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La question du lieu dans le spectacle vivant: sortir des normes institutionnelles du théà¢tre

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par Marion DELPEUCH
Université de Lorraine - M2 Expertise et Médiation culturelle 2016
  

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INTRODUCTION

« Nous voulons explorer ce que l'art

fait à l'espace public, ce que l'espace public fait à l'art. »1

Au croisement de deux phénomènes de société, la démocratisation ou plutôt la délocalisation du spectacle vivant par la rue, et le combat, la lutte pour des idées dans les arts du spectacle, nous constatons une idée commune : la nécessité de sortir du théâtre institutionnel pour se diriger vers un théâtre plus « populaire », dans le sens, tourné vers la population et plus ouvert. C'est le cas du théâtre de rue que nous allons analyser, et plus particulièrement son ouverture sur l'espace public, l'espace de toutes et de tous, l'espace de la liberté. En effet, le spectacle de rue témoigne d'une spontanéité et d'une ouverture sur le monde que le théâtre dit classique ne peut assumer. Qu'entendons-nous par spontanéité ? Nous souhaitons exprimer par-là que les spectacles joués à ciel ouvert font abstraction des codes, des morales, et font d'un lieu on ne peut plus commun, la rue, leur espace de jeu. La spontanéité concerne tant les conditions climatiques, le décor, la résonnance vocale, que l'applaudimètre. C'est pourquoi l'on observe souvent un artiste de rue prendre pour témoin une personne du public, alpaguer un passant pour lui faire intégrer son monde artistique et fictionnel quelques minutes, ou encore improviser. Car l'improvisation est un des atouts principal des acteurs. Quelle est la marge d'improvisation dans un théâtre privé ou un CDN ? Le temps est imparti puisqu'un personnel est tout spécialement employé pour rester dans l'enceinte tant que le spectacle se joue, le public est venu avec un timing précis en tête, et la scène aux rideaux rouges ne permet pas une improvisation gestuelle très importante. Loin de souhaiter la décadence du théâtre de salle, nous voulons simplement mettre l'accent sur le fait que l'espace public est plus apte à recevoir une proposition artistique qui laisserait place à de l'inconnu.

De même, une certaine immédiateté se ressent dans le théâtre joué en extérieur. Il ne faudrait pas imaginer que le théâtre de rue est une pièce de théâtre qu'on aurait pu

1 Publication Arts Espace Public (AEP), Brest, 2014, p.6

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jouer dans un lieu clos et que l'on a choisi de jouer dehors. Il s'agit en réalité de deux disciplines artistiques différentes. Une source leur est évidemment commune, le texte, le script théâtral de base composé de répliques, de didascalies, de personnages et d'intrigues. La différence se situe surtout dans l'interprétation, la représentation, et la liberté de dire ce qu'on ne dit pas ou que l'on dit moins dans une salle. Cela altère donc l'écriture, et la manière de la transmettre au public. Le public justement est lui aussi plongé dans une certaine immédiateté et spontanéité. Il n'est pas préparé à cela, contrairement à une pièce de théâtre joué à l'Opéra de la ville. Le spectateur se sera préparé physiquement à y aller, en s'habillant d'une manière peut-être différente de la vie de tous les jours, en achetant au préalable un billet, et en sachant mentalement que « ce soir c'est théâtre ». Alors que pour le théâtre de rue, cette préparation n'existe pas. Bien sûr on peut se préparer à assister à tel ou tel festival d'art de la rue. Mais la plupart étant gratuits, c'est également l'occasion d'une promenade plus que la sortie officielle du mois.

Nous avons d'ailleurs fait un test en posant à un jeune lycéen la question suivante : « Quel est le dernier spectacle que tu as vu ? » Sa réponse d'abord hésitante sur la définition que nous avions de spectacle, après avoir compris que nous nous intéressions surtout au théâtre et non au concert de Maître Gims, a été « Euh, je crois que c'était Le Mariage de Figaro. ». Nous avons alors insisté sur le lieu où il avait vu cette pièce : « C'était l'opéra je crois.». Il avait vu cette pièce l'année précédente avec sa professeure de français. Lorsque nous lui avons demandé s'il connaissait le festival Hop Hop Hop à Metz au mois de juillet, il nous a répondu qu'il connaissait et qu'il y était allé avec ses parents. Pourtant ce n'est pas une des pièces jouée durant ce festival qu'il a cité, bien que ce soit plus récent. Pourquoi ? Nous répondrons que le théâtre de rue n'est pas vu par les moins adeptes comme un spectacle, mais davantage comme une animation, parce que c'est une chose à laquelle ils ne s'attendaient pas, qu'ils ne se sont pas préparés à être en rencontre avec cet art, et qu'ils ont subi ce qu'on appellera l'immédiateté artistique. Ils étaient là, et à ce moment-là un spectacle a commencé au moment où un autre finissait. Ils n'ont pas fait le choix d'y assister. Et c'est une sorte de bonne surprise sur le chemin qu'ils ont emprunté. Cependant, nous ne dirons pas pour autant qu'on ne choisit jamais de voir du théâtre de rue. Bien heureusement une partie du public vient sur telle place ou dans telle rue à telle heure car la communication du festival a annoncé qu'une

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représentation allait avoir lieu. Auquel cas c'est bien un choix du spectateur, mais qui, tout de même, demande moins de préparation psychologique.

La question du lieu pour la culture, ou parfois justement du non-lieu, nous avait déjà intéressée dans notre précédent travail de recherche intitulé L'action culturelle à l'université : le Service-universités-culture (SUC) de Clermont-Ferrand, un non-lieu culturel au sein de l'université. Cette étude avait pour ambition d'aider les services culturels à marquer l'espace en cherchant des solutions possibles. Nous suivions le fil rouge du lieu, de la représentation physique de l'art.

Dans ce travail, nous ne chercherons donc pas à montrer à nouveau les raisons pour lesquelles il est important que la culture ait une visibilité au sein d'un territoire, mais nous essaierons de comprendre comment l'art investit un lieu, en l'occurrence, comment le théâtre s'approprie l'espace, et établit une relation d'interdépendance entre l'acte artistique, l'espace où il se déploie, et le public.

« Le théâtre s'appréhende généralement comme la rencontre de deux
espaces : un espace à code unique ou scriptural (le texte) et un espace
scénique à codes multiples que composent les voix, gestes et costumes des
acteurs, le lieu de la représentation (théâtre antique, élisabéthain, salle à
l'italienne, etc.) soutenu par des éclairages et des décors. »2

En somme, le théâtre est un genre très complexe et on peut le caractériser d'évolutif ; s'il n'existe pas beaucoup de façons différentes de faire un concert, il en existe un certain nombre quand il s'agit de déclamer un texte théâtral en direction d'un public. C'est précisément cette notion de double espace que nous nous proposons d'approfondir, de remettre en question, ou d'expliquer. En effet, nous postulons un théâtre en tant que forme artistique, non dépendant d'un lieu. C'est pourquoi cette étude nous mènera vers les arts de la rue qui sont la forme la plus assumée du théâtre se dispensant d'un lieu institutionnel pour exister. S'il s'agit donc de la rencontre entre un espace écrit et un espace scénique, nous montrerons que l'espace scénique est subjectif, en ce sens que la spatialité peut s'ouvrir davantage qu'on prend pour habitude de le penser. Quant au théâtre en tant qu'écrit, l'histoire littéraire nous prouve que le texte est devenu peu à peu déconstruit au fil des siècles, et des événements historiques qui les

2 http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/histoire_du_th%C3%A9%C3%A2tre/96913

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ponctuent. Tout en écrivant cette introduction, nous remarquons qu'il est difficile d'employer le terme « pièce de théâtre » pour l'espace public ? Pourquoi ? En effet, nous parlons avant tout de représentation, de proposition artistique. Car le nom « pièce » réfère à beaucoup de codes définis depuis le classicisme, voire depuis Platon. Or, le théâtre de rue se distancie de ces codes pour créer ses propres caractéristiques, beaucoup plus libérées.

Nous aborderons donc la question du lieu ou plutôt du non-lieu encore une fois, dans le spectacle vivant. Comment essaie-t-on de sortir des normes institutionnelles et politiques du théâtre à travers l'expansion des arts de la rue ? En un mot, nous nous questionnerons sur l'enjeu politique et social inhérent au théâtre de rue, à travers la question de l'espace public. Cette explication ne pourra faire l'économie d'une attention particulière portée sur l'interaction entre trois partenaires de ce processus : l'espace, le public et les acteurs.

Pour analyser cette évolution théâtrale, nous nous appliquerons à recontextualiser ce que l'on appelle l'institution. C'est-à-dire que nous reviendrons sur le contexte historique de la naissance du théâtre, pour aller vers la naissance des arts de la rue et du théâtre dit populaire. Ces données pourront nous permettre de mieux comprendre l'institution théâtrale, et le possible intérêt que nous pouvons trouver à en sortir.

Un deuxième point nous mènera à nous interroger sur la question du lieu. Nous avions vu que la question d'un lieu identitaire pour la culture pouvait avoir son importance, nous nous demanderons ici si néanmoins les spectacles en plein air, la culture détachée d'un lieu qui enfermerait la proposition artistique, et la conditionnerait, n'a pas un intérêt supplémentaire. Ne serait-ce pas là l'avenir qui correspondrait aux questionnements sociétaux que soulèvent les compagnies de nos jours ? De plus, une certaine valorisation de l'espace urbain ne doit pas être mise de côté.

Enfin, pour rester sur l'idée de sortir des normes institutionnelles, nous ferons le pari de soulever la question d'un théâtre des libertés. Si le théâtre sort des murs classiques d'un opéra, ou d'un centre dramatique, pour s'ouvrir à la place publique, les libertés peuvent-elles être plus grandes ? Nous étendrons cette remarque aux sujets de l'espace scriptural, en montrant que nous pouvons avoir affaire à un théâtre plus subversif. La question du

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genre, des libertés, de la politique, de la critique de la société, des migrants, des attentats, etc. ont une résonnance au théâtre, qui est le lieu où la parole semble encore la plus libre, et qui atteint le plus de personnes. Ce sera un aspect du théâtre sur lequel notre expertise portera. Les artistes de manière générale, et les artistes de rue particulièrement, ont pour principe de dire ce que l'on tait, d'exprimer ce que l'on passe sous silence. Tout au long de cet étude, un cas précis illustrera nos réflexions, celui du Festival international du spectacle à ciel ouvert Hop Hop Hop où nous avons effectué un stage de six mois.

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I- CONTEXTE HISTORIQUE : POURQUOI SORTIR DE L'INSTITUTION ?

Ce qu'on appellera « institution » tout au long de ce travail de recherche, concerne surtout les murs dits « institutionnels », c'est-à-dire le théâtre en tant qu'établissement, rassemblant sous ce terme donc les opéra-théâtre ou les salles de théâtre. Mais peuvent être également définies sous le terme institution, les pièces classiques, les auteurs classiques, ou encore les règles classiques typiques du genre. Enfin, l'institution cela peut également être la politique rigide qui régit la programmation théâtrale, et les limites imposées à cette forme artistique. C'est contre cette institution que les arts de la rue tentent parfois d'élever leur voix, contre ce qui est figé. L'art étant par essence en perpétuel mouvement, il est difficile de défendre une culture immuable qui ne puisse pas sortir du cadre. L'art de la rue, et plus particulièrement le théâtre de rue, sort précisément du cadre, et sort de l'institution physique, c'est-à-dire des murs du théâtre pour venir clamer une parole engagée directement face à la population.

A) Qu'est-ce que le théâtre ?

a) Les origines

Pour comprendre le théâtre tel qu'il existe aujourd'hui, et justifier son évolution ainsi que son déplacement vers le théâtre de rue, il convient de rappeler son origine et par conséquent repartir de l'Antiquité. Un petit retour en Rome Antique donc, où les jeux, les ludi, s'inscrivaient dans l'otium, le temps du loisir, le temps de rassemblement du peuple - par opposition au negotium - et comprenaient aussi bien des épreuves sportives, que des défilés, ou du théâtre. Le concept d'otium a beaucoup évolué au fil des siècles ; si c'était initialement le temps du repos par opposition au temps du travail, notamment militaire, il est devenu, à l'instar de Cicéron ou Sénèque, le temps que l'on doit mettre à profit pour étudier, philosopher, admirer. Une définition qui commence donc peu à peu à s'étendre

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vers le domaine de l'art, la poésie, la contemplation. L'otium est ainsi devenu une façon de vivre qui s'est inspirée de la Grèce, et qui a inspiré de nombreuses civilisations par la suite; qui doute encore que Rome ait été la cité des loisirs par excellence, où le théâtre a connu son apogée ? C'est donc le point de départ de l'essor du théâtre comme développement de l'esprit critique, temps du repos corporel mais de l'activité spirituelle, rassemblement civique.

De nombreuses fêtes étaient organisées en l'honneur des dieux. Nous retenons notamment, en Grèce Antique, les Dionysies qui prennent leurs quartiers environ au VIème siècle avant J-C. En effet, quatre fêtes étaient dédiées au dieu Dionysos : les Dionysies rustiques, les Lénées, les Anthestéries, et les Grandes Dionysies. On peut se permettre de rappeler que lors de ces périodes festives qui rassemblaient la cité, des processions musicales étaient menées pour honorer le dieu. Comment ne pas faire un lien entre ces processions en plein air, et ce qu'on appelle aujourd'hui le théâtre de rue déambulatoire ? Beaucoup de propositions artistiques en espace public mettent en oeuvre la déambulation afin de fédérer le public et d'investir davantage encore le territoire. Une première preuve donc que le théâtre de rue aujourd'hui est héritier d'une tradition bien ancienne, une tradition classique, mise au goût du jour puisqu'un rejet des codes s'observe.

De nombreux auteurs écrivaient pour le théâtre qui était le genre noble, face au roman qui s'est développé beaucoup plus tard et représentait le genre le plus bas, à l'image des natures mortes en peinture. De grands noms sont restés à la postérité, tels que Socrate ou Aristophane. Ainsi, leurs pièces étaient jouées à la fois pour éduquer et divertir le peuple, c'était le temps de la fête, le temps où les devoirs civiques et politiques étaient mis de côté pour profiter des représentations en plein air. On remarque donc que c'était davantage un temps qu'un lieu, ce qui est important dans notre étude qui tend à démontrer la possible importance d'un non-lieu pour cet art. Or, il y a bien un lieu caractéristique du théâtre antique, il s'agit de l'amphithéâtre.

En effet, les pièces de théâtre se jouaient alors au milieu de ces gradins de pierre, dédiés à la représentation de cette forme artistique comme son nom l'indique.

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Etymologiquement, ce terme est emprunté du latin amphitheatrum, hérité du grec, qui signifiait « théâtre (siège des spectateurs) des deux côtés »3. D'abord en bois, le théâtre en tant qu'édifice dans l'Antiquité n'a été construit en pierre qu'à partir du IVème siècle avant J-C. Le bois étant peu solide, la pierre assurait ainsi une stabilité du spectateur, mais son confort demeurait toujours un problème. Ainsi, lorsqu'il est défendu par les puristes notamment, que le théâtre est une institution tant sur le plan des règles d'écriture que du bâtiment dans lequel il se déploie, nous nous devons de remarquer que son origine ne témoigne pas d'un opéra finement décoré, avec ses voûtes et sièges en velours rouge, mais de marches en pierre, en plein air. C'est l'évolution qu'il a connu qui le rapproche peu à peu des théâtres aux fauteuils rouges tels qu'on les connait aujourd'hui, et non son origine. La représentation était ainsi agrémentée du chant des oiseaux, et des conditions climatiques. De plus, le sémantisme « des deux côtés » présent dans l'étymologie du terme, indique une frontalité du public qui encercle les acteurs et développe ainsi un lien plus direct avec eux. L'acteur devait porter sa voix pour qu'on l'entende sur toute la périphérie de la structure. Dès l'Antiquité ont également commencé à apparaitre les mimes, les pantomimes, que l'on peut qualifier d'ancêtres du théâtre de rue tel qu'on le connait aujourd'hui.

C'est pourquoi, il semble juste de penser que vouloir aujourd'hui sortir de l'institution théâtrale n'a rien de provocateur ou d'hérétique, dans la mesure où l'on peut justifier une sorte de retour aux sources. Un argument qui semble avoir échappé aux classiques, qui prônaient pourtant dans leur esthétique, la nécessité d'un retour à l'Antiquité. De plus, il est difficile de parler de lieu pour le théâtre antique, puisque de nombreuses traces d'amphithéâtres ont disparu, c'est sur des recherches approfondies et des textes d'époque que l'on se base pour reconnaitre l'emplacement des édifices de spectacle. Florine Ménec remarque assez justement qu'on sait qu'il existait des lieux caractéristiques pour les représentations artistiques de loisirs, tels que le théâtre, le cirque, les jeux, mais les indices et traces fiables sont rares.

« [...] Il apparaît indéniable qu'Andemantunnum [aujourd'hui Langres, en Haute-Marne], comme toute capitale de cité, était dotée d'une parure monumentale caractérisée notamment par un forum, des temples et des

3 Trésor de la Langue Française, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2439961890

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édifices publics dédiés aux loisirs tels que des thermes ou des édifices de
spectacle. Parmi tous les édifices publics, les édifices de spectacle sont sans
doute ceux qui ont le plus interpelé les différents acteurs de la recherche à
Langres. Des vestiges caractéristiques de cette catégorie de monuments nous
font défaut. »4

Ainsi, nous concluons que le lieu n'est pas forcément le plus important dans l'acte artistique et esthétique qu'est le théâtre. Ce qui compte c'est ce qui est montré, et non là où c'est montré. D'ailleurs, nous nous permettrons une légère digression en revenant à l'étymologie du nom commun « spectacle » qui vient du verbe latin décliné comme suit specto, as, are, spectavi, spectatum5 qui signifiait regarder, voir, contempler, observer. C'est le supin du verbe qui est à l'origine des termes de spectacle, ou spectateur. La fonction verbale de ce terme nous fait remarquer qu'il s'agit d'une action, d'autant plus qu'il s'agit d'un verbe transitif, donc suivi d'un complément d'objet, il y a donc une action d'un sujet en direction d'un objet. La position du spectateur est donc intrinsèquement une position non passive, mais actrice dans la contemplation. Comprendre le rôle des spectateurs comme un rôle passif, bien installé dans un fauteuil, à attendre que l'intrigue se déroule devant ses yeux est alors un contresens. Le rôle actif que l'on confère au public dans le spectacle de rue en le prenant à parti, en l'intégrant à la proposition artistique et au déroulement, est intrinsèquement la signification du mot spectateur.

Mais le théâtre n'était pas seulement le temps des loisirs, au-delà du divertissement, il avait également pour but d'affronter les peurs, les doutes, et les conflits environnants, présents dans la société et les moeurs. Mettre des mots, des gestes sur les pensées de tous, représenter, dans le sens de « rendre effectivement présent à la vue, à l'esprit de quelqu'un »6, permettait aux citoyens de la polis, de mieux comprendre la situation politique, mais aussi de se retrouver dans certaines scènes ou certaines péripéties. La crainte des dieux présente dans toutes les légendes antiques a été également appuyée par le théâtre, omniprésents dans nombre de pièces. Même bien après,

4 Florine Ménec, in L'otium : loisirs et plaisirs dans le monde romain. De l'objet personnel à l'équipement public. « Les édifices de spectacle à Langres : indices et réflexions », Actes de la journée doctorale tenue à l'INHA, Paris, 12 janvier 2012

5 Félix Gaffiot, Dictionnaire latin français, Hachette, Paris, 1934

6 TLF, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?12;s=2523520290;r=1;nat=;sol=1

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l'influence divine reste une source d'inspiration pour de nombreux dramaturges, à l'instar de Jean Giraudoux par exemple au XXème siècle dans Amphitryon 38, ou encore Electre.

Si le roman est apparu plus tard, que la nouvelle est très récente, et que le roman de chevalerie a disparu, le théâtre est un des genres, avec la poésie, qui a perduré de siècle en siècle.

Pour revenir aux acteurs, il convient de rappeler que le théâtre antique était le reflet de la société également quant au statut des citoyens. En effet, ce qui soulèverait plus d'un mouvement féministe aujourd'hui, était chose courante et acceptée à l'époque : chaque personnage, qu'il soit masculin ou féminin, était joué par des hommes.

b) La place des femmes au théâtre : à l'origine, des acteurs unisexes

A la suite de nos rencontres professionnelles et universitaires, un constat s'impose : les femmes sont encore sous-représentées de nos jours dans le milieu culturel. C'est déjà le cas dans bien d'autres secteurs d'activité, mais la culture semble ne pas échapper à cette règle. Entendons-nous bien, il ne s'agit pas de dire qu'il n'y a pas de femmes artistes ou travaillant dans la culture. Mais peu - très peu - de femmes se voient confier des postes à responsabilité dans le spectacle vivant notamment.

Ce début d'analyse ne servira pas à l'expliquer entièrement, et encore moins à le justifier, mais il convient de remarquer que déjà dans l'Antiquité, s'il y avait des personnages féminins dans les pièces de théâtre, ils n'étaient jamais joués par des femmes. En effet, dans le théâtre grec comme romain, les seuls acteurs étaient des hommes qui se travestissaient en femme pour jouer cette catégorie de personnages, par un jeu de costumes et de masques. Si cela peut choquer aujourd'hui, n'oublions pas que la Grèce antique était une société purement patriarcale, au sein de laquelle les femmes étaient alors perçues et considérées comme des esclaves non affranchies. Elles étaient donc éloignées du pouvoir politique et de la citoyenneté, et d'autant plus du jeu actoral, qui était vu comme éprouvant, très difficile, et surtout trop ostentatoire pour une femme. Qu'est-ce à dire exactement ? Cela signifie qu'une femme devait rester à sa place, ne pas se montrer,

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et ne pas paraître trop présente dans la cité, sans quoi elle aurait été jugée de femme de peu de vertu. Le personnage féminin le plus assumé de la tragédie grecque est probablement Antigone, personnage éponyme de la tragédie de Sophocle7 qui justement est considérée par son oncle Créon comme une orgueilleuse doublée d'une rebelle, et tout l'aspect tragique de cette pièce repose sur ce personnage. Si c'était précurseur et peut-être risqué à l'époque de Sophocle de montrer une femme d'un tel idéalisme, il faut comprendre que cela ne reflétait pas la réalité de la condition sociale des femmes en Grèce Antique. Elles sont au même rang que les étrangers, rejetées.

Mais il convient de noter que la conception de la parité était différente à cette époque, c'était davantage la classe sociale que le sexe qui comptait, bien que la femme devait fidélité à l'homme, et la réciprocité de cela n'était nullement obligatoire. Le théâtre, du moins sa représentation scénique, était également vecteur de célébrité, et la femme, de par son statut, ne pouvait bien sûr pas y prétendre.

Si cette remarque nous permettrait une transition vers le travestissement et le caractère subversif de l'art théâtral, nous choisissons de n'y revenir que plus tard dans cette étude. Elle nous permettra surtout ici de faire le lien avec les caractéristiques propres au théâtre, bien définies par Platon, et d'autres grands auteurs et philosophes à sa suite, qui font du théâtre, un art tout à fait codé.

A la lumière de ce retour aux origines, nous comprenons aisément que la place des femmes dans le milieu du spectacle vivant n'a jamais été primordiale. En effet, Renaud Donnedieu de Vabres pointe du doigt cette inégalité :

« Est-il par exemple normal que sur les trente-huit directeurs de centres dramatiques nationaux et régionaux, on ne compte que trois femmes ? »8

L'ancien ministre de la culture et de la communication relève de façon très démagogue, une inégalité flagrante entre les sexes. Un constat qui mènera à des actions de lutte pour la parité de manière générale, mais notamment dans le milieu culturel. C'est donc en

7 Sophocle, Antigone, Flammarion, Paris, 1999, 212 p.

8 Renaud Donnedieu de Vabres, « Ma politique pour le spectacle vivant », in La Lettre du spectacle, 1er avril 2005.

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2005 qu'est proposée une mission d'analyse afin d'observer la diversité dans le milieu du spectacle vivant, musique, danse et théâtre confondus.

