Why did they vote for him?»

Britta: «Because he was very good at speaking, he made speeches, but he wasn't deciding, we were discussing all of us but he was very good at... As spokesman like

Grâce à la réputation de leader de son premier mari, Britta semble avoir pu bénéficier d'un certain rayonnement dans un squat qu'elle avait créé avec quelques-uns de ses amis artistes. Au-delà de sa capacité naturelle à prendre cette initiative, ce qui a permis à cette centaine de jeunes gens de trouver un toit, et donc à être respectée au sein de cette petite communauté ; Britta a su renforcer sa position grâce à un statut de femme de chef ou plutôt femme de leader de groupe, ce qui lui a permis de faciliter sa capacité d'influencer le reste du groupe :

Britta: «And I told him an all-night about this person... My friend who is theater painter friend

«Oh yes, the one who smart but not in the right way.»

Britta: «Yeah, I said he was too smart and I said it wasn't so good, and a bit alike we got more socialized. I was very in a dilemma. I was the one who tried to say something! (She laughs) And then at night, Jesper and me, we found the other people and say: `Let's make a palace revolution!' Palace in Sofiegården! (She laughs) And we decided Jesper and me to go there and say: `This cannot go longer, we have been so nice, we cannot be a self-ruling system'.»

_ «Yeah

Britta: «We wanted to be and do it together with another shape

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Dans ce dernier extrait, Britta explique comment, une nuit, elle est parvenue à convaincre son mari de lancer une « révolution de palace », une sorte de petite mutinerie contre un membre de ce squat, qu'elle jugeait comme ayant pris trop de pouvoir dans le groupe228.

Le lecteur notera que l'exemple cité ne concerne pas Christiania, mais un squat « vidé » par les autorités à l'hiver 1969 et dont la plupart de ses membres (dont Britta) ont ensuite investi l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde, située à deux pas. Britta, nous l'avons déjà évoqué, a participé au début des années 1970 avec ses amis de Sofiegården aux opérations de sape des murs lancés par les habitants du quartier. Toutefois, lors de cette période de transition, quelque-chose d'important s'était produit dans la vie de Britta : sa relation avec Jesper s'est éteinte en même temps que Sofiegården disparaissait. La jeune femme, pas le moins du monde découragée de trouver l'homme avec lequel elle partagera ses jours, a rencontré Nils. Nous avons fait la connaissance du mari actuel de Britta dans leur belle maison située à Mælkebøtten (la fameuse aire locale qu'Astérix et Allan définissait comme « upper-class »), Nils a étudié dans la prestigieuse école de cinéma de Copenhague, il a fréquenté Sofiegården où il a rencontré Britta, et exerce aujourd'hui la profession de réalisateur de fictions ou de documentaires qui traitent notamment de Christiania229. Encore une fois, dès la création de Christiania, Britta a semble-t-il tout de suite orienté ses choix sentimentaux vers une personnalité de renom avec qui elle a fondé une famille et s'est installée dans l'imposante maison baptisée « Laden » (la grange). Bien sûr, l'enquêtée ne nous a pas clairement évoqué les avantages qu'il y avait à partager ses jours avec une personne ayant un poids dans l'institution, mais les commentaires nous sont venus de leur voisinage.

En effet, si nous nous rapportons à l'entretien réalisé dans la petite roulotte d'Astérix, située à vingt mètres de la maison de Britta et Nils230, nous nous apercevons que ce dernier bénéficie d'une certaine notoriété à Christiania, au moins aussi importante que celle de Jesper (le premier mari de Britta) à Sofiegården :

228 Tout au long de l'entretien, Britta évoque à plusieurs reprises cet « ami » qui travaillait comme artiste-peintre au théâtre Royal, et avait investi tout le rez-de-chaussée de l'un des immeubles squattés par les jeunes gens de Sofiegården (1966-1969) ; chose que Britta n'avait pas accepté, et dont elle a su mettre un terme en provoquant cette petite mutinerie.

229 Nils Vest est très connu à Christiania, n'hésitant pas à mettre en scène sa femme Britta dans quelques-uns de ces films et documentaires, il a réalisé nombre de ses films autour de la commune libre. Ces travaux les plus remarquables sont : le documentaire sorti à l'occasion du vingtième anniversaire de la communauté, dont le titre reprend la devise officielle : Christiania - Tu as mon coeur (1991), traduit en anglais et en allemand ; Auquel nous pouvons ajouter certains de ses films les plus engagés tels que Loi et ordre à Christiania - 2 (2003), ou encore le film mettant en scène la troupe de théâtre de sa femme Britta, La troupe de théâtre de Solvognen - cinq jours pour la paix (1978). Source: http://www.vestfilm.dk/

230 Mais dans l'aire locale voisine de Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9), juste à la frontière immatérielle avec Mælkebøtten (« le pissenlit », aire locale n°8).

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Allan: «I think the question you just ask to Astérix is very-very important and I'm very happy for his answer... It's something new and revolutionary that, even a guy like Nils Vest, who lives just opposite here, who's the closest person who you can compare as a chief in Christiania... He would be the first to say «I'm not a chief», but he is a kind of spokesman, a spokesman for many, many times, and he shown recently, I like that, he is brave... He wrote in UGESPEJLET, the weekly mirror or internal newspaper, that his own son, I think he has a couple of children... He had a son who said to his friends «when we go to Christiania, when I'm going home to visit my father, we avoid Pusher Street, we don't go that way». So indirectly, I think he wrote: `let's boycott Pusher Street'.»

Nils Vest est considéré comme quelqu'un de courageux par Allan qui semble ressentir de l'admiration pour lui: il est celui qui a su clamer haut et fort sa désapprobation vis-à-vis des pratiques, de la violence et de la domination exercée par les pushers. Il s'agit d'un homme cultivé dont la plume a semble-t-il impressionné les lecteurs d'UGESPEJLET (« Le miroir de la semaine », le journal de la communauté), polyglotte231, cet homme assez charismatique présente un profil similaire à l'ancien mari de Britta : une personne présentant des qualités naturelles de leader qui, certes, ne doit pas faire l'unanimité dans la communauté, même parmi les active sympathizers dont certains pourront ressentir une forme de jalousie ; mais toujours est-il que le mari de Britta est une personnalité qui émerge au sein du groupe et assure sans aucun doute une position confortable pour Britta, car la renommée de son mari, le rayonnement dont il peut lui-même bénéficier dans la communauté, reflète sans aucun doute sur son épouse qui peut exploiter cette renommée pour construire son identité et entretenir sa position dans l'institution.

Enfin, il est important de souligner que la prise de rôle de Britta dans l'institution ne se limite pas au statut de femme d'un leader du groupe, mais elle est elle-même très impliquée dans la vie communautaire. Après s'être récemment retirée du groupe de contact (Kontaktgruppen), Britta continue à entretenir des liens très étroits avec sa coordinatrice (Hulda) :

Britta: «I used to be in the contact group but in the last years or something, but I cannot anymore. But I'm deeply connected with them, if there's something I can go. And I talk with Hulda [Hulda Mader, cf. interview] almost every day (she laughs).»

_ «Ok, you still have connections with the contact group

Britta: «I help for special things, especially in the communication and the press group

231 Nils Vest est quelqu'un de très occupé que je n'ai malheureusement pas eu l'occasion d'interroger. Nous avons seulement pu échanger quelques minutes, en marge de l'entretien réalisé avec sa femme Britta.

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Sollicitée, selon elle, pour des questions très « spéciales » qui concernent la communication et les relations avec la presse, Britta occupe toujours une place importante dans le groupe de contact. au-delà de cette forme de disponibilité, cela veut surtout dire que malgré son âge vieillissant, Britta cherche à se tenir informée de ce qui se passe dans ce groupe très fermé qu'est le groupe de contact, ce qui lui permet de conserver le statut très particulier dont bénéficie le christianite membre de ce groupe et d'en tirer les rétributions que nous détaillerons dans le dernier chapitre. Enfin, Britta est aussi la fondatrice de l'association culturelle de Christiania, qu'elle a créée en 1996, dont l'objectif affiché est de promouvoir la culture en établissant un « pont » entre les artistes christianites et non christianites. Mais si l'on adopte un point de vue analytique de type bourdieusien, cela lui permet surtout de cumuler capital social et culturel, et d'entretenir son image : une femme appartenant à la classe supérieure, très dynamique ce qui lui permet de maintenir le côté incontournable de sa personnalité dans le petit univers social de Christiania.

Pour résumer, en partant d'une analyse de la trajectoire de Britta et des circonstances dans lesquelles elle est entrée dans l'institution, nous pouvons constater que le positionnement de l'individu dans l'institution est déterminant, car il permet de dégager certains profils, dont les caractéristiques nous permettent de les placer dans les hautes sphères de la hiérarchie sociale de Christiania : le couple Nils Vest - Britta a su cumuler un certain nombre de ressources, à la fois culturelles, économiques et sociales, qui leurs permettent aujourd'hui d'occuper une position confortable, un sentiment d'appartenance à la classe supérieur de Christiania (et même plus largement de la société ordinaire). Ce sentiment est à la fois ressenti par les principaux intéressés qui occupent leur rôle et entretiennent leur image de personnalités incontournables à Christiania, ainsi que par les autres membres de l'institution, tels qu'Allan, tout comme les individus extérieurs à l'institution (tel que le profane) qui, par leur simple présence, deviennent le public de cette représentation et participent au maintien de ce rôle.

Cet exemple passé sous le prisme de la sociologie interactionniste, et plus particulièrement grâce à l'analyse de la prise de rôle et de la représentation, offre un angle de vue permettant de dessiner les contours d'un ordre hiérarchique à Christiania. En relevant un certain nombre de caractéristiques sociales, de traits de caractères et en analysant de près le type de discours, nous pouvons sans trop de difficultés distinguer les rôles qu'endossent les individus dans le groupe ; et cela même si les membres de l'institution affirment qu'il n'existe aucune hiérarchie à Christiania.

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2.2 Prendre le jeu à son compte

L'institution n'est pas un corps figé. Nous avons vu que les individus se positionnent, acquièrent un statut et cherchent à le consolider grâce à leurs représentations ; mais les rôles ne sont pas fixes car les individus se meuvent et cherchent à atteindre la position jugée la plus confortable. Celle-ci dépend des ambitions personnelles et cette chance qu'ont les individus de se déplacer sur l'échiquier institutionnel dépend grandement de leur capacité à prendre le jeu à leur compte.

J. Lagroye relève l'« existence de rôles institutionnels », qu'il définit comme une « croyance très générale, une forme d'accord très partagée, même si tous les membres d'une société politique sont loin d'avoir une connaissance claire et complète des institutions qui caractérisent et balisent cet espace. C'est en fonction de multiples facteurs - le statut social, la profession, les études suivies, les expériences et les connaissances acquises dans d'autres formes d'activité, ou encore l'intérêt porté à la politique - que certains individus ou groupes d'individus sont amenés à appréhender l'ordre institutionnel avec précision, tandis que d'autres n'en ont qu'une perception floue et ont que peine à s'y comporter correctement »232. L'individu, nous l'aurons compris, n'est pas un acteur passif dans l'institution, mais sa position dans le champ dépendra de sa capacité à calculer la manière dont il se meut dans l'institution ce qui, si ce calcul est bien fait, lui permettra d'optimiser sa position dans le champ. Cette position qu'il occupe dans l'institution, lui permettra (comme nous l'avons vu avec Britta) de tirer un certain nombre de ressources, des gratifications qui lui permettront de forger son identité, d'acquérir un statut et de le renforcer au moyen d'une représentation.

Toutefois, comme l'explique J. Lagroye, modifier sa position au gré de ses besoins et de ses envies n'est pas chose aisée : cela demande d'autres qualités que celles évoquées dans l'exemple de Britta, car savoir faire usage de l'institution nécessite que l'acteur soit capable de lire l'ordre institutionnel et d'évaluer presque instantanément les opportunités qui s'offrent à lui. Cette aptitude à faire les bons calculs et les choix judicieux, nous la retrouvons dans l'entretien réalisé avec Joker, c'est pourquoi nous allons à présent nous attarder sur son cas tout comme nous avons pu le faire avec Britta.

D'abord, commençons par dire ce que Joker n'est pas : il n'appartient ni à la classe supérieure, ni au petit groupe très restreint du groupe de contact, auquel l'adhésion paraît pourtant si précieuse si l'individu veut élever son statut dans l'institution. Joker est un homme de quarante-sept ans, marié, un enfant, et il s'est installé à Christiania en 1989. Aujourd'hui

232 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.140

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leader d'un groupe de rock composé de christianites appelé Sorteper233, sa passion pour la musique ne lui permet pas de vivre. C'est pourquoi tous les lundis il assure la permanence du « Nouveau Forum » et perçoit les aides sociales de l'Etat, ce qui lui permet de contribuer comme il le peut au paiement des charges familiales dont une grande partie est assurée par les revenus de sa femme.

Il travaille dans le même corps administratif que Kirsten et c'est dans ce même bureau des relations extérieures de Christiania que nous l'avons rencontré. Ainsi, Il fait aujourd'hui partie intégrante de cette bureaucratie, y réalise un travail régulier qu'il applique selon des normes très précises, en appliquant les procédures habituelles de réception des visiteurs extérieurs pour répondre à leurs questions, il répond au téléphone, et fait son travail d'intermédiaire en orientant et en conseillant les gens (christianites ou non), à la recherche d'informations ou d'une personne en particulier. Tout semble donc indiquer que Joker adhère à cette institution et participe à son échelle au maintien de celle-ci, ce qui nous permet à la lecture de ce profil de classer Joker dans la catégorie des active sympathizers. Cependant, l'entretien ethnographique réalisé avec lui révèle qu'avant de s'impliquer comme il le fait actuellement dans le maintien et la promotion de l'institution à laquelle il appartient ; Joker déclare avoir été un pusher durant quatre à cinq ans, et avoir pris part à ce commerce qui, soulignons-le, est pourtant considéré comme néfaste pour la communauté par la plupart des activistes :

_ «Ok. And what do you think about Pusher Street? I mean, are you against selling hash in Christiania?»

Joker: «No, I think it's stupid that hash is illegal. For me, hash is legal up there. But for me there are two kinds of pushers you know: the good guys and the bad guys. Just like there are the nice bar tenders and the not so nice bar tenders. So, I'm aware of all these bad things happening in Pusher Street, I'm aware that a lot of things get out of hemp [...].»

Membre de la bureaucratie de Christiania, Joker adopte un ton similaire à Birgitte (la coordinatrice du bureau de l'économie), qui prête à certains pushers des qualités qui permettent de classer certains d'entre eux parmi les active sympathizers, ou au moins dans une catégorie intermédiaire qui se situerait au beau milieu de ce rapport antagonisme souvent définit selon une vision manichéenne : avec d'un côté les « bons » activistes et de l'autre les « mauvais » pushers. Mais ce n'est qu'un peu plus loin dans l'entretien que le cas de Joker

233 Sorteper est la traduction danoise du personnage de fiction de Walt Disney Pat Hibulaire. Ce gros matou au

regard de gangster est l'un des plus anciens personnages de Disney souvent décrit comme l'ennemi juré de

Mickey Mouse.

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prend une toute autre dimension, puisque avant d'occuper sa position actuelle, notre enquêté a connu une phase d'intégration assez atypique :

Joker: «Oh, I started immediately when I moved in Christiania in 89'. Actually, I was not that aware, I was just following the time so to speak, swimming with the current or something like that.»

«Swimming with the current? What do you mean?»

Joker: «I mean... Yeah, I never thought it was very important where I was. I mean I really tried to get in Christiania, I didn't really... I just accepted what happened

_ «And what happened?»

Joker: «What happened was I had a job here in Christiania

_ «Ok, is it the way you got integrated?»

Joker: «Oh yeah-yeah. I had this job half an hour every day: cleaning the floor in a café

[...].

»

Lors de ses premiers pas dans l'institution, Joker se présente comme quelqu'un n'ayant pas cherché à optimiser sa position dans la hiérarchie communautaire, et explique s'être contenté de « suivre le courant » sans trop se poser de questions, acceptant bien volontiers la fonction de balayeur que l'on a bien voulu lui prêter, pourvu que cela lui laisse une chance d'intégrer l'institution. Mais, la suite de son récit laisse entrevoir comment son rôle a pu évoluer :

Joker: [...] «While I had this job I didn't make enough money so this pusher just gave me hash. I was when I had a place to stay in Christiania, this pusher just came to me for fun and said: (he takes a rough voice) `hey Joker, I want my money for all this hash.' I said `yeah but I don't have any money so you cannot have it'. And then he gave me an even bigger smile and he thrown me a block of hash and said: `Ok, let's go make some money!' And then we went down on Pusher Street and sold the hash, in a pretty short time I had the money to pay him, I sold the rest of the hash and I thought it was fun. And then I needed an electric guitar, so I sold more hash, then I bought another electric guitar and then I actually needed an amplifier, and then I... You know, just went into... Selling some more hash was so easy

_ «Yeah

Joker: «And I didn't really think about it

Tout en occupant son rôle de balayeur de café, ce christianite a progressivement réalisé que son statut ne le satisfaisait pas, c'est pourquoi il a saisi l'offre d'un trafiquant de Christiania qui est rapidement devenu son fournisseur, ce qui a fait de Joker un pusher parfaitement accepté par le groupe. Devenu un membre actif de ce groupe des passive opportunists, celui-là même que la plupart des active sympathizers stigmatisent ; le choix qu'a

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fait Joker à cette époque aurait pu le conduire à maintenir cette position tant que cette position lui permettait de satisfaire ses besoins: se faire de l'argent facile et s'offrir les guitares de ses rêves. Toutefois, nouveau retournement de situation, Joker évoque la rencontre avec sa femme comme un véritable déclic l'ayant amené à changer sa position dans l'institution :

Joker: «[...] And life was pretty easy, you know, from drunk to hangover, to hangover to drunk, and then I met this wonderful girl and I started all this civilization shit and I got a fridge. [...] I stopped selling because I was not really creative when I sold hash. I made a lot of money but no music. [...] The point is I didn't write songs anymore at that time. I bought a lot of guitars but I didn't write songs anymore

Avant de rencontrer sa femme, elle aussi christianite, Joker nous raconte la vie chaotique qu'il menait, dormant dans une caravane, consommant de la marijuana à longueur de journée avant d'aller se saouler dans les bars de Christiania, cela ne pouvait plus correspondre à leur projet de fonder une famille. D'ailleurs, notons cette manière assez surprenante qu'il a de considérer que le fait d'avoir un réfrigérateur correspond à ce tournant dans sa vie, ce qui montre à quel point le contraste a dû être saisissant entre la vie de débauche qu'il a connu en tant que pusher et sa position actuelle de père de famille et de fonctionnaire de la communauté assurant une tâche administrative bien précise. Mais ne nous y méprenons pas : ce basculement d'une position à une autre ne doit pas être perçu comme un acte rédempteur, ce qui signifierait que Joker a définitivement tourné la page. Aujourd'hui, il n'exprime aucun regret sur son passé et il se présente comme un agent ayant saisi l'opportunité offerte par un trafiquant. Alors, Joker a rapidement su endosser ce rôle de pusher ce qui lui a permis de s'enrichir durant quatre à cinq ans. Mais, peu à peu cet individu a réalisé que son rôle prenait le pas sur ce qu'il aimait avant tout: sa femme et la musique. La surconsommation d'alcool et de marijuana affectait sa créativité artistique, si bien qu'il a pris la décision de changer sa position dans le champ. Aujourd'hui encore, Joker a conservé un certain nombre de « schèmes d'action »234, de comportement qu'il a assimilé lors de son processus de socialisation parmi les pushers: il fume toujours une quantité impressionnante de marijuana, y compris sur son lieu de travail où il est libre de fumer comme bon lui semble, ce qui laisse entendre qu'il n'a pas totalement rompu ces liens avec les pushers235.

En effet, Son passage dans différents groupes lui a permis d'apprendre à appréhender l'ordre institutionnel tel qu'il se décline à Christiania, ce qui lui a permis de prendre le jeu à son compte. Arrivé en tant qu'individu assez passif, « acceptant [ce qui lui] arrivait » et

234 Cf. « Le rôle des habitudes », in LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action, op. cit., p.130

235 Cf. « Comment on devient fumeur de marijuana », in BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la déviance, Paris, A-M Métaillé, 1985, p.64-82

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« nageant dans le sens du courant », Joker a rapidement su assimiler les principaux rôles joués dans l'institution et se projeter dans cet ordre institutionnel si particulier, pour aujourd'hui être un individu capable de s'y mouvoir au gré de ses envies et de ses besoins :

Joker: «Oh, I just had a short comeback afterwards when I needed some money too. I just sold hash again for half a year

Ce « petit retour » qu'il évoque parmi les pushers, Joker ne semble avoir ressenti aucun « déchirement »236, pourtant symptomatique chez une personne devant intérioriser les contraintes liées à ce rôle. Au contraire, revenir à ce premier rôle ne semble pas avoir été un problème pour Joker, qui a su laisser tomber son masque d'active sympathizer pour remettre celui de passive opportunist, le temps de se refaire une santé financière et ainsi parvenir à subvenir aux besoins de sa famille. A l'heure actuelle, il n'y aucun doute que Joker pourrait réendosser ce rôle s'il venait à en ressentir de nouveau le besoin, c'est pourquoi nous nous sommes attardé sur son cas : Joker présente des atouts tout aussi importants que ceux évoqués pour le cas de Britta, car il a la capacité d'adapter son rôle en fonction de ses besoins. Seulement, si sa position d'origine dans l'institution n'est jamais loin et que nul doute que ce type d'acteur stratégique présente une certaine dextérité à adopter une attitude de caméléon dans l'institution, rappelons que cela peut aussi lui attirer des sanctions irréversibles de la part du public.

En somme, les deux exemples que nous avons développés dans cette section constituent deux échantillons permettant d'affirmer que la prise de rôle dans l'institution conduit immanquablement à une stratification sociale qui se matérialise au moins dans l'imaginaire des acteurs. Par le jeu des représentations, certains acteurs parviennent à optimiser leur position : d'une part, l'exemple de Britta montre que se positionner dans l'institution induit que l'acteur soit apte à entretenir l'image qu'il transmet au public. S'il est suffisamment habile pour dominer socialement dès son entrée dans l'institution et maintenir cette représentation, alors l'individu n'aura aucun mal à conserver aux yeux de son public son statut de membre de la classe supérieure de Christiania. D'autre part, le cas de Joker est particulièrement pertinent, puisqu'il s'agit d'un profil atypique qui prouve que quand bien même l'individu n'occupe pas la meilleure des positions dès son entrée dans l'institution ; s'il est suffisamment habile pour appréhender l'ordre institutionnel, alors celui-ci parviendra sans difficulté à se mouvoir parmi les groupes - même antagonistes - en fonction de ses envies et de ses besoins. L'institution n'est donc pas un corps figé, bien au contraire puisqu'il s'agit

236 GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne - La présentation de soi, op. cit., p.70

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d'une configuration mouvante. Seulement, nous savons grâce à la sociologie interactionniste d'E. Goffman que changer de masque n'est pas sans risque, car cela peut décrédibiliser la représentation de l'acteur aux yeux du public, à tel point que cette représentation ne produirait plus l'effet escompté.

Tout cela illustre bien l'idée que la position dans le champ est une variable très importante, puisqu'elle conditionne la manière dont l'individu va se comporter, et quel rôle il va devoir endosser. Ces mouvements sont le résultat de calculs réalisés par certains agents qui, ayant parfaitement conscience de la situation de concurrence perpétuelle dans laquelle ils se trouvent, vont parvenir à se servir de l'institution pour consolider, voire améliorer leur position et pourquoi pas atteindre une position de dominant.

Section 3- Rapport de force et domination au sein du groupe

D'après M. Weber, la domination (herrschaft) est « la chance de trouver des personnes déterminables, prêtes à obéir à un ordre »237. Notion moins « amorphe »238 que le pouvoir, elle permet d'après lui de mieux appréhender les rapports sociaux dans un univers institutionnel. C'est la raison pour laquelle nous nous attardons sur ce concept dans cette dernière section, consacrée aux deux groupes dominants dans la communauté : les pushers et les activistes.

L'année dernière, notre problématique sur la durabilité d'un tel phénomène communautaire nous avait amené à nous demander comment ces deux groupes antagonistes parvenaient-ils à cohabiter malgré le conflit permanent, une relation évidente de domination239, qui aurait pu conduire ce projet de société alternative à l'inéluctable destin d'éclatement communautaire240. Seulement, en nous rapportant à ce qu'écrit H. Becker, nous avions pu constater qu'une coexistence était possible si le maintien de ce rapport antagoniste permettait aux deux parties de continuer à dominer le reste du groupe : « Quand deux groupes sont en concurrence pour le pouvoir à l'intérieur d'une organisation, [...] le conflit peut même être chronique. Cependant, précisément parce que le conflit peut être une composante durable de l'organisation, il peut aussi ne jamais se transformer en conflit ouvert. Bien au contraire, empêtré dans une situation contraignante pour les deux parties, chaque groupe trouve avantage à laisser l'autre commettre certaines infractions et se garde de vendre la

237 Cf. « § 16 Puissance, domination », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p. 95

238 Ibid., p.95

239 Cf. « C) Une relation de domination » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.63-69

240 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65

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mèche ». Autrement dit, il existerait entre ces deux groupes un intérêt commun à maintenir leur relation antagoniste à un état fermé, de manière à ce que ces deux groupes dominants puissent continuer à exercer parallèlement leurs dominations sur le reste du groupe. Voilà la raison qui expliquerait pourquoi activistes et pushers n'ont aucun intérêt à s'affronter directement pour départager le groupe le plus puissant.

Néanmoins, ce maintien de la balance des pouvoirs n'est pas facile, et les deux groupes exercent deux formes de domination différentes. Nous ne cherchons pas pour le moment à classer activistes et pushers parmi les trois idéaux-types classiques de la sociologie wébérienne (dominations légale-rationnelle, traditionnelle ou charismatique), mais plutôt à mettre en évidence quelles sortes de pouvoirs leurs permettent de dominer le groupe.

3.1 Les pushers : la domination par la coercition ?

Afin d'affirmer leur domination, les membres du groupe des pushers exercent un pouvoir d'injonction qui repose sur la coercition. En effet, certains de nos entretiens réalisés avec des activistes résument assez bien le climat de terreur qu'ont pu instaurer les pushers ; car l'injonction suppose l'emploi possible de la force, ce qui leur permet de s'assurer un statut particulier à l'intérieur de la communauté :

_ «You seem against this principle [the fact that making pictures in Pusher Street is forbidden]. What is your opinion?»

Astérix: «No, we accept it because we can understand that you don't like to be photographed, because they can get bursted in that way. You know, there are a lot of hang around there, and they have a lot of power you know... They can use violence and terror.»

Le témoignage d'Astérix est éloquent, car il utilise les termes de « pouvoir », « violence » et « terreur », tous les éléments sont donc réunis pour que ce groupe exerce sa domination grâce à son pouvoir d'injonction.

Afin de vérifier les propos tenus par Astérix, détachons-nous des discours et mettons en évidence le pouvoir d'injonction exercé par les pushers à partir de nos observations sur le terrain. Cela est l'occasion de revenir sur le fameux oubli de la quinzième aire locale, Prærien (« La prairie »), que nous évoquions dans la première partie de ce mémoire. A l'époque, c'est grâce à notre allié sur le terrain241 que nous avions découvert, contre toutes attentes, que Christiania est en réalité un espace morcelé, de type fédératif. Alors, pour être plus précis

241 Ole Lykke, christianite depuis 1979 et archiviste de la communauté.

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dans son explication, notre informateur avait dessiné à main levée sur un fond de carte que nous lui avions donné, les quatorze cercles correspondant aux aires locales. Or, tout porte à croire que lorsqu'il se mit à tracer ces cercles, ce christianite savait qu'il n'y a à Christiania que quatorze aires locales concernées par le prélèvement de l'impôt communautaire. En effet, l'oubli de la petite aire locale de Prærien et ses quatorze christianites imposables242 s'explique par le fait qu'Ole Lykke avait tracé ces cercles en commençant par ce que nous appelons aujourd'hui l'aire locale n°1, Sydområdet (« L'aire du Sud »). Or, située au coin des rue Bådsmandsstræde et de Prinsessegade, nous pouvons constater sur le document situé en annexe, que cette aire locale n'est pas concernée par le prélèvement de l'impôt communautaire243 pour la simple et bonne raison qu'elle n'est a priori pas habitée.

