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L'imaginaire médiéval au prisme de la série Kaamelott d'Alexandre Astier


par Carole HENRY
Université de Nice Côte d'Azur - Master  2001
  

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E...]

INT. - CHAMBRE ROYALE, KAAMELOTT, NUIT.

Arthur manipule le bibelot et l'examine. Il s'agit d'un petit cylindre métallique ornementé. Guenièvre est à ses côtés.

Guenièvre : C'est pas très joli comme bibelot...

Arthur : Non. Non non non...Déjà, les bibelots, c'est naze mais c'est vrai que celui-là alors... pff !

Guenièvre tend la main vers l'objet. Guenièvre : Je peux ?

Arthur le lui donne. Puis il ferme les yeux, s'apprêtant à dormir. Guenièvre manipule l'objet quand soudain, un rayon lumineux vert surgit du cylindre. L'arme émet un bourdonnement électrique régulier. La reine pousse un petit cri, ce qui alerte Arthur.

Guenièvre : Qu'est-ce que j'ai fait ?!

Effrayée, elle donne le sabre-laser à Arthur. Celui-ci est étonné.

Arthur : Mais...

Il fait lentement tournoyer « l'épée » pour mieux l'examiner.

Arthur : Elle est pas mal celle-là.

Guenièvre (apeurée) : C'est quand même pas commun comme bibelot, hein...

Cet épisode nous montre l'ampleur de l'hommage d'Astier à l'univers créé par George Lucas, auquel il vient greffer le sien l'espace d'un instant, tout en garantissant l'amusement de son public. En effet, le public comprend grâce à tous ces indices que Perceval s'est retrouvé téléporté sur la planète Tatooine, caractéristique par son environnement désertique et ses deux soleils, et en a rapporté, très certainement le sabre laser vert de Luke Skywalker endormi. D'autres références sont un peu plus implicites, comme les vêtements de Lancelot semblables à ceux des Jedi, le parallèle entre le roi Loth et Palpatine, deux traitres dotés du pouvoir de tirer des éclairs avec leur main, ou encore la rencontre entre Perceval et un vieil homme qui construit ses phrases à l'envers comme Maître Yoda. Pour finir, certaines scènes se ressemblent dans leur

64

construction comme dans leur dialogue. Les férus de la saga spatiale ont été surpris par la scène dans laquelle Méléagant, représentant une force du mal dans Kaamelott, est auprès de Lancelot allongé, lui parle du retour des longues nuits et lui ordonne « levez-vous ». Pour les fans, cela a fait écho à une scène majeure de La revanche des Sith, dans laquelle Anakin est à terre, Palpatine lui parle de l'arrivée de Dark Vador et lui ordonne « levez-vous ». Pour Astier, ces deux fictions, toutes deux du genre de la fantasy, ont beaucoup en commun :

« Star Wars n'est pas un film de science-fiction, c'est une mythologie. Ça pourrait se passer dans un truc de chevaliers. D'ailleurs, il y a beaucoup d'emprunts à la geste arthurienne ». 79

À la fois hommage direct et jeu de piste implicite pour un téléspectateur à l'affût des références, les nombreux clins d'oeil à la pop culture dans Kaamelott participent à la complexité de la série, en montrant différents niveaux de lecture, plus ou moins complices, avec un public animé par la culture cinématographique populaire, mais aussi la culture geek, regroupant les passionnés de « cultures de l'imaginaire », de jeux vidéo ou encore de science-fiction. Parmi ces principales sources d'inspiration, Alexandre Astier cite également les jeux de rôle, en confiant qu'il les a découvert par Warhammer, dont il s'est inspiré pour l'écriture du tome 3 de la bande dessinée Kaamelott, un scénario qu'il avait inventé en y jouant à l'âge de 15 ou 16 ans. 80

Ainsi, il n'est pas surprenant que dans l'épisode Arthur et les Ténèbres81, il soit fait mention d'un sous-terrain remplit de scavènes, des créatures mi-homme mi-rat du jeu Warhammer. Il est aussi fait mention dans la série de « quête », mais aussi de « dragon des tunnels », tout un lexique que l'on retrouve dans les jeux de rôle et les jeux vidéo de type fantasy.

Le spectateur joue donc un rôle actif lorsqu'il regarde Kaamelott, puisqu'il est, plus ou moins consciemment, à la recherche d'indices, de références qui peuplent à la fois sa galaxie mentale et celle d'Alexandre Astier. Kaamelott est donc à la fois l'oeuvre d'un homme, singulière mais aussi plurielle, car les multiples références parlent à tout un chacun, qu'il soit jeune ou moins jeune, fan de jeux vidéo actuels, de cinéma français des années soixante ou encore de grandes productions américaines. Clins d'oeil ponctuels ou sources d'inspiration plus globale, comme les inévitables Monty Python et leur Sacré Graal, Alexandre Astier a su puiser dans la culture

79 Interview pour l'Express, 2016 https://dai.ly/x3j4t6l

80 Interview accordée au vidéaste Captain Popcorn, à l'occasion de la sortie du Tome 9 de la bande-dessinée, Les Renforts Maléfiques https://youtu.be/J2dZN4pr6OQ

81 Arthur et les ténèbres, Livre I, épisode 41.

65

populaire pour rendre hommage à toutes ces oeuvres qui l'ont marqué et impacté en tant que créateur et ont aussi marqué, d'une manière ou d'une autre, le public français.

D'une part, nous pourrions associer cette démarche dans l'écriture d'Astier au concept littéraire de transtextualité, définit par Gérard Genette comme étant « tout ce qui met un texte en relation, manifeste ou secrète, avec un autre texte » et qui fait toute la poétique d'une oeuvre, bien au-delà du texte en lui-même. 82 Ici, le mot texte est à envisager dans son sens conceptuel d'énoncer de toute nature, pas seulement littéraire, et fait donc aussi bien référence à des scripts de cinéma, de série, des descriptions de manuels de jeux de rôles, etc... Pamis les différentes relations transtextuelles, Astier utilise notamment la paratextualité, en reprenant pour plusieurs épisodes des titres d'oeuvres déjà existantes, jouant ainsi sur horizon d'attente du spectateur, qui va regarder l'épisode en anticipant le moindre lien avec l'oeuvre citée, et qui influera donc son

interprétation de l'épisode.
La métatextualité est aussi convoquée lorsque que le script fait référence à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire à la limite, sans le nommer ».83 Bien souvent, l'hypotexte, c'est-à-dire celui auquel il est fait référence n'est pas nommé, ce qui contribue à accroitre la dimension comique, car cela donne l'impression que le personnage la convoque involontairement, ou de manière anachronique. C'est notamment le cas dans le Livre

V, lorsque qu'Arthur part à la recherche de son enfant, en disant « Demain dès l'aube, je fous le camp", en référence au très célèbre texte de Victor Hugo, "Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, Je partirai », dans lequel il s'adresse à sa fille disparue.

D'autre part, Umberto Eco démontre, par ailleurs, que le public aime une oeuvre parce qu'elle présente un monde que ce dernier parvient à s'approprier, justement parce qu'il est parcouru de références : « aimer une oeuvre, c'est donc aimer tout le répertoire culturel qui l'entoure, mais aussi s'affilier à un groupe et le plus souvent se retrouver dans une démarche commune, une même approche de l'oeuvre »84. C'est ce qui fait d'une oeuvre, une oeuvre culte. C'est aussi ce qui fait d'une oeuvre, si l'on interprète cette citation, un point d'ancrage partagé par plusieurs personnes, qui sont amenées à s'identifier les unes aux autres par simple mention d'une citation ou d'une référence. C'est cette dimension sociale autour de l'oeuvre que nous détaillerons plus loin, dans le second chapitre de ce mémoire. Umberto Eco dit aussi que l'oeuvre, en faisant référence à d'autre, participe à toucher le spectateur dans ce qui potentiellement, lui plait déjà,

82 Genette, G. (1982). Palimpsestes : La littérature au second degré, Paris, Seuil.

83 Genette, G. op. cit. p.10

84 Eco, U. (1985). « Casablanca »: Cult movies and intertextual collage. SubStance, 14(2), p.2 à 12.

66

où serait amené à lui plaire. En effet, par extension, si le spectateur apprécie les mimiques du roi Arthur, il apprécie surement déjà celles de Louis de Funès dans ses films, puisqu'elles se fondent sur l'imitation, ou s'il ne les connait pas, ces films seraient susceptibles de lui plaire. Par conséquent, la transtextualité serait un moyen à la fois de rendre compte de l'horizon culturel du spectateur et le conforter dans ses habitus et d'autre part, pourrait susciter sa curiosité pour d'autre oeuvre et ainsi élargir son horizon culturel.

B. La transmission de valeurs éminemment humaines et universelles : actualiser le mythe pour commenter le monde

Si l'on a vu précédemment que les références mentionnées dans la série permettent de tisser un lien de complicité avec le public, nous allons désormais montrer que les thèmes qui y sont abordés s'adressent directement au téléspectateur, parce qu'ils font davantage référence aux valeurs défendues au XXIe siècle qu'à celles du Moyen Age.

Lorsque nous avons interrogé les téléspectateurs, 79,3% d'entre-deux pensent que cette série médiévalisante est un moyen pour Alexandre Aster de véhiculer les valeurs morales ou les grandes thématiques actuelles qui lui tiennent à coeur85. En effet, le matériau médiéval est un terrain de jeu idéal pour mettre en parallèle des enjeux sociaux qui nous sont lointains et ceux de notre temps. Pour citer un exemple, Alexandre Astier accorde une grande importance à la famille et plus précisément aux valeurs de la paternité. Lui-même père de sept enfants, il n'est pas étonnant qu'il utilise Kaamelott pour aborder une réflexion à la fois sérieuse et profonde sur la question. L'ensemble du livre V est dédié à un cheminement à la fois physique et psychique du roi Arthur, qui, désolé par le fait de ne jamais avoir eu d'enfants, part sillonner le royaume à la recherche de ses anciennes conquêtes, pour retrouver éventuellement ses enfants illégitimes, s'ils existent. Ce livre marque une rupture vers un ton plus sérieux, ou débute le traitement de thématiques en conséquence : le désir viscéral de paternité, l'infertilité, le mal-être psychologique, la dépression, le suicide. Ainsi, on remarque que le réalisateur, sur fond de société médiévale, montre au téléspectateur qu'il doit se sentir malgré tout concerné, car les épisodes vont aborder de manière moderne des questions, somme toute, universelles :

Arthur: Vous la connaissez vraiment bien Madenn ? Bergère: Oui, depuis toujours, pourquoi ?

85 Voir annexe numéro 12.

67

Arthur: Heu, elle a combien d'enfants ? Bergère: Combien d'enfants, heu, deux. Arthur: Non, pas deux.

Bergère: Bah si, Madenn elle a deux enfants.

Arthur: Non mais vous rigolez, tout le monde me dit qu'elle en a tout le tour du ventre et qu'elle est enceinte deux fois par an.

Bergère: Non mais vous me demandez combien elle a d'enfants ou combien elle en a eu?

Arthur: Parce que, quoi ?

Bergère: Bah parce que j'ai pas les chiffres en tête mais elle en a attendu une douzaine, heu elle a dû en mener sept à terme. Mais elle en a perdu cinq, je me trompe, il en reste que deux.

Arthur: Elle en a perdu cinq ?!

Bergère: Ouais je le sais parce que elle en a perdu un de moins que moi. Arthur: Quoi, vous ?

Bergère: Ouais, j'en ai perdu six. (Arthur est livide). Excusez-moi mais c'est quoi qui vous choque?

Arthur: Qu'est-ce qui me choque, qui me choque, enfin...

Bergère: Attendez les bébés, le moindre truc ils tiennent pas le coup. Un coup de chaud, un coup de froid, sans compter qu'on n'a pas toujours de quoi les faire bouffer, les maladies...

Arthur: Non mais d'accord mais attendez, là vous me parlez d'un rapport d'un pour six.

Bergère: Un rapport d'un pour six, ça veut dire quoi ?

Arthur: Je, je veux dire, y en a vraiment pas beaucoup qui survivent.

Bergère: Attention, moi je vous parle du milieu paysan. Ceux qui naissent dans les cités, ils ont un peu plus chaud, ils ont plus de chance de tenir.

Arthur: Non mais...

Bergère: Bah quoi?

Arthur: Non mais je, c'est, c'est, c'est, c'est triste !

Bergère: Bah oui c'est pas bien marrant mais c'est la vie! Et vaut mieux penser à ceux qui restent qu'à ceux qui restent pas.

Arthur: Et les enfants de Madenn ils ont quel âge ? Bergère: Y en a un de treize ans et un de dix, onze mois. Arthur: Ah.

Bergère: Quoi ?

68

Arthur: Moi je vous parle d'un qu'aurait deux trois ans aujourd'hui.

Bergère: Heu oui une fille. Elle a tenu le coup deux trois semaines. (Arthur a une mine sombre) Une trop maigre. En plus elle est née en plein hiver. C'était sûrement la fille d'un tavernier. Enfin Madenn, elle disait que c'était la fille du roi de Bretagne pour se faire mousser, parce qu'elle a eu une histoire avec.86

Il est évident qu'une telle discussion n'aurait pu avoir lieu au sein de la société médiévale, puisque la mortalité infantile était connue de tous, même des seigneurs et par conséquent, les sentiments de tristesse, de deuil et de joie lors de la découverte d'une grossesse ne pouvaient être semblables à ceux d'aujourd'hui. Il s'agit ici de transposer les codes sociaux et les normes morales contemporaines à l'époque médiévale, pour susciter chez le public une prise de conscience quant à ces sujets forts. C'est pourquoi l'on peut dire qu'Astier actualise le mythe arthurien et l'histoire médiévale pour commenter le monde actuel. D'ailleurs, le roi Arthur est un roi moderne, pas seulement selon notre appréciation, mais aussi selon son entourage qui le qualifie ainsi. Manifestement en avance sur son temps, il s'efforce de faire évoluer les mentalités et les anciennes traditions qui l'horrifient. Ainsi, Arthur est un personnage mythique si intemporel qu'il pourrait appartenir à n'importe quelle époque : le réalisateur prend donc peut-être de parti de l'ancrer dans les moeurs du XXIe siècle, pour souligner une fois de plus le décalage entre la pensée du roi et celle de son entourage, et ce, dès le premier livre. Il y tente ainsi de faire abolir la peine de mort, la torture, l'esclavage et autres pratiques courantes de son temps, qui ne choquent absolument pas les autres protagonistes. Ces derniers les encouragent même :

Guenièvre : Le Roi a décidé qu'les pendaisons n'étaient plus ouvertes au public !

Séli : Ah non mais pour qui y s'prend celui là ! Ca fait 500 ans qu'on fait comme ça et lui toujours plus malin qu'tout l'monde il change !

Guenièvre : C'est l'Roi c'est lui qui décide hein.

Séli : Oh non mais c'est dingue cette histoire...Mais s'il a pas envie d'aller aux pendaisons il fait c'qui veut mais qu'il empêche pas les autres de s'amuser !

[...]