Un an plus tard, le rapport de 2006 réalisé par Reine Prat, inspectrice générale au Ministère de la culture, attire l'attention une fois de plus sur un problème qui perdure depuis des années, l'inégalité hommes/femmes dans la société et dans nombre de secteurs professionnels. Mais c'est au cas du spectacle vivant que ce rapport s'attache particulièrement.

« Longtemps le silence a pesé sur la plupart des oeuvres de femmes parce que la création ne pouvait aller de pair avec la place réservée aux femmes dans la société. Et la situation a aujourd'hui moins changé dans ce domaine que dans beaucoup d'autres. »9

Ce qui est souligné ici c'est qu'il y a une forme d'injustice dans le manque de reconnaissance de la création artistique féminine, parce que la société l'impose par ailleurs. Même dans l'art, l'image renvoyée par la société et ses codes pèsent. Ainsi, comment accorder de l'importance à une oeuvre féminine si la femme elle-même est rejetée dans le monde qui l'entoure. Il y a une sorte d'annihilation de l'art féminin constatable. Pourquoi ? Peut-être est-ce parce que l'art est vu depuis plusieurs siècles comme un acte créateur, un art du génie.

« Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles de l'art. Puisque le
talent, comme faculté productive inné de l'artiste, appartient lui-même à la
nature, on pourrait s'exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de
l'esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l'art. »10

Dans l'Antiquité, le génie était un être surnaturel bon ou mauvais, capable de faire des réalisations dont les hommes sont incapables. Dans la pensée de Kant, le génie est un don surnaturel qui en dernière analyse est un don divin. Cela veut dire que le génie crée ses règles, il est l'origine, et il crée une oeuvre originale qui n'appartient qu'à lui et qu'il est le seul à pouvoir créer. Il y a une sorte d'incapacité, en art, à expliquer scientifiquement comme le génie réalise son oeuvre. C'est le regard critique qui tire les règles de l'oeuvre. Néanmoins cette idée est rejettée par Nietzsche qui reproche à cette théorie de faire appel

9 Charte de l'égalité, www.droits-femmes.gouv.fr,

10 Kant, Critique de la faculté de juger, paragraphe 46

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au divin, de renvoyer au surnaturel et de minimiser l'imagination humaine et le travail de l'esprit. Pour lui, il s'agit d'une réalisation purement humaine. C'est à l'homme qu'il faut attribuer le talent créatif et la réussite artistique. Et clairement, dans un cas comme dans l'autre, le statut de la femme dans l'Antiquité jusqu'à nos jours ne permet pas de lui accoler le terme de génie, puisque même la faculté de juger des femmes a été longtemps mise de côté.

Ainsi, il semblait bien utile, voire urgent d'établir une analyse de ces faits. Le rapport s'organise de façon précise : d'abord une méthode générale appliquée au spectacle vivant, puis un constat, un état des lieux des inégalités, suivi d'objectifs, et de propositions. Une question est posée : qui dirige les institutions ? Ce sont des hommes qui dirigent 92% des théâtres consacrés à la création dramatique, 89% des institutions musicales, 86% des établissements d'enseignement, 78% des établissements à vocation pluridisciplinaires, 71% des centres de ressources, 59% des centres chorégraphiques nationaux. On remarque donc qu'à part pour les centres chorégraphiques, la plupart du temps c'est une prédominance masculine à la direction des structures de spectacle vivant. Si cela ne tend pas à prouver que le théâtre institutionnel est codé cela montre au moins que l'institution est largement inégalitaire. Le théâtre de rue n'échappe pas forcément à cette règle, mais les études s'intéressent moins à ce type de proposition artistique. C'est pourquoi nous postulons que sortir du cadre institutionnel du théâtre en tant que lieu peut permettre une évolution vers un semblant de parité.

Le fanzine féministe Barbi(e)turix expose également ce problème dans un article intitulé « Où sont les femmes au théâtre ? »11. La rédactrice insiste sur le fait que quelques efforts sont néanmoins en cours, tel que le Festival d'Avignon qui ouvre de plus en plus ses portes aux femmes metteurs en scène, ou les regroupements tels que H/F qui vise à la parité homme/femme dans les arts et la culture. Leurs actions consistent à mettre en valeur le rôle de la femme, qui ne doit pas être sous-estimé par rapport à celui de l'homme tant dans la création artistique, la représentation et la rémunération. En effet, le deuxième rapport12 de l'Observatoire de l'égalité entre femmes et hommes révèle des chiffres clés qui sont éclairants. On remarque que le secteur du spectacle vivant est

11 Où sont les femmes au théâtre ? Barbiturix, 29 janvier 2016

12 Voir Annexe 1 : Rapport de l'Observatoire de l'égalité entre femmes et hommes

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fortement inégalitaire ; globalement on remarque même une évolution à la baisse du nombre de spectacles créés par des femmes programmés dans les théâtres entre l'année 2012 et 2013. Un retour en arrière donc ? Comment justifier cela à l'heure des discours qui clament l'évolution de la parité, un féminisme grandissant et des droits accordés aux femmes de plus en plus importants ? Ces chiffres montrent donc bien que l'égalité hommes/femmes dans la culture est encore à améliorer, et qu'un écart est creusé. Un écart qui ne devrait pas exister. Si l'on observe de près le domaine du cirque qui s'apparenterait le plus au théâtre de rue, les femmes semblent être encore plus sous-représentées avec seulement 9% de spectacles programmés contre 63% pour les hommes. Si cette étude s'attache uniquement au spectacle vivant dit subventionné, on peut aisément comprendre que les arts de la rue n'échappent pas à cette sous-représentation féminine.

« Et si la mixité est souhaitable c'est parce qu'elle transforme les
comportements du groupe entier et de chacune dans le groupe, qu'elle brise la
propension au mimétisme, que chacune peut alors éventuellement se
retrouver dans le comportement de l'autre, ou s'en démarquer, qu'elle ou il
soit ou non d'un même sexe. » Rapport 2006

Ainsi, faire attention à la parité dans le spectacle vivant peut permettre de créer également du lien social, de rassembler les gens les uns avec les autres, tout simplement parce que le public également est composé d'hommes et de femmes. Ainsi, si le théâtre souhaite refléter la réalité de la société, s'il entend dire tout haut ce que le peuple pense tout bas, il faut que sa représentation soit tout aussi proche de la réalité. C'est pourquoi une représentation théâtrale doit mettre en scène aussi bien des hommes que des femmes, sans quoi le public ne se reconnaitra pas entièrement, et le message ne sera pas transmis dans son intégralité jusqu'aux consciences.

c) Vers un théâtre codé

Comme nous l'avons vu, les origines du théâtre se situent à ciel ouvert, en plein air. C'est par la codification extrême et la définition précise de ce qui peut ou ne peut pas se faire au théâtre que cet art s'enferme entre quatre murs d'une prestigieuse salle.

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Contrairement aux autres arts, le théâtre a une double casquette, à la fois proposition artistique à part entière, mais aussi genre littéraire. Il semble donc difficile de parler du théâtre sans parler des règles du théâtre classique. En effet, à partir du XVIe siècle et du siècle suivant, critiques et auteurs définissent ce que doit être le théâtre, c'est-à-dire que toute représentation théâtrale s'accompagne de codes, de règles. C'est la naissance du théâtre classique, inspiré du théâtre antique. Nous citerons par exemple les règles de bienséances, qui interdisent la monstration de sang, de sexe ou de violence sur scène. Ou encore la règle des trois unités qui obligent au metteur en scène et dramaturge de choisir un seul lieu, un seul temps et une seule intrigue pour sa pièce. Boileau l'explicitera d'ailleurs dans Art Poétique :

« Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. »1 .

La troisième règle à appliquer impérativement pour chaque dramaturge classique est celle de la catharsis ; c'est-à-dire que le spectateur doit être touché par le discours théâtral. La représentation à laquelle il assiste doit lui permettre de purger ses péchés. Boileau ne l'omet pas dans son ouvrage :

« Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le coeur, l'échauffe et le remue. »

Il faudra attendre dans un premier temps le courant littéraire baroque, et surtout le romantisme, pour rompre avec ces limites imposées au genre théâtral. Le genre théâtral devient plus ou moins figé, et les labellisations sont là pour nous le rappeler. L'appellation Centre Dramatique National (CDN) par exemple, est une preuve d'institutionnalisation. Cela ne concerne d'ailleurs pas que le théâtre, mais également la musique, la danse. Tout ce qui appartient à la branche du spectacle vivant, meurt peu à peu sous des appellations institutionnelles : scène nationale, centre dramatique, SMAC, opéra national, centre national du théâtre, centre chorégraphique, etc. Et bien sûr, qui dit labellisation dit subvention et règles précises à adopter. Par exemple une scène nationale a l'obligation de faire du théâtre, de la danse et de la musique ; et concernant le fonctionnement de la structure, une scène nationale a le devoir d'axer son travail vers la diffusion. L'institutionnalisation est donc très présente, et a des conséquences sur le

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fonctionnement même de la structure. On peut alors comprendre que les arts de la rue semblent plus libres, affranchis de toute cette mainmise sur la façon de faire de l'art.

Claude Nicolas Ledoux a évoqué avec justesse, en théoricien, ce phénomène : « La salle étant à la scène ce que la pièce habitée est au vide que l'on découvre au-dehors, le théâtre [scène] doit être plus large, plus vaste que l'espace qui contient les spectateurs : c'est la véritable place des illusions magiques du théâtre »13.

C'est à ce tournant que le théâtre de rue intervient, afin de réinventer les codes, les déplacer, les ajuster ou tout simplement les contourner. On a bien vu au fil des siècles que les règles imposées aux différents genres littéraires étaient peu à peu remises en question, permettant d'arriver au XXème siècle avec un théâtre dit de l'absurde ou encore le Nouveau Roman. La représentation théâtrale et la façon d'exprimer cet art n'échappe pas à cette évolution, et conduit les arts de la rue à se développer de façon beaucoup plus significative.

Revenir au contexte du théâtre institutionnel pour comprendre l'évolution vers les arts de la rue aujourd'hui, ne peut se faire sans passer par une définition de l'oeuvre d'art tel qu'on l'entendait au sens classique. La notion d'oeuvre est la référence absolue de l'art, et s'oppose en ce sens à la production en série des objets artisanaux ou industriels. En effet, du XVIIème siècle jusqu'au début du XIXème siècle, on parle d'achèvement de l'oeuvre, elle est un tout, elle est perfection. C'est pourquoi Théophile Gautier14, au sujet de l'art poétique, énonce le slogan « l'art pour l'art » au début du XIXème siècle. Il signifie par-là que la beauté est gratuite, et que l'oeuvre n'a pas d'autre utilité même, c'est une fin qu'elle- en soi. Ainsi, l'oeuvre d'art n'a aucune valeur morale ou pédagogique. Elle sert le Beau. Cette idée s'applique également à l'art théâtral. Il est intéressant de remarquer que les artistes classiques définissent l'oeuvre d'art comme intemporelle, c'est-à-dire qu'elle est réalisée pour s'installer dans la durée, elle fait office de trace sur terre, trace posthume, trace immortelle. Elle est également nouvelle et n'est pas reproductible. Pourquoi ? Notamment parce que l'oeuvre d'art au sens classique à un caractère

13 Claude Nicolas Ledoux, L'Architecture considérée sous le rapport de l'art, des moeurs et de la législation, H. L. Peronneau, Paris, Tome Premier, 1804.

14 Théophile Gautier, Préface de Mademoiselle de Maupin, 1834

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individuel, à savoir qu'une oeuvre a un artiste à son origine, un auteur unique. Ce sérieux imposé à la production artistique impose donc une relation distante entre l'objet artistique et le spectateur. Ces principes sont au fondement des codes imposés au théâtre classique. A l'initiative de la conception du théâtre tel qu'on la connait aujourd'hui, un homme, Molière. Jean-Baptiste Poquelin de son vrai nom, reste encore aujourd'hui le dramaturge le plus étudié à l'école. Pourquoi ? Parce qu'il est à l'initiative de la fondation de ce qui reste aujourd'hui comme la plus grande institution théâtrale en France, la Comédie Française. C'est à la fin du XVIIème siècle que le roi exige la fusion des deux troupes théâtrales alors en vogue : le 21 octobre 1680, Louis XIV fonde la Comédie Française par ordonnance royale. Cette institution donne le monopole de la comédie à la capitale.

(c) Droits réservés

Aujourd'hui encore, quoi de plus prestigieux que la « Maison de Molière » ? Cette institution au sens spatial comme prestigieux est une reconnaissance du travail théâtral. Avec un répertoire de plus de 3000 pièces et une troupe bien ancrée dans l'Histoire puisqu'il s'agit de la plus ancienne à être en activité. Donc entrer à la Comédie est une consécration, un label de qualité. C'est une valeur ajoutée à l'acteur. Mais c'est aussi un carcan. Nous remarquons qu'il est aisé de reconnaître aujourd'hui encore, au cinéma, un acteur de la Comédie Française, les gestes sont codifiés, la manière de parler est

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exagérément audible, et on laisse peu de place à l'improvisation. La formation que cette institution dispense est rigide, immuable, en un mot, elle est codifiée. Si une dichotomie musique sacrée / musique urbaine existe avec d'un côté la codification extrême, le goût pour la précision des notes et la Beauté, et de l'autre une valeur accordée aux mots, au sens, à la représentation réaliste des choses, alors nous pouvons en dire de même pour le théâtre institutionnel et le théâtre de rue.

A l'instar de ces inégalités de genre, ou de ces codes, nous prenons peu de risques à dire que l'institution théâtrale est très conservatrice, très ancrée dans son passé et son retour permanent à l'Histoire. Faire évoluer les moeurs de ce genre d'institution a beau être au coeur des discours, nous postulons que ce n'est pas au sein de l'institution que le théâtre peut changer et coller parfaitement aux réalités sociales de son époque.

B) L'évolution vers les arts de la rue

a) Emergence de festivals, d'associations : une légitimité apportée au secteur

A la lumière de tout cela, nous pouvons comprendre que les arts de la rue se développent, et sont devenus une sorte de nouvelle « mode » aux yeux de certains critiques. Pierre Hivernat, journaliste et critique pour le journal Les Inrockuptibles pèse ses mots lorsqu'il est question d'émergence :

« Je pense qu'il faut se méfier des émergences, ça c'est la première chose. On
émerge un jour, on est submergé le lendemain. Je ne sais pas si les arts de la
rue sont en émergence. Ils sont en émergence médiatique peut-être. Il peut y
avoir une espèce de floraison. Y-a-t-il une réalité derrière ? Le quotidien
régional La Montagne couvre bien le festival d'Aurillac en plein mois d'août
parce qu'il y a de la surface rédactionnelle. De là à ce que tout à coup les
artistes fassent partie des préoccupations de cet éminent quotidien régional,
j'en doute fortement. »

En effet, on constate peu à peu l'apparition de festivals d'arts de la rue, d'associations spécialisées dans le théâtre de rue, ou de troupes de théâtre consacrées uniquement au théâtre en espace public. L'espace public, lieu de la parole, des

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manifestations et de l'expression, lieu du changement, lieu de tous les possibles, commence à être investi par les artistes, et les médias s'emparent de cela.

Peut-être cette forme artistique hors les murs s'est-elle développée en réaction aux codes du théâtre dit classique. Peut-être encore est-ce une volonté de renouvellement, pour attirer un public différent, toucher de nouvelles cibles, redorer le blason du culturel, ou encore aller vers une démocratisation en opposition à l'élitisme tant rabâché. Ce sont les années 60-70 qui ont vu les « arts de la rue » se développer, principalement pour constituer une voix face à la société contemporaine, et pour rompre avec les codes imposés.

Rien d'étonnant lorsqu'on pense à cette décennie, avec mai 68 notamment, on rejette le conventionnel, on refoule ce qui nous est imposé sans liberté, on fait dans le subversif et dans la voix qui peut dire l'inverse du modèle politique en place. On cherche de nouvelles façons de dire, de s'exprimer, et donc de nouveaux lieux pour le faire. La rue s'impose alors comme le lieu commun à tous, le lieu de la manifestation, et de la parole. C'est pourquoi de nombreux organismes et associations se sont développés pour reconnaître et diffuser ce qu'on peut appeler art de la rue, ou théâtre de rue.

Quelle différence entre ces deux dénominations ? D'après nos recherches, nous remarquons que lorsque l'on mentionne l'art de la rue, on pense surtout au street art, qui n'est autre que la traduction anglophone du terme. Et pourtant, ce dernier s'apparente essentiellement aux tags, graffitis, et oeuvres plastiques au coeur de la ville, ou créé avec des éléments urbains. Comment expliquer que l'art de la rue peut intégrer dans son sémantisme le théâtre représenté sur la place publique ? Quelle différence entre l'art de la rue et les spectacles de rue informels tels que le mime par exemple ?

La définition d'art de la rue étant complexe et sujette à débat, nous renverrons ces questionnements vers les études sémantiques de Philippe Chaudoir15. Nous partirons sur la base de la définition quasi exhaustive que propose la Fédération nationale des arts de la rue (FNAR). « Les arts de la rue englobent un ensemble de pratiques artistiques qui ont

15 Philippe Chaudoir, Discours et figures de l'espace public à travers les arts de la rue, L'Harmattan, Paris, 2000, 318 p.

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lieu dans l'espace public. Très riches par la diversité des esthétiques, on peut y voir : du théâtre, de la danse, du cirque, de la musique, du chant, de l'art sonore, des installations plastiques, et d'arts visuels, des performances, des parades urbaines...». La FNAR est une ressource éclairante pour comprendre les enjeux et actualités des arts de la rue, ainsi que son portrait économique. D'ailleurs, nous nous sommes demandés pourquoi le site internet16, les affiches, les manifestes ou les dossiers de presse émis par la Fédération des Arts de la Rue sont de couleur jaune. Peut-être est-ce un hasard, un choix graphique subjectif et sans justification précise. Mais nous y voyons un signe tout autre. D'après le Dictionnaire des Symboles17, le jaune est « la plus chaude, la plus expansive, la plus ardente des couleurs, difficile à éteindre, et qui déborde toujours des cadres où l'on voudrait l'enserrer. ». N'est-ce pas là précisément le crédo des arts de la rue ?

Les arts de la rue se sont construits à la marge de la culture officielle. Leur naissance se situe dans les années 60-70, une époque dominée par une remise en cause des conventions, de la codification de l'art par les genres, de la culture classique. C'est une époque, celle de Malraux, figure d'autorité des avancées culturelles en France, où la portée politique et sociale de l'art fait débat. Ce qui a marqué la réelle mise en place des arts de la rue, et qui a pu permettre une reconnaissance, ce sont les associations et organismes qui s'y sont dédiées d'années en années18. En effet, si le Ministère de la Culture soutient les arts de la rue depuis les années 80-90 surtout, ce sont surtout les dispositifs professionnels qui se sont développés pour soutenir l'art en espace public. Le plus ancien d'entre eux est probablement l'Association Française d'Action Artistique (AFAA), créée en 1922. Elle est avant tout un moyen de diffusion général en connectant les artistes français avec l'étranger. C'est un réseau professionnel, une aide au développement et à la découverte. Davantage plaque tournante de l'art de la scène, qu'aide directe aux arts de la rue, elle permet un échange de cultures. Nous citerons également l'Office National de Diffusion Artistique (ONDA) fondée en 1975 suite à la volonté du Ministère de la Culture. A l'instar de l'AFAA, l'ONDA est un réseau permettant de mettre en lumière les propositions artistiques du domaine du spectacle

16 http://www.federationartsdelarue.org/

17 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont/Jupiter, Paris, 2004, p.535

18 Voir Annexe 2 : Repères chronologiques

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vivant en direction du public. Elle offre conseil et soutien avant tout. Ainsi, ces deux dispositifs existent avant tout pour oeuvrer à la reconnaissance du domaine.

C'est en 1982, période d'émergence des arts de la rue, que le centre national de création Lieux Publics est fondé. Nous qui nous intéressons au lieu, il est important de remarquer que déjà à l'époque la question spatiale se posait. Jouer dans la rue c'est une chose, mais pour le ministère de la culture à l'origine du texte Le Temps des Arts de la rue, il était nécessaire d'avoir un centre national de création. Implanté à Marseille, il s'agit donc d'un lieu de création, mais aussi de conception d'objets scéniques, et de prospection également afin d'aménager le territoire en lien avec les élus. On parle également de lieux de fabrications, avec la désignation de six lieux au commencement, qui deviennent des centres nationaux de production : nous citerons l'Atelier 231, le Fourneau, l'Abattoir, Parapluie, l'Avant-Scène, et Promenades.

En 1993, est créé le centre national de documentation HorsLesMurs pour les arts de la rue et du cirque. L'objectif étant de permettre une certaine reconnaissance et un développement du secteur. Enfin, il y a moins de 20 ans, en 1997, la Fédération nationale des arts de la rue, voit le jour. Il s'agit d'une organisation professionnelle reconnue, permettant un échange autour de l'esthétique des arts de la rue ; elle réunit les artistes, les directeurs de festivals, bref tous les professionnels du secteur autour de l'actualité des arts de la rue au sens de spectacle vivant à ciel ouvert.

Enfin, très récemment, en 2005, a été créée à Marseille la Formation Avancée et Itinérante des Arts de la Rue. C'est probablement le paroxysme du développement du théâtre de rue, dans la mesure où aucune formation professionnelle n'existait jusqu'alors. Les pouvoirs publics, et notamment le Ministère de la Culture et de la Communication soutiennent les arts de la rue pour éviter la part d'éphémérité inhérente à ce domaine artistique. Pour en assurer sa viabilité et sa durabilité dans le champ culturel français, des plans d'intervention ont été mis en place, notamment en 1994 par Jacques Toubon. Les mesures prises pour le théâtre de rue étaient les suivantes : une aide à la création et à l'écriture, la reconnaissance et le soutien d'un certain nombre de compagnies ainsi que de festivals, et la constitution de lieux de fabrication pour favoriser la création artistique.

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C'est également ce plan d'intervention qui reconnait Lieux Publics et HorsLesMurs comme dispositifs officiels d'aide aux arts de la rue.

Puis, les festivals commencent à prendre part au paysage culturel national avec le festival Châlon dans la rue à Chalon-sur-Saône, le festival international de théâtre de rue et des arts de la rue d'Aurillac, Vivacité à Sotteville-lès-Rouen, le Festival les Monts de la Balle, et plus localement le Festival international du spectacle à ciel ouvert Hop Hop Hop à Metz ont permis peu à peu une visibilité nationale voire internationale. Ce sont les festivals d'été qui ont permis l'effervescence des arts de la rue. On peut parler d'une multiplication du champ artistique par la diffusion. En 1978, l'un des tous premiers festivals a été mis en place à Amiens, La Rue est à Amiens. Ce que l'on en a retiré c'est surtout l'impact territorial d'un tel événement. L'urbanisation a pu évoluer, ainsi que l'architecture de la ville avec l'aménagement de rues piétonnes, de jardins ou de squares.

Ainsi, le développement et l'explosion d'organismes en lien avec les arts de la rue, et plus précisément le théâtre de rue et le théâtre itinérant, a permis une réelle visibilité pour ce domaine artistique pluridisciplinaire et audacieux. Plus encore, l'émergence des saisons d'art de la rue avec Promenades et Quelque p'arts affirme que l'espace public peut réellement être investi d'un art de qualité.