Mais que trouve-ton à Sydområdet ? Le bureau de poste de la communauté, quelques boutiques souvenirs pour les touristes, le café Loppen, les anciennes écuries de la caserne militaire réaménagées en musée (Galloperiet), ou encore un skatepark jouxtant l'espace destiné à trier les ordures. Cependant, si nous nous avançons en direction de Fredens Ark (« l'arche de la paix », aire locale n°3), aire voisin de Sydområdet, nous voyons deux à trois maisons neuves244 qui constituent un seul et même bloc du fait de leur mitoyenneté, clairement délimitées côté commune libre par des clôtures infranchissables et fermées côté rue de Bådsmandsstræde par une impressionnante porte de garage, où stationnent plusieurs voitures de luxe, où vont et viennent des fourgons aux vitres teintées de manière très régulière. Ce bloc d'habitations est certainement le dernier endroit où le chercheur irait poser ses questions, car il est connu de tous les christianites - et certainement par les services de police de Copenhague - comme l'endroit renfermant les principaux trafiquants de marijuana. Allan avait évoqué lors de notre entretien avec Astérix, l'existence de ces habitations qu'il décrivait comme un véritable nid de criminels, et faisait part de ses craintes vis-à-vis de ce groupe qui n'hésitait pas, d'après lui, à user de la violence pour défendre leurs intérêts.

_ «You mentioned these gangsters, and I heard about that at the seminar last Saturday, what do you think about these people living nearby this parking on the other side of Christiania [in Sydområdet]?»

242 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de résidents de Christiania en mars 2012».

243 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de résidents de Christiania ». Aussi bien sur le tableau du mois de décembre 2010 que sur celui de mars 2012, Sydområdet brille par son absence. Or cette absence sur les comptes de la communauté réalisés par les agents administratifs du bureau de l'économie (Økonomikontor) confirme l'idée qu'aucun impôt n'est prélevé à Sydområdet.

244 Des constructions beaucoup plus récentes, qui contrastent avec les immeubles voisins qui, eux, datent de l'ancienne caserne militaire.

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Allan: «Yes, I mentioned it at the seminar last time before I got drunk (he laughs). I mentioned the old Rainbow house started to be occupied maybe ten or twelve years ago... Fifteen years ago maximum, by a group of young people who just moved in this house and probably are some kind of hang around, or connected to the Hells angels, the mafia or the gangsters. And you can see that, you come to that conclusion from many things, if you look at the house, just look at the house, the cars, and so on, and so on...»

_ «Yes, as you told it last time, I just went there and actually I noticed that there are very wealthy cars... But cars are forbidden inside Christiania, and this parking is inside Christiania, right?»

Astérix: «Yeah-yeah

Allan: «So it's a good question, what do you think Astérix?»

_ «Yes, and in this respect, do you think these people just imposed their rules to the community?»

Astérix: «Yeah-yeah, they just do as they want, they don't give a shit.»

Même si le recours à la violence n'est pas clairement évoqué dans cet extrait, Allan y fait allusion un peu plus loin dans l'entretien en exprimant à plusieurs reprises sa « peur » vis-à-vis de ce groupe jugé comme pouvant être violent. Nous n'allons pas revenir sur ces multiples exemples que nous avons pu relever dans plus entretiens réalisés l'année dernière, mais soulignons qu'il règne toujours à Christiania un certain climat de peur par rapport aux exactions auxquels certains pushers peuvent avoir recours.

En outre, cette tension ou climat de peur se manifeste matériellement dans ces fameux « comptes des habitants de christiania »245 parus régulièrement dans UGESPEJLET, le journal de la communauté. « Quelque chose existe dans l'absence », écrivait P. Clastres à propos de l'a priori disant que l'absence du politique et du pouvoir peut paraître évidente dans les sociétés les plus archaïques. Or, la seule lecture de ces tableaux faisant le point sur les comptes de la communauté nous aurait certainement amené à oublier Sydområdet et à laisser cette aire locale où l'on ne paye pas d'impôts tomber dans l'oubli. Mais notre présence sur le terrain et l'erreur qui s'est produite lorsqu'Ole Lykke a tracé ces cercles sur la carte en omettant la quinzième aire locale, nous a amené à découvrir un élément d'importance : l'ancienne Rainbow house sur laquelle a été reconstruire ce véritable quartier général des trafiquants de drogue, rassemble une sorte de groupe d'intouchables, non contraints de se plier à la règle institutionnalisée du prélèvement de l'impôt pour tous les habitants de Christiania - en principe, sans exceptions -. Lors de notre entretien avec Birgitte, nous avions noté que tous les christianites se rendent au bureau de l'économie (økonomikontor) pour payer leurs impôts,

245 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de résidents de Christiania en mars 2012».

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et cette employée du bureau de l'économie de Christiania affirmait que les pushers s'acquittaient eux-aussi de ce même impôt :

_ «That's really a... A very special relation between the pushers and... What we often call the activists.»

Birgitte: «Yeah-yeah!»

«Even between the pushers and the administration here.»

Birgitte: «Yeah! There are also pushers coming down here to pay their rent. Sometimes they pay for a year in advance because that's how they like it, or if they get in jail it's nice to get that on.»

(Laughing)

«It's really a special place here!»

Birgitte: «Yeah, you know, and that's okay! Because I can't... That's the way it is. That's their right to pay cash in advance. So they pay their rent here some of them. But sometimes we get some new groups here then they bring somebody with them

Ces deux dernières phrases résument peut-être l'idée que dans cette institution, un régime spécial est accordé au pushers, ce qui peut vouloir dire qu'un traitement de faveur leur est accordé par l'ensemble de l'institution et cela se ressent dans l'attitude de cette fonctionnaire du bureau de l'économie à leur égard: certains d'entre eux payent plusieurs mois d'avance au cas où ils seraient emprisonnés, ce qui laisse entendre que d'autres, moins prévoyants, peuvent avoir des retards de paiement pour les mêmes raisons. D'autres ne se rendent pas physiquement au bureau de l'économie et ne payent pas par virement246, mais envoient quelqu'un pour payer en leur nom247. Toujours est-il que nous sommes en mesure d'affirmer qu'au sein de cette institution, absolument tout est mis en oeuvre pour faciliter la vie des pushers. Bien entendu, cette flexibilité administrative et les traitements de faveur ne sont pas exclusivement accordés aux pushers mais les pratiques institutionnelles révélées dans l'entretien avec la coordinatrice du bureau de l'économie montrent clairement qu'un régime particulier est accordé aux pushers.

246 L'argent d'un trafic de drogue est rarement placé sur un compte en banque, ce qui explique que nombre d'entre eux payent cash.

247 Ce qui explique peut-être le fait que les trafiquants de drogue de Sydområdet ne payent pas directement d'impôts, mais que leur position en haut de la hiérarchie des pushers de Christiania, leur permet de déléguer cette tâche à un autre pusher positionné à un échelon inférieur de ce cercle (assez fermé) des pushers. Autre possibilité, peut-être même que leur pouvoir d'injonction est si fort, que les fonctionnaires du bureau de l'économie ont tout simplement renoncé à prélever l'impôt parmi ces criminels.

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Pour résumer, ces quelques exemples cités, ainsi que nos observations sur le terrain mettent un peu plus de relief à l'idée que les pushers exercent une domination sur le groupe au moyen d'un pouvoir d'injonction. Bien entendu, nous avons vu notamment avec les témoignages de Joker qui a été lui-même un pusher, ou bien Kirsten ou encore Birgitte qu'il fallait se garder de généraliser notre opinion à l'égard de ce groupe ; mais force est de constater que la frange la plus dure de cet univers déviant n'hésitent pas à avoir recours à la violence.

3.2 Les activistes : la domination par l'activisme politique ?

La domination exercée par le groupe des activistes est, quant à elle, beaucoup plus difficile à percevoir. En effet, à première vue le visiteur de Christiania sera sans doute aveuglé à la fois par la noblesse de la tâche qu'ils remplissent (parvenir à « sauver Christiania »), tout comme par les discours souvent orientés vers la violence et les méfaits de Pusher Street. Pour ces raisons, notre regard pourrait sans doute s'orienter loin des effets secondaires de l'activisme politique : Les activistes de Christiania exercent un pouvoir d'influence qui se caractérise par le consentement des dominés. La domination n'est réelle que s'il y a « un minimum de volonté d'obéir » de la part du dominé, souligne M. Weber248. Or, c'est précisément ce qu'il semble se produire à Christiania entre les christianites politiquement très actifs et les autres qui, pour des raisons déjà évoquées lors de l'analyse de la typologie d'A. Conroy, se désintéressent de la politique. D'ailleurs, ce dernier ajoute dans sa typologie que « l'activisme peut présenter un danger pour la démocratie »249, ce qui laisse entendre qu'une frange importante de christianite - même ceux pouvant être classés parmi les active sympathizers - se trouve en retrait lorsqu'une décision importante pour la communauté doit être prise.

Nous avons déjà évoqué dans la première partie du mémoire que l'idéal démocratique poursuivi par les christianites est difficilement réalisable. En effet, le caractère utopiste de cette entreprise notamment destinée à laisser l'application directe du pouvoir à la masse, n'est plus à démontrer. C'est pourquoi, aussi bien lors des assemblées des aires locales (områdemøde) que des assemblées communes (fællesmøde), bon nombre de christianites renoncent à leur pouvoir politique et désertent ces assemblées, laissant ainsi le champ libre aux christianites les plus impliqués dans la vie politique, décider pour eux de ce qui est bon pour l'avenir de la communauté. Le déficit démocratique est une constante dans bien des sociétés, mais dans un univers local où les individus ont la chance de se voir offrir la

248 Cf. « §1 Définition, condition et modes de domination », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.285

249 CONROY Adam, Christiania - The evolution of a commune, op. cit., p.22

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possibilité d'autogérer leur commune, cette situation peut rapidement tourner à l'avantage du dernier christianite quittant l'assemblée.

Morten: «I even think that we should help those who are less good at talking, to take public positions here in Christiania. Because, very often it's the people who have the most resources who are the best at talking, who have the best jobs and the best incomes, who also participate the most in the political activities.»

_ «So, does it mean that in Christiania some people need to be represented because they can't do it on their own?»

Morten: «Yeah, exactly. I think they shouldn't be represented by others but by themselves and they should be helped to participate by those who have a better salary, just for making them more implicated in our local democracy

Morten évoque ici la manière dont beaucoup de christianites éprouvent des difficultés à s'impliquer dans la vie démocratique, même à l'échelle de leur aire locale. Des difficultés qu'il explique par le fait que l'exercice de la démocratie directe implique souvent une prise de parole de lors des assemblées. Evidemment, tous ne possèdent pas la même éloquence et le même charisme dont peuvent bénéficier certains christianites tels que, nous l'avons décrit, Nils Vest. Ainsi, dans l'idéal tel que décrit par Morten, il incomberait à cette catégorie de christianites bénéficiant d'importantes ressources (à la fois pour ce qui est du capital économique, culturel et social), la responsabilité d' « aider » et de transmettre certaines de leurs capacités, pour que tous les christianites sans exception aient la chance de pouvoir participer. Mais la réalité est toute autre, comme en témoigne l'exemple ci-dessous.

? Extrait du carnet de terrain n°5 - notes du dimanche 1er avril 2012

Lors d'un dimanche après-midi à Christiania, où j'avais été invité à un vernissage à la galerie d'art de la Galloperiet située à Sydområdet (« L'aire du Sud », aire locale n°1) ; j'eus l'opportunité de me mêler à ce que nous pourrions qualifier comme la classe supérieure de Christiania250. J'y retrouvais un de mes alliés sur le terrain251 qui m'a servi de guide et m'a présenté auprès de quelques-uns de ses amis : nous y trouvons des hommes et des femmes assez âgés, souvent retraités ou proches de la retraite, où la catégorie des active sympathizers est largement représentée (fonctionnaires de Christiania, membres du groupe de contact, écrivains et artistes plus ou moins impliqués dans les affaires communes). Assis au beau milieu du brouhaha des verres de champagne qui s'entrechoquent entre deux bouchées de

 

250 Si nous admettons que les activités sont socialement classées et classantes, alors se rendre sur invitation à un vernissage dans une galerie d'art un dimanche après-midi, fait sans doute partie des activités de la classe supérieure de Christiania.

251 Dont je tairais le nom pour que cela n'affecte pas les liens sociaux qu'il entretient avec ce groupe.

petits fours, c'est là que mon ami m'a glissé dans l'oreille en regardant en direction de petit groupe réuni dans un coin : « I don't like them. They seek power ». D'abord interloqué par ce que venais de me souffler mon ami, je pris conscience à quel point cette catégorie de christianites pouvaient exercer un pouvoir d'influence sur le reste de la communauté. Au-delà des gratifications matérielles, ce sont bien des gratifications symboliques que peuvent offrir ces christianites de la classe supérieure en contrepartie de la docilité des individus dominés : une invitation à telle réunion, à tel repas, la simple assurance d'être vu par les autres activistes en compagnie des personnalités les plus charismatiques de la communauté ; sont autant d'occasions de satisfaire l'estime de soi ou de renforcer l'image que l'on cherche à transmettre dans sa représentation252.

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Enfin, il serait inapproprié d'achever cette analyse du pouvoir d'influence que peut exercer les membres politiquement plus actifs de la communauté sans évoquer le rejet, voire le sentiment d'indifférence que peut engendrer cet effet de séduction vis-à-vis des autres membres du groupe. Pour cela, reprenons l'exemple de Joker qui, à la fin de l'entretien, lorsque nous lui posions une dernière question sur le groupe contact (Kontaktgruppen), affirmait avoir lui aussi cherché à entrer dans ce groupe, mais qu'il a rapidement renoncé :

Joker: «Yeah-yeah. It's an open group, I did participate two years ago, but I have a bad temper when I meet persons with artificial authority, I have a very bad temper.»

_ «Ok

Joker: «And the last thing that I wanted to do was shooting some assholes, so I didn't want to participate anymore.»

Anarchiste convaincu se décrivant comment « anarcho-communiste », nous sentons un certain rejet lorsque Joker nous évoque son expérience dans le groupe de contact. La plupart de ses membres, nous l'avons déjà évoqué, étaient présents au fameux vernissage où nous avons pu faire nos observations, ce qui nous permet de les identifier comme faisant partie de la classe supérieure de Christiania. Or, bien qu'étant lui-même un active sympathizer, Joker n'hésite pas à exprimer ouvertement le dégout qu'il a pu ressentir lorsqu'il fréquentait ce groupe. Les définissants comme des personnes exerçant une « autorité artificielle », c'est-à-

252 « L'ascension sociale implique que l'on donne des représentations appropriées [...]. L'effort que fournissent les individus soit pour s'élever, soit pour éviter de déchoir suppose aussi qu'ils consentent à des sacrifices pour maintenir la façade », in « L'idéalisation », GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne - La présentation de soi, op. cit., p.41

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dire une domination qu'ils infligeraient au reste du groupe en vertu d'un pseudo-pouvoir qu'ils se seraient eux-mêmes octroyé ; Joker est l'exemple-type du christianite anarchiste croyant à l'idéal démocratique poursuivi par l'institution, ce qui explique sa désapprobation à l'égard des membres les plus éminents du groupe des active sympathizers.

Ainsi, les témoignages de Joker et de Morten montrent que dans l'institution, et plus encore à l'intérieur du groupe des active sympathizers, préexiste une défiance à l'égard de ces leaders de communauté. L'idéal démocratique et les principes de décentralisation du pouvoir et d'autogestion n'ont pas totalement disparus, et nous verrons dans la dernière section du dernier chapitre que certains esprits critiques envers ce processus de centralisation du pouvoir, qui pourtant paraît inéluctable, continuent à s'élever au coeur de la communauté.

En somme, dans cette dernière section, nous nous sommes replongés dans une relation de domination que nous avions mis en évidence dans nos recherches précédentes, mais cette fois-ci en partant de l'idée que, bien qu'antagonistes, ces deux groupes dominants ont un intérêt commun à garder ce conflit « fermé », afin de maintenir le pouvoir d'influence qu'ils exercent parallèlement et de manière isolée sur le reste du groupe. Dès lors, nous retrouvons ici deux sortes de pouvoir avec d'un côté un pouvoir d'injonction exercé par la frange la plus dure des pushers que l'on trouve parmi les passive opportunists, et de l'autre un pouvoir d'influence exercé par un groupe dominant que l'on trouve parmi les active sympathizers. Ainsi, bien que paraissant de prime abord totalement opposés, ces deux groupes dominants enfreignent chacun à leurs manières des règles fondamentales dictées par l'institution : le recours à la violence pour les pushers253, qui est pourtant prohibée par le code communautaire de Christiania ; mais aussi une monopolisation du pouvoir de décision par les membres les plus politiquement actifs de l'institution, qui d'après Morten, au lieu d'encourager leurs semblables à participer à la chose publique, profitent de leur absence lors des assemblées pour prendre les décisions entre eux, et ainsi former une élite.

253 Notons que la violence était aussi contraire aux idéaux de P-J Proudhon qui, comme nous avons pu nous en apercevoir dans la première partie, a largement inspiré les fondateurs de ces utopies révolutionnaires. Cf., PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op. cit., p. 86

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Afin de conclure ce chapitre et de tourner la page vers le dernier grand axe de ce mémoire, l'analyse de la structure de la société et des rapports sociaux à Christiania montre que dans la pratique, l'ordre institutionnel de Christiania est bien différent de ce que nous avons pu trouver dans les principes fondateurs de la commune libre. L'organisation politique initiale telle qu'elle a été dictée par les pionniers a totalement changé, du fait du processus d'évolution de la commune libre : l'espace fédéré permettant, si l'on adopte de le point de vue de P-J Proudhon, un meilleur équilibre du pouvoir et évite - en principe - qu'un groupe restreint d'individus prenne le pouvoir et domine le reste de la communauté, paraît bien loin de la réalité sociale dans laquelle les christianites évoluent aujourd'hui : tout d'abord nous avons cherché à différencier les groupes au moyen de la typologie d'A. Conroy, ce qui nous a ensuite amenés à nous pencher sur les classes sociales à Christiania. Puis, à travers des exemples concrets, nous avons vu que certains individus parviennent au moyen de leur représentations soit à maintenir leur position dans la hiérarchie sociale, soit à s'y mouvoir au gré de leurs besoins, ce qui prouve que savoir bien se positionner soit dans les différents groupes sociaux (ex. Joker) soit dans la hiérarchie sociale (ex. Britta) est l'une de leurs préoccupations. Enfin, certains de ces christianites parviennent à tirer leur épingle du jeu et à se positionner au plus haut de la hiérarchie aussi bien dans le groupe des pushers que celui des activistes) qui, chacun de leurs côtés et à leurs manières, exercent une domination perpétuelle sur le reste du groupe.

En outre, ce chapitre serait la charnière entre la description de Christiania « à l'état embryonnaire »254 (soit un modèle de société révolutionnaire qui repose initialement sur un idéal utopiste), adossé à ce qu'est devenue l'institution aujourd'hui, Christiania « à l'état adulte »255, c'est-à-dire une institution reproduisant l'ordre « classique » : une société hiérarchisée et un pouvoir centralisé. La métamorphose de cette société alternative s'explique par un processus de centralisation du pouvoir à laquelle elle a été soumise. La contrainte organisationnelle tout comme les rapports sociaux empêcheraient que l'idéal utopiste se réalise. Ainsi, Christiania serait un espace de co-présence qui a nécessité des ajustements institutionnels qui tendent à modifier profondément les aspirations révolutionnaires initiales, au dépend d'un ordre institutionnel reproduit à partir de l'ordre « classique » des sociétés

254. Nous reprenons volontairement la métaphore biologique employée par P. Clastres, qui oppose « l'état embryonnaire, naissant, peu développé » à « l'état adulte », qui a atteint un stade avancé de son processus d'évolution, mais qui n'est pas pour autant forcément le plus abouti. CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.16

255 Si nous admettons que le stade d'évolution actuel est le plus abouti.

occidentales. Notre cheminement nous dirige donc tout droit vers la troisième hypothèse qui dirait que la balance du pouvoir a penché en la faveur d'un petit nombre individus. L'ordre institutionnel alternatif qui a été institué n'a pas permis à l'ensemble du groupe de s'émanciper du pouvoir politique traditionnel des sociétés occidentales, à caractère hiérarchisé et autoritaire de type « commandement-obéissance »256. Christiania est donc une utopie communautaire soumise à un effet de redressement vers la norme, et le dernier chapitre consacré à l'ordre bureaucratique qui règne à Christiania achèvera, nous l'espérons, de convaincre le lecteur que cette société alternative n'est que le reflet de la société « classique ».

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256 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.16

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Chapitre 2 - Vers un ordre bureaucratique : des fonctionnaires chez les anarchistes

Nous avons déjà évoqué l'idée que la bureaucratisation est l'une des caractéristiques du processus d'évolution de Christiania. Nous savons que dès les premières années, les pionniers de la commune libre durent faire face à des contraintes internes comme gérer les ordures, et à des contraintes externes comme répondre au plan de normalisation initié par l'Etat et à la menace que représentait celui-ci pour l'avenir de la communauté. Dès 1974, J-M Traimond évoquait un « risque de bureaucratisation »257, ce qui laisse supposer que les pionniers n'ont pas cru bien longtemps pouvoir véritablement autogérer leur commune dans tous ses aspects. Néanmoins, ils n'avaient surement par pu imaginer à quel rythme très soutenu voire infernal de bureaucratisation ils allaient être soumis.

Christiania « à l'état adulte »258 serait une organisation présentant les critères d'un ordre bureaucratique avec une spécialisation et une démultiplication des fonctions, ce qui va, nous l'avons dit, du simple ramassage des ordures à la défense des intérêts des christianites lors des négociations avec l'Etat. D'après Kirsten, tout ceci donne aujourd'hui une trentaine de fonctionnaires de l'institution, rémunérés grâce à l'impôt prélevé chaque mois par les agents du bureau de l'économie. Or, cela entraîne l'apparition de nouvelles règles (comme payer l'impôt) qui trouvent leur légitimité à travers l'assurance que ces nouvelles contraintes servent au bon fonctionnement de la communauté. Aujourd'hui et dans une certaine mesure, « sauver Christiania », c'est donc accepter de se plier aux règles de l'ordre bureaucratique, ce qui met la masse en position de faiblesse vis-à-vis de certains fonctionnaires qui occupent une position favorable leur permettant d'exercer le pouvoir : ce que M. Weber appelle la domination légale-rationnelle259. Seulement, nous verrons dans la dernière section que, malgré les années qui passent et la lente institutionnalisation de cette croyance envers l'ordre établi, tous ne sont pas totalement convertis à cet ordre bureaucratique.

257 TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania, op.cit., p.100

258 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., P.16

259 Premier type de domination légitime chez M. Weber, la domination légale-rationnelle repose « sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu'ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens (domination légale) ». Cf. « § 2 Les types de domination légitime », in WEBER Max, Economie et société, op.cit., p. 289

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Section 1- La bureaucratie comme instrument du pouvoir

Christiania s'est donc dotée d'une « direction administrative »260, ce qui nous permet de dire qu'à partir de l'état de simple relation sociale, la commune libre est devenue ce que M. Weber qualifie de « groupement » dans lequel « le maintien de l'ordre est garanti par le comportement de personnes déterminées, instituées spécialement pour en assurer l'exécution »261. Mais ce maintien de l'ordre assuré par un petit nombre d'individus est un réel problème pour nombre de christianites ayant adhéré à l'institution à l'époque où un grand nombre croyait peut-être encore que le rejet du pouvoir de représentativité était possible.

Morten: «But I am not as preoccupied by the State as I am by the internal bureaucracy.»

_ «And the Pusher Street?»

Morten: «And the Pusher Street, but the pushers I'm not that worried about that

Ici, Morten qui a conscience du danger que peuvent représenter les dealers de Pusher Street, va même jusqu'à affirmer qu'il est d'avantage préoccupé par le pouvoir sans cesse grandissant de cette bureaucratie. C'est à partir de ce constat que nous allons d'abord chercher à mieux nous rendre compte en quoi les agents monopolisent le pouvoir, puis la manière dont se décline l'ordre bureaucratique à Christiania.

1.1 Le monopole du pouvoir par les agents de la bureaucratie

Nous avons déjà évoqué le procédé qu'employait la secrétaire du bureau de la construction (byggekontor) dans le but de contraindre les « mauvais payeurs » de s'acquitter de leurs dettes, ce qui donnait à cet agent bureaucratique la possibilité d'exercer une contrainte légitime en activant le contrôle social à l'intérieur de l'institution262. A présent, attardons-nous sur deux autres fonctions dans l'institution, deux exemples, qui procurent autant (voire plus) de pouvoir aux agents bureaucratiques.

D'une part, revenons sur le cas du bureau de l'économie (økonomikontor) dont nous expliquions son utilité pour le maintien de l'institution dans la première partie de ce mémoire263. Seulement, si nous regardons de plus près la manière dont cet impôt est fixé et

260 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements », in WEBER Max, Economie et société, op.cit., p.88

261 Ibid., p.88

262 Cf. « 3.3 L'importance du contrôle social et de son activation », p. 53-57

263 Cf. « 3.1 La contrainte organisationnelle : se donner les moyens nécessaires à la subsistance de la communauté », p. 77-82

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prélevé, nous savons grâce à Astérix qu'il s'agit d'un montant en hausse constante, fixé tous les ans au début de l'année civile par une assemblée réunissant les personnes directement concernées par le bureau de l'économie : les quatre personnes qui y sont employées à plein temps ; les membres très influents du groupe de contact264 ; tout comme ce que Birgitte appelle « les économistes des aires locales », c'est-à-dire des personnes désignées sur la base du volontariat qui jouent un rôle d'interface entre les bureaux de l'économie et les habitants des aires locales. Or, si nous adoptons un regard critique, nous voyons que le montant de cet impôt n'est pas débattu lors des assemblées communes (fællesmøde), mais par un petit groupe d'individus qui ensuite transmettra ce qui a été décidé au nom de tous lors de ces assemblées qui, comme l'a exprimé Astérix, ne sont plus que réunions d'information organisées par la direction administrative. Ensuite, le rôle des économistes dans chaque aire locale peut lui-aussi prendre un caractère directif, voire totalisant dans la manière dont est prélevé l'impôt, puisqu'ils jouent dans une certaine mesure le rôle d'infiltrés dans les aires locales pouvant faire remonter l'information jusqu'au bureau de l'économie. Celui-ci repère soit les christianites ayant des difficultés financières auquel cas les moyens nécessaires seront mis en oeuvre pour aider les foyers en difficulté265, soit les christianites ayant les moyens de s'en acquitter mais refusant au nom de leurs idéaux anarchistes de se soumettre à l'impôt. Cette dernière possibilité, qui nous a été évoquée en marge de l'entretien avec Kirsten, a ensuite fait l'objet d'une nouvelle question au bureau de l'économie à laquelle la personne employée ce jour-là n'a pas souhaité répondre. Birgitte, que nous avons pu croiser par la suite, nous a confirmé cette possibilité qui, au demeurant, concerne des cas très isolés266. Quoi qu'il en soit, nous pouvons estimer que ceux à qui revient de droit la gestion de l'économie interne, occupent une place de premier ordre à Christiania. Ce petit groupe d'individus astreints à la fixation et au prélèvement de l'impôt communautaire forment en quelque sorte la clef de voûte de l'ordre bureaucratique de Christiania qui, sans cet impôt, ces fonctionnaires ne

264 Nous mettons de côté le groupe de contact pour le moment qui, nous le verrons, occupe une place centrale dans l'ordre bureaucratique de Christiania.

265 Les entretiens réalisés avec Astérix, simple habitant d'une aire locale, et Birgitte, coordinatrice du bureau de l'économie, révèlent qu'il existe dans chaque aire locale un « bénéfice social pour payer l'impôt », c'est-à-dire un système de solidarité permettant aux personnes en difficultés d'être exonéré de la contribution mensuelle pour une période déterminée par l'administration. Cette durée est débattue au cas par cas lors des réunions du bureau de l'économie qui pourront statuer sur le sort de ces personnes en difficulté.

266 La durée de notre présence sur le terrain ne nous a pas permis de rencontrer cette poignée d'anarchistes convaincus qui refusent encore de s'acquitter de l'impôt communautaire. Cette opinion peut être acceptée par le bureau de l'économie (økonomikontor) comme par le reste du groupe seulement si la personne refusant de payer l'impôt s'explique publiquement (soit lors d'une assemblée, soit en publiant cette explication dans UGESPEJLET, le journal de la communauté). Ainsi, nous revenons au même procédé employé par la secrétaire du bureau de la construction (byggekontor), puisque l'individu se trouve contraint de faire face à ses responsabilités en se soumettant au contrôle social. Le reste du groupe pourra ensuite soit accepter, soit refuser ce choix, ce qui peut éventuellement l'amener à stigmatiser cet individu.