86 Jizô, Livre V, épisode 38.

69

Léodagan : Prenez la roue, par exemple, ça c'est festif. Le condamné est attaché et on commence par lui casser les bras et les jambes, bon ben tout l'monde peut venir avec son p'tit bâton, les gens participent, c'est convivial !

Lancelot : Non c'est atroce. Léodagan : Mais pas du tout !

Arthur : Oh si ça craint, non ça craint écoutez on passe quand même pour être un pays moderne...

Léodagan : Eh bah oui et puis ça a un peu d'gueule au moins ! Alors vous on s'demande c'qui vous plairait hein...

Arthur : Bah j'vais vous l'dire, moi j'ai pensé à un truc alors vous allez p'tet trouver ça con, imaginez qu'on soit le seul pays, au monde, où on ne condamne plus... à mort.

Lancelot et Léodagan le fixent.

Léodagan : Bon, écoutez Sire j'suis désolé mais moi j'ai une diligence dans une heure, puis faut qu'on ait bouclé hein. Puis j'ai pas trop le temps d'raconter des conneries non plus

[...]

Guenièvre : Alors ?

Arthur : On garde la peine de mort. Guenièvre : Vous vous êtes résigné ?

Arthur : Ben parce que j'ai pas eu l'choix ! N'empêche que ça aurait été sacrément classe croyez-moi. Soi-disant qu'les gens sont pas prêts...

Guenièvre : Ben pas de peine de mort, c'est vrai qu'c'est un p'tit peu déroutant...

Arthur : C'est l'avenir c'est tout, faites-moi confiance ! Dans 5 ou 10 ans, y a plus qu'les barbares qui le feront.87

Dans cet exemple, nous voyons que le thème de la peine de mort est tout à fait actuel, puisqu'elle perdure dans certains pays du monde. Le public de Kaamelott se sent donc concerné par certaines thématiques, ce qui renforce l'aspect comique du décalage entre les époques, mais pour d'autres thématiques, le public peut être particulièrement touché, plus ou moins directement, comme le burn-out, l'homosexualité ou encore la lutte du monde rural. On peut aussi associer certains personnages à des « employés », ce qui les fait paraître comme étant proches de nous, puisqu'ils renvoient à nos réalités quotidiennes. De même, Yvain et Gauvain sont des adolescents chevaliers, mais la réalité de l'adolescence est mise au premier plan et fait sourire le téléspectateur qui y reconnaît un collégien, lorsqu'Yvain oublie son

87 Létal, Livre I, épisode 47.

70

armure et doit son entrée à la table ronde à un mot d'excuse de sa mère. Entrer dans la réalité de leur quotidien participe à rendre ces personnages attachants aux yeux du public.

Ainsi, par le sérieux ou par le rire, nous remarquons que le créateur ne manque pas d'occasions pour faire passer les valeurs qu'il défend aux yeux du public. En effet, de manière plus générale, l'un des principes de l'écriture comique est d'être complexe, et s'attache aussi à des questions plus sérieuses, des questions de société. D'une part, l'humour permet de se saisir de l'attention du public et ainsi le rendre plus réceptif aux sujets sérieux. De nombreux exemples littéraires nous le montrent. La Fontaine, Molière ou encore Voltaire, tout comme Astier, ont saisit l'importance de prendre le parti de plaire au public pour mieux construire leur réflexion ouverte, et ainsi éviter la dimension désolante, misérabiliste ou rébarbative du discours, lorsqu'il est question de sujets sérieux ou graves. De fait, La Fontaine a écrit : « la morale nue apporte l'ennui »88. C'est pourquoi, sous couvert du rire, la critique est à la fois plus percutante et plus facile à assimiler, parce qu'on y a introduit une forme distance. On rit ainsi des travers de notre propre société, tout en ayant conscience et remettant un certain nombre de choses en question, suivant le fameux précepte de Molière « castigat ridendo mores », le rire corrige les moeurs, et par extension influe sur les sociétés. On peut donc parler d'une certaine forme de politisation dans ces oeuvres, sur laquelle nous reviendrons.

Lorsque nous avons interrogé le public à propos des thématiques sociétales qui leur parlaient dans Kaamelott, les principales réponses ont été :

Rang

Thématiques

Occurrences sur 5118 répondants

1

La place de la femme / féminisme

1118

2

La peine de mort

423

3

La lutte des classes

451

4

Les enjeux de pouvoir des

gouvernements

435

5

La place de la religion

363

6

La dépression

311

7

L'homosexualité

234

8

La condition paysanne / agriculteurs

181

88 De La Fontaine, J. (2012). Fables. Le Livre de poche, début du livre VI.

71

9

 

Les inégalités

180

10

L'éducation

96

Il s'agit donc d'analyser ces différentes réponses, que nous pourrions classer en trois catégories : des thématiques qui relèvent de questions sociales, d'autres qui relèvent de questions politiques et gouvernementales, et enfin de questions identitaires et de santé publique.

Nous remarquons que la place de la femme, sa condition et son rôle dans la société est la thématique qui a été mentionnée le plus souvent. Cependant, contrairement à la peine de mort ou l'éducation, qui font ouvertement l'objet de quelques épisodes précis, le traitement de la condition féminine est filé tout au long de la série. On note particulièrement les rôles décisionnaires majeurs des mères des souverains, Dame Séli et Dame Ygerne, qui revêtent des fonctions de chef d'état, dans la mesure où elles sont très régulièrement le cerveau des opérations gouvernementales. D'autre part, on trouve la figure des maîtresses en quête de pouvoir, qui convoitent toutes de hautes fonctions, notamment la place de reine. C'est particulièrement le cas du personnage de Mevanwi, femme intelligente et ambitieuse, au fort caractère, qui accède, à force de manipulation, à ce statut :

- Moi je prends mes responsabilités de femme de chef d'état, c'est tout. Alors je suis

désolée mais pioncer jusqu'à midi c'est pas le genre de la maison. Je m'appelle pas Guenièvre, ok ? 89

Ces femmes fortes, qui ne se limitent pas aux rôles que la société médiévale leur imposerait, sont de parfaits avatars des femmes d'aujourd'hui, qui luttent pour accéder aux hautes fonctions auxquelles elles sont légitimes d'aspirer. Environ un témoignage sur cinq mentionne qu'il s'agit d'une valeur que défend la série et à laquelle le public accorde de l'attention.

Il est aussi question d'autres revendications, politiques, comme la lutte des classes, avec la représentation d'un peuple qui se révolte face au pouvoir en place. Il s'agit de la troisième réponse la plus donnée, pourtant, la question (Bien que la série se déroule au Moyen Age, avez-vous l'impression que Kaamelott fait écho aux questions sociétales actuelles, et si oui lesquelles ?) ne laissait pas entrevoir de propositions particulières. Or, la réponse « lutte des classe » fait de toute évidence référence aux tensions d'une société qui n'est pas du tout celle du Moyen Age. L'idée de hiérarchisation de la société et sa distinction en classes évoquent une

89 Le renoncement, 1ère partie, Livre IV, épisode 93.

72

lutte amorcée au XIXe siècle et qui se poursuit encore aujourd'hui. Cela est révélateur du fait que le téléspectateur, malgré l'immersion dans le monde médiéval, est amené à projeter ses propres conceptions politiques modernes sur une société plus primitive, de manière anachronique donc. Ainsi, face aux paysans en détresse, les chevaliers sont pourtant, dans cette série, des anti-héros, qui envoient paître bien volontiers le peuple lorsqu'il revendique plus d'humanité quant à leurs conditions de vie. Seul Arthur accorde une certaine considération à ces derniers et accepte de faire un pas vers eux aussi souvent qu'il le peut, en les recevant en séances de doléances, montrant encore une fois qu'il est la figure de la modernité dans cette société aux moeurs médiévales. Ainsi, le réalisateur met en avant le quotidien des gens simples, le peuple ouvrier, paysan, dans des scènes sans noblesse particulière, qui sont tout simplement des scènes de vie, du quotidien, particulièrement la rudesse de celui des paysans. Serge Papagalli, l'interprète du paysan révolté Guethenoc, explique :

« Quand Alexandre fait dire à Guethenoc « Révolte ! », c'est en prise avec tout ce qui se passe aujourd'hui, même si c'est sur le mode de l'humour. Comme le cinéma italien des années soixante, la base est un sujet grave et puis la façon d'en parler est drôle et burlesque ». 90

Ici, il est fait mention d'une référence cinématographique d'Astier, le néoréalisme, qui naît en Italie après la Seconde Guerre mondiale, et qui se définit comme étant la mise en scène du quotidien tel qu'il est, des gens du peuple mis au premier plan et filmés de la manière la plus simple possible, qui fait donc écho à la réalité de tout un chacun.

Les enjeux de pouvoir et de gouvernement, la politique en général même, est aussi une thématique très actualisée : Yvain, représentant de la jeunesse anticonformiste déclare :

« J'estime ne pas avoir à subir les fantasmes carriéristes d'une entité générationnelle

réactionnaire et oppressive ! »91 et « Je refuse d'aller me battre pour soutenir une politique d'expansion territoriale dont je ne reconnais pas la légitimité. »92

Léodagan lui, annonce les prémices du système démocratique que l'on connaît aujourd'hui :

Bohort : 23% de la population estime que le Seigneur Léodagan devrait prendre la place du Roi.

Arthur (estomaqué) : Quoi ?

90 Interview de Serge Papagalli, accordée à Clément Pélissier en 2016, https://soundcloud.com/clement-pelissier-142847758/le-paysan-et-le-roi-rencontre-avec-serge-papagalli

91 Le Pédagogue, Livre II, épisode 71.

92 Le Cas Yvain, Livre I, épisode 39.

73

Léodagan : Quoi ?

Lancelot : Ben... Et moi ?

Arthur : Les fumiers !

Léodagan : Le papelard, vous l'jetez pas, hein ! C'est moi qui le récupère !

[...]

Bohort : 33% de la population de Bretagne estime qu'il est intolérable de la part des chevaliers de la Table ronde de n'avoir toujours pas trouvé le Saint Graal.

Arthur : Mais qu'est-ce qu'on en a à foutre au bout d'un moment.

Lancelot : C'est vrai que ça devient fatiguant à la longue ces critiques sommaires !

Léodagan : Faut pas tout jeter en bloc. Moi y'a des trucs que je trouve pas si cons que ça.

Arthur : Mais enfin si y'a rien qui leur plaiî, ils ont qu'à se tirer ! Personne les retient.

Lancelot : Déjà bien contents d'habiter dans un pays progressiste qui laisse le peuple s'exprimer.

Arthur : J'vais leur en filer du progressiste, moi. Le prochain qu'est pas jouasse, j'le pends à un arbre !

Bohort : Vous savez, ces questionnaires ne sont voués qu'à apporter une vision objective des aspirations collectives.

Léodagan : Nan, nan, c'qui faudrait, c'est trouver un moyen pour que ce soit le peuple qui décide qui c'est le Roi, hein ? On pourrait pas trouver une combine, en faisant remplir des petits papiers, ou... hein ?

Arthur et Lancelot lèvent les yeux au ciel devant cette idée.

Il est aussi question, par conséquent, de questions liées à l'individu et à sa vie quotidienne, comme les problèmes de santé, ici en l'occurrence la dépression, qui peuvent toucher tout le monde, un paysan comme un roi, un ouvrier comme un élu. Ainsi, le traitement de cette thématique permet au spectateur de s'identifier, concerné par des thématiques universelles, valables à toutes les époques.

Il est aussi question de thématiques identitaires, qui concernent alors certains des téléspectateurs, mais qui sont aussi des sujets de sociétés plus généraux, et qui sont souvent débattu par l'opinion publique. La place de la religion chrétienne est traitée de manière qu'elle se fasse écho, dans une société post-antiquité qui peine à lui faire une place, comme dans une société moderne qui peine à lui en conserver une. L'homosexualité est aussi un sujet identitaire

74

présent dans la série, et envisagé de manière à condamner l'homophobie et prôner la tolérance, en mettant en scène le côté sensible de chevaliers qui se doivent d'être l'archétype de la virilité.

Ainsi, tous les sujets ont permis au public de développer des sentiments forts à l'encontre de la série, dans laquelle ils admettent retrouver, pratiquement à chaque épisode, des valeurs positives, qui font sens à leurs yeux et les encouragent à regarder Kaamelott avec envie :

Rang

Thématiques

Occurrences sur 5118 répondants

1

La famille / paternité

525

2

La dignité des faibles

473

3

Le respect

371

4

La loyauté

342

5

La tolérance

259

6

L'amour

250

7

L'amitié

247

8

L'égalité

194

9

Le courage

186

10

La justice

178

Inutile de développer dans le détail toutes ces vertus de l'âme questionnées dans la série. Une néanmoins, la plus mentionnée après les valeurs familiales (qui, nous l'avons vu précédemment, fait l'objet d'une saison entière), attire notre curiosité : la dignité des faibles. Étant bien plus spécifique que l'ensemble des autres notions évoquées, nous pourrions nous poser la question de son origine. C'est ici, nous allons le constater, que certains des dialogues de Kaamelott sont des moments qui résonnent comme très forts et très significatifs aux oreilles du public, si bien que cela devient quelque chose qui leur reste en mémoire :

« César : Des chefs de guerre, y en a de toutes sortes. Des bons, des mauvais... des pleines cagettes, il y en a ! Mais une fois de temps en temps, il en sort un exceptionnel. Un héros. Une légende. Des chefs comme ça, il y en a presque jamais. Mais tu sais ce qu'ils ont tous en commun ? Tu sais ce que c'est leur pouvoir secret ?

Arthur : Non.