Ce que l'on remarque surtout, à l'instar de ce retour historique sur l'émergence de l'art de la rue, c'est qu'il s'agit d'un secteur très récent. Il est rare dans l'histoire culturelle française d'assister à la création totale d'un domaine artistique, qui doit apprendre à être jugé qualitativement, à être reconnu, apprécié par les moins connaisseurs, se développer au sein d'un réseau, et définir des caractéristiques propres au champ artistique qu'il représente. En réalité, si le théâtre de rue semble avoir vu le jour il y a moins de 40ans, il faut rappeler que son apparition est bien plus ancienne que ça. Seulement la médiatisation n'était pas là. En effet, de la Grèce antique au Moyen-Age le théâtre est d'abord conçu pour et dans la rue. Dès le XIème siècle, l'art théâtral en espace public est devenu plus présent, puisque la rue était alors le lieu de convivialité et d'union des citoyens. Néanmoins, si le théâtre à ses origines prenait ses quartiers en extérieur, il serait naïf de le comparer au théâtre de rue tel qu'il est défini aujourd'hui. De nos jours, le théâtre de rue se construit pour, par, et avec l'espace public. La rue n'est plus simplement un lieu, mais

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un espace artistique investi et qui sert à la création. Ce n'était pas le cas dans l'Antiquité. De fait, on peut se demander si la création de centre de création ou de production ne serait pas un contresens à la vocation des arts de la rue, et une sorte de retour aux origines. Si l'on crée dans un espace clos, on peut avoir tendance à oublier le but même de ce secteur artistique qui prend sa source directement dans le quotidien des habitants et leur spatialité commune. La rue n'est plus seulement une scène déplacée en extérieur, mais une partie intégrante de la proposition artistique.

Philippe Chaudoir explique bien la nuance qu'il y a à voir dans le décloisonnement du théâtre.

« [Cette] résurgence apparente de manifestations festives, écrit le sociologue, qui rappelleraient la tradition mais sous des formes plus ou moins nouvelles, s'inscrit, en fait, essentiellement dans le contexte d'une crise urbaine, sociale et politique et y puise largement ses logiques d'action. (...) [Ces] nouveaux animateurs, ces nouveaux spectacles, ces nouvelles manifestations, prennent en charge leur époque. (...) En tant que telle, [cette prise en charge] a pour objet fondamental de redonner sens à la notion d'animation urbaine, de vie

urbaine. »19

Aujourd'hui, nous retenons surtout l'avènement des arts de la rue sur le parvis du Centre-Pompidou de Paris, où la compagnie Transe Express a joué son spectacle 2000 Coups de Minuit pour fêter le passage à l'an 2000. De grandes compagnies, généralement créatrice de spectacles à grands formats, font des arts de la rue un domaine médiatisé et peu à peu reconnu : par exemple Royal De Luxe, Transe Express présente récemment sur les Fêtes de la Mirabelle à Metz, Oposito, ou encore Ilotopie, pour dresser une liste tout à fait non exhaustive.

Si on parle de théâtre sans lieu dans le sens où il s'exporte au-delà des salles, nous avons remarqué néanmoins que des lieux de productions se sont développés de plus en plus à partir des années 70, afin que les artistes créent et répètent. Le théâtre en espace public est donc bien, pour l'instant, et avant tout, une représentation dans la rue, et plus rarement une rue en représentation directe. Plus clairement, nous dirons que la rue est la scène et le décor, et non la puissance créatrice. Du moins nous estimons qu'elle n'est pas

19 Philippe Chaudoir, op.cit., p.21

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assez moteur à création artistique qu'elle ne pourrait l'être. Elle est davantage utilisée comme une fin que comme un moyen et nous le déplorons.

« Non que la situation soit désespérée, elle nous semble seulement manquer de panache, quelque peu étouffée par la normalisation de l'espace public, par le cadrage de plus en plus serré des interventions artistiques in situ ou par le retour de réflexes moralisateurs et bien pensants. Nous voulons résister à la dépossession et au laisser faire. Nous voulons défendre l'esprit critique et la

création artistique. »20

b) Impulsion politique : quelles politiques culturelles pour les arts de la rue ?

Quelle économie des arts de la rue ?

Il y a deux versants à cette question. D'un côté, on ressent d'année en année une forte institutionnalisation des arts de la rue. Paradoxal nous répondra-t-on puisque d'un autre côté c'est précisément cette institutionnalisation qui est rejetée par cette forme artistique. On fait de l'art dans la rue pour évacuer les fauteuils rouges du théâtre, pour avoir et offrir davantage de libertés. Mais comme toute impulsion artistique qui fonctionne est suivie ou encadrée par une politique culturelle et une économie inhérente à celle-ci, l'institutionnalisation n'est jamais loin et les textes de loi qui concrétisent et officialisent le tout également. En ce qui concerne le théâtre de rue, on peut le remarquer avec la création des Centres Nationaux des Arts de la Rue (CNAR) par exemple. C'est seulement en 2005 que les CNAR commencent à voir le jour. Mais avant à l'origine de cela, un plan d'intervention avait été mis en place, intitulé « Le Temps des arts de la rue »21. Ce plan, purement politique, éloigné de toute démarche artistique, avait pour ambition de soutenir les arts de la rue, de les consolider dans leur structuration, et de développer un soutien de la part de l'Etat ainsi que des collectivités territoriales. Puisqu'il s'agit d'un « temps » et non d'une mission ou d'un rapport, son étalage dans le temps parait évident. En réalité, ce plan d'intervention a duré trois années, de 2005 à 2007. Trois ans durant lesquels plus d'actions ont été menées que depuis les trente dernières années.

20 Op. cit., Arts Espace Public, p.6

21 Voir annexe 3 : Le Temps des Arts de la rue

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De fait, on constate la création de centres nationaux des arts de la rue, d'un fond de diffusion pour le spectacle de rue au moyen de l'ONDA, et des aides aux compagnies. Et de manière plus théorique, cela a été l'occasion de réflexions sur le public, sur l'espace public, et sur une esthétique propre aux arts de la rue. Nous ne pourrons donc pas dire le contraire, le Ministère de la Culture, il y a dix ans, a cherché à structurer et soutenir le théâtre de rue.

Pour revenir aux CNAR, il s'agit en réalité d'un label accordé par le ministère, aux structures qui favorisent la création, la production et la diffusion. Les actions de formation, et de résidences d'artistes sont également nécessaires pour obtenir le label CNAR22. Et comme tout label, l'appellation permet une reconnaissance, une crédibilité, et une identité importante pour ces structures de théâtre de rue. On ne cessera pourtant de se demander si l'attribution d'un label ne va pas de pair avec une certaine institutionnalisation du domaine artistique.

L'une des missions d'un CNAR vise également une démarche en faveur du territoire où il est implanté, comprenant un travail en lien avec les habitants. Cela justifie donc bien ce que nous pensons, à savoir que l'une des caractéristiques propres aux arts de la rue, est l'ancrage territorial, ainsi que leur dimension participative.

« Les équipes ont profondément besoin d'un lieu d'expérimentation autant que
de vivre au coeur d'une histoire sociale avec sa cité. Ancrer une compagnie
dans la cité est un acte culturel et social fort qui donnerait du souffle et un
avenir aux compagnies sur un territoire. »23

Comme l'explique Laurent, premier concerné par ces questionnements, c'est un ancrage territorial et spatial plus fort que d'avoir un CNAR. C'est une forme de reconnaissance et de cohésion avec la ville, une forme de soutien également non négligeable pour une compagnie.

Enfin, le point qui nous intéresse peut-être le plus, est le lieu. Qui dit CNAR, dit centre national, donc espace déterminé et identifiable. Un CNAR est donc non seulement

22 Voir annexe 4 : Cahier des missions et des charges pour les centres nationaux des arts de la rue

23 Voir annexe 5 : Entretien avec le directeur artistique de la Compagnie Deracinemoa

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un cadre juridique chargé de missions clairement définies, mais c'est avant tout un lieu, un établissement, une structure. Le Cahier des missions et des charges pour les centres nationaux des arts de la rue intègre un point intitulé « locaux » : « Les CNAR doivent disposer de lieux permanents et équipés en adéquation avec leurs missions. ». C'est dit, le verbe d'obligation devoir, rappelle dans un texte référence, que les arts de la rue qui reçoivent ce label, ne peuvent faire l'économie d'un lieu à eux. Nous sommes donc un peu plus éloignés de la conception de l'artiste dans la rue, déclamant son texte dans un espace libre et détaché de toute institutionnalisation ou politique culturelle. En réalité, si les arts de la rue sont reconnus aujourd'hui et ont une place dans le paysage culturel national, c'est parce que l'Etat a choisi de s'emparer de cette nouvelle mode artistique des années 70, et de l'instrumentaliser un minimum. Ainsi, les artistes sont toujours partagés entre être indépendants, défendre des principes de liberté exclusive, et rejoindre l'Etat par des conventions auxquelles ils devront se tenir. La question du lieu dans les arts de la rue, on le voit bien, est donc complexe. Puisque d'un côté il s'agit d'un art sans lieu précis autre que celui de l'espace public, et parallèlement les structures ont besoin d'espace de création, de répétition, et de reconnaissance, et pour une dizaine de lieux en France, cela passe par l'obtention du label CNAR. Les musiques actuelles ont connu la même dichotomie, entre musique urbaine détachée de tout cadre, et l'apparition peu à peu du label SMAC (Salle de Musiques Actuelles) qui leur a permis une émergence considérable.

Dans le cadre du Temps des Arts de la Rue, 9 structures ont été qualifiées de CNAR. Au nombre de 13 à l'échelle nationale aujourd'hui, on remarque que 3 d'entre elles se situent en Auvergne-Rhône Alpes, tandis qu'aucun ne s'est encore implanté dans la région Grand Est. Pourquoi ?

Les artistes de rue, notamment les artistes dramatiques, sont-ils majoritairement pour ou contre une institutionnalisation ?. Institutionnaliser les arts de la rue ne serait-il pas s'avouer vaincu, et accepter que l'art doit être contrôlé, et géré par l'Etat ? Se laisser tenter par l'institutionnalisation ne pourrait-il pas être apparenté à un échec, un abandon des valeurs premières des pionniers de la rue qui n'avaient besoin de personne et d'aucun dispositif pour mettre en scène un spectacle et dire ce que la rue leur permettait de dire ?

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L'entretien avec le directeur artistique de la compagnie Deracinemoa prouve que les artistes sont lucides quant à leur situation ; s'ils défendent une liberté d'expression et de création, ils ont conscience qu'être soutenu par les pouvoirs publics serait une aide considérable, et le seul moyen de tenir dans le temps.

Mais aujourd'hui, on se rend compte que pour développer un festival à l'échelle d'une ville, les budgets seraient trop serrés sans la participation financière et matérielle de la Ville, Département ou Région. Nous ne détaillerons pas ici le bilan du Festival Hop Hop Hop qui est l'exemple que nous avons choisi pour notre étude de cas, mais nous pouvons annoncer que les subventions des collectivités territoriales représentent environ 76% du total des produits, les 24% restant concernant les partenariats et les produits dérivés, ou vente de marchandise. Un réel dilemme donc, qui concerne finalement tous les arts aujourd'hui, entre difficultés financières et donc difficultés de structuration et de reconnaissance et instrumentalisation politique refusée à l'essence même de cette discipline artistique.

A ce sujet, lors d'une réunion avec le directeur artistique de la Compagnie Deracinemoa Laurent-Guillaume Dehlinger, et l'adjoint à la culture de la Ville de Metz Hacène Lekadir, assisté du directeur de l'action culturelle Christian Schnell, a été évoquée la nécessité d'un CNAR à Metz. Pourquoi ? Tout simplement parce que les arts de la rue intéressent de plus en plus le pôle culture à Metz, avec le festival Hop Hop Hop qui prend de l'ampleur chaque année, le Festival Passages qui est un théâtre itinérant, et les Fêtes de la Mirabelle qui s'offrent des compagnies d'art de la rue très reconnues d'années en années.

« Le Grand Est n'a actuellement pas de CNAR sur les 13 CNAR de France,
hors au-delà du financement de projet ou de lieu de création, il est un élément
fort de visibilité des arts de la rue au coeur d'un métier. Le CNAR est avant
tout un phare, et écrirait à Metz une nouvelle histoire culturelle forte. »24

Ainsi, il s'agirait d'un projet qui pourrait bien transformer toute la conception des arts de la rue en région Grand Est, offrir un nouveau souffle et une reconnaissance de taille ainsi qu'une mutation également sur le festival Hop Hop Hop. Néanmoins, il ne faudrait pas que l'institutionnalisation de cette pratique provoque la perte du festival. De

24 Voir annexe 5

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plus, une fois institutionnalisé, si la municipalité change, il est tout aussi possible d'être en danger du jour au lendemain à l'instar de Chalon dans la rue.

Lorsqu'on assiste à un spectacle de rue, on ne réfléchit pas forcément à ce qui se passe derrière les coulisses. Les artistes sont certes indépendants, mais ils sont affiliés à un réseau qui définit leurs droits, regroupe les programmations des différentes troupes de théâtre de chaque région, et lutte pour l'art public. C'est la Fédération nationale des arts de la rue (FNAR) qui endosse ce rôle.

Finalement la naissance de festivals de la rue, si elle permet une visibilité et une reconnaissance nationale voire au-delà des frontières, peut également être un obstacle pour certaines compagnies. L'art en espace public devient un marché, au même titre que le festival d'Avignon pour le théâtre. Les programmateurs viennent rencontrer des compagnies, et repèrent ce qui leur plait pour intégrer leur propre festival. Quand on s'aperçoit que près de 1000 compagnies candidatent pour faire partie du Off (donc non rémunéré) du festival Châlon dans la rue, on peut se demander si on doit cautionner cela. Certes faire partie de la programmation officielle ou être dans le off d'un festival d'une telle envergure et qui brasse autant de spectateurs est un enjeu de taille pour une compagnie qui cherche à faire sa place. C'est une reconnaissance du travail artistique, c'est aussi la preuve de la qualité de ce que fait la compagnie en question. Les festivals sont comme les labels, ce sont des outils de mesure de la qualité artistique, ils définissent et classent également les compagnies qui interviennent. Mais ne serait-ce pas, à long terme, une dévalorisation du secteur, et surtout des artistes qui oeuvrent pour leur reconnaissance, que de voir ce combat pour entrer dans un simple off de festival. In fine, c'est un marché où les programmateurs font leurs courses, et cela annihile le propos artistique en marge qui veut être clamé. On peut comparer cela à la société de consommation, une question de petits sous plus que d'art. Et par extension, ne serait-ce pas là la régression vers une culture « populaire », que l'on peut rapprocher du terme de culture de masse ? C'est-à-dire une culture plutôt commerciale. Telle est peut-être également la faiblesse des arts de la rue. S'ils s'élèvent contre une culture élitiste qui est celle du théâtre classique, il ne faudrait pas qu'ils tombent dans une vision massive de la culture. Ce qui donnerait raison à ses détracteurs.

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Une différence que l'on peut noter avec le théâtre en salle institutionnalisé, est que l'art de la rue sert directement les politiques locales ; dans la mesure où les compagnies de rue animent un territoire, sont visibles dans l'espace public, et attirent des touristes, ou des passants. Nous pensons que c'est notamment ce facteur qui leur a permis de prendre de l'importance. Mais tout cela semble être hypocrite, et servir davantage des fins politiques que des valeurs artistiques en tant que telles.

« Quels objectifs et quels moyens les pouvoirs publics, Etat et collectivités

territoriales, doivent-ils se donner pour que l'effervescence, presque
spontanée, des arts de la rue ne produise que des effets positifs ? » 25

Les artistes de rue se sont peu à peu regroupés autour d'une même esthétique, celle du rejet de la société, du contrôle d'idées, du capitalisme bien souvent, de la société de consommation. La gratuité de la quasi-totalité des spectacles de rue, s'explique donc très bien en accord avec ces principes défendus. On rejette tout ce qui concerne des notions d'argent, à tel point que l'économie des arts de la rue n'est pas en très bonne posture, si l'on considère le statut des intermittents du spectacle et la précarité qu'ils vivent. En réalité la précarité des compagnies de rue dépend de leur implantation sur le territoire, de leur reconnaissance, et surtout des subventionnements qu'elles reçoivent, donc de leurs missions d'intérêt public. A la lumière de cela, comment peut-on imaginer que les arts de la rue ne s'institutionnalisent pas ? Si presque tout dépend des subventions octroyées par les pouvoirs publics, sans quoi une compagnie ne peut plus créer, alors elle vit forcément au crochet d'une politique publique et culturelle.

Dans cette circonstance, on ne peut pas dire que l'art en espace public soit totalement subversif, et indépendant. Et pourtant c'est une forme qui séduit de plus en plus le public, un public très différent de celui qui fréquente les salles de théâtre. Quelle en est la raison ?

c) L'art théâtral comme représentation sensible d'un monde

25 Elena Dapporto et Dominique Sagot-Duvauroux, Les Arts de la rue, Portrait économique d'un secteur en pleine effervescence, Paris, 2000, p.15

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Lewis Mumford écrit dans La cité à travers l'histoire, rappelé dans La société du spectacle de Guy Debord, « Avec les moyens de communication de masse sur de grandes distances, l'isolement de la population s'est avéré un moyen de contrôle beaucoup plus efficace. »26. Si cette réflexion est davantage une critique du capitalisme qu'une réelle pensée sur le théâtre en tant qu'art, on peut néanmoins s'y raccrocher pour se demander si, en effet, l'art dans l'espace urbain ne pourrait pas être une lutte contre le contrôle des institutions. En ce sens que le public est compté, observé et tenu dans une salle de théâtre, en un mot il est contrôlé et isolé dans un lieu clos. On ne peut cependant pas mentionner cela sans un oui mais ; oui mais il convient de rappeler ce que nous avons développé dans le point précédent, à savoir que les institutions culturelles permettent bien souvent une reconnaissance que la rue à elle seule ne peut pas toujours permettre, du moins pas pour l'instant.

A l'heure d'une culture dite de masse, peut-on voir un avenir plus grand dans un lieu clos, élitiste historiquement ? Ou bien dans un espace commun à tous ? Sortir des normes institutionnelles, normes au sens historique de ce qui a toujours eu l'habitude de se faire, pourrait être un moyen à long terme pour subvenir à la massification des pratiques culturelles. Mais se dégager de l'emprise de la tradition suppose qu'il faut une valeur ajoutée au théâtre en espace urbain. C'est du point de vue de la représentation sensible que nous choisissons d'observer le théâtre de rue.

« Nous vivons dans un petit monde, construit selon des lois artificielles, et qui
ne correspond en rien à la population à qui nous sommes censés nous
adresser. Et d'ailleurs nous ne nous adressons pas à elle. Peu à peu, le public
aussi s'est calibré : le niveau social, la couleur de la peau, l'absence de
handicap. Le fait de refuser de faire entrer la féminité, les couches populaires,
les cultures autres que françaises, la maladie, la fragilité physique et
psychique dans le monde de ceux qui font et décident du théâtre me paraît le
condamner à l'ennui. »27

Cette réflexion de Claire Lasne est importante pour étayer notre propos. Non seulement le public n'a jamais autant formé une masse d'êtres humains sans distinctions et différences que dans le théâtre de rue, mais en plus cela permet une certaine vision du

26 Lewis Mumford, La cité à travers l'histoire, in Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, Paris, 1992, p.166

27 Claire Lasne, directrice du centre dramatique régional de Poitou-Charentes, lettre du 14 décembre 2005.

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monde. En effet, un spectateur qui se sent rejeté dans la société de manière habituelle, voyant qu'autour de lui personne ne le juge, que tout le monde regarde dans tous les sens une proposition artistique qui enfonce le clou en délivrant des messages sociaux importants, se forgera une vision de son monde différente de ce que les médias, ou le cinéma lui donnent à voir. Le théâtre de rue, à sa petite échelle, peut peut-être donner une vision du monde plus réaliste, et plus vraie du quotidien des gens. C'est ce que le réalisme et le naturalisme se sont employés à faire au fil des siècles en littérature, c'est ce que la représentation théâtrale en espace public essaie de poursuivre. Avec les arts de la rue, le regard des gens est changé, leur monde est altéré d'une vérité qu'ils n'ont pas l'habitude de voir, et la relation des êtres les uns avec les autres est ancrée dans la spontanéité et l'immédiateté. Or, on nous a toujours habitués à agir de telle ou telle façon dans telle ou telle circonstance. Rares sont nos comportements naïfs et spontanés une fois sortis de l'enfance. Toutes nos réactions sont comme calculées à l'avance, ou refreinées par l'image que l'on souhaite renvoyer à une société peu tolérante. L'art de la rue essaie de décloisonner ces émotions. La peur, la joie, la compassion, le rire sont des états d'âme qui doivent être naturels et exprimés. L'expression de ces sentiments est une réelle catharsis et procure du bien à celui qui le ressent.

Hegel écrivait dans Esthétique I, « Le beau se définit donc comme la manifestation sensible de l'idée ». Le terme « esthétique » vient du grec « aisthesis » qui signifie sensation. Donc pour qu'il y ait esthétique il faut qu'il y ait à la fois pensée et perception sensible. A cette époque, on pense que l'art n'imite pas la nature mais révèle l'esprit, l'idée. Ce qui caractérise l'art et surtout l'art théâtral comme forme d'expression c'est qu'il exprime ce qu'une culture, un peuple, est capable de penser de plus haut. L'art se propose également d'exprimer l'intériorité et les émotions du peuple, et d'élever l'esprit vers une vérité souvent cachée ou aveuglée. Néanmoins, l'art n'est pas que la représentation du Beau. Les artistes contemporains réagissent contre une utilisation bourgeoise du beau, dans laquelle le beau serait une façade destinée à nier la réalité. L'expression artistique est le témoin d'une époque, d'une crise, d'une culture. Ainsi, les artistes de rue ainsi que leurs confrères d'autres disciplines, dénoncent le fait que les valeurs esthétiques présentées comme universelles, cachent des valeurs morales, à savoir

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une idéologie. On dénonce l'hypocrisie et la négation du réel caché dans des considérations purement esthétiques.

C'est après les guerres qui se sont déroulées au XXème siècle que les artistes prennent du recul par rapport à la conception traditionnelle et politique de l'art. On a pu voir des oeuvres d'art tant littéraires que picturales qui se sont voulues moralisantes en faisant écran au réel. Par exemple, le réalisme nazi a mis en avant des formes de beauté classique dans un but antihumaniste. De fait, la beauté classique, la part institutionnelle et traditionnelle de l'art vivant et instrumentalisée dans le but de masquer la vérité. C'est précisément ce contre quoi luttent les artistes de rue, voués à la liberté, et à ne rien dissimuler de la réalité sociale et politique de leur monde.

Donc l'art ne vise pas seulement à exprimer une beauté, ou une technique artistique. Le Beau n'est pas le Vrai. La proposition artistique exprime une quête de sens et exprime également quelque résultat de cette quête, mais toute esthétique suppose à la fois sensation et pensée de la représentation. Seule l'émotion artistique étant à la fois rationnelle et sensible, unifie le corps et l'esprit du public face à un acte d'art.

"Le théâtre est l'arène où peut avoir lieu une confrontation vivante. La
concentration d'un grand nombre de gens porte en soi une intensité
exceptionnelle. Grâce à quoi, les forces qui opèrent et gouvernent la vie de
chacun peuvent être isolées et perçues clairement."28

En somme, cette forme de théâtre, par le lieu où elle se déploie, est proche du peuple et rapproche les habitants/spectateurs de ce qu'ils sont mais également entre eux. C'est un théâtre populaire.

C) Un théâtre tourné vers la population

La salle de théâtre est le lieu où le public se donne en spectacle lui-même. Elitiste, coûteux et grandes pompes, tels sont les termes qui ont fini par caractériser le mieux le

28 Peter Brook, L'espace vide : écrits sur le théâtre, Editions du Seuil, 1977

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théâtre en salle. Ecartant de fait le peuple, les provinciaux, et les moins fortunés. Avec le théâtre de rue, on retourne aux origines, et le public, ne faisant pas toujours le choix d'y assister, la part de hasard qui réside dans cette expérience artistique favorise le regard naïf et naturel. On ne vient pas voir du théâtre de rue pour se montrer, ou pour se mettre en valeur. Noyé dans la foule, on ne nous repère pas, les présents ne sont là que pour ce qui est donné à voir et non pour donner à voir.

a) Sociologie du public : l'évaluation de la qualité artistique

Il faut veiller à la place du public dans une démarche artistique. Quoi de mieux que l'espace public pour porter une attention au public ? C'est avant tout son lieu, un lieu commun. Dans la rue, il y a une relation de frontalité entre les acteurs et les spectateurs. Si l'on considère bien l'art comme une expérience, alors quoi de plus subjectif et réaliste qu'une expérience à laquelle on ne s'est pas préparé, dans un espace ouvert à tous, sans restriction sociale. A partir de là, on peut parler de mesure de qualité artistique, par les spectateurs ayant fait l'expérience de l'art.