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pourraient être rémunérés. Le maintien des règles institutionnelles incarnées par le bureau de l'économie entretiennent donc cette dynamique de bureaucratisation de la commune libre de Christiania. Les christianites savent que cette dynamique fait partie de son processus d'évolution et que cette bureaucratisation était nécessaire au maintien de la communauté. Mais sans doute, n'avaient-ils pas conscience de l'ampleur de la centralisation et de la hiérarchisation de l'ordre bureaucratique que cela allait produire : les christianites affirmant haut et fort leur pouvoir d'autogestion ne sont plus maître de leur destin qu'ils ont mis aux mains du petit groupe très restreint que représente le groupe de contact (Kontaktgruppen).

D'autre part, nous avons démontré jusqu' à présent que Christiania était soumise à un processus de centralisation du pouvoir, qui s'explique notamment en raison de la contrainte organisationnelle et des dangers venus de l'extérieur (tels que la pression exercée par l'Etat). C'est ainsi que la plupart des habitants de Christiania ont dû renoncer à une grande partie de leur pouvoir politique. En effet, si nous reprenons le cas du procès contre l'Etat, nous savons que c'est au groupe de contact que revient la tâche de mener les négociations. Ce pouvoir de représentativité que détiennent ses membres permet donc à cette poignée d'activistes (christianites ou non) de défendre les intérêts de la communauté, épaulés par un leader incarné par maître Knud Foldschack267, l'avocat désigné par quelques activistes pour « sauver Christiania »268. Cette délégation du pouvoir à un petit nombre d'individus dans cette petite société censée être dépourvue de leadership, nous avait permis d'appliquer la théorie élitiste de R. Michels en nous interrogeant sur le processus d'évolution de cette société sans leadership qui tendrait inéluctablement à la formation d'une élite.

Pour beaucoup, il paraît évident de dire qu'une société sans leadership est une société amorphe, dans laquelle il est difficile de mobiliser le groupe. C'est la raison pour laquelle, si l'on en croit A. Conroy il existe effectivement des leaders à Christiania que nous pouvons trouver parmi les active sympathizers, dont la fonction est nécessaire pour rassembler et galvaniser le groupe face aux menaces qui planent au-dessus de lui. Seulement, A. Conroy admet que « l'activisme peut présenter un danger pour la démocratie »269 car si leader il y a à Christiania, alors nous pouvons faire une croix sur l'idéal démocratique et l'absence de

267 Cf. « A) Knud Foldschack : un leader au sein d'une organisation anarchiste ? » in, VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.8891

268 Nos travaux précédents ont démontré que contrairement à ce que nous pouvions imaginer, K. Foldschack ne fait pas l'unanimité et son statut d' « avocat de Christiania » fait débat à l'intérieur de la communauté. Cf. « B) Les regrets du clan anti-Foldschack » in, VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.92-96

269 CONROY Adam, Christiania - The evolution of a commune, op. cit., p.22

131

hiérarchie décrit dans la première partie, mais nous pouvons aussi et surtout craindre un phénomène de « dictature d'un seul »270. Ainsi, obnubilés par leur objectif qui consiste à assurer l'avenir de la communauté, les christianites peuvent laisser un, voire plusieurs activistes se démarquer de la masse en endossant un rôle de leader de communauté et ainsi priver tous les autres christianites de leurs droits démocratiques. Dans un tel cas de figure, le risque n'est pas tant qu'un chef puisse émerger parmi les christianites, mais ce qui serait à n'en pas douter plus regrettable dans ce type d'organisation politique poursuivant l'idéal démocratique décrit en première partie, serait que le (ou la) gouvernant(e) soit doté(e) d'un pouvoir d'influence, c'est-à-dire une capacité à obtenir le consentement des gouvernés qui serait telle que son statut de leader ne serait jamais remis en cause (que ce soit au moyen d'un vote ou d'une révolution). Alors, si nous reprenons une lecture wébérienne de la domination, ce chef exercerait une domination considérée comme « légitime »271, présentant un caractère à la fois « rationnel » car les christianites croient que déléguer le pouvoir est la solution la plus logique pour faire face aux défis qui se présentent à eux ; mais cette domination aurait également des vertus « charismatique[s] » car croyant que l'autorité de ce chef reposerait sur les valeurs exemplaires qu'il incarne, ce qui lui procurerait un caractère bienveillant, nécessaire au maintien et à la consolidation de sa position. En outre, si nous reprenons les quelques éléments évoqués jusqu'à présent, que nous les confrontons aux résultats de nos recherches antérieures, et que nous cherchons à identifier le leader de communauté à Christiania, alors il se situerait dans la catégorie des active sympathizers, il se trouverait de toute évidence parmi ce groupe très restreint chargé de mener les négociations avec l'Etat, puisque si l'on s'en tient à la théorie élitiste, il serait un individu techniquement capable de remplir cette noble tâche qui consiste à sauver la communauté.

Ainsi, contrairement à ce que nous avancions l'année dernière, ce leader de communauté ne peut être K. Foldschack, dont la fonction d'avocat très populaire au Danemark l'amène à défendre plusieurs causes perdues dont Christiania n'est qu'un élément de son agenda et peut-être, à l'avenir, de son palmarès d'avocat. Ce leader de communauté serait plutôt Hulda, christianite depuis 1984 et coordinatrice du groupe de contact depuis sa création en 1991, que nous avons finalement pu rencontrer lors d'un bref entretien qu'elle a

270 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.42 271Cf. « §2. Les types de domination légitime », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.289-290

132

bien voulu nous accorder juste avant son rendez-vous hebdomadaire avec Birgitte, la coordinatrice du bureau de l'économie de Christiania272.

A la lecture de ce mémoire consacré à la nature du pouvoir à Christiania, le lecteur aura remarqué que la mention « groupe de contact » est omniprésente. Ceci n'est pas le fait du hasard, ni même d'une maladresse de notre part qui voudrait que nous aurions dû garder la curiosité du lecteur en haleine en entretenant le mystère sur ce groupe de contact. Cela est impossible, car le groupe de contact est partout : ses membres détiennent le pouvoir de représentation de christianites devant les négociateurs de l'Etat ce qui signifie qu'ils ont l'avenir de la communauté entre leurs mains ; nous venons de voir qu'ils pouvaient également intervenir lors des réunions du bureau de l'économie ; ils convoquent, organisent et fixent les thèmes des assemblées communes (fællesmøde) ; et nous verrons avec l'extrait d'entretien avec Kirsten, membre du groupe de contact, qu'ils occupent également une place de choix dans les aires locales . Autrement dit, présentant la particularité de ne pas avoir de bureau où ils se réunissent et où il serait facile de les trouver273, cette poignée de christianites apparaît dans bien des aspects de la vie communautaire, c'est pourquoi nous pouvons dire qu'ils exercent un pouvoir diffus dans l'espace. Nous avons aussi pu voir à travers l'exemple de Britta, ancienne membre éminente de ce groupe de contact, qu'elle semble éprouver aujourd'hui un besoin de maintenir son rôle auprès de ce groupe, ou du moins continuer à paraître proche de ses membres afin d'entretenir son rôle. Tout porte donc à croire qu'être membre du groupe de contact à Christiania est à la fois source de pouvoir et signe extérieur de noblesse, ce qui va nous permettre de dégager de manière plus formelle le caractère hiérarchique de l'ordre institutionnel de Christiania.

1.2 Lecture d'une hiérarchie sous le prisme de l'ordre bureaucratique

L'ordre institutionnel de Christiania, nous l'aurons compris, ne peut être qualifié d'anarchiste ; mais du fait de sa forte bureaucratisation cette organisation tend à un ordre hiérarchique. C'est pourquoi nous allons maintenant revenir sur le schéma de l'organisation institutionnelle de Christiania que nous avions développé l'année dernière, pour proposer une nouvelle lecture, plus fidèle aux réalités institutionnelles que nous avons dégagé au terme de notre deuxième année consécutive de travail sur le terrain :

272 Nous reviendrons plus longuement sur les caractéristiques sociales et la personnalité d'Hulda dans la deuxième section de ce chapitre consacrée au « profil des agents bureaucratiques ».

273 Il m'a effectivement été difficile de rencontrer Hulda, la « secrétaire » ou plutôt coordinatrice du groupe de contact car très occupée, nous ne pouvons la rencontrer ni à son domicile où elle ne souhaite pas recevoir dans le cadre de sa fonction, ni dans un bureau pour la simple et bonne raison que contrairement aux autres corps bureaucratiques de Christiania, le groupe de contact n'a pas bureau.

L'Etat danois,

incarné par le
ministère de la
défense
(propriétaire
légal du terrain)

Service de
protection du
patrimoine incarné
par la Fortification
and Nature Secret
(FNS)

Groupe de

contact

Schéma n°1 : l'organisation institutionnelle de Christiania (perception utopiste ou idéaliste)

12

11

l

k

13

10

j

Groupe pour le
trafic automobile
(stationnements)

m

Réunion
pour
l'économie

9

14

n

i

Assemblée

commune

Autorités locales de Christianshavn

8

1

a

h

Réunion pour
les bâtiments
(gestion,
rénovation)

Réunion pour
le budget de
la
communauté

2

7

g

b

6

3

4

5

c

f

d

e

Réunion
des
entreprises

l'intérieur
de
Christiania)

Groupe de l'économie (commerces à l'intérieur

de

Christiania)

Copenhagen Energy A/S (distributeur d'énergie à Copenhague)

Promoteurs
immobiliers
intéressés par
le rachat des

terrains

133

Schéma n°1 : Ce schéma représente de manière simplifiée les rouages institutionnels de Christiania ainsi que ses relations avec les institutions extérieures à la communauté, tels que nous les décrivions dans le mémoire précédent. Mais ceci reflète surtout la vision idéaliste de cette organisation : l'idée de neutralité dans la balance du pouvoir politique à Christiania. Aussi, nous constatons que le groupe de contact (kontaktgruppen) occupe une place périphérique, par rapport à l'assemblée commune et les aires locales, que nous considérions à l'époque comme véritable centre décisionnel de Christiania. Source : VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit. p.74

134

Schéma n°2 : l'ordre institutionnel de Christiania

(perception plus réaliste)

Presse,
étudiants,
chercheurs,
touristes

L'Etat danois,
incarné par le
ministère de la
défense
(propriétaire légal
du terrain)

8

h

9 10 11

i

7

Le

nouveau forum

Bureau de

l'économie

(qui gère la caisse
commune)

g

L'action du peuple
de Christiania
(collecte de dons pour
le rachat du terrain)

j

6

f

Assemblée

commune

k

Groupe

de

contact

5

e

12 13 14 15

l

4

Bureau de la construction

(qui gère et rénove les bâtiments)

d

m n

3

Bureau des
aides
sociales

c

Service de
protection du
patrimoine
national incarné
par la Fortification
and Nature Secret
(FNS)

2 1

b

o

Services
sociaux
extérieurs
(partenariats)

a

Schéma n°2 : A partir du schéma réalisé dans le mémoire précédent, dont nous avons repris le même code de couleur ; voici la manière dont nous décrivons l'ordre institutionnel de Christiania après notre deuxième enquête de terrain. Loin d'une description idéaliste de cette organisation, c'est selon un ordre pyramidal que nous la représentons : nous retrouvons le groupe de contact (Kontaktgruppen) avec la position en haut de la pyramide institutionnelle, tout comme l'assemblée commune (fællesmøde) que nous avons rétrogradé à la base de cette pyramide. Elle continue d'occuper sa place centrale pour les aires locales mais ne fait plus qu'office de relais avec le groupe de contact. Source : document réalisé par l'auteur, juin 2012.

135

Légende des deux schémas précédents

 

Christiania :

 
 
 
 
 
 

(Perception plus réaliste :
ordre hiérarchique)

Institutions christianites :

 
 
 
 
 

Institution extérieure en relation avec Christiania :

 
 
 
 

Une aire locale :

1

 

Une assemblée d'une aire locale :

 

a

 

Relations courantes entre deux institutions

 
 

Relations intenses entre deux institutions

 
 
 
 

136

Les deux schémas ci-dessus, qui reflètent l'évolution de notre perception de la commune libre après deux enquêtes de terrain, nous amènent à employer la méthode comparative si souvent employée dans le domaine des sciences sociales.

Première observation notable, nous ne considérons plus Christiania comme une organisation dont la balance du pouvoir serait équilibrée grâce au système fédératif assurant la décentralisation et offrant aux aires locales et à leurs assemblées (områdemøde) un véritable pouvoir de décision, qui ensuite pourront se réunir et délibérer pour ce qui relève des décisions concernant l'ensemble de la communauté lors des assemblées communes (fællesmøde) (schéma n°1, perception utopiste ou idéaliste) ; mais nous définissons aujourd'hui Christiania comme un ordre institutionnel hiérarchisé, dont le sommet de la pyramide institutionnelle est occupé par le groupe de contact (kontaktgruppen), véritable détenteur du pouvoir de décision à Christiania (schéma n°2, perception plus réaliste). Dans le schéma n°1, nous accordions à ce groupe de contact qu'une importance bien relative par rapport au contrôle et à la domination que ses membres exercent réellement. A l'époque, nous avions sous-estimé l'intensité et l'exclusivité des échanges qu'il y a entre ce groupe restreint d'individus et l'Etat danois incarné par le ministère de la défense qui est toujours à l'heure actuelle le propriétaire légal du terrain, mais aussi avec l'institution chargée d'assurer la protection du patrimoine représenté par la Fortification and Nature Secret (FNS)274. Ainsi, le litige que provoquent les christianites par leur présence sur ce terrain qui ne leur appartient pas, implique que les négociations soient menées avec deux institutions - certes, en premier lieu avec l'Etat - mais la présence de ce troisième acteur (la FNS) dans les négociations, ne fait que complexifier d'avantage les relations qu'entretient Christiania avec l'extérieur, ce qui ne fait que renforcer la légitimité du groupe de contact dont les membres sont - a priori - dotés des capacités techniques et intellectuelles pour faire face à leurs sollicitations.

Derrière ce groupe de contact qui détient aujourd'hui l'avenir de la communauté entre ses mains, nous avons choisi de positionner le bureau de l'économie (økonomikontor). Situé au deuxième rang de la pyramide institutionnelle, ce bureau qui gère la caisse commune (Fælleskassen) occupe une place prépondérante au coeur de l'institution. Sa secrétaire, Birgitte, entretient des relations très étroites avec Hulda, la coordinatrice du groupe de

274 Pour rappel, signalons qu'au-delà d'occuper un simple terrain militaire, une bonne moitié voire les trois-quarts du terrain de trente-quatre hectares qu'occupent les christianites, constituent aujourd'hui une zone protégée par le patrimoine national danois. En effet, reposant sur des remparts érigés au XVIIe siècle, lors de la création du quartier de Christianshavn par le roi Christian IV (1588 - 1648), les aires locales occupant actuellement les deux lignes défensives ainsi les anciens bastions de ces remparts (une zone comprise entre les aires locales n°7 à 14 : Fabriksområdet, Mælkebøtten, Nordområdet, Den blå Karamel, Bjørnekloen, Norddyssen, Midtdyssen et Syddyssen) font l'objet d'un large débat avec l'institution chargée de la défense de ce patrimoine national : la Fortification and Nature Secret (FNS).

137

contact, avec laquelle elle organise des réunions hebdomadaires auxquels s'ajoutent des discussions presque quotidiennes, qui permettent de faire le point sur la gestion de l'économie communautaire, tout comme envisager de faire le prêt qui permettra à la fondation Christiania de verser le premier acompte pour le rachat du terrain à l'Etat275 :

_ «Yeah but to come back to this contact group, it's a bit difficult to find them. Do they have an office or something?»

Birgitte: «No, they don't. They just meet. There's a woman called Hulda, she knows a lot so maybe you can talk with her if she has the time

_ «Ok. What's her name?» Birgitte: «Hulda

«Where does she live?»

Birgitte: «It's a bit difficult to explain, be sometimes she comes here. How long time are you staying here?»

«Until mid-April

Birgitte: «Ok, you can just come again and then I can ask her, I see her every day or every second day, so I'll ask her.»

«Is she... Let's say the boss of the contact group?»

Birgitte: «No, we've no bosses here! (She laughs) But she knows a lot about it. She's the secretary.»

Birgitte, nous l'avons déjà évoqué, minimise l'influence et le rôle que joue Hulda dans l'institution en affirmant qu'il ne s'agit pas d'un « chef » mais plus plutôt de « la secrétaire » du groupe de contact276, mais si nous prenons en compte la question du rachat du terrain au moment de notre enquête (quelques mois avant le versement du premier acompte), tout

275 Tel que stipulé dans le programme de rachat du terrain négocié par le groupe de contact avec l'Etat, Christiania s'engageait par l'intermédiaire de sa fondation (qui récupère les dons récoltés par L'action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) à verser un premier acompte au 1er juillet 2012, dont la somme s'élevait à 50.000.000 Dkr. (soit approximativement 6.500.000 euros). Au début du mois de juillet, l'argent récolté grâce aux dons ne s'élevait qu'à un peu plus de 8.000.000 Dkr. (approx. 1.076.000 d'euros). Sauf qu'aux dernières nouvelles, un article paru dans Politiken daté du 12 juin 2012 indiquait que Christiania est parvenu à trouver un accord, un « prêt hypothécaire » (kreditforeningslån) permettant de compléter les 42.000.000 Dkr restant. Rappelons que la somme totale due à l'Etat s'élève à 76.000.000 Dkr (approx. 10.222.000 d'euros) et fera l'objet d'une prochaine échéance pour le paiement. Malgré tous ces efforts, et compte-tenu de l'endettement auquel est en train de se soumettre la communauté, rien n'indique que l'avenir de la communauté est encore assuré. Source : « Avocat : des millions dans la maison Christiania » (« Advokat: Millionerne er i hus til Christiania »), article paru dans Politiken, le 12 juin 2012 : http://politiken.dk/indland/ECE1653982/advokat-millionerne-er-i-hus-til-christiania/

276 Nous reviendrons sur l'importance du rôle d'Hulda dans la seconde section de ce chapitre.

138

semble indiquer que l'intensité des échanges entre Birgitte et Hulda font du bureau de l'économie le principal interlocuteur du groupe de contact.

Par ailleurs, nous constatons sur le schéma n°1 que le bureau de l'économie tout comme le bureau de la construction ne sont pas mentionnés. Or, ces oublis n'en sont pas véritablement dans la mesure où l'effet de centralisation du pouvoir décisionnel fait que les questions économiques comme les questions liées à la gestion des bâtiments sont pris en charge par ces bureaux : d'une part, la « réunion pour l'économie », la « réunion pour le budget [annuel] de la communauté », le « groupe de l'économie » et « la réunions des entreprises » toutes deux destinées à faire le point avec les patrons des entreprises sur l'économie interne de Christiania ; toutes ces réunions mentionnées dans le schéma n° sont directement liées ou amenées à travailler en relation très étroite avec le bureau de l'économie (schéma n°2). D'autre part, le bureau de la construction mentionné sur le schéma n°2, qui gère et rénove les bâtiments ainsi que les espaces publics à Christiania, se charge logiquement d'animer les « réunions pour les bâtiments » (schéma n°1). Enfin, notons que compte-tenu de l'évolution récente des négociations avec l'Etat, la mention « promoteurs immobiliers intéressés par le rachat des terrains » indiquée dans le schéma n°1 disparaît, puisque dorénavant tout indique que le seul et unique acheteur potentiel de ce terrain n'est autre que

Christiania, qui compte rassembler la somme nécessaire par le biais de sa fondation. De
même que nous corrigeons la relation supposée entre le bureau de l'économie et Copenhagen Energy A/S, le distributeur en eau, électricité et en gaz de Copenhague, car l'entretien avec Birgitte révèle que contrairement à ce que nous avancions l'année dernière, la contribution mensuelle pour laquelle s'acquitte chaque christianite n'englobe pas les charges pour la dépense d'énergie :

_ «But... How much does it cost to live in Christiania as a citizen? I mean every month

Birgitte: «1900 kroner, and then on the top of that you pay electricity and water

_ «Per house or per person?» Birgitte: «Per christianite

Le paiement des dépenses liées à la consommation d'énergie n'est donc pas communalisé dans la caisse commune et centralisé par le bureau de l'économie, mais il revient à chaque christianite vivant sous le même toit de payer en plus du loyer communautaire, leurs charges liées à la consommation d'eau et d'électricité. Par ailleurs, bien

139

que le bureau de l'économie et L'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) partagent les mêmes locaux, la relation entre ces corps bureaucratiques est court-circuitée par l'influence du groupe de contact, dont la plupart des membres (dont Hulda) sont aussi membres du conseil d'administration de la fondation Christiania. Créée au mois de juillet 2011, en même temps l'action du peuple de Christiania, ces deux corps bureaucratiques sont liés car les fonds récoltés par l'Action du Peuple de Christiania sont directement reversés à la fondation qui permettra de payer la somme due à l'Etat.

Puis, au bas de ces quatre corps bureaucratiques de premier plan, ajoutons deux institutions que nous considérons de valeur égale en terme de détention du pouvoir par leurs agents bureaucratiques: le « Nouveau Forum » (Nyt forum) que nous avons déjà évoqué avec les cas de Kirsten et Joker, et le bureau des aides sociales (Christiania beboerrådgivning), paraissent plus proche des habitants de Christiania car les services qu'ils offrent sont soit pour le premier destiné à aider et à orienter les christianites qui le souhaitent pour leurs démarches administratives, soit pour le second venir en aide des personnes sujettes à une dépendance à l'alcool ou à la drogue. Ces deux institutions paraissent donc plus proche de la masse à travers les services qu'elles offrent, mais aussi à travers les pouvoirs très limités dont peuvent bénéficier les fonctionnaires qui y travaillent, c'est pourquoi nous les avons placées au plus près de base de la pyramide institutionnelle, une place occupée par la masse.

Enfin, cette masse incarnée par les quinze aires locales (området) et leurs assemblées (områdemøde) dans lesquelles tous les habitants de Christiania sont répartis, n'occupent plus la place centrale située autour de l'assemblée commune (fællesmøde) que nous leur prêtions dans le schéma n°1, mais ont été rétrogradée dans le schéma n°2 au pied de la hiérarchie institutionnelle. En effet, nos dernières recherches montrent que nous leurs accordions une importance démesurée par rapport à l'influence réelle qu'exerce la masse dans la prise de décision à Christiania. Aujourd'hui soumise à cette oligarchie que nous évoquions un peu plus tôt, le pouvoir d'autogestion semble laisser place à la gestion des affaires communes par un petit groupe d'individus formant une classe dominante. Les habitants des aires locales prennent lors de leurs assemblées que des décisions d'importance mineure, comparé au défi passionnant dans lequel s'est lancée la classe dirigeante. Et les habitants de ces aires locales ne se rendent aux assemblées commune qui, comme Astérix nous l'avait indiqué, ne ressemblent plus qu'à des « réunions d'information » permettant au groupe de contact de faire redescendre l'information, de communiquer aux habitants de Christiania ce qui a été décidé en haut ou ce qui est sur le point de l'être. Ainsi le pouvoir décisionnaire de l'assemblée commune est largement amputé par celui du groupe de contact, dont les membres tiennent la

140

barre du navire Christiania, et nous ne pouvons tout au plus qu'accorder un pouvoir consultatif à cette assemblée commune, et les murs de Grey Hall277 ne représentent plus que les espoirs perdus de cette société utopiste.

La comparaison de ces deux schémas montre une correction assez nette de notre perception de l'ordre institutionnel de Christiania tel que nous l'avions vu lors de notre première enquête de terrain (schéma n°1) et ce que nous voyons à présent (schéma n°2). Cette évolution de notre regard sur l'objet ne s'explique pas tant par le fait que nous ayons un regard plus aiguisé, plus critique, mais montre qu'en démultipliant les entretiens avec les individus composant les différents étages de cette pyramide institutionnelle, il est possible de s'approcher d'une perception plus réaliste de l'ordre institutionnel. Lors de nos premiers contacts avec le terrain, nous avions sans doute été aveuglés par les principes utopistes de cette société alternative toujours bien présents dans l'espace et dans les discours ; mais une deuxième lecture sous le prisme de l'ordre bureaucratique nous permet de nous rapprocher de la réalité institutionnelle dans laquelle évoluent les christianites.

Section 2- Profil des agents bureaucratiques

Après avoir bien fixé l'ordre institutionnel tel qu'il se décline sous nos yeux, cherchons à présent à voir ce qu'il se passe à l'intérieur du corps bureaucratique où semble se concentrer le pouvoir : le groupe de contact (kontaktgruppen). Les autres composantes de ce corps bureaucratique, tel que le bureau de l'économie (økonomikontor), semblent quant à elles exercer qu'une fonction exécutrice, puisque leurs fonctionnaires ne bénéficient pas de la même latitude que ceux du groupe de contact. Ainsi, nous allons maintenant essayer d'établir un profil plus précis des fonctionnaires de Christiania, en nous focalisant tout particulièrement sur ceux occupant les postes les plus élevés dans la hiérarchie institutionnelle. Les postes à plus hautes responsabilités, nous le savons, se situent dans le groupe de contact, et dans une moindre mesure dans le bureau de l'économie. Ceci permet de limiter notre de champ d'analyse à une ou deux personnes interrogées : Hulda, la « secrétaire »278 ou plutôt coordinatrice du groupe de contact ; et Birgitte, la secrétaire du bureau de l'économie qui apparaît, par sa fonction, comme étant très proche d'Hulda.

277 Le Grey Hall est le lieu où se tiennent historiquement les assemblées communes à Christiania.

278 « Secrétaire » est le terme employée par Birgitte lors de notre entretien pour qualifier la fonction qu'exerce Hulda dans le groupe de contact. Cependant, lors de l'entretien avec la principale intéressée, c'est le terme de « coordinatrice » qui a été employé pour définir sa fonction. Cette distinction a son importance car la fonction de coordinateur va bien au-delà de la simple rédaction de lettres, une fonction souvent attribuée au poste de secrétaire.

141

2.1 Légitimation des agents techniquement capables

D'après M. Weber, dans ce type de structure hiérarchisée, « la domination bureaucratique a donc fatalement à sa tête un élément au moins qui n'est pas purement bureaucratique »279. Or, si par agent bureaucratique nous entendons personnes instituées exécutant des tâches formelles dictées par sa hiérarchie, alors Hulda du fait de sa position privilégiée dans le groupe de contact, présenterait un profil proche du chef « qui n'est pas purement bureaucratique ». Mais d'un autre point de vue, si nous prenons en compte l'ensemble des pratiques administratives qu'Hulda réalise dans le cadre des négociations avec l'Etat (comme rédiger et vérifier les lettres échangées avec ses interlocuteurs représentant l'Etat, vérifier que tout le monde a accès aux informations) pour lesquelles elle est rémunérée par l'institution, alors son statut de « secrétaire » du groupe de contact minimiserait son influence, ce qui nous permettrait de dire qu'Hulda n'est qu'un agent bureaucratique parmi les autres. Ainsi, nous venons de voir à travers ce profil particulier que parfois la limite entre simple agent bureaucratique exerçant sa fonction et le statut de chef est très mince. C'est la raison pour laquelle nous pouvons nous demander si Hulda cumulerait à la fois le statut d'agent bureaucratique et de chef ; ce qui signifierait qu'elle serait doublement légitimée par ce statut (domination légale-rationnelle à laquelle s'ajouterait la domination du chef). A partir de cette supposition, tentons de voir si l'influence qu'exerce Hulda va au-delà de son statut de « secrétaire » du groupe de contact qui semble si évident aux yeux des christianites280, en relevant dans son attitude et son discours d'autres caractéristiques qui laissent entendre qu'elle occupe un rôle de chef à Christiania.

Tout d'abord, Hulda est une personne bénéficiant d'une certaine renommée dans cet univers local. Avant même d'avoir pu la rencontrer, son nom a été maintes fois évoqué lors des entretiens réalisés avec d'autres christianites (ex. Kirsten, Britta et Birgitte), dont la plupart semble voir en elle une personnalité sur qui s'appuyer lorsqu'ils ne savent pas, ou la personne vers qui se tourner lorsque des questions complexes leurs sont posées :

Birgitte: [...] «There's a woman called Hulda, she knows a lot so maybe you can talk with her if she has time.»

C'est d'ailleurs à l'issue des trois entretiens réalisés avec Kirsten, elle-même membre du groupe de contact, que nous avons pu contacter Hulda pour négocier un entretien

279Cf. « §4 Les types de domination légale : la domination administrative bureaucratique », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.296

280 En particulier pour Birgitte, qui dans l'entretien présentait sa supérieure hiérarchique comme la « secrétaire » du groupe de contact.