75

César : Ils ne se battent que pour la dignité des faibles. »93

D'autres passages de Kaamelott, particulièrement forts et solennels, marquent une rupture franche avec le ton comique et léger auquel le public est habitué, si bien qu'ils percutent d'autant plus les esprits. En voici quelques exemples, dans lesquels on retrouve les thématiques citées par les téléspectateurs : la détresse psychologique de la dépression, la loyauté et autres vertus qui font la force de l'humanité :

« Arthur se lève lentement

Arthur : Qu'est-ce que c'est, le Graal ? Vous savez pas vraiment. Moi non plus. Et j'en ai rien à cirer. Regardez-nous ! Il y en a pas deux qui ont le même âge, pas deux qui viennent du même endroit... Des seigneurs, des chevaliers errants, des riches, des pauvres... Mais... À la Table Ronde, pour la première fois de toute l'histoire du Royaume breton, nous cherchons la même chose. Le Graal. C'est le Graal qui fait de nous des chevaliers, des hommes civilisés, qui nous différencie des tribus barbares. Le Graal, c'est notre union. Le Graal, c'est notre grandeur. »94

« Arthur : J'ai bâti une forteresse moi pour le Graal, Kaamelott ça s'appelle. J'y ai fait venir des chevaliers de tous horizons, de Carmélide, de Calédonie, de Vannes, de Gaunes, de Galles. Je les ai rassemblés autour d'une table, pour qu'ils puissent être égaux, je l'ai voulue ronde, pour qu'aucun ne se trouve à un angle. C'était compliqué alors j'ai essayé d'expliquer, c'était difficile alors j'ai essayé de rire. J'ai raté, mais je ne veux pas qu'on dise que je n'ai rien foutu, parce que ce n'est pas vrai. »95

« Perceval : J'aimerais tellement bien faire ! Des fois, je voudrais tomber sur le Graal, là comme ça. Le ramasser sur la tronche en sortant d'ici, tac, sur le coin du melon. Alors là, j'arriverais à Kaamelott, tout le monde se dirait comme d'habitude, "tiens voilà l'autre con là qui fout rien de la journée ! Qui pige rien à ce qu'on lui dit". Alors moi, je ferais comme si de rien n'était, je me pointerais devant le roi, et je lui poserais le Graal devant le pif, comme ça. Les autres ils seraient dégoûtés de la vie. Ils se diraient "ouais, c'est dégueulasse, c'est l'autre con qui ramasse les honneurs..." Mais moi je m'en fous des honneurs, rien à péter ! Le Graal aussi, rien à péter. Moi, c'est Arthur qui compte. Moi je suis peut-être pas un as de la stratégie ou du tir à l'arc, mais je peux me vanter que de savoir ce que c'est, que d'aimer quelqu'un. »96

93 Nuptiæ, Livre VI, épisode 6.

94 La vraie nature du Graal, Livre I, épisode 100.

95 Le retour du roi, Livre V, épisode 49.

96 L'habitué, Livre IV, épisode 65.

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« Arthur : Qu'est-ce que quelqu'un qui souffre et qui fait couler son sang par terre pour que tout le monde soit coupable ? Tous les suicidés sont le Christ. Et toutes les baignoires sont le Graal... »97

Ces passages forts montrent à quel point Kaamelott n'est pas qu'une comédie. Il s'agit aussi d'une série unificatrice autour de valeurs fortes, de modèles de vertu, qui dépassent la trame de l'histoire pour venir s'adresser directement au téléspectateur, qui entre deux rires à des situations grotesques, ne s'attendait pas à y trouver de telles leçons de sagesse et d'humanité. Dans une certaine mesure, Kaamelott apporte une réponse au mythe littéraire de la vraie nature du Graal, ou le fond finalement, compte bien plus que la forme. Car le déroulé de la quête convoque des valeurs humaines, des sentiments, de la fraternité et de l'entraide, qui montrent les chevaliers non pas comme des héros de roman mais comme de simples humains, avec leurs qualités et leurs défauts. Alexandre Astier ramène la quête du Graal à une échelle plus humaine pour la rendre aussi accessible au public, en la partageant avec lui durant une trentaine d'heures de diffusion.

Dans une autre mesure, les valeurs que défend cette série entraînent des répercussions positives sur les publics, témoignant du fait que certaines productions ne sont pas que des objets télévisuels mais aussi de véritables passerelles entre les téléspectateurs. Ceci est particulièrement vrai pour Kaamelott, dont l'aura dépasse les frontières de l'écran au point de réunir de véritables hordes de fans autour d'elle. Qu'ils s'agissent des personnages au sein de la série ou des fans bien réels sur les réseaux sociaux, ils représentent un lien social dont certains téléspectateurs ont besoin, en témoigne l'anecdote d'Alain Chapuis, interprète du Tavernier :

« Il faut reconnaître qu'Alexandre a fait quelque chose qui va au-delà du rire. Il a tellement de thèmes abordés, on balaye tellement de sujets : on parle de torture, d'homosexualité, de rapport hommes/femmes, de hiérarchie et le tout avec beaucoup d'humour et de dérision. Et puis je pense qu'il y a, même si les personnages passent leur temps à s'engueuler, pas mal d'amour. J'ai rencontré des gens qui m'ont témoigné de ça dans la rue.

Je vais vous raconter, un jour je rencontre un couple, et cette dame de 40-45 ans me dit « Kaamelott m'a sauvé la vie ». C'était au festival d'Avignon, alors on s'assoit boire un verre et elle me dit « j'étais en pleine dépression, ça ne va pas du tout, ma vie est terrible ». Elle est tombée sur Kaamelott parce qu'on lui a donné un DVD. Elle a mis un pied là-dedans et elle a dévoré toute la série. Et elle a trouvé une famille, des rapports humains, un monde, un univers, des références.

On passe notre temps à nous engueuler mais au moins on parle, on échange, on ne se

97 Dies Irae, Livre VI, dernier épisode de la série.

comprend pas, on gueule. Et Alexandre me dit : « moi j'ai ça pratiquement tous les jours ». C'est très très fort, ça va au-delà de la série. »98

Ainsi, ce témoignage montre que certaines séries, surtout celles qui accompagnent leur public pendant de longues années, produisent un effet d'attachement « irréel » dans la mesure où les personnages sont authentiques et semblent proches du téléspectateur. D'autre part, on remarque une forme d'attachement social être les membres du public, liés par leur intérêt, voire leur amour partagé pour cette série. Notre étude auprès de public a révélé que 53,1% du public affirment de sentir appartenir à une communauté, et 17,8 % affirment eux y avoir trouvé une seconde famille99. C'est un phénomène qui s'observe en France sur un nombre minime de séries, c'est pourquoi notre seconde partie sera d'abord consacrée à l'étude de ce phénomène de « fans » et du lien social qui s'est créé entre eux.

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98 Voir annexe numéro 1.

99 Voir annexe numéro 13.

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Chapitre 2 : Le phénomène sociétal qui s'est construit autour de l'univers de la série

Ce second chapitre de notre réflexion s'appuiera, plus que jamais, sur l'enquête de terrain menée auprès de plus de 10 000 téléspectateurs de Kaamelott partageant leur attrait pour la série notamment à travers le réseau social Facebook. Cet échantillon assez conséquent nous permettra de tirer un certain nombre de conclusions liées au phénomène de constitution d'une impressionnante communauté de fans autour de la série. Si l'on considère quelques chiffres témoignant du phénomène, nous pouvons dire que 19,9% des interrogés sont au rendez-vous pour chaque diffusion à la télévision, 45,5% ont déjà visionné l'intégralité de la série dans l'ordre d'apparition des épisodes, en DVD ou sur des plateformes de diffusion en ligne, quant à 71,1%, une majorité donc, ils ont visionné l'intégralité de la série plusieurs fois.100 Loïc Varraut et Alain Chapuis affirment quant à eux :

« Ce qui m'a surpris, c'est une fois que la série ait été terminée, l'importance qu'elle a prise dans les dix ans qui ont suivi »

« On ne peut pas s'imaginer que ça marche aussi fort ; dix ans après la diffusion, ça repasse en boucle sur les chaînes du groupe M6 avec de très bons scores d'audience, avec des pages qui se sont fédérées sur Facebook, des feeds Instagram. Il y a vraiment une communauté énorme ! Pour sortir un film [Kaamelott Volet 1, en 2021] en temps de COVID, avec le pas sanitaire donc limité à cinquante par projection et qu'il fasse plus de deux millions et demi d'entrées c'est absolument incroyable »101

Effectivement, plus de dix ans après la fin de la série, les scores d'audiences sont toujours aussi bons lors des rediffusions, et pour cause, 66,1% de nos répondants regardent toujours la série lorsque qu'elle est diffusée sur M6.102 Il a donc, de toute évidence, de vrais fans de Kaamelott. Or, pour travailler sur les communautés de fans, interrogeons d'abord cette terminologie, afin d'en comprendre précisément le sens.

100 Voir annexe numéro 14.

101 Voir annexe numéro 1.

102 Voir annexe numéro 15.

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I. La constitution d'une impressionnante communauté de fans

A. Etude psycho-sociologique du public « fan » de séries télévisées et comportements

Pour étudier ce qu'est un « fan », en voici d'abord une définition simple donnée par le dictionnaire : « Admirateur zélé d'une célébrité, d'un groupe ou d'un centre d'intérêt, qui possède de grandes connaissances sur son sujet de prédilection et suit son évolution avec ferveur. »103

Ici en l'occurrence, il est très difficile de chiffrer les fans de programmes télévisés, car les audiences ne révèlent pas, malgré l'effet de récurrence, si le téléspectateur est particulièrement investi ou non. Or, lorsqu'il s'inscrit sur les réseaux sociaux en tant que membre d'un groupe privé, il y a une démarche active et personnelle qui montre que le téléspectateur va au-delà de l'état de passivité face au programme. Sur Facebook, on compte environ une quinzaine de groupes publics ou privés autour de l'univers de Kaamelott, comptabilisant un total

approximatif de 500 000 adhérents.
Quant au rapport entre le téléspectateur et le programme qu'il regarde, les études en réception ont montré une nouvelle attitude. Auparavant, le public, fan ou non, était considéré par Bousquet et Marticotte notamment comme récepteur passif de ce qui était diffusé à l'écran et ce jusqu'aux années 2000104. Puis, avec la démocratisation du web, notamment le web 2.0 sur lequel nous reviendrons, le public devient non seulement actif mais producteur de contenu ; en tant que récepteur médiatique, il est alors considéré comme ayant un comportement actif vis-à-vis du médium :

« Le fan n'est plus simplement réduit au rôle de pur récepteur mais prolonge sa lecture par la production de nouvelles significations »105

« Le public dispersé de la télévision n'est pas nécessairement un ectoplasme que de

complexes incantations réussiraient à rendre visible ; il n'est pas condamné à être diagnostiqué comme on identifie une maladie ; ce public peut être réflexif, conscient

103 Définition du dictionnaire français, mise à jour en juin 2021 https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/fan/

104 Bousquet, J. & Marticotte, F. (2009). Conceptualisation du fan sportif sous l'angle de la "normalité" : Vers un modèle intégrateur. Communication présentée à ASAC, Niagara Falls (Ontario).

105 Le Guern, P. (2002). En être ou pas : Le fan-club de la série Le Prisonnier. P. Le Guern (éd.), Les cultes médiatiques. Culture fan et oeuvres cultes, Rennes, PUR. p.192.

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d'exister, dédaigneux d'autres publics, parfois défensifs à leur égard ; il n'est pas condamné au silence » 106

D'autres chercheurs comme Livingston, Lunt ou encore Bourdon ont employé l'expression « spectateur critique ». Ces extraits montrent que le téléspectateur possède une véritable identité en tant qu'individu mais aussi en tant que groupe, dont il a conscience d'appartenir. Ces publics vont donc pouvoir s'exprimer sur divers supports, notamment le support numérique.

Ainsi, le passage d'une position passive à un rôle actif a permis au spectateur de s'investir en tant qu'individu pour un programme par lequel il est attiré. Or, cette attirance, jusqu'à faire de lui un fan, est motivée par un ensemble de procédés stratégiques étudiés par les chercheurs.

En effet, pour faire d'un spectateur un fan, l'industrie cinématographique a recours à divers processus, dont nous analysons les théories dans le cadre d'études en réception des séries télévisées. Il est intéressant de travailler sur l'effet des séries télévisées sur les publics, dont les stratégies peuvent être cérémonielles ou sociales. C'est d'ailleurs ce qui influence les processus symboliques et les constructions identitaires des utilisateurs, individuelles ou collectives. Ainsi, regarder une série comme Kaamelott à la télévision relève d'une pratique quotidienne, qualifiée d'« activité sociale signifiante ».

La première fonction stratégique pour capter l'attention du téléspectateur est le format, qui, nous l'avons vu dans le cas de Kaamelott, est une contrainte pour le créateur. Mais d'autre part, il s'agit d'une plus-value commerciale pour la chaine M6, car la structure récurrente d'un programme permet au spectateur d'y adhérer davantage, par les procédés rythmiques notamment qui jouent sur des mécanismes cérébraux. Et lorsque la fidélité des spectateurs est assurée, elle constitue un gage d'audience régulière pour la chaîne.

Le sociologue Jean Pierre Esquenazi affirme :

« Le récit sériel doit transformer cette contrainte pragmatique en procédés narratifs. Il doit narrativiser les ruptures produites par épisodes et saisons, la durée de chaque épisode est fixée une fois pour toutes ainsi que le nombre des pauses publicitaires aussi le rythme de la formule est une réponse aux contraintes du rythme commercial : la série doit impérativement être accommodée narrativement par les responsables aux intentions des gestionnaires du Network » 107

106 Dayan, D. (2000). Télévision: Le presque-public. Réseaux. Communication-Technologie-Société, 18(100), p.431.

107 Esquenazi, J.-P. (2002). L'inventivité à la chaîne: Formule des séries télévisées. MEI Médiation et Information, 16. p.102

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Ainsi, de cette stratégie de format découle une stratégie sérielle, puisque la construction en saisons permet une certaine immersion fictionnelle du public. A ce propos, Esquenazi ajoute :

« Quand on interroge des fans de séries télévisées, ils ne manquent pas de souligner l'importance du phénomène d'immersion que souvent même ils se plaisent à organiser. La série télévisée est un récit au rythme déterminé par ses modes de production. La division entre saisons successives est celle qui décompose chaque saison en épisodes construisant une relation à l'oeuvre particulière » 108

L'aspect sériel impose un effort d'écriture spécifique, et ce sont donc ces stratégies à la fois de création et de diffusion qui seraient à l'origine de la naissance d'un lien particulier entre le programme et son public, jusqu'à l'émergence d'une forme d'admiration et d'intérêt supérieur. Ce lien exceptionnel entre programme et public se forge grâce à deux éléments clés : la récurrence et le phénomène de construction identitaire.

En effet, en termes de fréquence de visionnage, la forme sérielle des séries télévisées entraîne une certaine familiarité avec les objets fictionnels, en corrélation avec leur fréquence d'apparition dans la réalité de l'individu ; ce qui, pour Kaamelott, relève pratiquement de la quotidienneté, puisqu'elle est accessible presque quotidiennement sur des chaînes publiques. Il est aussi question d'identification au héros et son comportement. Nous l'avons vu précédemment, Astier joue sur le côté humain et universel du héros, qui possède de nombreuses caractéristiques et valeurs en commun avec son public. Or, plus les points de contacts sont fréquents et plus le degré d'identification du téléspectateur au récit fictionnel est important :

« A cause de leur mode de présence, de sa durée, de son insistance, de son caractère répétitif, de son intégration dans des périodes biographiques longues, les personnages de série ont une manière spécifique différente et nouvelle de s'immiscer dans la vie des spectateurs qui les fréquentent. » 109

« Le plaisir de la fiction serait lié à l'identification à un personnage et au plaisir de vivre par procuration à travers lui, littéralement en se prenant pour lui. » 110

Ce procédé d'identification et d'attachement à un ou plusieurs personnages contribue au développement du sentiment de fan.

108 Esquenazi J-P. (2014). Pouvoir des séries télévisées. Communication Vol.32 /1

109 Chalvon-Demersay, S. (2011). Enquête sur l'étrange nature du héros de série télévisée. Réseaux, 1, p.183

110 Chalvon- Demersay S, op. cit. p.211

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A cela s'ajoute une fonction cérémonielle, puisque qu'après le passage du spectateur au rang de fan, ce dernier prend conscience de ne pas être le seul et donc d'appartenir désormais à un groupe, qui peut prendre différentes formes : proche, parce qu'il lie plusieurs membres de la famille ou des amis, ou géographiquement éloignée et qui nécessite les réseaux sociaux pour réduire cet éloignement. Ainsi, l'assiduité à la diffusion télévisée des épisodes peut être vécue comme une expérience collective. Kaamelott étant diffusée tous les jours à 10h00 ou 13h20 sur la chaîne Paris Première, à 17h10 sur W9 et enfin en prime time, à partir de 21h05 sur 6Ter une fois par semaine, une sorte de rituel cérémoniel peut être mis en place en famille, entre amis, ou tout simplement tacite entre les fans de la France entière, qui aboutit aussi à la discussion et au partage, c'est donc un phénomène de sociabilisation entre plusieurs individus, de tout âge et de tous horizons.