A partir des années 80 on sort des modèles déterministes, on commence à penser par soi-même, à agir par soi-même, à maitriser son destin. Comme l'explique Fabrice Montebello, maître de conférence à l'Université de Lorraine, spécialiste de l'histoire et de l'esthétique du cinéma ainsi que sa réception, la représentation est à la fois l'action de jouer une pièce de théâtre par exemple, c'est donc une conception, une vision du monde, une image mentale collective ou non. Mais c'est également le terme que l'on utilise pour parler du jeu ou de l'art. Finalement, la représentation est un terme politique puisqu'il est au fondement de la notion d'Etat, c'est l'ensemble des personnes qui représentent la nation. Cette définition est donc la preuve que théâtre, public et politique sont liés. La situation est importante pour faire l'expérience de l'art, elle est inscrite dans l'objet artistique, et donc pour en apprécier la qualité. La rue est-elle une situation propice à la découverte, à la transformation de l'être par l'art ?

Nous postulons qu'il y a trois phases dans l'évaluation d'un objet culturel : l'anticipation, c'est-à-dire la manière dont les personnes anticipent l'expérience de l'objet, la situation à

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laquelle ils sont confrontés lorsqu'ils évaluent l'objet, et l'après, une fois que l'expérience est passée. Pour les deux dernières, les arts de la rue semblent pouvoir en faire l'objet. Néanmoins, au sujet de l'anticipation, nous pouvons remarquer que dans le cas du théâtre en espace public, les spectateurs ne sont pas forcément informés, et rencontrent parfois la proposition artistique « par hasard ». Telle est la particularité du spectacle à ciel ouvert, chose que la plupart des autres arts ne connaissent pas, puisqu'ils se déroulent dans un lieu précis, dans lequel le public a choisi de se rendre. Le plaisir que le public va éprouver sera donc différent, puisqu'il n'a pas pu anticiper son expérience. Le risque de déception est donc plus important, mais celui de surprise également. Il y a alors bien un regard différent à porter sur les arts de la rue, qui sont par essence plus périlleux quant à l'appréciation du public.

Comme l'explique Jean-Marc Leveratto, le plaisir du spectateur se mesure via des outils précis. Le confort de celui qui regarde, son installation a un impact sur les émotions, et le plaisir qu'il va éprouver. Cet argument fonctionne très bien pour le théâtre dit conventionnel et pour le cinéma. Mais qu'en est-il pour le théâtre de rue, où précisément, bien souvent aucune installation n'est prévue pour les spectateurs ?

« En effet, le fauteuil de spectacle est à la fois ce qui soulage notre corps de la fatigue de la position debout et qui, en l'immobilisant, met notre corps au service du spectacle. Il nous pousse ainsi à respecter le travail de l'acteur et, à travers lui, celui de l'auteur. »29

De fait, il y a bien une interaction entre l'espace, le spectateur et l'acteur. Et nous postulons que le lien qui les tient unis, est celui du plaisir. Le spectateur éprouve du plaisir face à la qualité artistique du savoir-faire de l'acteur, mais également en fonction de l'espace physique dans laquelle il se trouve. L'acteur se sert de l'espace, du décor pour alimenter son jeu, et ce en destination d'un public. Enfin, le lieu est à la fois investit par le public, qui bat le pavé, et mis en valeur par les acteurs qui le subliment. Cette interaction est bien présente dans les arts de la rue, mais reste le problème du confort du spectateur. Les fauteuils de théâtre, il est vrai, apportent aussi, en plus d'un certain confort, une certaine intimité, par la délimitation qu'elle impose entre chaque personne. Chacun possède son espace, qui ne peut que difficilement être envahi par le voisin de

29 Jean-Marc Leveratto, Introduction à l'anthropologie du spectacle, La Dispute, 2006, p.192

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gauche ou de droite. Il y a donc une portée morale également à cet outil de qualité artistique. En effet, dans la rue, on peut être bousculé, se faire marcher dessus, être au coude à coude avec les autres, et notre espace personnel d'appréciation de l'oeuvre en devient altéré.

(c) La Montagne - Festival d'Aurillac (c) Droits réservés

Ces photos illustrent un élément important dans la spatialité de l'espace public. On remarque bien par la position que ces personnes adoptent, que le ressenti ne peut être le même. Dans la photo A, ils sont retournés, la tête en l'air, tournée devant eux ou bien vers les artistes qui siègent au milieu de la foule. Ils se regardent les uns les autres et ont ainsi une interaction évidente dans le plaisir artistique. Dans la photo B, le public est certes confortablement installé dans les fauteuils rouges, mais les gens sont chacun seul face à leur ressenti, leurs émotions, ils sont positionnés dans ces fauteuils pour ne voir que ce qui se trouve face à eux, ils ne se retournent pas, ne regardent pas leurs voisins non plus. La recherche du plaisir est différente selon la position physique et corporelle. Le corps est un instrument de mesure de la qualité artistique, et le lieu où il se trouve est un conditionnement émotionnel. Longtemps a été défendue l'idée du confort le plus parfait pour pouvoir apprécier une oeuvre d'art dans son entièreté. Pourtant les arts de la rue arrivent avec leurs gros sabots, et ne prévoient rien pour les spectateurs, rarement des chaises, souvent assis sur le sol ou debout, le public est libre de ses mouvements, de la

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position de son corps. Finalement, un corps libre, dénué de tout carcan imposé, n'est-il pas plus apte à ressentir des émotions non maitrisables et spontanées qu'un corps que l'on aura conditionné à se comporter d'une manière semblable pour chaque personne, dans un lieu déterminé, un siège numéroté et une visibilité que l'on ne peut changer durant le spectacle ? Si cette question semble rester ouverte pour laisser place à toute objection, nous pensons avoir prouvé par ces différents points que le confort n'est pas synonyme d'appréciation et d'émotion artistique.

De plus le spectacle de rue vise un accès à la culture plus large, puisqu'aucun spectateur n'est trié sur le volet. Les gens viennent tels qu'ils sont, la culture de la rue s'adresse à tous et pour tous. Elle permet de rapprocher les habitants de l'art et de l'acte de création.

« Ainsi nous pouvons dire que l'analyse de la formation du public nous « interroge » profondément sur l'être dans l'espace public et sur la manière dont cet espace le façonne, dans une temporalité donnée. Durant cette

temporalité et dans une spatialité donnée, l'individu va en effet se priver de son individualité pour pouvoir faire partie d'une unité qui lui permet d'être en contact avec autrui. Les individus se rencontrent mais chacun d'entre eux est distinct en lui-même et par soi. Cette unité se construit dans un instant et, par conséquent, cette temporalité transforme un groupe d'individus en une

unité : le public »30

Comme l'explique le professeur Antigone Mouchtouris, chaque individu, par son accès libre à l'art, par le lieu libre dans lequel il se trouve, par la proposition artistique libérée de la puissance institutionnelle, a l'occasion de former un ensemble soudé et collectif avec les autres, pour devenir une seule et même entité. Ils sont les destinataires du propos artistique, et c'est ce qui les unit. La rue permet d'autant plus cette action d'unification des corps, des esprits et des émotions pour ne former qu'un ensemble d'êtres humains sensibles. Parce que l'art théâtral s'est délocalisé de la salle à l'espace public, la réception de ce type de culture en est décuplée.

b) Délocalisation dramatique

30 Antigone Mouchtouris, Sociologie du public, L'Harmattan, Paris, p. 14

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Le principe même de l'art de la rue est ce que l'on pourrait appeler la délocalisation dramatique. Si nous avions intitulée initialement cette partie « démocratisation culturelle », nous nous sommes aperçus qu'il ne s'agissait pas seulement d'une démocratisation comme nous l'entendions sous Malraux, et aujourd'hui encore dans les discours politiques, mais surtout d'un déplacement de l'acte théâtral dans la rue. Et ce déplacement est voulu par les artistes en réaction aux institutions. Bien entendu, la conséquence de cette délocalisation est la démocratisation culturelle puisqu'on tend davantage vers un tout public. Un public qui n'a pas forcément reçu d'éducation artistique et culturelle, mais qui est mis en présence de l'art involontairement, indépendamment de sa volonté, dans la rue.

« Comme l'a indiqué Aurélie Filippetti dans son intervention pour la mise en place de la MNACEP, le 16 avril 2014, il convient de tout faire pour créer les conditions d'accès à l'art et à sa transmission, et ainsi privilégier les espaces de vie quotidiens, pour permettre la rencontre entre les artistes, les oeuvres et les gens. C'est là le gage d'une véritable démocratie culturelle. »31.

Philippe Urfalino, s'intéressant aux politiques culturelles, voit l'histoire de la politique culturelle sous André Malraux comme « la formation d'un domaine et de missions selon une idée des rapports entre Etat et société ». A l'instar de cette remarque, on voit que la notion de lien social était forte dans les années 60. On souhaitait réellement que l'art soit un alibi pour le rassemblement des gens les uns envers les autres. La nuance que l'on remarquera entre la remarque d'Urfalino et les souhaits des artistes de rue, c'est que le secteur des arts de la rue entend rompre avec les codes que nous avons vu précédemment, et donc avec tout ce qui touche à la politique. Le théâtre de rue, comme la danse urbaine, peut se permettre de remettre en question l'Etat, au profit d'un regard plus proche de la société. Ainsi, la naissance de festivals à cette période-là était une audace dont on a peu conscience aujourd'hui. Mais retenons bien que la liberté d'expression n'a pas toujours été acquise. Pour revenir à la politique malrucienne, ce qu'on retiendra notamment, ce sont les Maisons de la Culture qu'il a institué, et décrites comme « les modernes cathédrales ». Il s'agit d'équipements culturels qui marquent la naissance d'une

31 Aurélie Filippetti, L'art en espace public à Amiens, Carnet n°3, Pôle national Cirque et arts de la rue d'Amiens

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notion : la démocratisation culturelle. En effet, la définition de la démocratisation culturelle a été synthétisée en une phrase mémorable de Malraux dans le décret fondateur de juillet 1959 :

« La mission est de rendre accessibles les oeuvres capitales de l'humanité, et
d'abord de la France, au plus grand nombre possible de français : assurer la
plus vaste audience à notre patrimoine culturel et favoriser la création des
oeuvres d'art et de l'esprit qui l'enrichissent »32

Ce n'est pas par l'éducation culturelle ou par la pratique artistique que devait passer la démocratisation selon la philosophie de Malraux, mais par la « mise en présence de l'art » explique Philippe Urfalino. Il n'y avait donc pas de notion de médiation ou d'apprentissage comme on le défend tend aujourd'hui. Au contraire, ce qu'on peut retenir de la politique culturelle de cette époque, c'est qu'elle s'oppose clairement à l'éducation, dans le sens où l'art n'avait pas à passer par l'enseignement qui revêt bien d'autres rôles. Bien que nous ayons montré les limites de cette conception dans notre précédent travail de recherche, en expliquant qu'inscrire au programme scolaire ou en guise d'activité extra-scolaire, la culture et l'art ne pouvait être que bénéfique et permettre à tous d'avoir les mêmes acquis, nous devons bien reconnaître au fur et à mesure de nos analyses, que la spontanéité artistique est aussi une expérience de qualité, et une expérience mémorable. Ainsi, si nous tirons les fils de cette histoire des politiques culturelles, ne comprenons-nous pas de façon assez évidente que le théâtre de rue, est, en un sens, la forme la plus directe de mise en présence de l'art ? Il suffit d'imaginer la scène suivante : un groupe d'amis que l'on nommera groupe A et une famille que l'on appellera groupe B. Tout les oppose sociologiquement. Ils prennent alors deux rues différentes au sein d'un même centre-ville, rentrant chez eux, allant ou travail, ou se dirigeant vers un commerce peu importe. Au carrefour de ces rues, ils aperçoivent un petit rassemblement, et des voix qui s'élèvent. Les deux groupes, naturellement, parce que l'humain est de nature curieuse et assoiffé de savoir, se dirigent timidement vers l'assemblée, et finalement, sont mis presque malgré eux, en présence de l'art. Nulle médiation, nul apprentissage requis au préalable, juste être là au bon moment, au bon endroit. Et l'être ensemble. C'est en cela que le théâtre de rue brise les codes, favorise le lien entre les hommes, et permet de

32 André Malraux, 24 juillet 1959 sur la mission et l'organisation du ministère, cité in Philippe Urfalino

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partager un instant collectif. C'est en cela, que le théâtre en espace public permet de mettre en pratique la notion de démocratisation culturelle, c'est-à-dire de rendre la culture accessible à tout le monde.

De plus, n'oublions pas que l'art de la rue ne consiste pas à déplacer une scène en extérieur. C'est un autre mode d'expression, une forme novatrice d'art théâtral. L'espace public est un décor inspirant, qui est moteur de création. C'est donc une délocalisation

L'étude sociologique de référence « Les pratiques culturelles des Français » réalisée par Pierre Bourdieu à son origine et réactualisée dernièrement en 2008 par le Ministère de la Culture et de la Communication met en lumière un élément intéressant. Nous pouvons observer que si les chiffres de fréquentation des salles ne cessent d'augmenter, un clivage sociologique se fait sentir. En effet, depuis Malraux les lieux de représentation se sont multipliés, avec une volonté d'accès à la culture pour tous. Des réductions tarifaires ont été mises en place pour faciliter l'accès aux plus défavorisés, des actions culturelles sont menées en direction du tout public, mais ces lieux ne sont pas, dans les mentalités, d'une grande accessibilité. Nous pouvons imaginer que le « paraître » si important depuis des siècles dans le public de théâtre, l'image que l'on souhaite renvoyer en « allant au théâtre », perdure encore un peu, et exclut de fait une partie de la population.

c) Un théâtre plus accessible

En effet, une question rôde dans l'imaginaire collectif, dans ce que de nombreux journaux écrivent, ou dans ce qui passe pour être la doxa. Il s'agit de la proposition tarifaire liée obligatoirement à toute pensée sur la culture. On entend souvent dire que la culture n'est pas une priorité, qu'il y a des éléments nécessaires, vitaux dans lesquels l'argent a plus de raisons d'être placé, qu'il s'agit d'un luxe, ou encore que tout le monde ne peut pas se le permettre.

Si cela est sujet à débat et peut se défendre quant à la culture institutionnelle - les musées devant s'autofinancer de plus en plus, ils imposent une politique tarifaire peu attractive, les prix des places pour une pièce de théâtre peut être hors de prix si on souhaite ne pas

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être placé au « poulailler ». - il ne s'agit pas d'un argumentaire valable pour le théâtre en espace public qui bien souvent, pour des raisons pratiques, et pour une fidélité à des principes socio-politiques, ne s'embarrasse pas d'une billetterie, et donne à voir des propositions artistiques de qualité gratuitement à qui le souhaite.

Il s'agit donc bien d'un théâtre beaucoup plus accessible sur le plan financier. Il sera difficile pour ses détracteurs de dire que c'est une culture du superflu, une culture du luxe, une culture inutile qui nous coûte trop cher.

En revanche, c'est la notion de lieu qui nous intéresse principalement. L'art de la rue est-il plus accessible spatialement de par sa position urbaine que dans une salle fermée et clairement identifiée ? C'est justement ce dernier terme qui nous plonge dans une certaine réflexion. La question de l'identification. Tout comme à l'occasion de notre mémoire de maitrise33, c'est la question du non-lieu que nous souhaitons observer. Il faut bien reconnaître que même si dans sa dénomination « théâtre de rue », le lieu est clairement annoncé contrairement à « Opéra-théâtre » par exemple qui ne voit pas lui succéder un complément circonstanciel de lieu, l'espace scénique de ce type de théâtre n'est pas très clair, et n'est pas réellement identifié. Il est facile de se renseigner pour savoir où se trouve telle ou telle salle de théâtre. Beaucoup moins pour savoir par où est partie la déambulation qui était tout à l'heure au milieu de la place principale.

Certes, de nombreuses troupes de théâtre, manquant de moyens, n'ont aucun lieu pour répéter, ce qui montre l'absence d'intérêt aux yeux des dirigeants pour la culture. Mais, là n'est pas la question, pour la proposition artistique qu'est le théâtre de rue, la rue est un choix. Or, un lieu est aussi un symbole. Et ce symbole n'existe pas vraiment s'il n'y a pas de marquage au sol. Un lieu permet la vie. La vie des projets, d'une ville, la vie de l'art. Mais il faut ajouter à cela que c'est cette part d'imprévu, de non-lieu, qui crée l'originalité et rend cette forme théâtrale finalement plus accessible, parce qu'elle peut survenir partout. Partout où les partis extrémistes ne seront pas au pouvoir tout du moins, et n'auront pas encore stoppé toute forme de liberté d'expression.

33 Marion Delpeuch, L'action culturelle à l'Université. Le service-Universités-Culture (SUC) de Clermont-Ferrand : un non-lieu culturel au sein de l'institution universitaire, Mémoire de maitrise, 2015, 111p.

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Pour étayer notre analyse, nous pensons au Festival Passages, festival de théâtre qui prend place à Metz au mois d'avril de façon bissextile, et qui fait fi des codes également. Est-ce que l'on peut appeler ça du théâtre de rue, nous ne pensons pas. Il s'agirait plutôt de théâtre itinérant. Quelle différence ? Le théâtre itinérant prend certes ses quartiers dans l'espace public bien souvent, mais n'exclut pas d'être joué en intérieur (chapiteau, construction mobile), et se déplace de ville en ville. On parle également de théâtre ambulant, c'est-à-dire un théâtre qui se déplace, qui effectue un mouvement spatial, ce n'est pas la même volonté que le théâtre de rue qui sort de la salle pour créer à partir de la rue et pour la rue. Pourtant, c'est une forme qui émerge également, et qui peut être une réponse au fait de sortir des normes institutionnelles. Mais nous devons remarquer que cet exemple précis est payant. Le petit village créé pour l'occasion, s'il permet de se plonger dans un ailleurs, s'il brise les codes également, n'est pas accessible à tous de par le coût qu'il induit pour chaque spectacle, et sa position spatiale est perçue comme fermée sur elle-même, fermée aux autres. Sociologiquement, un espace fermé ne permet pas une totale ouverture d'esprit, et n'a rien d'avenant. Le théâtre à ciel ouvert, et à barrières inexistantes, est une forme de culture qui vient au public, qui se déplace sur son lieu de passage, de vie.

C'est en étudiant de près l'enquête des pratiques culturelles des Français de 200834 que nous souhaitons observer si des différences sociologiques ou de fréquentation du public sont notables entre le théâtre en salle et le théâtre de rue afin d'étayer notre analyse.

Sur 100 personnes de chaque groupe interrogées, 11% de cadres35 n'ont jamais assisté à une pièce de théâtre, alors que 18% déclarent n'avoir jamais assisté à un spectacle de rue. Une légère différence donc qui semble montrer que les personnes sociologiquement en haut de l'échelle, assistent davantage à des pièces de théâtre en salle qu'à du théâtre de rue. Mais la différence la plus remarquable peut-être est celle du groupe de la catégorie socio-professionnelle ouvrière. 67% des ouvriers interrogés n'ont jamais été voir une pièce de théâtre alors que « seulement » 39% déclarent n'avoir jamais vu un spectacle de

34 « Les pratiques culturelles des Français », Département des études, de la prospective et des statistiques, Ministère de la Culture et de la Communication.

www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/08resultat_chap7.php

35 Voir Annexe 6 : Enquête des pratiques culturelles des Français

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rue. Globalement, cette catégorie se déplace donc davantage pour de l'art de la rue que pour une pièce de théâtre en salle. La comparaison est également intéressante concernant la fréquentation selon le niveau d'études. En effet, seuls 9 % des bac +4 ou plus affirment ne jamais avoir assisté à une pièce de théâtre jouée par des professionnels, tandis que 53% des non diplômés n'ont jamais mis les pieds dans un théâtre. Ces statistiques montrent que plus le niveau de vie et de diplôme est élevé, plus on fréquente les théâtres. Les arts de la rue creusent moins de différence dans la mesure 17% des bacs + 4 ou plus n'y ont jamais assisté, et 51% des sans diplômes interrogés. Un grand écart subsiste sociologiquement, mais l'écart est amoindri dans le cas du théâtre de rue.

Une autre étude concernant les types de spectacles vus au cours des 12 derniers mois est éclairante. 21% des non diplômés interrogés déclarent avoir assisté à un spectacle de rue, et seuls 9% ont été voir une pièce de théâtre. Chez les bac +4 ou plus, 53% ont vu du théâtre en espace public, 47% du théâtre traditionnel. Chez les cadres, 53% également ont vu du théâtre de rue, et 48% du théâtre en salle. Pour les ouvriers en revanche, le clivage est clair : 32% ont vu du théâtre en plein air, et seulement 7% ont été dans un lieu de représentation institutionnel pour voir une pièce de théâtre. Enfin, parmi la fréquentation des spectacles de rue, 30% des cadres ont assisté à des festivals d'arts de la rue, contre 19% d'ouvriers ; concernant ces derniers, ils ont surtout assisté à de grands événements plus « populaires » tels que le 14 juillet, avec un pourcentage de 63%.

Ainsi, le théâtre de rue semble toucher davantage de personnes et réduit les écarts sociologiques. L'espace public met tout le monde d'accord, il y a beaucoup moins de prérequis, et la catégorie de personne la moins aisée ira davantage voir ce genre de proposition artistique qu'une pièce dans une salle de théâtre. Néanmoins, il convient de remarquer que si toute catégorie socio-professionnelle favorise le spectacle de rue au théâtre, une partie d'entre eux n'assiste pas pour autant à des représentations artistiques professionnelles, à des rendez-vous culturels spécialisés dans le théâtre en espace public, mais surtout à des événements fédérateurs et très médiatisés comme la Fête de la Musique. Les arts de la rue souffrent donc encore de leur image de saltimbanques, et seule leur reconnaissance reste à développer. Un effort doit donc être fait pour démocratiser le théâtre de rue, le faire connaître au tout public, afin de favoriser un réel

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accès à la culture pour tous. Néanmoins, cela semble être davantage par méconnaissance que par rejet que la population n'assiste pas assez à ce type d'offre culturelle, contrairement au théâtre qui creuse les écarts, et demeure malgré l'ouverture de ses portes à tous, encore trop élitiste. Il faut reconnaître également qu'assister à une représentation de théâtre de rue ne suppose pas le même effort psychologique que celui d'entrer physiquement à l'intérieur d'une salle.

Amener le théâtre vers le public suppose un mouvement spatial, une dynamique de l'espace qui pose donc la question d'un lieu ouvert pour accueillir cette forme artistique.

II- LA QUESTION DU LIEU

Notre précédent mémoire de maîtrise montrait l'utilité, voire la nécessité de créer un lieu pour la culture à l'université, les dangers du « non-lieu ». Si cela semblait valable pour l'institution universitaire - en effet, il semble étrange de penser sortir du cadre institutionnel au sein de l'espace physique de l'institution elle-même - on peut se demander si pour autant, l'avenir de certaines formes artistiques et de leur expansion jusqu'aux sensibilités du public, ne devrait pas se faire en dehors des lieux imposés par l'histoire.

Après avoir passé des siècles à construire des lieux pour la culture, le « devenir culturel » pourrait bien être dans le développement de formes dites « originales ». Entendons-nous bien, ce que nous appelons original aujourd'hui ne le sera plus demain.

Nous pensons que marquer son originalité, son décalage, fait parler, donc fait connaître voire reconnaître, et fait donc évoluer le secteur. Cela voudrait-il dire que la marginalité de certaines compagnies, certaines idées artistiques, certains groupes, ne serait qu'un phénomène de mode ?

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A) Interaction entre l'espace, le public et les acteurs a) Un art participatif

L'art de la rue permet d'impliquer ses habitants, de leur faire découvrir leur territoire, leurs traditions, mais aussi leur propre vie. On parle de « travail avec les habitants ». Le participatif semble être à la mode ces dernières années, mais nous n'allons pas entrer dans ce débat-là, ce que nous essayons de montrer c'est le lien puissant qu'il existe entre l'espace, le public et les acteurs, et dans quelle mesure les habitants deviennent acteurs de leur territoire. Nous sommes partis d'une anecdote sur Brecht, dramaturge allemand, pour étayer nos propos. Lorsqu'il dirigeait un atelier de théâtre à destination des professionnels, il dit à l'un des acteurs : « Tu rentres du travail, tu es fatigué, tu t'assieds sur une chaise et tu lis le journal. », le premier comédien passe et Brecht dit « C'est pas ça. ». Le deuxième comédien passe, et Brecht lui donne la même réponse. Il a alors l'idée de demander à un amateur de le faire. Il y a un homme dans la salle qui se lève, il est ouvrier. Il rentre du travail, il s'assied sur la chaise et il lit le journal. Et là, Brecht dit « C'est ça. ». Cet exemple montre que certaines personnes ont une sensibilité qui suffit, le jeu actoral n'est plus le seul gage de qualité d'un message délivré au public. Il faut du vrai, du réel, quelque chose qui sonne juste. Tous les comédiens surjouent, un habitant du quartier, à qui l'on va demander quelque chose qui est une habitude pour lui, sera beaucoup plus convaincant. Il y a donc une part d'improvisation à cela, mais aussi une part d'humanité, qu'on ne retrouvera peut-être pas au théâtre institutionnel. On peut rapprocher la dichotomie théâtre de rue et théâtre institutionnel, du clivage musique que l'on écoute sur un CD, et musique en live durant un concert. Le public, les gens, les passants, font évoluer la proposition artistique, ce qui a pour résultat une certaine forme d'unicité à chaque représentation, aucune ne se ressemble. Seul le texte perdure.

Nicolas Frize, compositeur, à l'initiative du projet Rhizome pour la Citadelle d'Amiens, a dit lors de la présentation de son projet :

« Qui décide ? Moi, avec l'intelligence de la collégialité du lieu. Je suis dans un lieu d'espace public, je suis au service de l'espace public. L'espace public, il est discuté par tout le monde, et je suis au service de la discussion de tout le

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monde, dans les limites de ne pas abîmer l'oeuvre, mais évidemment, l'oeuvre
est complètement à l'écoute des autres, c'est même son objet. »36

Cette explication montre bien l'interaction entre le lieu, les habitants/spectateurs, et la proposition artistique. Ce phénomène est commun à tous les arts de la rue, mais s'applique peut-être davantage encore au théâtre de rue. De fait, le théâtre à ciel ouvert permet la participation des citoyens puisqu'il prend place dans leur espace. Nous entendons participatif au sens de s'associer à quelque chose dans le sens dynamique, mais également recevoir sa part de dans le sens d'avoir un retour sur l'expérience vécue37. Participer c'est avoir un rôle dans quelque chose, et cela permet à certaines personnes de donner un sens à leur quête, à leur vie, à leur société. Ainsi, le bénévolat auquel nous faisons recours dans chaque festival est une forme de participation, les ateliers de pratique qui se développent de plus en plus également.

Une des meilleures formes de participation est de faire jouer ensemble acteurs professionnels et amateurs. Nous pensons notamment au spectacle Les Gueules Noires38 produit par les Enfants du Charbon et la Compagnie Deracinemoa, à Petite-Rosselle.

36 Floriane GABER, L'art en espace public à Amiens, Extraits des propos échangés le 20 septembre 2014 dans le cadre de la MNACEP (Mission nationale pour l'art et la culture dans l'espace public), Carnet n°3, Amiens, 2014, p. 27

37 Anne Gonon, Bienvenue chez vous, Culture O Centre, aménageur culturel du territoire, Toulouse, Editions de l'Attribut, 2013, Boulevard des Utopies, p.29

38 http://www.lesenfantsducharbon.com/

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(c) Droits réservés

Ce spectacle qui se déploie durant plusieurs dates au mois d'août, trouve son originalité et la puissance de son message dans le nombre considérable de bénévoles qui jouent auprès des professionnels. Malgré l'amateurisme, la qualité artistique de cette forme n'est plus à prouver, et offre une expérience unique à son public. L'ancrage territorial est fort de par le sujet traité (les mineurs de charbon) et la participation des habitants, des locaux, et nourri la création artistique. La participation peut également faire découvrir le monde du spectacle à des amateurs, les coulisses du théâtre de rue, et permet également une éducation à ce sujet. Le théâtre de rue peut être un art participatif qui se nourrit de l'humain, de l'expérience, en un mot de la réalité des choses. Sur le plan de l'écriture et de la création, c'est une conception très éloignée du dramaturge qui griffonne son brouillon de répliques alternées d'une dizaine de personnages, découpées en différentes scènes. Le théâtre de rue s'ancre dans le réel, dans le contexte, et dans les lieux investis. Cette liberté induite par le lieu caractérise un théâtre différent, un art de l'expression spontanée et directe.

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Néanmoins, un bémol est à ajouter. Vanessa Bérot39 relève la possible perversion de cet art dit participatif. Elle cite Joëlle Zask, qui s'intéresse aux formes de participation, pour avertir qu'il est difficile de faire participer sans instrumentaliser ou asservir la population au profit d'une politique institutionnelle. Les arts de la rue, nous l'avons montré, sont une possible porte de sortie du carcan créé par les institutions, et pourtant, plus ils semblent tournés vers la population, plus on peut se demander s'ils n'annihilent pas la subjectivité en les illusionnant. L'idée défendue est que les participants ne maitrisent pas la création, ni la forme finale, ils ne sont qu'instruments de l'art, outils de réalisation d'une expression artistique. Il est vrai que la propriété intellectuelle de l'oeuvre réalisée n'appartient pas aux bénévoles qui y participent mais à la compagnie productrice ou aux artistes. Une faille juridique donc qui nous autorise à nuancer les bienfaits de la participation dans les arts de la rue. Néanmoins, si cette remarque pourrait être développée afin de connaître les tenants et aboutissants d'une telle démarche par les artistes de rue, nous misons sur le volontariat des habitants, l'autonomie dont ils bénéficient et l'expérience partagée, pour avancer l'idée que le participatif permet une intégration de la population dans la Cité, dans leur histoire et leur patrimoine, et dans la culture de manière générale. Il s'agit dans presque tous les cas d'une aventure humaine particulière, qui unit les habitants, les rassemble et leur donne l'occasion de participer à quelque chose d'extraordinaire, compris dans le sens qui sort du quotidien. De même, le statut bénévole de ces participants peut leur permettre de sortir d'une société de consommation où le mot d'ordre est argent. C'est une expérience en dehors du temps mais bien ancrée dans une spatialité, en vue d'un partage émotionnel.

b) Spontanéité, immédiateté, éphémérité : Un instant collectif pour une mémoire collective

« Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une
partie de la société, et comme instrument d'unification. En tant que partie de
la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute
conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard

39 Vanessa Bérot, Projets culturels participatifs dans l'espace public : quelle mise en oeuvre des droits culturels dans les arts de la rue ?, sous la direction de Germinal Climent, Toulouse, 2014, p.55

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abusé et de la fausse conscience ; et l'unification qu'il accomplit n'est rien d'autre qu'un langage officiel de la séparation généralisée. »40

Dans son ouvrage, Guy Debord, à l'instar de Marx, juge et critique ouvertement la société dite « spectaculaire ». Dans cette réflexion, il nous fait remarquer que le spectacle sert au rassemblement social, mais qu'il ne serait que le reflet d'une société divisée, une société de consommation qu'il blâme. Le terme de séparation est important chez Debord. A son sens, le spectacle est un instrument politique pour tenir le peuple encadré dans un modèle imposé. Ce serait comme un instrument de propagande. Peut-on dire la même chose du spectacle de rue, qui lui-même se joue des codes, et cherche à rompre avec toute aliénation ? Dans un sens nous pouvons arguer que le théâtre de rue ne vise qu'à unir les gens les uns avec les autres. Mais vivre un instant commun ou le public ne forme qu'un peut déjà être le cas dans du théâtre en salle, ou devant une oeuvre d'art dans un musée. Etre à l'extérieur, happé par les bruits de la ville, pourrait nous faire tendre à croire que le théâtre de rue ne permet pas ce lien social, ce moment fédérateur qui est le propre de l'art.

« La connaissance du patrimoine culturel de l'humanité, sans exclusive, fait
partie de la formation du citoyen éclairé, comme de l'homme accompli. La vie
sociale et politique, elle-même, peut s'en nourrir pour élargir le champ des
références qu'elle prend en compte. Sans cela, le présent-prison dicterait ses
limites et ses faux-semblants. Bref, les citoyens d'aujourd'hui, au lieu de
s'enfermer dans les préjugés de l'heure et les mimétismes que suscitent les
médias, peuvent avoir l'âge de toute humanité : forts d'un héritage culturel de
deux millénaires et plus, ils font de la mémoire des oeuvres et des luttes, des
témoignages spirituels et des conquêtes de la raison, le levier d'une lucidité
toujours difficile à construire, mais aussi essentielle à la conduite de la vie
qu'à l'exercice de la citoyenneté. »41

En effet, il serait stérilisant de s'enfermer dans ce que d'autres ont construit avant nous pour le répéter à l'infini, sans rien changer. De fait, l'art est en constante mutation et évolution. Il faut donc faire toujours mieux, pour rassembler les citoyens. La culture, au sens large de comportements acquis par un groupe d'individus donné unis par une tradition commune, et au sens figuré d'ensemble intellectuel et artistique, est une arme de désenfermement. L'art de la rue permet en ce sens une expérience partagée et dynamique, une libération vers d'autres perspectives, d'autres possibilités. C'est une ouverture à l'universel, c'est pourquoi l'art sépare autant qu'il unit.

40 Guy Debord, La société du Spectacle, Gallimard, Paris, 1992, p.16

41 Henri Pena-Ruiz, Qu'est-ce que la laïcité ?, Gallimard, Paris, 2003, 352p.

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Le théâtre de rue particulièrement, permet une expérience éphémère mais marquante. En effet, il est important de noter ce que nous annoncions en introduction, à savoir la spontanéité, l'immédiateté et l'éphémérité du spectacle de rue. Ces trois termes sont importants car ils définissent à eux-seuls tout l'effet et donc la réception que peut avoir cette forme artistique. Spontané parce que le théâtre en plein air s'empare du lieu commun, du lieu de passage, pour offrir à voir quelque chose. Telle une oeuvre artistique qui sauterait aux yeux des passants, par surprise, sans préparation, au milieu de leur quotidien.

Immédiateté, dans le sens étymologique de dénué de médiation, un peu pour cette même raison qui fait que le public ne passe pas par ce stade de préparation réservé aux salles. Dans les lieux conventionnels le public passe par un système de réservation bien souvent, puis de billetterie - il faut penser à prendre son billet sur soi, ne pas le perdre, avoir la patience de faire la queue devant la billetterie ou les ouvreurs(euses), pour valider son entrée -, puis de placement selon des règles sociologiques précises. On se prépare également en amont tant physiquement que psychologiquement. On s'attend tout à fait à la représentation à laquelle on va assister, on l'a anticipée. Et une fois dans la salle, face à l'oeuvre, l'espace est divisé entre les acteurs et le public par une sorte de mur, la représentation est plus indirecte, la position corporelle des spectateurs l'induit. En évoquant la métaphore du mur, nous pouvons dire ironiquement que le théâtre de rue au contraire rétabli le fameux 4ème mur dont parlait Diderot pour le théâtre en salle. Le 4ème mur était ce qui rendait justement l'action théâtrale plus vraie et réaliste, dans la mesure où les personnages jouaient comme s'ils ignoraient la présence du public. De fait, le théâtre de rue casse ces préparations et médiations là et semble s'ancrer dans le territoire de façon naturelle et leur jeu est direct. Les acteurs de rue semblent jouer comme s'ils ignoraient la présence du public. Leur présence au coeur de l'urbanisation, au milieu des bruits de la ville semble aller de soi, et c'est ce rapport-là qui crée l'immédiateté du spectacle de rue.

Spontanéité, immédiateté et éphémérité donc. En effet, l'art de la rue est éphémère, ou du moins le parait par rapport au théâtre de salle. Concrètement, il est évident qu'une représentation en espace public d'une heure et une pièce de théâtre d'une

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heure paraissent obtenir le même degré d'éphémérité. Mais d'une part précision qu'un spectacle de rue dure généralement entre 30 minutes et une heure, mais rarement plus, alors que les pièces de théâtre de moins d'une heure et demi sont rares. Donc le théâtre de rue est un éclair par rapport à l'oeuvre théâtrale créée pour la salle. D'autre part la différence réside dans l'argument de l'espace et du temps. Le théâtre en salle, se déroulant dans un lieu clos, enferme avec lui cette expérience vécue par le public. Une pièce de théâtre se déroule dans un temps donné et une spatialité donnée. Son souvenir pour le public est donc précise et peu surprenant, on peut le garder comme un bon souvenir si la qualité artistique a été satisfaisante, ou le confier au tri de la mémoire sélective pour choisir de ne plus s'en rappeler.

Pour le théâtre de rue, la démarche est différente. Il est rapide, en situation directe pour le public nous l'avons vu, et il intervient dans l'espace public, au sens propre d'intervenir c'est-à-dire, venir entre quelqu'un ou quelque chose. Le théâtre de rue s'invite, le théâtre en salle nous invite. Ainsi ce que l'on appellera ici l'instant, marque davantage le public, les passants, ou les artistes eux-mêmes. Car l'art de la rue est soumis à l'imprévu, et l'imprévu, le non calculé crée de la qualité artistique, crée du beau, crée de l'art.

« C'est l'instant de magie par excellence où tout le monde a le nez en l'air, comme des mômes. Moment privilégié où la foule vibre à l'unisson. C'est

l'occasion d'imprimer dans le paysage urbain des images fugitives. Le
bouffon vient tutoyer l'architecte. Mirages restant gravés dans la mémoire

collective. »42

Cette émotion partagée par la Compagnie Transe Express dans ses propos, illustre tout à fait notre idée. Avant la représentation nous avons la communication faite en amont qui permet d'établir le premier lien entre artiste et spectateurs. Sur les lieux du spectacle, toute signalétique, tout encadrement est une forme de médiation au sens propre du terme. Une médiation peut également être effectuée sur le plan de l'accès à la culture et notamment à ce type de représentation publique. Mais le seul lien réellement établi entre l'objet artistique, le public et l'Etat, c'est l'instant collectif qui le crée. Par instant collectif nous entendons cet élément qui est autant un espace qu'un moment, un lieu qu'un temps. Et c'est cet instant fédérateur, cet instant du commun, qui marque la

42 Compagnie Transe Express

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mémoire, et non seulement la mémoire de chaque individu, mais de fait la mémoire collective. N'est-ce pas là le but de l'art que nous évoquions par la citation d'Henri Pena-Ruiz que nous citions précédemment ? Pour paraphraser, il expliquait que la mémoire des oeuvres et des luttes permettait l'exercice de la citoyenneté. Ainsi l'art de la rue rempli bien sa fonction. La connaissance des déterminismes passés permet une compréhension éclairée du monde qui nous entoure et de notre propre situation. Et l'expérience commune permet le jugement, la prise de conscience et une certaine distance par rapport à ce qu'on essaie de nous mettre dans la tête au quotidien.

B) Animation de l'espace urbain : phénomène des festivals, une ville investie

a) Aménagement du territoire et extériorisation civique : une ville mise en

scène

Il est important de remarquer que, bien que ce ne soit pas le but premier des artistes, les créations des compagnies d'art de la rue, servent immédiatement et sans intermédiaire les pouvoirs publics, les politiques. Notamment dans l'animation de la ville, dans le fait de toucher un large public, d'attirer les touristes, ou de mettre en avant un patrimoine. C'est ce qui plait aux collectivités, et c'est une caractéristique qui ne se retrouve pas dans le théâtre en salle.

Certes, jouer dans la rue signifie mettre en mouvement la rue, la mettre en valeur. Si les arts de la rue inquiètent les politiques de par leur caractère immaitrisable, ils rassurent sur le plan de la mise en lumière du patrimoine et de l'histoire locale. Nous pouvons alors nous demander s'il y a des intérêts différents ? Une possible coopération ? Nous avons cité dans le point précédent le spectacle Gueules Noires. En effet Les enfants du charbon et la Compagnie Deracinemoa oeuvre pour faire redécouvrir le lieu minier, les pratiques historiques, les traditions, l'histoire. Ainsi ce spectacle met en valeur le lieu, réaménage ce territoire, et rassemble tout un public autour d'une histoire commune de leur région. La Compagnie Deracinemoa a également créé un spectacle intitulé Rien à voir qui permet

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de faire découvrir un lieu sous un autre visage. En effet c'est par le comique et l'absurde que les artistes guident les spectateurs à travers une spatialité qu'ils croyaient connaitre mais qu'ils découvriront autrement.

« Rien à voir interroge avec beaucoup d'humour le tourisme de masse, la société des loisirs et le monde du savoir... et ne répond qu'à travers un grand éclat de rire. »43

C'est donc bien une mise en espace et une mise en valeur de cet espace en direction d'un public. Il y a une sorte de démarche pédagogique dans les arts de la rue finalement. On apprend quelque chose du territoire où se déploie le public. Et la décentralisation permet un lien constant avec le public, un ancrage plus fort dans la réalité et dans le lieu lui-même.

Nous avons pu remarquer, à travers l'exemple du Festival Hop Hop Hop l'été dernier à Metz, que le patrimoine était au coeur de la manifestation dans la bouche des politiques. C'est ce qui les intéresse directement, car cela aura un impact touristique réel. Par exemple, sur le stand « point info » destiné à la vente de produits dérivés à l'image du festival, une boîte et des cartes de soutien pour la candidature au patrimoine mondial de l'UNESCO étaient mis à disposition. Ainsi, la communication de la Ville, appuyée par les volontés politiques municipales, a mis l'accent sur cet aspect patrimonial, et a profité du festival pour mettre en lumière ce projet. Les Fêtes de la Mirabelle à Metz qui s'orientent de plus en plus arts de la rue, avec la venue notamment de Transe Express, ont agit de la même manière, avec un espace dédié au soutien à la candidature. En somme, le lieu est investi par la foule, les artistes y font référence dans leurs spectacles, et des agents de la ville sont là pour remettre l'accent sur le patrimoine à travers cette démarche communicationnelle.

Cet aspect fonctionne dans les deux sens, la compagnie afin de rester dans les faveurs des politiques culturelles fait également sa part du marché implicitement en mettant les propositions artistiques au service de l'architecture et du patrimoine. Nous citerons par exemple la compagnie Le Nom du Titre, qui avec son spectacle La Foirce entendait déplacer la cathédrale Saint-Etienne afin de l'orienter vers Strasbourg. Son intérêt général

43 http://www.deracinemoa.eu/

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n'est donc plus à prouver, et même pour les demandes de subventions, la mise en lumière du patrimoine est un argument qui peut faire la différence auprès des dirigeants.

(c) Morgan Biétry

Une double démarche donc, à la fois patrimoniale et politique puisque cela est intervenu au milieu des débats sur la fusion des régions. Sachant que l'Alsace et la Lorraine ne s'entendent pas historiquement, la Compagnie Deracinemoa, productrice du festival, a choisi d'unifier ces deux régions qui ont maintenant fusionné. Traité sur le ton de l'humour, cela reste à la fois politique pour l'image, et provocateur dans la comédie.

Mais surtout c'est le phénomène des festivals qui participe à l'aménagement du territoire, et à l'animation de l'espace urbain. En effet, un festival s'étalant toujours sur plusieurs jours, il permet un rendez-vous annuel donc régulier du public, souvent un village est dédié pour la restauration et la vente de produits dérivés, ce qui offre une ambiance hors du temps, et hors de l'espace également. La ville ou du moins une partie de la ville est transformée en espace culturel à ciel ouvert ; cela bouscule la routine urbaine. Cela rend possible une intégration civique des habitants. Tout le monde se mélange et appartient au même territoire, un espace en mutation durant une durée déterminée.

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Ainsi la ville est mise en scène, et c'est un aspect unique dans le domaine artistique, permis seulement par le théâtre de rue.

« A un premier niveau, celui de l'écriture poétique et de l'expression des corps, l'expérience urbaine se présente sous la forme d'une infinité de trajectoires qui, indissociables de la mobilité corporelle, dessinent un imaginaire, un espace mental, et permettent un affranchissement, une

émancipation. »44

Olivier Mongin entend par émancipation le fait que l'individu, cloîtré dans un intérieur, un chez soi, une routine de vie, s'extériorise dans l'espace public par la culture et s'expose à la pluralité, à l'autre et au monde. Il voit la ville comme « théâtre de la vita activa ». Avant toute démarche culturelle pour investir la ville, celle-ci est déjà une scène publique. C'est dans la polis, au sein de la Cité que se mettent en scène les orateurs dans l'Antiquité déjà, et c'est surtout le lieu de toute les ostentations. Le théâtre n'est, finalement, qu'une autre forme de langage de l'espace public. L'espace urbain est le lieu de rencontre entre toutes les cultures, tous les rangs sociaux, toutes les histoires. Le théâtre ne fait qu'unifier cette démarche :

« La ville ne donne donc pas lieu à une opposition entre le sujet individuel,
jouisseur d'une expérience corporelle toujours réinventée, et une action
publique organisée, elle génère au contraire une expérience qui entrelace
l'individuel et le collectif, elle se met elle-même en scène en jetant les tréteaux
sur les places. »45

La ville est mise en forme, elle est mise en scène, mise en langage, elle est poétique. Les artistes de rue construisent la ville selon l'image qu'ils s'en font, construisent une réalité selon la société dans laquelle ils évoluent. Ainsi, le théâtre en espace public permet une animation du territoire, mais aussi une mise en valeur de l'urbanisme et des histoires locales, ce qui a pour effet immédiat d'impliquer les citoyens dans leur espace de vie, leur espace civique. Une démarche multiple donc que revêt le théâtre de rue. Bien plus qu'un art, il s'agit d'un instrument d'aménagement de la spatialité. Le festival d'art de la rue notamment, permet de créer un autre territoire, une nouvelle géographie, un nouvel espace de jeu. La ville est transformée par la culture.

44 Olivier Mongin, La condition urbaine, la ville à l'heure de la mondialisation, Editions du Seuil, 2005, p.52

45 Jacques Le Goff, in Histoire de la France urbaine, Georges Duby (dir.), tome 2 : La Ville médiévale, Editions du Seuil, Paris, 1980, p.382

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b) Etude de cas : le festival Hop Hop Hop à Metz

A la lumière de ces réflexions, nous choisissons d'illustrer cette idée d'animation de la ville et de mise en valeur du patrimoine urbain, par un exemple local et reconnu, le festival Hop Hop Hop à Metz dont nous avons été familiers. Le festival Hop Hop Hop46 vient de fêter sa 7ème édition cet été, du 7 au 10 juillet, dans le centre-ville de Metz. Etant aux premières loges de l'organisation, en réalisant notre stage dans l'association productrice, la Compagnie Deracinemoa, nous sommes en mesure de constater le rôle d'un tel événement dans l'espace public.

La présence des artistes au coeur de la cité, se servant du lieu, de la place publique pour leur jeu permet clairement une animation de l'espace urbain. Pour éviter toute méprise, nous tenons à rajouter que le terme « animation » n'est pas vu ici comme le fait de voir la culture comme une animation, mais bien comme un art qui, parmi ses multiples casquettes, anime, c'est-à-dire qui rend vivant, le lieu où il s'implante. En effet, durant 4 jours, sur plusieurs lieux de la ville, une sorte d'unification des lieux se fait, et une rencontre entre les habitants et touristes également. Un jour, l'adjoint à la culture de la ville nous a dit cette phrase : « Il faut que la communication soit exemplaire, que le pavoisement soit très visible. Je veux que la ville entière soit aux couleurs du festival, qu'on ait l'impression en entrant dans Metz, d'être dans une ville-festival. ». En effet, se sentir dans une ambiance festivalière est du ressort de la communication, et de la mise en valeur par les affiches, les couleurs, les fanions ou autres supports de communication, de l'instant culturel qui va se dérouler pendant quelques jours. C'est précisément sur la communication que nous avons travaillé durant six mois, c'est pourquoi nous savons que l'ambiance, et la ville mise en scène que nous évoquions précédemment, est permise par le visuel en grande partie.

Hop Hop Hop vise à décloisonner l'offre artistique existante. Sa ligne artistique favorise l'approche populaire et démocratique du public vers toutes les disciplines du spectacle vivant. Le festical d'art de la rue messin en 2016, c'est 85 artistes

46 http://hophophop.eu/

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internationaux, 25 compagnies, 106 représentations gratuites, 120 bénévoles et 12 lieux de représentation. Loin de tout amateurisme cette édition s'est distinguée par des propositions artistiques de qualité, accessibles à tous. Festival de l'absurde, du comique, mais qui vise avant tout à faire passer des messages à son public, Hop Hop Hop s'inscrit dans la durée parce qu'il est porté par une compagnie spécialisée en arts de la rue, et qui connait les enjeux d'un tel secteur, contrairement à d'autres festivals qui sont portés par la municipalité directement. C'est une tendance fédératrice qui motive l'action du festival ; le but étant de faire se retrouver les gens, leur faire vivre une expérience collective au sein d'un patrimoine de qualité, avec des propositions artistiques internationales. Metz a la chance de voir défiler de grands noms des arts de la rue. Néanmoins, les financements étant en baisse, les grandes formes sont de plus en plus supprimées, au profit de petits spectacles joués plusieurs fois sur les quatre jours. Un aspect important des arts de la rue, que nous n'avons pas encore évoqué jusque-là, est sa dimension pluridisciplinaire. Si le théâtre en espace public rassemble et anime le territoire, c'est parce qu'il tient sa vitalité de la multiplicité des champs artistiques : théâtre, chant, musique, cirque, jonglage, performance acrobatique, poésie déambulatoire etc. Ainsi, chacun peut se retrouver dans une proposition artistique.

Un aspect intéressant, quant au développement du territoire, c'est la reconnaissance artistique qui commence à naître sur cet événement. La région Grand Est est une des plus active sur le plan du soutien aux arts de la rue. Si nous nous penchons sur les adhésions 2015 à la fédération nationale des arts de la rue, nous observons que la FAR-EST (Fédération des Arts de la Rue Grand Est) compte 22 adhérents sur 299 à l'échelle nationale, et 28 structures adhérentes sur les 259 en tout. De plus, sur le plan de la surface géographique, il s'agit de la plus grande fédération française. A titre d'exemple, la Fédération Auvergne ne comptabilise que 3 individus adhérents et une seule structure. Quant aux Midi-Pyrénées par exemple, aucun individu n'adhère à la fédération, et seules 5 structures ont rejoint le soutien et le développement de ce secteur. Ainsi, Hop Hop Hop n'est pas Chalon dans la rue, mais tout de même, seul festival d'art de la rue comique de l'ancienne région Lorraine, il est le lieu de rendez-vous d'un certain nombre de programmateurs qui se déplacent afin de trouver la perle rare artistique qu'ils pourraient acheter pour leur propre festival. C'est un élément important, puisque la ville de Metz

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gagne ainsi en attractivité, et l'affluence touristique durant ces quelques jours est forte. Les festivals, quels qu'ils soient, permettent un effervescence de l'économie locale, du tourisme et du commerce. Par exemple, cette année le festival a choisi de réaliser des partenariats avec 10 commerces dans le cadre du « Hop Shop Tour », 5 restaurants pour le « Hop Miam Tour » et 8 bars/pubs pour le « Hop Pub Tour ». Initialement il s'agissait d'un partenariat afin de nourrir le budget du festival et de permettre une source financière importante. Mais idéologiquement, c'est surtout une mise en valeur du territoire, du local, de la ville et ses acteurs principaux, les commerçants. Ainsi, le public a pu se restaurer dans les restaurants partenaires, aller boire un verre dans les bars conseillés dans le programme, et se prendre en photo dans le cadre d'un jeu concours face aux devantures des commerces. Cette année, Hop Hop Hop a réussi le pari de combiner recettes financières, et mise en lumière des acteurs de la ville et de ses ressources.

De plus, le festival s'entoure des associations locales pour construire son événement, ce qui favorise d'autant plus son intégration dans le paysage culturel et social de la région. En effet, le cas du festival Hop Hop Hop nous a montré que malgré les principes d'indépendance prônés par les artistes de rue, se rattacher à des structures culturelles identifiées peut être un atout. Si certains diraient qu'il vaut mieux être seul que mal accompagné, d'autres pensent que plus on est soutenu, plus on est fort. Ainsi, le festival messin s'est rapproché d'établissements culturels régionaux tels que l'Opéra-théâtre, ou encore TCRM-Blida, afin de gagner en crédibilité et en autorité. Il s'agit d'une force notamment au regard des subventionneurs.

En effet, comme on peut le voir sur un dossier de demande de subvention type, il est demandé si l'association est inscrite dans une politique publique. Il s'agit donc d'un cadre tout à fait rigide dans lequel même les arts de la rue doivent rentrer s'ils souhaitent recevoir une aide financière. S'il s'agit clairement d'un début d'institutionnalisation, c'est également le prix à payer pour conserver un peu d'indépendance et s'inscrire dans la durée. Laurent-Guillaume Dehlinger l'explique d'ailleurs très bien lui-même :

« Certes l'institutionnalisation a ses travers dans la liberté de création ou surtout l'homogénéisation des formes pour répondre à des "experts" et non directement au public, mais elle n'en demeure pas moins nécessaire dans un

modèle économique ou le coût du travail est élevé, réglementé et ou la
précarité progresse. »47

Puisque nous nous attachons au rôle d'un festival de théâtre de rue pour montrer l'implication sur le territoire, revenons à la spatialité du festival. L'implantation géographique du festival48 est à observer pour comprendre le rôle du lieu dans le spectacle vivant. On observe sur la carte ci-dessous une démultiplication des espaces de jeu, sur les places centrales de la ville. Les cercles orange représentent les lieux de représentation, les triangles roses sont les bars partenaires, les verts les restaurants, et les bleus les commerces. Cette carte montre bien une concentration dans l'hyper-centre de la ville, mais une certaine délocalisation est à observer puisque le festival se déplace jusqu'au Centre Pompidou-Metz - autre institution culturelle d'importance dans la région, qui permet une reconnaissance pour le festival également - mais aussi la Porte des Allemands qui est devenu un élément patrimonial d'importance et chargé d'histoire pour les messins, et la Place de la République, un peu plus excentrée. Sur cette carte n'apparaissent pas les maisons de retraite où le festival s'est déployé en vue d'une action culturelle envers les personnes âgées.

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47 Voir Annexe 5

48 Voir Annexe 7 : Carte d'implantation du festival et des partenaires

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(c) Studio Hussenot

Cela nous permet une double approche : celle du point de vue patrimonial, et celle du point de vue de la puissance du festival. En un mot, d'un côté l'opportunité offerte aux politiques locales, de l'autre la reconnaissance apportée à la compagnie. Nous ne connaissons pas de festival qui ne cumule pas plusieurs lieux ou qui ne fasse pas jouer plusieurs compagnies en même temps, avec donc une séparation du public. Hop Hop Hop n'échappe pas à cette règle. Il s'agit d'une des premières remarques que nous avons faite durant notre stage : « Mais, si le public veut voir ces deux spectacles, il ne peut pas c'est à la même heure ». Oui mais ils ont tout prévu. Les compagnies ont chacune plusieurs représentations sur toute la durée du festival, de sorte que les spectateurs puissent faire un marathon théâtral et admirer tous les spectacles de son choix. Cela renforce d'autant plus

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l'idée de village culturel que nous évoquions précédemment, puisque les 4 jours sont d'une intensité rare. Si bien qu'une fois fini, la ville semble un peu trop calme.

c) Un secteur économique en croissance ? Une reconnaissance à améliorer

Devant tant d'atouts d'un festival d'art de la rue, nous pouvons nous demander si ce secteur connait une croissance économique, et si sa reconnaissance est établie. En réalité, il n'y a pas d'économie propre aux arts de la rue. C'est quelque chose de bien plus complexe que cela. Et nous ne pouvons parler de l'économie des arts de la rue sans la lier à la reconnaissance des compagnies de théâtre de rue. Si l'on constate depuis les années 90, une certaine augmentation de l'offre et de la demande, le spectacle vivant mais plus particulièrement les arts de la rue sont un secteur qui connait une crise. Peu de compagnies sont réellement reconnues, on connait quelques grands noms parce que les médias s'en emparent et en général parce que les spectacles sont de grandes formes. C'est la question de la légitimité qui nous fait mettre un point d'interrogation à la croissance économique du secteur, notamment par rapport au théâtre institutionnel qui lui a fait ses preuves.

En 2000, Elena Dapporto et Dominique Sagot-Davauroux publient une analyse49 qui met en lumière la situation économique des arts de la rue. Ainsi les arts de la rue fondent leur économie et donc leur survie principalement sur la vente de spectacles dans les festivals. Cela représente environ 80% de leurs recettes. Le théâtre de rue est un mode d'expression alternatif, donc plus indépendant que le théâtre en salle. Les subventions sont en baisse comme pour tout le monde culturel, et les artistes connaissent une grande précarité.

Le Ministère de la culture semble vouloir rapprocher l'économie de l'art de la rue de celle des spectacles en salle. Est-ce qu'il faut nécessairement s'apparenter au modèle institutionnel pour être reconnu ? Faut-il que l'économie soit catégorisée pour être définie, pour être prise en compte ?

49 Elena Dapporto et Dominique Sagot-Davauroux, op.cit., 406p.

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Le 24 mars 2016, nous avons assisté à l'Assemblée Générale de la Fédération nationale des arts de la Rue à Paris. Nous avons alors appris la fusion du Centre National du Théâtre (CNT), avec HorsLesMurs. Cette fusion, rejetée par les professionnels des arts de la rue, est motivée par des raisons politiques et financières. Ainsi, ces deux organes du spectacle vivant en France, feront toujours de l'observation mais leurs actions seront noyées dans le théâtre, et non spécifiques au théâtre de rue. De sorte que les arts de la rue finissent par reposer essentiellement sur les collectivités territoriales sur le plan du financement, et de la reconnaissance également. La fusion s'est déroulée en juin 2016. Il est donc difficile de parler d'une évolution croissante du secteur. Les arts de la rue peuvent donc concentrer leurs espoirs dans la structuration des fédérations régionales afin de regrouper les forces pour éviter que les politiques culturelles ne se définissent sans l'avis des professionnels du secteur. Les artistes sont souvent éloignés des débats politiques, alors qu'ils en sont les principaux concernés. Leur parole et leurs rêves sont importants, leur traduction du monde est importante, leur pensée de l'humain est importante.

Un exemple nous a frappé, le cas d'un des festivals les plus reconnus, Chalon dans la rue. Le rendez-vous annuel des arts de la rue est en danger, et connait de grandes difficultés. En effet, depuis 2015, le maire de Chalon-sur-Saône, par là même président du CNAR des Abattoirs, déclare ne plus soutenir le festival à l'identique. C'est 400 000 euros en moins qui ont été retirés sur le budget du CNAR et donc du festival. De nouvelles baisses étaient à prévoir pour 2016. La difficulté de Chalon est d'être régi par la municipalité, principal financeur du festival, sans quoi les arts de la rue ne pourront plus se donner rendez-vous tous les été dans la région Grand Est. C'est la FNAR qui s'occupe d'instaurer un dialogue et une négociation avec le maire, mais celui-ci ne semble pas coopératif. Selon le maire, le CNAR n'est pas nécessaire, ce qui entraine une menace de délabellisation par l'Etat. Il a d'ailleurs été question d'une SMAC à la place des Abattoirs, ce qui montre bien un désintérêt croissant pour les arts de la rue au profit de la musique. L'un des membres de la FNAR a déclaré lors de l'Assemblée Générale, que Chalon était peu visible et donc peu défendable. Pour lui les arts de la rue s'embourgeoisent, et « s'avignonisent ». En rendant un festival indispensable, on ne peut plus bouger les choses. La situation est telle que même les artistes ne peuvent pas se

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mobiliser avec la baisse considérable de moyens. La Ville de Chalon veut faire de l'animation, de la production de spectacles. Beaucoup sont d'accord avec le fait que si le CNAR avait été une association indépendante, cela aurait été différent. Ainsi, une association commune de soutien a été mise en place, « Les arts dans ma rue »50. Etienne Boggio, co-président de cette association, explique qu'il voudrait « créer une intelligence entre les artistes et la mairie ». Comment parler de secteur en croissance quand un festival reconnu est à deux doigts d'être annulé, et quand les artistes eux-mêmes doivent se joindre aux collectivités pour survivre ? L'indépendance et l'autosuffisance des arts de la rue est terminée.

La solution serait que les programmateurs ne se déplacent pas afin que cela ait moins d'attrait pour les compagnies. Mais bien sûr, lorsqu'il est question de marché, les programmateurs viennent chercher les compagnies qui pourraient les intéresser, et c'est une aubaine pour ces dernières qui ont besoin de cumuler les dates, sans quoi elles ne peuvent s'autofinancer. Le cas de Chalon est donc au point mort. Beaucoup de festivals disparaissent, il faudrait une lutte commune, une mutualisation. Cet aspect est le problème du point de vue politique. Mais le secteur connait également une certaine méprise par la population de manière générale.

Pour la doxa, les artistes de rue sont vus comme des saltimbanques. S'il s'agit bien d'une des origines du théâtre de rue, avec le théâtre forain et les carnavals également, précisons qu'aujourd'hui « saltimbanque » a deux définitions : il s'agit à la fois du comédien qui a pour mission d'amuser la foule sur la place publique, nous sommes donc davantage dans une démarche d'animation plus que d'art, et dans un sens plus péjoratif, il s'agit de l' « homme qui, par son manque de sérieux, sa légèreté, ne se montre pas digne de discrétion. » 51 . Dans les deux cas, considérer les artistes de rue comme des saltimbanques est extrêmement réducteur et nie la qualité artistique de cette forme d'art.

L'art de la rue est déprécié par la doxa. En effet on perçoit depuis de nombreuses années, une déception des gens envers la société, et parallèlement une dévalorisation de la culture. La culture étant du domaine du loisir, on pense que l'on peut s'en passer, que

50 http://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne/saone-et-loire/chalon-sur-saone/chalon-sur-saone-les-arts-de-la-rue-sont-en-danger-970277.html

51 TLF - Saltimbanque

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c'est superflu, qu'il y a plus urgent et important. En somme, que l'argent du gouvernement serait plus utile ailleurs.

Les compagnies manquent de moyens financiers, de reconnaissance auprès du grand public, mais également auprès des connaisseurs. En effet, dès lors que l'on se délocalise dans l'espace public, la qualité artistique est jugée péjorativement. On finit par confondre un peu trop facilement art et animation.

Néanmoins, une nuance est apportée par Dominique Sagot-Duvauroux, qui dans son ouvrage voit davantage de positif, mais l'ouvrage datant de plus de 15ans, nous trouvons certaines affirmations contestables. Pour lui les arts de la rue sont en effervescence, bien qu'en marge de la culture consacrée. Il explique qu'il y a plusieurs types d'artistes dans les arts de la rue : notamment l'artiste indépendant, qui représente 25% de l'offre culturelle du secteur. Celui-ci propose avant tout un savoir-faire. Selon lui, les indépendants préfèrent une certaine précarité plutôt que s'embarrasser de détails administratifs, en mettant en avant le fait que les allocations au chômage pour les intermittents leur offre cette opportunité. Nous avons du mal à concevoir cela, et à partager l'avis de M. Sagot-Duvauroux. La précarité des artistes est un fléau de la culture, et c'est une lutte qui devrait être engagée contre cela. Pour avoir côtoyé des artistes de près, nous n'avons jamais entendu l'un d'eux se complaire dans cette situation. C'est le genre d'artiste, toujours selon lui, qui participe surtout aux off des festivals, et qui subsiste seulement grâce à la vente de spectacle. Face à eux, il mentionne les saltimbanques, ou les artistes qui font la manche. La manche serait « un marché libre »52, un test avant de proposer les spectacles aux programmateurs. Cette conception des choses ne différencie que très partiellement les amateurs des professionnels à notre sens, et ne reconnait pas assez la qualité artistique des arts de la rue comme forme d'art tout aussi noble que le théâtre, mais qui a choisi d'utiliser la rue. Du moins si cette situation était possible en 2000, force est de constater qu'en 2016, les festivals d'art de la rue sont en danger, et du même coup les compagnies également.

52 Elena Dapporto et Dominique Sagot-Duvauroux, op. Cit. p. 133

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Un lien est à établir entre l'image subversive du théâtre en espace public, où la parole est dégagée de toute pression sociale et politique, et le soutien économique en baisse des arts de la rue par les institutions. Sortir de l'institution mais se rattacher financièrement à elle n'est-il pas hypocrite ? Auquel cas, quelles sont les solutions pour subvenir sans être redevable, sans tutelle ? Peut-être que le message doit être encore plus fort, peut-être que c'est sur la reconnaissance qu'il faut insister, sur le renouveau permis par cette forme artistique. En montrant que le théâtre de rue est plus ouvert, et s'intéresse plus sincèrement aux réalités sociales, en se déplaçant jusqu'au public, peut-être pouvons-nous penser qu'il gagnera en reconnaissance et se développera davantage.

C) Evolution vers un théâtre plus ouvert

Finalement, l'écueil à éviter est de mêler, dans les discours, les lieux, et l'institution. Après toutes ces pistes dégagées, nous comprenons que ce que fuit l'art de la rue, ce n'est pas un lieu, mais c'est le cadre qu'un lieu fermé impose. Après réflexion, nous constatons quelque chose de très trivial : n'importe quel art a besoin d'un lieu. Un lieu pour créer, un lieu pour diffuser, un lieu pour partager, pour montrer. Un lieu pour dire. La rue, bien qu'elle ne soit pas close sur elle-même, bien qu'elle soit plus libre, est un lieu, un lieu conventionnel puisqu'urbanisé. Mais avant tout un lieu, jusqu'alors, plus ou moins libre dans lequel les trois partenaires que sont l'espace, le public et les acteurs, se mêlent et agissent ensemble.

a) Un lieu ouvert et libre : la rue

La rue est un lieu, un espace public dans le sens ouvert à tous, sans restriction. C'est le lieu de la liberté. Il y a trois façons de comprendre la liberté : la liberté comme absence de contraintes, la liberté comme possibilité de faire ou de ne pas faire, la liberté comme déploiement dans le monde.

Laeticia Lafforgue, de la Khta Compagnie, explique lors de l'émission La Nouvelle Vague du 11 février 2016 sur France Culture, « La rue : Espace public, espace scénique :

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réinvention des codes », que la rue est un lieu de vie, un espace de vie. Pour elle, la rue est le lieu de réalisation du projet politique de la société dans laquelle on vit, on peut y observer la société. Laeticia Lafforgue imagine la rue comme un parchemin, un endroit politique, un lieu d'observation. Néanmoins, et c'est un point intéressant nous semble-t-il, elle soulève que c'est également un lieu intime, le lieu où on se rencontre, et où l'on peut avoir peur. La rue, la place, est un espace d'émotion, entre l'intime et le commun, entre le personnel et le partagé. Lorsque le théâtre investit le pavé, il s'approprie un espace commun, et a un pouvoir d'unification.

Parce que si la rue est le lieu de tous, il est surtout le lieu de la solitude, de l'enfermement finalement. Nous voulons dire par là que la rue n'est pas toujours un lieu de sociabilité, on se croise, se rencontre mais on ne se parle pas. On se frôle, se bouscule, se regarde, mais on n'entre pas en interaction avec des inconnus pour la bonne et simple raison que ce sont justement des inconnus. Or nous partageons tous le même monde, le même extérieur, le même air. Montaigne disait « On ne naît pas homme, on le devient. ». En effet, si tout nous est donné à l'avance, si les éléments sont présents pour favoriser la rencontre et le partage, et du même coup la possibilité de façonner un monde, on ne le fait pas naturellement. Il faut y travailler, il faut provoquer les choses. Peut-être pouvons-nous voir le théâtre de rue comme l'instrument de partage offert aux habitants afin de favoriser leur jugement critique et de vivre, comme nous l'avons vu précédemment, une expérience collective.

En page de garde de cette étude nous avons choisi l'image provocatrice de l'art libre avec le sloggan « L'art est public », métaphore à triple sens utilisée pour parler de l'art public c'est-à-dire dans la rue, en espace public, mais aussi pour dire que l'art, notamment le théâtre, doit être accessible à tous, sans restriction, et que chacun doit pouvoir en faire l'expérience, car la liberté c'est aussi ça. Et le déplacement du spectacle vivant en plein air, entend également favoriser l'accès à tous. Enfin, c'est à entendre également comme « La République », afin d'annoncer qui doit être l'acteur d'un soutien et d'une aide aux arts de la rue, la République, le gouvernement. Un autre sens que l'on peut comprendre également, c'est que la rue investie par l'art est le propre de la République, notamment la République française qui prône parmi la « liberté, égalité et

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fraternité ». Ainsi ce slogan ouvre plusieurs grilles de lecture, toutes aussi intéressantes les unes que les autres, pour défendre l'idée que l'art de la rue a sa place dans le paysage culturel, qu'il est peut-être même nécessaire, et qu'il se déploie dans un lieu ouvert et libre : la rue.

C'est pourquoi a été créé l'événement « Rue Libre ! ». Cela a été annoncé comme une manifestation revendicatrice. En effet, la liberté de la rue est ardemment défendue par les artistes, les connaisseurs, et les professionnels du milieu, regroupés sous une seule entité, la Fédération nationale des arts de la rue. Cette dernière a choisi de soutenir le principe de liberté par l'action même de jouer dans la rue. C'est donc en 2007 qu'est née « Rue Libre ! ». L'actuelle présidente de la Fédération, Lucile Rimbert, définit l'événement en ces termes :

« C'est la journée nationale des arts de la rue (1), traditionnellement
organisée pour l'unique journée de vingt-cinq heures de l'année, celle où on
passe à l'heure d'hiver. Nous profitons de cette heure supplémentaire pour
remettre les pendules à l'heure... »53

C'est pleine de messages que se déroule cette journée d'arts de la rue, afin de réagir bien souvent à une actualité défavorable et insupportable. C'est aussi un bel acte de solidarité, puisque dans la France entière, chaque région se soude pour organiser cette journée. La preuve que les arts de la rue commencent à avoir un réseau d'importance. « L'art est l'affaire de tous, » revendiquait la FNAR dans l'appel à mobilisation pour une politique culturelle réinventée, « La rue est nôtre » précisent-ils aussi dans l'Edito du dossier de presse pour Rue Libre, accompagné d'un manifeste éclairant sur leur position face aux arts de la rue54. Ainsi, si le théâtre de rue est un théâtre plus ouvert, c'est en ce sens qu'il permet une liberté d'expression, de mouvement et d'action, qui ne serait pas possible en salle.

53 Lucile Rimbert in Libération : « Rue Libre ! » les restrictions dans l'espace public dénaturent l'artistique, interviewée par Frédérique Roussel, 17 octobre 2016

54 Voir Annexe 8 : Edito et manifeste Rue Libre - FNAR

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Par exemple, cette année, Rue Libre a duré jusqu'au 29 octobre, et un message grandeur nature a été délivré : une Marianne géante pour rappeler que la rue est un lieu de liberté. Comme nous pouvons l'observer, cette statue tend la main droite, elle semble pointer du doigt, dénoncer. Dirigée vers les municipalités, c'est un message purement politique qu'elle apporte. Si Laeticia Lafforgue voyait la rue comme lieu du politique, la fédération

l'a bien appliqué en l'investissant comme tel.

Si la rue est le lieu de la peur, c'est parce que c'est le seul endroit où il est encore permis de donner son opinion, de protester ou de partager quelque chose, librement, et communément. Ainsi, l'événement entend montrer que la rue est un lieu libre, mais surtout qu'elle doit le rester. La démarche des artistes est donc de repenser l'espace public, lui donner un nouveau sens, afin qu'il ne se perde pas dans les méandres de la

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société de circulation si nous osons dire, c'est-à-dire une société de « l'homme overbooké », du temps qui presse, ou encore de l'aliénation au travail.

Il faut réhabituer les gens à partager leur espace, leur vie, et à être tant acteur que destinataire de ce partage. « Encore faut-il les autoriser à détourner - provisoirement - les règles et les usages qui régissent habituellement les espaces communs... » rajoute la FNAR lors de la création de cette journée internationale des arts de la rue. Car s'il en va d'un droit fondamental de tout être que la rue soit un lieu librement accessible, et le lieu de la parole comme nous allons le voir, il est nécessaire de le rappeler à tous, et la culture en espace public peut porter cette voix-là.

b) La rue : le lieu de la parole

« La culture, pour être vivante, doit s'inscrire dans la cité et dans la vie des
hommes qui l'habitent. »55

Cette idée montre bien que le spectacle vivant a une place à tenir au coeur de la ville, au coeur de la vie des habitants. La rue c'est le lieu de la parole, le lieu de la manifestation, de la protestation, le lieu où l'on exprime ce que l'on pense au reste du monde. Mais c'est également, surtout depuis ces derniers mois, le lieu de la peur, le lieu où tout peut nous arriver. Les actes terroristes qui ont sévis ces derniers temps, montrent que la rue n'est pas un lieu de haute sécurité, tout simplement parce que c'est un espace ouvert, libre, et de fait incontrôlable. Alors faut-il avoir peur de ce lieu de l'altérité, du doute et de la foule ? Plutôt que de rester enfermer à avoir peur de ce qui arrivera demain, nous postulons que, par l'art de la rue, celle-ci peut être investie, prise en main par ceux qui ont les mots, ceux qui sauront donner de l'espoir, donner un sourire, ou mettre un mot sur des sentiments éprouvés par tous. Globalement nous dirons que s'ils sont sourds, alors il faut crier encore plus fort. La culture peut être une arme de défense notable si elle est suivie par le public, si elle est acte de solidarité. Dans ce cadre, la rue devient une force, incontrôlable elle aussi.

55 Paul Rasse, Le théâtre dans l'espace public Avignon Off , Édisud, Aix-en-Provence, 2003, p. 41

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« L'espace public, lieu par excellence de la confrontation et de l'altérité,
incarne ce qui fait la société. [...] Comment, dans ces conditions, l'artiste
entre-t-il en relation avec cet espace policé ? Quel que soit son
positionnement (résistance, contournement, ironie, récit...), il lui revient
d'inventer de nouveaux dispositifs d'appréhension et de compréhension des
lieux, contre des évidences et ses non-dits. »56

En effet, Célia Dèbre rappelle ici que l'artiste a un rôle politique dès lors qu'il se positionne dans l'espace commun et universel de la place publique. Il lui revient de réinventer un espace, et un rapport aux autres. La rue c'est le lieu du lien social. Il incombe à l'artiste de faire de ce lieu de la parole, un lieu de liberté d'expression, dans lequel dire sera possible. C'est une reconquête et une réinvention de l'espace public que doivent réaliser les arts de la rue. C'est un espace vaste, indéterminé, et non aménagé spécifiquement. Il faut donc occuper la rue, l'habiter par la prestance de l'art et par les mots.

Des questionnements mériteraient d'être soulevés. Est-ce que le théâtre de rue ne pourrait pas amener à instaurer un plus haut degré de tolérance ? Comment une politique culturelle déterminée et provocatrice comme celle des arts de la rue pourrait faire changer les mentalités ? En quoi cette expérience pourrait-elle être une catharsis réelle face à une crise et un pessimisme grandissant de nos générations ? L'époque actuelle a besoin de changement pour évoluer. Il y a une nécessité et une demande de nouveauté de la part de la population française, et la culture pourrait être un moyen d'y parvenir. Mais pour cela il faut sortir des craintes, sortir des cadres, sortir de l'instrumentalisation. Il faut réinventer un espace où tout reste possible. Nous postulons que la rue peut être cet espace-là.

A titre d'exemple, évoquons le Théâtre à Bretelles créé en 1973 à Paris, et qui allait déjà dans ce sens-là. En effet, il s'agissait pour Laurent Berman et Anne Quésemand de faire de la politique autrement. Ils ont choisi la rue pour dire, la rue pour réveiller les mentalités. Si les discours démagogiques et surmédiatisés ne prennent pas auprès des habitants, le théâtre lui peut peut-être être une force. Finalement qu'est-ce que le théâtre de rue si ce n'est, dans son sens le plus épuré, la déclamation d'un texte délivrant un message, sur la place publique, là où tout le monde peut l'entendre. Anne Quésemand

56 Op. cit., Célia Dèbre, Arts Espace Public, « Art et espace public ; un sens politique ? », p. 28

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explique justement que leur credo était le « n'importe où », c'est-à-dire faire du théâtre sans se soucier du lieu, de détails techniques ou de réception. Et c'est en réaction aux institutions qu'ils ont voulu s'insurger. Le regard que l'on posait sur eux était péjoratif puisqu'ils étaient vus comme des saltimbanques et ça ne lui suffisait pas, c'était trop réducteur par rapport à l'objectif poursuivi ; celui de confondre les gens entre eux, de confondre les cultures, les genres, les idées, pour en ressortir plus fort et plus inspiré. Si la rue est le lieu de la parole, elle est donc celui du possible développement du jugement critique. Car dans l'espace public, il n'y a pas de filtre, pas de magnéto coupé, pas de censure. Ce qui est dit est dit, même si on l'interdit par la suite, quelques-uns l'auront entendu, et pourront poursuivre les mêmes buts.

Aujourd'hui, si l'on a un besoin de partage, dans un lieu dont nous sommes usagers, c'est probablement en réaction à une société individualiste et pessimiste. La part de social, de commun, d'expérience, disparait peu à peu au théâtre, et la rue peut combler cela.

Mais même la rue et le théâtre qui s'y déploie sont en train de se normaliser, de s'institutionnaliser par des règles, mais également par la montée en puissance du numérique. A l'heure du numérique, on ne parle plus, on interagit, on ne voit pas, on visualise, on n'assiste pas, on vit en différé. La surprise, l'imprévu, la rencontre inattendue qui était un atout du théâtre en espace public disparait peu à peu. On ne bat plus autant le pavé que dans les années 60, on ne crie plus nos pensées à qui veut l'entendre. C'est l'outil numérique qui s'empare de cela ; les protestations se font sur les réseaux sociaux, on tweet une réaction pour dire ce qu'on pense. Cela favorise probablement l'individualisme, chacun derrière son écran pense pouvoir changer le monde en réagissant verbalement. Mais les mots écrits puis déclamés et mis en scène, sont plus forts que les publications éphémères du numérique, du moins c'est ce que pensent les défenseurs de la culture à message.

De plus, précisons que dans la rue, la médiation est directe entre l'oeuvre présentée et le public. Or, l'art de la rue est multi sensoriel en ce sens qu'il met en oeuvre le corps, les mimiques, un décor, l'architecture existante, la voix, le langage, l'écriture, les vêtements, le rapport à l'autre, et la politique. Une multiplicité des outils donc, à ciel ouvert, pour faire de la culture autrement. Cela rend le théâtre de rue peut-être plus réaliste que le

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théâtre en salle, puisqu'il est impacté immédiatement par les réactions des gens, par les bruits de la ville, et par les aléas. De sorte que la rue, si elle est le lieu de la parole désenclavée, elle est aussi le lieu de l'image, de la représentation par essence. L'espace public est le lieu où l'on se montre, où l'on « parait », où l'on cultive une image. C'est, ou du moins c'est censé être, un lieu libre, un lieu d'expression, et l'expression est précisément le propre de l'art.

III- THÉATRE DES LIBERTÉS OU LIBERTÉ DU THÉATRE ?

Dans République57, Platon voyait le théâtre comme néfaste puisqu'il réveillerait les émotions du public, qui perd le contrôle de ses affects, et se perd dans ses passions premières. Le théâtre ne serait donc que corruption, subversion et pâle reflet de la réalité d'après le philosophe.

A cette analyse, nous souhaiterions répondre à Platon : n'est-ce pas là tout l'intérêt du théâtre ? Voir une scène qui pourrait ressembler à la réalité, mais qui ne l'est pas, avoir le doute le temps d'une représentation de ne plus savoir si nous ne sommes pas les propres acteurs de la pièce, et pouvoir libérer nos sentiments. La vertu cathartique du théâtre n'est pas à négliger, et elle est peut-être d'autant plus présente dans l'espace public, où rien de physique n'empêche l'expression de ses émotions et où le décor même ne peut être que réaliste puisque c'est celui du quotidien des gens.

A) Un public plus libre et donc plus varié

a) L'a(rt)narchie de la rue

57 Platon, La République. Du régime politique, trad. par Pierre Pachet, Paris, 1993, pp. 509-510

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Nous l'avons vu, et c'est notre credo, la question du lieu est importante dans le spectacle à ciel ouvert. Si nous avons choisi de nous demander ce que la rue pouvait faire au théâtre et vice versa, et en quoi cela pourrait être un avenir pour l'art théâtral et la liberté d'expression, c'est parce que l'art en plein air est paradoxal ; à la fois libérateur et inquiétant. En effet, l'espace extérieur est celui de tous les dangers, de tous les aléas. Lors d'un festival de rue par exemple, on ne peut pas prévoir les intempéries météorologiques. Notre professeur de Conception de projets culturels, Sonia Sérafin avait pour habitude de dire « Dans un festival, votre pire ennemi, c'est le vent. ». Certes, les aléas climatiques peuvent altérer la proposition artistique, cela a un côté imprévisible et immaitrisable. Il faut donc prévoir un lieu de repli à chaque représentation ou bien assumer les annulations qui pourraient décevoir le public, et handicaper les artistes ainsi que les programmateurs. Il en va de la responsabilité de l'organisateur et du directeur du festival de ne pas prendre ces considérations à la légère. C'est pourquoi l'art de la rue est un secteur très professionnalisé, il faut en comprendre les enjeux, pour mener à bien un événement de la sorte. Il ne faut pas être négligent, mais au contraire être très prévoyant. Ainsi, le théâtre de rue nécessite des mesures de sécurité supérieures par rapport à la salle, et c'est peut-être là son plus gros désavantage. Dans une salle de théâtre, tous les dispositifs sont déjà prévus, et surtout sont permanents. En espace public, tout est à faire, tout est à prévoir, tout est à sécuriser.

Lors des Fêtes de la Mirabelle 2015, d'énormes rafales de vent sévissaient sur le centre-ville de Metz. Nous avions alors un lieu de repli qui n'était autre que l'Opéra-théâtre justement, une salle institutionnelle, si jamais la place d'Armes, entre cathédrale et Hôtel de Ville, n'était plus assez sécurisée et confortable pour le public face au vent et à la pluie. L'adjoint à la culture, pour une question d'image en grande partie probablement, pour ne pas perdre de spectateurs en route également, a souhaité rester en extérieur, mais nous avons vu les techniciens faire grise mine à cette annonce, et redoubler de prudence pour le matériel de son et lumières ainsi que la protection du public. La sécurité est donc bien un enjeu majeur dans l'art en espace public, c'est pourquoi nous parlons avec un certain jeu de mot, d'anarchie de la rue. Parce que rien

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n'est prévisible, ni contrôlable, ce qui est d'autant plus compliqué à organiser et à maintenir face aux attaques adverses. En effet, une autre raison qui nous pousse à parler d'anarchie de la rue, c'est la concession de l'état d'urgence. Il s'agit d'un fait d'actualité qui concerne en grande partie la culture et plus particulièrement notre secteur d'activité puisque la rue est la première cible des attaques, et des risques terroristes. En effet, si elle est accessible à tous pour l'art, elle est également accessible à tous les dangers.

Serge Calvier, de la Fédération nationale des arts de la rue, s'inquiète. Quelle est la place et la garantie de la liberté d'expression dans une atmosphère contrôlée, régulée, et bridée ? 58 D'autres artistes critiquent le choix des festivals de s'adapter à l'état d'urgence en appliquant une sécurité démesurée, ou en annulant certaines représentations jugées trop risquées. De plus il ne faut pas oublier que la sécurité représente un coût majeur dans le budget d'un festival. Le préfet Hubert Weigel s'est vu confier la lourde tâche de la sécurité des manifestations culturelles, mais il doit faire avec le peu de moyens des organisateurs également. Ainsi, il faudrait que de nouveaux budgets soient débloqués en faveur de la sécurité dans les événements à caractère culturel, afin que les risques soient moindres, et que les festivals ou artistes ne se voient pas encore retranchés dans leur manque de moyen déjà considérable. Le terrorisme est l'affaire de tous mais n'est la volonté de personne, en assumer les conséquences ne devrait donc pas forcément revenir aux compagnies ou aux organisateurs de spectacles, sous prétexte que le lieu choisi pour la représentation, est le plus visé et le plus atteignable : la rue.

Ainsi, nous pouvons parler d'anarchie de la rue en de multiples sens. Tant dans le fait que le public est libre, donc libre d'intervenir dans la création artistique, libre de la déranger ou au contraire d'y apporter quelque chose d'intéressant. La rue est un lieu difficile à canaliser, difficile à prévoir également. Il ne faut pas être trop dérangeant pour les habitants, ni pour les passants qui justement ne souhaiteraient que passer, et non s'arrêter et être embêtés par une proposition artistique jugée trop invasive pour eux. Il ne faut pas empêcher les forces de l'ordre, ou de la santé de faire leur travail, il ne s'agit pas non plus d'être invisible, puisque le fait d'assumer sa présence sur un espace public non dédié est la force majeure de l'art de la rue. Il faut pouvoir gérer les imprévus météorologiques et

58 Cyrille Planson, La Scène, le magazine des professionnels du spectacle, n°82, Nantes, automne 2016, p.3

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sonores des alentours. De plus, une remarque triviale s'impose à notre réflexion : l'hiver il fait froid, l'espace extérieur rime avec affronter des températures insupportables à long terme. Ainsi, l'hiver, on ne voit pas de compagnie de théâtre dans la rue. C'est une période tout à fait creuse pour ce secteur, d'autant que la majorité des festivals ont lieu en été. Cela pose un double problème : premièrement l'été ne durant pas non plus très longtemps, beaucoup de festivals ont lieu à la même date, il est donc difficile pour certaines compagnies d'assister à tout ce qu'elles voudraient, et d'autre part cela donne la suprématie aux salles pour les périodes hivernales, qui ne désemplissent pas, contrairement à l'art de la rue qui se fait discret jusqu'à l'été suivant. L'espace public a donc ses inconvénients que la salle ignore.

Il y a longtemps, on s'est dit qu'en les mettant tous dans une salle fermée, ces fous qui prétendent faire de l'art en criant leurs tirades qui viennent bien souvent se railler de la société et du pouvoir mis en place, ne dérangeraient personne, et surtout ne formeraient qu'un cercle restreint, pas trop visible, pas trop subversif. Mais avec les artistes de rue, c'est toute cette conception qui part en éclat. Les artistes deviennent incontrôlables, les élus paniquent et ne peuvent plus intervenir : la rue est un lieu public. Le public est libre d'assister et d'entendre ce qui est déclamé, et surtout, aucun filtre n'est possible. Ceux qui sont là peuvent partir à tout moment, et s'ils choisissent de rester c'est par choix, et non par obligation tel que dans une salle qu'on n'ose pas quitter, parce que les règles le proscrivent.

b) Public non captif : une liberté d'improvisation

A l'origine, le public dit captif est employé pour désigner les scolaires notamment, qui assistent à une représentation artistique parce que leur professeur l'impose, et non par choix. Captif dans le sens, imposé par l'éducation, cadré par un modèle scolaire. Mais comme nous l'avons bien vu, le théâtre de rue se définit par de nombreux termes, sauf celui de se complaire dans un cadre.

Qui dit lieu public dit public libre, et donc non captif des règles imposées dans les salles de théâtre. Les interdictions de manger, boire et fumer pendant la représentation,

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l'obligation d'éteindre son téléphone portable pour ne pas déranger le bon déroulement du spectacle, tous ces codes et ces libertés bridées sont levés avec l'art de la rue qui n'interdit rien et autorise tout. Tout, mais le respect quand même. Le confort du spectateur est donc à son maximum puisqu'il est libre de faire ce qu'il souhaite. Finalement, si ces règles étaient si importantes et si clairement définies dans le théâtre dit institutionnel, on peut penser que l'artiste de rue doit s'en retrouvé gêné. La liberté du spectateur serait au détriment de son jeu. Et pourtant, nombre d'artistes assurent qu'ils préfèrent jouer dans l'espace public que sur scène, précisément pour avoir face à eux un public à l'aise, et non captif de la représentation artistique. Ainsi un jeu s'instaure entre l'artiste et son public. Tout devient possible. La place à l'improvisation est plus grande également.

Nous l'avons vu durant le Festival Hop Hop Hop à Metz, le public du théâtre à ciel ouvert est très différent tant dans son genre que dans son comportement. Tout d'abord on observe une variété de catégories socio-professionnelles et de classes d'âge. Hommes, femmes, enfants, familles, couples, amis, le public est très diversifié. Cela s'explique premièrement par le fait que la programmation s'ouvre à tous, mais aussi parce que le théâtre de rue est un art de passage. Beaucoup de gens passaient Place Saint-Louis, et devant la foule qui s'y étendait, s'arrêtaient pour voir de quoi il s'agissait. C'est pourquoi, l'art de la rue est un art que l'on pourrait considérer d'éphémère. On repasse le lendemain, au même endroit, et le territoire a repris sa forme normale, les pavés sont vides, les passants passent et ne s'arrêtent plus. La représentation est terminée. Mais lorsque le théâtre envahit l'espace, le public devient acteur de la représentation.

En effet, nous citerons par exemple la compagnie AFAG Théâtre avec leur pièce La vraie vie des Pirates qui a pris place à Metz en juillet 2015 lors de la 6ème édition d'Hop Hop Hop. Nous fréquentions alors le festival en tant que spectatrice, et avons pu assister à un formidable jeté de seaux d'eau au milieu de la place Saint-Louis, éclaboussant les spectateurs au passage. Certains étaient même pris à parti. Cette relation de complicité qu'il existe peut-être dans les salles mais davantage pour les One Man Show que pour le théâtre pur, se retrouve très fréquemment dans l'art de la rue. Et c'est la non captivité du public qui le permet pensons-nous. Les arts de la rue permettent un vivre

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ensemble et un lien social unique. De plus, l'humour en espace public semble plus facile que dans une salle. Dans une salle on peut avoir tendance à trouver que les artistes surjouent, dans la rue, c'est le comique de geste et de situation qui fonctionne le mieux. En effet, lors de cette même édition, nous avions assisté à la représentation des Cupidons de la Compagnie les Goulus. Trois jeunes hommes, déguisés en anges plus ou moins efféminés qui se baladaient donc en petite tenue dans la rue. La situation et le costume même provoquaient le rire de la foule. Dans une salle, en aurait-il été de même ? Nous en doutons.

En cela on comprend bien que l'art de la rue, non seulement anime un territoire, mais il est également un art de libertés, le lieu est libre, le public est également libre, d'applaudir ou non, d'aimer ou pas, de rester ou de partir à tout moment. C'est un public qui n'est pas forcément adepte du théâtre, ou de la culture de manière générale, mêlé à un public qui peut être très spécialiste de l'art, et connaisseur de l'importance de la culture. Ce sont des habitants, des touristes, des habitués d'un lieu, qui découvrent une proposition artistique originale dans leur monde à eux. Contrairement au théâtre en tant que bâtiment, il n'est pas besoin de se fondre dans un monde qu'on ne connait pas, un monde qui n'est peut-être pas le nôtre pour avoir la chance d'apprécier du théâtre. Là, c'est le théâtre qui vient à la rencontre d'un monde et qui s'y fond.

Si l'on parle souvent de médiation culturelle, c'est une notion à remettre dangereusement en question dans ce chapitre. Est-il besoin d'une médiation dans les arts de la rue ? Le public doit-il être préparé ? Guidé ? Doit-on expliquer ce qui n'est pas donné d'avance à la compréhension de tous ? Faut-il faire un lien entre l'artiste, la représentation et le public qui la reçoit ?

« La médiation culturelle a en commun de multiplier les sens qu'elle porte f...]
Or elle s'en écarte aussi parce que son rayonnement a pris des détours
inattendus et qu'elle investissait des lieux publics. Les ruelles devenaient des
scènes, le mobilier urbain faisait figure de décor, les lumières de la ville se
transformaient en projecteurs. Le quartier constituait un nouvel espace de
diffusion culturelle. En fait, ce qui distinguait particulièrement les Ateliers

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Labyrinthe artistique, c'est que le rôle de médiateur et celui d'artiste était

fusionné. »59

En réalité c'est peut-être ça qu'il faut comprendre et retenir de toutes ces analyses et réflexions. Le médiateur culturel dans l'art de la rue, c'est l'artiste et le lieu lui-même. La médiation entre les artistes et les spectateurs se fait tellement directement, sans préparation, sans pré-requis, sans filtre, qu'elle semble inexistante. Or, nous savons que la réception d'un art quel qu'il soit ne peut être totale et de qualité s'il n'y a nulle médiation auparavant. Du moins, c'est un outil qui permet une meilleure appréciation de la qualité artistique, et qui requiert une certaine expertise. Mais qui de plus expert que l'artiste pour transmettre son art à un public venu le voir ? Finalement, c'est à force de recherches et d'idées en idées que nous comprenons là le rôle d'un médiateur, et les caractéristiques propres au théâtre de rue. D'ailleurs, nous l'avons évoqué, l'espace public est lui-même force de médiation entre les artistes et les spectateurs. C'est un trio inébranlable et interdépendant qui fait la force de cette forme artistique. Les liens qui les unissent pour ne faire qu'une expérience collective a quelque chose de spontané. Nous parlions de spontanéité dès l'introduction et l'avons rappelé au cours de cette étude de nombreuses fois. En effet, l'aspect naturel et direct des arts de la rue est indéniable, et rare dans une discipline artistique.

c) Réinventer la société par de nouveaux langages

De nouveaux langages, de nouvelles écritures apparaissent à partir des années 7080. Si c'est l'émergence du nouveau roman dans l'histoire littéraire, avec un langage plus déconstruit, plus décousu, et davantage centré sur la réalité quotidienne de la société, nous pouvons dire que l'art de la rue en est la représentation théâtrale et actuelle.

« En s'appropriant l'espace ouvert, hors des salles consacrées à la culture et au spectacle, ils ont forgé des écritures singulières qui réinventent le rapport entre actes artistiques et publics dans les paysages du quotidien. »60

59 Jean-Marie Lafortune, La médiation culturelle : le sens des mots et l'essence des pratiques, Presses de l'Université du Québec, p.115

60 Voir annexe 4

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En effet, tel est le but du théâtre en espace public, s'imprégner physiquement du quotidien pour réinventer les relations humaines, et le rapport à ce qui nous entoure, notamment l'art. Nous pensons que nous vivons une époque où il est important de pouvoir encore dire ce que l'on pense, où il est important de mettre des mots sur les malaises, les mal-être et les tensions sociales. Le monde semble se déchirer peu à peu, la littérature tente déjà de mettre des mots sur tout cela, et y arrive en grande partie. Néanmoins, c'est un art qui est tout sauf accessible à tous, un livre coûte cher, et faire la démarche d'aller en bibliothèque reste réservé à une certaine part de la population française. Les bibliothèques sont en ce sens pires que les salles de théâtre, car elles sont de plus en plus dépeuplées, c'est pourquoi des actions culturelles y sont souvent proposées, afin de les faire revivre un peu et sortir de l'image dans laquelle on les enferme. Toujours est-il que si la littérature sait trouver de nouveaux langages pour exprimer la société actuelle, et les peurs ou inquiétudes de chacun, elle ne se diffuse pas à un assez large public. L'art de la rue a ce quelque chose en plus que les romans n'ont pas, c'est qu'il est immédiat. Il est virulent par son immédiateté d'ailleurs. Il est présent, là, maintenant, sous les yeux de tous, sans déplacement, sans préparation, sans avoir besoin de connaissances particulières. Le théâtre de rue permet ainsi de réinventer la société par de nouveaux langages.

On dit différemment, on exprime autrement, on se bat par les mots et les gestes dans un espace de liberté, celui de la rue. Ainsi, sortir des normes institutionnelles par le théâtre de rue semble possible, puisqu'il s'agit d'un nouveau moyen pour faire passer des messages. La censure a sévi sous Louis XIV, La Fontaine a pensé aux fables animales pour transmettre des idées, Napoléon III a instauré une politique dénuée de toute liberté d'expression, Victor Hugo s'est exilé est a continué à écrire depuis l'Angleterre en dissimulant ses messages dans ses textes. Aujourd'hui encore, il serait naïf de croire que l'on peut s'exprimer comme on le souhaite sans que les médias s'en emparent. Pour exemple, l'action des Femen fait des ravages à chaque fois qu'elles osent se manifester. La censure existe toujours, mais sous d'autres formes. Ainsi, le théâtre de rue, sous couvert de proposer une démarche artistique au tout public, entend être également un théâtre d'idées. Soit à travers les textes déclamés, soit à travers l'acte même d'être dans la rue et d'être seul maître, durant le spectacle, de ce qui est dit et montré :

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« ... Ils font du théâtre, ils font des livres. Le théâtre, on le sait, vient du livre.
Pas de théâtre, même sans texte, qui ne soit aventure de la langue...Sous les
lignes les plus froides, une chaleur: une voix, toujours, dormait dans
l'encrier... »61

Pour étayer ce point de vue, nous pensons à un exemple précis de nouveau langage. Nous nous éloignons un peu du théâtre de rue, pour montrer que la salle tente à sa manière d'innover et de changer la représentation que nous en avons. Notre exemple s'attachera à la musique classique, l'un des champs artistiques probablement le plus codifié et le plus institutionnel. L'Orchestre d'Auvergne, fondé en 1981 à Clermont-Ferrand a toujours eu une image de proposition artistique dirigée vers un public d'un certain âge. Or la croissance démographique de cette partie de la population s'éteint plus qu'elle ne se renouvèle. Ainsi, depuis plusieurs années, la direction artistique s'emploie à renouveler son public, chose que beaucoup d'ensembles musicaux essaient de faire par ailleurs. Récemment, l'Orchestre a mis en place les « Midnight music ». Premièrement le terme anglophone employé sonne le renouveau et la modernité. Mais au-delà, il s'agit d'un nouveau langage artistique. En effet, cette action culturelle vise surtout les jeunes et les étudiants, en leur proposant de monter sur scène avec les artistes, s'installer confortablement dans des poufs, fermer les yeux et ressentir l'oeuvre artistique au plus près. Cette forme unique en France, a connu un vif succès le 22 novembre dernier.

61 Daniel Mesguich à propos d'A. Quesemand et L. Berman, Préface de La Trilogie du Rat, Editions

l'Attrape-Science, 2008

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(c) La Montagne

Ainsi, la salle, ici en l'occurrence l'Opéra-théâtre de Clermont-Ferrand, essaie de briser les codes, et surtout de briser la distance public/artistes en ne faisant qu'un seul et même ensemble sur scène. Nous sommes forcés de reconnaître que l'expérience artistique vécue est tout aussi commune, tout aussi collective que nous l'avons prouvé pour les arts de la rue. Il serait donc faux d'avancer que la salle, parce qu'institutionnelle, se meut dans ses codes et n'essaie pas d'innover. User de nouveaux langages artistiques, faire vivre autrement l'oeuvre, est la priorité de nombreux domaines d'art, et n'appartient donc pas seulement aux arts de la rue. Il s'agit bien ici aussi d'une réinvention de la société, des hiérarchies, et de l'expérience sensible. Néanmoins, cela reste clos. Cela ressemble peut-être davantage à une expérience scientifique, qu'à un partage spontané. Telle est la différence à noter entre la rue et la salle, puisque la démarche est toujours la

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même, il faut se déplacer, effectuer un mouvement physique et psychologique pour « se rendre » à l'Opéra, et ce terme demeure marqué par l'élitisme. De plus, seules 80 personnes pouvaient accéder à cette expérience, car, pour des raisons techniques, la scène ne pouvait accueillir une foule plus nombreuse. La salle a donc bien des inconvénients que l'art de la rue connait moins, et elle reste très cadrée.

L'invention de nouveaux langages reste donc une opportunité confiée au théâtre en espace public qui a, disons, davantage les moyens de dire autrement.

B) Peut-on parler d'un théâtre plus subversif ?

Le théâtre de rue, comme nous l'avons montré tout au long de cette étude peut dire plus librement. L'indicible est beaucoup moins présent dans la rue que dans une salle subventionnée. C'est pourquoi le théâtre en espace public peut faire peur aux dirigeants, il est souvent qualifié de subversif et sulfureux. Dans la mesure où il est libre, et prend place dans l'espace commun et partagé par tous, il est difficile de l'enfermer dans un cadre, de le limiter.

a) Le théâtre de rue : l'art du sans tabou ?

Si l'on parle d'un théâtre des libertés, une question se pose en regard de la société : dans la rue, les tabous sont-ils présents ? Nous verrons dans la partie suivante que la rue n'est peut-être pas aussi libre qu'on le croit, et qu'elle peut être sensible à une certaine censure. Néanmoins, aucun moyen ne peut réellement, jusqu'alors, empêcher de dire et d'exprimer. Nous avons vécu une expérience qui le démontre. En mars dernier, l'Opéra-théâtre de Metz a accueilli la pièce The Fairy Queen produite par l'ensemble Contraste et la Compagnie Deracinemoa. Rappelons que la compagnie est spécialisée avant tout dans le théâtre de rue, et dans l'humour décalé, l'absurde. C'est une première pour ses artistes de se représenter dans une salle. Les codes ne sont pas les mêmes et leur jeu est différent, le lieu dans lequel se déploie la proposition artistique altère forcément celle-ci.

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Lieu clos, public conditionné, scène, décors, bref, le quotidien d'une pièce de théâtre en salle. Bien que le public soit averti du genre d'humour employé par les acteurs de la compagnie bien implantée dans la région, un passage a semblé choquer de nombreuses personnes. La pièce est une réécriture du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. La compagnie a choisi dans la réécriture de ce grand classique, de bousculer les codes en travestissant Hermia en Boris, joué par Laurent-Guillaume Dehlinger. Ce dernier aime Lysandre, ce qui crée, physiquement, une relation homosexuelle et un travestissement.

(c) Marion Delpeuch

« Je tiens ce monde pour ce qu'il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle » William Shakespeare

Ainsi, nous avons pu percevoir une tension, et des soupirs dans le public lors de scènes de rapprochement entre les deux personnages. La compagnie habituée à jouer avec les codes, et à faire fi des tabous, ne s'embarrasse pas du politiquement correct et de lisser ce qui pourrait faire des vagues. Par contre le public de théâtre, habitué de l'Opéra-théâtre, n'a pas l'habitude de voir ce qui fait débat dans les médias et qui crée du consensus. Cet

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exemple montre bien que l'art de la rue, ou du moins les artistes de rue, même lorsqu'ils se reproduisent en salle, restent subversifs et n'hésitent pas à s'emparer de ce qui dérange pour le déconstruire et en jouer, toujours sur le ton de l'humour.

« Hop Hop Hop : arme de destruction massive contre la bêtise,
l'obscurantisme, le réactionisme, la xénophobie, le racisme, l'anxiété, la peur,
la guerre, l'insécurité, les extrémistes, les conformistes, les fascistes, les
terroristes, les emmerdeurs et les gros cons. »62

Peut-on dire que le théâtre en espace public est donc un art du sans tabou ? Peut-être pas non plus, car il y a toujours une part d'indicible qui va avec la médiatisation et l'institutionnalisation. La liberté de création et d'expression peut être limitée par les programmateurs eux-mêmes qui ont un droit de regard sur les pièces et ne souhaiteraient pas prendre de risques face à leurs financeurs.

Néanmoins, le théâtre de rue peut sensibiliser à des sujets qui pourraient être jugés de tabous tels que l'homosexualité, le harcèlement de rue, en somme ce qu'on n'ose pas dire ou montrer. Le théâtre anglais a bien su s'emparer de cette idée de subversion, en montrant ce qu'on ne veut pas forcément voir, en provoquant. C'est également le propre des performances : quelque chose de gênant, d'oppressant parfois, d'interrogateur pour le public. C'est seulement en 1956 qu'a été abolie la censure en Angleterre, ce qui explique l'émergence du théâtre subversif à sa suite. Subversion signifie renversement, renverser les codes, les manières de vivre, les habitudes donc. Si nous pourrions citer bon nombre de pièces de théâtre jouées en salle qui tentent de bousculer les codes, nous nous apercevons que c'est tout de même régulé, et contrôlé. Dans la rue, les mêmes discours peuvent être tenus, mais les réactions du public sont plus directes, plus complices peut-être aussi. C'est pourquoi on parle d'un art du sans tabou, car si on provoque autant qu'en salle, on a plus de liberté, spatialement parlant, pour dire.

« L'espace public est un espace de liberté, mais il répond aussi à des normes et des règles autant que la création en espace public. Cependant elle laisse une vraie liberté au spectateur, et comme c'est dans l'oeil du spectateur que se font les arts de rue, c'est cette liberté qui transparaît dans les créations. Mais cette liberté est aussi possible en salle qu'en rue, et elle existe, à chacun de

s'en saisir. »

62 Laurent-Guillaume Dehlinger, Festival Hop Hop Hop

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Ce que dit Laurent ici, étaye notre raisonnement. En effet, si liberté il y a dans la rue, c'est le spectateur qui l'induit. Et c'est peut-être la seule différence avec la salle, qui s'ouvre de plus en plus et qui se défait autant que possible des codes. De sorte que cela peut être exorcisant pour le public également, habitué à voir ce que le pouvoir autorise, et non ce qui dérange. Certains peuvent se reconnaitre dans une proposition artistique. N'est-ce pas là la vocation de l'art ? Que quelques-uns se reconnaissent dans l'oeuvre, se sentent compris, se sentent soutenus ou du moins se sentent moins isolés. Si le théâtre en espace public peut permettre d'aider les plus exclus, et de faire changer certaines mentalités, alors ce sera vraiment un outil de progrès dans la société. Si nous revenons à l'étude de cas qui nous intéresse, le festival Hop Hop Hop, nous avons remarqué que le directeur artistique, s'entoure en partie d'une équipe à orientation homosexuelle. Pourquoi s'entourer d'une certaine identité sexuelle ? Est-ce un hasard ? Ou une volonté, qui collerait à des principes que la compagnie veut défendre également ? Cette question restera en suspens mais c'est une remarque qui nous semble intéressante dans le côté libéré des arts de la rue.

b) Critique de la société

Le théâtre de rue est-il plus subversif que le théâtre en salle ?

Rousseau, dans La Lettre à d'Alembert63, opère une violente critique contre les acteurs de théâtre. Sa verve est notamment lancée contre les femmes, qu'il juge d'immorales. La raison ? Pour lui, si elles sont prêtes à jouer un jeu sur scène, à se montrer, à s'exhiber, pour des raisons financières, c'est-à-dire en tant que leur métier, alors elles sont forcément prêtes à le faire en dehors du théâtre, pour de l'argent aussi. En somme, Rousseau compare les actrices à des filles de joie. Si l'on mesure la qualité sexiste de ce genre de jugement, bien qu'il soit formulé au XVIIIème siècle, nous comprenons que les mentalités soient toujours bien peu évoluées quant aux femmes dans le milieu culturel. Le théâtre, en tant que jeu répété, calculé, presque hypocrite donc, sur

63 Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d'Alembert, édition par Jean Varloot, Paris, 1758

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les planches, revêt bien un rôle subversif évident, depuis toujours. Et ce rôle semble ne pas devoir être assumé par des femmes.

Si l'on considère la place de la femme dans la société et dans la culture, on ne peut que constater son absence. De plus, l'espace public est très masculin, marqué par des siècles de société patriarcale. C'est la figure masculine qui domine, qui s'impose, que l'on remarque. L'homme est au-devant de la scène dans les médias, en politique, dans les forces de l'ordre. C'est l'homme qui a la prédominance dans la rue. Dans un monde aussi conservateur que le nôtre, les femmes sont donc les premières touchées. Elles font la une lorsqu'il s'agit du harcèlement de rue. La femme est une victime et une cible de l'espace public plus qu'une actrice de ce lieu, susceptible d'être interpellée chaque fois qu'elle sort, chaque fois qu'elle se confronte au monde. Les codes vestimentaires entrent aussitôt en compte. Une jeune fille en jupe dans la rue, est une cible facile à atteindre par des remarques, des questions, des interpellations. Elle est en prise à un contrôle social qu'elle reproduit elle-même. Alors si l'on conjugue cela à la présence de femmes artistes en espace public, on peut voir l'art de la rue comme subversif certes, mais surtout comme une arme face aux attaques sexistes, un moyen de lutte. Un nouveau langage comme nous l'avons vu pour faire changer les choses, pour critiquer une société qui ne convient plus.

La rue est vue comme lieu de rassemblement et d'unité. Si l'on considère l'art comme vecteur de rassemblement, instant de contemplation durant lequel une expérience collective unique se vit, alors nous ne pouvons faire l'économie de rappeler que la rue est le principal lieu pour cela, et que la forme de théâtre qui s'y déploie peut être une arme face à l'obscurantisme. C'est une manière de prendre la parole. Une manière également de conjuguer manifestation et Beauté artistique. Le théâtre de rue n'est pas le seul à avoir ce pouvoir, le street art s'en empare également.

Nous nous autorisons un léger écart pour revenir à l'actualité, et nous servirons de cette étude pour rappeler l'événement tragique du 6 janvier 2015. Une expression marquera les esprits longtemps encore « Nous sommes Charlie. ». Le pronom « nous » évoque la pluralité, le nombre, et la cohésion. C'est un pluriel qui ne forme qu'un. Parce que la rue c'est aussi ça, c'est un lieu, des milliers de personnes, et une unité, une masse compacte. Les défilés, rassemblements et minutes de silence qui ont eu lieu partout en

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France suite à l'attentat du Journal Charlie Hebdo a montré au monde entier que les hommes pouvaient être unis, et que l'espace public était le meilleur vecteur d'unité et de solidarité. Personne n'a songé à se rassembler dans des salles, entre des murs. Et il était difficile de rester enfermé chez soi. Nous avons ressenti comme un besoin d'être avec eux, avec ces hommes et ces femmes, avec ces frères et ces soeurs. Une force morale ou physique, mais non moins inconsciente nous a poussé à les rejoindre, tous ces inconnus qui marchaient pour la liberté. Une peur de la solitude, l'envie de ne pas rester seul ce jour-là, mais d'être entouré par nos proches, d'autres êtres humains, qu'on ne connait pas et qu'on connait pourtant si bien ; la différence n'est pas un défaut, elle est une force. Alors on descend de chez soi, on ouvre la porte, et on se noie dans la foule et le vacarme de la rue. Parce que dans la rue on est libre, et parce que personne ne peut nous l'enlever.

« Apolitiques cette marche, cet élan, cette émotion ? Ou bien hautement
politiques, au sens propre, très propre ? f...] Soudain cette universalité est
ressentie en moi, qui que je sois, car nos différences sont bien ce que tous les
humains ont de commun. Un universel très théorique, enfin devenu visible,
palpable, exprimable. Se voir ainsi rassemblés a pu apprendre à chacun, un
peu, sur soi-même. »64

Si cette remarque s'applique plus aux caractéristiques propres de la rue, nous faisons un lien, peut-être capilotracté, avec le théâtre de rue, qui sort des normes institutionnelles pour dire ce qui est tu, et unir les gens autour d'une même pensée. Nous assistons chaque jour à des manifestations qui tournent mal. Pourquoi en venir aux mains, pourquoi faire appel à la violence, alors que l'art, noble, pur et beau, peut signifier autant ? Depuis toujours l'art critique, l'art dénonce. Les oeuvres d'art qui remplissent nos musées sont toutes chargées d'un message. Combien d'oeuvres avons-nous analysées comme critique de la société de consommation ? Critique du sexisme ? Critique du pouvoir ? Que ce soit l'art littéraire, pictural, photographique, ou l'art dit vivant, la culture de manière générale peut permettre des prises de conscience, et être un porte-parole d'une pensée collective. Conjuguons cela à l'espace public qui, nous l'avons vu, est le lieu idéal pour exprimer ses idées. Et nous comprenons alors que le théâtre de rue est à double tranchant : un théâtre des libertés, et une liberté du théâtre.

64 Jean-Paul Jouary, Nous sommes Charlie, « Comment peut-être Charlie ? », Paris, Librairie Générale Française, 2015, p.83

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c) Effet pervers : une censure de la rue ?

Mais à chaque modèle, il y a des limites. Cette étude prouve que l'art de la rue est plus libre, plus porteur de messages que le théâtre en salle, et donc un possible avenir à la liberté d'expression, mais il est finalement assez codé également, de plus en plus. En effet, de toute évidence la rue est dangereuse, si elle est le lieu de rassemblement, elle est aussi le lieu du risque. Preuve en est, récemment la braderie de Lille a été annulée, les Fêtes de la Mirabelle de Metz ont été encadrées par les forces de l'armée, les marchés de Noël sont hantés par la présence des militaires qui viennent briser l'imaginaire et la féérie, et le feu d'artifice du 14 juillet à Nice restera dans les mémoires comme une peur des rassemblements culturels publics. Maintenant chaque manifestation culturelle est sur-surveillée, des blocs de bétons sont mis en place pour éviter un camion qui traverserait la foule. Faire du théâtre dans la rue est donc devenu une prise de risque qui n'existait pas à ses débuts, et nécessite des mesures de sécurité qui n'existent pas dans le théâtre traditionnel. Si ce n'était pas le cas au début, si la rue était le lieu de la liberté, elle devient d'année en année le lieu du danger, de l'inattendu. L'insécurité prime dans les mentalités et cela ne permet pas une bonne publicité pour ce secteur qui pourrait perdre peu à peu son audience. Cela peut faire des forces actuelles du théâtre de rue, des faiblesses qui conduiraient les spectateurs dans les salles plus qu'en extérieur.

L'art de la rue est contestataire, il lutte contre ces peurs, et souhaite faire vivre une expérience sensible positive à son public, loin de toute paranoïa ou de toute inquiétude. Finalement, on comprend qu'espace public et société sont indissociable, et impactent forcément la proposition artistique.

Néanmoins, depuis 2015, le secteur des arts de la rue connait de nouvelles difficultés. Des cas de censure se sont fait sentir ce qui inquiète les professionnels. Les attentats de Paris le 13 novembre ont entrainé un plan Vigipirate très actif. Et bien que ce soit un concert de hard rock dans une salle qui a été déclencheur, c'est le théâtre de rue qui semble être le premier art touché puisqu'il se produit en dehors des lieux dédiés au spectacle, sans enceinte protectrice. Suite à cela, la mise en place de l'état d'urgence n'a

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fait qu'aggraver la situation pour les artistes et programmateurs. Nous l'avons vu, la plupart des festivals de spectacle de rue sont gratuits, donc sans billetterie, ce qui entraine un difficile contrôle des jauges. Mais l'insécurité n'est pas le seul problème du secteur. Les pouvoirs publics ne veulent plus prendre de risque, et laissent de moins en moins de place à la contestation, et à la subversion, de peur d'avoir des répercussions sur le territoire par la suite. Le provocant Charlie Hebdo a marqué plus d'un politique. Si la meilleure réaction serait de ne pas se laisser abattre et de continuer de plus belle à dire ce que l'on pense, sans censure, sans retenue, ne pas se taire et crier encore plus fort pour que les forces obscures ne vainquent pas, ce n'est pas forcément l'avis des dirigeants qui préfèrent la sécurité à l'attaque pour la protection des habitants et la bonne image de la ville. Ainsi, la liberté de création et d'expression se voit amoindrie, notamment parce que la rue n'est pas contrôlable. La Fédération nationale des arts de la rue réagit à ces attaques, en précisant que le théâtre de rue vise à établir du débat, et non à troubler l'ordre public.65 Elle s'exprime d'ailleurs en ces termes :

« Nous souhaitons alerter les citoyens et les pouvoirs publics sur
l'importance de la place de l'art dans la cité : l'art et la culture nous
unissent et sont une dimension fondamentale d'un meilleur vivre-ensemble
qui tissent au quotidien les liens qui font une démocratie.
La peur sécuritaire du débordement et l'exacerbation du principe de
précaution ne doit pas guider les politiques publiques. La liberté d'expression
artistique a une valeur publique universelle et doit être un repère déterminant
de la République. »

Citons par exemple le spectacle « Les Regardeurs » de la compagnie Les Souffleurs commandos poétiques. Ce spectacle a été annulé pour cause de trouble de l'ordre public. Dans cette représentation publique, les artistes, perchés en haut des immeubles parisiens, observent la ville et suivent le quotidien et son rythme, entrecoupé de réflexions existentielles sur la vie afin de faire changer le regard des gens. En représentation à Chalon dans la rue, c'est à Paris que la compagnie s'est vue interdite de représentation. Cela a donc suscité de vives réactions, notamment un communiqué de presse de la compagnie66 et un soutien de la FNAR devenue membre de l'Observatoire de

65 http://www.federationartsdelarue.org/La-liberte-d-expression-et-de.html

66 Voir Annexe 9 : Communiqué de presse de la compagnie Les Souffleurs commandos poétiques

la liberté de création. Nous voyons bien dans ce communiqué que l'intention des artistes était bonne, et qu'ils sont affligés d'être les premières victimes d'une politique sécuritaire. L'art de la rue, même s'il n'est pas institutionnalisé est donc loin d'être tout à fait libre et indépendant. Finalement, sa place au sein de l'espace public le rend plus vulnérable aux attaques et aux interdits. Donc si nous parlions d'un théâtre des libertés, nous devons bien reconnaître qu'il y a des limites à cela, ce qui justifiait notre point d'interrogation dans le titre. Le théâtre de rue, n'est peut-être pas plus libre, quantitativement, que le théâtre en salle.

Lucile Rimbert, présidente de la Fédération, attire l'attention sur ce problème auprès des médias également, dans son interview à Libération.

« Depuis des années, on travaille sur un équilibre entre artistes, habitants et
sécurité. Sans sur-sécurisation. Le spectacle de rue est toujours un moment où
l'espace public est vécu autrement. Or nous assistons à des mesures
sécuritaires appliquées de façon disparate, soit liées au contexte des projets,
aux choix politiques des élus, aux préfets. La liberté de circulation prévaut
pour la Nuit banche ou à Chalonnes-sur-Loire mais on se retrouve avec des
barrières dans le centre-ville d'Aurillac, des jauges limitées, des fouilles à
certaines entrées, des concentrations de propositions sur un lieu encadré.
Autant de restrictions de circulation dans l'espace public qui dénaturent les
projets artistiques. »67

En effet, le contrôle de l'espace public de manière générale, certes nécessaire face aux violences qui sont faites dernièrement, altèrent la beauté et le propos de l'expression artistique. Et s'il n'y a pas censure, il y a dénaturation, ce qui provoque une certaine lassitude et un certain pessimisme chez les plus optimistes d'entre nous, les artistes.

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67 Lucile Rimbert, op.cit.

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984