142

ethnographique. Visiblement très au fait de la manière dont se réalise les entretiens (plutôt avec les journalistes qu'avec les chercheurs), cette personne publique maniant avec une certaine aisance sa communication, a tout de suite cherché à fixer les règles de l'entretien : pas question d'évoquer sa vie privée et nous devrions uniquement parler du groupe de contact281. Le rendez-vous était pris dès le lendemain matin au bureau de l'économie, juste avant sa visite hebdomadaire dans le bureau de Birgitte.

? Extrait du carnet de terrain n°6 - notes du jeudi 12 avril 2012

Je me vis confronté à une personne réalisant un « zèle professionnel »282 comme R. Michels n'en relève que dans l'attitude des chefs. Employant un ton assez directif, j'eus été confronté pour la première fois à une personne que nous aurions pu confondre avec un haut fonctionnaire travaillant dans les plus grandes instances européennes.

Mais ce n'est pas tant dans le ton, mais bien dans les paroles que nous avons pu identifier Hulda comme un chef dans l'institution, et occupe même une place de leader parmi les membres du groupe de contact :

_ «Are you the one who's leading the discussions during these debates? I mean, do you animate the debate and say, let's say: `now it's your turn to speak', or `now let's talk about that'...»

Hulda: «Sometimes, in the weekly meeting I do [every Monday, the contact group meeting which concerns only the members of the contact group].»

Ici, Hulda exprime clairement le fait qu'elle n'hésite pas à diriger le débat lorsque les membres du groupe de contact se réunissent tous les lundis. Elle n'éprouve donc pas les mêmes difficultés que peuvent ressentir la plupart des christianites qui n'osent pas s'exprimer en public en raison de leur manque d'éloquence et renoncent à leurs droits démocratiques. Mais c'est assurément dans la manière dont elle perçoit son rôle à Christiania que nous pouvons dire qu'Hulda est un chef :

281 En réalité, ce n'est que le lendemain, dès les premiers instants de notre rencontre qu'Hulda m'a clairement énoncé ces règles. Ma grille d'entretien basée sur la trajectoire individuelle des christianites était bonne à rester au fond de mon sac.

282D'après R. Michels, ce « zèle professionnel » est une méthode employée par les chefs afin de marquer une distance avec les personnes qui occupent une place inférieure dans la hiérarchie. « Je suis très pressée », « vous n'avez que trente minutes », m'a-t-elle dit dès son arrivée alors que je lui avais proposé la veille par téléphone de m'indiquer l'horaire et le lieu qui lui convenaient le mieux. Tout ceci rendait les conditions d'entretien assez difficiles. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.60

143

_ «But, I have another question: How did you get this job? I mean, how did you become the coordinator of the contact group?»

Hulda: «Because I've been in the contact group since 91'.»

(Silence) _ «Ok

Hulda: «I was in the contact group from...»

_ «Right from the start. Yeah. But, who decided that? I mean, did you discuss about that at the fællesmøde [the common meeting]?»

Hulda: «No-no, it's something which has been decided in the contact group, because I've been out and then I came back and nobody could write a letter, or nobody could answer anything, and I said: `this is not... It's silly, you have to be professional'

Plusieurs éléments sont à prendre en compte dans la façon dont Hulda explique son entrée dans le groupe de contact : d'une part, c'est par le caractère inamovible de sa fonction dans l'institution que nous pouvons dire qu'elle occupe une place de choix, au sommet de l'ordre bureaucratique de Christiania. Hulda est membre du groupe de contact depuis sa création en 1991. Elle n'a pas été désignée par l'assemblée commune (fællesmøde) qui, si nous gardons à l'esprit que l'idéal démocratique de Christiania voudrait que tout soit débattu et décidé à l'unanimité lors de ces assemblées, cela signifie que le biais par lequel elle a obtenu ce poste est tout à fait antidémocratique. Les meilleurs semblent avoir ici décidé, entre eux, qui devait occuper ce poste ; et Hulda a donc été désignée par ce cercle très restreint, composé de personnes jugées aptes à choisir qui devait occuper cette fonction. D'autre part, c'est l'infaillibilité du chef que nous avons pu percevoir dans la manière dont elle décrit son rôle. Hulda raconte qu'après s'être à un moment donné retirée du groupe de contact, ce sont ses autres membres qui sont venus la rechercher tant ils avaient besoin de ses compétences techniques et intellectuelles pour « sauver Christiania » ; et notre interlocutrice va même jusqu'à évoquer le manque de professionnalisme283 qu'elle a trouvé dans le groupe de contact lorsqu'elle a fait son retour. Tout ceci connote un réel besoin d'affirmer les compétences intellectuelles qui la rendent indispensable pour l'institution. Autrement dit, en pointant directement l'incompétence ambiante dans le groupe de contact et plus largement dans

283 R. Michels rappelle qu'en général, « les chefs ne tiennent pas les masses en haute estime »., ce qui peut provoquer un manque d'estime de la part d'Hulda à l'égard des autres membres du groupe de contact, dont certains sont eux aussi issus de la masse,. Cf. « L'attitude des chefs à l'égard des masses », in MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.102

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Christiania, cela permet à Hulda de justifier la position de dominante qu'elle occupe dans l'institution284.

Tous les autres christianites, la masse comme dirait R. Michels, ont quant à eux laissé faire ce procédé antidémocratique car ils étaient en quête de stabilité285. En effet, dans ce contexte tumultueux que nous connaissons, lorsque le frêle esquif Christiania vacille, il vaut mieux parfois céder à une forme de despotisme et laisser les personnes aptes à prendre la barre pour sauver le navire, plutôt que de rester camper sur ses positions et vouloir à tous prix participer à la conduite du navire sans même connaître les principes de la navigation. Ainsi, dans le cas de Christiania, nous retrouvons l'idée évoquée dans la théorie élitiste de R. Michels qui dirait que la centralisation du pouvoir est un mal nécessaire pour assurer la stabilité à l'institution. Et c'est la raison pour laquelle tout indique qu'aussi longtemps que le navire Christiania vacillera, Hulda pourra rester à la tête de cet ordre hiérarchique.

Par ailleurs, la position de dominant qu'occupe Hulda dans l'institution ne peut être que renforcée par le désir qu'ont les christianites qui travaillent un peu plus bas dans la pyramide institutionnelle, de laisser ce travail aux personnes considérées comme plus compétentes. Par exemple, nous retrouvons cette forme de soumission dans le discours de Tanja, qui est chargée de récolter les dons nécessaires au rachat du terrain, et se contente d'exécuter mécaniquement cette tâche administrative, sans même se poser la question si le travail de fourmi qu'elle réalise sera suffisant pour « sauver Christiania » :

Tanja: «I was really depressed and I went to the hospital because it was too much Christiania, too much was going on. So, it's very tough, it's very tough. And for me, maybe I'm too sensitive, I don't know. And all these nego... `Pff'... I've been helping before Foldschack, and I've been doing a lot of work, and I used to be a lot more active that I am now. But I can't handle it. So, now I do what I can, so I know that somebody else is doing that and I believe they do their best.»

Tanja, qui a grandi à Christiania depuis sa plus tendre enfance, est une femme très active qui à un moment donné occupait une place importante parmi les membres du groupe de contact. Seulement, la pression liée aux responsabilités qui leur incombent, a psychologiquement affecté Tanja, qui a été atteinte de dépression en raison de la pression accumulée dans le cadre de son activité professionnelle. Depuis, elle qui prend la situation de

284 D'après le sociologue allemand, « l'incompétence des masses se vérifie dans tous les domaines de la vie politique et constitue le fondement le plus solide du pouvoir des chefs. Elle fournit à ceux-ci une justification pratique et, jusqu'à un certain point morale ». Cf. « Supériorité intellectuelle des chefs » in, ibid., p.63

285 Cf. « La stabilité des chefs » in, MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit.., p.67-74

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Christiania très à coeur, a dû se retirer des négociations et redescendre dans la pyramide institutionnelle pour se focaliser sur l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie). Ainsi, cette tâche administrative qui n'en demeure pas moins un travail fastidieux, lui permet de faire abstraction de ce qu'il se passe tout en haut de la hiérarchie administrative et accorde une confiance aveugle à ceux qui travaillent dans le groupe de contact. En outre, même si le cas de Tanja paraît faire exception, cela reflète assez bien l'idée que dans cette pyramide institutionnelle chacun occupe une fonction très précise, et ne se soucie guère de ce qui relève de la responsabilité de ceux qui occupent les postes les plus élevés dans la hiérarchie institutionnelle.

Dans cette mesure, le chef pourra « échapper jusqu'à un certain point à la surveillance de la masse »286, ce qui lui laissera une liberté d'action nécessaire pour mettre en oeuvre sa domination et conforter sa place en haut de la hiérarchie. Dans ces conditions, la « révolution de palais » telle que la narrait Britta lorsque, dans les années 1960, les squatteurs de Sofiegården avaient décidé de s'affranchir de la domination d'un seul, paraît presque impossible à Christiania : car le caractère figé et la docilité de la masse vis-à-vis de cette classe dirigeante incarnée par Hulda et trop grande ; et les esprits les plus critiques, nous le verrons, sont trop isolés pour renverser l'ordre institutionnel existant.

Pour résumer, l'exemple de Christiania vient valider la théorie élitiste de R. Michels, qui explique qu'il faut accorder un minimum de despotisme au chef pour assurer la stabilité à l'institution. Si nous nous plaçons de ce point de vue, cette forme de despotisme serait un mal nécessaire étant donné que même les anarchistes de Christiania, au sens de groupe prônant l'autogestion287, auraient réalisé que l'idéal démocratique initialement poursuivi demeurera inatteignable. A présent, en poursuivant notre analyse du profil d'Hulda que nous avons jusqu'à présent identifié comme le chef de la communauté, tentons de voir si le pouvoir politique très étendu dont bénéficie Hulda, donne lieu à des abus de pouvoir (comme c'est souvent le cas dans cette forme de gouvernement) ou si au contraire, elle possède des qualités de chef vertueux permettant à Christiania de se prémunir de la tyrannie d'un seul.

286 Cf. « L'attitude des chefs à l'égard des masses », in MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.95

287 Cela nous renvoie à la définition de P-J. Proudhon citée en page 39 du mémoire. Cf. PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, op. cit., p.54

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2.2 Poursuite des intérêts personnels ou ceux d'un groupe dominant?

Même si notre but n'est en aucun cas de stigmatiser qui que ce soit dans l'institution, à la lecture des quelques éléments révélés plus haut, une question peut légitimement être posée : est-ce que seul l'intérêt d'Hulda compte ? Celle-ci, nous le savons, n'a pas souhaité répondre aux questions qui relevaient d'après elle de sa vie privée, mais les indices relevés à partir de l'entretien réalisé au bureau de l'économie permettent d'enrichir son profil : âgée d'une soixantaine d'années, Hulda vit seule avec son fils depuis qu'elle s'est installée à Christiania en 1984. Résidant actuellement dans une petite maison située à Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9), à quelques mètres de Mælkebøtten288, c'est à l'extérieur de la communauté qu'Hulda exerce son métier de psychologue. A cette profession lui assurant un niveau de vie confortable, Hulda est coordinatrice289 du groupe de contact, elle fait aussi partie du conseil d'administration de la fondation Christiania (pour lequel elle a été élue lors d'une assemblée commune), et endosse également à l'occasion le rôle de guide. Cette triple fonction dans la communauté peut expliquer pourquoi son nom nous a tant de fois été évoqué avant même que nous puissions la rencontrer. Cela lui permet d'ancrer sa personnalité dans le paysage institutionnel de Christiania et lui assure une réputation de personne incontournable.

Seulement, contrairement aux passive dependants qui ont besoin de l'institution pour subvenir à leurs besoins, Hulda exerce une profession à l'extérieur de la communauté qui lui permet de s'émanciper de la dépendance que certains individus peuvent ressentir lorsqu'ils concentrent vie privée et vie professionnelle à l'intérieur de Christiania. Ainsi, délestée du poids ou de la pression qu'un individu peut ressentir lorsque tout repose sur la même institution, Hulda fait assurément partie des personnes qui peuvent avoir moins de crainte à abuser de leur pouvoir dont ils profitent à l'intérieur de cette même institution290. De plus, la duplicité de son profil est un atout sur lequel elle peut s'appuyer pour renforcer sa représentation (aussi bien pour son public à l'intérieur qu'à l'extérieur de la communauté) et

288 Aire voisine de Nordområdet, rappelons que Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8) est la fameuse aire locale considérée comme une zone rassemblant une population de classe supérieure.

289 « Coordinatrice » est le terme employé lors de notre échange, ce qui sous-entend qu'elle détient plus de pouvoir et d'influence que le laissait entendre Birgitte, qui la décrivait comme la « secrétaire » du groupe de contact.

290 Si nous supposons qu'Hulda devait un jour subir les effets d'une « révolution de palais » telle que nous l'avons décrit un peu plus tôt, alors du fait de son statut professionnel à l'extérieur de l'institution, tout porte à croire qu'Hulda n'aurait aucun mal à se réintégrer à la société « classique ».

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entretenir le mythe de sa personnalité291. Enfin, la manière dont elle affirme l'exclusivité de ses liens avec K. Foldschack, l'avocat très charismatique de Christiania, ne peut que renforcer sa position de dominante dans l'institution :

_ «Ok. So... Yeah. Are you also in contact with Knud Foldschack?»

Hulda: «Yeah-yeah, we are! We have meetings like... At least twice a month

_ «Twice a month

Hulda: «Yeah, at least. Sometimes, we have meetings

_ «So Knud Foldschack is also showing up for Christiania at the contact group

Hulda: «Yeah-yeah

_ «Does it always happen in Christiania? You never go to his office?»

Hulda: «It's half, we... It's like one time here and one time in there.»

_ «Ok. Because I try to have a meeting with him but he seems very busy.»

Hulda: «Yeah, I don't think he takes talk to students. He's too busy for that

_ «Ok. And did you take part in the negotiations with K. Foldschack and the State to fix the amount... I mean the price of the land?»

Hulda: «Yeah-yeah, I was part of the negotiation group, yeah.»

Durant cet entretien, j'ai clairement ressenti la distance qu'Hulda cherchait à instaurer entre moi et le groupe de contact. D'après elle, K. Foldschack n'a pas le temps de s'adresser à un étudiant (qui plus est à un profane) mais prend le temps de se réunir deux fois par mois uniquement avec les membres du groupe contact. Cela nous donne au moins un aperçu sur la distance qui se crée entre le haut de la hiérarchie institutionnelle et l'individu situé au bas de cette pyramide et qui chercherait à avoir accès aux négociations.

Toutefois, Hulda n'est pas le tyran utilisant la machine bureaucratique pour exercer une domination totale sur le reste du groupe. Il nous faut à présent signaler les qualités vertueuses qu'Hulda cherche à exprimer lors de cet entretien. Premièrement, elle se défend du poids que peut avoir cette bureaucratie sur les individus :

291 Sa supposée réussite professionnelle à l'extérieur de la communauté lui permet d'entretenir une forme de domination sur les personnes moins qualifiée qu'elles à l'intérieur de la communauté ; comme son investissement pour cette noble cause qui consiste à « sauver Christiania », peut être perçu comme une preuve de générosité et de don de soi, ce qui peut lui permettre de briller en société (à l'extérieur de Christiania), notamment dans les milieux « bourgeois-bohème » ou intellectuels de gauche.

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Hulda: «I mean it's not so institutionalized. For example, the economy meeting which is quite important because this is where we take care. Then people can come and say `no, we don't want you to do that and no we don't want to make an argument'. It goes that way, so it's still not that bureaucratic.»

Ici, Hulda se défend de l'idée que Christiania serait devenue une institution présentant les symptômes d'une rigidité bureaucratique qui viendrait paralyser l'exercice de la démocratie à l'intérieur de la communauté. Pour ce faire, Hulda évoque l'exemple de la « réunion pour l'économie », que nous avons évoqué dans le schéma n°1 et que nous avions incorporé dans la cellule représentant bureau de l'économie dans le schéma n°2, tant l'influence de ses fonctionnaires était grande sur la tenue de ces réunions. De toute évidence, chaque christianite est libre de s'y rendre pour exprimer son opinion. Mais comment peut-on imaginer dans un univers institutionnel devenu aussi complexe, que des individus non-qualifiés puissent venir contredire ou désapprouver ce qui a été (ou sera) décidé par ces agents bureaucratiques qualifiés, alors que ce sont précisément ces individus non-qualifiés qui ont accepté de déléguer ce pouvoir à ces fonctionnaires. Autrement dit, sous couvert d'une très relative ouverture vers la masse, ces réunions encadrées par les agents bureaucratiques sont, à n'en pas douter, aussi désertes que le sont devenues les assemblées communes, tant le pouvoir a glissé aux mains des agents bureaucratiques. Plus loin dans l'entretien, notre enquêtée affirme qu'il est important d'agir pour le bien de tous, ce qui après tout est le sens même de l'administration publique :

Hulda: «Because if you make a decision about something you have to, carry out the work yourself! You can't force people, if they don't want to do it. So, in that way it's not so... I mean, outside fifty-one percent of the population can overrule everybody else, you can't do that here. For example, when we decided to make this deal [to buy the land to the State], it was unanimous. Because we asked: `if anybody is against this...', and nobody said `I am or we are against this'.»

Choisir de trouver un accord avec l'Etat était, d'après Hulda comme pour beaucoup de christianites, la meilleure chose à faire pour Christiania. En disant que l'on ne peut pas forcer quelqu'un à faire quelque chose, Hulda exprime d'une certaine manière l'écoute dont elle peut faire preuve lorsqu'elle est face à un christianite qui ne partage pas son point de vue. Seulement, dire que cette décision a été prise à l'unanimité lors d'une assemblée commune apparaît comme incorrecte, car plusieurs de nos autres entretiens prouvent le contraire :

Astérix: «No. In that [the Christiania FolkeAktie], no. I was against to buy the land

_ «Oh yeah, ok. You were against to buy the land. But still on nowadays, are you still against this project?»

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Astérix: «Yes, sure

«Oh I remember now, you talked about that last year when I came to your place with Allan

Astérix: «Yeah. I think with money you can't buy the land but you can get some privilege. And in my view, it would be... In my view this place would became a place where you have a lot of privilege

«Yeah, then it hasn't the same meaning anymore, and then it's not a squat anymore

Astérix: «No, it's not a squat anymore. I started to be more and more normalized, it's wrong to go in that direction

Comparer ces deux extraits d'entretiens, l'un avec une personne occupant un poste particulièrement élevé dans l'ordre bureaucratique de Christiania, et l'autre avec un individu incarnant à lui seul certainement l'essence même de Christiania : soit un squat, et plus encore un espace de lutte destiné à s'émanciper du joug de l'Etat et contester l'ordre bourgeois et autoritaire ; l'incohérence qu'il y a entre ces deux discours montre toute l'étendue du désaccord qu'il y a entre les esprits qui se tourne chaque jour un peu plus vers la norme, et ces poignées de déviants (dont Astérix fait partie) qui jugent que l'esprit même de Christiania se perd, chaque jour que la collaboration avec l'Etat progresse. Enfin, Hulda précise que concernant cette importante décision prise durant le printemps 2011, les christianites qui étaient « pour » le rachat du terrain auraient dit stop à ceux qui étaient « contre » car, selon elle, ces personnes se manifestaient uniquement pour esprit de contradiction :

Hulda: «If two, or three, or four would have been against this, we would have been like... (She sighs), because it has been such an important decision

_ «Yeah, I think so. And when decision is so important, I guess it's even more difficult to find a consensus

Hulda: «Yeah but if you say `no', you have to have a good reason and not just because you don't like the other's color of his hair

Nous ne savons pas avec certitude si Astérix avait exprimé sa désapprobation lorsque cette faible majorité de « pour »292 a pris la décision de se lancer dans ces négociations avec l'Etat, ce qui a renforcé la place du groupe de contact. Mais tout indique qu'Hulda connait Astérix qui vit lui aussi à Nordområdet dans sa roulotte située à quelques mètres de la maison d'Hulda. Elle ne peut donc nier les raisons qui poussent ce christianite à dire « non » à cette

292 Pour rappel, les entretiens utilisés l'année dernière révèlent qu'a priori une faible majorité aurait décidé dès 2007 et le « plan local pour l'aire de Christiania » proposé par l'Etat, qui avait vu K. Foldschack s'immiscer pour la première fois dans les affaires de la communauté, qu'une faible majorité de christianites étaient « pour » négocier avec l'Etat tandis que l'autre moitié était « contre » et souhaitait continuer à lutter face à l'influence normalisatrice de l'Etat. Cf. « B) Les regrets du clan anti-Foldschack », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.92-96

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nouvelle tentative de faire entrer Christiania dans la norme. Or, il est évident qu'Astérix présente des arguments assez structurés pour justifier son désaccord, ce qui peut être considéré comme de bonnes raisons de dire « non ». Donc, dans cette commune alternative dont les principes fondamentaux prônent notamment la démocratie directe, pourquoi n'a-t-on pas laissé Astérix s'exprimer alors que ses idéaux anarchistes valent - en théorie - autant que la logique bureaucratique défendue par Hulda ?

C'est sur ce rapport de force que nous allons nous concentrer dans la dernière section de ce chapitre, car à travers l'analyse de ces propos antagonistes et à bien des égards contradictoires entre Hulda et Astérix, se dessine un conflit idéologique entre deux clans bien distincts à l'intérieur même des groupe des activistes (ou active sympathizers) que nous pourrions décrire comme suit : d'un côté les activistes convaincus que la seule voie envisageable pour Christiania est celle de la négociation avec l'Etat, ce qui induit la formation d'une bureaucratie particulièrement rigide qui affecte les droits démocratiques pour lesquels les christianites doivent se résoudre à renoncer. Et d'un autre côté, quelques irréductibles (dont Astérix293) cultivant des idéaux anarchistes souvent présentés comme obsolètes mais qui sont toujours bien présents à Christiania.

Pour résumer cette deuxième section, nous avons pu en savoir un peu plus sur les profils des agents bureaucratiques à Christiania, ce qui nous a permis de mettre à jour un individu que nous pouvons qualifier de chef de la communauté : Hulda. Toutefois, nous ne pouvons pas dire que nous sommes face à un groupement politique soumis à la domination d'un seul ce qui reviendrait à dire qu'à travers sa fonction dans l'institution, Hulda cherche uniquement à défendre ses propres intérêts ; mais Hulda fait plutôt office de chef au milieu d'une fraction d'activistes convaincus que centraliser le pouvoir aux mains des agents bureaucratiques, c'est agir dans l'intérêt général. Perçu par cette fraction d'activistes dominants comme un impératif auquel tous les membres du groupe devraient se plier coûte que coûte, ces individus cherchent par tous les moyens à imposer ce régime bureaucratique comme le modèle à suivre, mais se heurtent encore et toujours à quelques irréductibles anarchistes auxquels nous allons donner la parole dans la dernière section de ce chapitre.

293 La référence à la bande dessinée prend ici tout son sens. En effet, lors de notre première rencontre, « Astérix » ou Leif Botwel de son vrai nom, m'a expliqué qu'il est surnommé comme cela à Christiania car il est considéré comme l'habitant d'un village d'irréductibles. Astérix est donc animé par un esprit de lutte et la négation de la domination traditionnellement exercée par l'Etat, qu'il considère comme étranger à lui-même. Cela nous permet donc de le qualifier d'anarchiste.

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Section 3-La critique des dérives d'un système bureaucratique

D'après Britta, l'une des pionnières de Christiania, elle qui a un temps occupé une place de choix dans le groupe de contact aux côtés d'Hulda, s'il y a bien une chose qu'elle aura retenu suite à son expérience au sommet de la hiérarchie institutionnelle de Christiania, est que l'on ne peut forcer les individus les plus réfractaires à l'unité :

_ «Ok. Maybe last question: What is the solution for Christiania today?»

Britta: «What shall we do? We have to buy it, to make this foundation, but there are some people who don't want to be in that foundation, but I think it's important that we find the solution with them. But you cannot force people to unity, you cannot force them.»

Ces propos ne viennent que confirmer ce qu'avançait Hulda, qui derrière son masque de chef vertueux, affirmait qu'il fallait dans une certaine limite savoir prêter une oreille attentive aux personnes qui n'étaient pas d'accord avec les décisions prises au sommet de la hiérarchie sociale. Nous n'allons pas revenir sur les problèmes liés à l'exercice de la démocratie directe dans une institution rassemblant près d'un millier de membres, mais nous allons nous focaliser sur la manière dont la domination de l'ordre bureaucratique est vécue par les individus jugés les moins dociles, qui n'hésitent pas à afficher leur défiance à l'égard de l'ordre préexistant.

3.1 Une bureaucratie « stalinienne » à Christiania ?

Nous savons qu'il ne faut généraliser la docilité des dominés à l'ensemble du groupe car à l'intérieur de cette communauté subsistent des personnes qui refusent encore d'admettre la légitimité de cet ordre bureaucratique. Par exemple, nous avons déjà cité dans la sous-partie consacrée à « la domination par l'activisme politique », les propos orduriers employés par Joker à l'égard des membres du groupe de contact qu'il jugeait comme s'octroyant une « autorité artificielle », donc illégitime. Mais nous allons maintenant nous concentrer uniquement sur les propos tenus par Astérix, qui a pris le temps de préciser le fond de sa pensée en nous livrant son analyse du processus de bureaucratisation de Christiania. Aujourd'hui âgé de soixante-quatre ans, il fait partie des pionniers qui ont vu l'institution grandir et se bureaucratiser. Malgré les années qui passent, Astérix affirme toujours croire en un anarchisme qu'il décrit de manière assez libérale294 et assiste aujourd'hui, impuissant, au processus de bureaucratisation auquel est soumise sa communauté.

294 Voici la définition de l'anarchie que nous donne Astérix lors de notre premier entretien : « In Christiania, I mean... We are, we are liberal in Christiania but people don't think we are, but we are! In a way, it's functioning very liberal. I mean, enjoy your own rights! Because it's going on to the capitalistic system, and the way that people make their own decisions, make their own business, is very important. »

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? Extrait du carnet de terrain n°7 - notes du jeudi 5 avril 2012

Lorsque j'ai rencontré pour la deuxième fois Astérix au café Woodstock situé à Pusher Street où il m'avait donné rendez-vous pour le petit-déjeuner, je cherchais à en savoir un peu plus sur les origines d'inspiration anarchiste de Christiania et nous évoquions la possibilité qu'à une époque, certains christianites auraient été influencés par l'anarcho-communisme. Alors, Astérix me corrigea en affirmant que si un parallèle devait être fait entre Christiania et l'histoire de l'ex-URSS, c'est le stalinisme qu'il fallait évoquer tant l'ordre bureaucratique domine aujourd'hui la masse à Christiania :

Astérix: «Yeah, this is rather like a small way... of stalinism.»

_ «Ok. But then it would mean it's more like marxism. But if you take Kropotkin and Bakunin ideologies, they didn't like authorities. As you do.»

Astérix: «Yeah

_ «Then it would be more like...»

Astérix: «No, but the way Christiania is slowly going in the way, with rules and so on, as they did in the old days with Stalin

_ «Then if I understand well, from you point of view Christiania is less and less anarchistAstérix: «Yeah! Yeah-yeah, absolutely

D'après lui, le courant libéral des idéaux anarchistes, tels que nous les développions dans la première partie notamment consacrée à l'idéal d'autogestion295 développé par les pionniers, laisse aujourd'hui place à la mainmise des agents bureaucratiques sur les affaires communes, si bien que les christianites n'ont plus accès à la prise de décisions et se voient contraints de renoncer à leurs droits démocratiques. De plus, cette bureaucratie est également la cause de la démultiplication de règles institutionnelles auxquelles les institués - anarchistes ou non - sont contraints de se plier au nom de leur adhésion à ce système de normes. Jusqu'ici, ses propos n'apportent rien de plus à notre réflexion ; mais la suite de son discours mérite que nous nous y attardions, tant la comparaison qu'il poursuit entre Christiania et l'histoire de l'Union soviétique (et plus précisément au durcissement autoritaire auquel a été soumis la Troisième Internationale dans les années 1920 avec l'arrivée de J. Staline à la tête

295 Rappelons que même si P-J Proudhon n'était pas anarchiste mais socialiste, sa définition de l'anarchie renvoie directement au self-government, soit le principe d'autogestion à partir duquel les pionniers de Christiania se sont inspirés pour fixer les principes fondamentaux de la commune libre.