La dernière stratégie repose donc sur une fonction sociale et communautaire, que Jenkins avait mise en lumière déjà au début des années 1990 :

« Le caractère communautaire a souvent accompagné les séries télévisées avec tout d'abord l'engouement des téléspectateurs autour des fans clubs qui se développent désormais sur les médias sociaux » 111

C'est donc, en théorie, l'ensemble de ces processus qui a conduit à l'émergence du phénomène de fan vis-à-vis de l'objet télévisuel. On mesure le passage du simple spectateur en fan par son degré de distance à son degré d'implication, par la position qu'il adopte vis-à-vis de l'objet télévisuel, mais aussi sur les liens qu'il tend à créer avec les autres en ayant pour point commun ledit objet télévisuel.

Ainsi, on remarque un passage de la consommation individuelle à la consommation collective. C'est en tout cas ce qui a été mis en lumière dans l'axe de recherche des fans studies. Il s'agit d'un courant principalement anglo-saxon, repris par la suite par quelques chercheurs français, et qui s'inscrit plus largement dans les cultural studies, abordant grâce à différentes disciplines des sciences humaines et sociales, comme l'anthropologie, la psychologie ou encore la littérature, des études sur les fans. La télévision française et en particulier les séries télévisées comme Kaamelott sont un domaine d'étude à prendre au sérieux car les pratiques des usagers vis-à-vis des médias sont de l'ordre de la quotidienneté et du vécu de chacun des individus.

111 Jenkins, H. (2012). Textual poachers: Television fans and participatory culture. Routledge.

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C'est donc un phénomène anthropologique et social, qui relève de la télévision, une ressource culturelle que la majorité des Français consomme :

« La télévision est une ressource culturelle parce que la télévision n'est pas une « culture populaire » à faible légitimité ou une culture de masse mystificatrice mais une offre de « media culture » commune à tous et qui participe d'une anthropologie contemporaine de l'individu et des identités. » 112

Ainsi, l'étude des séries révèle à plus grande échelle les préoccupations politiques et culturelles des acteurs sociaux et aujourd'hui de plus en plus à l'échelle collective. En effet, avec le développement des technologies de l'information et de la communication et leur immédiate appropriation par les usagers, des nouveaux supports tels que les médias sociaux ont donné accès aux individus à des espaces de partage :

« Au minimum, les fans ressentent le besoin de parler des programmes qu'ils regardent avec d'autres fans et la réception n'est pas concevable dans l'isolement, elle est toujours façonnée par les apports des autres fans » et « L'activité du fan fournit à l'individu passionné des codes identitaires le reconnaissant comme étant un fan. Le fan dépasse souvent l'activité individuelle en développant des pratiques communautaires ; il ressent le besoin de partager sa passion avec d'autres fans » 113

Ainsi, Jenkins aborde cette interaction collective comme un besoin à partir du moment où l'individu se considère comme fan. Nous avons pu distinguer dans notre étude deux types d'interaction : une interaction immédiate, dans le monde réel, entre le fan et ses amis, collègues ou membres de la famille, avec lesquels il est susceptible de partager ou de transmettre ses connaissances au sujet de la série.114 D'autre part, en échangeant avec d'autres fans, surtout dans le monde virtuel, le téléspectateur passionné a le sentiment d'appartenir à un groupe compréhensif et semblable à lui, lui conférant une certaine légitimité dans ses pratiques d'attachement à un objet fictionnel auprès de son entourage ; car souvent, les individus qui ne partagent pas ce degré d'affection adoptent une position d'incompréhension, voire de rejet.

Enfin, le sentiment d'appartenance à un groupe social permet l'apprentissage et l'adoption de règles normatives autour des activités dites « de fan », ce que nous développerons dans notre étude de la codification des groupes Facebook liés à Kaamelott.

112 Macé E, Mesurer les effets de l'éthnoracialisation dans les programmes de télévision : limites et apports de l'approche quantitative de la « diversité », Réseaux n°157-158, pp.233-265

113 Jenkins H, op. cit. p.210

114 Voir annexes numéros 16 et 17.

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Pour finir, relevons une pratique intégrante du comportement du fan : le consumérisme. Selon Dominique Pasquier, le fan se distingue du téléspectateur lambda à travers son degré d'attachement aux programmes audiovisuels. Il développe des pratiques ayant pour but de prolonger l'expérience fictionnelle au-delà du moment de diffusion de la série. Avec le temps, il développe également une « proximité émotionnelle et sentimentale avec le programme fictionnel souvent endossée par les personnages et les acteurs »115. De cet attachement découle diverses pratiques, notamment l'achat d'objets dérivés, de DVD afin de prolonger l'expérience hors des heures d'antenne, de vêtements ou tout autre objet. Au-delà des nombreux sites qui créaient des produits dérivés Kaamelott, la série possède une boutique en ligne officielle, dans laquelle on trouve des vêtements, des affiches de scènes, tasses, tote-bags, gourdes, carnets, mais aussi vinyles de la BO et bien d'autres articles, parfois surprenant comme des vinyles de bandes originales, des tatouages éphémères ou encore des puzzles à l'effigie de la série.

D'ailleurs, notre enquête a montré que 34,1% des répondants possèdent entre 1 et 5 produits dérivés, alors que d'autres semblent avoir constitué une véritable collection : 500 personnes en possèdent entre 5 et 10 (4,6%) et tout de même 145 personnes (1,3 %) en possèdent plus de 10116. Cela montre qu'une véritable industrie du produit dérivé a été mise en place pour satisfaire la demande des fans.

Dans une autre mesure, Frédéric Vincent va même jusqu'à associer l'activité du fan à une activité religieuse, du moins il y constate des similitudes :

« Le fan est un croyant qui développe une obsession dévorante pour l'objet de son culte ».117

En effet, les fans sont parfois obnubilés par leur objet de prédilection, connaissent tous les détails sur le bout des doigts et cela relève donc dans une certaine mesure, d'un culte de la connaissance, de l'expertise sur un sujet donné. Si cela peut sembler un peu exagéré, il est important de souligner que certains fans de Kaamelott poussent à l'extrême leur adoration pour la série, en utilisant effectivement la métaphore religieuse. Exemple notoire, le groupe Facebook intitulé « Ma religion s'appelle Kaamelott et mon dieu Alexandre Astier » ne compte pas moins de 49 600 membres et celui intitulé « Kaamelott, ma religion » en compte 77 000,

115 Pasquier, D. (1998). Identification au héros et communautés de téléspectateurs: La réception d'« Hélène et les garçons ». Hermès, n°22 pp.101-109.

116 Voir annexe numéro 18.

117 Vincent, F. (2011). Le sacré et le fan. Étude sur l'univers science-fictionnel de Star Wars. Sociétés, n° 113, 2011.p. 55.

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affichant en description : « Ici on ne prie pas Mars mais bien le Dieu unique Alexandre Astier ». Du côté anglo-saxon, d'autres ont étudié ce besoin du fan de tout savoir à propos de l'objet qui retient son intérêt : Jenkins parle de désir « encyclopédique » des fans, comme nous avons précédemment pu le mentionner. Jason Mittel, lui, utilise le terme de « forage », pour expliquer cette envie de creuser toujours davantage pour en apprendre plus. Dans le cas de Kaamelott, nous l'avons vu par la création de ressources encyclopédiques, c'est de manière collective que les recherches sont approfondies, où chacun apporte sa contribution pour partager de nouveaux éléments à la communauté de fans. C'est sur cette dynamique de groupe de fans que portera la suite de notre étude.

B. La sériephile 2.0 ou la naissance d'une communauté connectée : l'appropriation du RSN Facebook par les fans de Kaamelott

Après avoir analysé ce qu'est un fan et ses divers comportements, nous allons désormais nous focaliser sur un phénomène qui n'existe que depuis une vingtaine d'années, lié à l'essor de la communication numérique : les fandoms. Cet anglicisme est une contraction des mots fanatic et domain ; on le retrouve aussi sous la forme fanbase. Il désigne une sous-culture propre à un ensemble de fans, à une « base de fans » donc, dont l'objet relève généralement du divertissement ou du sport. Pour reprendre notre exemple conducteur qu'est Kaamelott, son fandom désigne à la fois ses communautés de fans, divisées en diverses catégories, les groupes créés sur les réseaux sociaux, les blogs et pages internet créés par les fans autour du sujet, etc... Pour des objets de divertissement plus anciens, comme la série Star Wars, nul doute que l'on retrouvait son fandom lors de réunions de fans dans des lieux déterminés, ou lors de conventions. Or, Kaamelott ayant vu le jour au début des années 2000, en même temps que le boum du web 2.0, c'est sur les plateformes numériques que c'est formé son fandom. En effet, la naissance du web collaboratif en 2003 et la démocratisation de l'ordinateur personnel a permis le développement de ce phénomène.

« En 2005, parmi les 10 sites à plus forte audience, on comptait encore des services de vente en ligne et de grands portails commerciaux comme eBay, Amazon, Microsoft mais en 2008, ceux-ci ont disparu du classement des 10 premiers sites au profit de YouTube, Myspace, Facebook, Wikipédia. Ce changement dans les pratiques d'internet, souvent qualifié de tournant du web 2. 0, se caractérise par l'importance de

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la participation des utilisateurs à la production de contenus et par leur mise en relation » 118

Aujourd'hui, Internet a permis d'interconnecter des fans du monde entier, a permis de mettre en commun les ressources de chacun en termes de connaissances, d'objets, de pratiques liées à telle ou telle série. Et le moins que l'on puisse dire est que les fans de Kaamelott ont su se saisir de la communication numérique pour mettre en oeuvre une véritable encyclopédie ouverte sur le sujet. On en a gros.org, Kaamelott.fandom.com ou encore Kaamequotes.com 119 sont des encyclopédies en ligne, dont certaines sont collaboratives, c'est-à-dire que chaque fan peut s'inscrire afin d'enrichir le site par la rédaction d'un article, la participation à des discussions en ligne, la retranscription d'un script, etc... Ainsi, y sont traitées des descriptions de personnages, de l'intrigue, du contexte historique, mais aussi des aspects plus techniques comme des résumés de chaque épisode ainsi que les scripts associés, des listes de castings pour chaque épisode, le détail de chaque bande dessinée. On y trouve également des anecdotes liées à la série, mais aussi des analyses de lieux (forteresse, taverne, différentes régions mentionnées) et d'objets (Table ronde, Excalibur, Graal). Il y a également des recueils de citations par catégories, des dossiers d'études comme « les incohérences de la série » ou encore « la géopolitique de Kaamelott ». Autrement dit, un travail de recueil, de retranscription, d'analyse titanesque a été fourni par les fans afin de constituer ce fandom. Selon le chercheur David Peyron, l'explication à cela est simple :

« La série est conçue autour d'une structure complexe. Les fans se sont construits comme des geeks érudits, et peuvent s'approprier la série par ce côté un peu élitiste. D'autre part, il y a peu de séries comme celle-ci en France, avec un univers très dense que les fans peuvent décortiquer à l'envie. Tandis qu'outre-Atlantique, il y en a pléthore (Battlestar Galactica, Star Trek) » 120

A cela s'ajoute les fanarts et les fanfictions. Les premiers sont des productions artistiques autour de la thématique, dans l'optique de rendre hommage, ou d'élargir l'art de l'écran à d'autres formes d'art, comme le dessin, la digital painting, la sculpture etc...121 Les seconds sont des

118 Cardon, D. (2011). Réseaux sociaux de l'Internet. Communications, 1. p. 141.

119 Encyclopédies en ligne : http://www.onenagros.org/ ;

https://kaamelott.fandom.com/fr/wiki/Wiki_Kaamelott_Officiel ; https://kaamequotes.com/fr/

120 Propos de David Peyron cités par Vincent Bilem, « Pourquoi tout le monde déteste-t-il les fans de Kaamelott ? » Numerama, 20 juin 2020

121 Voir annexe numéro 19.

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récits inventés de toute pièce par les fans autour de l'univers de la série.122 Ils sont d'ailleurs particulièrement intéressants à analyser parce qu'ils soulèvent des questions de l'ordre des identités numériques. En effet, il s'agit pour un utilisateur d'être visible et donc d'exister sous un pseudonyme en tant que fan, ce qui traduit une construction d'identité, aussi fictive soit-elle. Mais c'est aussi la mise en réseau de ces profils similaires, et donc la création de liens sociaux, par l'expression collective, l'entraide et le soutien via l'espace commentaires.

L'universitaire Justine Breton, spécialiste de Kaamelott dans le cadre de l'étude médiévale des légendes arthuriennes insiste sur la dynamique de créativité chez les fans :

« L'une des parts essentielles de la définition de « fandom » réside dans sa créativité. C'est beaucoup plus compliqué d'être créatif autour de Kaamelott que de Harry Potter par exemple. Car d'un point de vue juridique, les ayants droit de Kaamelott sont très attentifs sur les réseaux sociaux ou sur des sites comme Etsy. En revanche, on a encore pas mal de forums et de groupes Facebook actifs sur le sujet. Ils surveillent l'actualité autour de la série, mais aussi de ses acteurs et actrices. Il y a aussi les groupes de mèmes et répliques : on entretient les mêmes blagues et les mêmes références depuis 12 ans. Il y a un côté nostalgique qui joue à plein. »123

Ainsi, les plateformes collaboratives, les créations littéraires et artistiques, mais aussi les publications sur les réseaux sociaux nous ont montré une pratique multiforme d'expression des fans en ligne. Martial Martin s'est donc demandé si Internet pouvait libérer les téléspectateurs de l'instance de production, ou du moins leur donner un champ propre, parallèlement à la série. C'est en effet le cas, puisque les fans sont libres de développer un certain nombre de créations autour de l'univers sans pour autant l'alimenter directement : c'est tout un univers de théorie sur l'intrigue, d'humour autour de scènes réactualisées, de créations d'objets dérivés qui a vu le jour. L'universitaire Nawel Chaouni insiste sur le fait que :

« La valeur créative des usagers est mise en exergue à travers cette définition puisque ceux-ci peuvent interagir entre eux et produire des flux d'information. La logique de partage et d'échanges entre utilisateurs transparaît dans l'activité en ligne et devient de plus en plus régulière et automatique. »124

C'est pourquoi il n'est pas étonnant que les communautés sur le réseau social Facebook aient pris une ampleur telle qu'elles comptent aujourd'hui des centaines de milliers d'abonnés. Parmi

122 Voir annexe numéro 20.

123 Propos recueillis par Marion Olité, « Kaamelott et son fandom, les liaisons dangereuses » Konbini, 27 septembre 2021.

124 Chaouni, N. (2018). Les fans de séries télévisées sur les réseaux socionumériques. Paris : L'Harmattan.

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leurs abonnés qui ont accepté de répondre à notre enquête, 93,4% se revendiquent comme étant des fans, dont 64,4 % ont regardé la série dans ses premières années de diffusion, soit de 2005 à 2009125. Il s'agit donc de fans de la première heure, qui ont complété leur plaisir visionnage par le plaisir de poursuivre le lien avec la série via le contenu de ses pages, qui pour la plupart publient plusieurs fois par jour, jusqu'à une dizaine de fois. Cela relève donc de la quotidienneté. De plus, 48,6% disent être abonnés à deux ou trois groupes Kaamelott différents, et 15,6% à plus de trois groupes.126 Ainsi, ces utilisateurs sont exposés à des dizaines de publications par jour sur le thème, ce qui assure une présence permanente de ce dernier dans leur quotidien.

Ces publications sont en grande majorité des « mèmes », un certain type de création visuelle particulièrement répandue sur Internet. L'origine de ce terme remonte à 1976, néologisme créé par l'éthologiste Richard Dawkins entre les mots « gène », « mimesis » et « mémoire ». Il fait référence à un contenu minimal contenant des informations culturelles, transmise d'une personne à l'autre et de génération en génération, par imitation, assimilation ou par enseignement. Réemployé à l'usage d'Internet, il s'agit d'une combinaison d'image et de texte formant une seule unité signifiante, servant d'une part au divertissement et d'autre part à communiquer certaines valeurs ou opinions sur des sujets de société, actuels ou plus globaux. Ils relèvent principalement de l'humour ou de l'ironie et ont tendance à être massivement partagés parce qu'ils ont pour spécificité d'illustrer une idée partagée par tout un collectif. Ainsi, pour que le contenu soit réussi, il dépend de ses destinataires qui se doivent de partager des références culturelles identiques à celles du créateur. L'annexe numéro 23 en présente quelques exemples, tirés de la page « Neurchi de Kaamelott », afin d'illustrer cette définition127 :

« L'humour des mèmes est assez particulier, souvent très proche de l'actualité, et est toujours en évolution », ajoute même François, co-administrateur du Neurchi

Or, pour la plupart des fans, il s'agit davantage d'une activité de consommation que de création, car 70,4% affirment n'avoir jamais publié de post sur ces pages et 20,5% ne s'y adonnent que quelques fois par an.128

125 Voir annexe numéro 21.

126 Voir annexe numéro 22.

127 Voir annexe numéro 23.

128 Voir annexe numéro 24.

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Quelles analyses peut-on tirer de ces pratiques des fans en ligne, ou comme la nomme Nawel Chaouni, cette sériephilie web 2.0 ? 129

Dans un premier temps, cela reflète un besoin de la part du public de maintenir une forme de contact régulier avec l'objet qui suscite leur intérêt. En effet, les épisodes de Kaamelott sont, nous l'avons évoqué, rediffusés encore et encore, plus de 10 ans après la fin de la diffusion initiale, pour satisfaire la demande constante des fans année après année. Observons quelques données d'audience :

A propos de la diffusion initiale, en 2005 : « Le défi parait ardu, mais la première semaine s'avère satisfaisante avec 3,1 millions de téléspectateurs en moyenne, des chiffres comparables à ceux de Caméra Café à ses débuts. Les aventures du roi et de ses chevaliers s'imposent rapidement et les audiences grimpent jusqu'à 4 millions de téléspectateurs après seulement trois semaines d'antenne. Depuis, le succès n'a fait que se confirmer, atteignant 5,6 millions de fans lundi 14 novembre, le meilleur score de Kaamelott depuis son lancement et l'une des dix meilleures audiences de M6 en 2005. » 130

A propos des rediffusions, ici en 2021 : « En moyenne, les épisodes de ce 10 juillet 2021 ont réuni 233 000 téléspectateurs, soit 2% du public présent. Le lendemain, le 11 juillet, la série a été appréciée par 424 000 fidèles, soit près de 3% de part de marché. [...] Ce lundi 12 juillet, Kaamelott a même battu un record d'audience. Le programme a réuni 388 000 téléspectateurs, soit 1,9 % de part d'audience en première partie de soirée avant de se poursuivre jusqu'à 2h50 en compagnie de 3.7% du public présent devant son poste de télévision. L'ensemble de la soirée a ainsi convaincu 4,5 % des moins de 50 ans et 4.5% des femmes de moins de 50 ans. »131

Celles-ci nous montrent que le phénomène ne faiblit pas, puisque qu'encore très récemment, les rediffusions de Kaamelott battent des records d'audience. Pourtant, cela ne suffit pas et le fan ressent le besoin de poursuivre l'expérience « en off », sur d'autres supports et en l'occurrence le support numérique. En cela, on retrouve le besoin de reconnaître ses pairs et de partager avec eux ce qui nous anime. Ce qui est intéressant, c'est ce besoin de récurrence, puisque les publications sur ces pages, mais surtout les commentaires se résument souvent à une compilation de répliques cultes, en vue de faire rire ses pairs par leurs références communes. Il s'agit donc d'interactions plutôt tacites, où les uns rient aux commentaires des autres (manifestant cela par l'émoji rire) sans pour autant établir un lien réel. Par ailleurs, à la

129 Chaouni, N. op.cit

130 Marie Eve Constans, « Kaamelott étend son royaume », L'Internaute, février 2006.

131 Valentin Delepaul, « Kaamelott : carton plein pour Alexandre Astier sur W9 et 6Ter, la sortie du film / Premier volet attendu par les fans », Toute la télé, 17 juillet 2021.

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question « avez-vous déjà discuté avec d'autres fans présents sur ces groupes ? » les fans répondent « non » à 54,1%, « oui mais seulement via les commentaires » à 43,6% et seulement 3,4% a pris l'initiative d'entamer une conversion privée avec un autre membre132. Cela montre que l'esprit communautaire est fort, mais paradoxalement, on pourrait parler d'une appartenance superficielle, une socialité de surface.

Dans un deuxième temps, on remarque une volonté d'aller plus loin que la série, un accès complémentaire, en inventant des histoires parallèles, en créant des objets inédits, en approfondissant par des recherches plus ou moins scientifiques des lieux historiques ou des objets mythiques. Les motivations à cela sont évidemment nombreuses, mais il parait particulièrement intéressant, dans le cas de Kaamelott, d'analyser comme une forme d'imitation du créateur, peut-être pour le lui rendre hommage ou, dans une autre mesure, d'une volonté de transmission, en savoir plus pour partager ses connaissances. Ce besoin de création explique aussi pourquoi le réseau social numérique (RSN) Facebook en est devenu le terrain de jeu par excellence : la définition des réseaux sociaux repose principalement sur l'appropriation des contenus par les usagers, appelée UGC (user generated content). Ces modalités participatives permettent de renforcer l'attachement avec l'objet en question, qui gagne en importance dans la mesure où l'utilisateur y a contribué.

Dans un troisième temps, cela relève aussi de l'appréhension du temps entre deux épisodes, ici en l'occurrence, entre la série et sa suite au cinéma plus qu'attendue par les fans. Alexandre Astier annonce en clôture de la série, en 2009, qu'Arthur reviendra bientôt. Or, ce n'est qu'en 2021 que les fans ont pu découvrir la suite de ces aventures, ce qui signifie douze longues années d'absence. Martial Martin, emploie l'expression « ellipse numérique » pour désigner l'investissement des téléspectateurs sur les médias sociaux, permettant de rester en contact avec l'univers de la série en dehors du moment de sa diffusion 133. Cela permettrait donc d'accompagner l'attente en « meublant » autour de la thématique, pour qu'elle ne quitte jamais notre galaxie mentale et ainsi, maintienne pour nous, téléspectateurs, son degré d'intérêt.

Ainsi, ces trois dimensions induisent un regard nouveau porté à la série. Selon Clément Combes, les communautés portant un regard passionné modifient leur perception de la série :

« Le mode passionnel de ces séries les conduit vers une réception plus critique et analytique qui s'observe, s'évalue pour ces forumeurs et blogueurs au gré des posts, billets et autres commentaires qu'ils rédigent ; l'inscription de cette réception dans des

132 Voir annexe numéro 25.

133 Martin, M. (2007). Les fan2fictions sur Internet. Médiamorphoses hors-série, no 3, p.186-189.

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communautés de sériephiles y concourt à modifier leur manière d'appréhender les séries » 134

Cela n'est donc pas anodin pour ceux qui sont à l'origine de ces séries. Ce qui est sûr, c'est que l'engagement et les différentes formes de participation des fans sur internet ont suscité l'intérêt des producteurs des séries télévisées ainsi que les chaînes de télévision à développer la visibilité de leur production sur Internet, à l'exemple de pages officielles ou de sites de merchandising, c'est-à-dire de vente de produits dérivés, dont nous avions fait mention plus tôt. Pour autant, la sériephilie 2.0 n'est pas uniquement un phénomène positif, et nombreux sont les détracteurs des fans de Kaamelott et ce, pour de multiples raisons.

C. La fanbase de Kaamelott perçue comme étant problématique ?

En effet, la fanbase de Kaamelott est bien connue pour être particulièrement importante et active en France. Sur les réseaux sociaux, leur présence est donc proportionnelle et il n'est pas rare que des publications lambda soient inondées de répliques ou de mèmes en référence à Kaamelott, ce qui n'est pas sans contrarier les autres utilisateurs, en témoigne ce tweet.135 C'est pourquoi les fans sont souvent considérés comme irritants, pesants, incorrigibles et entachent parfois même jusqu'à la réputation de la série. Les répliques, que des centaines de milliers d'internautes connaissent sur le bout des doigts sont excessivement remployées, ce que nous explique @MauvaiseFille, une utilisatrice du RSN Twitter :

« Je suis un peu allergique aux trop grands fans de Kaamelott. Ils ressortent tout le temps les mêmes références. J'ai un compte Twitter, sur lequel je parle de sexe, de séduction et de dating. Et j'expliquais qu'à chaque fois que je rencontrais un mec, et qu'il utilisait l'humour de Kaamelott pour me faire rire, je savais que c'était mort, que ça n'allait pas marcher entre lui et moi. Il y a quelques années, quand Kaamelott était diffusée, sur les applis de rencontre, c'était l'enfer ! Un profil de mec sur dix avait une référence à Kaamelott sur son Tinder. Ils avaient tous les mêmes répliques, ça me hérissait le poil ! 'C'est pas faux', ou toutes les phrases de Perceval... Je veux oublier cette période sombre ! [...] Il y a eu une espèce d'engouement qui n'a pas su s'arrêter à temps, qui a légèrement débordé ! »

134 Combes, C. (2011). La consommation de séries à l'épreuve d'internet. Réseaux, 1. p. 150.

135 Voir annexe numéro 26.

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C'est un constat corroboré par la spécialiste Justine Breton, dans une interview sur le sujet donnée au média en ligne Konbini 136, avant de dresser le profil des fans de Kaamelott selon elle :

« Elles [les répliques] tournent en boucle depuis 12 ans, mais comme d'autres classiques français du genre La Cité de la peur. Donc oui, il y a un truc un peu monomaniaque sur l'utilisation de ces répliques. [...] Je suis entourée de fans de Kaamelott soit intéressés par le Moyen Âge, soit des gens qui possèdent une culture geek, donc également fans d'oeuvres comme Star Wars. D'un point de vue socio-économique, le portrait que j'en ferai, avec des réserves, serait des gens qui ont une trentaine d'années, qui ont fait de hautes études (master ou doctorat) et qui sont fans de culture geek, que ce soit via la pop culture, l'informatique ou les jeux de rôles »

Par extension, on pourrait donc supposer que le fan de Kaamelott serait plutôt un homme, d'une trentaine d'années, cadre ou de profession intellectuelle supérieure. Autre cliché qui plane autour du fan de Kaamelott, celui du « gros nounours métalleux », ce que dément Florian Besson, docteur en histoire médiévale et co-directeur de l'ouvrage Kaamelott, un livre d'histoire ainsi que David Peyron, maitre de conférences en sciences de l'information et de la communication :

« Je n'ai pas du tout l'impression que la fanbase soit ainsi perçue comme des gros nounours métalleux pas fréquentables. » 137

« Il existe des liens très forts entre la culture métal et la culture geek. Le cliché du fan de base, un geek au t-shirt informe, a la peau dure. Il y a une forme de facilité à la hâte qui est encouragée par ces fans très visibles, réputés pour défendre leur érudition »138

Si l'on compare ces résultats à ceux de notre étude, menée sur 10 000 personnes, 53,4% sont des hommes, 45,7% sont des femmes. Cela montre une certaine parité, bien que la série ait souvent été critiquée pour son sexisme et le traitement des femmes. Or, cette donnée couplée au fait que le féminisme et la place de la femme soient les valeurs principales défendues par la série, selon eux, contrecarre cette idée. D'autre part, la tranche d'âge majoritaire est effectivement les 26-39 ans (52%) puis les 18-25 ans (27,8%). Les 40-49 ans arrivent en troisième position avec 13,1%, ce qui

136 Marion Olité, « Kaamelott et son fandom, les liaisons dangereuses

» Konbini, 27 septembre 2021

https://biiinge.konbini.com/amp/analyse/pourquoi-fans-kaamelott-

problematiques/?fbclid=IwAR1sserk9xk38fas4XXx8KT9s4VyIbs3X7 SmhRAtO-kP0M-Z6YLwAz0rMU

137 Vincent Bilem, « Pourquoi tout le monde déteste-t-il les fans de Kaamelott ? » Numerama, 20 juin 2020.

138 Propos de David Peyron cités par Vincent Bilem, « Pourquoi tout le monde déteste-t-il les fans de Kaamelott ? » Numerama, 20 juin 2020.

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confirme que le profil majoritaire est un homme ou une femme d'une trentaine d'années. En revanche, ceux qui sont le plus susceptibles d'avoir fait de hautes études, à savoir les chefs d'entreprises, cadres et autres professions supérieures (27,4 %) sont minoritaires face à la catégorie des professions intermédiaires, employés et ouvriers (44,8%).139 Quant aux étudiants, ils représentent 15,6%. Ainsi, la part des fans ayant fait de hautes études ou les réalisant présentement est tout de même importante, mais les professions intermédiaires sont loin d'être négligeables. 140

Ce qui pose problème avec cette étiquette d'« intello » est l'idée de méprise dont font preuve les fans de Kaamelott, en revendiquant que si l'on adhère pas à l'humour proposé par la série, c'est inéluctablement parce que l'on ne le comprend pas (sous-entendu le fait que l'on est pas assez intelligent pour cela). Un argument, somme toute, assez condescendant. Voici pourtant comment notre utilisatrice de Twitter @MauvaiseFille analyse cet humour, auquel elle n'est pas encline :

« Je trouve que ça tourne toujours autour de la même dynamique humoristique : un personnage bête face à l'autre qui essaie de lui expliquer les choses, mais le premier est trop bête pour comprendre. Et en fait ça m'ennuie ! »

Cet argument, tout à fait audible objectivement, n'est pas recevable pour les fans de Kaamelott pour une raison très simple. Remettre en cause l'humour de Kaamelott, c'est remettre en cause l'aura de génie qui plane autour de son créateur, qui reçoit systématiquement les honneurs pour être à la fois le scénariste, le réalisateur, l'acteur principal, le compositeur, le monteur, etc... de son oeuvre. Ainsi, critiquer Kaamelott c'est critiquer Astier lui-même, et nous avions vu à quel point certains internautes lui vouent un culte presque religieux. C'est ce qu'explique Justine Breton :

« Tout cela a contribué à entretenir cette image d'homme-orchestre et de génie. Depuis 2005 et le début du succès de Kaamelott, c'est globalement quelqu'un qu'on qualifie de génie toutes les semaines, chez les fans et dans la presse. Je pense que n'importe quelle personne qualifiée de génie pendant 15 ans finit par prendre une certaine assurance. Mais il faut voir un peu les conséquences : on se retrouve avec une communauté de fans qui, pour une partie, crie au génie à chaque fois qu'Alexandre Astier fait quelque chose. Je suis curieuse de voir, vis-à-vis du film, si cette fanbase très fidèle va avoir un recul critique pour accepter le film avec ses qualités, indéniables, et ses défauts, tout aussi indéniables ! On tombe dans le risque d'une fanbase qui approuve aveuglément le créateur. »

139 Voir annexes numéro 27 à 29.

140 Il est cependant important de rappeler que ces chiffres reflètent le nombre de fans sur les réseaux sociaux et non de téléspectateurs, il s'agit donc du portrait type du fan et non du public moyen.

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Ce véritable culte de la personnalité, outre le manque d'objectivité, a déjà abouti à certaines dérives, bien plus condamnables qu'une simple divergence de points de vue, à l'instar d'une utilisatrice de Twitter qui s'est vue harcelée à la suite d'un tweet jugeant Kaamelott de série à caractère sexiste. 141 Cette dernière a été inondée, sous-couvert d'humour et de second degré cinglant, d'agressions sexistes et même de menaces de mort. C'est aussi à cela que l'on mesure les effets néfastes de la solidarité qui règne au sein des fanbases, de l'effet d'élan collectif, qui de surcroit, se sent plus intouchable caché sous des pseudonymes et derrière des écrans. Paradoxalement, les fandoms Facebook sont soumises à un certain nombre de règles strictes, vis-à-vis desquelles il est impératif de prendre connaissance et agréer avant de soumettre sa candidature d'inscription. Parmi elles, on peut lire : « Pas d'insulte au 1er degré ou qui ne soit pas dans une citation Kaamelott ou de propos humiliants concernant l'orthographe d'un membre ! -- Pas de spam, de publicité, de post politique ou polémique ou sans rapport avec Kaamelott. -- Tout contenu doit respecter l'intégrité de chacun. Aucun contenu ne peut porter atteinte à quelque aspect moral de quiconque. »

Justine Breton a, elle, associé ce comportement inapproprié à la question d'indentification liée au processus du fan en construction, que nous avons précédemment développée. En effet, il serait probable que la communauté de fans reflète les valeurs véhiculées par le personnage auquel elle s'attache le plus, ici en l'occurrence le personnage d'Arthur :

« C'est un fandom qui s'est construit à travers le personnage d'Arthur car c'est le personnage auquel on s'identifie le plus facilement. Les fans adorent Perceval, mais c'est le benêt de service. On ne s'identifie pas à lui. Arthur est le plus intelligent, le plus sage et le plus rationnel. Celui qui s'énerve aussi et qui a des défauts, mais auquel on est invités à s'identifier. Il est tout le temps présent. C'est lui qui essaie de tenir cette table ronde à bout de bras. Il est le répondant de toute cette bande de benêts. [...] Il est l'archétype français, le personnage de Français qui s'énerve et fait aussi beaucoup de bruit pour rien ! »

Ainsi, si Arthur est un personnage aux répliques sarcastiques, alors par mimétisme, les fans se veulent sarcastiques sur les réseaux sociaux et ainsi dépassent certaines limites en se sentant, comme Arthur, le plus intelligent parmi un groupe plus faible et ainsi, plus vulnérable. Alors, la fanbase propage nécessairement, d'une manière positive ou négative, l'esprit de la série. D'autre part, certains fans peuvent avoir tendance à être envahissants auprès des acteurs, dans la mesure où ils ne

141 Voir annexe numéro 30.

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savent plus faire la distinction entre fiction et réalité tant ils sont attachés à la série et à ses personnages, au point d'en oublier qu'ils sont d'autres hommes et femme une fois sortis de leur rôle. C'est ce que nous expliquent Jean-Robert Lombard et Alain Chapuis :

« Je suis aussi de temps en temps sollicité par des fans pour célébrer des mariages, par exemple, ce que je refuse parce que je ne suis pas là pour faire ça. Le public n'a parfois pas la notion que derrière un personnage, il y a un être humain, et rien d'autre. »

« Parfois ça peut être difficile pour certains, je pense à l'actrice qui joue le personnage de Mévanwi ; dans la rue, il y a beaucoup de gens premier degré et elle se fait traiter de « mocheté » de « boudin », comme dans la série. C'est un peu emmerdant. Moi on me dit plutôt « allez on fait un cul de chouette ! » alors ça, voyez, c'est plutôt rigolo c'est sympathique. Parfois le public ne fait pas de différence entre le rôle et le comédien, la fiction et la réalité ». 142

Nous venons ainsi de voir que le public de Kaamelott était assez singulier pour une série française, par ses caractéristiques mais surtout par sa très large communauté. Ainsi, un programme si fréquenté par un public nombreux, presque quotidiennement, laisse nécessairement sa marque dans l'esprit des téléspectateurs. Aussi est-ce l'occasion pour transmettre à ce public un maximum de choses, et parmi elles certaines connaissances sur la vie médiévale de l'époque, au point que parfois le public en redemande. La partie suivante interrogera la série comme outil pédagogique moderne et ludique.

II. Un public en quête de connaissances : les séries

médiévalisantes comme outil pédagogique moderne

A. Transmission d'un savoir traditionnel, presque scolaire : une obsession de l'intelligence et de la connaissance ?

La série est largement dominée par une idée existentielle : la quête de sens. Toujours les chevaliers cherchent à comprendre ce qui les entoure, savoir les codes qu'ils doivent respecter, comment se battre, dans quel but ils se doivent de trouver le Graal. Lorsqu'on y regarde de plus près, la quête de savoir et de connaissances est intrinsèque à la série, et même, plus globalement, intrinsèque à la démarche de création d'Alexandre Astier. D'une part, Astier est ce que l'on appellerait aujourd'hui un homme de savoir, au sens moderne, animé par la curiosité d'en

142 Voir annexe numéro 1.

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apprendre toujours plus sur divers sujets, chose qu'il confie régulièrement en interview, comme ici lorsqu'il explique son écriture de pièces ou sketches à thématique scientifique : « j'ai prolongé [le temps de] l'étude et diminué [le temps de] l'écriture, plus je vieillis, plus je fais ça »143. D'autre part, c'est un excellent vulgarisateur, qui souhaite transmettre ses connaissances à son public, toujours par le biais de l'humour et du décalage : rudiments du solfège et de la musique classique dans sa pièce de théâtre Que ma joie demeure (2012), ou encore l'astrophysique dans l'Exoconférence (2014). C'est d'ailleurs pourquoi il incarne la plupart du temps des rôles de professeurs ou de conférenciers, lui permettant d'instaurer un décalage comique entre la complexité progressive du texte et l'incompréhension croissante de son auditoire :

« A la fin du XIXe siècle, la nécessité de la théorie quantique naît de l'incapacité admise de la physique dite classique à déchiffrer l'infiniment petit, à l'aide en tout cas des outils conférés par l'étude du macroscopique.

? Premier niveau, ce que les gens savent globalement de la physique quantique].

« C'est alors que l'étude de l'infiniment petit confirme son imperméabilité, notamment aux théories de l'électromagnétique, effectivement les modèles de Maxwell, etc... et c'est alors que Plank pour la première fois émet l'hypothèse de la discontinuité des échanges d'énergie, d'émission er d'absorption de leur caractère proportionnel aux fréquences des énergies. [rires]. Alors vous avez ici la formulation dE= nhV, où dE, les échanges d'énergie et d'absorption, n, un nombre entier, h, le fameux quantum d'action, on y reviendra... [rires], et V la fréquence de la lumière. »

? Second niveau, l'immense majorité n'a rien compris

« Voila, pardon ille fois de revenir sur des notions un petit peu élémentaires, ça me semblait évident de rappeler quelques notions de base pour la suite de l'exposé, qui est, vous vous en doutez, nettement plus complexe. [rires]. » 144

? Chute comique

Utiliser la vulgarisation culturelle et scientifique pour faire rire est un procédé qui a su combler une large frange de public amateur de théâtre, en témoigne de certains commentaires, tels que :

« [...] Et c'est sûrement pour ça qu'on l'aime autant. Entre autres, le fait qu'il vulgarise la science, la culture, ce qui la rend accessible au plus simple d'esprit, en y mêlant également un humour assez pointu sans jamais tomber dans la vanne facile. »

143 Alexandre Astier invité de Natacha Polony, janvier 2016, https://youtu.be/SQZMbMI1Y3U

144 Issu du sketch « La physique quantique » au festival Paris fait sa comédie, 2009 https://youtu.be/8mSed9Du0kU

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« Époustouflant, comment faire rire avec l'inaccessible. Alexandre Astier est une pointure hors-norme. Merci »145

Dans une certaine mesure, nous verrons aussi que dans Kaamelott, le personnage d'Arthur endosse maintes fois ce rôle de professeur. En témoigne quelques exemples clés de situations d'apprentissage : Arthur enseigne devant une classe de jeunes chevaliers, en leur expliquant ce qu'est la chevalerie ; il tente d'expliquer à ses hommes, de la manière la plus accessible possible, ce qu'est le Graal. Il explique également à Perceval comment raconter une histoire qui fasse sens, comment maitriser un code militaire, comment être un bon éclaireur, etc... Il incite même d'autres personnages à enseigner, comme Elias et Merlin, en matière de magie.

Dans une autre mesure, Astier accorde beaucoup d'importance à l'intelligence et au fait de recevoir une éducation :

« La transmission c'est un truc compliqué. Moi, par exemple, je me pose la question de l'académisme. J'ai appris la musique de manière hyper académique, de 6 à 20 ans, le conservatoire... Je lui dois ce que je sais aujourd'hui et pourtant je ne l'impose pas à mes enfants parce que je trouve qu'il ne profite pas des choses modernes sur l'apprentissage, sur le goût, le plaisir, qui est indissociable pour moi de tout apprentissage. J'ai le cul entre deux chaises, parce que je trouve que l'académisme a une grande valeur, mais qu'il est mal transmis. Est-ce que c'est le savoir qui compte ? Est-ce que c'est la masse à savoir ? Est-ce que c'est la manière de le donner ? Mettre 30 enfants dans une classe pendant des heures, est-ce que c'est comme ça que ça rentre ? Moi je ne crois pas. »

[A propos d'une « boulimie » du savoir, de vouloir tout comprendre, qu'il constate vers l'âge de 8-9 ans] « Ça pour moi c'est une vérité humaine, c'est-à-dire qu'on vient de ça. Cette hypertrophie du cerveau, elle donne le besoin de le nourrir. Et après arrive une espèce de complexe, en se disant que l'on ne peut pas tout savoir. Moi je crois que la nature de l'enfant, c'est d'apprendre. Et je pense que souvent, l'école casse ça, elle vient dire à l'enfant « tu n'y arrives pas » et ce n'est jamais vrai. »146

Outre la critique du système scolaire en matière de transmission du savoir, on peut lire entre les lignes que pour Astier, la soif de savoir est à la source même de la nature humaine, c'est un besoin primitif, de s'imprégner d'une certaine quantité de connaissance, d'une certaine qualité. Il n'est donc pas étonnant que la série Kaamelott mette très largement en scène des situations d'apprentissage, de revendication de ce besoin de savoir, et ce, particulièrement dans une époque réputée pour être « sombre », luttant pour retrouver le savoir laissé par les penseurs de

145 Exemples de commentaires de la vidéo YouTube rediffusant un extrait de l'Exoconférence : https://youtu.be/8mSed9Du0kU

146 Interview pour OCS Story, 2019, https://youtu.be/vcT0M9GHuAU

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l'Antiquité. C'est ce tout très riche qui sert de matière à présenter Kaamelott comme une leçon ouverte, à la fois aux personnages et aux téléspectateurs. Voyons alors quels recours sont utilisés par la série pour transmettre un enseignement.

B. Les outils d'enseignement mobilisés par la série

Au sein de la série, nous avons relevé un certain nombre de procédés, à différents niveaux, montrant que Kaamelott a une véritable dimension pédagogique, qui n'a pourtant été que rarement ou sommairement relevée par les fans ou les universitaires qui s'y sont intéressés. Dans la globalité, la série témoigne d'un attrait pour des thématiques telles que la politique, l'histoire, la pensée philosophique, que nous avons étudiées précédemment mais qui montrent la singularité de cette série, puisque qu'aucune autre de ce format ne propose ce type de réflexions. C'est donc un programme que l'on pourrait qualifier « d'intellectualiste » ou du moins, Astier invite l'intellectuel au sein de la série pour que de fait, le public soit mis en contact avec la culture dite « classique » ou « savante ». On y trouve notamment un certain nombre de références à la musique, à la poésie, à l'exercice du pouvoir et autrement dit, la série élabore au fil des saisons un discours de type historique, philosophique, tant sur la situation géopolitique du haut moyen âge que sur les relations humaines, par exemple. Ce qui caractérise cette série, comme l'affirme Nicolas Truffinet, c'est une « quête du savoir »147, qui apparait très nettement à partir du Livre II et qui ne cesse de s'accroître.

En effet, on pourrait relever de nombreuses situations qui mettent en avant des savoirs classiques, scolaires, que le téléspectateur va éventuellement pouvoir reconnaitre et donc se remettre en mémoire, à l'exemple des règles de métrique en poésie classique, avec un épisode entièrement composé en alexandrins. Dans un autre épisode, c'est le théâtre qui est mis à l'honneur, lorsque qu'Arthur profite d'une leçon donnée à Guenièvre pour développer toute une théorie d'ordre général sur le jeu d'acteur148, alors que l'épisode Pupi met en scène le procédé de la mise en abyme149. Un peu plus loin dans la série, d'autres épisodes servent de vitrines aux ambitions culturelles et intellectuelles de la série : l'épisode La corde150 est

147 Truffinet, N. (2014). Kaamelott ou La quête du savoir. Vendémiaire.

148 Guenièvre et Euripide, Livre III, épisode 15.

149 Pupi, Livre II, épisode 83.

150 La corde, Livre II, épisode 93.

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construit de manière à rendre hommage aux expérimentations cinématographiques, ici en l'occurrence au film d'errance, ou encore au théâtre de l'absurde. Enfin, on note des dialogues entre Arthur et Léodagan qui ne sont pas sans évoquer l'Avare de Molière dans l'épisode La cassette II, dont en voici un extrait :

Seli : Tout ce que vous manigancez, de près ou de loin, me concerne toujours. C'est une chose qui se passe de vos appréciations.

Léodagan : Quand on a marié la petite à l'autre andouille, il était question d'ajouter à notre joie l'éventualité de s'en mettre plein les manches sans trop d'efforts. Evidemment, je schématise.

Seli: C'est concis, mais j'm'y retrouve, continuez.

Léodagan : Alors je dresse un bilan du mariage : l'héritier on l'attend plus, et le pognon on l'attend toujours !

Seli: Oui, enfin, j'ai pas les chiffres en tête.

Léodagan : Il nous laisse les miettes. On lui donne notre fille, il nous file une piaule. J'suis pas d'accord !

Seli: Alors, quoi ?

Léodagan : Alors je corrige le tir. Chaque fois qu'on revient de mission ... Léodagan montre le coffret.

Léodagan : Tac ! J'essaie de prélever un machin du butin, pour sauver l'honneur. Un bijou, une pierre précieuse.

Seli : Vous piquez le blé du royaume !

Léodagan : Je le pique pas ! je le canalise ! Mais l'idée de départ est tout de même différente.

Seli : Mais l'idée d'arrivée, on retrouve plus ou moins l'esprit de l'entubage, non ? Léodagan : Bon, vous soutenez ou vous soutenez pas ?

Seli : Hé si c'est pour la bonne cause, je m'en voudrais d'faire obstacle. 151

A propos de ces répliques, Nicolas Truffinet argumente :

« Ce qui frappe dans ce dialogue c'est de voir à quel point il rappelle le rythme du théâtre classique ; les oreilles exercées auront noté la régularité du nombre de pieds, certaines répliques sont des alexandrins mais le plus étonnant c'est l'irruption dans cette forme classique d'un registre qui rappelle d'autant plus là verve de Audiard qu'il a trait à la fascination d'escrocs minables pour le profit. Un mélange de Molière et des Tontons flingueurs. »152

151 La cassette II, Livre III, épisode 52.

152 Truffinet, N. op.cit.

Pour ainsi dire, un mélange de culture classique et de culture populaire, du savoir que l'on intègre par notre parcours scolaire et de celui que notre entourage est plus susceptible de nous faire découvrir. Kaamelott est un mélange, une somme de ces deux modes d'apprentissages. A cela s'ajoute des connaissances en philosophie antique et bien évidemment en histoire médiévale, auxquelles la dernière partie de notre réflexion sera davantage consacrée. Voilà pour ce qui est d'un enseignement général, dispensé aux téléspectateurs par le biais de la diffusion.

A cela s'ajoute une seconde dimension de l'apprentissage, qui passe par une sorte de mise en abyme de la transmission du savoir : le personnage apprend, alors le spectateur en tire des leçons. Dans le script même de la série, l'apprentissage est omniprésent. D'une part, la série s'intéresse particulièrement à ceux qui sont chargés de transmettre le mythe : les mémorialistes, comme le Père Blaise mais aussi les bardes qui viennent chanter les hauts faits du royaume de table en table. D'autre part, la série a recours à toute une imagerie du savoir : une salle de classe avec des reproductions miniatures d'armes de siège pour expliquer leur fonctionnement, une bibliothèque d'archives, des saisons qui sont intitulées « des livres ». Des épisodes sont entièrement consacrés au sujet de l'apprentissage et de la pédagogie, comme L'étudiant 153ou Le pédagogue, permettant d'ouvrir des réflexions sur la manière de transmettre le savoir et éduquer les jeunes, des thématiques, on l'aura vu, chères au créateur :

Léodagan: J'ai tout essayé, avec ce gosse. Pas de bouffe, pas de flotte, les avoines.. Pas moyen!

Merlin: Pas moyen de quoi?

Léodagan: Pas moyen qu'il m'écoute! Je suis son père quand même! Alors mettez-vous à ma place! De raclée en raclée, je suis découragé.

Merlin: Mais qu'est-ce que vous lui demandez, par exemple?

Léodagan: Ben, de se lever avant deux plombes de l'après-midi, déjà.. D'être poli avec sa mère.. Je sais bien que c'est pas facile, hein! J'ai jamais pu, moi. M'enfin, comme je lui dis, au gamin: "C'est quand même pas héréditaire, si?".

Merlin: Mais lui, est-ce qu'il vous explique pourquoi?

Léodagan (sans comprendre): Pourquoi quoi?

Merlin: Ben, pourquoi il se lève pas, par exemple..

Léodagan: Est-ce que je sais, moi? J'ai pas été lui demander!

Merlin: Du coup, comment vous voulez régler le problème? Vous savez rien!

100

153 L'étudiant, Livre III, épisode 95.

101

Léodagan: Je vais quand même pas commencer à écouter ses justifications! Je vais passer pour quoi?!

Merlin: Essayez, qu'est-ce que coûte? Vous l'écoutez jusqu'au bout, sans le couper. Léodagan: Écouter son môme..

Merlin: Hé ben?

Léodagan: Non mais pourquoi pas... De toute façon, dans la vie, faut tout connaître... 154

Ainsi, la question du savoir et de sa transmission, mais plus largement celle de l'intelligence, est à la source de la série, puisque cette dernière présente plus largement deux catégories de personnages : les hommes intelligents ou instruits (Arthur, Elias, Léodagan, Séli, Lancelot, Père Blaise...) et les ignorants, très souvent en quête de savoir (Perceval, Karadoc, Guenièvre, Merlin, Yvain...). Compte tenu de cela, on pourrait y voir une dimension pédagogique interne, à quatre différentes échelles :

La première, la plus haute, est celle d'un roi pédagogue, professeur et vulgarisateur, incarné par le personnage d'Arthur. Dès le début de la série, il est le seul à posséder cette sensibilité, le seul à considérer ses sujets comme des hommes qu'il convient d'instruire, sans les réduire à leur condition d'idiots, lui-même ayant reçu dans sa jeunesse à Rome une éducation soignée, en histoire, en théâtre, en philosophie, etc... Il reproduit ainsi le schéma de l'éducation par le haut, étant conscient qu'il apprend aux autres ce qu'on lui a appris jadis. Au fur et à mesure des saisons, Arthur s'affirme de plus en plus comme un pédagogue, en prodiguant ses recommandations en amour à Perceval, en humour à Merlin, en combat à Bohort. Il tente de mesurer l'étendue du talent de Perceval pour les mathématiques. Le roi ne cesse de conseiller et d'instruire, et malgré ces accès de colère, c'est un professeur admiré et réclamé :

Perceval : Sire, j'aurais un petit service à vous demander. Arthur : Je vous écoute.

Perceval : Je demande à vous, parce que j'sais que vous savez vachement bien expliquer les choses.

Arthur : (étonné et souriant) Ah bon ?

Perceval : Non rigolez pas Sire. Moi tous les trucs que vous m'avez expliqués, c'est là (désignant sa tête). C'est rentré, ça bouge pas.

Arthur : Et qu'est-ce que vous voulez que je vous explique ?

154 Le pédagogue, Livre II, épisode 71.

102

Perceval : En fait c'est pas vraiment pour moi. Il faudrait que vous m'expliquiez quelque chose pour que j'explique à quelqu'un d'autre.

Arthur : Tiens donc.

Perceval : Moi faut bien que je pige, comme ça derrière je peux transposer.

Arthur : Transmettre ?

Perceval : Ouais, c'est ça qu'on dit : transmettre aux altruistes.

Arthur : Transmettre à autrui.

Perceval : D'accord. C'est chaud quand même.

Arthur : C'est ça que vous voulez que je vous explique ?

Perceval : Non, non, non, ça déjà, c'est...c'est chaud.

Arthur : A qui est-ce que vous voudriez expliquer quelque chose ?

Perceval : A ma grand-mère. Parce que moi je vois bien à peu près ce qu'elle veut dire, mais elle arrive pas à le formater.

Arthur : A le formuler ?

Perceval : Ouais c'est ça. Alors je pensais à un truc : vous vous souvenez quand vous m'avez appris à tirer à l'arc ?

Arthur : Ah oui, oui, oui...je m'en souviens, oui.

Perceval : Ben voilà. C'était clair, j'avais tout compris.

Arthur : Quand je vous ai appris à tirer à l'arc vous avez tout compris ?

Perceval : Parce que c'était hyper simple.

Arthur : Mais, vous savez tirer à l'arc maintenant ?

Perceval : Ah ben j'ai pas réessayé depuis mais y'a pas de raison.

Arthur : La fois où je vous ai appris à tirer à l'arc, ça a duré une matinée complète, vous avez pété deux cordes, vous vous êtes foutu l'arc dans l'oeil trois fois, dans mon oeil à moi deux fois et vous avez fini par planter une flèche dans le cul d'un cheval derrière vous.

Perceval : Ah ben ouais mais après il faut un peu de technique. Mais c'était bien expliqué, c'est ça que je veux dire.

Arthur : Mais enfin je vous ai traité de gland toute la matinée, vous m'avez foutu les nerfs en biseau au bout d'un quart d'heure, vous avez pris des calottes par grappe de cinq, qu'est-ce que vous venez me chanter avec vos « bien expliqué » ?

Perceval : Ben en tout cas, j'ai tout compris. C'est comme le coup du demi-poulet. Arthur : Quel demi-poulet ?

Perceval : Avant je disais qu'il fallait jamais commander un demi-poulet dans une auberge parce que ça gaspille une moitié de poulet à chaque fois.

Arthur : Ah ça...

103

Perceval : Ben après vous m'avez expliqué, j'avais tout compris. Ça gaspille pas en fait. Je sais plus comment ça marche le truc mais y'a une technique, en tout cas, ça gaspille pas.

Arthur : Bon, allez, qu'est-ce qu'il faut que je vous explique ? Perceval : Non mais c'est pas pour moi.

Arthur : Non non, je sais, ça va, ça va, j'ai compris. Mais allez-y.

Perceval : C'est ma grand-mère. Elle a eu sept fils : mon père et mes six oncles. Comme elle va mourir dans les jours qui viennent, elle culpabilise, elle se dit qu'elle a pas toujours pris le temps avec ses enfants, elle voudrait leur expliquer qu'elle a fait ce qu'elle a pu et qu'elle les a toujours aimés.

Arthur : Eh ben mon vieux...

Perceval : Faudrait qu'elle leur explique un peu comme vous, bien dans l'ordre et tout. Comme ça ils comprennent bien. C'est fastoche ou pas ?

Arthur : Heuuu...là faut que je prenne deux minutes quand même. 155

De surcroit, cet épisode est l'un des nombreux mettant en scène le roi et Perceval partageant un repas à la même table. Or, en latin médiéval nutrire signifie à la fois nourrir et éduquer, ce qui pourrait montrer sa volonté d'apporter à ses sujets une vie agréable et comblée au sein de la forteresse, autant pour le corps que pour l'esprit.

Alors, dans cette série, il y a visiblement ceux qui dispensent l'enseignement, ceux qui le reçoivent et surtout ceux qui veulent savoir, c'est le second niveau de l'échelle. Cette soif de connaissance est principalement incarnée par les personnages de Perceval et Karadoc, qui ont conscience du caractère limité de leurs connaissances, en affirmant même « Sire vous savez bien qu'on est des cons, nous ».156 Ces derniers mettent en mots leur envie d'apprendre du roi et les en remercient :

Perceval : La dernière fois qu'on est partis tous seuls, vous avez piqué une crise parce qu'on a rien ramené.

Arthur : Non mais j'ai pas dit que je viendrai toujours avec vous pour autant ! Perceval : Juste cette fois, comme ça vous nous montrez les ficelles.

Arthur : Mais j'en ai marre de vous montrer des ficelles ; de toutes façons vous pigez jamais rien.

[...]

Karadoc : C'est vraiment sympa d'être venu, Sire !

155 Le vulgarisateur, Livre III, épisode 81.

156 Le retour du roi, Livre V, épisode 49.

104

Perceval : Vous vous rendez pas compte, quand vous êtes là on fait vachement de progrès. Nous, avant, on se mettait pas l'un derrière l'autre, on progressait pas.

Arthur : Comment ?

Karadoc : C'est pas ça que vous avez dit tout à l'heure ?

Arthur : Qu'est-ce que j'ai dit ?

Perceval : Vous avez dit : on progresse l'un derrière l'autre. Nous, on savait pas !

Karadoc : D'habitude, on se mettait côte à côte comme des cons.

Perceval : Du coup, on progresse jamais !

Arthur : Progresser, ça veut dire avancer.

Perceval : Oui, c'est ce que je dis, on avance jamais parce qu'on est pas l'un derrière l'autre. Attendez c'est comme le coup du château hanté, en fait, ça a rien à voir avec la forme du château.

Karadoc : Ah mais vous aussi vous aviez compris ça ?

Perceval : Oui, oui ; sauf depuis ce matin, vous avez dit c'est un château en L, donc là château en T, c'est pas la forme ! Et hop, du coup, on progresse l'un derrière l'autre.

Karadoc : C'est hyper important que vous veniez avec nous, Sire !

Arthur : C'est aussi hyper important que vous finissiez un jour par vous démerder sans moi.

Perceval : Ca va venir, Sire, il faut pas trop vous impatienter.

Karadoc : Rendez vous compte des progrès qu'on a fait déjà.

Arthur : Des progrès, dans quelle matière ?

Perceval : Parce qu'il faut progresser dans de la matière ? Oh putain, c'est fou ça !

Karadoc : Et voilà!

Perceval : Encore un truc qu'on savait pas, parce que nous jusqu'à aujourd'hui, on marchait de côté, il faut bien comprendre ça, et là, tac, l'un derrière l'autre, dans de la matière.157

Ces personnages mettent en avant la faculté de ne pas se satisfaire de ses connaissances et la volonté de s'élever au-dessus de sa condition, ce qu'Astier associe donc par essence à la nature humaine. Ainsi, l'un des plus grandes qualités de cette série tient à sa manière de présenter l'existence elle-même comme un apprentissage, à la fois intellectuel et pratique, où les apprentissages se font par les rencontres et surtout par le dialogue. En ce sens, on pourrait

157 La crypte maléfique, Livre III, épisode 76.

105

presque considérer la série comme le « roman d'apprentissage » de Perceval, véritable genre littéraire projeté sur écran. Cela fait d'ailleurs écho aux textes de Chrétien de Troyes, qui eux, constituent le roman d'apprentissage, du jeune homme débutant au preux chevalier.

A leur apprentissage s'ajoute celui du peuple, qui constitue le troisième niveau de l'échelle de l'intellect. Au début de la série, c'est un groupe peu étudié, facilement tourné au ridicule, notamment qualifié de rustres, sales, incultes : « c'est quand même pas des flèches » constate souvent le roi, et eux-mêmes sont conscients de leur retard, comme l'affirme le père adoptif de Perceval :

Pellinor : Oui alors heu... Oui vous avez fait appel à toutes les, les bonnes volontés, la majorité des personnes qui ont été sollicitées ont répondu présentes... Seulement voilà y a une heu, y a une petite rumeur qui commence à courir comme quoi vous auriez l'intention de, d'éventuellement nous opposer à l'armée romaine, et alors là heu, on a un peu peur de décevoir vos attentes.

Arthur : Non mais j'ai, j'ai pas d'attentes particulières, je, je tente quelque chose, voilà, et et, et vous de votre côté faut essayer de me faire confiance.

Pellinor : Oh je ne crois pas qu'il y ai un déficit de confiance. Je dirais plutôt qu'on voudrait être surs que vous êtes conscient du niveau intellectuel général. Notamment heu face aux légions romaines qui ont eu le privilège de recevoir une éducation solide...

Arthur : Attendez attendez attendez. Le niveau intellectuel général ?

Pellinor : Oui oui enfin alors effectivement prenons plutôt mon cas personnel. Heu sans vouloir rentrer dans les détails, heu, je sais compter jusqu'à seize. Hein au delà, je reprends à sept, trois, cinq, etc, voilà. Et il y a encore aujourd'hui des mots du lexique enfantin qui déclenchent chez moi un rire irrépressible. Heu des mots des mots comme zizette, ou ou pissou. (rit) Non non alors vous voyez quand même que c'est un handicap considérable. Je n'ai réussi à déglutir convenablement qu'à l'âge de 31 ans. Heu avant ça une fois sur deux, je, je respirais ma nourriture ce qui m'a, ce qui m'a valu de frôler la mort un certain nombre de fois.

Arthur : D'accord alors attendez. Heu sérieusement par rapport à aujourd'hui, à la situation, du fait que vous soyez un peu... (cherche un terme adapté) Un peu léger, ça ça ça vous inquiète ça.

Pellinor : Ah bah heu... C'est les romains quand même. (Arthur semble inquiet)158

Or, le traitement peuple évolue, d'une masse indifférenciée à des individus non éduqués, mais qui pour autant s'accrochent à leur survie et s'organisent en petite société. L'épisode Pupi, se déroulant dans un village, montre le peuple comme bien mieux informé qu'on n'imaginait,

158 Lacrimosa, Livre VI, épisode 8.

106

connaissant jusqu'aux ragots de la vie au château et les différents traits de caractère des chevaliers. Dans le livre V, ils se montrent désormais capables de les formuler avec intelligence, de construire un discours au sujet des problèmes auxquels ils font face, alors que les paysans des premières saisons ne faisaient que crier quelques mots de révolte. Enfin, dernier niveau intellectuel, le plus bas, est incarné par les peuples barbares reçu à la cour pour des questions diplomatiques. L'exemple le plus évocateur est celui du roi Burgonde, un grossier personnage qui ne parle pas la langue, crie, rote et pète. Autrement dit, il est traité en personnage issu du genre théâtral de la farce159. Par opposition, Kaamelott représente une enclave bien plus civilisée que toute la barbarie et l'ignorance qui l'entoure. Ainsi, ces quatre niveaux montrent bien divers traitements de la question de l'intelligence et du savoir, sans cesse en évolution d'une saison à l'autre, toujours dans l'idée d'inciter chacun à réfléchir, s'instruire, dépasser ses lacunes et tendre vers le mieux, à l'image du roi Arthur.

Ainsi, « le succès d'une série auprès du public est une condition sine qua non pour mener à bien

une entreprise pédagogique efficace »160

 

dit Nicolas Truffinet. Bien que le public de Kaamelott

 

se compte à plusieurs centaines de milliers d'individus, difficile d'évaluer précisément si la série à vraiment appris à son public, ou lui a donné l'envie d'apprendre. Néanmoins, les résultats de notre étude, développés ci-dessous, tendent à montrer l'impact positif de Kaamelott sur la soif d'en savoir plus.

En effet, à la fin de la série lorsque Arthur constate son échec, il défend néanmoins le fait qu'il a essayé d'expliquer. De sa position d'élu ni de celle de chef de guerre victorieux, il n'en retire rien. Mais il évoque sa fierté à l'issue de sa mission perpétuellement recommencée d'enseignement. D'ailleurs, la place de l'apprentissage, montrée comme essentielle par Arthur lui-même, est à la source même de sa motivation quotidienne et de sa patience :

« La difficulté, c'est justement de mettre tout le monde au même niveau [...]. Apporter la lumière, c'est pour que tout le monde y voit ! Si c'est juste pour ma tronche, je ne vois pas l'intérêt ». 161

159 Apparu au Moyen Age, la farce est un genre comique spécifiquement français qui consiste à porter sur scène, en une intrigue vivement menée, les bons et mauvais tours que se jouent, dans la vie courante, les gens de moyenne et petite condition. Les moyens scéniques en sont gros, le style dru, souvent grossier. https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/farce/51217

160 Truffinet, N. (2015). De la littérature à la télévision pédagogique. Etudes, 10.

161 L'ivresse II, Livre III, épisode 19.

107

Cette sorte de maxime résume parfaitement la démarche d'Astier envers son public : il ne créé pas pour lui-même, mais toujours pour transmettre quelque chose à autrui. Et cela semble fonctionner, en témoigne le commentaire de @dragonemma, internaute du blog « Convolvulus » à propos de la pièce Que ma joie demeure :

« Je viens de découvrir la pièce, et moi qui n'avais que des connaissances

rudimentaires en musique classique, j'ai été séduite par ce Bach. Ça m'a donné envie de découvrir le "vrai" et sa musique. Maintenant je l'écoute tous les jours. Donc un grand merci à Alexandre Astier pour ce "coup de lumière" dans ma vie ! » 162

En effet, nos études de terrain ont montré une réelle volonté de la part du public, peut-être plus ou moins consciente de prime abord, de s'instruire par la télévision. En termes de connaissances dites « académiques » sur l'histoire et sur la légende arthurienne (étudiée dans le cadre de la littérature médiévale, au programme scolaire), 20,6% des répondants affirment ne pas être familiers du cycle arthurien avant de visionner la série, alors que 43,7 en ont gardé quelques souvenirs scolaires. Cependant, on remarque un élan de curiosité, de volonté d'en apprendre plus sur le sujet par la série, ou au-delà du visionnage de la série. 66,6% pensent que Kaamelott leur a permis d'en apprendre relativement plus sur le sujet et 14,7% pensent en avoir largement appris.163 Ainsi, pour une majorité, la série en elle-même serait un outil pédagogique. De plus, au-delà de la série, nous avons demandé au public si la série leur aurait éventuellement donné l'envie d'amorcer eux-mêmes des recherches, afin de compléter leurs connaissances, croiser les sources, etc... Encore une fois, 66,4%, soit une majorité, admettent avoir cherché d'eux-mêmes plus d'informations sur internet, alors que 12% sont allés encore plus loin en lisant les textes sources de l'époque médiévale ou encore des travaux d'universitaires164. Ainsi, notre analyse démontrera quels sont les mécanismes de transmission du savoir, les mécanismes pédagogiques induits par la diffusion de séries médiévalisantes comme Kaamelott.

162 http://blogs.ac-amiens.fr/let_convolvulus/index.php?post/2012/11/01/Alexandre-Astier-Que-ma-joie-demeure%2C-ou-Jean-S%C3%A9bastien-Bach-version-bidasse.

163 Voir annexes numéro 31 et 32.

164 Voir annexe numéro 33.

C. La télévision, un support pédagogique ludique

A l'aune de cette réflexion, considérons les propos de Nicolas Truffinet 165, docteur en histoire, à propos de l'apprentissage ludique, par le biais des séries. Ce dernier affirme d'abord :

« Kaamelott se hisse peu à peu au-dessus de la parodie attendue et témoigne d'un goût pour les grandes questions sur l'homme, l'histoire et la civilisation, qui ne cessera de croître. [...] Kaamelott n'est parfois pas sans évoquer, certes sur un mode ludique, la forme du traité (du gouvernement, des rapports du souverain avec son peuple, avec le monde extérieur, de la loyauté, de l'amitié, du mariage, de l'attitude de l'homme face à la mort...) tel que les philosophes en écrivaient jusqu'au XVIIIe siècle, témoignant d'une grande curiosité pour tous les aspects de l'existence humaine, sur le plan collectif autant qu'individuel. La série, en définitive, n'ambitionne pas moins que de (re)créer un savoir, foncièrement englobant, contre la tendance contemporaine à la fragmentation des connaissances. »166

108

Ces questions sur l'homme, nous les avons précédemment traitées, et avons montré qu'il

s'agissait d'un moyen de rendre la série universellement proche de tout type de public, mais

sans en montrer l'aspect pédagogique ; Pourtant, il est vrai, Kaamelott enseigne la tolérance, la

patience, le respect, la justice, les valeurs familiales, etc... Quant au savoir historique pur, voire

scolaire, sur ce qu'était la vie des hommes au Moyen âge, la dernière partie de ce mémoire y

sera entièrement consacrée, mais nous verrons qu'il est juste de dire qu'Astier propose une sorte

de synthèse des connaissances, un savoir englobant.

Si l'on envisage de manière générale le support télévisuel comme outil pédagogique, ce qui est

sûr, est que pour beaucoup, les séries de divertissement ont joué un rôle important dans leur

apprentissage, notamment dans les années 2000-2010, car pour une génération dite de

« zappeurs », le format de la série, court et répétitif, est sans doute celui qui permet de fixer

quelque chose au mieux dans le temps, de laisser une trace dans l'intellect, et ce plus encore

que les savoirs dispensés à l'école. Ce qui semble important pour ancrer du savoir dans l'esprit

du public, est de constamment lui donner des images et des récits auquel il s'identifie et qui

puissent l'accompagner à différents stades de sa vie. Mara Goyet, écrivaine et professeur

d'histoire-géographie dans le secondaire, énonce cela avec justesse, en évoquant les vignettes

des manuels scolaires, jugées aujourd'hui obsolètes, mais qui ne sont pas sans rappeler les

mécanismes visuels des programmes de télévision :

165 Truffinet, N. (2015). De la littérature à la télévision pédagogique. Etudes, 10.

166 Truffinet, N. (2015). De la littérature à la télévision pédagogique. Etudes, 10.

Ce qui est vrai pour les enfants l'est aussi pour les adultes. Ainsi, les images dites « kitsch »

autour de l'univers médiéval de Kaamelott, à savoir les armures de métal, les casques à cornes

des vikings, les imposantes armes de siège, imprègnent l'imaginaire du téléspectateur. Il est

donc ici question d'équilibre entre le médiévalisme que nous évoquions en première partie

(pour rappel l'image fantasmée que nous avons de l'époque médiévale), face à la réalité

historique. Néanmoins, dans cette série, nombreux sont les éléments réalistes et proches de ce

qu'était l'époque médiévale, pour n'en citer ici qu'un seul exemple : les combats à dix contre

dix, par opposition avec des batailles aux milliers de combattants, comme la « Bataille des

Bâtards » que l'on nous montre à voir dans Game of Thrones. Ainsi, nous pouvons dire que

cette série est, par l'image et par le gag, un outil pédagogie ludique.

Au-delà des représentations à l'écran, c'est aussi, c'est par le rire, le sarcasme et le décalage

que s'exerce l'intelligence. En effet, Nicolas Truffinet affirme :

« Ce qui frappe dans ces deux séries [Kaamelott et Les Simpsons], c'est combien, à première vue, elles paraissent s'inscrire dans une certaine tendance contemporaine à la dérision, au dénigrement un peu systématique, dont se désolent les penseurs austères. Et combien, loin d'en rester à ce jeu de massacre, elles entendent reconstruire la possibilité d'un savoir et de sa transmission. Donner l'impression de tirer vers le bas, et tirer vers le haut. [...] En définitive, leur mérite est de ne pas croire à la nécessité de se mettre au niveau de spectateurs jugés ignares par définition, de se contenter d'une médiocrité rassurante perçue comme la seule manière de permettre la rentabilité financière de l'opération. Bref, de faire confiance à l'intelligence. » 168

Ce double dynamique de tirer vers le bas pour ensuite tirer vers le haut est particulièrement caractéristique de Kaamelott. En effet, la série à première vue semble être une pure parodie, qui rabaisse et dénigre le mythe arthurien en présentant des anti-héros, ou plutôt des héros ratés, et faire rire le public par la moquerie. Or, au fur et à mesure de la série, cette dernière s'ouvre à tout un tas de dimensions inattendues : politique, philosophique, historique. Cette ambivalence montre aussi un affranchissement des codes induits par le format court et

« Ce kitsch avait une vertu et une vérité : les élèves retiennent mieux ce qui est transformé en récit, en vignette, en gag, en gimmick. [...] Un enfant sera toujours plus attiré par la kitschissime peinture d'histoire de Jeanne d'Arc avec ses moutons que par le témoignage pertinent d'un historien. La fondation de Rome par Remus lui restera plus en mémoire que les histoires des rois étrusques. » 167

109

167 Goyet, M. (2013). Les métamorphoses du kitsch. Le Débat, 5 ; pp. 10-11

168 Truffinet, N. (2015). De la littérature à la télévision pédagogique. Etudes, 10.

110

répétitif : le public qui s'attend à une certaine médiocrité, un comique bas, est surpris par une série qui prend de la hauteur.

Ainsi, Alexandre Astier, nous l'avons vu, a fait de sa série un outil pédagogique, qui s'inscrit dans la même entreprise que d'autres créateurs tels que Matt Groening : celle de l'éducation populaire. Pour se faire, il a su s'emparer, à la fois du médium dominant de son époque, la télévision, mais aussi du contact direct au spectateur par le théâtre. Dans une certaine mesure, Astier considère lui-même la télévision comme un outil pédagogique majeur, qu'il est essentiel de considérer comme tel et non comme une boite à images débordant de divertissements vides de sens. Ce dernier tient des propos particulièrement durs envers la diffusion de programmes de téléréalité, qui participent, selon lui, à la régression intellectuelle des publics, à laquelle participe donc la télévision en tant que relais :

[A propos du succès d'audience de la téléréalité Qui veut épouser mon fils ?] « Très honnêtement je pense que c'est très grave. A un moment j'aimerais, sur les grandes chaines, que de temps en temps, aux heures comme ça, on voit des gens brillants, qui nous inspirent quelque chose, qui ont un truc de plus que nous, qui nous filent l'envie de comprendre des trucs sur le monde, sur ce que l'on est. Mettre en scène le discours abscond et la médiocrité, ça me saoule. [...] Ne confondons pas essayer de voir quelque chose de brillant et se prendre la tête. On ne peut pas ranger tous ceux qui réfléchissent dans le camp de ceux qui se prennent la tête, c'est un amalgame très dangereux »169

Si Alexandre Astier propose un programme que l'on pourrait, dans une certaine mesure,

qualifier à la fois de léger mais d'érudit sur le fond, c'est aussi parce que le travail de recherche

en amont, sur les faits historiques réels et le cadre dans lequel prend place le récit, est bien

présent. C'est ce qu'un collectif d'historien médiévistes a analysé dans le cadre du colloque

intitulé « Kaamelott, une relecture de l'histoire ». Nous allons ainsi mettre en lien ces résultats

de recherche avec notre réflexion autour de la série comme outil pédagogique.

169 Alexandre Astier est l'invité de l'émission "Morandini !" sur Direct 8 vendredi 10 décembre 2010 : https://youtu.be/wk-8PU-0wLQ

111

III- Kaamelott : une relecture de l'histoire selon Alexandre Astier qui anime les érudits

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore