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Le pouvoir dans l'institution. Essai d'anthropologie politique à  Christiania.

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par Pierre Vasseur
Université Lille 2 - Master science politique, spécialité Métiers de la Recherche  2012
  

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Bibliographie .

p.171

Sommaire des extraits du carnet de terrain, schémas

p.7 p.30 p.49 p.51 p.122

6

Extrait du carnet de terrain n°1 - notes du mercredi 21 mars 2012

Extrait du carnet de terrain n°2 - notes du mercredi 5 avril 2012

Extrait du carnet de terrain n°3 - notes du vendredi 30 mars 2012

Extrait du carnet de terrain n°4 - notes du mardi 13 mars 2012

Extrait du carnet de terrain n°5 - notes du dimanche 1er avril 2012

Schéma n°1 : l'organisation institutionnelle de Christiania

p.133

(perception utopiste ou idéaliste)

Schéma n°2 : l'ordre institutionnel de Christiania

p.134 p.142 p.151 p.161

(perception plus réaliste)

Extrait du carnet de terrain n°6 - notes du jeudi 12 avril 2012

Extrait du carnet de terrain n°7 - notes du jeudi 5 avril 2012

Extrait du carnet de terrain n°8 - notes du vendredi 6 avril 2012

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Introduction

« Même dans les sociétés où l'institution politique est absente (par exemple où il n'existe pas de chef), même là le politique est présent, même là se pose la question du pouvoir : non au sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d'une absence impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement peut-être, quelque chose existe dans l'absence. »

CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, Paris, Les éditions de minuit, 2011 [1974], p.21

? Extrait du carnet de terrain n°1 - notes du mercredi 21 mars 2012

J'entre par la porte principale surplombée par un imposant panneau sur lequel est inscrit « Christiania » côté rue, « you are now entering the EU » côté commune libre. Je décide comme à mon habitude d'y laisser mon vélo sur les nombreux emplacements prévus à cet effet : de vieux cadres de vélos rouillés que l'on a recyclé en démontant la roue arrière, en découpant et en soudant un à un les parties avant, ce qui permet aux cyclistes de disposer leurs vélos au pied des murs de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Alors, je m'avance dans la rue pavée menant à Pusher Street, qui est assez inconfortable pour me convaincre de laisser mon vélo un peu plus loin et je me dis que les pushers n'aiment pas trop les visiteurs traversant leur rue en enfourchant leurs vélos ou en courant, de même qu'ils ne sont pas très photogéniques : « don't run », « no photos » et « enjoy » peut-on lire sur cet étrange panneau rappelant celui d'un parc pour enfant signifiant aux parents les règles de sécurité. Cette rue est celle des pushers, les dealers de Christiania, qui a récemment été re-délimitée et baptisée « quartier de la lumière verte ». Verte comme le fond des innombrables sachets de fleurs de cannabis séchées vendus à l'unité, marron comme les kilos de plaquette de cette précieuse résine soigneusement découpés, pesés et vendus au gramme, qui jalonnent les échoppes où se pressent jours et nuits de nombreux consommateurs. J`y suis, les va-et-vient sont incessants, les regards se croisent, on discute, on marchande et on s'observe. Au beau milieu de ce marché au cannabis à ciel ouvert, règne une atmosphère pesante, aussi pesante que l'odeur de cette épaisse fumée. On s'y arrête généralement pour acheter de cette drogue avant de repartir chez soi, ou bien avant d'aller planer librement dans un des bars de Christiania, ou si la météo capricieuse du Danemark le permet, profiter de ce joint au bord du lac ou dans l'un des nombreux espaces verts de la communauté. Mais je ne suis pas sur Pusher Street pour consommer, ni pour faire le curieux. On n'aime pas les curieux ici, et il est d'ailleurs fort déconseillé de s'adresser aux pushers pour autre chose qu'acheter leur marchandise. L'objet de ma visite est tout autre : j'ai rendez-vous.

Je m'arrête devant Operaen2, adossé à la Sunshine bakery3, mais il semblerait que la porte soit gardée. Une dealeuse fait son commerce sur le perron de l'immeuble dans lequel je souhaite entrer. Je m'approche, son chien monte la garde, elle croit un instant que je viens lui acheter sa marijuana mais elle comprend bien vite que je ne demande qu'à accéder à l'escalier qui mène à l'étage. On me laisse passer et je me retrouve dans la cage d'escalier d'Operaen. Il fait froid et sombre, l'odeur du joint est omniprésente dans cet espace confiné. Mais je reconnais cet escalier en colimaçon tagué de toutes parts, et me souviens que j'y suis déjà monté un an auparavant, tard dans la nuit, lors des soirées ERASMUS avec mes camarades qui m'avaient fait découvrir Christiania et ses concerts de jazz régulièrement organisés dans ce café. Seulement, l'ambiance tamisée des soirées de jazz diffère sensiblement de cette grisaille qui arrive à peine à percer la lucarne que je devine en haut de cet escalier. J'arrive à l'étage où se trouvent trois jeunes gens qui se sont réfugiés là-haut pour allumer leur joint à l'abri du vent. Le café est fermé à cette heure de la journée.

Enfin, je me présente devant la porte où j'ai rendez-vous : « Nyt Forum4 » peut-on lire au milieu des tags qui ornent cette porte. Au pied de celle-ci, il y a un seau au fond duquel baignent les joints et les crachats dans une eau dégoutante laissée par les fumeurs de marijuana, qui semblent avoir adopté cette cage d'escalier comme fumoir. Je frappe et entre. Je pénètre dans une salle de réunion assez grande (et somme toute assez propre !), qui contraste avec la promiscuité et la saleté que j'ai pu ressentir de l'autre côté de la porte. Au fond de cette salle de réunion communique un bureau où j'aperçois une femme souriante qui, derrière ses piles de dossiers, me souhaite la bienvenue : c'est Kirsten, une christianite5 employée par la communauté, assurant la permanence du « Nouveau Forum » tous les mercredis, soit le bureau des relations extérieures de Christiania.

8

Description non exhaustive du terrain

Cet extrait de mon carnet de terrain a été sélectionné car il résume assez bien l'univers dans lequel j'ai réalisé mon travail d'observation dans la commune libre de Christiania. Plusieurs éléments fondamentaux sont à prendre en compte dans cet extrait : Premièrement, l'aspect extérieur de cette communauté véhicule une image - souvent négative - que le sens commun associe à ce microcosme social implanté au coeur de la ville de Copenhague.

2 Operaen est le nom d'un café appelé « L'opéra ».

3 Sunshine bakery est la boulangerie de la communauté.

4 « Nyt Forum » signifie « Nouveau Forum ». Mais il n'a plus rien de nouveau puisque ce bureau a été créé dans les années 1980.

5 « Christianites » est le terme désignant les habitants de Christiania.

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« Quelque chose existe dans l'absence » disait P. Clastres6. Or, derrière l'image de ghetto que peut inspirer Christiania se cache une institution particulièrement bien structurée, dotée d'une bureaucratie dont le « Nouveau Forum » n'est qu'un échantillon, qui permet à une population estimée entre huit-cent cinquante et mille habitants de vivre chaque jour depuis plus de quarante ans leur vie de christianites, soit un mode de vie alternatif dont nous allons chercher à connaître un peu plus les caractéristiques grâce à l'approche de l'anthropologie politique.

Deuxièmement, il y a de toute évidence dans cette communauté un groupe à part entière appelé les pushers, dont les membres se caractérisent par leurs pratiques quotidiennes liées au trafic de marijuana dans un espace public qu'ils se sont appropriés, ladite zone « de la lumière verte » qui renferme Pusher Street. Cette pratique illégale au Danemark fait partie intégrante de la culture de Christiania7 car son aspect coutumier lui procure un caractère institutionnel, reconnu comme la norme à l'intérieur de la communauté. Fumer de la marijuana est donc l'un des traits les plus saillants des normes si spécifiques à Christiania, mais nos recherches antérieures8 ont prouvé que l'aspect mercantile, l'enrichissement et la violence liés à ce trafic provoque la désapprobation d'un autre groupe de la communauté, appelé les activistes. Dans le mémoire de Master 1, ces quelques éléments d'observation ainsi que les entretiens ethnographiques nous avaient permis de travailler sur ce profond antagonisme qui divise le groupe identifié comme celui des pushers à celui des activistes. Ainsi, nous avions établi qu'il existe à Christiania une relation de domination entre ces deux groupes : les premiers n'hésitent pas à user de la violence pour imposer leur autorité et prendre l'ascendant sur les seconds au nom de la défense de leurs intérêts économiques ; et les seconds dénoncent ces comportements tout en affirmant leur statut d'established, des individus qui se considèrent comme des christianites légitimes non pas en raison de leur ancienneté mais parce qu'ils vivent en accord avec les principes fondamentaux de Christiania (notamment pour ce qui relève de la non-violence) et n'hésitent pas à stigmatiser les premiers en leur collant une étiquette d'outsiders, soit des christianites illégitimes9.

Pour autant, ce qui nous amène aujourd'hui à poser la question du pouvoir dans la communauté, ce n'est pas de reprendre stricto sensu le résultat de nos recherches précédentes, mais l'objectif de ce second mémoire sur Christiania est d'aller plus loin dans la réflexion sur le pouvoir dans une institution que nous continuons à explorer et nous révèle toujours un peu

6 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op.cit., p.21

7 C'est à ce titre que nous pouvons dire qu'il s'agit d'une commune déviante.

8 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit.

9 ELIAS Norbert et SCOTSON John L., Logiques de l'exclusion, Paris, Fayard, 1997

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plus ses secrets. La question du pouvoir dans l'institution ne se résume pas à la simple énonciation d'un rapport de force entre deux groupes dominants. Il nous faut donc bousculer les limites que nous nous étions fixé l'année dernière en traitant de la manière la plus complète possible la question du pouvoir à Christiania.

Bien entendu, ce travail ne vient pas remettre en cause les résultats du mémoire précédent : l'application du paradigme de Norbert Elias sur Christiania est toujours valable et la notion de domination est une dimension du pouvoir qu'il ne faudra pas occulter ; de même qu'il existe toujours dans les préceptes dictés par l'institution ainsi que dans l'organisation politique fixée par les pères fondateurs de la communauté, une volonté d'éviter l'émergence d'un ordre hiérarchique. Cependant, nos récentes recherches sur le terrain nous amènent à penser que ces résultats sont insuffisants pour avoir une idée assez précise sur la nature du pouvoir à Christiania. Résumer le pouvoir à un rapport de force entre deux groupes dominants serait très réducteur, même dans les sociétés les plus archaïques. Car les sociétés sont complexes et il appartient au chercheur d'arriver à en desceller les ressorts. Cette tâche n'est pas facile, même dans nos sociétés occidentales considérées - par ethnocentrisme - comme les plus abouties. Et cela semble d'autant plus difficile lorsque le chercheur s'intéresse à une société qui lui est étrangère, considérée comme différente, ce qui à première vue semble être le cas à Christiania, que le sens commun qualifie de société alternative.

Retour sur les principaux éléments de définition de l'objet

Avant d'aller plus loin, rafraîchissons-nous la mémoire en revenant sur quelques éléments déjà évoqués dans nos travaux précédents, et revenons sur la définition de l'objet ainsi que sur les raisons qui nous poussent à continuer les recherches sur Christiania, ce qui permettra au lecteur de mieux comprendre l'intérêt de cet objet d'étude et de saisir les logiques d'une approche par le biais de l'anthropologie politique.

- Signification étymologique de « Christiania »10

[U]ne petite mise au point étymologique et historique est nécessaire pour saisir la signification de notre objet d'étude. Avant tout, aucune allusion au christianisme ne peut être descellée dans la signification de ce terme, il ne s'agit donc pas d'une entité à caractère religieux. Mais il faut plutôt y voir là un clin d'oeil historique faisant référence au quartier

10 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.5

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dans lequel Christiania est implantée : Christianshavn, signifiant littéralement « le port de Christian », un quartier créé sous le règne de Christian IV, roi du Danemark (1588 - 1648). En effet, en 1639, à l'époque où København11 cherche à asseoir sa domination commerciale sur la mer de Nord et la mer Baltique, Christian IV envisage un ambitieux projet consistant à créer cette nouvelle ville marchande qu'il baptisera Christianshavn. Fortifiée et protégée par cinq bastions, on octroie alors à ce nouveau quartier le statut de ville indépendante, si bien que son activité commerciale créera une concurrence rude avec København, d'où la décision de l'intégrer à la capitale danoise en 1674. Ainsi dès sa création, nous pouvons nous apercevoir que d'un point de vue historique, la population vivant dans cette partie de la ville a toujours cultivé une tendance à se démarquer et à s'affirmer en tant que quartier tout à fait original, en contraste saisissant avec le reste de la ville.

Deuxièmement, l'appellation « Christiania » fut utilisée pour la première fois par un journaliste anarchiste dénommé Jacob Ludvigsen (1947 - auj.), qui proclama le 26 septembre 1971 la création de cette « fristaden » ou « commune libre » et publia cette proclamation une semaine plus tard, le 2 octobre 1971, dans les colonnes de son magazine intitulé Hovedbladet, ou « the main paper » ; un périodique anarchiste dont la plupart de ses lecteurs étaient de jeunes danois. Les premiers tirages de ce magazine mensuel furent publiés le 13 décembre 1970 et connurent un franc succès au début des années 1970. Aujourd'hui, même s'il n'a plus été publié depuis de nombreuses années, certains journalistes dont Jacob Ludvigsen projettent de faire renaître Hovedbladet de ses cendres afin de le republier avant le 26 septembre prochain, date du quarantième anniversaire de Christiania12.

Enfin, même si la raison pour laquelle le journaliste danois décida de baptiser cette commune libre « Christiania » reste assez floue, d'après Allan Anarchos, journaliste participant actuellement au projet de republication d'Hovedbladet, Jacob Ludvigsen se serait inspiré de l'ancien nom d'Oslo, qui s'appelait « Kristiania » quand la Norvège était encore sous domination danoise.

Après cette petite mise au point à la fois historique et étymologique, constatons à présent grâce à la carte ci-contre que Christiania occupe un espace de trente-quatre hectares situé en plein coeur de la capitale danoise. Aujourd'hui, cette commune libre occupe l'endroit

11 La racine étymologique de København, en français Copenhague signifie « le port de commerce ». En effet, la capitale danoise occupe une position stratégique sur l'Øresund, soit le couloir maritime reliant la mer du Nord à la mer Baltique, ce qui lui a permis durant des siècles de bâtir sa puissance économique grâce au commerce maritime.

12 En réalité, ce délai fixé pour le 26 septembre 2011 (date du quarantième anniversaire de la communauté) n'a pu être tenu par ces journalistes, aujourd'hui beaucoup plus âgés, qui expliquent avoir rencontré des problèmes d'organisation pour pouvoir republier Hovedbladet dans les temps.

12

exact où l'armée danoise s'était installée au cours du XIXe siècle sur cet espace fortifié qui, avant l'arrivée des premiers communards en 1971, s'appelait Bådsmandsstræde Kaserne13.

Figure 1- Comme nous pouvons le voir sur cette carte, Christiania est située en plein coeur de la ville de Copenhague. Source : document réalisé par David Delevoye, concepteur graphique, mars 2011.

Situation géographique de Christiania dans Copenhague14

100 m

N

A présent, revenons sur les caractéristiques propres à ce terrain, nécessaires pour comprendre l'émergence d'un tel phénomène. Christiania est une commune libre (fristaden), longtemps considérée par l'Etat danois comme une « expérience sociale » à laquelle les autorités ont bien voulu laisser sa chance. Seulement, le dernier mémoire met en évidence les raisons officieuses qui expliquent l'émergence et la pérennité d'un tel phénomène souvent présenté comme une utopie communautaire issue de la jeunesse danoise de l'époque.

13 Cette caserne a été baptisée à partir du nom de la rue appelée « Bådsmandsstræde », qui longe encore à l'heure actuelle cet espace et qui signifie « l'allée du maître d'équipage ».

14 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.4

13

Les années 1960 et 1970 à Copenhague furent marquées par une importante poussée démographique due au phénomène d'exode rural qui s'est répandu dans les plus grandes villes d'Europe. Cette croissance démographique sans précédents est souvent évoquée comme un tournant dans l'évolution d'une ville comme Copenhague15. Ajoutons à cette explosion démographique l'arrivée des enfants du baby-boom, alors âgés d'une vingtaine d'années, ce qui laisse supposer qu'un bon nombre d'entre eux sont « montés » à la ville pour faire leurs études, mais n'avaient pour la plupart pas les moyens d'assumer des loyers en hausse16. La municipalité de Copenhague n'a pas su faire face à cette importante demande de logements, si bien que les squats tels que celui de Christiania ont commencé à fleurir un peu partout en ville. Cette situation a bien évidemment frappé l'opinion publique et les médias, qui ont rapidement désigné ce mouvement de squatteurs sous le nom de « slumstormere »17. Mais ces jeunes gens ne se sont pas arrêtés à la simple occupation illégale des immeubles, puisqu'une mobilisation revendiquant le « droit à la ville »18 a rapidement émergé. L'atmosphère très tendue qui régnait un peu partout dans les grandes villes d'Europe et notamment la révolte étudiante à Paris de mai 1968, ont amené l'Etat-providence danois à entendre ces revendications ; ce qui a probablement encouragé le parlement à voter le 31 mai 1972 un texte appelé « Slumstormerparagraf »19, qui permit aux squatteurs de rester dans ces immeubles inoccupés - et pour la plupart très délabrés - aussi longtemps que les autorités, en accord avec les propriétaires des logements, n'avaient pas pris la décision de les détruire.

Depuis, nombre de ces immeubles squattés furent évacués et détruits aux quatre coins de la ville, sauf Christiania qui occupe encore aujourd'hui un espace de trente-quatre hectares, en lieu et place de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Les raisons qui expliquent la longévité de Christiania ont largement été évoquées dans le mémoire précédent, notamment dans les premier et troisième chapitres20, mais rappelons que c'est sa singularité qui a certainement sauvé la commune libre : on ne « vide » pas un espace de trente-quatre hectares comme on vide un immeuble de trois étages, tout comme il paraît assez problématique

15 Brièvement, aujourd'hui estimée à 1.213.882 habitants, la capitale danoise ne comptait que 802.391 habitants en 1970 avant d'atteindre les 1.292.647 âmes en 197615, soit un peu plus que sa population actuelle.

16 C'est le principe de l'offre et de la demande : s'il y a beaucoup de demandes et peu d'offres, les prix des loyers augmentent.

17 « Slumstormere » ou « slumstormers », qui signifie littéralement « les révoltés des bas quartiers » ou « activistes des bas quartiers » est un terme apparu au milieu des années 1960 et était couramment employé au Danemark pour désigner les squatteurs.

18 Le « droit à la ville » est une expression qui nous renvoie aux travaux réalisés par Henri Lefebvre (1901-1991) en 1968.

19 Données communiquées par les archives du parlement danois (Dansk Folketing). Source : http://www.ft.dk

20 Cf. « Chapitre 1 : un projet utopique inscrit dans la durée » et « chapitre 3 : la pérennité d'une organisation anarchiste en question », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.16-40 et p.69-96

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d'évacuer un millier de personnes que la municipalité aurait ensuite dû reloger dans des logements qu'elle ne pouvait offrir. L'équation n'était pas simple, et l'alternance des gouvernements successifs21 a favorisé la mise en sursis de cet endroit assez singulier pour lequel a été accordé un traitement particulier. Ainsi, grâce à l'opiniâtreté des activistes de la communauté et sous certaines conditions, la commune libre de Christiania a été reconnue par le parlement en tant qu' « expérience sociale » à part entière. Mis en vigueur à partir de 1991, ce texte « confirm[ait] le droit des habitants de Christiania d'utiliser ces immeubles ainsi que l'espace dans sa totalité » sous réserve qu'ils « assurent un maximum d'auto-administration à Christiania »22. Ce dernier point sera déterminant pour la suite de ce mémoire.

Une commune aux principes révolutionnaires

Pour expliquer l'émergence de Christiania au début des années 1970, notre regard se tourne naturellement vers les mouvements de révolte étudiante de la fin des années 1960. Arrivés massivement pour suivre leurs études dans la capitale danoise, ces jeunes gens issus des classes moyennes furent inspirés par les idéaux révolutionnaires de mai 68 qui à l'époque se sont répandus un peu partout en Europe et dans le monde. David F. Burg, dans son encyclopédie des mouvements étudiants relève « une manifestation massive des étudiants de l'Université de Copenhague au mois d'avril 1968 » qui réclamaient « plus d'influence » sur la gestion des cours ainsi que « moins de domination exercée par les professeurs »23 : les revendications antiautoritaires étaient en marche. Mais Christiania n'est pas exclusivement un phénomène né de la révolte étudiante, c'est aussi le lieu où avaient élu domicile les « enfants au pouvoir » (Children's power), un groupe composé d'orphelins, de fugueurs qui se rassemblèrent à Christiania entre 1971 et 1972. Considérant Christiania comme une sorte de Pays imaginaire tout droit sorti d'un roman fantastique de J.M Barrie24, différentes sources référant au mouvement des Children's power rappellent que le mot d'ordre de ce mouvement

21 Cf. « Annexe n°1 - Tableau chronologique des premiers ministres danois depuis 1968 », Ibid., p.107-108

22 Données communiquées par les archives du parlement danois (Dansk Folketing). Source : http://www.ft.dk

23 Ces étudiants ont notamment occupé les laboratoires de l'université, mais aucun affrontement direct avec les autorités n'a été à déplorer. En effet, notons que les manifestants ont bénéficié d'une certaine écoute de la part du doyen ainsi que des autorités. L'ouverture d'une nouvelle université à Roskilde en 1972 à quelques kilomètres du centre-ville, qui promouvait le développement d'un « enseignement alternatif », plus démocratique et plus flexible, grâce auquel les étudiants pouvaient interagir avec les enseignants sur les programmes enseignés ; est le fruit de cette révolte qu'ont entrepris les étudiants de Copenhague à la fin des années 1960. Cf. BURG David F., Encyclopedia of student and youth movements, New York (NY), Facts on file, 1998, p.55

24 BARRIE James Matthew, Peter Pan et Wendy, Londres, Hodder & Stoughton, 1911

15

était de « dénonc[er] le fascisme des adultes »25. Mais bon nombre de ces enfants livrés à eux-mêmes se retrouvèrent rapidement confrontés à la dure réalité de la rue et tombèrent dans la délinquance, la drogue ou la prostitution. Enfin, au milieu des étudiants en mal de logements et des fugueurs, notons une importante concentration de jeunes gens se réclamant du mouvement hippie, un courant de contre-culture apparu au Etats-Unis au début des années 1960, encore très en vogue dans toute l'Europe au début des années 1970.

Dans une Utopie, « c'est l'imagination [qui est] au pouvoir » affirment J. Capdeveille et H. Rey26. Or, avec ce climat ambiant de défiance vis-à-vis de l'autorité (ressentie dans le milieu familial par les fugueurs, dans le cadre universitaire pour les étudiants, ou plus largement dans la société pour le mouvement hippie), tous les éléments étaient réunis pour que les pionniers de cette cité nouvelle créent une société d'un autre type, qui viendrait révolutionner l'ordre de nos sociétés traditionnelles : celui que l'anthropologue P. Clastres définit comme la relation sociale « classique » de « commandement-obéissance »27. C'est la recherche d'un sentiment de liberté qu'ont cherché à assouvir les fondateurs de cette commune alternative, où le rêve de créer une société meilleure semblait devenu possible. Etre libre, c'est avoir la capacité de choisir et d'agir sans restriction, c'est pourquoi nous allons maintenant dresser la liste de trois principes majeurs qui ont été choisis par les pionniers et procurent à la commune libre de Christiania son caractère révolutionnaire :

- elle a aboli la notion de propriété privée de manière à ce que quiconque ne puisse exercer de domination économique sur ses semblables. Dès lors, le christianite devient simple utilisateur de la maison qu'il occupe et il appartient à une assemblée de résidents de décider de la répartition des logements inoccupés à l'intérieur de leur espace de vie ;

- elle a légalisé et normalisé la consommation de marijuana. Aucun stigmate ne sera exercé sur celui ou celle qui consomme de l'herbe car elle fait partie intégrante de la culture de Christiania. Tout un chacun est libre de consommer de cette drogue considérée comme « douce », à l'inverse des drogues dites « dures » (notamment l'héroine), qui ont été bannies de la commune libre en 1979, lors du blocus contre les junkies28 ;

25 CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300 chiens - Une commune libre, Paris, Alternatives et parallèles, 1978, p.185

26 CAPDEVEILLE Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, Paris, Larousse, 2008, p.438

27 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

28 Cf. « A) Du blocus contre les junkies » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.25-27

16

- enfin, elle a rendu le pouvoir politique au peuple. Les christianites vivent dans un univers social où règne le principe d'autogestion. Cette commune est donc, en théorie, autogérée par l'ensemble de ses membres qui tous, sans exception, profitent d'une souveraineté plus étendue que dans la société « classique » ; si bien que les christianites, grâce à leurs assemblées, ont un pouvoir de décision à la fois dans les domaines législatif, exécutif et judiciaire à l'intérieur de leur espace.

Toutefois, B. Lacroix rappelle dans son ouvrage consacré aux utopies communautaires issues de la révolte sociale de mai 68 que « L'histoire vécue de toute communauté n'est toujours, en fin de compte, que le récit de ses désillusions »29. Tel serait selon B. Lacroix le sens inhérent à ces utopies communautaires qui par définition restent des chimères. Mais Christiania est toujours là, palpable, les interactions entre christianites se jouent chaque jour devant nos yeux et il appartient au chercheur de mettre en évidence ce que P. Clastres qualifie de présence qu'il y aurait dans l'absence.

La question du pouvoir dans une société supposée sans chef

Le pouvoir est une notion polysémique, chargée de sens, que P. Braud décline selon trois angles d'approche30 :

- le pouvoir au sens « institutionnaliste » est synonyme de « gouvernants » et renvoie à l'idée abstraite d'Etat. Le pouvoir est alors incarné par un chef d'Etat que l'on oppose traditionnellement aux citoyens. Or, à Christiania l'idée serait qu'il n'y ait aucun chef, ce qui permettrait d'éviter la concentration du pouvoir entre les mains d'un seul, et de prémunir l'institution de la formation d'un ordre hiérarchique ;

- le pouvoir au sens « substantialiste » serait quant à lui perçu comme « une sorte d'essence » dont disposeraient certains individus capables de cumuler du capital. Cette approche de la répartition du pouvoir signifierait que ceux qui disposent du pouvoir sont ceux qui sont capables de cumuler du capital économique, culturel et (ou) social. Dans le cas de Christiania, l'abrogation de la notion de propriété privée permettrait au moins à ces individus d'éviter qu'un propriétaire cumule du patrimoine foncier à l'intérieur de la commune et exerce sa domination sur le reste du groupe ;

29 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, Paris, PUF, 1981, p. 67

30 BRAUD Philippe, « Chapitre 1 - Le pouvoir », in Sociologie politique, Paris, LGDJ, 2011

17

- Enfin, le pouvoir au sens « interactionniste » renvoie à la définition de M. Weber qui délaisse la notion de pouvoir ou « puissance » (macht) jugée trop « amorphe »31, et préfère la notion de domination (herrschaft), qu'il définit comme « la chance de trouver des personnes déterminables, prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé »32. Penser les relations de pouvoir nous amènerait donc à évoquer le concept de domination qui, d'après les sociologues interactionnistes, est plus adapté à l'analyse les rapports sociaux dans un univers social clairement délimitable tel que Christiania. C'est la raison pour laquelle nous serons amenés à revenir une nouvelle fois sur ce concept33.

Nous avons dit qu'en fondant leur société alternative, les christianites ont cherché à créer un ordre nouveau, révolutionnaire, qui permettrait à ses membres de s'affranchir de la conception « classique » du pouvoir de nos sociétés occidentales, que P. Clastres définit comme la relation sociale de « commandement-obéissance »34. Or, si nous reprenons la citation de l'anthropologue français, même dans une société supposée sans chef telle que Christiania, la question du pouvoir doit être posée et tout porte à croire que les trois sens de la notion de pouvoir dont nous venons de dresser la liste, pourront être mis en évidence dans cet espace politique au centre duquel se jouent des relations sociales.

La méthode employée sur le terrain

Ce travail de recherche s'inscrit dans la continuité de ce qui a été réalisé l'année dernière dans le cadre du mémoire de Master 1. Il s'agit d'un travail qualitatif, de type ethnographique réalisé sur une période assez courte pour ce type de travail, qui demande une présence continue et un travail intensif sur le terrain. Il m'a été possible de rester deux mois sur le terrain entre les mois de mars et avril 2012, une période à laquelle peuvent s'ajouter les deux semaines passées à Christiania dans le cadre du mémoire précédent. Durant cette période, j'ai eu la possibilité de me rendre quotidiennement à Christiania pour réaliser mon travail d'observation, chercher à m'intégrer au groupe dans la mesure du possible, réaliser des

31 D'après M. Weber, la notion de pouvoir ou « puissance » (macht) est jugée comme « sociologiquement amorphe », c'est-à-dire qu'elle n'est pas suffisamment précise pour être applicable à une réalité sociale : « le pouvoir est toute chance de faire triompher, au sein d'une relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances ; peu importe sur quoi repose cette chance ». Cf. WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.95

32 Cf. « § 16 Puissance, domination », in WEBER Max, Economie et société, op. cit., p.95

33 Cf. « C) Une relation de domination », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.63-68

34 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

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entretiens ethnographiques, collecter des documents bruts et de données bibliographiques soit aux archives de Christiania, soit à la Bibliothèque Royale (Det Kongelige Bibliotek) de Copenhague.

Au terme de ces deux mois passés à Copenhague, où j'ai pu entretenir un contact quotidien avec les christianites, dix entretiens ethnographiques ont été réalisés avec des personnes rencontrées par le passé (Kirsten, Morten, ou Astérix35) avec lesquels j'ai pu approfondir les entretiens (analyse des trajectoires) ; mais aussi avec des individus rencontrés durant mon dernier séjour au Danemark. Tous ces entretiens sans exception ont été mobilisés pour la réalisation de ce mémoire, ce qui permet de baser ce travail d'analyse sur des sources plus variées que l'année dernière, et donc de croiser certaines données recueillies auprès des différents enquêtés. Leur grande majorité a été réalisée à partir de la même grille d'entretien, ce qui facilite la comparaison des données36. Même si chaque entretien est différent, j'ai toujours adopté la même ligne de conduite à l'approche d'un rendez-vous avec un christianite : me rendre à ces rendez-vous en gardant pour objectif de réaliser des entretiens semi-directifs : laisser la personne s'exprimer sur différents thèmes préparés dans la grille de questions tout en évitant de s'en éloigner.

Enfin, l'échantillon de christianites interrogés est composé d'une tranche d'âge assez homogène (de quarante-cinq à soixante-huit ans) et la plupart de ces individus peuvent être classés dans la catégorie des activistes. Il s'agit d'un terrain assez complexe, où il est souvent déconseillé de s'adresser aux individus liés au trafic de drogue, ce qui nous impose des limites à ne pas dépasser, et explique cette relative homogénéité des personnes rencontrées. Toutefois, nous verrons que l'analyse des trajectoires personnelles révèle que certains de nos enquêtés fréquentent ou ont fréquenté ce milieu criminel, une mobilité entre ces deux groupes antagonistes n'est pas à exclure, ce qui nous offre donc une relative diversité de profils et cela donne plus de profondeur à l'analyse.

Description de la problématique et des hypothèses

Christiania est une organisation politique singulière dont nous allons chercher à décrire les caractéristiques à travers la question du pouvoir. Le pouvoir politique est, d'après P. Clastres, « une nécessité inhérente à la vie sociale »37, même dans les sociétés les plus archaïques. Il est donc impossible de penser la société sans le pouvoir, qu'il s'agisse du

35 Dont les noms apparaissent dans le mémoire de master 1.

36 Cf. « Exemple-type de la grille de questions - Entretien ethnographique avec un christianite », p.185-186

37 CLASTRES Pierre, La société des individus, op. cit.., p. 21

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peuple nilote du Sud-Soudan observé par E.E Evans-Pritchard dans les années 193038 ou de nos sociétés occidentales considérées comme les sociétés les plus abouties. Ainsi, dans la mesure où le pouvoir politique est universel, notre problématique consistera à nous demander quelle est la nature du pouvoir à Christiania (origines et transformations)?

Ensuite, cette variable qu'est la nature pouvoir, est un paramètre mesurable qui nous permettra de tester les trois hypothèses que nous allons maintenant développer. Celles-ci nous permettront de définir la trajectoire d'évolution de cette forme politique originale, ce qui ouvrira d'autres perspectives sur la thématique des utopies communautaires. P. Clastres a insisté sur l'importance de savoir définir et différencier les modèles de pouvoir politique qui varient selon le type de société que l'on observe. Ainsi, l'anthropologue français explique qu'il faut savoir se détacher de l'ethnocentrisme qui tend à définir toutes les sociétés (aussi archaïques et lointaines soient elles) à partir du même modèle de pouvoir politique qui est le nôtre: le modèle de « commandement-obéissance »39. Aussi, si nous considérons Christiania comme une société alternative qui cherchait en 1971 à s'émanciper de la société dite « classique », à caractère hiérarchique et autoritaire, au moyen d'une institution qui a su se pérenniser dans le temps, quel est le modèle de pouvoir politique à Christiania ? Les pionniers sont-ils parvenus à forger leur propre modèle et surtout à le maintenir jusqu'à aujourd'hui ?

Afin de traiter cette question, nous proposons trois idéaux-types qui, à première vue, sont autant de trajectoires envisageables pour une communauté telle que Christiania :

? Première hypothèse : utopie communautaire de rupture ou « commune de rupture »40

Société « classique »

Société à contre-courant dont les membres sont étiquetés comme déviants. Commune marginale et isolée.

Dans le premier chapitre de son ouvrage, intitulé L'utopie communautaire : l'expérience d'un échec, B. Lacroix41 reprenait l'idée de R.P Droit et A. Gallien, qui disait qu'il existe deux types de communes à caractère utopique : les « communes de combat » orientées vers un témoignage politique et les « communes de rupture » qui, quant à elles,

38 EVANS-PRITCHARD Edward Evan, Les Nuer - Description des modes de vie et des institutions politiques d'un peuple nilote, Paris, Gallimard, 1994 [1937]

39 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

40 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p. 20

41 Ibid., p. 20

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prônent une rupture avec la société « classique », dans lesquelles leurs fondateurs sont déterminés à réinventer la vie en société. Cette orientation radicale du projet communautaire, nous avons essayé de l'illustrer dans le schéma ci-dessus, qui matérialise assez bien le caractère à contre-courant de ces sociétés. C'est certainement dans ce premier modèle que la formation d'un nouveau type de pouvoir politique est envisageable car, comme ces deux flèches l'indiquent, un groupe formé d'individus ayant des velléités à créer un contre-courant à la fois politique et culturel, est probablement le plus enclin à s'émanciper du modèle d'origine de la société « classique ». Par exemple, dans le cas d'une utopie communautaire fondée dans nos sociétés occidentales, cela peut se traduire par un retour à « l'état embryonnaire », une société sans Etat, un ordre anarchique caractérisé par l'absence d'institutions et donc de règles. Ce type d'expérience communautaire aurait donc des vertus archaïsantes et ne semble possible que dans la mesure où ses membres décident de rompre totalement avec la société dont ils sont issus. Toutefois, cette option apparaît difficilement envisageable car les individus qui la composent ont été socialisés dans leur société d'origine, et la probabilité que des individus renoncent totalement aux « schèmes d'actions »42 acquis par le passé est très faible. A moins qu'il s'agisse d'une secte totalement isolée ayant la capacité économique de vivre en autarcie43.

? Deuxième hypothèse : utopie communautaire de contestation politique ou « commune de combat ».

Société « classique »

Société alternative considérée comme déviante

Cette seconde hypothèse semble plus facilement applicable à notre objet d'étude car elle concerne les projets de vie collective orientés vers une contestation politique. Or, nous savons que les origines de Christiania sont liées au mouvement des squatteurs appelé Slumstormere, qui rassemblait des jeunes gens défendant des convictions clairement affirmées : celles du « droit à la ville ». Très nombreux à partir de mai 68, les « squats

42 LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action, Paris, Armand Colin, 2001, p.130

43 A première vue, compte-tenu de la situation géographique (située en plein coeur d'une capitale européenne) et du caractère « ouvert » de Christiania, dont les frontières sont constamment ouvertes à tous (sauf pour les « bannis », nous y reviendrons), de même que Christiania n'est pas économiquement autonome ; cette première hypothèse paraît difficilement applicable à notre cas.

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politiques » fleurissaient un peu partout dans les grandes villes occidentales et entendaient créer des « micro-communautés libertaires » dénonçant les valeurs du « capitalisme productiviste occidental (propriété, travail, individualisme, autorité) »44, animé par un sentiment anti-autoritariste et la volonté de contester l'ordre bourgeois. Se situant moins en rupture avec la société classique que les communes à contre-courant évoquées plus haut, ces projets de vie collective se sont inspirés des principes autogestionnaires du « socialisme utopique » du XIXe siècle notamment énoncé par P-J. Proudhon, favorisant la participation active des individus à la vie politique, et réfutant notamment l'idée de hiérarchie et de représentativité politique. Seulement, cet équilibre, difficile à maintenir, n'est possible qu'à la seule condition que l'ensemble des forces qui composent le groupe parviennent à se neutraliser, ce qui permet de conserver l'ordre établi (ce qui explique que les deux courbes restent parallèles).

? Troisième hypothèse : utopie communautaire soumise à un redressement vers la norme.

Société « classique »

Société alternative soumise à un phénomène de normalisation

Cette dernière hypothèse suppose que le projet collectif n'a pas su maintenir l'équilibre évoqué dans la deuxième hypothèse : ce qui expliquerait que la balance du pouvoir a penché en la faveur d'un ou plusieurs individus. L'ordre institutionnel alternatif qui a été institué (le moyen) n'a pas permis à l'ensemble du groupe de s'émanciper du pouvoir politique traditionnel des sociétés occidentales, à caractère hiérarchisé et autoritaire de type « commandement-obéissance »45. Ainsi, la fin, qui consistait à maintenir un espace d'autogestion, un lieu d'expression des libertés individuelles sans hiérarchie ni violence est, et restera un idéal inatteignable, c'est-à-dire une utopie communautaire. Ainsi, les individus évoluant dans ce projet utopiste peuvent aussi bien être conscients de ce dur retour à la réalité comme ils peuvent continuer à croire, de manière assez illusoire, que ces principes utopistes sont toujours d'actualité.

44 « Squat » in CAPDEVEILLE Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, op. cit., p.390

45 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat, op. cit., p.10

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Ce qui différencie ces trois modèles est la capacité qu'ont ces projets communautaires à s'écarter de la forme de pouvoir politique caractérisant la société traditionnelle, soit en prenant une orientation contraire qui s'expliquerait par un rejet total de l'ordre établi dans nos sociétés, soit par un projet alternatif développant des valeurs et des normes différentes mais ne rompant pas totalement avec la société traditionnelle, soit un projet de vie collective présentant des caractéristiques similaires à la seconde hypothèse, mais n'ayant pas su maintenir leur modèle de société originel et tend progressivement à revenir vers la norme, c'est-à-dire vers les règles fixées par la société traditionnelle.

Ce retour à la norme est visible et nous pouvons d'ores et déjà avancer l'idée que Christiania se situe quelque part entre ces trois modèles. C'est pour cette raison que nous allons essayer de définir la nature du pouvoir à Christiania, à travers les deux grands axes qui suivent : la première partie de ce mémoire sera consacrée à la description de la forme d'organisation politique de Christiania, expliquer les origines de cet ordre institutionnel singulier et définir la manière dont ce système permet un partage plus équitable du pouvoir. Puis, nous glisserons doucement de la théorie vers la pratique puisque la seconde partie consistera à décrire la manière dont ce système se traduit au quotidien, aussi bien dans les rapports sociaux que dans les pratiques institutionnelles.

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