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du parti296) nous éclaire sur la manière dont il perçoit cette bureaucratie. Avec toute proportion gardée, c'est dans la façon dont celle-ci a réussi à s'élever au-dessus de la société et à prendre durablement le contrôle de l'avenir de cette communauté, ainsi que les moeurs de ces agents bureaucratiques qui échappent à tout contrôle, qu'Astérix se permet de faire le parallèle avec la mise en place de l'Etat stalinien :

«Did you also say `no' to Knud Foldschack's intervention?» Astérix: «Yes, I was against that too

_ «Because I remember last year you said with Allan something like: `he is not a christianite, therefore he is not our lawyer'...»

Astérix: «No-no, there's a small group who likes to go this way [he obviously points the contact group], and they have very close relationships to this guy [K. Foldschack].»

_ «Ok. But last year I've been to the trial at the Supreme Court. He was representing the entire Christiania, but you said it's only a small group who decided that, right?»

Astérix: «Yeah, but they're very good at manipulating

_ «So, does it mean that there is a small group which is dominating and manipulating the rest of the community, and they make the decisions in Christiania?»

Astérix: «Yeah-yeah!»

_ «To your point of fiew, how many people are manipulating the rest of the community, could you give me an average?»

Astérix: «Maybe twenty-five or something, that's a very small group of people which is very much sticking together.»

_ «Then, it's a kind of small elite. I mean twenty-five persons who are heading the rest of the community, I call it an elite

Astérix: «Yeah! You can say that, you can say it's an elite. They take advantage of this, they put people in different places like Stalin did, and it is the same!»

Dans ce second extrait d'entretien, Astérix affirme avoir exprimé sa désapprobation envers la politique d'ouverture avec l'Etat pour entamer les négociations par l'intermédiaire de l'avocat K. Foldschack, qui a été décidée par la « direction administrative »297. Puis, Astérix évoque la « domination » et la « manipulation » dont ces agents sont capables pour gagner la docilité des christianites, qui semblent avoir fait preuve d'une grande passivité

296 Pour rappel, J. Staline (1879-1953) succède à V. Lénine (1870-1924) en tant que « secrétaire général du comité central du parti communiste de Russie ». Il régna d'une main de fer sur l'URSS jusqu'à sa mort, et imposa son idéologie grâce à un centralisme politique, l'élimination de tous ses opposants, un culte de sa personnalité, mais aussi et surtout une « bureaucratie d'Etat » à partir de laquelle il put exercer sa domination sur la masse. Cf. MONGILI Alessandro, Staline et le stalinisme, Tournai, Casterman, 1995

297 Cf. « §12 Concept et sortes de groupement », in WEBER Max, Economie et société, op.cit., p. 88

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lorsque cette décision très importante a été prise (tout comme L. Trotsky décrit l'attitude de la masse lorsque la bureaucratie de l'Etat stalinien a pris l'ascendant sur la masse dans les années 1920298). Ici, Astérix cherche à se démarquer du reste du reste groupe totalement anesthésié par le discours des dirigeants, et semble vouloir montrer qu'il n'a pas été dupe lors de la prise de pouvoir des fonctionnaires situés au plus haut de la hiérarchie. Selon lui, les signes extérieurs de cette « manipulation » exercée par ce groupe restreint qu'il estime à une vingtaine de personnes299 sont perceptibles dans la manière dont cette petite élite se reproduit, car nous avons vu que l'inamovibilité du (ou des) chef(s) fait partie de leurs caractéristiques. Or, R. Michels définit le « népotisme »300 comme l'un des plus grands maux symptomatiques de la tendance oligarchique des démocraties. C'est probablement cela qui amène Astérix à comparer cette élite bureaucratique à celle de l'Etat stalinien qu'à l'époque, L. Trotsky décrivait comme une « petite bourgeoisie des villes et des campagnes » qui « s'enhardissait » pour former une « jeune bureaucratie, formée au début pour servir le prolétariat, se sentit l'arbitre entre les classes. Elle fut de mois en mois plus autonome »301. Nous retrouvons dans cette description de la prise de contrôle par la bureaucratie stalinienne, à peu de choses près ce que nous avons pu observer en analysant le processus de bureaucratisation de Christiania.

Tous les éléments sont donc réunis pour dire qu'Astérix est l'un des principaux instigateurs de la critique du système bureaucratique de Christiania. Ne craignant pas d'exprimer son opinion face à cette petite élite très soudée qui d'après lui monopolise le pouvoir, Astérix nous fait part d'une petite anecdote qui illustre assez bien le rapport antagoniste qu'il entretient avec les membres de cette élite :

So, you have a kind of Stalin in Christiania

Astérix: «Yeah, I think so. A group! I think so! Once, I told them my vision of things and the day after they sent me an advertisement of trotskyism, another way of communism

298 L. Trotsky (1879-1940) décrit dans « les causes sociales [du] Thermidor [soviétique] » comment la bureaucratie a pris le dessus sur les masses en ex-URSS dans les années 1920. D'après lui, « les masses fatiguées et déçues n'avaient qu'indifférence pour ce qui se passait dans les milieux dirigeants ». Cf. TROTSKY Léon, La révolution trahie, Paris, Les éditions de minuit, 1963 [1936], p. 99.

299 Si nous tenons compte du fait que le groupe de contact est composé de onze personnes, nous pouvons supposer que la dizaine de personnes manquantes qu'Astérix inclus dans ce groupe restreints de dominants, occupent ou ont occupés des postes assez élevés dans la hiérarchie institutionnelle de Christiania (groupe de contact, le conseil d'administration de la fondation Christiania, ou bien même le bureau de l'économie). Mais ceux-ci peuvent aussi comprendre des leaders charismatiques ne faisant pas officiellement partie de l'administration, tel que Nils Vest, dont nous avons décrit le profil dans le chapitre précédent.

300 R. Michels définit le « népotisme » comme le fait que « le choix des candidats dépend presque toujours d'une petite coterie, formée des chefs et sous-chefs locaux, imposant au gros des camarades des candidats qui leur agréent ».Cf. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p. 74.

301 TROTSKY Léon, La révolution trahie, op. cit., p. 87.

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_ «Oh really?»

Astérix: «They sent me a lot!» (He laughs)

_ «Ok, they sent you this as a joke. It was like a joke, but anyway they sent it to you...»

Astérix: «No, they said: `we aren't Stalinists, we are something else. But we're still communists'. »

Cette anecdote, qui de prime abord n'a pas beaucoup d'importance, montre tout de même à quel point cette petite élite bureaucratique peut être réactive face aux critiques exprimées par quelques esprits contradictoires. Ici, Astérix explique qu'après leur avoir donné sa « vision des choses », il a vu sa boîte aux lettres submergée par une grande quantité de tracts ou de documents faisant référence au trotskysme. Notre enquêté, qui avec le recul relate les faits sur un ton amusé, explique que cette démarche initiée par ses opposants devait lui faire comprendre que les membres de cette direction administrative n'étaient pas stalinistes mais trotskystes. Ces deux courants de pensées sont traditionnellement adossés l'un à l'autre puisque le second a consacré une partie de ses écrits à faire la critique du stalinisme, ce qui lui a valu l'exil puis la mort302. Ainsi, nous pouvons estimer que la démarche initiée par les membres de cette élite bureaucratique qui vise à affirmer qu'ils étaient trotskystes et non stalinistes, était d'une certaine manière le meilleur moyen de se défendre d'avoir réussi un « Thermidor soviétique »303 à Christiania, tout en réaffirmant qu'ils restaient au service des christianites. Enfin, cette méthode peut être considérée comme une provocation, voire un acte d'intimidation initié par les membres de cette élite qui ont cru bon de réaffirmer leur dévouement pour la masse, tout en utilisant un procédé digne de la « Police de la Pensée » telle que l'a imaginé G. Orwell dans l'univers totalitaire d'Océania304, qui rappelle les

302 C'est depuis la Norvège ou il s'était réfugié que L. Trotsky a publié La révolution trahie en 1936. Puis c'est en 1940 à Mexico qu'il a été assassiné par un agent de Staline. L'histoire retient que cet assassinat eut lieu en représailles après les critiques très vives qu'il a publié sur l'Etat stalinien.

303 Le « Thermidor soviétique » est une expression de L. Trotsky qui signifie la « victoire de la bureaucratie sur les masse ». Le « chantre de la révolution permanente » (O. Nay, 2007) emprunte ce mois du calendrier républicain français car il s'inspire de la révolution de 1789 à l'issue de laquelle il explique que les Thermidoriens ont pris le dessus sur les jacobins. Selon L. Trotsky, toute révolution est succédée par une contre-révolution : suite à une première impulsion venue de la masse pour renverser le pouvoir, c'est ensuite la « grande bourgeoisie » qui monopolise le pouvoir au moyen d'une bureaucratie qui se met en place, dont le régime autoritaire exclut la masse du pouvoir. Cf. « Les causes sociales de Thermidor » , in La révolution trahie, op.cit., p.99-107.

304 Dans le roman de G. Orwell, la « Police de la Pensée » est un dispositif de surveillance permettant au dirigeant incarné par Big Brother de contrôler de manière très étroite la pensée des habitants d'Océania. Pour cela, l'Etat a instauré un régime de terreur et compte sur la délation ainsi que sur tout un dispositif de surveillance (tel que le télécran) pour maintenir son régime de propagande. Winston Smith, le personnage principal de cet ouvrage, cherche notamment à échapper à la Police de la Pensée. Cf. ORWELL Georges, 1984, op. cit.

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pratiques totalitaires entreprises par l'Etat gendarme de Staline, que Trotsky ne manque pas de faire la critique.

« Le régime soviétique a incontestablement eu dans sa première période un

caractère beaucoup plus égalitaire et moins bureaucratique qu'aujourd'hui. » TROTSKY Léon, La révolution trahie, op.cit., p.105

Dans cette oeuvre, L. Trotsky se place en tant qu'observateur de la métamorphose du régime soviétique, qu'il décrit sur un ton très critique. Cet extrait peut certainement être considéré comme une observation faite par le théoricien marxiste sur le passage entre deux « stades d'évolution »305 de la société soviétique : d'un bolchevisme conquérant depuis la révolution d'octobre 1917 favorisant le prolétariat à la bureaucratie d'Etat instaurée par le régime stalinien qui favorisait la prise de pouvoir par la bourgeoisie. Ainsi, si nous nous plaçons d'un point de vue trotskyste, nous pouvons résumer ce parallèle entre l'histoire du régime soviétique des années 1920 et Christiania, qui ont tous deux été confrontés au phénomène de « dégénérescence bureaucratique »306, car les masses ont été contraintes de se soustraire à la domination d'une élite bureaucratique.

C'est ici que nous arrêterons la comparaison entre le processus d'évolution de Christiania lors des quarante dernières années et celui de l'Union de soviétique des années 1920. Même si les christianites ne vivent en aucun cas dans un régime totalitaire, force est de constater que le parallèle est possible entre la monopolisation du pouvoir par les fonctionnaires de cette petite commune alternative, et la formation d'une bureaucratie d'Etat lors de l'arrivée au pouvoir de J. Staline dans les années 1920. Nous avons jugé pertinent de développer cette comparaison avec l'Etat stalinien car elle provient d'un témoignage recueilli auprès d'Astérix, un christianite particulièrement critique envers la direction administrative de Christiania. Évidemment, la comparaison entre un régime totalitaire et celui de la commune libre est à prendre avec précaution ; mais nous avons jugé ce détour nécessaire car les propos tenus par Astérix, qui affirme ouvertement être contre cet ordre bureaucratique, prouvent l'absence « d'homogénéisation des modes de pensée »307 à l'intérieur de l'institution. Même si l'influence de la bureaucratie est évidente, les christianites ne sont donc pas sujets à « la formation d'une conscience morale »308 unique, ce qui laisse place à la liberté d'expression des esprits les plus fertiles comme les plus critiques.

305 ELIAS Norbert, « La transformation de l'équilibre `nous-je' », in La société des individus, op.cit., p. 205-301 306« Trotsky », in CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, op.cit., p.421

307 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, op.cit., p.201

308 Ibid., p.201

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3.2 L'impossible retour aux principes fondamentaux d'autogestion

Ce mémoire a été divisé en deux grandes parties destinées à décrire dans un premier temps ce qu'était Christiania à l'état embryonnaire avec la description de ses principes fondamentaux, de l'idéal de vie en société qu'ont créé les pionniers ; puis ce que la commune est devenue à l'état adulte309. Aujourd'hui arrivé à un stade d'évolution plus avancé310, nous avons vu avec l'exemple d'Astérix que certains membres de l'institution regrettent le modèle d'origine qu'ils jugent meilleur, car plus démocratique et garantissant d'avantage de liberté à la masse. N. Elias décrit comme un « cercle vicieux » les normes sociales de la pensée et du langage car il explique que l'individu se trouve pris dans la société dans laquelle il évolue :

« Si audacieuse et si fertile que puisse être l'imagination d'un individu même dans le domaine de la pensée, il ne peut guère s'éloigner des normes de la pensée et du langage de son temps. Il en reste prisonnier, ne serait-ce qu'à cause des instruments linguistiques dont il dispose. »

ELIAS Norbert, La société des individus, op. cit., p.135

La marge de manoeuvre pour ce type d'individu qui viendrait enfreindre les règles ou chercher à dévier son entourage « des normes de la pensée de son temps » reste, comme l'explique H. Becker dans sa sociologie de la déviance, très mince. En effet, l'individu peut rapidement se retrouver isolé s'il ne parvient pas à s'intégrer à un groupe partageant ses idées ainsi que ses pratiques déviantes. Si tel était le cas, alors il y a de fortes chances pour que celui qui est étiqueté comme « déviant »311 cède face à la pression exercée par la société qui l'entoure et qu'il fasse son retour dans la norme. Pour un déviant, l'interaction avec d'autres déviants partageant ses idées et ses pratiques contraires aux normes instaurées par le groupe dominant est donc primordiale. C'est pourquoi nous allons voir que même si Astérix paraît bien isolé face à la norme instaurée dans cette communauté, d'autres christianites comme Morten partagent ce point de vue312, ce qui prouve que l'idée d'anarchie au sens de self-government est toujours bien présente et peut donc se maintenir à Christiania. Aujourd'hui âgé de cinquante-huit ans, c'est à dix-sept ans que Morten s'est installé à Christiania lorsqu'il

309 Nous renvoyons à la métaphore biologique de P. Clastres. Cf. CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.16

310 Ce qui ne veut pas nécessairement dire que le stade d'évolution qu'a atteint aujourd'hui Christiania est le plus abouti.

311 H. Becker définit les déviants comme « ceux qui apparaissent comme étrangers à la collectivité parce qu'ils dévient de ses normes ». La déviance n'est que le fruit d'une interaction entre le groupe dominant se conformant aux règles communément admises et ceux qui en dévient, car « les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance ». Cf. « Le double sens de `outsider' », in BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la déviance, op. cit., p.25-41

312 Astérix et Morten se connaissent car ils travaillent tous les deux en tant que guide de la communauté.

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faisait partie du groupe appelé les Children's power313. Se définissant aujourd'hui comme anarcho-communiste314, Morten fait partie des christianites qui considèrent la bureaucratie comme superflue :

Morten: «They don't produce any food, they don't produce any buildings or houses, or bicycles or anything, they just push papers, you know, from one desk to the other. And all this

I think it's redundant. I think everybody should participate in pushing papers and we should respect production work. And I don't think anybody can live from pushing papers, they always have to take the money from the production work. And now, production work means very-very small salary, in contrast to all the speculation works which produce nothing and which means a very-very high salary

_ «Yes

Morten: «And my question is: why it shouldn't be the same way in Christiania?» _ «So, you mean all those people who just push papers in Christiania...»

Morten: «They should have less money than the production work and they should share the work, it should be a common duty to do this kind of works, and everybody share and participate in it [...].»

D'après Morten, chacun devrait contribuer à la conduite des affaires communes de la manière la plus équitable qui soit : cela relèverait d'un « devoir commun » à tous les christianites sans exception, ce qui permettrait à Christiania de s'affranchir de la domination de l'élite bureaucratique et ainsi d'être plus en accord avec l'idéal démocratique d'origine. Ici, Morten réduit la tâche assurée par les agents bureaucratiques à « pousser des papiers », une chose que chacun serait capable de faire en plus de son activité professionnelle. Mais la lecture du quinquagénaire sur ce qui se produit dans la société à laquelle il appartient, va au-delà des frontières de Christiania et Morten nous propose une vision plus holiste. Selon lui, Christiania fait partie d'un tout où il faudrait différencier les travailleurs produisant des

313 Au début des années 1970, les children's power était un groupe composé d'adolescents et de jeunes gens allant de quatorze à vingt-cinq ans. Connus des services de police ainsi que des médias pour leur implication dans le trafic de drogues ou leur exploitation dans les réseaux de prostitution infantile, Morten s'inclut dans ce groupe dont la plupart de ses membres avaient fugué du domicile familial ou des foyers d'accueil pour jeunes orphelins ou délinquants. Largement influencé par les mouvements révolutionnaires de la fin des années 1960, la plupart de ces jeunes révoltés contre toute forme d'autorité s'installèrent à Christiania où ils trouvèrent un environnement propice à la poursuite de leur idéal.

314 Voici l'extrait d'entretien dans lequel Morten décrit sa conception de l'anarcho-communisme : « I'm talking about those who have quite privileges, who have a big house, who have a good income, who have a lot of network and resources. They should say: `ok, we don't need any money, we should voluntarily do this work, and they shouldn't make the decision all the time, we should change those people all the time. All the different life styles should be represented. Those who are the strongest should take the heaviest burdens and those who are the weakest should be supported. » Dans cette description, la répartition indifférente du pouvoir entre les classes et la manière dont ceux bénéficiant de plus de ressources doivent les partager avec les plus faibles semble valider la conception communiste de l'anarchie à partir de laquelle Morten définit ses opinions politiques.

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richesses très concrètes (nourriture, logements, etc.) mais bénéficiant d'un bas salaire, du « travail spéculatif » tel que celui que réalisent les fonctionnaires, qui fournissent un travail plus abstrait mais engrangent les meilleurs salaires. Voici la tendance que constate Morten dans la société, y compris à Christiania, où il considère qu'il faudrait inverser l'ordre social. Cet individu est donc animé par une forme de marxisme liée à sa vision sur la lutte des classes tout en réfutant l'autorité exercée par la direction administrative ponctionnant ses richesses du fruit du travail de la masse qui, comme nous avons pu le voir dans la première partie, est soumise à la collecte de l'impôt assurée par ces mêmes agents bureaucratiques. Ainsi, après avoir vu le sens positif de la collecte de l'impôt exprimée par certains christianites considérant que celui-ci est légitime puisqu'il permet de rémunérer ceux qui assurent la subsistance de la commune libre ; le discours de Morten montre quant à lui qu'à Christiania ce même impôt peut être considéré négativement car il permet aux bureaucrates de renforcer leur position de dominants dans la communauté.

Par ailleurs, Morten fait référence au terme de « christianitis », soit le nom d'un syndrome inventé par les individus les plus critiques de l'ordre bureaucratique de la communauté, pour désigner les personnes jugées comme souffrant d'une certaine avidité et qui auraient laissé le pouvoir leur monter à la tête :

_ «Ok. Oh you also said something quite interesting last year when I came here with Allan. You said the word `Christianitis', which is a kind of illness when there is `too much Christiania'. could you be more precise?»

[...]

Morten: «People think to their own interest, also here in Christiania. When they have Christianitis, they think that they can justify their personnal interest with arguments like: `we have been living for a long time here in Christiania and we know what is going on'. You know?»

«Yeah, ok. Does it mean that those people are `allergic' to Christiania?»

Morten: «No, they are kind of... They feel that they are the ones who do something for Christiania and all the rest is not doing anything. And therefore, it's a good idea that they have more influence than others, just because they `do all the work', they should have all the political authority.»

_ «Ok. And don't you think this `Christianitis' is because they are too selfish and self-confident, but it's also because...»

Morten: «Maybe they also hide that they are not sure of themselves!»

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Cette « christianitis » renvoie directement aux observations d'A. Conroy qui disait que l'activisme politique peut présenter un danger pour la démocratie. Ce danger peut à la fois toucher les christianites soumis à la domination de ceux qui se sont approprié le pouvoir, tout comme il peut affecter ces dominants qui, persuadés qu'ils sont les seuls capables de prendre les décisions, peuvent d'après Morten faire de mauvais choix dont les conséquences seraient irréversibles pour l'ensemble de la communauté dont ils font partie. Autrement dit, ces chefs ne seraient pas infaillibles et pourraient chercher à « cacher » leurs faiblesses pour éviter d'altérer leur représentation. Les symptômes de cette maladie affectant tout particulièrement les « pousse-papiers », se verraient chez les individus ressentant un besoin impérieux d'intervenir dans tous les domaines de la vie communautaire. Il s'agit d'un sentiment d'omnipotence qui se manifesterait par la certitude chez ceux qui en sont affecté de savoir ce qui est bon pour Christiania au nom de leur ancienneté dans l'institution. Cependant, le risque d'épidémie dans un espace confiné tel que Christiania est nul, car cette maladie concerne uniquement le petit nombre d'individus occupant les postes à hautes responsabilités. Aussi, malgré le caractère irréversible de bureaucratisation et de concentration du pouvoir aux mains des bureaucrates ; à en croire Morten, la « christianitis » ne serait pas une maladie incurable et la voie de la guérison pour les bureaucrates qui en souffrent serait de se délester de la pression engrangée par l'exercice du pouvoir, en partageant ce pouvoir ainsi que l'exécution des tâches administrative avec la masse.

Tel est selon Morten l'antidote qu'il suffirait d'administrer à cette petite élite bureaucratique pour éradiquer cette maladie. Néanmoins, la « christianitis » peut aussi sembler insurmontable pour ceux qui voient en ce processus irréversible de bureaucratisation, se dessiner un avenir funeste, tant le retour aux principes fondamentaux de la communauté paraît impossible. Même Morten qui pourtant semble vouloir encore croire que leur guérison est possible, n'en demeure pas moins lucide quant à l'impossibilité que les personnes non-qualifiées puissent participer à la conduite des affaires communes dans un monde devenu aussi complexe :

Morten: «But it's so hard to find such a kind of person in Christiania because it's very few who have the education to do the jobs, and the knowledge to do the jobs.»

Ces propos criants de vérité ne peuvent que renforcer la position de dominants qu'occupent les membres de la direction administrative, et d'autres pionniers tels que son ami Astérix ne voient pas pourquoi la tendance pourrait s'inverser. Dans cette mesure, envisager

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l'exit315 est une possibilité envisageable pour Astérix, qui pourtant est un individu dont l'identité est profondément marquée par l'appartenance à cette institution :

_ «From your opinion, is still a possibility to live outside? I mean to leave Christiania?»

Astérix: «Yeah-yeah. I'm getting old, I have my house in Spain and...»

A woman sitting next to Astérix: «No-no-no-no!»

Astérix: «Don't... Eat you bread, eat you bread.»

_ «You go to Spain very often, right?»

Astérix: «Yeah. (He looks at the persons sitting next to us) It's my neighbors

Interrompus durant l'entretien par ses amis dont certains sont aussi ses voisins, avec lesquels Astérix a pris l'habitude de prendre son petit-déjeuner au café Woodstock, ce christianite de la première heure ne cache plus aujourd'hui ses velléités de départ. Le teint halé, c'est à son retour d'Espagne où il possède sa résidence secondaire qu'Astérix a accepté de réaliser ce second entretien.

? Extrait du carnet de terrain n°8 - notes du vendredi 6 avril 2012

Durant les semaines qui précédaient notre rencontre, je m'inquiétais de son absence et ses proches tels que Kirsten et Morten m'avaient assuré qu'il reviendrait sous peu. Néanmoins, la manière dont Astérix évoque ce véritable havre de paix perché dans les montagnes d'Andalousie et son âge avancé, ainsi que la spontanéité de cette femme assise à

notre table qui n'a pas hésité à interrompre mon interlocuteur, montrent que l'idée d'un départ
définitif est envisageable pour Astérix. De plus, si nous nous référons à la dernière question concernant le sens de la peinture qu'il a réalisé sur l'un des murs extérieurs de sa roulotte située à Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9), nous pouvons constater qu'Astérix exprime un certain détachement à l'égard de la communauté et que quitter Christiania ne serait pas aussi difficile que cela, pour lui qui vit là depuis plus de quarante ans :

 

315 L'exit est une notion qui a été développée par A.O. Hirschmann dans le cadre de ses travaux en économie politique. Cet économiste américain considère que lorsque l'individu est mécontent, celui-ci a le choix entre trois possibilités : la réaction silencieuse (exit) qui dans le cas d'une institution telle que Christiania, ce choix conduirait l'individu à quitter la communauté ; rester fidèle à la commune dans son essence (loyalty); ou alors protester ce qui reste relativement envisageable dans ce type d'institution où la prise de parole est favorisée par les assemblées préexistantes (voice). Cf. HIRSCHMAN Albert Otto, Exit, Voice, Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970

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_ «Yeah... Or perhaps one last question: Last time when I visited you with Allan [Anarchos], I forgot to ask you the meaning of your painting

Astérix: «My painting? Which one?»

_ «The big one which is on the outside wall of your place. You said you also like painting, right?»

Astérix: «Yeah, I mean I like to paint. It's called Longing for freedom316

_ «I wanted to ask you why you're holding a red flag. Do you refer to communism?» Astérix: «No, actually this painting is not finished, I have to.»

_ «What do you mean? Did you forget to add the three yellow dots of the Christiania flag?»

Astérix: «No, actually when I painted it, everybody ask me the same question: `why don't you paint a Christiania flag'? And I got bored

_ «Do you mean you would never finish it?»

Astérix: «No, I'll finish it, and I think I will paint my flag black (he laughs).»

_ «Oh, you mean the anarchist flag! And what is the town represented just in your back: Copenhagen or Christiania?»

Astérix: «It's Copenhagen in the old days, and Christiania is just represented with the lotus flower which is on the bottom.»

_ «Oh ok, then next year when I'll be back, and just visit your house and check if you have finished to paint your flag black

Astérix: «(he smiles) Ok

Lorsqu'il a réalisé cet autoportrait qu'il a baptisé Longing for freedom, Astérix le fit à la vue de tout le monde étant donné que cette peinture orne sur toute la longueur, l'un des murs extérieurs de sa roulotte. Ainsi, son voisinage, les christianites qui empruntent cette voie quotidiennement, mais aussi les badauds ont pu contempler la progression de cette oeuvre que l'artiste avoue n'avoir pas tout à fait achevée. Au centre de ce tableau, Astérix a pris soin de se représenter tenant un drapeau de couleur rouge qui nous laissait supposer qu'il s'agissait d'un drapeau connotant un mouvement révolutionnaire lié aux luttes sociales, que l'on retrouve notamment dans la doctrine communiste. Aussi, lorsqu'Astérix a affirmé que son oeuvre était inachevée, je lui ai demandé si les trois points jaunes du drapeau de Christiania étaient l'élément manquant sur ce fond rouge qu'il avait laissé dans sa couleur unie. Le principal intéressé me répondit par la négative, visiblement irrité par cette question dont il dit

316 Cf. annexe n°21, p.207: « autoportrait d'Astérix - Longing for freedom »

avoir souvent été l'objet de la part des autres membres de la communauté. En effet, la question peut paraitre légitime : pourquoi donc sur son autoportrait, ce christianite dont la vie a profondément été marquée par Christiania, s'est-il abstenu de finir son oeuvre en frappant ce drapeau rouge des trois points jaunes symbolisant Christiania ? Fatigué par tant d'insistance de la part de son public qui ne comprenait pas pourquoi ce drapeau restait orphelin des trois points jaunes, Astérix envisage aujourd'hui de couvrir ce drapeau de noir, symbole traditionnel de l'anarchie.

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Ainsi, nous pouvons interpréter cet autoportrait comme révélateur de l'état d'esprit du peintre qui, à travers ce tableau, ne fait qu'exprimer son « désir de liberté ». L'absence des trois points jaunes n'est pas un hasard car cela peut symboliser le désamour qu'Astérix ressent pour l'institution qu'il a vu grandir et se métamorphoser. Ne pas peindre ces trois points jaunes sur son drapeau peut être considéré comme un acte de défiance, une provocation vis-à-vis de l'institution, à l'égard de ceux qui la représentent et cherchent coûte que coûte à créer une unité derrière ce drapeau unique, commun à tous les christianites. Mais Hulda (actuelle coordinatrice du groupe de contact) tout comme Britta (ancienne membre éminente de cette même direction administrative) savent toutes les deux que l' « on ne peut forcer les individus à l'unité », et Astérix en est probablement l'exemple vivant. De plus, en affirmant que son drapeau est destiné à devenir noir, symbole de l'anarchie, la distance entre l'institué et son institution semble s'accroître, tant il apparaît difficile de revenir a posteriori à un rouge orné de trois points jaunes vifs à partir d'une couleur aussi coriace que le noir. Ainsi, cette interprétation de l'oeuvre inachevée d'Astérix ne fait que confirmer la possibilité que ce christianite anarchiste - ou resté anarchiste - puisse en venir à quitter l'institution.

Pour résumer, les points de vue de Morten et Astérix, deux des esprits les plus critiques que nous avons pu rencontrer sur le terrain, montrent une certaine impuissance face à la forme que prend leur institution aujourd'hui : le retour aux principes fondamentaux paraît donc tout à fait impossible. Christianites et amis de longue date, Morten et Astérix partagent un regard critique à l'égard des membres de la direction administrative qu'ils jugent, par essence, contraires aux principes fondamentaux de leur commune. Pouvant être considérés comme les derniers représentants des idéaux anarchistes à Christiania (Morten défendant des idées de type anarcho-communiste, Astérix croyant plutôt en une forme libérale de l'anarchie) ces deux christianites incarnent bien l'idée que nous ne pouvons classer Christiania dans un type bien précis d'anarchie. La commune libre « n'est que le reflet de la société » disait Joker, avec toute la diversité et la complexité que cela comprend, c'est pourquoi nous ne pouvons réduire notre analyse à une seule forme d'anarchie.

Enfin, contrairement à Morten qui a affirmé lors de l'entretien ne pas pouvoir envisager de quitter Christiania tant il considère son destin lié à celui de sa communauté, les spéculations à propos du drapeau d'Astérix semblent être l'émanation du détachement que ce second christianite peut ressentir vis-à-vis de l'institution dont il est membre. Pour Astérix, l'exit317 est donc une option qu'il ne faut exclure, ce qui prouve une nouvelle fois que l'individu conserve toujours une part d'autonomie vis-à-vis du tout institutionnel auquel il appartient.

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317 HIRSCHMAN Albert Otto, Exit, Voice, Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970

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Conclusion - Christiania : une société alternative

soumise à un retour vers la norme

Dans son ouvrage consacré aux utopies communautaires, B. Lacroix explique en quoi ces projets de vie collective sont voués à l'éclatement : « le projet de vie communautaire est voué à manquer de l'institutionnalisation dont il ne peut se passer pour avoir quelques chances de survivre et sa dynamique l'enferme dans une insoluble contradiction »318. Cette dynamique menant à l'éclatement de la communauté semble avoir été évitée par les christianites qui ont su amorcer un processus d'institutionnalisation, que nous pouvons considérer comme crucial si les membres de ce projet collectif voulaient avoir une chance de voir leur communauté se pérenniser. Autrement dit, l'institutionnalisation serait un mal nécessaire permettant de stabiliser le groupe dans un cadre institutionnel doté de croyances et de normes qui permettent d'assurer la longévité de la communauté. De plus, l'auteur ajoute que quand bien même la communauté parviendrait à atteindre ce niveau d'institutionnalisation, au lieu de trouver « une société libérée », ses membres y trouveraient qu'un « panoptique institutionnalisé »319 dans lequel les individus reproduisent de manière plus ou moins consciente l'ordre institutionnel « classique » reposant sur l'idée de hiérarchie, de contrainte et de coercition. C'est ce qui expliquerait selon B. Lacroix que, confrontés à la désillusion de l'expérience communautaire, ses membres décideraient de se séparer, ce qui entraînerait l'éclatement de la communauté.

Or, tout porte à croire qu'à Christiania cette désillusion a bien été réelle car les pionniers ont vite réalisé que leurs idées révolutionnaires posaient problème : avec l'Etat danois tout d'abord, du fait de leur choix d'abolir de la propriété privée sur un terrain qu'ils squattaient, ou encore d'y développer des pratiques déviantes telles que l'usage et le trafic de marijuana ; mais nous relevons également des problèmes internes, liés à leur conception de la démocratie et à leur répartition supposée équitable du pouvoir. Tous ces problèmes trouvant leurs origines à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la communauté, auraient pu conduire les christianites à renoncer à ce projet communautaire. Mais force est de constater que la commune supposée « libre » est toujours bien là, présente au coeur de la capitale danoise après plus de quarante années de lutte pour « sauver Christiania ». Maintenir cette communauté a été possible grâce à son institutionnalisation et c'est au prix d'une centralisation du pouvoir et du renoncement à une grande partie de leur capacité d'autogestion que les christianites

318 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op.cit., p. 66

319 Ibid., p. 64

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peuvent encore aujourd'hui vivre dans leur microcosme social. Cette forme d'altruisme que nous évoquions en première partie pour expliquer le fait que les membres de cette petite société renoncent à une grande partie de leur pouvoir pour le salut de leur communauté, n'est pas sans conséquences sur leur quotidien. Car laisser se former un tel appareil bureaucratique implique une délégation du pouvoir entre les mains des agents bureaucratiques qui, comme nous avons pu le voir à travers quelques exemples, ont la capacité d'exercer une contrainte morale voire physique sur le reste de la communauté au nom de leur statut d'agent défendant les intérêts de l'institution. Ce n'est qu'à travers leur statut de fonctionnaires supposés maintenir l'ordre et les valeurs communautaires, que les membres de cette minorité dirigeante ont le pouvoir d'exercer une forme de contrainte très concrète sur la majorité dominée, en leur imposant d'adopter un comportement institué et accepté par l'ensemble de la communauté (ex. payer l'impôt communautaire).

Le constat de ce glissement progressif vers un pouvoir central nous a ouvert d'autres perspectives pour réfléchir sur la nature du pouvoir dans cette institution, ce qui nous amène à la seconde partie consacrée à l'analyse du pouvoir dans les rapports sociaux et les pratiques institutionnelles. Cette approche plus « micro », car davantage axée sur des cas individuels analysés à partir de sources ethnographiques, constitue une série d'éléments qui confirment que la nature du pouvoir à Christiania se définit effectivement selon le modèle « classique » de la relation « commandement-obéissance » telle que la décrit P. Clastres320 ; et que, loin de s'être émancipée de la conception « classique » du pouvoir dans la société, nous retrouvons dans cet espace de co-présence des relations sociales similaires à la société « classique ». En effet, il y a une différence notable entre la fonction initiale de l'institution et ce qui est latent, c'est-à-dire les attentes sous-jacentes des individus qui, en devenant membres de cette institution, ambitionnent généralement d'améliorer leur sort en ajustant leurs positions en fonction de ces attentes. Certes, nous avons pu constater que la fonction initiale de la commune libre était d'y réaliser une expérience sociale alternative, bannissant toute contrainte et toute hiérarchie liées à l'ordre institutionnel « classique », en y proclamant des principes révolutionnaires notamment inspirés des théories de P-J Proudhon. Toutefois, à mesure que nous progressions dans notre analyse, nous nous sommes aperçus que derrière cet ordre institutionnel orienté vers un idéal assurant notamment un meilleur partage du pouvoir, se cachent des individus qui, bien qu'adhérent - en théorie - pleinement à ces principes

320 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

167

institutionnalisés, se positionnent naturellement dans l'institution, prennent le jeu à leur compte de manière à améliorer leurs positions respectives.

Dans cette mesure, force est de constater que le cas de Christiania ne fait pas exception : Christiania est bien soumise à la « loi d'airain de l'oligarchie » que le sociologue élitiste R. Michels321 décrit comme le phénomène inhérent à toute organisation. Quand bien même il serait inscrit dans les gênes de l'institution des valeurs révolutionnaires qui consisteraient à abolir la hiérarchie ainsi que la relation sociale de la société « classique » que P. Clastres définit comme « commandements-obéissance », l'ordre institutionnel tend naturellement à la formation d'une hiérarchie et à une répartition inégale du pouvoir entre les individus. Nous avons vu avec l'exemple de Britta que le positionnement de l'individu dans l'institution, qui s'opère lors de son processus d'intégration peut s'avérer déterminant ; mais nous avons également pu constater à travers la trajectoire de Joker que la distribution des rôles n'est pas figée et qu'une mobilité entre les différents groupes identifiés grâce à la typologie d'A. Conroy est possible. Prendre le jeu à son compte dépend donc de la capacité qu'aurait un individu à appréhender l'ordre institutionnel dans lequel il évolue et à adapter son rôle en fonction des situations auxquelles il est confronté. Cette acuité permet à des individus tels que Joker qui, bien que ne disposant pas d'importantes ressources, parviennent à tirer leur épingle du jeu et peuvent occuper une position relativement confortable dans l'institution.

Par ailleurs, nous relevons d'autres formes de calculs pouvant être opérés par les christianites disposant de ressources relativement importantes. Certains de ces individus appartenant à la classe supérieure de Christiania se rassemblent et forment une élite bureaucratique, qui trouve sa légitimité dans la simple énonciation des problèmes inhérents à cette forme d'organisation que nous avons décrits dans la première partie du mémoire. Dans cette classe dominante ou « direction administrative »322, nous retrouvons des individus dont les profils correspondent aux « active sympathizers » qu'A. Conroy définit comme ceux qui portent tout le poids de la commune sur leurs épaules. Seulement, nous avons pu apercevoir que l'activisme politique comporte d'importants risques pour la démocratie à Christiania : cette élite bureaucratique prend l'apparence d'une caste fermée estimée à une vingtaine d'individus par Astérix, qui parvient à se reproduire et à consolider leurs positions respectives.

321 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit

322 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p. 88

168

A l'instar des pushers ou « passive opportunists » qui exercent un pouvoir d'injonction, les activistes les mieux positionnés dans la pyramide institutionnelle de Christiania exercent un autre type de violence, pouvant être tout aussi préjudiciable pour le reste du groupe : un pouvoir de persuasion. Contrairement aux attentes, notre analyse montre que ce n'est pas nécessairement dans la violence exercée par les pushers que nous pouvons trouver un danger pour l'équilibre de la commune, mais ce danger peut également se trouver chez les activistes les plus dominants qui, sous couvert de leur fonction censée assurer l'avenir de la communauté, certains esprits motivés peuvent agir de manière intéressée pour satisfaire leur soif de pouvoir. En d'autres termes, la satisfaction des intérêts personnels apparaît donc plus forte que les croyances auxquelles les institués adhèrent en devenant membre de l'institution ; et aussi grande soit la capacité de celle-ci à influencer les modes de pensée et les comportements de ses membres, l'individu possède toujours une indépendance relative à partir de laquelle il se réapproprie les normes et les valeurs auxquels il a adhéré, pour tirer des rétributions grâce à son appartenance à l'institution.

Comme en attestent les deux schémas de l'ordre institutionnel de Christiania, le premier étant le fruit de nos travaux précédents, le second résultant de notre deuxième enquête de terrain, le regard que nous portons sur la commune libre a évolué : l'idée de hiérarchie à Christiania est bien réelle et il nous a même été possible d'identifier un chef de communauté, en la personne d'Hulda, dont l'omniprésence au sein du groupe de contact et le caractère inamovible et infaillible que nous avons pu relever dans son discours nous permettent de tirer ces conclusions. Bien entendu, notre regard porté sur la fonction qu'elle exerce n'est nullement destiné à en faire la critique, mais cela nous a permis de vérifier l'hypothèse de R. Michels sur notre objet d'étude : même si Hulda n'est pas officiellement reconnue que le chef de Christiania, tous les éléments lors de nos observations sur le terrain, le discours d'Hulda ainsi que celui de son entourage, montre qu'elle en possède toutes les caractéristiques. C'est à partir de cette conclusion que nous renvoyons le lecteur à la citation de P. Clastres, pour qui la société sans pouvoir n'existe pas, qu'il est même une nécessité inhérente à tout groupement humain. Dans le cas de Christiania, nous n'avons jamais nié le fait que le pouvoir est une notion avec laquelle les christianites doivent composer, mais il apparaissait nécessaire de nous demander si le caractère supposé alternatif de cette société permettrait à Christiania de s'émanciper de la conception « classique » du pouvoir. L'état actuel de nos recherches montre qu'il n'en est rien car Christiania correspond à l'hypothèse n°3 : il s'agit d'un espace de co-présence qui a nécessité des ajustements institutionnels qui tendent à modifier profondément les aspirations révolutionnaires initiales pour un ordre institutionnel reproduit à partir de

169

l'ordre « classique » des sociétés occidentales. En outre, notre cheminement nous permet d'avancer l'idée que le statut de chef de communauté incarné par Hulda serait la présence signalée par P. Clastres « dans l'absence »323, tant lors de notre enquête de terrain il nous a maintes fois été répété qu'il n'y a pas de chef à Christiania.

L'étude des « stades d'évolution »324 de la société alternative de Christiania montre donc qu'elle a été soumise à un processus de bureaucratisation jugé nécessaire au maintien de la commune. Mais la bureaucratie n'est est pas moins un instrument de pouvoir, qui permet aux membres de cette direction administrative considérés comme légitimes de monopoliser le pouvoir politique tout en ayant la possibilité de contraindre la masse dans un souci de rationalité (ex. de la liste des `mauvais payeurs' publiée dans UGESPEJLET par la secrétaire du bureau de la construction). Seulement, ces pratiques exécutées par les fonctionnaires de Christiania sont, du point de vue des esprits les plus critiques tels que Morten et Astérix, contraires aux principes antiautoritaires dictés par les pères fondateurs de la communauté. C'est pourquoi nous trouvons dans le discours de Morten des propos très critiques envers ceux qu'il qualifie de « pousse-papiers », une tâche qui d'après lui devrait revenir à l'ensemble des christianites. Mais revenir aux principes d'autogestion paraît tout à fait impossible, et Astérix voit en la forme actuelle que prend l'institution un avenir funeste qui l'amène aujourd'hui à envisager l'exit325: d'après lui, Christiania serait soumise au phénomène de « dégénérescence bureaucratique »326 tel que définissait L. Trotsky dans ses critiques acerbes envers l'Etat stalinien des années 1920. Bien entendu, même si la critique d'Astérix peut le laisser entendre, Christiania n'est pas une dictature. Mais ce témoignage reflète bien « la désillusion »327 que peut ressentir le communard qui a vu cette expérience communautaire naître dans une forme bien précise, puis se métamorphoser pour aujourd'hui présenter un cadre institutionnel ayant perdu son sens initial.

323 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.21

324 ELIAS Norbert, « La transformation de l'équilibre `nous-je' », in La société des individus, op.cit., p. 205-301

325 HIRSCHMAN Albert Otto, Exit, Voice, Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970

326 « Trotsky », in CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, op.cit., p.421

327 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op.cit., p. 67

170

Enfin, la mise en évidence de la désillusion de l'expérience communautaire n'est pas une fin en soi ; tel est le sens après tout de l'utopie communautaire. Mais Christiania est, encore à l'heure actuelle, digne d'intérêt car il s'agit d'une organisation politique présentant des caractéristiques propres qui permettent, comme nous l'avons vu dans ce mémoire de recherche, de nous interroger sur des questions liées à la théorie de la démocratie. La commune libre est un puits comportant des ressources encore insoupçonnées que le chercheur se doit de mettre à jour. C'est pourquoi à l'heure où les représentants de la commune libre collectent l'argent nécessaire au rachat du terrain, ce qui signifierait la reconnaissance de Christiania en tant que communauté autonome ; il serait opportun d'analyser les échanges entre Christiania et la municipalité de Copenhague, et plus précisément comment la municipalité parvient-elle à intégrer dans le milieu politique local cette communauté revendiquant des caractéristiques si particulières ?

171

Bibliographie

Ouvrages et articles

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- TÖNNIES Ferdinand, Communauté et société . catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, PUF, Paris, 2010 [1887]

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- WEBER Max, Economie et société, Tome1, Paris, Plon, 1995 [1921]

Mémoire de recherche

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173

Références diverses

Editions d'UGESPEJLET Christiania (« Le miroir de la semaine de Christiania ») semaine du 7/01/2011 au 14/01/2011 (numéro 1, année 31) ; semaine du 13/4/2012 au 20/4/2012 (numéro 13, année 32

Edition d'Hovedbladet The main paper ») paru le 2 octobre 1971

RITZAU rédaction politique, « Avocat : des millions dans la maison Christiania » (« Advokat: Millionerne er i hus til Christiania »), article paru dans Politiken, le 12 juin 2012, http://politiken.dk/indland/ECE1653982/advokat-millionerne-er-i-hus-til-christiania/

Rapports, études

« Taux d'administration des administrations publiques », OCDE, Eurostat, calculs CAS, 2008

Documentaires

JENSEN Stine Boe, BECK Peter, »Christiania - Fristad i frigear» (»Christiania - Commune libre et neutre»), épisode 1 à 6 diffusés sur la chaîne DR 1 aux mois d'avril et mai 2012, R-Film ApS, 2011 ;

VEST Nils, «Fem dag for freden» (»Cinq jours pour la paix»), Copenhague, L'atelier du film (Filmværkstedet), 1978;

VEST Nils, «Christiania, du har mit hjerte» («Christiania, tu as mon coeur»), Copenhague, Freddy Tornberg films, 1991 ;

VEST Nils, «Lov & orden i Christiania - 2» (»Loi et ordre à Christiania - 2»), Copenhague, Nils Vest films, Videotics et l'association culturelle de Christiania (Christianias kulturforening), 2003.

Chansons

FENGER Lars, dit « Joker », »Hippiebyen Sover», (»Hippie ville dort»), Sorteper (»Pat Hibulaire»), 2011 ;

Disponible sur Youtube :

http://www.youtube.com/watch?v=qSLtN7j7aAI&playnext=1&list=PL47FADFFFCB02EA0 E&feature=results_video

HEDVARD Annie »Christiania du har mit hjerte» (»Christiania tu as mon coeur»), 1975 ;

LUNDEN Tom, »I kan ikke slå os ihjel» (»Vous ne pouvez pas nous tuer»), Sigøjner Kompagni, (« la gipsy compagnie »), 1975.

Disponible sur Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=lglljPEUDF8

174

Sites internet

http://www.christiania.org/

Site officiel de la commune libre de Christiania.

http://www.christianiaooo.dk/

Site non-officiel, créé en 2011, à l'occasion du quarantième anniversaire de Christiania.

http://www.christianiafolkeaktie.dk/

Site officiel de « l'action du peuple de Christiania » (Christiania FolkeAktie), où il est notamment possible pour ses visiteurs de faire des dons pour contribuer à la cause défende par cette association : « sauver Christiania ».

http://cabyg.christiania.org/

Site officiel du « bureau de la construction » (byggekontor). Site d'information pour les christianites, où il est possible de solliciter les ouvriers du bureau de la construction pour réaliser des travaux chez soi, ou bien signaler un problème constaté sur l'espace communautaire.

http://www.crir.net/

Site officiel de la Christiania Researcher In Residence, où il est possible pour les chercheurs et doctorants d'y déposer leurs candidatures pour obtenir un logement le temps de leurs recherches. Il s'agit également d'un forum permettant aux chercheurs d'échanger.

http://www.vestfilm.dk/

Site officiel de Nils Vest, christianite et réalisateur de nombreux films et documentaires sur Christiania.

http://www.politiken.dk/

Site de l'un des principaux quotidiens nationaux du Danemark.

http://www.ft.dk/

Site du parlement danois (Dansk Folketing).

http://www.kb.dk/

Site de la Bibliothèque Royale (Det Kongelige Bibliotek) de Copenhague

175

Entretiens ethnographiques, données orales

Analyse de quelques données objectives recueillies auprès des personnes interrogées

Le tableau ci-dessous est un récapitulatif de quelques données objectives que nous avons relevé auprès des personnes interrogées, qui permettent de mieux situer chaque enquêter. Au cours de ces deux mois d'enquête sur le terrain, nous avons rencontré dix christianites (quatre hommes et six femmes) dont une ex-christianite qui travaille toujours dans la communauté en tant que secrétaire au bureau de l'économie (Birgitte).

Cet échantillon est composé d'une tranche d'âge assez homogène (de 45 à 68 ans). Cette tranche d'âge assez avancée n'est pas représentative de l'ensemble de la population de Christiania (estimée entre 850 et 1000 habitants) qui compte un nombre important de mineurs (non comptabilisés dans les recensements car non concernés par le prélèvement de l'impôt communautaire). Cependant, cette homogénéité des profils peut s'expliquer par la nature de notre enquête ethnographique, destinée à analyser l'ordre institutionnel de Christiania, et donc de nous intéresser notamment aux christianites occupant des postes de fonctionnaires de la communauté. Ajoutons à cela la durée de notre présence sur le terrain, particulièrement courte pour ce type de travail ethnographique328, qui nous a amené à fréquenter un réseau d'interconnaissances ce qui peut expliquer que notre échantillon soit relativement peu diversifié en terme de tranche d'âge.

Nom

Age

Réside à
Christiania
depuis

Lieu de
résidence

Situation
familiale

Profession

Niveau
d'études

Astérix

63 ans

1971
(depuis 41 ans,
mais il a aussi
vécu dix ans en
Espagne

Réside à
Nordområdet
(aire n°9)

Célibataire,
4 enfants

Guide à
Christiania,
artiste
(peintre,
compositeur)

A renoncé
très tôt aux
études

Morten

54 ans

1974

(depuis 38 ans)

Réside à la
Cosmic Flower,
Syddyssen (aire
n°14)

Célibataire,
3 enfants

Guide à
Christiania

Etudes de
sociologie à
l'Université
de
Copenhague

Richardt

65 ans

1972

(depuis 40 ans)

Fabriksområdet
(aire n°7)

Célibataire,
Sans enfants

Psychologue

Etudes de
psychologie

Kirsten

51 ans

1980

(depuis 32 ans)

Den blå
Karamel (aire
n°10)

Mariée,
2 enfants

Secrétaire du
« Nouveau
forum » ;
polyvalente
(guide,
ménage, etc.)

Etudes en
sociologie

Joker

47 ans

1989

(depuis 23 ans)

Den blå
Karamel (aire
n°10)

Marié,

1 enfant

Auteur-
compositeur-
interprète ;
secrétaire du
«Nouveau
forum »

A renoncé
très tôt aux
études

 

328 Si nous comparons la durée de notre séjour à ceux qu'ont pu réaliser des anthropologues tels que B. Malinowski (1884-1942) qui a passé plusieurs années dans les îles Trobriand, ou encore l'américain E.E. Evans Pritchard (1902-1973) dans le Sud-Soudan dans les années 1920, alors le temps que nous avons jusqu'ici passé sur le terrain est insuffisant pour prétendre arriver à une analyse aussi fine que les anthropologues britanniques.

176

Felicya

58 ans

1971

(depuis 41 ans)

Nordområdet
(aire n°9)

Célibataire,

1 enfant

Secrétaire au
bureau des
aides sociales
de Christiania

A renoncé
très tôt aux
études

Britta

68 ans

1971

(depuis 41 ans)

Mælkebøtten
(aire n°8)

Mariée,

2 enfants

Actrice, Présidente de l'association culturelle de Christiania

A renoncé
très tôt aux
études

Birgitte

50 ans

A vécu à
Christiania de
1979 à 1997

Ne vit plus à
Christiania, mais
à Amager, près
du quartier de
Christianshavn

Mariée,
Quatre
enfants

Secrétaire au
bureau de
l'économie
de Christiania

Etudes
d'économie -
gestion

Hulda

N'a pas souhaité communi quer son âge (environ 55 ans)

1984

(depuis 28 ans)

Nordområdet
(aire n°9)

Célibataire,

1 enfant

Psychologue,
« secrétaire »

ou plutôt
coordinatrice
du groupe de

contact

Etudes de
psychologie

Tanja

45 ans

1971

(depuis 41 ans)

Mælkebøtten
(aire n°8)

Célibataire,

2 enfants

Assure la
collecte des
dons à
« l'Action du
peuple de
Christiania)

A renoncé
très tôt aux
études

 

Hormis Birgitte, tous appartiennent à l'une des quinze aires locales qui composent Christiania. Notons que trois d'entre eux vivent à Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9), deux à Den Blå Karamel (« Le caramel bleu », aire n°10), deux à Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire n°8) ; ce qui illustre bien l'idée d'interrelation qu'il y a entre ces individus et l'univers très localisé auquel nous avons été confronté.

Caractérisés par des situations familiales assez différentes, la moitié d'entre eux ont rapidement renoncé aux études, ce qui constitue un indice supplémentaire nous permettant de relativiser le fait que Christiania serait directement (voire exclusivement) issue du mouvement de révolte étudiante de mai 68. Tous ne possèdent pas un bagage universitaire très conséquent, mais notre échantillon montre que certains d'entre eux exercent (ou ont exercé) des professions dans des domaines similaires : artistique (Astérix, Joker et Britta), secteur libéral lié à la santé (Richardt et Hulda). Sur les dix christianites interrogés, sept occupent un poste de fonctionnaire dans la pyramide institutionnelle de Christiania, les trois autres (Astérix, Morten et Richardt) peuvent être considérés comme faisant partie de la masse qui, compte tenu de ce que notre enquête a révélé, sont des acteurs passifs de ces rouages institutionnels (la fonction de « guide de Christiania » ayant peu d'impact sur la prise de décision dans l'institution). Nous avons également pu constater que ces trois christianites sont les plus critiques envers ce processus de bureaucratisation, jugé contraire aux principes fondamentaux de la commune (excepté Joker qui, comme nous avons pu le voir dans la partie consacrée au positionnement dans l'institution, occupe une place dans la pyramide institutionnelle malgré le jugement qu'il porte sur ceux qu'il considère comme s'octroyant « un pouvoir artificiel ».

177

Au cours de notre recherche, nous nous sommes aperçu qu'Hulda, à travers sa qualité de « coordinatrice » (tel est le terme qu'elle emploie pour définir sa fonction) du groupe de contact, pouvait être apparentée à un chef de la communauté. Tandis que Birgitte occupe une position de choix dans cette pyramide, puisqu'elle est secrétaire du bureau de l'économie. Or, ces deux exemples montrent que l'ancienneté n'est pas nécessairement un paramètre déterminant pour occuper les postes les plus élevés dans la hiérarchie institutionnelle de Christiania : Hulda ne s'est installée dans la communauté qu'en 1984 et n'a pas mis longtemps pour s'intégrer au groupe de contact créé au début des années 1990. Birgitte, quant à elle, n'a pas été une pionnière mais a vécu dans la commune libre entre 1979 et 1997, et ce n'est que depuis 2011 qu'elle a intégré le bureau de l'économie. Autrement, contrairement aux attentes, ce ne sont pas nécessairement les established, les pionniers de la commune, qui occupent les postes clef (ex. Astérix, Richardt, Felicya) ; mais les postes à hautes responsabilités s'acquièrent majoritairement en mobilisant ses ressources (notamment le capital culturel et social).

Détails des entretiens ethnographiques, brefs résumés de leurs contextes

Tous ces entretiens ont été réalisés en anglais, à l'exception de la deuxième et de la troisième prise de l'entretien réalisé avec Kirsten, lors desquels elle a souhaité les réaliser en français, une langue qu'elle maîtrise parfaitement. Certains ont pu être approfondis, au moyen de plusieurs entretiens, d'autres sont plus brefs, notamment ceux réalisés avec des christianites rencontrés sur leurs lieux de travail.

Leif « Astérix », christianite.

Entretien réalisé en deux prises :

- le lundi 24 janvier 2011 au domicile d'Astérix, situé à Nordområdet (« l'aire du Nord », aire locale n°9), durée : 1h16

- le jeudi 05 avril 2012 au café appelé « le Woodstock », situé à Pusher Street, à Mælkevejen (« La voie lactée », aire locale n°5), durée : 40 min.

Astérix a soixante-trois ans, célibataire, quatre enfants, et vit seul dans ces deux roulottes assemblées et réaménagées en un seul et même logement. Cet entretien est le premier que j'ai réalisé dans le cadre de mes recherches sur Christiania au mois de janvier 2011. Même si ce même entretien apparaît déjà dans mon premier mémoire sur la commune libre, j'ai décidé de le réutiliser car des thèmes majeurs pour ce second mémoire y sont abordés. En effet, lors de cette première rencontre, mon allié sur le terrain Allan Anarchos m'avait présenté à son ami « Astérix »329, nous eûmes une première discussion à propos du rapport antagoniste qu'entretiennent pusher et activistes, mais c'est bien sa vision sur l'évolution de sa communauté qui m'avait frappé.

Puis, pour la seconde année consécutive, je décidais de renouer contact avec Astérix. Notre premier entretien c'était très bien déroulé et Astérix était désormais un allier sur le terrain sur lequel je pouvais compter. Ensuite, j'ai repris contact avec lui car j'avais de nouvelles questions à lui poser : Astérix m'avait affirmé qu'il était anarchiste, mais quelle forme d'anarchie ? Je lui demanderai d'être plus précis. Ensuite, s'il était anarchiste, que pensait-il de ce phénomène d'institutionnalisation qui s'est produit tout au long de l'histoire de Christiania ?

329 Au début de l'entretien, nous lui avons naïvement demandé pourquoi il s'appelait Astérix et le principal intéressé nous avait répondu un brin moqueur : « tu es sûr que tu es français ? ». En réalité, Leif de son vrai prénom considère qu'il vit dans un village d'irréductibles. Mais la bande-dessinée d'A. Uderzo et R. Goscinny nous apprend qu'Astérix est un personnage rusé, intelligent et nous verrons dans l'entretien approfondi que ce surnom correspond assez bien à sa personnalité.

178

Pour ce second entretien, Astérix me donne rendez-vous au café Woodstock. Pour ma première visite dans ce café habituellement mal fréquenté la journée, j'ai appris avec surprise que le matin, lorsque la plupart des pushers sont encore couchés ou les alcooliques se remettent de leurs excès de la veille, les anciens de Christiania comme Astérix, y viennent prendre leur petit-déjeuner, lire la presse et discuter autour d'un café de ce qui se passe dans la communauté, mais surtout de l'actualité nationale et internationale. C'est pour cette raison que tous les matins, de 9h à 10h, le café Woodstock est surnommé `le deuxième parlement' de Christiania (derrière le Grey hall ou se tiennent les assemblées communes, bien entendu). Le café est bondé, les gens discutent, nous nous asseyons dans un coin et des amis d'Astérix viennent peu à peu s'asseoir à notre table et écouter notre discussion.

Morten, christianite.

Entretien réalisé en trois prises au domicile de Morten, la « Cosmic flower », située à

Syddyssen (« Le tumulus du Sud », aire locale n°14) :

- le lundi 24 janvier 2011, durée : 50 min

- le lundi 19 mars 2012, durée : 53 min

- le mercredi 21 mars 2012, durée : 46 min

Morten a cinquante-quatre ans, célibataire, trois enfants, et vit seul dans les combles d'une ancienne bâtisse attenante aux remparts du XVIIe siècle, qui longent toute la partie Ouest de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Une nouvelle fois, ma rencontre avec Morten a été possible grâce à l'intervention d'Allan Anarchos, journaliste et allié sur le terrain qui ce jour-là m'avait donné rendez-vous dans la commune libre pour me présenter à quelques-uns de ces amis christianites. Lors de cette première phase de l'entretien, ce sont des indices sur sa trajectoire personnelle que j'ai essayé de collecter, en cherchant à amener l'enquêté à raconter des anecdotes, que S. Beaud et F. Weber considèrent comme souvent un excellent « révélateur et analyseur de situations sociales »330.

Plus d'un an après notre première rencontre, je décidais d'aller rendre une seconde visite à Morten, qui m'avait accueilli chaleureusement à son domicile et m'avait affirmé que si j'avais d'autres questions à lui poser, je serai toujours le bienvenu. Cette fois-ci, je me rendis seul à ce second entretien avec des idées assez précises en tête. Premièrement, Je voulais en savoir un petit plus sur les circonstances de son arrivée à Christiania, comment s'était-il intégré ? Ensuite, Morten m'avait affirmé qu'il était lui aussi anarchiste. Que voulait-il dire par là ? A quelle forme d'anarchisme peut-on croire dans un univers devenu aussi institutionnalisé? A mon arrivée, Morten m'offre en thé et me propose d'écouter de la musique folk de Christiania. Celle-ci restera en fond sonore une bonne partie de l'entretien. Morten roule minutieusement son joint et nous commençons l'entretien qui sera interrompu par l'arrivée imprévue de l'un de ses amis, venu l'aider à réparer un vieux tourne-disque.

Alors, je me rendis deux jours plus tard à son domicile pour terminer cet entretien. Notre conversation c'était achevée sur la relation parfois tendue que les habitants de Dyssen ont pu avoir (d'où leur décision au début des années 1980 de se séparer en trois aires locales bien distinctes). Ne sachant pas où vivait l'ami de Morten, je n'avais pas insisté pour continuer cette conversation qui, peut-être, aurait pu réveiller un vieux contentieux entre les deux amis. Enfin, l'entretien s'était poursuivi en orientant la conversation sur l'ordre institutionnel actuel dont Morten fit la critique, et s'achevait sur les solutions à employer pour en corriger les défauts.

330 Cf. « 6/ Conduire un entretien », in BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de l'enquête de terrain : produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La découverte, 2010, p.230-145

179

Richardt, christianite.

Entretien réalisé le mercredi 26 janvier 2011 au domicile de Richardt, situé à Fabriksområdet (« L'aire de la fabrique », aire locale n°7), durée : 1h14

Troisième et dernier entretien réalisé grâce à mon allié Allan Anarchos, ma rencontre avec Richardt eut lieu un après-midi d'hiver particulièrement rigoureux, où Richardt nous a chaleureusement ouvert les portes de sa grande maison dans laquelle il vit seul. Aujourd'hui âgé de soixante-cinq ans, c'est en 1972 que ce jeune étudiant en psychologie s'installa à Christiania où il construisit de ses propres mains la maison de ses rêves dans l'aire locale de La fabrique (Fabriksområdet, aire locale n°7). Richardt est fier d'avoir réalisé cette maison structure bois d'une architecture audacieuse, dans laquelle il a su créer une ambiance chaleureuse, parfaite pour prendre une tasse de thé au coin du feu. Bien que n'ayant pas eu la chance de m'entretenir une seconde fois avec cet homme qu'Allan m'avait présenté comme « le plus libéral des tous les christianites », j'ai jugé intéressant de reprendre cet entretien qui reflète la diversité idéologique que l'on peut trouver à Christiania. Cet après-midi-là, notons la présence de Nick, un étudiant américain qu'Allan avait également convié pour rencontrer ce personnage assez atypique.

Richardt a une personnalité que l'on pourrait qualifier d'assez individualiste, pas au sens péjoratif du terme, mais au sens où il considère que chacun est libre de satisfaire les objectifs personnels qu'il s'est fixé dans la vie (comme construire une maison) sans se soucier, ni interférer dans les objectifs que les autres poursuivent. Or, ces opinions peuvent poser problèmes lorsque l'on vit dans une communauté telle que Christiania .
· Richardt est « pour » le « plan local pour l'aire de Christiania » proposé en 2007 par le gouvernement et considère qu'introduire la notion de propriété privée à Christiania serait la meilleure des choses à faire. Il ne prend donc aucunement part à la mobilisation pour « sauver Christiania » et affiche clairement ses opinions en publiant régulièrement dans UGESPEJLET, des tribunes dans lesquelles il n'hésite pas exprimer sa désapprobation quant à la politique menée par la direction administrative de Christiania.

Kirsten, christianite et employée à la permanence de Christiania « Nyt Forum »,

soit le « Nouveau Forum » ou bureau des relations extérieures de Christiania.

Entretien réalisé en trois prises dans un bâtiment ayant pignon sur la rue de Pusher Street

appelé Operaen (« L'opéra »), à Psyak (pas de traduction, aire locale n°2) :

- le mercredi 26 janvier 2011, durée : 01h02

- le mercredi 21 mars 2012, durée : 57 min

- le mercredi 04 avril 2012, durée : 13 min

Kirsten a cinquante-deux ans, remariée, deux enfants, elle s'est installée à Christiania en 1980 et réside depuis de nombreuses années au Caramel bleu (Den blå Karamel, aire locale n°10). Femme polyvalente, nous l'avons rencontré sur l'un de ses lieux de travail .
· le « nouveau forum », un bureau créé au début des années 1980, destiné à recevoir les
outsiders (étudiants, journalistes, etc.), afin de répondre à leurs questions, et ainsi assurer plus de tranquillité aux résidents de Christiania qui se plaignaient d'être assaillis de questions. Kirsten y assure la permanence tous les mercredis. Bien entendu, la fonction qu'elle occupe est à prendre en compte dans l'analyse de ses propos, dans lesquels nous avons relevé des données de trajectoire sociale ainsi que la fonction qu'elle exerce à Christiania.

Pour la deuxième année consécutive, je décidais de retourner voir Kirsten, avec qui j'avais gardé un très bon contact. Pour la retrouver, le plus facile était de retourner la voir

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au « nouveau forum », à l'endroit même où s'était déroulé le premier entretien. Kirsten était vraiment contente de me revoir, et me souhaitait la bienvenue en français. Surpris par son niveau de français (Kirsten ne m'avait pas dit qu'elle avait vécu un an à Paris où elle avait été fille au pair. Notre premier entretien s'était donc déroulé en anglais), elle me proposait d'essayer de discuter en français. Nous parlons lentement, avec des mots simples, mais Kirsten se débrouille très bien. Cette fois-ci, je commençais l'entretien en lui posant des questions sur son processus d'intégration à Christiania au début des années 1980, revenant ainsi sur l'essoufflement du mouvement hippie et l'arrivée massive du mouvement punk auquel elle s'identifiait. Puis, nous avons axé l'entretien sur sa fonction dans l'institution.

Après retranscription du second entretien, je m'aperçus qu'il manquait des éléments concernant le « groupe de contact ». En effet, la relecture de notre second entretien montre qu'un amalgame avait rapidement été fait entre les réunions des aires locales et les réunions hebdomadaires du groupe de contact auxquelles Kirsten prend part de manière assidu. Elle est donc membre de ce groupe de contact mais l'entretien révèle qu'elle n'y occupe qu'une place secondaire par rapport au rôle que peut jouer Hulda.

Lars « Joker », christianite et employé à la permanence du Christiania « Nyt Forum », soit le « Nouveau Forum » ou bureau des relations extérieures de Christiania.

Entretien réalisé le lundi 26 mars 2012 à Operaen (« l'opéra »), à Psyak (pas de traduction, aire locale n°2), dans le même bureau où nous avions rencontré Kirsten. Durée : 1h20

« Joker » a quarante-sept ans, marié, un enfant. Dès notre première rencontre à la permanence du « nouveau forum » qu'il assure tous les lundis, il a souhaité que je l'appelle par son surnom comme c'est souvent le cas chez les christianites (cf. Astérix). Ce surnom m'est ensuite réapparu lors de mes recherches dans les archives de la communauté, étant donné que « Joker », Lars de son vrai prénom, est un personnage public puisqu'il est le chanteur d'un groupe de rock composé de christianites appelé Sorteper331. Coiffé de son large chapeau feutré aussi noir que ses cheveux longs tombant sur ses maigres épaules, Joker exerce sa fonction au « nouveau forum » avec un certain détachement : il apparaît plus enclin à parler musique en allumant ses joints que de son travail.

Après avoir échangé sur la nature des textes qu'il écrit dans le cadre de son groupe332, Joker évoque le combat que mène la communauté face à l'Etat danois .
· une lutte qu'il juge nécessaire pour que la commune libre soit enfin reconnue. Lorsqu'il est arrivé à Christiania en 1989, Joker était convaincu que quelque chose d'important s'y jouait, il était animé par un sentiment de révolte et la volonté d'en découdre avec les forces de l'ordre si l'occasion se présentait. Cependant, il réalisa très rapidement que la violence était bannie par l'institution qu'il intégrait, c'est pourquoi Joker a rapidement appris à tempérer ses ardeurs belliqueuses .
· il s'est conformé aux normes en vigueur dans l'institution.

Puis, nous avons relevé chez Joker une capacité assez singulière prendre le jeu à son compte, c'est-à-dire à se mouvoir comme il le souhaitait entre les différents groupes (même antagonistes) que l'on trouve à Christiania. Autrement dit, Joker est caractérisé par une certaine acuité à lire l'ordre institutionnel dans lequel il évolue pour satisfaire ses besoins ainsi que ceux de sa famille.

331 Sorteper est la Traduction danoise du personnage de fiction de Walt Disney Pat Hibulaire. Ce gros matou au regard de gangster est l'un des plus anciens personnages de Disney souvent décrit comme l'ennemi juré de Mickey Mouse.

332 Christiania est une source d'inspiration pour l'auteur-compositeur-interprète de ce groupe. Et ses textes, notamment sa chanson intitulée Hippiebyen sover (« Hippie-ville dort »), nous a permis de mieux comprendre comment Joker parvient à extérioriser le sentiment de révolte qui l'anime.

181

Felicya, christianite et employée au Christiania beboerrådgivning - « Herfra og Videre », soit le bureau « donnant des conseils aux résidents de Christiania » - « Maintenant et demain ».

Entretien réalisé le jeudi 22 mars 2012 à Fredens Ark (« l'arche de la paix », aire locale n°3), durée : 38 min.

Felicya a soixante-et-un ans, un enfant, et vit désormais seule une petite maison retirée dans la verdure de Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9). C'est sur les conseils de Kirsten que je suis allé à sa rencontre dans le bureau des aides sociales de Christiania situé au troisième étage de cet imposant immeuble, baptisé Fredens Ark après l'évacuation des junkies qui s'y étaient rassemblés entre 1971 et 1979. Il s'agit d'un lieu hautement symbolique pour ce bureau chargé de traiter le problème de l'addiction (alcool, drogue) chez les christianites, mais aussi les étrangers venus chercher une oreille, des conseils, ainsi qu'un traitement pour soigner ce mal qui ronge de nombreuses personnes.

Lors de ce court entretien (Felicya a accepté de s'entretenir avec moi durant sa pause), nous avons pu échanger sur la fonction de ce bureau, du nombre de personnes employées (trois femmes à temps plein, plus une assistante sociale à temps partiel), et nous avons réalisé toute l'attention que porte l'institution pour les problèmes sociaux. Cette rencontre a véritablement été un déclic m'ayant fait réaliser à quel point Christiania est finement structurée.

Enfin, je me suis employé à récolter un maximum d'indices sociaux dans le peu de temps qu'il m'a été accordé. Ayant grandi dans les quartiers huppés de Copenhague (Frederiksberg), Felicya a connu et fréquenté Christiania dès sa création en 1971, alors qu'elle se réclamait du mouvement hippie. Après m'avoir avoué qu'à cette époque elle n'était pas intéressée par les études (Felicya voulait « en faire le moins possible »), ce n'est que quelques années plus tard qu'elle s'est définitivement installée dans la commune libre où elle a élevé son fils dans un cadre idyllique, malgré cette étrange cohabitation avec les trafiquants de drogue. Ayant toujours eu la crainte de voir son fils tomber dans l'addiction, c'est en tant que mère qu'elle a décidé de s'investir dans cette tâche difficile. Aujourd'hui, Felicya forme une équipe très soudée avec ses collègues et amies qui partagent cette dure réalité au quotidien.

Britta, christianite et coordinatrice de la Christianias Kulturforening, soit « l'association culturelle de Christiania ».

Entretien réalisé le lundi 02 avril 2012 au domicile de Britta, appelée « laden » (« la grange »), située à Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8), durée : 1h35

Britta a soixante-huit ans, elle est mariée et a deux enfants. Elle vit à Christiania depuis sa création, et a même fréquenté les lieux auparavant, puisqu'elle vivait, à Sofiegården, l'un des nombreux squats de Christianshavn « vidé » par les autorités à la fin des années 1960, dont la plupart de ses membres ont ensuite participé à la fondation de Christiania. Britta a donc connu ce que l'on pourrait appeler la genèse de Christiania, et m'a permis d'en savoir un peu plus sur le contexte historique dans lequel a été fondée la commune libre (l'identité ouvrière du quartier, leur cohabitation avec les jeunes gens issus de la classe moyenne).

182

Mais Britta est aussi une figure connue à Christiania, épouse du réalisateur christianite Nils Vest, elle a longtemps appartenu à la troupe de théâtre Solvognen333. Poète par passion, elle est depuis de nombreuses années la coordinatrice de l'association culturelle de Christiania. Cette association, qu'elle a créée en 1995, a pour but de promouvoir la culture à l'intérieur de la commune libre mais aussi à l'extérieur. Britta bénéficie d'un capital social et culturel important, qui lui permet de faire rayonner son association tout en restant au coeur des activités à l'intérieur de la communauté : ayant quitté sa fonction au sein du groupe de contact depuis quelques années, Britta parvient à entretenir des liens directs et très réguliers avec Hulda, qui occupe un rôle-clef à la tête de la pyramide institutionnelle. Ainsi, nous pouvons dire que le couple Nils Vest - Britta bénéficie d'une certaine renommée à Christiania, ce qui leur permet d'occuper des positions relativement confortables dans l'institution.

Enfin, au-delà des informations que nous avons pu recueillir lors de l'entretien, Britta est une femme très accueillante, qui m'a ouvert les portes de sa maison située à Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8) à plusieurs reprises afin que je puisse consulter quelques-uns des nombreux livres qui ornent sa bibliothèque.

Birgitte, ex-christianite, employée au Christiania økonomikontor

Soit le « bureau de l'économie de Christiania »,

Entretien réalisé le lundi 09 mars 2012 au bureau de l'économie situé à Fabriksområdet (« l'aire de la fabrique », aire locale n°7), durée : 41 min

Birgitte a cinquante ans, elle travaille aujourd'hui au bureau de l'économie de Christiania, qui a été créé afin de s'assurer que l'impôt soit prélevé dans tous les foyers de la commune libre. Birgitte occupe un poste demandant beaucoup de travail, c'est une femme très pressée qui a interrompu l'entretien lors de l'arrivée d'une christianite qui venait la solliciter.

Bien entendu, cet impôt n'est d'aucune mesure comparable à ceux dont doivent s'acquitter les habitants du quartier de Christianshavn (qui en tant que résidents de Copenhague, payent la plupart du temps beaucoup d'impôts). A l'origine, Christiania était un squat où nul n'était contraint de se plier au paiement de taxes. Toutefois, nous avons vu que les habitants de ce squat durent rapidement faire face à un certain nombre de contraintes : comme ramasser les poubelles ou réhabiliter et maintenir les immeubles, ce qui a nécessité l'embauche d'ouvriers (christianites ou non) à plein temps. Puis, il a fallu s'assurer que ces employés soient rémunérés, d'où la création de ce bureau dans les années 1980.

Le processus de bureaucratisation de Christiania a donc été amorcé du simple ramassage des ordures pour aboutir à la formation d'une direction administrative

aujourd'hui incarnée par le groupe de contact. Tous ces fonctionnaires sont aujourd'hui
rémunérés par l'institution qui prélève l'impôt communautaire par le biais du bureau de l'économie. Cet impôt est en hausse constante et s'élève depuis le mois de janvier 2012 à 1900 couronnes par mois et par christianite imposable
334.

333 Ce terme signifie littéralement « Le chariot du soleil », soit le nom que les membres de cette troupe de théâtre ont décidé de se donner lors de sa création en 1969 avant d'être dissoute en 1982. Mais il faut souligner que le terme de « Solvognen » a été emprunté à la mythologie scandinave, puisqu'il s'agit d'une pièce de bronze et d'or représentant un chariot tiré par deux chevaux (signalons qu'une pièce manque aujourd'hui à l'attelage), sur lequel repose le soleil. Aujourd'hui exposé au musée national du Danemark, cette pièce majeure datant de l'âge de bronze est une personnification du soleil.

334 Soit la somme de 255, 54 euros. Ce montant est fixé chaque année au mois de janvier lors d'une réunion fixant le budget annuel de la communauté. Ces réunions se tiennent au bureau de l'économie de Christiania, entre agents bureaucratiques, à l'endroit même où j'ai réalisé l'entretien.

183

Hulda, christianite et « secrétaire » du kontaktgruppen,

Soit « le groupe de contact ».

Entretien réalisé le jeudi 12 avril 2012 au bureau de l'économie de Christiania, Fabriksområdet (« l'aire de la fabrique », aire locale n°7), durée : 52 min

Cet entretien est le dernier que j'ai réalisé durant mon séjour aux mois de mars et avril 2012, celui-ci pourrait être considéré comme l'aboutissement de mes recherches sur la question de la nature du pouvoir à Christiania. En effet, c'est en cherchant à comprendre comment se décline aujourd'hui l'ordre institutionnel de la commune libre que mes rencontres avec divers protagonistes m'ont peu à peu guidées vers cette femme d'une cinquantaine d'années, célibataire, un enfant, que nous pouvons qualifier de chef de la communauté. Hulda a l'apparence d'une femme incontournable à Christiania .
· Kirsten, Birgitte, Britta, mais aussi Tanja m'ont toutes conseillées de rencontrer Hulda qui, selon elles, était la personne la plus apte à répondre à certaines de mes questions.

Ces questions portaient sur la nature et le fonctionnement du groupe de contact. Principal interlocuteur des représentants de l'Etat depuis la loi de Christiania votée en 1989, ce groupe de contact composé d'un nombre restreint d'individus (dont une faible majorité ne vit pas à Christiania) tient le destin de la commune libre entre ses mains depuis plus de vingt ans (le groupe de contact ayant été créé en 1991). Infaillible et inamovible, Hulda présente dans son discours des caractéristiques semblant aller bien au-delà de la simple fonction de « secrétaire » que lui prête certains membres de la pyramide institutionnelle.

Je ne peux pas dire que cet entretien se soit très bien passé. Pourtant, mon premier contact avec elle par téléphone avait été très bon (Kirsten m'a permis de lui téléphoner depuis le bureau du « Nouveau Forum ») : après m'être présenté et lui avoir dit que je la contactais de la part de Kirsten, Hulda avait accepté de me rencontrer à l'heure et le lieu qui lui convenait le mieux. Dès le lendemain matin, au bureau de l'économie où elle devait ensuite rencontrer Birgitte pour leur réunion hebdomadaire, je la vit arriver l'air agacée, employant un ton assez directif. Elle me demanda rapidement de (re)présenter mon travail, je lui réexpliquais que je m'intéressais aux rouages institutionnels de Christiania ainsi qu'à la vie quotidienne dans la communauté. Elle me répondit qu'elle n'avait que très peu de temps m'accorder, qu'elle refusait de parler de sa vie privée et que je devais uniquement lui poser des questions sur sa fonction au groupe de contact. Ambiance.

Pour cet entretien, ma grille de questions permettant de relever des indices sociaux et d'analyser la trajectoire des individus était bonne à rester dans le fond de mon sac. Je décidais d'improviser en me pliant à sa demande tout en essayant de glisser certaines questions me permettant de déduire des données objectives ( ex. au lieu de demander directement son âge .
· « quel âge aviez-vous quand vous avez pris vos fonctions au groupe de contact? » ; pour la situation familiale .
· « n'est-ce pas trop difficile pour votre entourage que vous consacriez autant de temps pour Christiania ? »). Bien que certains subterfuges ont échoué (Hulda refusait systématiquement de répondre aux questions qu'elle jugeait inopportunes), j'ai pu relever un certain nombre d'indices rendant les résultats de cet entretien acceptables.

184

Tanja, christianite et employée à plein temps Christiania FolkeAktie, soit « l'Action du Peuple de Christiania ».

Entretien réalisé le mardi 27 mars 2012 au bureau de l'économie où a été installé celui du FolkeAktie au mois de juillet 2011, Fabriksområdet (« l'aire de la fabrique », aire locale n°7), durée : 1h10

Tanja a quarante-cinq ans, et vit aujourd'hui seule avec la plus jeune de ses deux filles. C'est à l'âge de quatre ans que Tanja est venue vivre avec sa mère, Annie Hedvard (l'auteur de Christiania tu as mon coeur, l'hymne de la communauté335) et son père, photographe. C'est sur les premiers souvenirs de Tanja que nous avons d'abord axé notre entretien. Puis, nous nous sommes peu à peu orientés vers la description de sa fonction à l'Action du Peuple de Christiania : elle est chargée de récolter les dons qui sont ensuite reversés à la fondation Christiania, qui doit rassembler la somme de 76 000 000 de couronnes (soit plus de 10 000 000 d'euros) pour la verser à l'Etat, propriétaire légal du terrain.

Cette extension du dispositif institutionnel de Christiania s'est donc opérée au mois de juillet 2011, en marge des nouvelles négociations menées avec l'Etat, suite au procès que les christianites représentés par l'avocat K. Foldschack avaient perdu devant la Cour Suprême du Danemark336. C'est au FolkeAktie que nous pouvons dire que se joue aujourd'hui l'avenir de Christiania, car les petites mains qui s'emploient chaque jour à récolter cette somme portent en eux l'espoir que le « navire » Christiania puisse apercevoir un jour la mer d'huile que nous décrivait Joker. Ce projet n'est pas destiné à ce que seuls les christianites en deviennent propriétaires, mais a pour objectif d'en faire un héritage public, que cette expérience communautaire puisse être partagée par tous. Le jour de notre rencontre, j'ai moi-même fait un don et Tanja m'a remis un document attestant de ma participation à ce projet337. L'entretien commence lors de cette transaction.

Enfin, l'entretien réalisé au bureau de l'économie m'a permis de constater que le lien avec le bureau voisin où travaille Birgitte est à relativiser, puisque la somme récoltée concerne directement le conseil d'administration de la fondation Christiania dont la plupart de ses membres - dont Hulda - font aussi partie du groupe de contact. Cette observation m'avait conforté dans l'idée que le groupe de contact joue un rôle prépondérant dans l'ordre institutionnel de Christiania.

335 Cf. annexe n°14, p.200-201: « paroles de l'hymne de Christiania »

336 Lors de notre première enquête sur le terrain au mois de janvier 2011, nous avions pu assister à la première matinée de ce procès qui se déroulait du lundi 26 janvier 2011 (jour de mon retour en France) au 5 février. Ce procès perdu face à l'Etat peut être perçu comme le début du processus qui allait voir naître l'Action du Peuple de Christiania dans lequel Tanja travaille aujourd'hui. Cf. « Résumé de la première matinée du procès de Christiania », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.104

337 Cf. annexe n°18, p.204: « le share de l'Action du Peuple de Christiania »

185

Exemple-type de la grille de questions - Entretien ethnographique avec un

christianite

Dressée à partir des conseils recueillis dans Le guide de l'enquête de terrain de S. Beaud et F. Weber, ces entretiens ethnographiques à caractère semi-directif sont organisés de manière à mettre à l'aise l'enquêté en le laissant s'exprimer sur ses centres d'intérêts (ex. Joker et la musique, Britta et les évènements culturels qu'elle organise, Richardt et la maison qu'il a construite).

1 / Collecter des « données objectives » (de manière à ne pas laisser l'entretien prendre une forme d'interrogatoire, disséminer les questions aux quatre coins de l'entretien.

? de base : âge, sexe, activité professionnelle (s'il y en a), statut matrimonial, nombre d'enfants (s'il y en a), nationalité, lieu de naissance, lieu de résidence actuel (aires locales), niveau d'études, etc.

? trajectoire : origines sociales =} statut actuel, trajectoire scolaire, formation universitaire (s'il y en a), trajectoire résidentielle (à l'intérieur mais aussi à l'extérieur de la communauté, participation éventuelle à des squats avant Christiania)

? Données ajustées à Christiania : contexte et processus d'intégration dans la communauté, position que l'individu occupe dans l'institution (fonctionnaire ou non), relation et/ou opinion concernant les pushers/activistes, opinion concernant les négociations avec l'Etat.

A

U

E

T

I

O

N4/

T-
O-
G-

2/ La vie
quotidienne

- L'adhésion : Depuis combien de temps à Christiania ? quel âge ? Un choix, une

 
 
 
 
 

Appels aux « journées d'action » (aktionsdag) : description de ces journées. Degré

 
 
 

- Assiduité aux réunions des aires locales (områdemøde) ?

 
 

186

Si oui, pourquoi ? Ces décisions ont-elles un réel impact sur la vie quotidienne ? Si non, que faudrait-il faire ?

- Assiduité aux assemblées communes (faellesmøde) ?

 

5/ La vie
professionnelle
dans et/ou en
dehors de
Christiania

- L'enquêté(e) travaille-t-il (elle) ? Dans ou en dehors de la commune libre ?

- En quoi consiste ce travail ?

- Trajectoire professionnelle avant d'arriver à Christiania ? Après ?

- Vivre à Christiania peut-il être un handicap pour trouver un emploi ou continuer à

travailler à l'extérieur de la communauté (notamment dans le secteur privé) ?

6/ Etre

fonctionnaire à
Christiania

- Depuis combien d'année l'enquêté(e) travaille dans ce bureau ?

- Comment devient-on fonctionnaire à Christiania ? Entretien d'embauche ? Par

qui ?

- Quand ce bureau a-t-il été créé ?

- Combien de personnes y sont employé(e)s ? Quel est sa fonction, ses objectifs ?

- L'enquêté(e) considère-t-il (elle) que sa fonction est nécessaire au maintien de la

communauté ? Collaborent-ils avec d'autres bureaux dans Christiania ?

- Travaillent-ils avec les membres du groupe de contact ? Interviennent-ils dans

l'exercice de leur fonction ?

- Collaborent-ils avec d'autres institutions extérieures à Christiania ?

- Puis suivent une série de questions plus spécifiques à la fonction que l'enquêté(e)

occupe.

 

Annexes

Annexe n°1 : comptes des résidents de Christiania - Décembre 2010

187

Annexe 1 - Tableau des comptes de Christiania réalisé et publié dans le journal de Christiania par les agents administratifs du bureau de l'économie (Økonomikontor). Source : UGESPEJLET, n°1, Semaine du 7/1 au 14/1 2011, Année 31, p.14

Annexe n°2 : comptes des résidents de Christiania - Mars 2012

Annexe 2 - Idem. Source : UGESPEJLET Christiania, n°13, Semaine du 13/4 au 20/4 2012, Année 32, p.16

Traduction des colonnes des tableaux des annexes n°1 et 2 (de gauche à droite) :

en avril

Aires

Nombre

Payé

Attendu

Attendu pour la

Pourcenta

Pourcentag

Dépôt

Total

Emprunt

Revenu des

Revenus

locales

de

en

en mars

consommation

ge payé

e total payé

total des

de la

sollicités

commerces

totaux

 

résidents

mars

 

au mois de
mars

en mars

en 2012

aires
locales

2012

dette des aires locales

par les
aires
locales

dans les
aires
locales

des aires
locales

 

Annexe n°3 : appel à une « journée d'action » (aktionsdag)

188

Annexe 3 - Sur cette page du journal de la communauté, nous trouvons en haut un premier appel à la « journée d'action communiqué par des habitants de Christiania et il est destiné à tous les christianites. En dessous une seconde annonce communiquée par des membres de la communauté, destiné à faire avancer les travaux de la nouvelle auberge de jeunesse de Christiania. Le lecteur trouvera une traduction complète de ces documents sur la page qui suit. Source : UGESPEJLET Christiania, n°13, Semaine du 13/4 au 20/4 2012, Année 32, p.36

189

Traduction de l'appel à une journée d'action (aktionsdag)

Journée d'action!!!

Samedi 14 & dimanche 1[5]* Avril
de 10h00 à 18h00

Nous appelons à un rassemblement pour... Le nettoyage de printemps à Refshalevej !
[Durant] les deux jours, tout s'éclaircit et [tous les] détritus sont enlevés.
Prenez des gants de travail si vous en avez ou que vous pouvez emprunter. [Se présenter] avec
des vêtements de travail et des bottes serait un avantage [une bonne idée]. Il y a du café, du
thé durant les pauses pour tous ceux qui nettoient.

Venir frais et enthousiaste (c :

« Rejsestalden »

[Nom de l'auberge de jeunesse : « Voyage stable » / tranquille]

Venez et donnez un coup de main pour L'auberge de jeunesse de Christiania

Annexe 3 - * Il s'agit bien des samedi 14 et dimanche (Søndag) 15 avril, cette erreur semble avoir échappé à l'auteur de l'annonce, qui par ailleurs n'est pas signée. Il semblerait que le (ou les) christianite(s) ayant rédigé(s) cette annonce l'ont publiée après en avoir fait part lors d'une assemblée commune (fællesmøde) à l'ensemble des christianites présent lors de la réunion. Validée par l'assemblée, cet appel à une « journée d'action » a ensuite pu être publié dans le journal de la communauté.

190

Annexe n°4 : invitation à l'assemblée à Psyak (aire locale n°2)

Annexe 4 - Affiche réalisée par un ou plusieurs habitants de l'aire locale de Psyak, à l'attention des résidents de Psyak. Source : Photo prise à Psyak (aire locale n°2), Christiania, mars 2012.

Traduction : Invitation à l'assemblée à Psyak (aire locale n°2) :

« Assemblée de l'aire locale à Psyak
Mardi 20 mars à 20h au Nouveau Forum

1/ [ce qu'il s'est passé] depuis la dernière fois

2/ Comptabilité et débiteurs

3/ 'Oasis usufruit'

4/ La chambre de Niels

5/ Système du 1/3 pour une nouvelle construction??

6/ Utiliser de nouvelles lignes directrices pour le loyer social?

7/ « Peut-être » [d'autres questions pourront être abordées]. »

Annexe n°5 : invitation à l'assemblée à Nordområdet (« L'aire du
Nord, aire locale n°9)

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Annexe 5- Affiche réalisée par un ou plusieurs habitants de l'aire locale de L'aire du Nord, à l'attention des résidents de L'aire du Nord. Source : photo prise à Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9) Christiania, mars 2012.

Traduction de l'invitation à l'assemblée à Nordområdet (« L'aire du Nord, aire locale n°9) :

« Invitation à l'assemblée de l'aire du Nord
Mardi 20 mars à 20h

· Informations concernant l'économie : la caisse commune - l'aire locale - Demande

· Approbation du nouveau cadre réglementaire pour le loyer social

· Informations concernant le groupe de contact

· Informations sur la réunion du bureau de l'économie

Nouvelles de l'aire locale :

· Y a-t-il des nouvelles de la maison de glace bleue de l'aire locale ?

· Vérification des remparts

· « Peut-être » [d'autres questions pourront être abordées]

Nous avons échangé pour faire le meilleur programme possible, comme nous avons pu le constater en raison de l'heure [tardive], les thèmes sont si nombreux que nous ne parlons généralement pas assez de l'économie, etc. »

Annexe n°6 : invitation à l'assemblée de Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8)

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Annexe 6 - Affiche réalisée par un ou plusieurs habitants de l'aire locale du Pissenlit, à l'attention des résidents du Pissenlit. Le lecteur trouvera ci-dessous une traduction complète de ce document. Source : photo prise à Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8), Christiania, mars 2012

Traduction de l'invitation à l'assemblée de Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8) :

« Assemblée à l'aire locale du Pissenlit
Le 20 mars à 20h

Agenda :

1. Economie :

Introduction / présentation de Rufus et Albert Statut du budget

2. Des nouvelles du représentant du bureau de constructions

3. Des nouvelles du groupe de contact

Annulation de l'assemblée du comité de juridique

Préparation des thèmes à aborder lors de la prochaine assemblée commune

Le bâtiment pour les rassemblements / « Les institutions infantiles au Danemark » / et faire le

point sur la rue qui longe Mælkbøtten : Refshalevej

4. Statut du bâtiment à Langgaden [nom d'une rue] (nous allons voir cela avec Søren Pagode et Klaus Naver)

5. Nouvelles lignes directrices pour le loyer social

6. Atelier de « Tatas » [nom d'une personne] (modèle artistique)

7. Définir l'emplacement des sculptures

8. Fixer la date et planifier les travaux extérieurs pour l'arrivée du printemps.

9. Nettoyage [du trottoir longeant la rue de] Refshalevej en collaboration avec L'aire du Nord, Le caramel bleu et [les habitants de] la forêt + coordonner ce travail.

10. « Peut-être » [d'autres questions pourront être abordées]. »

193

Annexe n°7: la route goudronnée de Norddyssen (« Le tumulus-Nord,
aire locale n°12)

Annexe 7 - Bien que d'un aspect assez vieillissant, nous pouvons voir que le goudronnage de cette route est toujours visible sur la section Nord de la route permettant de circuler (à pied ou à vélo) à Dyssen. De plus, les roues de voiture en bas à droite montrent que ces habitants de Norddyssen possèdent une voiture et l'utilisent probablement à l'occasion dans leur aire locale, bien que cela soit interdit dans Christiania, sauf jours de livraisons. Source : photo prise à Norddyssen (« Le tumulus-Nord, aire locale n°12), Christiania, janvier 2011.

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Annexe n° 8: La loi commune de Christiania et ses neuf injonctions

Annexe 8 - Cette affiche est dressée un peu partout dans Christiania et rappel à ses habitants ainsi qu'aux visiteurs la loi commune de Christiania ainsi que ses neuf injonctions. Plus qu'un simple règlement intérieur, reflète les valeurs défendues par l'institution. Dans la loi commune, nous retrouvons les principes d'autogestion, de liberté et de responsabilité auxquels ses membres ont adhéré ; tandis que les neuf injonctions rappellent notamment le rejet de la violence (armes à feu, les gilets pare-balle, engins pyrotechniques pouvant être retournés sur quelqu'un, pas d'insigne montrant une quelconque appartenance à un gang de motards, ou encore les vols), mais aussi le rejet des drogues dites « dures » en opposition à la marijuana qui, elle, est légale à Christiania., Source : photo prise sur le mur d'une maison à Fabriksområdet (« L'aire de la fabrique », aire locale n°7), Christiania, mars 2012.

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Annexe n°9 : panneau situé à l'entrée du « quartier de la lumière

verte », Pusher Street

Annexe 9 - Le tableau ci-dessus est très récent. Il a été installé à l'entrée de Pusher Street entre janvier 2011 et mars 2012 (il n'était pas encore installé lors de notre première enquête de terrain) par les pushers à l'attention de tous les visiteurs de la rue des dealers, y compris les christianites ne faisant pas partie du groupe des pushers. Sorte de second code officiel à mettre en parallèle avec la loi commune et ses neuf injonctions que nous avons vu en annexe n°8 ; par le présent panneau, les pushers affirment leur autorité en fixant des règles spécifiques à l'intérieur de cette zone dite « de la lumière verte », qu'ils ont investi et dans laquelle ils se regroupent pour faire leur commerce de marijuana. Ce tableau énonce trois mots d'ordre : « profiter », « ne pas courir » et « ne pas prendre de photos ». Source : Photo prise à l'entrée de Pusher Street, à Sydområdet (« L'aire du Sud », aire locale n°1), Christiania, mars 2012.

196

Annexe n°10 : le cas du violeur français

Annexe10 - Ce document est tiré de l'ouvrage de Catpoh, qui nous fait le récit de l'arrestation du « français violeur » durant les années 1970 par un groupe de christianites qui ont ensuite décidé de bannir ledit criminel. Ce récit est un bon exemple de la capacité des christianites à autoréguler leur petite société à travers des opérations « coup-de-poing » comme celle-ci. Ce « vidage » n'est pas sans rappeler celui opérer lors du blocus contre les junkies, au cours duquel de très nombreux activistes avaient décidé de « vider » Fredens Ark des héroïnomanes de Christiania qui s'y étaient regroupés (Cf. « A) Du blocus contre les junkies » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.25-27). Source : CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300 chiens - Une commune libre, Paris, Alternatives et parallèles, 1978, p.158

197

Annexe n°11 : liste des « mauvais payeurs » publiée dans

UGESPEJLET

Annexe 11 - Voici la liste de « mauvais payeurs » publiée dans UGESPEJLET (« Le miroir de la semaine »), l'hebdomadaire de Christiania, distribué gratuitement tous les vendredis. Cette liste a été publiée à la demande du bureau de la construction de Christiania (Byggekontor) et répertorie nominativement tous les christianites ayant un reliquat avec le bureau de la construction. Ainsi, tous les lecteurs de ce journal - y compris les étrangers de Christiania - peuvent prendre connaissance de cette liste. Le lecteur trouvera une traduction complète de ce document dans la page qui suit. Source : UGESPEJLET Christiania, n°13, Semaine du 13/4 au 20/4 2012, Année 32, p.24

198

Traduction de la liste des « mauvais payeurs » publiée dans UGESPEJLET :

Mars 2012

Ces Christianites n'ont pas encore payé pour les matériaux et main-d'oeuvre à partir du bureau de la construction.

Iben, Solvognen, Mælkevejen 1897, - Kr. [255,14€]

Pour le travail effectué en décembre 2005

Lotte, Loen 348, - Kr. [46,80€]

Pour le travail effectué en octobre 2006

Anette, Fredens Ark / Nordområdet 413,- Kr. [55,54€]

N'a pas suivi l'accord de remboursement Pour le travail effectué en avril 2007

René Erp, Mælkebøtten 300, - Kr. [40,34€]

Pour le travail effectué en aout 2007

Bo Nielsen, Multihuset 148, - Kr. [19,90 €]

Pour le travail effectué en septembre 2008

Clara, Psyak 2.368, - Kr. [318,49 ]

N'a pas suivi l'accord de remboursement Pour le travail effectué en mai 2009

Kim Bekker, Fredens Ark 439, - Kr. [59,04€]

Pour le travail effectué en mars 2010

Jokke, Norddyssen 1.018, - Kr. [136,91€]

Pour les matériaux livrés en aout 2010

Claus W., Tinghuset 375, - Kr. [50,43€]

Pour le travail effectué en octobre 2010

Rode Johnny, Nordområdet 288, - Kr. [38,73€]

Pour le travail effectué en mars 2011

Nikolaj, Tulipanhuset 1.380 Kr. [185,60€]

Pour les matériaux livrés en décembre 2010

A la réunion du bureau de la construction du 28 mai 2002, il a été décidé que :

« si vous ne payez pas après deux rappels, vous serez considéré comme un mauvais payeur. Une rubrique « mauvais payeurs » est publiée dans UGESPEJLET.

A l'avenir, les mauvais payeurs ne pourront plus solliciter les artisans du bureau de la construction, à moins qu'ils payent d'avance. »

BK. [Signé Byggekontor]

Annexe 6 - Voici la traduction complète de cette liste. Le lecteur trouvera entre crochets les ajouts du traducteur, en rouge la somme la plus élevée et en vert la moins élevée. Ainsi, nous pouvons constater que n'importe quel christianite peut retrouver son nom et son adresse publié dans le journal pour la modique de 19, 90€. Source : UGESPEJLET Christiania, n°13, Semaine du 13/4 au 20/4 2012, Année 32, p.24

199

Annexe n°12 : drapeau de Christiania

Annexe 12 -Hissé sur des mâts, peint sur les murs et les portes, ce drapeau rouge frappé de trois points jaunes symbolisant les trois points des « i » du terme « Christiania ». Symbole d'unité, ce drapeau est visible partout dans la communauté. Les explications sur le choix du rouge comme couleur dominante restent assez floue. La couleur de l'anarchie étant le noir et la commune libre ayant finalement très peu de choses à voir avec le communisme, nous pouvons tout juste y voir là les traces de ses origines d'inspiration révolutionnaire. Par ailleurs, signalons que l'histoire retient que l'utilisation du rouge s'explique par le fait que les fondateurs de la communauté trouvèrent un important stock de peinture rouge lors de leur arrivée sur le site. Source : Google.

Annexe n°13: devise : « Christiania tu as mon coeur », pierre située devant le Grey Hall

Annexe 13- Cette devise, qui connote un sentiment d'attachement très fort entre le millier d'habitants vivant à Christiania et leur institution, est visible dans de nombreux endroits de la communauté. Comme un symbole, cette pierre a été placée devant le Grey hall, où se tiennent les assemblées communes (fællesmøde). Source : photo prise à Psyak (aire locale n°2), Christiania, avril 2012.

Christiania du har mit hjerte, Annie Hedvard (1975)

Christiania, du har mit hjert

Her vil jeg bo

Her kan jeg leve

For i leve

For i hele verden

Fandt jeg

Aldrig den frihed

Du har givet

Her - her dyrkes

Glæden, festen

I den jævne dag

For dig, Christiania

Rejeser vi vort flag

Rygter smedes om Christiania Folk bli'r fyldt med lort

Til halsen

Tusinder har lært at hade os Uden at vide et sted at ande Vi ma have et sted at ande Uden evigt nag

For at leve rejser vi

Vort blodrode flag

Vi bli'r nemt et middel til at

Skade de

Vi kæmper for

Abn dine ojne

Kend din verden

Den er her og nu

Og lige for

Lad os se

Hinandens ojne

Ha' hinanden kær

Fællesskabet i Christiania

Abner jo enhver

Vi ma stotte undertrykte Skabe sammenhold og styrke Op pa barrikaden

Forsvar nu staden

Mod reaktionens kyniske vold Klassekampen kæmpes

200

Annexe n°14: paroles de l'hymne de Christiania

Version originale (Version complète)

Version traduite en français

Christiania tu as mon coeur, Annie Hedvard (1975)

Christiania, tu as mon coeur

C'est ici que je vis

C'est ici que je peux vivre

Ici je vis

Ici nous vivons

Car c'est le seul endroit où

J'étais

Jamais la liberté

Tu as donné

Ici - ici sont cultivés

La joie et la fête

Tous les jours

Pour toi Christiania

Nous hisserons haut notre drapeau

Les rumeurs essaient de détruire Christiania

Les propos à notre sujet remplissent les gens de merde

Jusqu'au coup

Des centaines ont appris à nous détester

Sans savoir qui nous sommes

Nous devons avoir un endroit où respirer

Nous allons avoir un endroit où respirer

Sans rancune éternelle

Pour survivre nous arborons

Notre drapeau rouge-sang

Nous ne pouvons plus attendre

La cause

Pour laquelle nous nous battons

Ouvre tes yeux

Connais ton univers

C'est ici et maintenant

Et aussi pour

Voyons

Dans les yeux de chacun

Ayons un autre amour

La communauté de Christiania

Tout le monde ouvre [son esprit, son coeur]

Nous supporterons l'oppression

Créer unité et force

Jusqu'aux barricades

La défense de la ville c'est maintenant Face au recours cynique à la violence La lutte des classes est combattue

201

Her som spejl pa

Hvad der sker

Kampen binges ud i landet Vi bli'r flere og fler

Ici en est le miroir

C'est ici que cela se passe

Le combat se répand dans le pays Nous ne pouvons plus attendre

Annexe 14 - Elément symbolique permettant de renforcer le sentiment national, l'hymne est un chant patriotique que nous retrouvons à Christiania même si le terme d'hymne n'est pas clairement évoqué. Apprise par coeur dans les écoles maternelles ou kindergarten de Christiania, Christiania tu as mon coeur est notamment entonnée par les enfants lors de la grande fête communautaire organisée tous les ans, le 26 septembre, qui célèbre l'anniversaire de Christiania. Dans son texte, Annie Hedvard fait le choix de personnifier l'institution, ce qui renforce le lien qui existe entre ses habitants, les institués, et l'institution. Cette mélodie fait très clairement l'apologie de Christiania qui, à en croire la dimension vitale que représente cet espace pour les christianites (« Nous devons avoir un endroit où respirer »), serait perçue comme une oasis de liberté et de bien-être, située au milieu d'un désert social dans lequel les christianites ne se reconnaitraient pas, et où ils ne semblent visiblement pas pouvoir survivre. Enfin, nous ressentons également une idée d'adversité, en raison de la « haine » véhiculée par les « rumeurs » et la méconnaissance de ces gens différents, ou du moins qui ont décidé de vivre différemment. Source : version trouvé dans LUDVIGSEN Jacob, Christiania: fristad i fare, København, Ekstrabladets forlag, 2003, p.184

Autre version moins officielle que la première mais très répandue au Danemark :

Version originale

Version traduite en français

I kan ikke slå os ihjel, Sigøjner Kompagni

Vous ne pouvez pas nous tuer, La « Gipsy compagnie »

(1975)

(1975)

I har slået med knipler, I har truet os med våben.

Vous nous avez matraqués, menacés avec des armes

I har prøvet på at stoppe jeres egne børns råben.

Vous avez essayé de stopper vos enfants qui pleuraient

I ka komme med hjelme og hule paragraffer, men I burde snart ku indse det'e jer selv I straffer.

Vous pouvez venir avec vos casques et vos discours vides de sens Mais vous devez voir que ce n'est que vous-même que vous punissez

I ka ikke slå os ihjel, I ka ikke slå os ihjel,

Vous ne pouvez pas nous tuer, vous ne pouvez pas nous tuer,

I ka ikke slå os ihjel; vi'e en del af jer selv.

Vous ne pouvez pas nous tuer, car nous faisons partie de vous-mêmes

I holder på magten, og støtter det I kender.

Vous vous accrochez au pouvoir et maintenez les choses que vous connaissez

I kæmper jeres kampe for at vinde nye stemmer.

Vous combattez vos propres batailles pour avoir plus de voies

Låser vores døre med sikkerhedskæder

Vous fermez nos portes avec des chaines

vi er mennesker som lever, ler og kæmper mens vi græder

Nous sommes des gens qui vivent, rient et se battent pendant que vous criez.

I ka sætte os i fængsel, og fjerne os fra verden.

Vous pouvez nous mettre en prison et nous effacer de la surface de la terre

I ka sætte detektiver til at følge vor færden.

Vous pouvez envoyer des détectives pour surveiller ce que nous faisons

I ka splitte alt med bomber, lægge hele verden øde

Vous pouvez tout faire sauter avec vos bombes, si bien que l'homme

er det os eller er det jer selv I er bange for at møde?

disparaitra de la surface de la terre

 

Est-ce nous ou vous-même que vous avez peur de regarder ?

Annexe 14 - Cette deuxième version, assez connue au Danemark, est souvent confondue avec celle d'Annie Hedvard, qui reste la mélodie officielle aux yeux des christianites. Nous avons fait le choix de l'ajouter à cette annexe car il vient corroborer l'idée d'adversité déjà évoquée, mais surtout car il évoque clairement le décalage qui existe entre la conception du pouvoir qu'essayent de développer les christianites à l'intérieur de leur institution, par rapport à une conception jugée obsolète, celle de « commandement-obéissance » (P. Clastres, 1974), dans la société ordinaire reste « accrochée ». Source : http://www.youtube.com/watch?v=lglljPEUDF8

202

Annexe n°15: la monnaie de Christiania : le Løn

Annexe 15 - Voici un exemplaire recto-verso d'une pièce de monnaie du Løn, un terme venu de l'ancien danois, qui signifie littéralement « la monnaie que tu mérites ». Mise en circulation à l'intérieur de la commune libre depuis 1996, cette forme d'économie locale est légale car avant de frapper sa monnaie, l'institution a pris le soin de déposer l'équivalent en couronnes danoises sur un compte en banque. Ainsi, 1 Løn est égal à 50 Dkr., soit 6€72. Cette démarche est censée stimuler l'économie locale, même si elle est loin d'être systématiquement utilisée par les christianites dont la plupart continue à payer en couronne danoise. Cette pièce fait fureur chez les touristes qui l'achètent pour en faire un souvenir, ce qui paradoxalement rend cette pièce assez rare à Christiania. Cet exemplaire a été diffusé à l'occasion du quarantième anniversaire de Christiania. Nous y voyons quelques symboles tels que les trois points que nous retrouvons sur le drapeau, la feuille de cannabis, ou encore l'escargot, l'animal de la communauté sur lequel nous reviendrons un peu plus loin. Source : version scannée d'une pièce achetée sur le terrain.

Annexe n°16: exemple de timbre postal de Christiania

Annexe 16 -Le timbre postal exerce une fonction symbolique permettant de mettre en valeur une identité locale. Nous pouvons estimer que le timbre transmet un message, car il s'agit d'un support sur lequel l'institution peut s'appuyer pour réaffirmer l'idée que les habitants de Christiania appartiennent à un tout. Ici, ce sont les arts et en particulier la peinture réalisée à Christiania qui est mis en valeur. Il s'agit d'un tableau de Trine Sørensen intitulé Remarque libre (Fritmærk). Source : Version scannée d'un timbre acheté au bureau de poste situé à Sydområdet (« L'aire du Sud », aire locale n°1), Christiania, avril 2012.

203

Annexe n°17: affiche du quarantième anniversaire

Annexe 17 - Cette affiche nous a été offerte par Britta, lors de notre entretien à son domicile. Autour de cette main faisant le signe de la victoire est inscrit : « les gouvernements vont et viennent - La meilleure année de Christiania - Quarante [années] de liberté populaire ».

Au-delà de la valeur symbolique de l'anniversaire qui participe au renforcement de l'identité et la cohésion du groupe, c'est une véritable petite victoire qui est célébrée chaque année ; et à travers cette affiche les christianites semblent vouloir faire passer le message que malgré quarante années de pression exercée par les gouvernements successifs, « nous sommes toujours là ! », ce qui corrobore l'idée de combat quotidien dans lequel tous les christianites semblent être impliqués.

Par ailleurs, au bas de cette affiche, nous retrouvons trois symboles insérés dans les trois cercles sur fond rouge qui rappellent le drapeau : une aigrette de pissenlit que l'on souffle et s'envole dans les airs, ce qui rappelle le caractère immuable de l'institution ; la fleur de lotus soit la fleur de vie qui a été repris par le mouvement hippie ; enfin la fleur de cannabis qui fait partie intégrante de la culture à Christiania. Source : http://www.christianiaooo.dk/, 2011

204

Annexe n°18: le share de l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie)

Annexe 18 - Ce document appelé share m'a été remis par Tanja Fox contre le don de la somme de 100 couronnes (soit 13€45). Il est signé par le coordinateur de la « grande caisse de Christiania » (Christiania Hovedkasserer), cette somme sera remise à la fondation Christiania et me permet de contribuer à la collecte des dons nécessaires au rachat du terrain sur lequel vivent les christianites. D'après elle, des personnes de toute catégorie sociale, de tous âges et de toutes bourses donnent à Christiania ; même un membre du gouvernement actuel dont elle s'abstiendra de dire le nom. La somme minimum pour obtenir un share est de 50 couronnes (6€72) soit le montant minimum pour qu'ils puissent produire le document. Des dons proviennent du monde entier et témoignent de la popularité dont peut bénéficier la commune libre, ce qui est un réel atout pour ce projet. Source : Document remit au bureau du Christiania FolkeAktie, à Fabriksområdet (« L'aire de la fabrique », aire locale n°7), Christiania, mars 2012.

205

Annexe n°19 : invitation à une assemblée commune (fællesmøde)

Annexe 19 - Cette affiche a été réalisée par les membres du Groupe de contact et elle est destinée à tous les christianites, qui sont invités à se rendre à cette assemblée commune. Source : Photo prise à Sydområdet (« L'aire du Sud », aire locale n°1), Christiania, avril 2012

206

Traduction du l'annexe n°19: invitation à une assemblée commune (fællesmøde):

Invitation à

L'assemblée commune

Aux

[Anciennes] écuries (Galloperiet)

Le lundi 30 janvier 2012 à 20h00

Agenda :

1. Ils vont envoyer des lettres de sécurité [sorte de contrat d'intégration, une preuve écrite] à 7 maisons

2. Les 7 maisons

3. La tête de l'assemblée [la direction] et la bureaucratie

4. Les choses que vous avez à faire

5. Informations

6. « Peut-être » [d'autres questions pourront être abordées]

« Celui qui invite » [vous êtes convié par] : Le groupe de contact

Annexe n°20 : l'escargot, symbole de la lenteur institutionnelle de

Christiania

Annexe 20 - Les christianites sont fiers d'arborer cet « animal national », un courageux escargot qui malgré sa lenteur poursuit sa route dans la même direction, celle dont les christianites sont convaincus qu'il s'agit de la bonne direction : la voie de la démocratie directe et du consensus. Le choix de cet animal semble vouloir dire que peu importe la vitesse à laquelle on exécute les choses, ce qui compte avant tout est la direction que l'on prend. Source : ce badge a été diffusé à l'occasion du contre-sommet pour le climat qui s'est tenu à Christiania et a rassemblé des personnes du monde entier, au mois de décembre 2010, alors que tous les projecteurs étaient braqués sur la conférence de Copenhague sur le climat (COP15) qui s'est tenue au même moment.

Annexe n°21: autoportrait d'Astérix - Longing for freedom

207

Annexe 21 - Prise en fin d'après-midi (d'où le reflet sur la partie droite du tableau), cette photo représente la l'oeuvre d'Astérix qu'il a fixé sur l'un des murs de sa roulotte. Ce Christianite y a peint ce tableau qu'il a intitulé Longing for freedom. Il s'agit d'un autoportrait dans lequel il se représente tendant la main à un ange symbolisant la liberté. Ce christianite tourne le dos à Copenhague qu'il a voulu représenter sous son aspect le plus menaçant, à l'époque médiévale avec ses murs fortifiés qui renvoie certainement au sentiment d'enfermement qu'il ressentait lorsqu'il vivait dans la société « classique » avant d'arriver à Christiania à l'âge vingt ans. Mais nous notons qu'Astérix tourne également le dos à la fleur de lotus que nous distinguons en bas à droite du tableau qui symbolise Christiania (la fleur de lotus étant un des symboles du mouvement hippie). Cela peut symboliser le détachement et la distance qu'Astérix prend vis-à-vis de l'institution à laquelle il appartient. OEuvre qu'il considère comme inachevée, Astérix se représente seul tourné vers la liberté, et tient un drapeau dont il explique n'avoir pas encore fixé la couleur définitive : un rouge uni (qui peut être interprété comme le drapeau de Christiania inachevé), il s'abstiendra d'y ajouter les trois points jaunes du drapeau de Christiania et envisage même de couvrir son drapeau de noir (couleur de l'anarchie). Source : photo prise devant la roulotte d'Astérix, située à Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9), Christiania, le 24 janvier 2011.






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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery