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Anthropologie de la violence chez Hegel

( Télécharger le fichier original )
par Mory THIAM
Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Maitrise 2008
  

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MEMOIRE

 
 
 

DE

SUJET

:

 

MAÎTRISE

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

ANTHROPOLOGIE

VIOLENCE

DE LA

CHEZ HEGEL

 
 
 

Présenté par : Mory THIAM

Sous la direction de :

Pr Jean Pierre Faye

Professeur Titulaire des Universités

 
 
 
 
 
 
 

1

 

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Il y a des êtres qui, plus par les actes qu'ils posent que par le discours qu'ils tiennent, nous rappellent toujours que la vie est un combat, et que par conséquent cesser de combattre serait synonyme de cesser d'exister. En ce qui me concerne, il s'agit de MES PARENTS, à qui je dédie ce travail, pour tout le sacrifice qu'ils ont consenti pour me voir accéder à un tel niveau d'étude. Le courage et l'abnégation que vous nous avez inculqués à mes frères, soeurs et moi, constituent des vertus sans lesquels aucune de nos entreprises, y compris ce travail, ne serait jamais réussies.

C'est cette abnégation qui à guidé toute la vie d'un de mes Frères Moussa Diome Thiam, qui n'a eu besoin que de quinze (15) années d'existence pour démontrer que la valeur d'une vie ne dépend pas du nombre d'années vécues. Ta mort ainsi que celle de Mouhamadou Lamine SENGHOR laisseront à jamais un vide dans nos coeurs. Que Dieu vous accueille dans son paradis.

J'associe à ces dédicaces mes frères Abdou Khadre et Cheikh Thiam qui est et restera toujours un exemple pour nous tous. Mention spéciale à ma soeur Salie Thiam, pour tout le dévouement dont elle a toujours su faire preuve à mon égard.

:

Nous tenons vivement à remercier :

Monsieur le Professeur Jean-Pierre Faye qui, non seulement a accepté de diriger ce travail, mais également nous a obligé à nous soumettre aux exigences de la recherche. L'esprit de rigueur avec lequel vous avez dirigé ce travail nous a permis de nous rendre compte que le travail philosophique nécessite, conformément à la démarche hégélienne, « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif ».

M. Yatma Gueye, au contact duquel nous avons découvert la philosophie, qui a su faire naître en nous cet amour pour cette discipline et qui ne cesse de grandir puisqu'il est entretenu par le travail sans relâche de tous les professeurs du département.

Tonton Moussa Diome qui nous a encadré depuis le primaire et qui a su nous donner goût pour les études.

Tous mes condisciples pour tout le respect, et la confiance qu'ils m'ont accordés durant les quatre années que nous avons passées ensemble, ainsi que tous les membres de l'Amicales des Etudiants ressortissants de Diofior (AERD).

Tata Marthe et Monsieur Athie du secrétariat du Département de Philosophie pour leur disponibilité sans faille.

Ce travail aurait perdu beaucoup de sa valeur scientifique sans l'appui en documents du Centre Saint Augustin, et du Frère François Dominique de l'église ST Dominique, ainsi que les critiques, suggestions et le soutien de MM. Cheikh Kaling, Ousseynou Thiam et Oumar Dia. Merci pour tout.

Nous ne saurions citer tous ceux qui de prés ou de loin ont contribué à notre réussite. Qu'ils trouvent ici l'expression de notre gratitude.

4

« L'histoire n'est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages blanches »

G. W. F. Hegel, La Raison dans l'histoire, Trad. Kostas Papaioannou, Paris, 10/18, 2006, p. 116.

INTRODUCTION

Le thème de notre travail, Anthropologie de la violence Chez Hegel, s'inscrit dans le sillage des préoccupations essentielles de la philosophie. En effet, les différentes problématiques que soulève la question anthropologique n'ont pas pris naissance dans la philosophie contemporaine. C'est que, dans sa tentative de saisir le sens de l'existence, la philosophie s'est souvent heurtée à la question de la place de l'homme dans le monde et de ses rapports avec les autres êtres avec lesquels il le partage.

S'il est vrai que, pour certains philosophes, au nombre desquels Baruch de Spinoza, le monde est régi selon un principe unique, et que tous les êtres qui y séjournent sont tenus de se soumettre aux mêmes lois que sont celles de la nature, il n'en demeure pas moins vrai que l'idée la plus répandue est celle qui consiste à accorder à l'homme une place de choix. Une telle considération de la réalité humaine s'explique principalement par cette capacité qu'à l'homme d'aller au-delà de ce que la nature lui offre comme possibilité, bien que faisant partie de celle-ci de par sa constitution biologique.

Une telle idée influencera pour beaucoup l'orientation de la réflexion philosophique. En effet, du fait de sa capacité à transformer le cours des choses, l'homme est capable de donner sens à ses actes lorsqu'il agit de façon libre et responsable. Même s'il se laisse parfois dominer par ses passions, ce qui ne le distingue dans ce cas pas de l'animal, il est clair que le sens de l'existence que recherche la philosophie se laissera découvrir à travers l'action de l'homme. Dés lors, la philosophie comme réflexion sur le sens de l'existence se résume en une Anthropologie c'est-à-dire une science ayant pour objet l'homme, sa place dans le cosmos et ses rapports avec les autres êtres. C'est ce qu'exprime Emmanuel Kant dans sa Logique en disant :

« Le domaine de la philosophie, en ce sens cosmopolitique, se ramène aux questions suivantes : 1) Que puis-je savoir ? 2) Que dois-je faire ? 3) Que m'est-il permis d'espérer ? 4) Qu'est-ce que l'homme ? A la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l'anthropologie. Mais au fond, on pourrait toutes les ramener à l'anthropologie puisque les trois premières se rapportent à la dernière »1

1 E. Kant, Logique, trad. Guillermit, Paris, Vrin, 197 0, p. 25.

Il convient, cependant, de remarquer que Kant ne fait que systématiser une démarche qui a été adopté dès les premières tentatives d'explication du fonctionnement du monde par les philosophes. Tout se passe comme si tous les philosophes voulaient se soumettre à la fameuse injonction inscrite au fronton du temple de Delphes, et que Socrate avait fait sienne, à savoir « connais-toi toi-même ».

C'est parce que Georg Wilhelm Friedrich Hegel s'est inscrit dans une telle perspective consistant à accorder à l'homme une place centrale dans le cosmos, que nous nous sommes proposés d'étudier sa vision anthropologique. Une telle perspective se laisse découvrir dans ces propos même de Hegel :

<< On approuvera le vertige devant cette suprême altitude de toute philosophie par laquelle l'homme est élevé si haut. Mais pourquoi est on parvenu si tard à élever davantage la dignité de l'homme à reconnaître sa faculté de liberté qui le place dans l'ordre égal des esprits ? Je crois qu'aucun signe des temps n'est meilleur que celui-ci : c'est que l'humanité est représentée comme si digne d'estime en elle-même ; c'est une preuve que le nimbe qui entourait les têtes des oppresseurs et des dieux de la terre disparaît. Les philosophes démontrent cette dignité et les peuples apprendront à la sentir »2.

Mais il y a une autre raison qui peut justifier le choix porté sur cet auteur. Celle-ci est à chercher dans l'approche originale qu'il choisit dans sa prise en charge de la question anthropologique. En effet, Hegel va s'inscrire dans une démarche de rupture radicale avec la perspective de ses prédécesseurs. A la question kantienne << qu'est ce que l'homme ? », toutes les réponses qui ont été apportées partent de cette racine commune : « l'homme c'est....... ». Par exemple, d'un animal politique chez Aristote, il passe à un animal pensant chez Descartes. En d'autres termes, des systèmes philosophiques qui ont fait époque on toutes tenté d'y répondre de manière directe, comme si la nature humaine pouvait être saisie de manière immédiate. Et c'est justement cette nature humaine qu'ils se sont attelés à rechercher.

2 G.W. F. Hegel, Correspondances, T. 1, Trad. Jean Carrère, Paris : Gallimard, coll. << classique de la philosophie », 1962, pp. 28-29.

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C'est précisément cette démarche que rejette Hegel. Il dira, dans ce sens que : << l'agir est justement le devenir de l'esprit comme conscience. Ce qu'elle est en soi elle l'apprend donc de sa propre réalité effective. Ainsi l'individu ne peut savoir ce qu'il est avant de s'être porté à travers l'opération à la réalité effective »3 Autrement dit, pour répondre à la question << qu'est ce que l'homme ? », il faut interroger l'histoire ; puisque, chez Hegel, l'effectivité s'atteint au bout d'un long processus qui engage toute l'humanité.

Mais il ne serait pas pertinent d'en conclure que la perspective hégélienne s'appuie sur un matérialisme historique comme c'est le cas chez Marx. En effet, chez Hegel l'histoire n'est pas une suite d'événement empiriques qui n'ont qu'une signification purement matérielle, il s'agit plutôt du processus de déploiement de l'esprit universel qui veut atteindre un objectif bien déterminé. Ainsi chez Hegel, c'est l'esprit qui guide la marche du monde. C'est ce qui apparait d'ailleurs dans ces mots de La raison dans l'histoire : « la seule idée qu'apporte la philosophie est la simple idée de la Raison- l'idée que la raison gouverne le monde et que, par conséquent l'histoire universelle s'est elle aussi déroulée rationnellement »4. En d'autres termes, la raison elle même ne peut se manifester qu'à l'intérieur de l'histoire. Le devenir de l'esprit est donc indissociable de l'histoire concrète. Dans ce cas, une réflexion sur l'homme ne peut se faire chez Hegel, en écartant la dimension historique.

Cette idée aura une conséquence dans la réponse hégélienne à la question anthropologique. Cette conséquence n'est, en fait, rien d'autre que celle qui découle de la principale thèse qui structure son système, et qui réside en ceci que l'histoire n'a pas une progression linéaire ; elle est plutôt faite de ruptures, de conflits, et donc de violence, que l'esprit doit intérioriser s'il veut atteindre sa vérité. Et ceci pose une problématique fondamentale : si l'être humain n'atteint sa vérité que dans l'histoire et si celle-ci n'est qu'une intériorisation des rapports de violence, cela signifierait-il que l'homme ne peut exister que dans et par la violence ? Il apparait nettement ici que notre ambition n'est nullement de faire une étude complète de toute

3 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 327.

4 G. W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Trad. et prés. de Kostas Papaioannou, Paris, Bibliothèque 10/18,

2006, p. 47.

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l'anthropologie hégélienne ; il s'agit plutôt d'étudier la place et le rôle de la violence dans l'affirmation de notre humanité. Mais il convient, au préalable, pour une meilleure prise en charge de cette problématique, de clarifier le sens du concept de violence.

Par Violence, il convient d'entendre, la manifestation, ou l'actualisation de la puissance en tant que la puissance est ce qui est appelé à être dépassé. Il y a donc là l'idée d'une limite à surmonter. La délimitation de la portée de ce concept est fondamentale à un double niveau : le premier est qu'elle permet de mieux cerner la place de la violence, à la fois dans le système hégélien et dans le cours de la vie, puisque, chez lui, les deux sont indissociables, en ce que sa pensée est une pensée de la vie. C'est d'ailleurs une telle idée qu'il a voulu exprimer en affirmant :

«Concevoir ce qui est, est la tâche de la philosophie, car ce qui est c'est la raison. En ce qui concerne l'individu, chacun est le fils de son temps ; de même aussi la philosophie, elle résume son temps dans la pensée. Il est aussi fou de s'imaginer qu'une philosophie quelconque dépassera le monde contemporain, que de croire qu'un individu sautera au-dessus de son temps, franchira le Rhodus. Si une théorie, en fait, dépasse ces limites, si elle construit un monde tel qu'il doit être, ce monde existe bien, mais seulement dans son opinion, laquelle est un élément inconsistant qui peut prendre n'importe quelle empreinte »5

Le deuxième niveau est qu'elle permet d'ouvrir un champ plus large dans la prise en charge de la question. Le souci d'élargir notre perspective trouve sa source dans l'omniprésence du conflit autant dans les rapports interindividuels qu'interétatiques. Pourtant, les actions visant à lutter contre la violence n'ont jamais fait défaut. La violence a fait l'objet d'une prise en charge au plan éthique, par l'intermédiaire d'appels à la non-violence lancés, soit par des prophètes (comme Jésus Christ), des leaders d'opinions (comme Martin Luther-King), soit par des hommes politiques (comme Gandhi).

5 G. W. F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 39.

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A ceci s'ajoute une prise en charge au plan juridique, particulièrement dans le domaine des relations internationales, par l'intermédiaire de la signature de traités de paix visant à mettre fin à la situation conflictuelle entre les Etats. Mais le constat qu'on ne peut s'empêcher de faire, c'est que toutes ces tentatives sont restées vaines.

Tout se passe comme si la violence avait échappé jusque là à toute tentative d'éradication. Où faudrait-il alors en chercher les raisons ? Est-ce parce que l'humanité ne veut pas se débarrasser de la violence, ou parce qu'elle ne le peut pas ? C'est ce qui motive le changement de perspective que nous avons adopté dans la prise en charge de cette question. On remarque que, autant dans la perspective juridique que dans celle éthique, l'objectif est d'éradiquer la violence. La question principale à laquelle il faut répondre dans ces deux perspectives est la suivante : << comment faire pour éradiquer la violence de ce monde ? >>

Si, dans la perspective juridique, il s'agit de signer des traités de paix, dans la perspective éthique, il s'agira de compter sur les sentiments humains, sur les prédispositions morales à agir contre la violence. Or, il existe une question préalable, qui est fondamentale à plusieurs égards, qui n'a pas été prise en charge, et qui peut être formulée ainsi : << l'homme peut -il réellement vivre sans violence ? >>. Autrement dit, la violence relève-t-elle de la nécessité ou de la contingence, dans l'action de l'homme ? Une telle problématique à été prise en charge par Hegel, ce qui justifie que notre choix porte sur lui. Pour mieux expliciter l'apport de Hegel dans la prise en charge d'une telle problématique, nous nous proposons de le présenter en deux grandes subdivisions : dans la première, il s'agira d'étudier la place du conflit dans les rapports que le sujet entretient avec les réalités avec lesquelles il partage le cosmos à savoir la nature, son alter ego et Dieu, à travers le processus phénoménologique comme histoire de l'affirmation de soi. Mais dans la mesure où la philosophie hégélienne se veut une tentative de cerner l'Universel, nous chercherons, dans la deuxième partie, le sens et la portée de la violence dans la construction de cet Universel à travers les rapports heurtés entre les Etats dans le cadre du droit international, mais également dans la marche de l'histoire. Il s'agira ici de montrer que ces rapports de violence sont le moteur du progrès de l'humanité.

PREMIERE PARTIE :

LE SUJET HUMAIN

COMME SUJET DE

VIOLENCE

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Dans la mesure où l'homme apparaît comme une réalité complexe, c'est-à-dire qu'il fait l'objet d'une double constitution à savoir de corps et d'esprit, il offre la possibilité d'une prise en charge sous plusieurs angles. En effet, il peut être pris en charge du point de vue purement biologique, et dans ce cas il sera considéré comme un élément de la nature ; ou bien plutôt du point de vue de ce qu'il a pu montrer comme différence et comme résultat d'une rupture d'avec la nature. La première forme de prise en charge se fera dans le cadre de l'anthropologie physiologique, la deuxième concernera l'anthropologie culturelle. C'est d'ailleurs ce qui apparait chez Kant qui nous dit qu'« une doctrine de la connaissance de l'homme formulée de manière systématique (anthropologie), peut s'accomplir d'un point de vue physiologique ou d'un point de vue pragmatique. La connaissance physiologique vise l'exploration de ce que la nature fait de l'homme, la connaissance pragmatique de ce que l'homme agissant par liberté, fait ou peut et doit faire de lui-même »6.

Pour ce qui est de l'anthropologie hégélienne que nous nous proposons d'étudier, la démarche est plutôt culturelle, ou pragmatique, si nous adoptons le vocabulaire Kantien. En d'autres termes, Hegel s'attache à ce que l'homme fait de lui-même, à ce qu'il a pu construire ou mettre en oeuvre durant tout au long de son existence. C'est d'ailleurs ce processus de culture qu'il décrit dans son ouvrage La phénoménologie de l'esprit. La Problématique de la dimension anthropologique de la violence chez Hegel ne peut être prise en charge que dans le cadre d'un tel processus qui se propose d'étudier la conscience dans son déploiement qui le met en relation avec d'autres êtres.

Si une tradition philosophique qui remonte à Descartes a contribué à forger une philosophie du sujet qui trouve son fondement et son expression dans le solipsisme, Hegel, à travers sa conception phénoménologique, amorce une rupture. Ce solipsisme, qui s'exprime dans toute sa force avec Descartes, signifie la possibilité, pour le sujet, d'exister sans pour autant entretenir des rapports avec le monde extérieur.

6 E. Kant, Anthropologie au point de vue pragmatique, Trad. Alain renaut, Paris, Flammarion, 1993, P 41.

En effet, après avoir fait du « je pense donc je suis » le fondement de l'affirmation de l'homme, Descartes dira, à propos de ce je pensant, qu'il est « une substance dont toute l'essence et la nature n'est que de penser et qui, pour être, n'a besoin d'aucune chose matérielle »7.

Autrement dit, dans le cogito, le sujet se suffit à lui-même, il est tel qu'il s'appréhende immédiatement. Descartes, à travers le cogito, s'inscrit dans une tradition philosophique qui remonte à Socrate et qui place le sujet au début de toute quête de connaissance. Cette tradition va en réalité être perpétuée bien après lui par Hegel lui-même, puisque ce dernier partage

l'idée selon laquelle toute la réflexion philosophique doit être centrée sur le sujet. Mais là ses prédécesseurs ne prenaient en charge que le sujet individuel, Hegel estime que celui-ci

n'est qu'un moment vers l'effectivité du sujet universel qui incarne leur vérité commune. Toute la réflexion philosophique hégélienne est, si l'on peut dire, centrée sur le processus par lequel les sujets individuels accèdent à cette vérité. Autrement dit, il s'agit du mode de passage de ces sujets individuels au sujet universel.

Par conséquent, si nous voulons déterminer la place de la violence dans l'existence du sujet, nous sommes tenus de cerner son rôle dans ce processus d'universalisation des sujets individuels. La nécessité de ce passage du particulier à l'universel est solidaire d'une exigence de mise en rapport du sujet individuel avec d'autres réalités. Celles-ci forment en fait, pour Hegel, la nature, l'autre sujet individuel ou l'alter égo et le sujet divin. Le sujet individuel est donc tenu d'entrer en relation avec ces trois réalités, et c'est de la nature de ces rapports que dépend sa propre affirmation. Il s'agit donc dans cette partie de faire ressortir la place de la violence dans les rapports entre le sujet et ces différentes réalités.

7 R. Descartes, Discours de la méthode, Etablit par François Guery, Paris, Hachette, 1997, p. 41.

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CHAPITRE I : La révolte du sujet contre la nature

Le processus par lequel le moi individuel accède à sa vérité qu'est l'universel est décrit par Hegel dans son ouvrage intitulé La Phénoménologie de l'esprit. Il s'agit donc d'un processus phénoménologique à travers lequel le moi qui est au centre du processus est tenu de passer par plusieurs étapes, ou plusieurs modes d'apparaître (conscience - conscience de soi - Raison) avant d'accéder à l'affirmation pleine et complète de soi (comme Esprit). L'originalité de la démarche hégélienne consiste en ceci que la première étape du processus place le moi dans une situation de conflit avec lui-même. En effet, le conflit interne que vit le moi réside dans le décalage entre son mode d'apparaître et les exigences de sa propre nature. Le moi considère ici la nature comme étant l'essentiel, il se soumet à sa loi et se contente d'une connaissance immédiate du monde extérieur qui s'exprime à travers la certitude sensible. Cette forme de connaissance du réel ne s'appuie que sur deux modalités de la connaissance : l'ici et le maintenant. Or, à propos de ce dernier Hegel nous dit qu' « elle se révèle expressément comme la plus abstraite et la plus pauvre vérité. De ce qu'elle sait elle n'exprime que ceci : il est ; et sa vérité contient seulement l'être de la chose »8.

Un tel comportement fait que le moi est, dans cette première phase du processus, dans une situation d'immédiateté, il est un être-là, ou, selon l'expression allemande, un Dasein. L'apparition du moi sous la forme du Dasein est solidaire de la situation de confusion entre le moi et la nature, ce qui est pour Hegel une forme d'aliénation de moi. Il faut dire ici que, si Hegel considère le moi comme aliéné, c'est parce qu'il se trouve mêlé à une réalité dont les propriétés exigent tout le contraire des siens, à savoir la nature. En effet, le moi est appelé à s'affirmer en tant qu'être libre pour accéder à sa vérité alors que la nature est appelée à rester statique toujours égale à elle-même. Le moi est donc d'emblée dans l'erreur, d'où l'urgence de se libérer de la nature pour accéder à sa vérité.

8 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris Aubier, 1937, p 81.

Si donc, pour Hegel, l'accès à la vérité de la conscience passe par la négation de son immédiateté, ou plutôt de son être-là, cette conscience ne saurait se replier sur elle-même comme dans le cas du cogito cartésien. Elle doit donc se projeter hors d'elle-même, ce qui implique un premier rapport extérieur : le rapport à la nature. Mais il faut dire que le rapport entre le sujet et la nature, chez Hegel, peut sembler, au premier coup d'oeil, contradictoire. Comment se fait-il que des êtres aux exigences si opposées se trouvent mêlés au point que l'un soit englouti par l'autre ?

Dans sa manifestation première, ce rapport ne peut exister que dans la scission entre les deux réalités, laquelle scission apparaît comme une forme d'exercice de la violence qu'elles vont toutes les deux subir. La rupture coïncide avec l'entrée en scène du moi comme conscience, ce qui ne peut se produire que lorsque le moi est face au monde. La conscience est donc, d'abord et avant tout, prise de conscience d'une situation d'existant parmi d'autres. La connaissance de la nature des deux réalités, qui sont ici le moi et la nature, passe par une prise en charge de cet état de fait, puisqu'il est fondateur. Mais en réalité, derrière cette prise de conscience de sa situation de Dasein se cache un enjeu de taille : l'être du sujet. En effet, dans la phénoménologie, ce n'est pas seulement la connaissance du monde que recherche le moi mais sa place dans le monde.

Et en réalité les deux sont indissociables car cette connaissance affecte le mode d'être du moi. Si le sujet est dans une situation d'immédiateté, la connaissance qu'il aura du monde sera forcément une connaissance immédiate. Si la connaissance du réel change, le sujet connaissant est appelé à changer de mode d'appréhension du monde et donc de situation. C'est pourquoi la tâche de la phénoménologie ne consiste pas seulement à « conduire l'individu de son état inculte jusqu'au savoir »9, car Hegel précise que «la pure reconnaissance de soi même dans l'absolu être autre, cet éther comme tel, est le fondement et le terrain de la science, ou le savoir dans son universalité »10. Il y a donc là comme une identité de nature entre la connaissance du sujet et son être. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, la prise de conscience de sa situation d'immédiateté sonne comme un appel à un changement de statut. Désormais le sujet sait qu'il n'est pas dans son élément et qu'il lui faut changer de mode d'être.

9 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris Aubier, 1937, p 25.

10 G.W.F. Hegel, op cit. p 23.

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Pour comprendre la nécessité de ce changement de statut, il convient de revisiter la conception hégélienne de la nature et de ses différentes propriétés. La conception que Hegel se fait de la nature est très négative. Cette négativité est à entendre dans le sens de ce qui doit être nié. Ceci trouve sa justification dans le fait que la nature est statique, elle est incapable de changement. Il est vrai qu'à observer les comportements des animaux, on serait tenté de croire qu'il y a, chez eux, des rapports conflictuels, ce qui semble suggérer un certain dynamisme de leur part.

Mais si nous entendons la notion de mouvement au sens d'une élévation au-delà de ses propres limites, nous verrons que la nature en est incapable. En fait, la nature ne livre que ce dont elle est en possession. Elle est incapable d'aller au-delà des possibilités qui sont inscrites d'emblée en elle même. Mais il faut dire que l'homme lui-même, du point de vue purement biologique, fait parti de la nature puisqu'il est un animal, mais il a ceci de particulier qu'il ne se soumet pas totalement à toutes les limitations de la nature contrairement aux autres animaux. La nature reste alors statique, il ne s'y opère qu'une répétition cyclique, et il en découle que la nature s'oppose à l'histoire. Cette négation de l'historicité de la nature se fonde, en réalité, chez Hegel, sur son incapacité à mettre en acte ce qu'elle a en puissance, et par conséquent à faire violence. Le jugement que Hegel fait de la nature est valable pour l'ensemble de ses composantes puis qu'il n'en fait aucune distinction.

Pour Hegel, si la nature est incapable de se faire violence et de faire violence au sujet, ce qui l'aurait libéré de son immédiateté, ceci est dû à deux choses : la première, c'est que la violence nécessite toujours l'existence de deux réalités s'exprimant séparément, ou bien l'existence de deux modalités d'une même réalité par l'intermédiaire d'un dédoublement. La deuxième, c'est la possibilité pour l'être chez qui on veut déterminer une forme de violence de prendre conscience de sa situation d'existant avec d'autres réalités, donc une prise de conscience de la nécessité d'entrer en relation avec elles. C'est sur la base de ces deux critères qu'on pourra déceler une forme de violence chez telle ou telle autre réalité.

Si nous appliquons ces deux critères à l'analyse du mode de fonctionnement de la nature, cela nous permet de nous rendre compte que c'est par l'exercice de la violence à la fois sur soi même et sur la nature que l'homme marque sa rupture d'avec cette dernière. En effet, nous avons déjà vue que l'homme faisait parti de la nature ce qui en fait un animal, mais s'il veut rompre avec cette animalité il est tenu de se placer face à la nature et d'en faire une cible. Et ceci ne peut s'opérer qu'après une prise de conscience de la part du moi. Car, il est vrai qu'il existe dans la nature une multitude d'êtres dont l'action des uns influe sur les autres, mais il ne s'agit pas d'une action consciente de leur part, ce qui exclut toute idée de responsabilité. La notion de rapport social est donc à exclure chez les animaux. On trouve d'ailleurs les échos d'une telle thèse chez Marx pour qui, « là oil il existe un rapport il existe pour moi. L'animal «n'est en rapport» avec rien ne connait somme toute aucun rapport. Pour l'animal ses rapports avec les autres n'existent pas en tant que rapport »11.

Il n'y a donc aucune finalité dans les actions des animaux puisqu'ils agissent par instinct. C'est sans doute une telle idée qui est à l'origine du rejet par Hegel de l'historicité de la nature. La capacité de faire l'histoire réside selon lui dans la possibilité par le sujet de prendre conscience de sa situation d'être-là et de pouvoir la surmonter ; autrement dit, de mettre en acte ce qui n'est qu'en puissance, et en définitive d'être capable de faire violence. La place de choix que Hegel accorde donc à l'homme réside dans le fait que l'homme est le seul être historique parce qu'il est le seul être violent.

Mais, Hegel en est conscient, ce déni de toute action consciente, de responsabilité, et de capacité à aller au-delà des limites naturelles, et par conséquent de tout exercice de la violence chez l'animal, est aux antipodes d' une vision qui a toujours prévalu dans l'histoire de la pensée, et qui veut que la nature soit le terrain de tous les conflits et de toutes les batailles. Et la conséquence c'est que l'exercice de la violence apparaît comme le signe de la décadence

11 K. Marx, Idéologie Allemande, 1ère partie, Trad. René Cartelle & Gilbert Badia, Paris, Editions Sociales, 1972, p. 63.

18

pour l'humanité, puisque celle-ci était la manifestation de l'animalité. C'est cette idée qui apparait dans la fameuse expression << la loi de la jungle >>.

S'il ya un philosophe qui revendique ouvertement une telle vision des choses, c'est bien Thomas Hobbes dans sa théorie de l'état de nature. Même si, chez Hobbes, l'état de nature n'est qu'une hypothèse logique, l'idée que les rapports entre les êtres dans la nature est de l'ordre du conflictuel se trouve clairement affirmée. En effet, l'état de nature chez Hobbes est une situation de dénie de droit, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune autorité chargée de réguler les rapports entre les individus sur la base d'une règlementation commune.

Cette situation fait nécessairement naître le conflit dans la mesure où si deux individus désirent la même chose, seul le conflit peut déterminer celui qui va se l'approprier. Ainsi l'état de nature hobbien ne peut être qu'un état de guerre. La conséquence qui en découle c'est que les rapports entre les individus sont de même nature que ceux entre les animaux. C'est ce qui apparait dans la fameuse affirmation << l'homme est un loup pour l'homme >>. Mais << Cette situation de guerre de chacun contre chacun [nous dit Hobbes] à une autre conséquence à savoir que rien ne peut être injuste. Les notions de légitime ou d'illégitime, de juste et d'injuste n'ont pas ici leur place >>12. Par conséquent pour retrouver, une stabilité et une paix durables, ou plus encore une justice qui serait une des formes de manifestation d'une humanité authentique, il faut, pour Hobbes, passer à un contrat de représentation qui permettra de mettre fin au conflit.

Mais, si nous prenons en charge une telle présentation du cours de la nature du point de vu de la démarche hégélienne, elle apparaît inopérante et peu pertinente. En effet, l'analyse que Hegel fait de la réalité naturelle n'autorise aucunement l'identification de l'exercice de la violence à l'animalité. Il accorde à l'homme l'exclusivité de l'exercice de la violence. Et cette position hégélienne s'appuie sur la fait que << l`animal seul est irresponsable [et ceci,

12 Th. Hobbes, Léviathan. Traité de la matière de la forme et u pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Trad. François Tricaud, Paris, sirey, 1971, p. 126.

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même s'] il faudrait une longue explication, aussi longue qu'une dissertation complète sur la liberté pour dissiper tous les malentendus qui se produisent ordinairement à ce sujet »13.

L'accès à l'histoire nécessite donc une rupture d'avec l'élément naturel, puisqu'elle exige une négation de l'immédiateté, laquelle négation est synonyme de violence. C'est la raison pour laquelle le moi est appelé à rompre avec la nature pour changer de statut, c'est-à-dire pour quitter son immédiateté, pour entrer dans un état de conscience. Une telle rupture n'est en fait possible que par l'intermédiaire d'une violence sur la nature puisqu'elle nécessite de la part du moi une certaine puissance pour qu'elle puisse s'extirper de l'emprise de la nature.

Il faut dire que cette vision hégélienne du passage de la nature à l'homme constitue une originalité dans l'histoire de la pensée. Elle rompt avec la conception trop linéaire que nous retrouvons dans l'origine des espèces de Charles Darwin. En effet, dans cet ouvrage, Darwin défend la thèse selon laquelle toutes les espèces animales sont issues d'une seule cellule et que la diversité des espèces trouve sa source dans une évolution biologique dictée par les conditions climatiques. Ainsi ce sont ceux qui résistent le plus aux obstacles extérieurs qui accèdent au stade suivant. Il n'y a donc pas de rupture dans le passage d'une espèce à une autre, même dans le passage du singe à l'homme. Ici tout semble être dicté par des considérations purement biologiques, l'homme n'est pas traité comme un être ayant une double dimension à savoir comme corps et esprit.

Ceci apparait aux yeux de Hegel comme une aberration puisque ne permettant pas de rendre compte de la nécessité de casser les limites que la nature impose au moi. Si on ne considère que l'aspect biologique de l'homme on en fait un animal et non un homme. C'est donc par ce mouvement, par l'intermédiaire duquel le sujet fait preuve d'un certain radicalisme dans sa rupture d'avec la nature, qu'il montre qu'il est le seul à pouvoir rompre avec la nature

13 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 131.

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puisque toutes les espèces qui sont incapables d'aller au-delà des limites dont la nature est porteuse restent prisonnières de cette dernière.

C'est ce que exprime Hegel en disant que « ce qui est limité à une vie naturelle n'a pas, par soi même, le pouvoir d'aller au-delà de son être-là immédiat ; mais il est poussé au-delà de cet être-là pare un autre et cet être arraché à sa position est sa mort »14. Mais il convient de préciser que cette situation d'être borné, limité, atteint également la conscience qui, du fait de sa rupture d'avec la nature, prouve qu'il en a conscience. La prise de conscience de l'existence de la conscience comme un être fini, et donc appelé à cohabiter avec d'autres êtres finis, constitue donc un motif d'insatisfaction, une source de rébellion contre la nature, qui est désormais une cible qu'il faudra que la conscience appréhende dans sa marche vers sa vérité.

C'est donc sa situation d'inquiétude, qui nait de sa capacité à prendre conscience de son aliénation, qui l'oblige à vouloir se positionner face à la nature. Le propre de l'inquiétude c'est qu'elle appelle au dépassement, au surpassement des limites qui s'imposent à nous. Elle est donc la première forme de violence, en tant que celle-ci est la manifestation de la puissance. Dans la mesure où la nature est elle aussi une réalité bornée, l'appel au dépassement ne concerne pas seulement le moi. Mais il est le seul à pouvoir y répondre puis qu'il est le seul à en prendre conscience et à en comprendre les exigences. Tout se passerait alors comme si l'homme était le seul être capable d'une telle rébellion à l'égard de la nature. Hegel rejoint ainsi Rousseau pour qui « la nature commande à tout animal et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnait libre d'acquiescer ou de résister, et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son

14. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 71.

âme »15. En d'autres termes, si la bête reste prisonnière de la nature c'est qu'elle est

incapable de faire violence puisqu'incapable de ce mouvement de dépassement de soi.

Il est vrai, et Hegel lui-même le reconnait, que l'homme est de par sa constitution biologique une partie de la nature, mais il découle de tout ceci que sa spiritualité constitue son caractère dominant. D'ailleurs chez Hegel, l'esprit est partout présent, la nature elle-même en est une aliénation, c'est pourquoi il urge, pour que celui-ci se retrouve dans sa vérité, de le désaliéner. Et cela passe par une opposition farouche, c'est pourquoi nous dit Hegel :

<< A son premier éveil, l'homme se présente en face de la nature comme une conscience immédiatement naturelle. L'homme est nécessairement en rapport avec la nature : toute évolution implique que l'esprit se dresse contre la nature et se réfléchisse en lui-même ; elle signifie une séparation (Besonderung) de l'être spirituel qui se rassemble en soi en se dressant contre sa propre immédiateté, qui est justement la nature »16.

Cette prise de conscience peut être interprétée comme étant la source de la liberté. Car, elle fait naître un sentiment de refus de cette soumission à la nature primitive dont la conscience veut se débarrasser. Francis Fukuyama note à ce propos que << Hegel conçoit la liberté comme l'absence de détermination naturelle, c'est-à-dire comme capacité de l'homme à dépasser ou à nier sa nature animale, aussi bien que son environnement naturel, voire les lois même de la nature >>17. Il lui faut alors affirmer son humanité en s'opposant à la nature. En d'autres termes, il ne s'agit plus d'une simple différenciation, mais plus : d'une opposition. Car ici on ne peut pas faire abstraction de la nature et de la simple distinction de l'homme d'avec la nature. Hegel se démarque alors d'une conception stoïcienne qui veut que l'homme ne puisse exprimer sa liberté qu'en se soumettant à la nature. Pour Hegel, une telle soumission est synonyme d'une acceptation de sa situation d'immédiateté. Ainsi, « l'homme en tant qu'homme [nous dit-il] s'oppose à la nature et c'est ainsi qu'il devient homme. Mais en tant

15 J. J. Rousseau, Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes, Paris, Larousse, 1972, p. 44.

16 G. W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Trad. et prés. de Kostas Papaioannou, Paris, Bibliothèque 10/18, 2006, p. 219.

17 F. Fukuyama, << le début de l'histoire >> in : Le Magazine Littéraire N° 293 Novembre 1991 << Hegel : La phénoménologie de l'esprit >>, p. 36.

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qu'il se distingue seulement de la nature, il n'en est qu'au premier stade, et est dominé par les passions. C'est un homme à l'état brut >>18.

Mais il faut bien se garder de croire que l' << opposition >> dont parle Hegel dans ce passage est celle qui consiste, pour les deux éléments en opposition, à tenter de se détruire mutuellement. Elle est plutôt une opposition de perspective et de comportement : la nature est inerte et la conscience est sans cesse en mouvement. Cette opposition trouve toute son expression dans le rapport de négation que le sujet entretient avec la nature. Ce rapport est donc loin d'être contingent puisqu'il est le seul rapport que le sujet entretient avec la nature. Pour parvenir à ses fins, la conscience doit se charger de l'appropriation de l'objet comme sien. La nature ne fait pas de mouvement par conséquent c'est à la conscience de faire l'effort de l'intégrer dans sa démarche. Cette action est synonyme d'une suppression de l'objet extérieur qui constitue la condition sine qua non pour le passage au stade de la conscience de soi.

C'est ce qui apparait dans ces termes de Hegel qui affirme que << l'objet extérieur lui-même à été supprimé précisément, par là, il est devenu un autre que ce qu'il est ; il est passé sous la domination du soi, il a perdu la signification d'être immédiat, autonome. Ce n'est pas seulement une synthèse qui à eu lieu mais aussi l'être de l'objet a été supprimé ; c'est donc que l'objet n'est pas ce qu'il est >>19. En d'autres termes, la conscience soumet alors l'objet à sa violence, puisqu'elle l'oblige non seulement à quitter sa situation initiale en anéantissant le décalage qui existait entre elles, plus encore, elle l'anéanti. Désormais il n'existe plus qu'une seule réalité qui est la conscience de soi qui intègre l'objet dans sa réalité. Cet anéantissement ne donne pas naissance à une nouvelle réalité pure puisqu'elle comporte en elle une contradiction interne.

Cette contradiction réside dans la simultanéité entre deux actes : la négation et
l'appropriation. Cette appropriation coïncide avec la négation de la scission entre les deux
réalités. Le moi s'est ainsi affirmé face à la nature mais il n'a pas encore atteint la satisfaction

18 G. W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Trad. et prés. de Kostas Papaioannou, Paris, Bibliothèque 10/18, 2006, p. 251.

19G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 15.

escomptée puisqu'elle est loin de connaître le repos avec la négation de l`immédiateté. D'ailleurs celle-ci est synonyme d'un voyage de la quiétude innocente à l'inquiétude, du paradis à la souffrance.

S'il ya une certaine part de souffrance dans cette négation-réappropriation c'est qu'elle conduit non seulement à la suppression de l'objet extérieur mais également elle signifie la mort de la conscience immédiate. On le voit donc l'expérience de la violence commence chez Hegel dans le rapport du sujet à la nature. A ce titre sa conception s'écarte de la position marxiste exprimée par Engels et qui veut que l'acte de violence soit un acte spécifiquement social. Il exprime une telle idée dans son ouvrage Le rôle de la violence dans l'histoire où, parlant de l'asservissement de Vendredi per Robinson (il s'agit là du mythe de Robinson Crusoë), il déclare que « c'est un acte de violence et donc un acte politique »20.

Mais il convient de préciser que même si chez Hegel la violence n'est pas spécifiquement de nature politique (c'est-à-dire sociale), elle est le moyen par lequel l'esprit entre dans l'histoire, et donc c'est elle qui signe l'acte de naissance des rapports sociaux. Et cette première forme de violence se manifeste ici par la mort de la conscience immédiate. Mais cette mort n'est pas à entendre au sens d'une suppression définitive, mais plutôt d'un renoncement à une situation, à un mode d'apparaître qu'est l'immédiateté, vers un autre mode d'apparaître : la conscience de soi. Ce qui est manifeste ici, c'est que cette expérience de la mort est le point de départ de la vie de l'humanité, puisque c'est un passage du monde anhistorique, qui est la nature, au monde historique. C'est, en réalité, une ouverture vers une nouvelle forme d'existence où l'homme est face à de nouvelles exigences et donc à partir de là, l'esprit a quitté le stade de l'enfance pour celui de la maturité. Et l'accès à la maturité apparaît comme un drame ; drame qui ne cessera de se manifester dans les rapports entre les sujets, et plus précisément à travers la lutte pour la reconnaissance.

20 F. Engels, Le rôle de la violence dans l'histoire, Paris, Editions Sociales, 1971, P 8.

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CHAPITRE II : La lutte pour la reconnaissance

Après avoir anéanti l'objet extérieur, la conscience passe à un autre stade, celui de la conscience de soi. Ce stade est celui de la prise de conscience de sa propre existence comme sujet libre et autonome par rapport à la nature. Mais Une telle liberté s'avère incomplète puisqu'elle sera vite remise en cause. En effet, la conscience de soi découvre vite qu'elle est loin d'être seule, elle à en face d'elle, une autre conscience de soi qui a les mêmes propriétés qu'elle, et qui est donc passée par les mêmes péripéties et la même expérience. Le premier type de rapport que les deux consciences vont tenter d'établir entre elles c'est celui d'une tentative de soumettre l'autre à ses propres exigences, comme dans le rapport à la nature.

Le même type de rapports que le moi entretenait avec la nature refait surface avec la présence de l'autre moi. En effet, autant la nature constituait un obstacle qu'il fallait nier, autant l'existence de l'autre moi constitue une forme de limitation pour l'affirmation de la conscience de soi. L'affirmation de la conscience de soi se trouve donc être remise en cause par l'existence de l'autre conscience de soi. Hegel nous dit à ce propos que << le moi, mon pur et simple vouloir n'est pas séparé de mon être-là ; les deux sont égaux. Et c'est justement ce que contredit la contrainte et la violence car dans mon être là l'autre me lèse »21. Autrement dit, le moi retombe dans une situation de décadence alors qu'il croyait s'être pleinement affirmé en niant son immédiateté. Et pourtant cette apparition de l'autre conscience de soi demeure salutaire pour les deux consciences dans la mesure où, comme l'affirme Hegel, << La conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une autre conscience de soi »22.

Comment se fait-il qu'une réalité qui limite mon champ d'action puisse être en même temps la source de ma satisfaction ? En réalité pour qu'une telle satisfaction puisse être atteinte il faut donc que chaque conscience tende vers l'autre ce qui fait naître le désir. C'est du moins ce qui apparaît dans ces mots de Hegel : « le moi simple est ce genre oil l'universel simple pour lequel les différences sont néant ; mais il l'est seulement quand il est l'essence négative

21 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 28

22 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 153.

des moments qui se sont formés. Ainsi, la conscience de soi est certaine de soi même, seulement par la suppression de cet autre qui se présente à elle comme vie indépendant ; elle est désir. >>23. Mais ce désir est à distinguer du désir destructeur qui pousse le sujet vers l'objet naturel. Cela s'explique par le fait que l'objet du désir est ici une autre conscience et donc, du fait qu'il a les mêmes aptitudes que la conscience, il est un être désirant. Une telle situation conduit le moi à changer de mode d'expression puisque son alter ego est hors de portée du désir immédiat et animal. Le désir ne porte plus alors sur une réalité quelconque mais sur le désir de l'autre ; c'est un désir du désir de l'autre. Et celui-ci n'est rien d'autre qu'un désir d'être désiré et donc un désir d'être reconnu.

Il apparaît donc ici que toutes les deux consciences désirent la même chose c'est-à-dire être reconnue ce qu'elles ne peuvent pas obtenir toutes les deux en même temps. La satisfaction de ce désir exige alors un combat parce qu'aucune des consciences n'acceptera que son désir soit anéanti. Hobbes à eu donc raison de dire que << si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent des ennemies ; et dans leur poursuite de cette fin [...J chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre >>24. C'est ce conflit ou, plus précisément, ce combat pour la satisfaction de ce désir du désir de l'autre, et par conséquent pour la domination de l'autre, que Hegel nomme La lutte pour la reconnaissance. Le concept de << reconnaissance » comporte un sens inédit dans la philosophie de Hegel, et il est structurant de toute sa conception des rapports entre sujets. C'est pourquoi, il convient ici de préciser le sens où il l'entend lui-même.

Dans le sens courant, la reconnaissance a une acception plutôt psychologique. C'est l'acceptation par le sujet de la situation d'existant d'une réalité quelconque. Dans ce cas, la reconnaissance d'un être ne nécessite aucun effort de sa part ; elle est donc immédiate. Mais Hegel donne plus de valeur à la << reconnaissance >> : il ne s'agit pas pour la conscience d'obtenir une simple acceptation de la part des autres << moi >> de sa situation d'existant, parce qu'une telle reconnaissance même la nature peut y prétendre, mais d'être accepté comme un moi libre agissant et capable de transformer le cours de l'histoire. On comprend alors pourquoi la reconnaissance chez Hegel exige la lutte puisque c'est l'acceptation de la part de l'autre de notre situation d'être supérieur aux autres et par conséquent elle nous donne le droit de nous arroger d'une certaine maîtrise sur les réalités extérieures.

23 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 152.

24 Th. Hobbes, Léviathan. Traité de la matière de la forme et u pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Trad. François Tricaud, Paris, sirey, 1971, p. 122.

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Et une telle place nous ne pouvons prétendre y accéder que lorsqu'on s'est affirmé comme des êtres libres et donc capables, par ce biais, d'influencer le cours des choses. Nous voyons donc l'importance que la liberté a dans le processus d'affirmation de la conscience, qui n'est en fait qu'une des modalités de l'Esprit.

Hegel fera même de la liberté l'essence de l'esprit ; c'est d'ailleurs ce qui apparait dans ces propos : << La nature de l'esprit se laisse connaître par son opposé exact. Nous opposons l'esprit à la matière. De même la substance de la matière est la pesanteur, de même la substance de l'esprit est la liberté. Nous sommes tous convaincus qu'une des propriétés de l'esprit est la liberté ; mais la philosophie nous montre que toutes les propriétés de l'esprit ne subsistent que grâce à la liberté, qu'elles ne sont toutes que les moyens de la liberté, que toutes la recherchent et la produisent. Une des connaissances qu'apporte la philosophie spéculative c'est que la liberté est l'unique vérité de l'esprit »25 .

Cette lutte pour la reconnaissance est donc une tentative pour chaque conscience d'atteindre sa vérité qu'est l'esprit et qui ne peut être effective que lorsque notre liberté est reconnue par notre alter ego. La nécessité du passage par l'autre conscience se justifie par le fait que tant que cette liberté n'est qu'une affaire individuelle, elle n'a aucune réalité, la conscience a donc besoin de l'ériger à l'universel. C'est pourquoi Hegel affirme que : << le voulant veut, c'est-àdire qu'il veut se poser se faire objet en tant que lui. Il est libre mais cette liberté est le vide le formel mauvais 26». A travers cette lutte donc, ce que la conscience cherche c'est l'universalisation de sa liberté.

Il apparaît donc ici le fondement et la principale raison de la nécessité de cette lutte. Elle est à chercher dans le fait que celui qui doit le reconnaître est un autre moi, et par conséquent, il aspire lui aussi à la reconnaissance de sa propre liberté. En d'autres termes, les deux consciences désirent une seule et même chose. La conséquence qui en découle, c'est que seule l'une des deux peut l'obtenir, et dans ce cas il faut aller à la lutte dans la mesure où il n'y a

25 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p 75.

26 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 28.

que deux issues possibles : soit l'une des consciences renonce à sa prétention à la reconnaissance de sa liberté, soit l'une d'elle devra être supprimée. Dans tous les cas seule la lutte peut permettre d'aboutir à l'une ou l'autre de ces deux conséquences. C'est pourquoi Hegel affirme qu'«Elles doivent nécessairement engager cette lutte, car elles doivent élever leur certitude d'être pour soi à la vérité, en l'autre et en elles-mêmes. »27.

Que faire alors pour qu'autrui renonce à la prétention à la liberté ? Telle est la question que se pose chaque conscience. La présence de l'autre moi comme prétendant à la reconnaissance de sa liberté est donc source d'inquiétude pour la conscience de soi, dans la mesure où elle remet en cause son indépendance. Une telle inquiétude trouve sa source dans l'importance que la liberté a dans l'accession à la vérité de l'esprit. En effet, si la liberté est l'essence de l'esprit, et donc la condition sine qua non pour l'affirmation de notre humanité, il peut sembler à priori absurde de demander à quelqu'un de renoncer à la sienne. L'homme n'existe que parce qu'il est libre, s'il ne l'est plus, il n'est qu'un simple être-là, qui n'a donc pas réalisé l'adéquation avec son concept.

Toute tentative d'anéantir la liberté du sujet serait donc une intention de le priver de son humanité, et, du coup, de le tuer. Tout se passe comme si, pour qu'une des consciences atteigne son objectif il faille qu'il vise la mort de l'autre. La lutte pour la reconnaissance s'avère donc être une lutte pour la mort de l'autre conscience, qui est désormais considérée comme un ennemi dont il faut se débarrasser. Mais elle est également une lutte pour la vie, puisque le sujet qui tend vers la mort de l'autre n'a qu'un seul objectif : la conservation de sa propre vie, même si paradoxalement il doit tendre en même temps vers sa propre mort. Ces deux aspects de la lutte pour la reconnaissance apparaissent dans cette assertion de Hegel : « A lui, «à chaque adversaire» en tant que conscience, il apparaît que cette «lutte pour la reconnaissance» a pour but la mort d'un autre, mais elle a pour but la sienne propre ; c'est un suicide dans la mesure où la conscience s'expose au danger »28.

27 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 159.

28 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, trad. Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF 1982, p. 49.

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Mais à ce niveau va intervenir un aspect déterminant dans la conception hégélienne de la violence. C'est qu'il ne suffit pas, pour chaque conscience, de tendre vers la mort de l'autre, d'exercer la violence sur lui pour atteindre son objectif qui est la conservation de sa vie et la reconnaissance de sa liberté. Parce qu'il faut dire que, si les deux consciences ont les mêmes propriétés, et qu'ils exercent la même violence l'une sur l'autre, on devrait se retrouver, en principe, avec un équilibre de la terreur qui ne peut donner aucune issue au combat.

Il faudra donc l'intervention d'un autre élément pour arbitrer le combat entre les deux consciences et en déterminer l'issue. Ce nouvel élément n'est pas extérieur aux deux consciences, puisqu'en réalité, c'est au fond d'elles mêmes qu'elles doivent le puiser. Il s'agit ici de la capacité de chaque conscience à supporter la terrible épreuve de la mort. Le résultat de cette lutte dépendra de la capacité qu'a chaque conscience à subir la violence dont l'épreuve de la mort est porteuse. Autrement dit, vivre c'est risquer consciemment sa vie, car celui qui n'est pas prêt à mourir ne vivra pas en tant qu'homme libre, mais en tant qu'être-là. C'est, pour reprendre les termes de Schelling, << une application particulière du paradoxe suivant lequel la faculté de contraindre l'adversaire est liée au pouvoir de se contraindre soi même »29.

Donc il ne s'agit pas simplement, pour gagner le combat, de mettre la vie de l'autre en danger, mais aussi de risquer la sienne ; parce qu'en fin de compte, nous dit Hegel, << c'est seulement par le risque de sa vie qu'on conserve la liberté, qu'on prouve que l'essence de la conscience de soi n'est pas l'être, n'est pas le mode immédiat dans lequel la conscience de soi surgit d'abord, n'est pas son enfoncement dans l'expansion de la vie ; on prouve plutôt par ce risque que dans la conscience de soi il n ya rien de présent qui ne soi pour elle moment disparaissant ; on prouve qu'elle est purement être- pour-soi »30.

.Nous pouvons alors remarquer qu'à ce niveau aucune considération matérielle extérieure
n'entre en ligne de compte. En d'autres termes, ce ne sont pas les moyens dont dispose le

29 Th. Schelling, Stratégie du conflit, Trad. Raymond Manicacci, Paris, PUF, 1986, p. 39.

30 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 159.

sujet qui déterminent l'issue du combat. La perspective de Engels, selon laquelle << la violence n'est pas un simple acte de volonté mais exige pour sa mise en oeuvre des conditions préalables très réelles, notamment des instruments dont le plus parfait l'emporte sur le moins parfait >>31, apparaît ici comme une aberration. Car, dans ce cas le mérite du sujet ne se mesure plus à sa l'effort et au courage dont il à su faire preuve mais dépend de conditions matérielles extérieures qui sont il faut le reconnaître, contingentes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, Hegel accorde plus de valeur à la capacité à supporter la violence que l'ennemi exerce sur la conscience de soi qu'à celle qu'elle exerce elle-même. On comprend alors pourquoi ce n'est pas le degré de violence exercé sur l'autre conscience qui fera la différence dans ce combat, mais bien le degré d'auto violence. Il apparait donc, chez Hegel, une position très originale à propos de l'idée de courage. Là où chez des auteurs comme Platon, dans le Lachès, le courage apparait comme une capacité à ne jamais renoncer à la difficulté, chez Hegel, il a plus de valeur, dans la mesure où c'est l'acceptation par le sujet de se mettre soimême dans la difficulté pour accéder à ses fins. Et d'ailleurs ce n'est qu'à cette condition que le résultat auquel on parvient devient digne d'estime et de crédit. Nous pouvons dire alors avec Simone de Beauvoir que « c'est parce qu'il ya un vrai danger, de vrais échecs, une vraie damnation terrestre, que les mots de victoire, de sagesse, et de joie ont un sens >>32.

La lutte pour la reconnaissance est à ce titre la manifestation la plus éloquente du sens de cette notion de victoire puisqu'il est obtenu par la manifestation du courage qui consiste ici à se soumettre à la suprême difficulté qu'est la mort, qui fait ici office de transition pour l'accession à une humanité reconnue. Françoise Dastur note fort bien à ce propos que << l'accès à l'humanité n'est possible que par l'affrontement de la mort »33. Justement un tel affrontement de la mort, tout le monde n'en est pas forcément capable et c'est là que réside la clef du combat entre les deux consciences. En effet, l'une des deux sera contrainte de renoncer au combat, par crainte de la mort et fera ainsi preuve d'un manque de courage.

Mais, en réalité, elle renonce à autre chose de plus élevée, à savoir sa propre liberté. Ce renoncement fait suite à un choix que les deux consciences ont été contraintes de faire. Il

31 F. Engels, Le rôle de la violence dans l'histoire, Paris, Editions Sociales, 1971, P 17.

32 S.de Beauvoir, pour une morale de l'ambiguïté, suivi de Pyrrhus et Cinéas, Paris, Gallimard, 2008, p. 44.

33 F. Dastur, La mort. Essais sur la finitude, Paris, Hatier, 1982, p. 24.

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s'agissait de choisir entre la vie et la liberté. Mais il convient de préciser que ces deux concepts ne font qu'un chez Hegel, car il n'y a de véritable vie pour l'homme que lorsque celle-ci s'exprime dans et par la liberté.

Le renoncement de la conscience à sa liberté et du coup à sa reconnaissance, non plus comme simple être-là mais comme un homme accompli et conforme à son concept, permet de ne pas aboutir à l'issue qui était initialement prévue c'est-à-dire la mort. Elle est donc un renoncement à un mode d'existence pour un autre mode d'existence. En effet, en renonçant à sa liberté, l'une des consciences préfère vivre en tant qu'esclave et non en tant qu'homme libre. Et du coup, il reconnaît l'autre comme étant libre, et celle-ci devient la conscience maîtresse.

Hegel affirme à ce propos que « la vie étant aussi essentielle que la liberté, la lutte se termine tout d'abord comme négation exclusive, par cette inégalité que l'un des combattants préfère la vie et se conserve comme conscience de soi individuelle, mais renonce à être reconnu libre, tandis que l'autre maintient son rapport à lui-même et est reconnu par le premier qui lui est soumis ; c'est le rapport de la domination et de la servitude »34.

La soumission de l'une à l'autre est désormais le rapport qui lie les deux consciences, soumission qui n'est que la conséquence de la peur manifestée par l'une des consciences devant la terrible épreuve de la mort. La conscience soumise n'a donc pas su faire preuve de courage qui lui aurait permis de vaincre son adversaire et de le soumettre. Il apparaît donc ici que seul le courage peut permettre de prétendre à la reconnaissance de sa liberté.

La conséquence qui découle de ceci est que la reconnaissance est dénivelée, elle n'obéit pas à la loi de la réciprocité. En effet, là où l'esclave reconnait le maître comme être libre, ce dernier n'a pas la même considération pour lui, il le reconnaît que comme simple être-là. L'esclave est nié en tant qu'être libre. C'est ainsi que, nous dit Hegel : « pour la reconnaissance au sens propre du terme il manque encore un moment, celui dans lequel le

34 G. W. F. Hegel, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Jean Gibelin, Paris, 1970, p. 242

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maître fait sur lui-même ce qu'il fait sur l'autre individu, et celui dans lequel l'esclave fait sur le maître ce qu'il fait sur soi. A donc pris seulement naissance une reconnaissance unilatérale et inégale»35.

Mais, du fait même de son caractère unilatéral, cette reconnaissance est loin de constituer l'apothéose de l'histoire des deux consciences en lutte. Il est vrai que l'esclave avait renoncé à la reconnaissance en préférant la vie, mais ce renoncement n'est que temporaire parce qu'il va continuer à rechercher la domination sur le réel par l'intermédiaire du travail. Mais le travail n'apparaît pas ici comme une simple contingence, il relève de la nécessité puis qu'il trouve son origine dans le désir.

La nécessité du travail s'explique par le fait que l'homme est un être de désir et que par conséquent la tentative de le satisfaire prend le dessus sur toutes ses autres formes d'activité. S'exprimant sur la nature de ce désir Hegel dira : « le travail, au contraire, est désir réfréné, disparition retardée : le travail forme. Le rapport négatif à l'objet devient forme de cet objet même, il devient quelque chose de permanent, puisque justement, à l'égard du travailleur l'objet a une indépendance ». 36

En d'autres termes, le désir qui est à l'origine du travail a ceci de particulier qu'il n'appelle pas à une satisfaction immédiate, comme un désir animal car cela coïnciderait avec son propre anéantissement. Il s'agit en fait d'une satisfaction médiatisée par le travail. Sa satisfaction est toujours reportée ultérieurement ce qui pérennise ce désir et du coup le travail. Il peut alors sembler curieux, comme on peut le remarquer dans le rapport entre le maître et l'esclave, que c'est sur ce dernier que repose tout le fardeau du travail, car le maître en tant que moi est sujet de désir. En réalité la satisfaction du désir du maître passe par une médiation, c'est celle du produit du travail de son esclave.

35 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 163.

36 Op. Cit, p. 165.

Et plus encore, la satisfaction des désirs du maître passe avant celle de l'esclave travailleur lui-même. La soumission de l'esclave ne peut alors être effective que dans la mesure où il soumet ses propres désirs à ceux du maître. C'est ce que nous dit Hegel en ces termes : « Celui-ci, le serviteur, réduit, en travaillant au service du maître, sa volonté individuelle et égoïste, met de coté l'immédiateté extérieure du désir ; et cet abandon comme la crainte du

maître, constituent le commencement de la sagesse, le passage à la conscience de soigénérale »37.

En d'autres termes, l'acceptation par l'esclave de soumettre ses propres désirs à ceux du maître, loin d'être une source de dégradation de son être constitue, pour l'esclave, une occasion de prendre sa revanche sur le maître. Le mécanisme et le sens d'une telle revanche sont à chercher dans la nature même du travail. Le travail apparaît, chez Hegel, comme une activité de transformation de la nature, et donc d'une réappropriation d'une réalité après l'avoir nié. Il exige donc une certaine violence sur la nature puisqu'il est une forme d'actualisation de la puissance. Or, cette capacité à exercer la violence est déterminante dans la reconnaissance de l'humanité chez Hegel. Rappelons que si l'esclave s'est soumis c'est par défaut de violence sur soi-même et sur le maître. Cette revanche consiste en ceci que, l'esclave ayant échoué à exercer sa violence sur le maître, va la transférer sur la nature par son travail.

Cette revanche va s'exprimer avec toute sa force, car il va exercer autant d'emprise sur la nature que le maître n'en a exercée sur sa propre personne. Il démontre ainsi sa capacité à transformer le réel à sa guise, à lui imprimer toute sa conception du monde et ses intentions. Il acquiert alors la maîtrise qu'il n'avait pu obtenir à l'issue du combat, puisqu'il exerce désormais sa maîtrise sur la nature. Mais au-delà de cette maîtrise de la nature, l'esclave acquiert une reconnaissance plus grande encore : celle de son humanité.

En effet, la situation de jouissance sans travail est synonyme d'un défaut d'activité et donc de violence. Or, comme nous l'avons déjà montré dans le chapitre précédent, c'est par une violence sur la nature qu'on rompt avec l'immédiateté. Le travail apparaît donc comme ce qui définit l'homme dans la mesure où il le différencie des être-là et l'élève à l'universalité.

37 G. W. F. Hegel, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, trad. J. Gibelin, Paris : Vrin 1970, p. 243.

34

Alexandre Kojève a eu donc raison de dire que << c'est par le travail et par le travail seul que l'homme se réalise en tant qu'homme »38. Par le travail donc, l'esclave élève sa conscience de soi subjective à une conscience de soi objective, car le produit de son travail n'apparaît plus comme une matière inerte sans valeur ni signification, mais il devient porteur de sa conception des choses.

Tout se passerait alors comme si le produit du travail était devenu le miroir à travers lequel on peut lire les intentions du travailleur. En d'autres termes, le travail apparaît comme une objectivation du sujet. C'est d'ailleurs ce qui apparaît sous la plume de Kostas Papaioannou qui nous dit que << pour lui [Hegel], le travail n'est plus une condition matérielle extérieure à l'homme sans rapport avec sa véritable destinée, mais l'essence même de son être, la manifestation spécifiquement humaine de cette négativité qu'il identifiait avec la vie même de l'absolu ».39

La conséquence qui découle d'une telle idée c'est que le travail qui était au départ un acte de soumission est, en réalité, une source d'élévation, car l'esclave acquiert une certaine identité à travers l'activité de transformation de la nature, et l'humanité dont le maître lui avait refusé la reconnaissance. Mais même si le maître lui refuse une telle reconnaissance, aux yeux de Hegel, l'esclave, à travers son travail, a atteint une dimension sans commune mesure dans la marche de l'histoire universelle. En effet, si le travail est source d'humanisation, et si cette dernière ne peut être effective qu'en tant qu'elle s'exprime dans l'histoire, alors l'histoire ellemême est l'oeuvre des travailleurs.

Il découle d'une telle idée deux conséquences sans précédente dans l'histoire de la philosophie : la première est celle de la négation de l'historicité du maître. La pertinence d'une telle conséquence est à chercher dans le fait que le maître n'est pas concerné par le travail ; il se contente de jouir du fruit du travail de l'esclave, comme un Adam qui cueille les fruits du jardin du paradis. Son rapport à la nature est médiatisé par le produit travail de

38 A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris : Gallimard, 1947, p. 30.

39 K. Papaioannou, << La raison et la croix du présent », postface de Ecrits Politiques de Hegel, Paris Champs Libres, 1977 p. 401.

l'esclave. Il n'exerce aucune influence sur la nature puisqu'il ne maîtrise pas les rouages de sa transformation.

En d'autres termes, il ne transforme en rien le cours des choses, car rien de ce qu'il fait ne s'accompagne d'un mouvement de transformation de la nature, et du coup il n'exerce aucune forme de violence sur la nature. Or, si pour Hegel, la violence est ce qui nous fait entrer dans l'histoire, puisque c'est par violence que nous nous débarrassons de notre immédiateté, alors il est évident que l'acteur principal de l'histoire sera celui dont les actions comportent toujours une forme de violence. Kojève a eu donc raison de dire que << l'avenir et l'histoire appartiennent donc non pas au maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l'identité avec soi même, mais à l'esclave travailleur »40. Du coup, le maître se voit exclu de la marche de l'histoire.

Mais il convient de préciser que cette exclusion du maître de la scène de l'histoire n'intervient qu'après que celui-ci y ait joué sa partition, puisque la lutte qu'il à remportée est une phase essentielle de la marche de l'histoire. Et c'est grâce à la violence qu'il a su imprimer à l'autre conscience et à sa capacité à supporter la violence de l'autre qu'il s'est adjugé le titre de Maître. Cependant, cette brève apparition du maître dans la scène de l'histoire porte à croire qu'il est un personnage secondaire du drame et que le personnage principal est donc l'esclave. Cette place centrale que l'esclave occupe se justifie par le fait que, contrairement au maître, il continue à exercer la violence.

La deuxième conséquence qui découle de cette perpétuation de l'exercice de la violence par l'esclave, c'est celle du renversement des rapports entre le maître et l'esclave. En effet, si pour que la maître puisse satisfaire son désir il faut qu'il attende que l'esclave finisse de travailler, il finit par dépendre de celui-ci. Du coup c'est l'esclave qui commande toutes ses actions. Jean Hyppolite note fort bien ce renversement en ces termes : << le maître assiste à

40 A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris : Gallimard, 1947, p. 28.

son asservissement tandis que l'esclave en formant les choses se forme lui-même ; il devient le maître du maître »41.

Il apparaît là l'importance de la lutte pour la reconnaissance dans l'affirmation de l'humanité de l'esclave. Cette importance s'affiche plus nettement au plan social car l'enjeu est d'abord d'établir une hiérarchie entre les sujets. Mais il faut dire que, ce qui est essentiel à retenir dans cette lutte pour la reconnaissance, c'est moins le triomphe du maître que la nécessité pour chaque individu de passer par la lutte, et par conséquent de se soumettre à la violence de l'autre conscience et de la lui imprimer, afin de s'imposer en tant que conscience libre et autonome.

D'ailleurs, Hegel considère que cette lutte pour la reconnaissance est à l'origine de toute organisation sociale et politique et par conséquent de tout Etat. Il affirme à ce propos que « la lutte pour la reconnaissance et la soumission à un maître est le phénomène d'oil est sorti la vie sociale des hommes, en tant que commencement des Etats »42. Mais il serait contraire à sa position de considérer que la violence est au coeur de l'ensemble des rapports entre les membres d'un même corps politique. Il considère simplement que l'affirmation de l'humanité passe nécessairement par une confrontation au bout de laquelle chacun porte sa conscience de soi à l'universalité.

Donc cette lutte n'est qu'une transition, un passage obligé, qui permettra une hiérarchie entre les sujets d'un même Etat, laquelle hiérarchie demeure la condition de possibilité du politique. C'est pourquoi il précise que « la violence qui est le fond de ce phénomène [c'est-à-dire la lutte pour la reconnaissance] n'est point pour cela fondement du droit quoique ce soit le moment nécessaire et légitime dans le passage à l'état oil la conscience de soi est plongée dans le désir et l'individualité, à l'état de la générale conscience de soi. C'est là le commencement plénoménal [sic] des Etats et non leur principe substantiel »43.

41 J. Hyppolite, Etudes sur Marx et Hegel, Paris, Marcel Rivière, 1955, p. 29.

42 G. W. F. Hegel, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, trad. J. Gibelin, Paris : Vrin 1970, p. 243.

43 G. W. F. Hegel, Op. Cit., Ibidem.

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Il s'écarte donc la position Nietzschéenne puisque chez ce dernier la violence est ce qui structure l'ensemble des rapports entre individus. Elle n'est donc pas appelée à cesser. Il affirme d'ailleurs que << la vie elle-même est essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes, et tout au moins, exploitation >>44. Chez Hegel, par contre l'exercice de la violence constitue la simple origine puisqu'il permet d'établir une hiérarchie. Mais ils convient de préciser que, << l'origine >> dont parle Hegel n'est pas une origine chronologique mais plutôt logique. En d'autres termes, Hegel ne relate pas une scène de l'histoire concrète de l'humanité, mais il fait appel à une représentation logique pour exprimer la nature des rapports entre sujets.

C'est donc fort justement que Jean Hyppolite note : << la conscience de soi se forme à travers les relations de lutte des consciences de soi opposées du maître et de l'esclave qui ne sont pas proprement temporelles bien qu'on les trouve à l'origine de toutes les civilisations humaines et qu'elles se reproduisent d'ailleurs sous des formes diverses dans toutes l'histoire de l'humanité »45.

Autrement dit, le récit de la lutte pour la reconnaissance est une abstraction logique permettant à Hegel de montrer la nécessité de passer par le combat pour établir un ordre social solidement fondé. Elle est donc une des formes de manifestation de l'insociable sociabilité des hommes ; thèse que nous retrouvons chez Kant pour qui << l'homme à un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler) car il trouve en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous cotés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres >>46. Hegel S'inscrit donc ici dans une logique qui tend à faire du << vivre avec l'autre >> une nécessité et non pas le résultat d'un choix des sujets individuels. Cette nécessité même du passage par le drame s'exprime également chez lui, dans les rapports entre l'homme et Dieu.

44 F. Nietzsche, Par delà le bien et le mal. Prélue d'une philosophie de l'avenir, Trad. Henry Albert, Paris, Mercure de France, 1963, p. 223.

45 J. Hyppolite, Genèse et structure de la phénoménologie de l'esprit de Hegel, Paris, Aubier, coll. << philosophie de l'esprit >>, 1946, p. 39.

46 E. Kant, << Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique >>, in : La philosophie de l'histoire (opuscules), Trad. Stéphane Piobetta Paris, Ed. Montaigne, 1947, p. 31.

CHAPITRE III : La dialectique de l'humain et du divin

Nous avons déjà mentionné l'idée que, chez Hegel, la définition de l'homme nécessite la prise en compte non seulement de la nature des rapports entre le sujet et la nature mais aussi des types de rapports que les hommes entretiennent entre eux. Mais elle nécessite également la prise en compte d'un autre type de rapport aussi essentiel que les deux premiers : c'est celui entre l'homme et Dieu. En effet, l'une des particularités de l'anthropologie hégélienne, c'est qu'elle se laisse également appréhender dans sa philosophie de la religion qui est l'aboutissement du processus phénoménologique. Par conséquent, pour saisir la dimension anthropologique de la violence, nous sommes tenus de cerner la place qu'elle occupe dans la dialectique entre le sujet humain et le sujet divin.

Pour mieux saisir cette dialectique, il serait opportun de cerner la présentation que Hegel fait de la nature de Dieu puisque c'est sur elle que repose toute sa conception des rapports entre l'homme et la divinité. Dans la première partie des Leçons sur la philosophie de la religion, Hegel dit ceci : << Quand nous posons la question : Qu'est ce que Dieu ? Que signifie le terme Dieu ? Nous réclamons la pensée et on doit nous l'indiquer. [...J En ce cas la signification c'est la notion, ce que nous désirons savoir c'est l'Absolu ; la nature divine appréhendée par la pensée, son essence logique ; ou bien l'idée même de la philosophie et cette signification, c'est la nature de Dieu comprise. Ainsi ce que nous nommons l'Absolu a le même sens que le terme Dieu »47.

En d'autres termes, pour Hegel Dieu c'est l'Absolu. Mais cette identité ne reflète pas à elle seule toute sa conception de la nature divine. Il est donc possible ici de poser la question portant sur la nature de cet Absolu. A cette dernière, Hegel répondra << De l'absolu il faut dire qu'il est essentiellement Résultat, c'est-à-dire qu'il est à la fin seulement ce qu'il est en

47 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, trad. Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF 1982, pp. 33-34.

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vérité »48. Le résultat dont il est ici question, c'est l'aboutissement du processus phénoménologique.

En d'autres termes, au début du processus Dieu n'est pas dans sa vérité, c'est-à-dire qu'il n'est pas conforme à son concept. Ce qui apparaît étonnant ici c'est que la présence de Dieu n'ait nullement été mentionnée durant tout le processus phénoménologique puisque, faudraitil le rappeler ce dernier est l'histoire de l'affirmation du sujet humain. Comment se fait-il alors que le processus d'affirmation de l'homme aboutisse à l'affirmation de la vérité de Dieu ?

La pertinence d'un tel aboutissement est à chercher dans la présentation que Hegel nous fait du rapport entre la nature humaine et la nature divine, en disant : << il [c'est-à-dire Dieu] est un homme qui a l'être-là spatial et temporel en commun, et ce singulier ce sont tous les singuliers. La nature divine n'est pas autre chose que la nature humaine »49. Il faut dire que cette présentation de Hegel est aux antipodes de la conception qui a dominé toute l'histoire de la philosophie. En effet, en faisant de Dieu un être spatial et temporel, il s'écarte de la voie tracée par Platon et que l'histoire de la philosophie a suivie jusqu'à Kant. Ce dernier considérait d'ailleurs que Dieu n'est pas objet de connaissance puisqu'il est en dehors des formes a priori de la sensibilité que sont l'espace et le temps.

Ainsi, chez Kant, il y a un décalage entre l'homme et Dieu qui se manifeste par le fait que l'homme est dans l'espace et le temps alors que Dieu est en dehors. C'est justement un tel décalage que rejette Hegel parce que, pour lui, ce ne serait donc que la manifestation d'une inadéquation avec leur vérité commune. Cette idée se trouve clairement exprimée dans ses leçons sur la philosophie de la religion, où il affirme que << Si l'on dit : Dieu est infini, je suis fini, ce sont de mauvaises expressions, des formes inadéquates à l'idée, à la nature de la

48 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 19

49 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, trad. Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF 1982, p. 113.

chose. Le fini n'est pas ce qui est, l'infini non plus n'est pas fixe »50. La suppression de ce décalage s'avère nécessaire dans la mesure où les deux êtres sont tenus de réaliser l'adéquation avec leur propre concept.

Et pour que celle-ci puise être effective il faut que Dieu renonce à son infinité qu'il accepte de se soumettre à la limitation de l'espace et du temps. En d'autres termes, Dieu doit se faire un être historique, et accepter toutes les contradictions de l'histoire.

Et il apparait clairement chez Hegel qu'une telle soumission aura nécessairement lieu parce que « Le fini [nous dit-il] se révèle ainsi comme moment essentiel de l'infini ; et si nous posons Dieu comme infini, il ne peut, pour être Dieu, se passer du fini »51. Par conséquent, l'historicité de la nature divine est la seule condition de sa réalisation, de l'adéquation à son concept. La conséquence qui découle nécessairement de cette position de Hegel c'est la mort de Dieu. La pertinence d'une telle conséquence réside dans le fait que le temps et l'espace sont synonymes de limitation. Un être temporel est donc un être qui est appelé à se soumettre à la limitation du temps et donc à faire l'expérience de la mort.

Cette mort de Dieu chez Hegel se manifeste par un renoncement pour Dieu puisqu'il renonce à son être pour se soumettre au devenir. En d'autres termes, dans sa manifestation première, cette mort n'est pas l'oeuvre d'un sujet extérieur, mais elle trouve sa source dans une acceptation volontaire de la part du sujet divin de s'y plier, c'est par conséquent un suicide. Et en se soumettant à la loi de la mort, Dieu devient en réalité un être qui possède des propriétés humaines. Mais cette humanisation de Dieu n'est cependant pas à comprendre au sens d'une corruption de l'être au sens ou l'entendrait Aristote. Elle va de pair avec la déification, ou la génération de l'homme, et elle doit être considérée comme le pont qui mène à une région plus vaste, un passage vers une figure plus haute que Hegel appelle L'Esprit Absolu. C'est ce que note avec clarté Roger Garaudy en affirmant :

<< L'absolu peut s'incarner, l'absolu doit s'incarner et par là même, il se soumet à la loi de la
mort.[...]Cette mort de la nature est naissance de l'esprit qui affleure dans la nature même

50 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, première partie << Notion de la religion » traduit par Jean Gibelin Paris Vrin 1971 P. 130.

51 G. W. F. Hegel, op. Cit. p. 129.

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par la mort, c'est-à-dire dans le mouvement par lequel chaque être particulier atteint son terme, sa fin, et nous lance par cette disparition même, au-delà de lui vers le tout plus vaste qui le fonde et qui le contient qui lui donne son sens et sa réalité véritable »52 .

Le sens de la mort de Dieu se laisse découvrir dans ce qu'elle engendre à savoir l'Esprit Absolu. Celui-ci constitue pour Hegel la vérité commune aux deux êtres à savoir Dieu et l'homme mais qui ne font qu'un en réalité puisque l'un (l'homme) est une modalité de l'autre (Dieu).

La mort de Dieu n'est cependant pas, chez Hegel, le résultat d'un combat identique à celui qui a opposé les deux consciences dans le cadre de la lutte pour la reconnaissance. D'ailleurs, un tel rapport ne saurait être possible dans la mesure où il ne s'agit pas d'un rapport d'extériorité entre deux réalités distinctes. Il est vrai qu'il y avait une extériorité entre les deux au début du processus, mais cette dernière était la preuve de leur inadéquation avec leur propre concept.

C'est là que se manifeste la particularité de la philosophie hégélienne de la religion, laquelle particularité peut être saisie à un double niveau. Le premier est celui dans lequel Dieu, pour être effectif, doit renoncer à sa transcendance puisque, pour Hegel, il n'y a qu'une seule réalité à savoir Dieu ou l'Absolu et il doit s'incarner dans toutes les autres réalités finies. Il s'agit donc d'une vision panthéiste de la religion. Il est vrai qu'il n'est pas le premier panthéiste de l'histoire de la philosophie, puisque nous retrouvons une telle vision chez Héraclite, Baruch de Spinoza et d'autres. Mais le panthéisme de Hegel,- et c'est là le deuxième niveau de la particularité de sa philosophie de la religion- en dehors du fait qu'il se distingue de celui de Spinoza qui est panthéisme naturaliste, par son caractère spiritualiste, se manifeste dans et par l'expérience de la violence, qui est ici la mort de Dieu.

Dieu n'est donc pas synonyme de repos, de fin du mouvement et de la violence puisqu'il doit se soumettre aux contradictions de l'histoire. Jaques D'Hondt a donc raison de noter, à propos du Dieu hégélien, qu'il s'agit d' « un Dieu agité d'une dialectique intérieure qui se déploie historiquement et n'est que, dans ce déploiement, un Dieu qui se confond avec l'esprit

52 R. GARAUDY, Dieu est mort. Etude sur Hegel, Paris, PUF, 1970, P. 102.

de la communauté, un Dieu qui est la conscience en marche et s'accomplit en cette marche »53.

Cette participation au cours de l'histoire n'est en réalité possible que dans la mesure où Dieu s'est humanisé, il s'est fait homme parmi les hommes en la personne du Christ. La mission du Christ consistait donc, pour Hegel, en la résorption du décalage entre l'infini et le fini, synthèse qu'il a su lui-même incarner. Cette synthèse entre le sujet divin et l'homme se reflète de la nature même de christ. Pour Hegel, le christ à une double existence et cette idée apparait dans ces mots :

<< Cette apparition du Dieu-homme doit être aussitôt considérée de deux manières, premièrement en tant qu'homme selon son état extérieur, selon sa considération non religieuse, c'est-à-dire tel qu'il apparaît en tant qu'homme ordinaire. Mais la seconde considération est celle qui se fait dans l'esprit, avec l'esprit et frayant la route vers sa vérité parce qu'il a en lui-même cette scission infinie, cette douleur, qu'il veut la vérité, qu'il veut et doit avoir le besoin de la vérité et la certitude de la vérité. C'est seulement avec ce second mode de considération qu'on a le religieux >>54.

Cette double manifestation du Christ sera le fondement de la double signification de la violence qu'il va subir pour se réaliser en tant qu'Esprit Saint. Le premier sens est celui de la violence subie en tant qu'homme, et ce sont les hommes qui la lui feront subir. Ainsi la réalité humaine du Christ est celle qui doit emprunter le chemin de croix qui va aboutir à la crucifixion. Vue sous cet angle, la mort de Dieu est l'oeuvre d'un meurtrier à savoir l'homme. Cette crucifixion apparaît aux yeux de Hegel comme une nécessité puisque la réalité humaine porte en elle-même la mort. Claude Bruaire notera à ce propos que « le christ existe comme homme qui doit mourir. [...J La nature humaine ne peut être assumée par Dieu que si l'être fini séparé est détruit »55 Il faut alors dire que cette mort du Christ est à interpréter au sens purement biologique du terme c'est-à-dire qu'il meurt de son corps.

53 J. d'Hondt, Hegel, Paris, PUF, 1975, p. 54.

54 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie >>, trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 232.

55 C. Bruaire, Logique et religion chrétienne dans la philosophie de Hegel, Paris, Seuil, 1964, p 129.

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Mais une telle interprétation ne reflète qu'un aspect de cette mort, puisque cette violence à une autre signification, c'est celle qui découle de sa nature spirituelle. Il est esprit qui ne s'est pas encore réalisé comme Esprit Saint ; et c'est par la tension vers l'universel, par l'intermédiaire de l'auto négation du soi comme esprit simple, qui n'est qu'une transition vers la résurrection, qu'une telle réalisation est possible. Et dans ce sens, elle prend sa source dans le renoncement, et c'est sous cet aspect qu'apparaît la véritable valeur de cette mort. C'est pourquoi, nous dit Hegel, << l'histoire de la résurrection et de l'élévation du Christ à la droite de Dieu commence là oil l'histoire acquiert une interprétation spirituelle »56.

Nous voyons donc que la réalisation du christ comme Esprit Saint passe forcément par la plus terrible des violences : l'expérience de la mort. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la mort de Dieu, chez Hegel, est donc la condition de son accomplissement comme Esprit Absolu. Elle n'est donc pas à comprendre dans le même sens que celle proclamée par Nietzsche dans le gai savoir. Il est vrai que tous le deux nient toute idée de transcendance divine ; mais là où, chez Nietzsche, la mort de Dieu est synonyme d'une négation absolue, chez Hegel ce renoncement à sa transcendance n'est qu'une transition vers une nouvelle forme d'existence. Cette divergence de points de vue se reflète plus manifestement dans le fait que, pour Nietzsche, la mort de Dieu nous abandonne à notre propre sort et nous laisse avec un océan d'incertitudes que nous devons traverser, comme un navigateur qui a perdu sa boussole au beau milieu de la mer. Autrement dit, chez Nietzsche, le nihilisme constitue la conséquence de la mort de Dieu.

Par contre, la mort de Dieu chez Hegel est salutaire pour l'homme, puisque c'est la condition sine qua non pour le rachat du péché originel, mais pour Dieu également dans la mesure où elle permet sa synthèse, condition de son effectivité. Le chemin de croix apparaît donc comme le seul chemin qui mène à cette réconciliation. Hegel confirme en ces termes : << la mort du Christ est d'une part la mort d'un homme, d'un ami qui a été tué par violence ; mais appréhendé spirituellement, c'est cette mort même qui devient le salut, le centre de la

56 56 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie », trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 241.

réconciliation. Avoir l'intuition de la nature de l'esprit et de la satisfaction de son besoin de façon sensible est alors une perspective qui n'a été ouverte à ses amis qu'après la mort du Christ »57.

Par conséquent, à en croire cette interprétation de Hegel, l'acceptation par le Christ de subir la violence, constitue la source du salut de l'humanité. Celle-ci trouve toute son expression dans le fait qu'il ait emprunté volontairement le chemin de croix pour le rendre effectif. Les raisons du renoncement de Dieu à sa transcendance pour se soumettre à la violence dont l'histoire est porteuse sont à chercher dans l'acte d'amour.

Dans la mesure où cette incarnation divine en la personne du Christ est pour Hegel la condition du salut, il est possible d'affirmer que ce dernier dépend en dernière instance de l'amour que les différents sujets se portent les uns envers les autres. Car il faut bien le dire si l'humain n'est qu'une modalité de l'absolu, l'amour divin doit se manifester dans les rapports interhumains.

C'est cette double manifestation du sentiment d'amour que Hegel exprime en ces termes : << la détermination fondamentale dans ce royaume de Dieu est la présence de Dieu, de sorte que ce n'est pas seulement l'amour de l'homme qui est recommandé aux membres de ce royaume, mais la conscience que Dieu est l'amour. Cela revient à dire que Dieu est présent, c'est-à-dire que cette présence doit exister en tant que sentiment propre, que sentiment-de-soimême »58.

Il apparaît trois éléments fondamentaux dans cette affirmation de Hegel : le premier est que l'amour ne trouve son expression la plus parfaite et la plus manifeste qu'en tant qu'il est un sentiment divin. L'amour divin est donc une catégorie fondamentale dans le rapport de l'homme à Dieu. Le deuxième élément c'est que l'amour divin n'est pas un sentiment parmi tant d'autres, ce qui en ferait quelque chose de contingent, mais la nature même du divin : << dieu est amour ». Il découle d'une telle idée que l'amour est le seul type de rapport que Dieu peut entretenir avec les autres réalités et principalement avec les hommes. Le troisième élément, non moins important que les deux autres, réside en ceci que l'amour divin n'est pas un rapport à une réalité qui lui serait extérieure, mais plutôt un rapport de soi à soi même,

57 G. W. F. Hegel, Op. Cit., p. 241.

58 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie », trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 238.

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puisqu'il est la seule réalité qui existe. En d'autres termes, l'amour divin est un amour propre puisque c'est un << sentiment-de-soi-même ».

Mais il est quand même opportun de souligner que l'amour divin trouve son origine et son sens dans une situation de scission originelle, laquelle scission est une conséquence du péché originel. Ce qui se manifeste dans la scission originelle, c'est qu'au début, l'homme et Dieu sont deux réalités extérieures l'une à l'autre. Cet amour divin est donc à entendre dans le sens d'un désir de mettre fin à cette scission.

L'amour divin est donc né d'une rupture et va ainsi s'exprimer dans le drame. En effet, si l'amour est le signe d'une finitude, et par conséquent d'un décalage, il n'existe que dans la mesure où celui persiste. Le drame qui apparaît dans l'amour divin ne relève donc pas de la contingence et par conséquent la nature divine est forcément dramatique. C'est ce que note Hegel en ces termes : « la vie de Dieu et la connaissance divine peuvent donc bien, si l'on veut, être exprimé comme le jeu de l'amour avec soi-même ; mais cette idée s'abaisse jusqu'à l'édification et même jusqu'à la fadeur quand y manque le sérieux, la douleur, la patience, et le travail du négatif »59.

Les termes que Hegel utilise dans cette affirmation sont assez illustratifs de la nature dramatique de l'amour divin, puisque ce dernier ne peut s'exprimer que dans << le sérieux », « la douleur », « la patience » et « le travail du négatif ». Il convient alors de s'arrêter sur le contenu de ces concepts puisqu'ils sont porteurs de toute la conception hégélienne. Le travail du négatif qu'implique l'amour divin trouve sa justification dans la nécessité du renoncement à soi de Dieu, lequel renoncement est en fait une négation de son être-là divin. Ce renoncement se fait dans la douleur, c'est-à-dire dans l'extrême souffrance puisqu'il est un affrontement avec la mort. L'objectif de ce renoncement à soi de Dieu n'est atteint qu'au bout d'un processus, elle ne s'effectue donc pas de manière immédiate, c'est pourquoi l'amour divin exige de la patience pour pouvoir être effectif. Cette conception Hégélienne de l'amour divin est pour le moins antiromantique puisqu'il se manifeste dans le sérieux de l'histoire universelle.

59 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 18.

L'effectivité de l'amour divin passe donc nécessairement par la soumission à la violence qui est loin d'être un fait extérieur, mais un trait de caractère dominant. Lucien Malverne a eu donc raison de dire que << le suprême sacrifice de l'amour est celui par lequel il consent à n'être plus qu'amour, à se renier dans la violence et précisément pour que l'amour soit ce qu'il a à être : universellement concret »60.

Il est évident que ce que dit Hegel de l'amour divin est valable pour l'amour au sens humain puisque le second est subordonné au premier. En effet, si la nature humaine est considérée comme étant identique à la nature divine, les propriétés attribuées au sujet divin restent applicables au sujet humain, à la différence que le sujet divin est la manifestation de l'universel et du coup l'homme en tant qu'être fini n'en est qu'une modalité. Il est donc clair que la même violence que le sujet divin doit supporter s'exerce sur l'homme avec la même nécessité.

En d'autres termes, l'amour divin est en même temps un amour humain et la mort de Dieu qui en est la conséquence, ou plus l'autre facette, est du même coup une violence sur le sujet humain. Cette identité entre l'amour et la mort apparaît clairement dans cette assertion de Hegel : « la mort est l'amour même ; l'amour absolu y est intuitionné ; l'identité du divin et de l'humain consiste justement en ce que Dieu est auprès de soi même dans l'humain, dans le fini, et que ce fini est lui même dans la mort, une détermination de Dieu. Par la mort Dieu a réconcilié le monde et se réconcilie éternellement avec soi-même »61.

Si la mort de Dieu apparaît ici comme une réconciliation c'est qu'elle ne met pas seulement fin à la scission entre l'humain et le divin. Elle a une signification plus profonde puisqu'on ne parle de réconciliation que là ou il y a eu conflit. Le conflit dont il s'agit ici est celle qu'engendre le péché originel. Cette scission entre l'humain et le divin n'est donc pas à entendre au sens d'une scission entre deux réalités extérieures l'une de l'autre. Il est la conséquence d'un refus par le sujet humain, en l'occurrence Adam, de se conformer aux exigences du divin. Le péché originel n'est donc rien d'autre qu'un refus de soumission à

60 L. Malverne, Signification de l'homme, Paris, PUF coll. << Initiation philosophique » 1960, P. 82.

61G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie », trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 147.

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Dieu qui est pourtant l'infini, et donc la réalité qui engloutit l'ensemble des êtres finis, et qui sont donc sensés s'écraser et se fondre en lui.

Pourtant, ce n'est pas celui qui est fautif, c'est-à-dire l'homme, qui a racheté sa faute mais plutôt celui contre qui la faute à été commise, c'est-à-dire Dieu. Ce que monter une telle réconciliation c'est que dans l'être divin se côtoient, ou plus deviennent identiques, les choses qui sont considérées comme contradictoires par l'homme, et c'est justement dans cette opposition que se situe la scission.

C'est pourquoi << si cette réconciliation, selon son concept est exprimée ainsi, [précise Hegel] c'est parce que le mal est en soi le bien, ou alors parce que l'essence divine est la même chose que la nature dans toute son ampleur ; de même que la nature séparée de l'essence divine est seulement le rien »62

La raison d'un tel phénomène doit être cherchée dans le rapport d'amour qui lie le divin aux hommes. Il a tant aimé les hommes qu'il accepte de racheter la faute à leur place. Par conséquent, l'amour divin engendre le drame. Nous retrouvons les échos d'une telle idée chez Nietzsche qui affirme : << Ainsi me dit un jour le diable « Dieu même a son enfer ; c'est son amour des hommes». Et j'ouïs tout récemment de lui cette parole «Dieu est mort ; de sa compassion pour les hommes Dieu est mort» >>63.

Et ce sacrifice suprême s'exprime dans la personne du Christ. La mission du christ consistait, en fin de compte, au rachat du péché originel. Sa mort est donc, pour Hegel, synonyme de délivrance pour l'humanité toute entière puisqu'en réalité le péché originel la touche dans son intégralité. Hegel dira a ce propos que << «le christ est mort pour tous» ce n'est pas là quelque chose de singulier, mais l'éternelle histoire divine, c'est là un moment de la nature de Dieu même, cela s'est passé en Dieu lui-même >>64.

La mort de Dieu rend du coup nécessaire l'édification de la communauté universelle puisqu'elle doit avoir la même signification pour toute l'humanité. Elle est la preuve que tous les hommes doivent être concernés par la même histoire qui est l'histoire universelle dont la marche s'effectue, selon Hegel, par une rupture.

62 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1937, p. 282.

63 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Trad. Maurice de Gadillac, Paris, Gallimard, 1971, p116.

64 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Troisième partie : << la religion accomplie >>, trad. Pierre Garniron, Paris, PUF, 2004, p. 243.

DEUXIEME PARTIE :

L'HISTOIRE

UNIVERSELLE OU LE

REGNE DE LA

TERREUR

48

La question du rôle des Etats dans l'histoire universelle, est l'une des plus fondamentales dans la pensée de Hegel. Cette place de la question politique dans la marche de l'histoire se justifie par la place qu'elle occupe dans l'affirmation de notre humanité. En effet, pour Hegel, l'individu ne saurait être imaginé en dehors d'un cadre social. Il rejette toute idée d'un état de nature primitif dans lequel l'homme ignorerait toute culture et tout rapport à autrui. Hegel reprend ici la fameuse thèse d'Aristote selon laquelle l'homme serait un animal politique. Il affirme dans ce sens que « tout ce que l'homme est il le doit à l'Etat, c'est là que réside son être »65.

Mais il va s'opérer une radicalisation de la position aristotélicienne. La où Aristote considère l'Etat comme une entité autonome, Hegel estime que la participation du sujet individuel à une organisation étatique qui le dépasse en grandeur et en pouvoir, n'est qu'un moment de l'évolution de l'Esprit Universel. Ainsi, le passage de la famille à la société civile et puis à l'Etat devient une nécessité. Mais la mise en terme des contradictions de la société civile, avec l'instauration de l'Etat, est loin de coïncider avec la fin de la marche de l'histoire, puisque celle-ci prend toute son importance dans les rapports entres les Etats. L'histoire universelle prend donc toute son ampleur et sa signification dans la nature des rapports entre Etats.

Si le sujet individuel ne peut s'affirmer que dans une organisation étatique, il n'en demeure pas moins que l'Etat lui-même ne se définit que dans son rapport aux autres Etats. C'est pourquoi une prise en charge de la dimension anthropologique de la violence chez Hegel ne saurait écarter la question des relations internationales. Il s'agira dans cette partie d'étudier les rapports entre les Etats selon la même optique que celle entre les consciences en analysant la valeur de la guerre chez Hegel, avant de pouvoir en tirer le sens global pour la violence dans la marche de l'esprit universel.

65 G. W. F. Hegel, la raison dans l'histoire, Trad. Kostas Papaioannou, Paris, 10/18, 2006, p. 136.

49

CHAPITRE I : La guerre comme forme de lutte pour la reconnaissance

Chez Hegel, la nature des rapports entre les Etats est similaire à celle entre les sujets car, s'il est vrai que l'homme ne trouve son effectivité qu'à l'intérieur de l'Etat, il n'en demeure pas moins vrai que c'est par l'action d'un homme, à savoir le prince, que l'Etat s'exprime. Hegel dira dans ce sens que « l'Etat est orienté vers l'extérieur en tant qu'il est un sujet individuel ; aussi ses rapports avec les autres Etats appartiennent au pouvoir du prince auquel il revient immédiatement de commander la force armée, d'entretenir les relations avec les autres Etats par des ambassadeurs, de décider de la guerre et de la paix, et de conclure d'autres traités »66.

Les rapports entre les Etats sont donc, en dernière instance, les rapports entre les hommes qui sont à la tête de ces Etats. En tant qu'individu singulier, l'Etat ne peut exister dans une situation de totale autarcie. Ceci se justifie par la nécessité de la réalisation de l'universel qui se trouve incarné dans l'Etat à travers ses actes. C'est donc à travers les rapports entre les Etats que l'universel peut résulter. Dans la présentation qu'il fait de l'idée de l'Etat, Hegel, note ce passage en ces termes : « L'idée de l'Etat : a) possède une existence immédiate et est l'Etat individuel comme organique se rapportant à soi même- c'est la constitution du droit politique interne. b) Elle passe à la relation de l'Etat isolé avec les autres Etats- c'est le droit externe c) Elle est l'idée universelle, comme genre et comme puissance absolue sur les Etats individuels, l'esprit qui se donne sa réalité dans le progrès de l'histoire universelle »67.

Les trois aspects de l'Etat qui apparaissent dans cette affirmation de Hegel sont assez illustratifs de la nécessité du rapport entre les Etats. L'Etat s'affirme d'abord en tant que sujet individuel, puis passe par le rapport avec d'autres Etats, lequel rapport constitue l'actualisation des intentions de l'universel qui ne peut se faire que dans le cadre de l'histoire

66G. W. F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 327.

67 G. W. F. Hegel, Op. Cit. p. 255.

universelle. Il est clair alors que la nature du procès de l'histoire universelle dépend de celle des rapports entre les Etats.

La nature de ces rapports se laisse découvrir dans la qualification que Hegel assigne à l'Etat. Nous avons déjà vu que, chez Hegel, tout sujet individuel a besoin de la reconnaissance de l'autre pour accéder à l'universel68, par conséquent l'Etat lui-même, en tant qu'il est un sujet individuel, mais universel, qui incarne l'unité des sujets particuliers, a besoin de la reconnaissance de sa souveraineté au plan international. Cette reconnaissance, l'Etat ne peut l'obtenir que de la part d'autres Etats qui ont eux mêmes besoin de reconnaissance. Cette situation est similaire à celle des deux consciences aspirant toutes deux à la reconnaissance de leur liberté. Elle ne manquera donc pas de déboucher sur un conflit car les Etats n'aspirent pas à être reconnu comme simple être-là, mais comme sujet souverain et ayant une valeur supérieure aux autres.

Par conséquent, la principale exigence à laquelle l'Etat doit se soumettre, c'est celle du combat. Ainsi à l'image de sujets humains, la reconnaissance de la souveraineté des Etats n'est pas gratuite, elle est le résultat d'une lutte. La position de Hegel sur la question de la reconnaissance de la souveraineté des Etats ne laisse, dans cette circonstance, aucune alternative aux Etats que la lutte. Pour lui, renoncer à la reconnaissance de sa liberté, qui est ici synonyme de souveraineté dans le rapport entre les Etats, reviendrait à renoncer à son propre statut. Autrement dit, si un Etat n'est pas reconnue, il ne peut atteindre l'universel. Dès lors, le combat pour la reconnaissance devient un combat pour l'existence même de l'Etat en tant qu'incarnation de l'universel.

Mais il est important de souligner que cette lutte peut revêtir plusieurs formes, elle ne se présente pas seulement sous un aspect militaire. La première forme de lutte pour la reconnaissance qu'un Etat peut mener c'est celle d'un combat au plan diplomatique. Il est vrai, vu la conception la plus courante que l'on se fait de la diplomatie, qu'il peut paraître

68 Cf. Dans la lutte pour la reconnaissance, si la conscience a eu besoin de la reconnaissance de l'autre conscience pour accéder à l'universalité, c'est parce qu'elle se présente comme sujet individuel.

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d'emblé contradictoire de parler de combat diplomatique. En effet, selon une telle présentation, la diplomatie pourrait être comprise comme l'ensemble des transactions d'un Etat visant à établir des rapports pacifiques avec les autres Etats avec lesquels il est appelé à entrer en contact.

Mais en réalité, une telle présentation des rapports diplomatiques ne rend pas compte de tous les aspects des relations interétatiques. En fait, aucun Etat ne peut exister sans s'engager dans une lutte pour un meilleur positionnement sur le plan international. La survie de chaque Etat dépend donc, en dernière instance, de sa capacité à défendre soi-même ses propres intérêts. Hegel affirme à ce propos que << dans leurs relations entre eux les Etats se comportent en tant que particuliers par suite c'est le jeu le plus mobile de la particularité intérieure, des passions, des intérêts, de buts, des talents, des vertus, de la violence, de l'injustice et du vice, de la contingence extérieure à la plus haute puissance que puisse prendre ce phénomène. C'est un jeu où l'organisme moral lui-même, l'indépendance de l'Etat, est exposé au hasard »69 .

En d'autres termes, c'est dans la défense des intérêts de chaque Etat que réside, pour Hegel, la source des rapports conflictuels entre les Etats. La diplomatie est donc, en dernière instance, une dimension du conflit, parce qu'il s'agit là aussi de défendre les intérêts de l'Etat ; lesquels intérêts ne peuvent être conservés que dans la mesure où l'Etat s'est positionné mieux que les autres. C'est pourquoi, Hegel reconnaît qu'il y a parfois des signatures de traités de paix entre les Etats, mais il n'accorde à ceux-ci aucune valeur puisque, pour lui, il ne s'agit là que de la manifestation d'une certaine hypocrisie de la part des princes qui dirigent les Etats. Hegel affirme dans ce sens que << Les contrats «entre Etats» n'ont pas l'effectivité du contrat effectif, n'ont pas la puissance qui est-là de ces contrats effectifs, mais l'individu-peuple est justement l'universel en tant que puissance qui est là. Par conséquent, il ne faut pas les considérer à la manière des contrats civils. Ils n'ont aucun caractère-obligatoire pour autant qu'une partie contractante les supprime. »70.

69 G. W. F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 333.

70 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107

Par conséquent, tout traité est nul dans les rapports entre les Etats ; et ceci parce qu'il ne garantit à aucune des parties signataires une conservation durable de ses intérêts ; la preuve, la signature d'un traité n'intervient que quand les deux parties signataires ont conscience de l'existence d'un choc d'intérêts divergents.

C'est pour ne pas perdre un certain nombre de privilèges, et donc pour conserver un certain nombre d'avantages au plan économique, politique et stratégique, qu'un conflit armé aurait détruit, que les Etats consentent à respecter les traités. Du coup, il suffit que les enjeux changent pour que le respect des accords signés devienne une utopie. Il y a donc, pour Hegel, une part d'hypocrisie dans la signature des traités, c'est pourquoi il poursuit dans la même logique pour dire que <<C'est cette perpétuelle tromperie que de conclure des traités, de prendre des engagements et de faire à nouveau disparaître ces engagements »71.

Il apparaît donc le caractère conflictuel qui sous-tend la signature des traités, car chaque Etat cherche à se positionner mieux que l'autre, et par conséquent, dans la signature d'un traité, l'objectif de chaque Etat, qu'il soit manifeste ou non, est de pousser l'autre par tous les artifices possibles, à accepter des compromis en sa défaveur.

Dans la mesure où la signature de traité n'offre pas une garantie suffisante des intérêts de chacun, du fait de l'absence d'éthique, le passage à une autre forme de lutte, à savoir la guerre, devient nécessaire. D'ailleurs, Hegel n'envisage pas d'autres types de rapport entre les Etats que celui de la guerre. A ses yeux, l'existence d'intérêts divergents ne peut déboucher que sur une situation de conflit armé, puisque c'est la voie la plus efficace pour mettre fin aux différends qui peuvent exister entre deux Etats.

<< Les conflits entre les Etats [nous dit Hegel] lorsque les volontés particulières ne trouvent pas un terrain d'entente, ne peuvent être réglés que par voie de guerre. Mais étant donné que, dans leur vaste étendu et avec leurs multiples relations entre leurs ressortissants, des dommages nombreux peuvent facilement se produire, il est impossible de déterminer en soi quels sont ceux qu'il faut considérer comme une rupture manifeste des traités et qui sont une offense à l'honneur et à la souveraineté. En effet, un Etat peut placer sa valeur infini et sont honneur dans chacune de ses unités individuelles et il est d'autant plus porté à cette

71 G. W. F. Hegel, Op. Cit. Ibiem.

susceptibilité qu'une individualité puissante est poussée par un long repos à se chercher et à se créer à l'extérieur une matière d'activité »72.

Tout se passe comme si les Etats étaient dans la même situation que les individus à l'état de nature. Mais il convient de préciser ici qu'il s'agit de l'état de nature tel que Hobbes l'a théorisé, c'est-à-dire un état de guerre. D'ailleurs, sur ce plan, Hegel rejoint Hobbes, dans la mesure où pour les deux philosophes, l'Etat est une personnalité juridique ; avec bien sûr cette différence fondamentale que, chez Hobbes, les parties du corps politique sont antérieures au tout, ceci grâce au contrat de représentation qui a permis de passer de la multiplicité à l'unité, alors que chez Hegel la totalité est antérieure aux parties qui la composent. Mais cette différence d'approche cache mal la convergence de point de vue sur la question de la nature des rapports entre les Etats, car Hobbes lui-même considère que la nature des rapports entre les Etats est similaire à celle entre les individus à l'état de nature. Il dit ceci dans les Eléments de la loi naturelle et politique :

« Et voilà pour ce qui concerne les éléments et les fondements généraux des lois naturelles et politiques. Quant à la loi des nations, elle est la même que la loi de nature. Car ce qui est la loi de nature entre deux hommes avant la constitution d'une république est, après, la loi des nations entre deux souverains »73.

Mais, considérer la guerre comme la seule forme d'expression de l'Etat dans le cadre des relations internationales, c'est s'écarter du chemin qui à été emprunté par la plupart des penseurs. En effet, lorsqu'on évoque la question de la guerre, le sentiment le mieux partagé est le mépris à l'encontre d'une telle forme de manifestation de la violence. Un tel mépris se retrouve, pour une grande part, chez les philosophes moralistes ou humanistes, dont le souci est la construction d'une paix et une stabilité durable dans les rapports entre les individus, mais également dans les rapports interétatiques. La guerre est donc présentée comme une manifestation de notre animalité ; c'est, pour ces penseurs, le signe d'une décadence de

72G. W. F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 39.

73Th. Hobbes, Eléments de la loi naturelle et politique, Trad. Dominique Weber, Paris, Livre de poche, 2003, p. 344.

l'humanité, ou pire, une déviation de l'espèce humaine à laquelle il faudrait mettre fin pour retrouver une humanité authentique.

C'est d'ailleurs ce qui apparaît dans ces mots d'Emmanuel Levinas : « les morts sans sépulcre dans les guerres et les camps d'extermination accréditent l'idée d'une mort sans lendemain et rendent tragi-comique le souci de soi, et illusoire la prétention de l'animal rational à une place privilégiée dans le cosmos et la capacité de dominer et d'intégrer le [sic] totalité de l'être dans une conscience de soi »74.

Il faut dire que, si on se limite à la simple observation des ravages que font les différentes guerres, et les exactions commises par les chefs des armées lors de conflits, on ne peut que reconnaître le caractère destructeur de la guerre. Mais c'est justement une limitation à la simple constatation empirique que dénonce Hegel dans sa conception de la guerre. En fait, Hegel adopte une démarche analytique et reste fidèle à sa conception universaliste des rapports entres les individus.

Pour lui, la prise en charge de la question de la guerre, pour respecter tous les critères d'une pensée philosophique, doit écarter tout sentimentalisme pour déterminer le véritable rôle de la guerre dans l'évolution de l'histoire universelle. Ainsi, dans un discours qui manifeste toute la froideur qu'exige la démarche logique, il reconnaît certes le caractère destructeur de la guerre, mais n'en nie pas, pour autant, son caractère hautement déterminant dans le processus d'universalisation de l'esprit. Ceci est d'autant plus vrai que la guerre, chez Hegel, relève d'une exigence de l'Esprit Absolu.

Loin d'être une contingence de l'histoire, elle est une forme d'expression, ou plus, la meilleure forme d'expression du pour soi qui est ici l'Etat. La guerre est une nécessité parce que chaque Etat veut être reconnu en tant qu'Etat libre et souverain. Il est vrai qu'une telle vision des choses peut laisser croire que l'histoire de l'humanité n'est rien d'autre que le champ où se mènent les combats sans fin, alors qu'il est possible de retrouver des Etats, dans

74 E. Levinas, Humanité de l'autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, p.74.

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l'histoire de l'humanité, qui n'ont jamais eu de relations de conflits armées avec d'autres, et c'est le cas de la Suisse.

Mais il faut dire que l'état de guerre ne consiste pas seulement en une situation de conflit armé effective entre deux Etats. Il est d'abord une situation où le conflit demeure une nécessité. En d'autres termes, le conflit est en puissance et la nécessité historique fait qu'il est appelé à se réaliser en acte.

C'est ce que mentionne fort justement Thomas Hobbes, qui affirme que << la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille et dans des combats effectifs, mais dans un espace de temps oil la volonté de s'affronter en des batailles est suffisamment avérée >>75. Cette volonté de s'affronter trouve tout son sens et son expression chez Hegel, puisque chaque Etat aspire à la reconnaissance et est conscient que c'est par l'affrontement qu'il peut la décrocher. Cette nécessité de la guerre est donc à entendre au sens d'une nécessité logique, et elle réside dans la volonté de dominer, de bien se positionner dans l'échiquier international, en un mot d'être reconnu comme Etat libre et souverain.

Cette nécessité de la guerre se justifie, chez Hegel, par le fait que, << «dans la guerre» chacun en tant qu'il est ce singulier se rend soi- même puissance absolue, s'intuitionne en tant qu'absolument libre. «Il est» pour soi et réel face à un autre en tant qu'il est la négativité universelle. C'est dans la guerre qu'il lui est accordé cela : «être la négativité absolue» >>76.

Par conséquent, aucune république qui n'a jamais mené une guerre ne peut mesurer son poids et sa force sur le plan international. En d'autres termes, sa souveraineté n'est que supposée, elle est en puissance. Pour qu'elle soit effective, il faut qu'elle accepte de la mettre à l'épreuve, de la remettre en cause. Ce n'est qu'après avoir réussi à l'épreuve de cette remise en cause que l'Etat devient effectivement souverain au plan extérieur. L'Etat qui s'engage dans un conflit armé a donc conscience de la double violence qu'implique la guerre. En effet, la guerre ne remet pas seulement en cause l'autonomie de l'adversaire, mais également notre propre autonomie. Autrement dit, il ne s'agit pas seulement d'une violence sur son ennemi mais également sur soi même. Jean Hyppolite a eu donc raison de dire que << la guerre est la

75Th. Hobbes, Léviathan. Traité de la matière et de la forme du gouvernement de la république ecclésiastique et civile, Trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 124.

76 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.

grande épreuve de la vie des peuples. C'est par elle qu'ils manifestent au dehors ce qu'ils sont à l'intérieur et affirment leur liberté ou tombent en esclavage »77.

D'un autre point de vue, l'importance et la portée de la guerre se manifestent, selon Hegel, tant au plan intérieur qu'au plan extérieur. Sur le plan intérieur, la guerre permet de renforcer les liens entre les citoyens, dans la mesure où tout le monde est uni pour un même but : la préservation de l'Etat comme entité souveraine. C'est ainsi que si l'Etat est dans une situation de conflit armé avec un autre Etat, toutes les querelles internes sont, en principe, en suspens en vue de la préservation d'un intérêt commun. La guerre est donc une situation dans laquelle l'orgueil et la fierté d'appartenir à un même peuple s'expriment le plus.

C'est pourquoi Hegel considère que << la santé d'un Etat se manifeste, en générale moins dans la tranquillité de la paix que dans les mouvements de la guerre, dans le premier cas, c'est la jouissance et l'activité isolée, le gouvernement n'est qu'une sage administration qui ne requiert que la connaissance et l'habitude de gouverner. Dans la guerre, par contre, apparaît la force du lien qui unit chacun avec la communauté ; on voit alors les exigences que ce lien a pu prévoir d'imposer à tous, et la valeur des efforts que, de leur propre chef, ils acceptent de fournir en sa faveur »78.

Ceci est d'autant plus fondamental que, loin d'être une exigence parmi tant d'autres, cette possibilité d'unir le peuple autour d'un souverain constitue, selon Hegel, la condition de l'existence même de l'Etat. Ceci trouve sa justification dans le fait qu'elle est la seule manière de défendre la souveraineté de l'Etat. Hegel n'hésitera pas à affirmer qu' << une population humaine ne peut recevoir le nom d'Etat que si elle est unie pour la défense collective de l'ensemble des biens »79. Et cette unité ne peut s'affirmer que lorsqu'elle est mise à l'épreuve.

Tout se passerait alors comme si l'existence de l'Etat en tant que souveraineté ne pouvait être effective que lorsque celle-ci est remise en cause. Hegel fait ainsi de la guerre non seulement la voie royale pour l'affirmation de la souveraineté mais aussi la condition de possibilité du politique. Nous pouvons ainsi lire dans La phénoménologie de l'Esprit : << La guerre est l'esprit et la forme dans lesquels le moment essentiel de la substance éthique, c'est-à-dire l'absolue liberté de l'essence éthique autonome à l'égard de tout être déterminé, est présent

77 J. Hyppolite, Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel, Paris, Seuil, 1983, p. 93.

78G. W. F. Hegel, La constitution d'Allemagne, Trad. Michel Jacob, in : Ecrits Politiques, Paris, Champs libres, 1977, p. 32.

79 G. W. F. Hegel, Op. Cit., p. 43.

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dans l'effectivité et dans la confirmation de soi de la substance éthique >>80. En d'autres termes l'effectivité de l'Etat comme individualité libre passe nécessairement par la guerre.

Il rejoint ainsi Nicolas Machiavel pour qui tout en politique obéit à la loi du plus fort. Ainsi il considère que la meilleure manière de se comporter pour un homme d'Etat, ou pour quelqu'un qui aspire à diriger l'Etat, c'est de n'agir qu'en tenant compte de ces trois enjeux : << comment on accède au pouvoir ? >>, << comment on se maintient au pouvoir ? >> et << comment on perd le pouvoir ? >>. Pour Machiavel, la réponse à ces trois questions peut être résumée en une seule idée : l'exercice de la violence. Et donc si un Etat fait preuve d'une incapacité à exercer la violence sur les autres et de la subir, il est nécessairement appelé à disparaître. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il disait ceci au prince à qui il prodiguait des conseils:

« Un prince donc ne doit avoir autre objet ni d'autre pensée, ni prendre aucune chose pour son art hormis la guerre, et les institutions et sciences de la guerre, car elle est le seul art qui convienne à qui commande. Et il a une telle vertu que, non seulement il maintient ceux qui sont nés princes, mais souvent fait monter à ce rang des hommes de condition privée, et inversement quand on voit que les princes ont pensé aux plaisirs plus qu'aux armes, ils ont perdu leur Etat. Et la première chose qui te le fait perdre est de négliger cet art >>81.

L'importance de la guerre se trouve donc reconnue au plan extérieur et elle consiste en ceci qu'elle est la garantie de la conservation de l'Etat. Mais cette importance de la guerre au plan extérieur ne se ressent pas seulement dans l'Etat qui s'y engage, elle apparaît dans l'oeuvre de l'humanité toute entière. En effet, durant les périodes de guerre chaque Etat, invente les moyens lui permettant d'être au dessus de tous les autres.

Ainsi, la guerre est une occasion de mettre en exergue le génie de l'Etat sur tous les plans et plus particulièrement dans le domaine scientifique et technique. La guerre apparaît alors comme un appel lancé à tout citoyen à se surpasser à mettre toute sa puissance et sa technicité non seulement au service de sa nation mais au service de toute l'humanité.

80 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 2, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 42.

81 N. Machiavel, Le prince, Trad. Yves Levy, Paris, Flammarion, 1980, p. 145. La nécessité du rapprochement entre la position de Hegel et celle de Machiavel se justifie amplement dans le texte hégélien. Hegel lui même n'a pas hésité à défendre Machiavel contre toutes les attaques qu'il a subit. Ainsi nous pouvons lire dans << la constitution d'Allemagne >> : << Le but que Machiavel propose à savoir d'élever l'Italie au rang d'Etat se trouve déjà méconnu par les gents aveugles qui ne voient dans l'oeuvre de cet auteur qu'une justification de la tyrannie et un miroir doré pour un despote ambitieux >> (G. W. F. Hegel, << La constitution d'Allemagne >>, Trad. Michel Jacob, in : Ecrits Politiques, Paris, Champs libres, 1977, p. 118).

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Mais il faut dire que cette importance de la guerre que Hegel fait ressortir dans sa philosophie politique, l'humanité ne la cautionne pas volontiers. En effet, la plupart des réflexions des penseurs qui sont considérés comme étant les plus éminents convergent vers un même idéal : la fondation d'une paix durable dans le monde. Si tous ces penseurs convergent vers ce même but, c'est certainement parce que, comme l'affirme Jean Pierre Faye : << ce luxe de la paix est moins couteux que les gouffres de la guerre >>82. Cependant, nous devons certes reconnaître la pertinence de ces propos de Jean Pierre Faye, mais cela ne doit point occulter le fait que la guerre soit plus productive en termes de progrès de l'Esprit. D'ailleurs, l'histoire contemporaine a montré que toutes les grandes découvertes ont eu lieu durant des périodes de guerre.

De L'avion durant la deuxième guerre mondiale, à la création d'Internet et au voyage de Neil Armstrong sur la lune durant la guerre froide, l'importance du conflit dans le développement technologique de l'humanité se manifeste amplement. Force alors est de reconnaître que toute avancée, ou plutôt tout progrès d'un Etat dans le domaine de la maîtrise et de la connaissance de l'univers comporte des conséquences positives dans la vie de l'humanité tout entière. Il est alors évident que même si la guerre, pour une grande part met aux prises deux Etats, l'un en face de l'autre, c'est l'humanité toute entière qui en subit les conséquences positives ou négatives.

Toutes les exactions commises durant les guerres sont donc à considérer selon Hegel comme des sacrifices que l'Esprit universel doit consentir pour se réaliser. Ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui << crime de guerre >> ou << crime contre l'humanité >> est dans certains cas, pour Hegel, un << crime pour l'humanité » puisque << c'est un crime pour l'universel »83. Mais cela n'implique pas pour autant que la guerre soit pour Hegel une situation appelée à durer éternellement. Comme la lutte pour la reconnaissance entre les deux consciences, elle est une situation passagère qui est appelée à prendre fin avec l'instauration d'un ordre mondial dans lequel, les plus forts, c'est-à-dire ceux qui sont parvenu à s'imposer, dominent.

82 J. P. Faye, << La paix et la guerre >> in : Christian Delacampagne et Robert Maggiori (eds.), Philosopher 2, Paris, Fayard, 2000, p. 389.

83 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.

Il exprime une telle idée en ces termes : « la guerre est déterminée comme devant être passagère. Elle implique donc ce caractère conforme au droit des gens que, même en elle la possibilité de la paix est conservée ; par suite, par exemple, les parlementaires sont respectés et en général, rien n'est entrepris contre les institutions intérieures, contre la vie privée et la vie de famille du temps de paix, ni contre les personnes privées »84.

Cette nécessité de la transition par la guerre ou d'autres formes de manifestation de la violence sera à la base de toute la conception hégélienne de la marche de l'histoire universelle.

84G. W. F Hegel, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 332.

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CHAPITRE II : Le drame de l'histoire universelle et le rôle des grands hommes

L'interprétation du rôle de la violence dans l'évolution de l'histoire de l'humanité s'est faite, pour une grande part, de façon négative, si nous parcourons les textes philosophiques. Pour la plupart des penseurs, le seul rôle qu'elle pourrait y jouer, ce serait la dégradation ou l'avilissement de l'homme. En effet, pour eux, l'exercice de la violence est le signe d'une décadence de la race humaine. Une telle idée est renforcée par la forte conviction que la violence est une catégorie de l'animalité.

C'est d'une vision totalement opposée à celle-ci que Hegel partira dans sa position sur la question de l'évolution de l'humanité. En effet, son objectif, dans les Leçons sur la philosophie de l'histoire, est de montrer le rôle constructif que la violence a joué dans la marche de l'histoire universelle. Pour saisir la pertinence d'une telle orientation, il nous faut, au préalable, cerner l'originalité de la philosophie hégélienne de l'histoire. Celle-ci se manifeste dans deux thèses fondamentales : la première est que, pour Hegel, il n'ya qu'une seule histoire c'est celle de l'humanité toutes entière qu'il appelle histoire universelle. Ce qui justifie la nécessité d'une telle unité c'est que l'histoire de l'humanité toute entière est guidée par la raison universelle, par conséquent l'histoire d'un peuple donnée n'est qu'une scène de cette histoire universelle.

Il affirme à ce propos que « le point de vue général de l'histoire philosophique n'est pas abstraitement général, mais concret et éminemment actuel parce qu'il est l'Esprit qui demeure éternellement auprès de lui-même et ignore le passé. Semblable à Mercure le conducteur des âmes, l'Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les évènements du monde. Apprendre à connaître l'Esprit dans son rôle de guide : tel est le but que nous proposons ici »85. Il ressort de cette affirmation de Hegel que tout le sens de sa philosophie de l'histoire réside dans le déploiement de l'Esprit Universel, dans ce que ce dernier porte en lui comme objectif, comme caractéristique et comme artifice.

85G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 39.

La détermination de la place de la violence dans la marche de l'histoire chez Hegel nécessite donc la compréhension de son rôle dans l'affirmation de l'esprit universel. Mais ce rôle, à son tour, ne peut être bien saisi que lorsqu'il est mis en rapport avec l'idée (qui constitue la deuxième thèse qui fait l'originalité de la philosophie de l'histoire de Hegel) que l'histoire a une fin.

Le concept de << fin >> est à comprendre dans sa double acception : d'abord dans le sens de la terminaison, de l'apothéose ; et c'est là le sens de sa fameuse thèse de la fin de l'histoire. Ensuite, dans le sens de la finalité, d'un objectif, d'un but à atteindre. Notre préoccupation n'est pas de traiter de la question de la fin de l'histoire au sens d'une apothéose, mais bien du but que s'est fixé l'Esprit Universel et des moyens qu'il met en oeuvre pour l'atteindre. L'importance des moyens que l'esprit universel va utiliser dépendra de la valeur du but qu'il se sera fixé.

Considérons d'abord le but de l'histoire universelle : pour Hegel, << l'histoire universelle n'est pas autre chose que l'évolution du principe de liberté ».86 En d'autres termes, l'objectif de l'histoire, c'est de réaliser la liberté de toute l'humanité. Cet objectif apparaît, chez Hegel, comme quelque chose de fondamentale car la liberté est loin d'être une contingence dans l'existence humaine, elle la condition même de l'affirmation de notre humanité. Par conséquent, il est possible de dire que l'histoire n'est pas autre chose que le processus d'affirmation de notre humanité.

On comprend alors pourquoi Hegel nie l'historicité de la nature car toute idée de liberté est à exclure du fonctionnement de celle ci. La conséquence qui en découle nécessairement, c'est que si le sujet humain n'est pas libre, son humanité n'est pas effective, elle n'est que supposée. Il rejoint du coup Jean Jacques Rousseau qui pense que << renoncer à sa liberté c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité et même à ses devoirs >>87. L'accession à la liberté apparaît donc ainsi comme ce vers quoi tend l'humanité tout entière pour être conforme à son concept.

86 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p. 346.

87 J. J. Rousseau, Le contrat social, extraits, Paris, Larousse, 1995, p. 22.

Mais, il convient de souligner la différence de perspective entre Rousseau et Hegel, sur la problématique de la liberté. Il est vrai que tous les deux reconnaissent que la liberté est au fondement de notre humanité, mais chez Rousseau l'accession à la liberté est une affaire de sujet individuel, alors que chez Hegel il n'y a de liberté que lorsque celle-ci est reconnue universellement. Mais cela n'empêche pas pour autant la convergence de vue sur un autre aspect aussi fondamental : c'est l'idée que la liberté, malgré son caractère fondamental, n'est pas toujours effective dans l'histoire.

Il est vrai qu'on pourrait être tenté de croire qu'à cause du caractère fondamental de la liberté dans l'affirmation de notre humanité, celle-ci serait une donnée immédiate. Mais en réalité, l'histoire de l'humanité a montré que la liberté est loin d'être une chose acquise d'avance. C'est d'ailleurs ce qui apparaît dans le découpage que Hegel fait de l'histoire universelle. En effet, dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire, Hegel présente l'histoire universelle en quatre étapes : le monde oriental, le monde romain, le monde grec et le monde germanique. Il assigne à chacune de ces civilisations une mission de l'histoire universelle qu'il se charge de remplir avant de passer le flambeau à une autre. Il affirme d'ailleurs que << dans l'histoire, un peuple ne peut dominer qu'une seule fois parce que, dans le processus de l'Esprit un peuple ne peut se charger que d`une seule mission »88.

La pertinence de ce découpage se fonde sur le rythme d'évolution du concept de liberté. Dans la mesure où le but de l'histoire ce n'est rien d'autre que la réalisation du principe de liberté, l'histoire de l'humanité ne peut connaître une évolution que dans la mesure où la liberté de tous s'acquiert de plus en plus. C'est d'ailleurs pourquoi Hegel considère que le premier stade de l'histoire est incarné par le peuple dont l'organisation politique n'accorde la reconnaissance de la liberté qu'à une très faible minorité, ou pire, qu'à une seule personne : le souverain, et c'est le cas pour la Chine.

Hegel dit, en effet, qu'en Chine << le centre autour duquel tout tourne et vers lequel tout revient, c'est l'empereur ; c'est de lui que dépend donc le bien du pays et du peuple »89. Il est

88 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, pp. 211-212.

89 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p. 100.

donc manifeste qu'en Chine, la liberté n'est nullement effective car, pour Hegel, là où une seule personne est libre il n'y a pas de liberté même pour celui qui se croit libre.

Pour donner les raisons d'une telle absence de liberté, Hegel nous dit qu'elle est fondée sur le fait que << l'empereur parle avec majesté et une bonté, une délicatesse paternelle au peuple qui cependant n'a vis-à-vis de soi-même qu'un sentiment personnel de la pire sorte, et ne pense être né que pour trainer le char de la puissance de la majesté impériale >>90.

Ce qui rend difficile l'expression de la liberté de tous, c'est que, ceux dont la liberté est niée, et du même coup l'humanité aussi, ne prennent pas conscience de la situation de décadence dans laquelle ils se trouvent. C'est là la preuve que la liberté est un principe mais qui n'est pas toujours effectif dans toute l'histoire de l'humanité. C'est d'ailleurs, ce qui apparaît dans cette fameuse affirmation de Rousseau : << l'homme est né libre mais partout il est dans les fers, tel se croit maître des autres qui ne se laisse pas d'être plus esclave qu'eux >>91. L'effectivité de la liberté nécessite d'abord la prise de conscience de son caractère fondamental, laquelle prise de conscience doit nécessairement avoir lieu, chez Hegel, parce que l'Esprit Universel doit nécessairement atteindre son but.

Mais il faut dire que cette prise de conscience sonne comme une menace dans l'oreille du souverain qui aimerait bien continuer à garder tous les privilèges que lui accorde l'oppression, et tentera forcément de les défendre. La conséquence est que la liberté universelle ne s'obtient pas gratuitement : c'est au bout d'un combat entre celui dont la liberté est niée et celui qui la nie, qu'elle sera effectivement reconnue. Autrement dit, la violence devient une nécessité absolue dans l'histoire universelle puisque c'est par ce seul biais que l'objectif de l'Esprit sera atteint.

Par conséquent l'histoire universelle n'est pas un hôtel mais plutôt un autel pour l'Esprit. C'est ce que nous pouvons lire dans ce passage de La raison dans l'histoire de Hegel : << l'histoire nous apparaît comme l'autel oil ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus >>92. Il apparaît clairement ici que le mouvement de l'histoire s'effectue, selon Hegel, sur la base d'une logique de rupture et de conflit. En effet,

90G. W. F. Hegel, Op. Cit., p. 107.

91 J. J. Rousseau, Le contrat social, extraits, Paris, Larousse, 1995, p. 22.

92 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p. 103.

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dans les Leçons sur la philosophie de l'histoire, il présente un mouvement de l'histoire de l'humanité qui est loin d'être linéaire mais plutôt sinusoïdale, c'est-à-dire faite d'apogées et de déclins.

Cette présentation du cours de l'histoire par Hegel trouve sa justification dans l'idée que la liberté qui en est la fin ultime ne peut se réaliser que sous la forme d'une communauté universelle. Ainsi, à chaque moment de l'histoire, un peuple incarne un niveau d'évolution de cette quête de liberté qui ne peut être effective que comme catégorie commune à tout un peuple. Et donc il apparaît clairement que l'Esprit Universel confie tous ses desseins et ses intentions à un peuple qui est le mieux à même de présider à la destinée de l'humanité toute entière. C'est ce qui fait dire à Jaques d'Hondt qu' « à chaque époque, un peuple plus valeureux guide jusqu'à la prochaine étape le cortège des nations »93. Dans la mesure où tout passage d'un niveau d'évolution à un autre implique une rupture, un divorce d'avec ce qu'a été, le cours de l'histoire passe nécessairement par la rupture d'avec le peuple qui a incarné le stade précédent, laquelle rupture est synonyme d'anéantissement.

Par conséquent le passage vers un stade supérieur incarné par un autre peuple s'effectue forcément par le massacre du peuple qui a incarné le stade précédent. C'est d'ailleurs un tel massacre que décrit Hegel dans le passage du monde romain au monde grec, en disant : « Des révoltes des généraux des empereurs reversées par eux et par les intrigues des courtisans, l'assassinat ou l'emprisonnement des empereurs par leurs propres épouses, et leurs propres fils, les femmes s'adonnant à toute les débauches et à toutes les infamies, tels sont les spectacles que l'histoire fait passer ici devant nos yeux, jusqu'à ce qu'enfin l'édifice caduc de l'empire romain d'orient fut abattu par l'énergie des turcs vers le milieu du XV ème siècle (1453) »94.

La manière dont s'est effectué ce passage ne relève pas de la simple contingence puisque c'est là que réside la loi d'évolution de l'histoire. Mais il faut entendre cette dernière au sens d'une nécessité qui est dictée par l'Esprit Universelle lui-même. La principale conséquence qu'il en tire est que l'histoire de l'humanité est un long chemin de croix, un drame permanent que le

93 D'Hondt, J. Hegel philosophe de l'histoire vivante, Paris, PUF, 1966, p 350.

94G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p. 262.

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sujet historique, l'homme, doit vivre s'il veut en réaliser le but ultime qu'est l'accession à la liberté.

Il serait peut être pertinent d'objecter à Hegel que l'histoire de l'humanité n'est pas seulement le récit des guerres et des massacres perpétrés par les hommes. En réalité, Hegel lui-même en est conscient, mais cela n'empêche pas qu'il fasse de la violence la condition d'évolution de l'histoire. S'il s'accroche tant à cette idée, c'est qu'il considère que << l'histoire n'est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages blanches »95. En d'autres termes, Hegel ne nie pas l'existence de périodes de jouissance dans l'histoire de l'humanité, mais il considère que durant cette période, l'humanité n'évolue pas dans sa quête de liberté. L'humanité ne produit rien tant qu'elle reste dans une situation de quiétude et de simple jouissance. La preuve est que tous les grands bouleversements de l'humanité sont intervenus après des périodes de conflit.

Et il faut dire que si nous observons bien le cours de l'histoire de l'humanité, il est impossible de nier l'importance de la violence dans le progrès. Et plus encore, pour Hegel, c'est la source même du progrès. On comprend dès lors toute la fascination que Hegel à éprouvée lors de la révolution française de 1789. Il est donc évident que, si l'humanité aspire au progrès, elle doit chercher à réaliser de grands bouleversements parce que c'est ainsi qu'elle peut facilement l'atteindre.

Et il en découle que, du moment où l'homme ne se distingue de l'animal que par sa capacité à s'inscrire dans une démarche de progrès, la définition même de l'homme exige la prise en compte du rôle de la violence dans toutes ses oeuvres, puisque c'est par elle qu'elle va se faire. Georges Sorel mentionnera à ce sujet que << la légende du juif errant est le symbole des plus hautes aspirations de l'humanité, condamnée à toujours marcher sans connaître le repos »96.

Si donc le progrès de l'humanité exclut toute idée de quiétude et de paresse, ses véritables
acteurs seront ceux qui se seront le plus investis pour la cause de l'humanité. C'est justement
là que réside, selon Hegel, la différence entre les hommes, c'est-à-dire dans l'acceptation de

95 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 116.

96 G. Sorel, réflexions sur la violence, Paris, Marcel Rivière, 1950, p. 24.

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la souffrance et du combat comme catégorie essentiel de la vie. Et c'est à ceux qui auront accepté d'exercer ou de subir la violence, pour défendre une cause à portée universelle, qu'il accordera un traitement spécial dans son système. Ce sont ceux qu'il nomme « les grands hommes » qui peuvent transformer le cours de l'histoire.

Mais, pour pouvoir transformer le cours de l'histoire, il faut, pour Hegel, être capable d'incarner l'unité d'un groupe d'individus. En d'autres termes, le premier critère qu'un être humain doit remplir pour atteindre le statut de << grand homme », c'est de pouvoir faire l'unanimité autour de sa propre personne. Nous avons vu précédemment que l'Esprit Universel confiait ses missions à des peuples, mais ces peuples eux mêmes chargent à des hommes qui doivent les diriger de remplir la mission que l'Esprit leur avait confiée. Tout se passe comme si en confiant à un peuple une mission, l'Esprit Universel visait en fait les hommes qui le dirigent. Et c'est donc fort légitimement que Hegel accorde le titre de grand

homme en premier lieu, aux leaders qui ont su guider la destinée de leur peuple. << C'est ainsique [nous dit-il] tous les Etats on été fondés par le pouvoir éminent de grands hommes, non

par la force physique, car plusieurs individus sont plus forts qu'un seul. Mais le grand homme a quelque chose dans ses traits que les autres peuvent appeler leur maître »97.

Ce qui fait donc un grand homme ce n'est non pas une utilisation aveugle de la violence comme moyen d'expression, mais plutôt la capacité d'incarner une mission de l'Esprit Absolu à travers ce qu'il a de plus grand à réaliser. Le grand homme est alors, pour Hegel, un agent que l'Esprit Absolu utilise pour réaliser ses desseins. Mais, en réalité cette situation d'agent de l'Esprit Absolu, le grand homme n'en a pas conscience. Lorsqu'il agit, il croit donc agir pour son propre compte, mais en fait, il réalise toujours une idée de l'Esprit qui le dépasse en tant qu'individualité.

Tout se passe comme si le grand homme se trompait lui-même, ou plutôt, s'il se faisait avoir par l'Esprit Absolu, qui lui confie une mission qu'il ne peut par lui-même réaliser. Ce n'est

97G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.

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que lorsque le but que l'Esprit Universel s'était fixé se réalise, qu'il apparaît au grand jour comme étant en réalité la main invisible derrière tous les actes des grands hommes. C'est pourquoi Jaques d'Hondt affirme que « les acteurs de l'histoire sacrifient leur individualité et déposent dans l'évènement ce qu'ils ont d'universel »98. Le sacrifice dont il est question ici ne découle pas de la volonté du sujet de servir l'Universel, le grand homme pense agir pou son propre compte. Il ne sait donc pas qu'au cours de l'histoire, l'Esprit Universel est une taupe.

Il découle de tout ceci que les grands hommes ne sont pas conscients de la valeur historique de la violence qu'ils sont en train d'exercer sur les autres. C'est par exemple, une telle cécité devant le sens des évènements qui atteint Oedipe qui en tuant son père ne se rendait pas compte qu'il accomplissait son destin. C'est pourquoi Hegel affirme à propos de ce récit que << l'effectivité garde donc cachée en elle l'autre coté, celui qui est étranger au savoir, et elle ne se montre pas à la conscience telle qu'elle est en soi et pour soi. -Au fils il ne montre pas son père dans son offenseur qui tue- elle ne montre pas la mère dans la reine qu'il prend pour femme. Guettant la conscience de soi éthique se tient donc une puissance ténébreuse qui fait irruption quand l'opération a lieu »99.

Mais OEdipe étant un personnage mythique, un autre exemple (d'un personnage historique) nous semble plus pertinent : il s'agit de l'assassinat de César. En effet, quand Romulus assassine César, il croit atteindre un objectif personnel, en réalité, ce qu'il ne sait pas c'est qu'il vient de réaliser une des exigences de l'Esprit Absolu, à savoir le passage de la Monarchie à la République. Il a donc réalisé sans le savoir une idée qui le dépasse c'est-à-dire la République.

C'est un tel procédé que Hegel nomme la ruse de la raison qu'il définissait en ces termes : << on peut appeler ruse de la raison le fait qu'elle laisse agir à sa place les passions, en sorte que c'est seulement le moyen par lequel elle parvient à l'existence qui éprouve des pertes et subit des dommages »100. Mais le fait que la raison universelle utilise les passions des grands hommes pour se réaliser, n'enlève en rien le mérite de ces derniers. En effet, il est vrai qu'ils

98 D'Hondt, J. Hegel philosophe de l'histoire vivante, Paris, PUF, 1966, p 404.

99 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, T. 2, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 36. 100G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 129.

ne sont pas conscients de la valeur historique de leurs actes, mais ils sont conscients du fait qu'ils doivent affronter la violence pour atteindre les buts qu'ils se sont fixés ; et ils n'ont pas reculé devant les difficultés.

Autrement dit, ils ont, à l'image du maître dans la lutte pour la reconnaissance, préféré la mort plutôt que de ne pas réaliser le principe de liberté pour leur peuple. Hegel dira à propos de ces grands hommes qu' « ils n'ont pas voulu trouver le bonheur, mais atteindre leur but, et ce but, ils l'on atteint par un labeur pénible. [...] Ce n'est pas le bonheur qu'ils ont choisi, mais la peine, le combat et le travail pour leur but. [...] Les grands ne furent grands que parce qu'ils ont été malheureux »101.

On comprend dès lors toute l'admiration que Hegel a pour les grandes figures de l'histoire, comme Jules César ou Napoléon à propos duquel il disait « j'ai vu l'Esprit du monde à cheval ». Il est alors manifeste que tout dans l'action du grand homme relève de l'exercice de la violence. Et cela apparaît nettement lorsqu'il s'agit des héros qui ont incarné l'esprit de leur peuple autant dans la politique intérieure que dans la politique extérieure. Hegel tente ainsi de justifier la tyrannie comme étant une pratique nécessaire à la stabilisation du corps politique. Il établit donc une distinction entre le despotisme et la tyrannie. Les deux formes d'organisation politique ont ceci de commun qu'elles s'expriment par une violence exercée par le souverain sur son peuple. Mais alors que, dans le despotisme, la violence est injuste et superflue, dans la tyrannie, la violence est nécessaire et justifié.

C'est pourquoi il affirme à propos de cette forme de violence que « ce pouvoir n'est pas le despotisme mais la tyrannie, pure domination épouvantable, mais elle est nécessaire et juste dans la mesure oil elle constitue et conserve l'Etat en tant qu'il est cet individu effectif »102. Il apparaît nettement ici que Hegel ne justifie pas n'importe quelle forme de violence dans l'exercice du pouvoir politique. Il ne cautionne l'utilisation de la violence par le tyran que lorsque celle-ci est nécessaire ; c'est-à-dire lorsqu'elle permet de conserver l'unité politique et d'obliger tout le monde à se conformer au but commun qui est la défense de l'Etat. Il est

101 G. W. F. Hegel, Op. Cit., p. 124.

102G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.

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alors évident que ce n'est pas n'importe quelle forme de violence qui élève l'homme à l'universel.

Même s'il est vrai, comme nous l'avons montré précédemment, que la violence est au fondement de l'affirmation de notre humanité, il n'en demeure pas moins vrai que, chez Hegel, seule la violence constructive peut faire la grandeur d'un homme. Et cette violence constructive est celle qui est au service de l'acquisition de la liberté et qui joue ainsi un rôle positif dans l'histoire. Par conséquent, tout exercice de la violence qui ne viserait que la simple destruction serait malsain. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il fustige les comportements des despotes orientaux. Décrivant la situation qui prévaut en orient, il dira : «le suicide, comme oeuvre de vengeance, l'exposition des enfants comme fait ordinaire et journalier, voilà ce qui montre le peu de considération que l'on a pour soi même et pour l'homme »103.

Il ne s'agit donc guère ici d'une tyrannie au service de la cause de l'humanité, ce qu'on pourrait appeler autrement une tyrannie de l'universel ; mais plutôt d'un despotisme qui n'a pas pour autre but que de renforcer les pouvoirs du seul souverain. C'est donc une forme de gouvernement où la liberté du souverain est la seule finalité et il ne laisse aucune place à l'expression de la liberté universelle. Ainsi, toutes ses actions tendent à bafouer la dignité humaine. Et cette forme d'oppression, Hegel la considère comme superflue et dangereuse, même pour le despote. On comprend alors pourquoi il considère que « Eut-il été sage il abandonnerait lui-même sa tyrannie dès qu'elle est superflue. Mais sa divinité est seulement la divinité de l'animal, l'aveugle nécessité qui justement mérite d'être détesté comme le mal »104.

Le despote a donc tout intérêt à se faire un tyran c'est-à-dire à faire une bonne utilisation de la violence, car c'est le seul moyen d'incarner une des missions de l'Esprit Universel et de participer à la réalisation de ses plus grands desseins. Ce mépris que Hegel éprouve contre la violence dont la simple destruction est la finalité apparaît également dans la critique qu'il fait du fanatisme qui constitue l'une des formes d'expression de la violence les plus répandues dans le monde contemporain.

103 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1970, pp. 107-108.

104 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.

Le fanatisme est une attitude religieuse consistant à penser que ce en quoi on croit est la seule vérité et par conséquent la seule chose qui mérite qu'on y croit. En conséquence, le fanatique tend à rejeter toute autre forme de croyance religieuse comme erronée et absurde. Il y a donc à la base du fanatisme une tentative de négation de l'autre, laquelle négation, du fait du désir de reconnaissance de chaque individualité, fait nécessairement naître le conflit.

C'est pourquoi Hegel nous dit que « le fanatisme ne consiste essentiellement qu'à se comporter à l'égard du concret en dévastateur et en destructeur »105.

On pourrait penser que la violence qui naît du fanatisme met aux prises des adeptes de différentes religions. Mais le cours des évènements contemporains nous renseigne que la forme de fanatisme la plus répandue aujourd'hui est celle qui oppose des adeptes d'une même religion. Cela paraît évidemment étonnant, mais il faut dire qu'une telle situation s'explique par le fait qu'à l'intérieur d'une religion, on peut retrouver plusieurs branches ayant chacune leur interprétation du message religieux. Nous retrouvons une telle situation surtout chez les deux religions révélées les plus répandues actuellement à savoir le christianisme, avec les actes de violences qui opposent catholiques et protestants, et l'Islam avec les nombreux attentats en Afghanistan ou en Irak commis par des shiites sur les sunnites et vice versa.

Mais en réalité ce qui pose problème dans le fanatisme c'est non pas la pluralité des interprétations, mais l'incapacité pour les adeptes à exprimer l'universel dans la pluralité ; en un mot l'absence de tolérance. Et une telle utilisation de la violence au service d'une mauvaise cause fait que le rêve de la plupart des philosophes et humanistes est celui d'une humanité qui exclut toute utilisation de la violence de ses actions. Un tel rêve, Hegel l'analyse sans complaisance.

105 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1970, p. 276.

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CHAPITRE III : De l'utopie d'une histoire universelle sans violence

Le rêve d'une existence humaine où les rapports entre les individus s'effectueraient de façon harmonieuse est l'un des plus vieux de l'humanité. Tout se passe comme si l'humanité était nostalgique de la situation de jouissance et de stabilité dans laquelle vivaient Adam et Eve au paradis. Ainsi, le transfert de cette situation sur terre dans une sorte de paradis terrestre est le rêve secret de toute l'humanité. Et cette aspiration s'exprime parfaitement chez les plus éminents penseurs qui incarnent ce que l'humanité a de plus grandiose. En effet, des philosophes aux religieux, les modèles que l'humanité s'est toujours forgés ont ceci de particulier qu'ils ont toujours tenté d'établir un rapport harmonieux, non seulement entre les individus, mais également entre les Etats.

C'est dans cette mouvance qu'Emmanuel Kant a théorisé l'idée d'un projet de paix perpétuelle et universelle. Cette vision de Kant est solidaire de l'idée selon laquelle l'humanité ne peut être en paix que si tous les foyers de tension ont été éradiqués. Kant prend en effet conscience qu'une situation de trouble dans une zone géographique donnée remet en cause la stabilité de tout le cosmos. Il faut donc que le projet de paix perpétuelle et universelle, auquel il donne le nom de Cosmopolitique, soit réalisé pour permettre à l'humanité de vivre en harmonie avec elle-même. La justification ainsi que les procédés par l'intermédiaire desquels ce projet de paix perpétuelle se réalisera apparaissent dans ces mots de Kant :

« En tant qu'Etat, les peuples peuvent être considérés comme des individus qui, dans l'état de nature (c'est-à-dire sans leur indépendance à l'égard de la loi extérieure) se portent déjà préjudice par le simple fait de leur voisinage. Chacun d'entre eux, en vue de sa sécurité, peut et doit exiger de l'autre d'entrer avec lui dans une constitution semblable à la constitution

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civile, à l'intérieur de laquelle chacun peut voir ses droits garantis. Il s'agira alors d'une Fédération des peuples qui n'aurait pas pour autant à être un Etat fédératif »106.

Si on prend en charge un tel souhait en nous appuyant sur la conception hégélienne de l'histoire universelle, celui-ci ne peut apparaître que comme utopique. En effet, comme nous l'avons déjà montré précédemment, la nécessité de réaliser les grands desseins de l'histoire rend inévitable le conflit. Cette nécessité du conflit se manifeste d'abord dans les rapports entre les Etats qui sont, selon Hegel, les véritables acteurs de l'histoire universelle. C'est pourquoi il ne pouvait s'empêcher d'adresser une critique au projet kantien de paix perpétuelle.

Cette critique de Hegel se résume en ces termes : « il n'y a pas de préteur, il ya tout au plus des arbitres ou des médiateurs entre les Etats et de plus les arbitres et les médiateurs sont contingents, dépendants de leurs volontés particulières. La conception kantienne d'une paix éternelle par une ligue des Etats qui règlerait tout conflit et écarterait toute difficulté comme pouvoir reconnu par chaque Etat, et rendrait impossible la solution par la guerre, suppose l'adhésion des Etats, laquelle reposerait sur des motifs moraux subjectifs ou religieux, mais toujours sur leur volonté souveraine particulières, et resterait donc entachée de contingence »107.

La critique que Hegel adresse au projet de paix perpétuelle repose en premier lieu sur le fait qu'il n'offre aucune garanti quant au respect des termes du contrat de confiance qu'il est sensé s'établir entre les Etats. En effet, dans la mesure où la morale sur laquelle il repose n'impose aucune obligation aux Etats au plan extérieur, ils ne sont pas tous tenus de la respecter. Mais ce rêve est tellement fort que malgré cette absence de garanti que Hegel avait déjà souligné l'humanité va tenter même après sa mort de le réaliser.

106E. Kant, vers la paix perpétuelle, Trad. Eric Blondel ; jean Greische, olé Hansen-love, Theo lydenbach avec une analyse de Michael foessel, Paris, Hatier, 2001, p. 25.

107 G. W. F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 pp. 329- 330.

Et c'est justement un tel rêve qui est à l'origine de la création de la Société Des Nations (SDN) qui, après son éclatement, a été remplacé par l'Organisation des Nations Unies. Il est vrai que la création de la SDN et de l'ONU est postérieure à Hegel, mais nous ne pouvons manquer de constater que ces deux entités ont toutes les caractéristiques de la « fédération de Etats » que propose Kant et qu'il critique.

Tout se passe comme si Hegel avait senti venir la création d'une telle entité supra-étatique. Ceci ne fait certainement pas de Hegel un mage, parce que, en réalité, l'existence d'une entité pouvant réguler les rapports entres les Etats, et permettre de mettre fin aux conflits a toujours été le rêve de toute l'humanité, rêve qu'Emmanuel Kant a tenté de systématiser.

Mais il faut dire que la création d'une telle entité est, si nous suivons Hegel jusqu'au bout de sa logique, en contradiction avec les principes de la souveraineté internationale. En effet, pour qu'une telle entité puisse être une réalité et avec une légitimité au plan juridique, il faut que tous les Etats se soumettent à sa loi, tels des sujets individuels. Car, faudrait il le rappeler, c'est la création d'un Etat fort qui soumet toutes les individualités, qui a permis de mettre fin à la contradiction et au déchirement qui sévissaient dans la société civile. Il faudrait alors opérer à un même procédé pour mette fin à la situation conflictuelle entre les Etats. Ainsi, seule une monarchie universelle pourrait permettre de réaliser le projet de paix perpétuelle de Kant. C'est ce qu'exprime Hegel en disant qu' « une fédération universelle des peuples pour fonder la paix perpétuelle ce serait la maîtrise d'un seul peuple et ce serait un seul peuple - l'individualité des peuples serait abolie - Monarchie universelle »108.

Or, l'existence d'une monarchie est synonyme d'anéantissement des individualités, elle n'existe que par l'intermédiaire d'un suicide des sujets au profit d'une réalité qui les dépasse en les engloutissant. Si donc il doit exister une monarchie universelle, les Etats seront appelés à périr au profit de cette monarchie. Pour que les Etats gardent leur souveraineté, il faut qu'ils s'autodéterminent, qu'ils ne se soumettent à aucune loi, ou plutôt la seule loi qui doit soustendre l'action de l'Etat demeure sa propre constitution. L'existence d'une entité supraétatique est donc en contradiction avec les principes même de la souveraineté de l'Etat. C'est certainement une telle contradiction qui à été à l'origine de l'éclatement de la SDN.

108 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la real philosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.

On serait tenté de croire que l'ONU a mieux réussi que la SDN, mais le refus des USA de se soumettre à la résolution de l'ONU lors de la seconde guerre du golf en 2003, prouve nettement l'impuissance d'une telle organisation face à l'expression de la souveraineté des Etats.

Ce que montre alors l'histoire contemporaine c'est que la soumission à une telle entité ne s'impose pas avec toute la force d'une loi, mais elle n'est qu'un simple conseil que les Etats sont libres de suivre ou de ne pas suivre. C'est donc fort justement que Raymond Aron note que « dans la mesure, en effet, où la loi est considérée comme un commandement de l'Etat, l'absence d'un Etat supérieur aux sujets du droit international tend à effacer le caractère proprement juridique des obligations auxquelles les Etats sont soumis »109.

En d'autres termes, la souveraineté des Etats est conservée et l'ONU ne peut jouer qu'un rôle de conseiller. Et ce que montre l'histoire politique internationale, c'est que les Etats ne suivent ces conseils que quand ils leur permettent de défendre leurs intérêts. Et ceci retire toute force et toute effectivité à la « monarchie universelle ». Elle s'avère donc incapable de régler les différends entre les Etats et la solution hégélienne semble être la plus réaliste et celle-ci se trouve être la guerre.

La mission qui est assignée à cette monarchie universelle s'avère donc irréalisable, de l'avis de Hegel, parce qu'il apparaît clairement ici que, l'établissement d'un autre type de rapport entre les Etats, qui se ferait sur une autre base que celle du conflit, relève d'une utopie. Et cette utopie, va continuer à alimenter le milieu intellectuel, car nous le retrouvons après Hegel, chez d'autres théoriciens qui formulent le rêve d'un établissement de rapports interindividuels sans heurts, à savoir les théoriciens de la « non violence »110.

La non-violence peut être définie, dans son acception la plus commune, comme un refus du sujet d'exercer la violence. C'est une conception qui est basée sur une vision négative de la violence, qui fait de celle-ci une tentative de léser autrui. Au fondement de l'orientation de la démarche non violente, il y a donc la volonté de ne pas nuire à autrui.

109 R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 2004, p. 705.

110 Les théoriciens de la non-violence sont postérieurs à Hegel, mais il est possible de tirer, à partir de sa conception de la violence que nous avons déjà exposée, une position claire sur la question. Il s'agit ici de notre propre analyse.

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Mais si nous partons des prémisses déjà exposés depuis le début de ce travail, une analyse pertinente fera ressortir la contradiction interne à une telle orientation. Une telle analyse peut se faire à deux niveaux : le premier niveau est celui de la sémantique qui s'attèle à dénicher le sens et les conséquences du concept même de la « non-violence ». Le second niveau est celui des méthodes mises en oeuvre pour la rendre effective, et qui consiste en une tentative d'établir un rapport entre sujets excluant le conflit.

Au plan sémantique, toutes les théories de la non-violence peuvent être créditées d'une seule et même orientation, celle qui consiste à penser que la violence est à l'origine de tous les maux de l'humanité, et que pour retrouver une vie harmonieuse, il faut s'en débarrasser. Ils partagent donc, toutes, l'idée d'une négation de la violence. Cette négation de la violence prend tout son sens dans la lutte contre celle-ci, laquelle lutte prend sa source dans le mépris de la part des théoriciens de la non-violence exprimé à son égard. Un tel mépris trouve son expression la plus complète dans ces mots de Friedrich Hacker pour qui, << le langage de la violence n'est pas un langage, celui qui ne comprend que la violence est un robot de la pensée un analphabète du sentiment »111.

Mais à y voir de plus prés, une telle orientation comporte une contradiction interne, et qui est très manifeste dans l'idée même de << lutte contre la violence ». Pour saisir pleinement une telle contradiction, tenons à la loupe le concept de << lutte contre... ». << Lutter contre » quelque chose, c'est s'engager dans un rapport de contradiction et donc de tentative de négation de la réalité concernée. Ce rapport dépasse en fait la simple contradiction, puisque c'est une tentative d'anéantissement de ce contre quoi on lutte. C'est donc aller au-delà des limites que nous impose telle ou telle autre réalité. Une telle idée rappelle curieusement la définition que nous avons donné précédemment de la notion de violence, puisque son effectivité nécessite une manifestation de la puissance ; par conséquent, << lutter contre... », revient, en dernière instance, à << faire violence à... ».

111 F. Hacker, Agression/violence dans le monde contemporain, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 17.

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Si on applique une telle acception à la lutte contre la violence, la contradiction est nette, car << lutter contre la violence >> reviendra à « faire violence à la violence >>. En d'autres termes, la lutte contre la violence ne met curieusement pas fin à la violence mais contribue à l'accentuer puisqu'on se retrouve avec deux formes de violence : une directe et une autre indirecte. C'est sans doute ce qu'a compris Friedrich Hacker qui affirme que << la contre-violence se croit légitimée, mais elle est aussi violence [...] Enseigner par la violence la non-violence, c'est perpétuer la violence qu'on prétend supprimer : la méthode de l'enseignement est adoptée, son objectif oublié >>112.

Une telle contradiction sémantique se reflète dans les méthodes mises en oeuvre pour rendre effective la non-violence. Nous avons déjà vu que la première forme sous laquelle la nonviolence se manifeste est celle où le sujet refuse d'exercer une quelconque violence sur son alter ego. Mais dans la mesure où chaque sujet est conscient de sa situation d' « existant avec d'autres >>, le combat pour la reconnaissance est nécessaire. Il ressort d'une telle analyse des rapports entre les sujets que, tout refus par un sujet d'exercer la violence sur son alter ego, le place dans une situation de victime de la violence de son prochain.

C'est parce que toute action du sujet tend à l'ériger en une puissance suprême face aux autres sujets, qu'il n'agit que dans et par la violence. Le refus d'un sujet d'exercer la violence passe donc nécessairement par un refus d'agir sur son alter ego, et donc par une passivité. La nonviolence revient alors à une tentative de promotion de la passivité du sujet à l'égard du cours de la vie, laquelle passivité est souvent présentée comme une marque de sagesse.

Mais à y voir de prés, cette passivité cache une certaine complicité du sujet devant la violence qu'il est en train de subir, dans la mesure où en refusant d'exercer la violence sur son alter ego, le sujet accepte consciemment de subir la sienne, et devient ainsi complice, peut être sans s'en rendre compte, de la violence qu'il est en train de subir. Lucien Malverne a eu donc raison de dire que << la thèse de la non-violence passe aussitôt dans son opposé l'antithèse de la violence par la passivité, laquelle objectivement est consentement puis complicité >>113.

112 F. Hacker, op. cit. pp. 15-16

113 L. Malverne, Signification de l'homme, paris, PUF, 1960, p. 74.

Nous voyons ainsi que la non-violence, même passive est une forme de violence que le sujet s'auto exerce du fait même de son acceptation à la subir. De là, il découle que le sujet nonviolent subit le martyr mais ne réussit pas à mettre fin à la violence ; pire, dans certains cas, il met même sa vie en danger. Pourtant, cette stratégie de lutte contre la violence se fonde sur les prédispositions éthiques du sujet et est sensée l'inciter à renoncer à sa violence, ou plus précisément à son agression. Il s'agit, en fait, d'une objection de conscience qui se fonde sur l'idée qu'en chaque sujet il y a une prédisposition naturelle à agir conformément au bien.

Mais, en réalité, la nature de la morale fait que cette prise de conscience de la part du sujet oppresseur tant espérée par le sujet non- violent n'est jamais garantie ; ceci du fait que la morale est une simple obligation intérieure, laquelle obligation n'est jamais assez solide pour garantir l'action du sujet. Le sort de tous les grands tenants de la non-violence en constitue une illustration parfaite. En effet, le meurtre de Gandhi et de Martin Luther-King, ainsi que la crucifixion du Christ peuvent être considérés comme le degré ultime de l'acceptation de subir la violence plutôt que de répondre à la violence par la violence.

Si nous posons cette passivité dans la perspective ouverte jusque là, elle soulève une problématique essentielle : c'est celle de la participation du sujet non violent à la marche de l'histoire. En effet, dans la mesure où l'historicité du sujet dépend de sa capacité à agir sur le cours de la vie, toute passivité l'exclut de facto du cours de l'histoire. En fait, si le sujet nonviolent se manifeste dans la passivité, son historicité devient problématique, car comme l'affirme Hegel « C'est l'activité des individus qui met en action cet universel et le fait sortir à la surface ; c'est elle qui l'extériorise dans la réalité »114. En d'autres termes, ce n'est que par l'activité que le sujet peut faire l'histoire. Le sujet non-violent est, dans ce cas, pour reprendre les termes de la démarche phénoménologique, dans une situation d'immédiateté qui ne milite guère en faveur de son élévation à l'universel.

Une telle position semble d'autant plus inutile qu'elle ne met pas fin à l'exercice de la
violence. C'est un tel sentiment d'inutilité qu'exprime justement un des adeptes de la non-

114 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 113.

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violence dont l'entretient avec Lanza del Vasto nous édifie sur la question. Ce dernier nous le rapporte en ces termes :

« Quelqu'un.- La non-violence je n'ai fait que ça toute ma vie. Eh bien, au total je l'avoue ça a raté... Réponse.- C'est surprenant comment vous y prenez vous ? Qu'avez-vous fait ? Le même.- ce que j'ai fait ? Eh bien, justement, je n'ai rien fait, je me suis laissé faire comme un idiot >>115.

C'est conscient d'un tel désarroi que les disciples de Gandhi avaient opté pour une autre forme de non-violence, celle active. Celle-ci consiste en une lutte contre la violence qui se ferait autrement que par l'acceptation de subir la violence des autres. En d'autres termes, il ne s'agit plus de compter sur la simple morale et d'espérer que le sujet violent prenne conscience de son erreur, mais d'agir pour l'obliger à changer de comportement. Mais si nous prenons en compte la précision hautement importante selon laquelle les adeptes de la non-violence active ne remettent pas en cause le principe fondamentale de la non -violence, à savoir l'idée que l'exercice de la violence est à bannir, la contradiction devient plus apparente que jamais. Cette contradiction tient au fait que, comme nous l'avons déjà montré, la notion même d'activité implique celle de violence. La contradiction que comporte la non-violence active est donc d'abord sémantique.

Mais elle se manifeste de manière plus nette dans les stratégies mises en oeuvre pour la rendre effective. Cette affirmation de Jean Marie Muller, un des défenseurs de la non-violence active, l'illustre parfaitement. En effet, il dit : « La stratégie non-violente doit être une stratégie de résistance. Il s'agit bien de ne pas se soumettre à la volonté de notre ennemi, de ne pas accepter passivement les souffrances qu'il nous fait supporter et de combattre son propre pouvoir jusqu'à ce qu'il soit défait >>116.

Il suffit de prêter une attention particulière aux concepts que Muller utilise, pour se rendre
compte de la présence de la violence dans leur stratégie. En effet, là où il parle de

115 L. del Vasto, Technique de la non-violence, Paris : Gallimard, 1988, p. 63.

116 J. M. Muller, Stratégie de l'action non-violente, Paris : fayard, 1972, p. 19.

« résistance » et de « combat », on ne peut manquer d'y déceler une forme de violence. Mais il convient de préciser qu'ici, s'affrontent deux formes de violence : une première forme qui se manifeste par l'oppression des forts sur les faibles, l'injustice, l'abus de pouvoir ; et une autre forme de violence qui est elle destinée à rétablir la justice, à mettre fin à cette oppression. C'est donc un affrontement entre la violence légitime, constructive et la violence illégitime, qui vise l'anéantissement et l'avilissement du sujet, et qui est donc essentiellement destructrice.

C'est justement une telle confrontation entre deux formes de violence que nous retrouvons dans toute la conception hégélienne car, même s'il reconnaît que la violence fait l'histoire, il rejette toute forme d'expression de la violence qui n'aurait que sa propre fin. C'est d'ailleurs, la raison pour laquelle, il considère que l'oppression exercée sur le sujet individuel par l'Etat ne doit pas être sa propre fin. Hegel affirme à ce propos que « quand la fin de l'Etat consiste en ce que les individus lui sacrifient leur vie morale, le monde est plongé dans le deuil, son coeur est brisé et c'en est fait de la spontanéité naturelle de l'esprit parvenu au sentiment de la perdition »117.

Il apparaît donc en réalité que Hegel est en phase avec les théoriciens de la non-violence active, puisqu'ils ne prônent pas, en fin de compte, une tentative d'éradication de la violence, mais une lutte contre la violence qui n'aurait qu'une finalité destructive. Mais une telle interprétation, les adeptes de la non-violence active ne la revendiquent pas volontiers. Un tel refus s'explique par une vision négativiste, qui n'est que la conséquence d'une orientation réductrice dans la prise en charge de la notion de violence. Nous nous apercevons, après notre analyse, que la violence que tente d'éradiquer les adeptes de la non-violence, c'est plutôt celle qui naît de l'injustice et qui se manifeste par l'oppression, en somme la violence destructive, qui ne contribue pas à la valorisation de l'humanité.

Si on se positionne dans le schéma hégélien, on ne peut que leur accorder du crédit, dans la mesure où Hegel ne cautionne pas toutes les formes de violence. La où, par contre, sa position se différencie de celle des défenseurs de la non-violence, c'est dans l'identification de la violence à la destruction. En d'autres termes, le reproche que l'on pourrait leur faire,

117G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p. 215.

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c'est d'avoir établi une cartographie du concept de violence qui n'en dessine pas toutes les régions. Ce reproche est d'autant plus justifié que cette réduction a contribué à jeter le discrédit sur la notion de violence, et à lui donner l'image d'un fantôme qui est à l'origine de tous les cauchemars de l'humanité, et dont il faut, par conséquent, se débarrasser pour retrouver la paix et la stabilité, source du bonheur, ou plus, pour retrouver une humanité authentique.

Cependant, cette identification de la violence avec la destruction n'est que la face visible de l'iceberg, puisqu'elle cache une autre identification plus illustrative du mépris de la violence : c'est celle de la violence au mal. On comprend alors pourquoi le sujet non-violent accepte de se soumettre à la violence de son alter ego. En fait, le refus d'exercer la violence, et du même coup, l'acceptation de la subir, se justifierait par un refus de commettre le mal. C'est ici une tentative de mise en pratique du fameux principe socratique, fondée sur une vision éthique : « je préfère subir le mal plutôt que de le commettre ». Elle est donc la manifestation du fondement éthique sur lequel repose la démarche de tous les tenants de la non-violence.

C'est contre une telle identification que Hegel s'est toujours érigé dans son système philosophique. Ce refus de cautionner une telle réduction ouvre un champ plus large dans sa tentative de prise en charge de la question de la violence. Là où les adeptes de la non-violence ne voient que l'aspect destructeur de la violence, Hegel reste fidèle aux exigences de la marche dialectique de l'histoire, dans sa prise en charge de la question de la violence, et y fait coïncider deux modalités apparemment contradictoires : la construction et la destruction.

La position de Hegel trouve sa particularité dans le fait qu'il admet la possibilité d'une forme de violence qui serait productrice de progrès, alors que les théoriciens de la non-violence ne voient que l'aspect destructeur de la violence. Il est vrai qu'avec la prédominance de la violence destructive qui se manifeste aujourd'hui par la montée en puissance du fanatisme et les guerres qui ne sont motivées que par des soucis financiers sans intérêts pour la marche de l'humanité, le mépris exprimé par la plupart des penseurs face à la violence semble se justifier. Mais une lecture hégélienne nous permet de nous rendre compte, en dernière instance, que, derrière cette apparence destructrice, se cache le sens de l'évolution de l'histoire, puisque c'est dans et par la violence que l'Esprit réalise ses plus grands desseins.

CONCLUSION

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Traiter de la dimension anthropologique de la violence s'avère une entreprise délicate dans le contexte géopolitique actuel. En effet, il s'agit d'une démarche originale qui pose une question presque inédite par rapport à l'orientation qui est parfois donnée à la question de la violence. L'originalité d'une telle perspective réside d'abord dans le fait qu'elle ne part pas d'une hypothèse négativiste de la violence. Mais, en réalité, ce qui la rend délicate c'est qu'une telle perspective nous conduit à reconnaître que la violence est fondatrice de notre humanité, et qu'elle joue un rôle important, non seulement dans le processus d'affirmation du sujet individuel, mais aussi dans l'évolution de l'histoire universelle.

C'est justement une telle importance de la violence que Hegel tente de mettre à nue dans son système philosophique, en élaborant une démarche qui est fondée sur la nécessité du conflit dans les rapports interindividuels, et aussi interétatiques. Ces rapports conflictuels se manifestent d'abord dans le processus phénoménologique qui met en scène le sujet individuel dans son déploiement, du stade de la conscience immédiate à celui de l'Esprit Absolu.

La première forme de violence met aux prises le sujet et la nature qu'il est tenu de nier pour se départir de son immédiateté, qui n'est que la manifestation de son inadéquation avec son propre concept. Le moi passe ainsi à un second stade où il entre en rapport de conflit avec d'autres sujets qui sont comme lui en quête de reconnaissance. Cette lutte est le passage obligé pour atteindre la réalisation du moi comme Esprit Absolu ; réalisation qui ne sera effective que par une synthèse avec l'absolu qui devra du coup renoncer à son infinité première, qui n'est qu'une infinité immédiate, se rendre fini pour ainsi se réconcilier avec le fini qui est une de ses modalités. On le voit donc, avec Hegel, la violence n'épargne aucun sujet, même le sujet divin, qui est souvent présenté comme le symbole même du calme et de la stabilité, doit s'y soumettre, en acceptant de subir la grande contradiction de l'histoire, car c'est là que réside la condition de son effectivité.

C'est cette même nécessité de l'exercice de la violence qui va accompagner toute la marche de l'histoire universelle. En fait, avec Hegel, le passage de témoin entre le sujet individuel et le sujet étatique se produit du moment où l'Etat est, en réalité, en tant que totalité qui engloutit tous les individus particuliers, le véritable acteur de l'histoire universelle. Du coup, nous retrouvons le même type de rapports entre les sujets, à savoir le conflit, dans la politique internationale. Avec Hegel, la guerre acquiert un statut philosophique sans précédent dans l'histoire de la pensée politique, puisque, pour lui c'est l'une des voies les plus efficaces qu'un Etat qui aspire à la reconnaissance de sa souveraineté puisse emprunter.

Nous voyons donc que, loin d'être un fait contingent, l'exercice de la violence relève, pour Hegel, d'une nécessité dans l'affirmation de la réalité humaine dans toute sa valeur et son authenticité. C'est cela qui forge sa supériorité sur les autres êtres, puisque c'est par la violence qu'il se départit de son immédiateté et donc de son animalité. L'homme peut, à la limite, être défini, si nous suivons Hegel jusqu'au bout de sa logique, comme un animal violent. La conséquence majeure qui découle d'une telle position, c'est que toute tentative d'éradiquer la violence serait non seulement en contradiction avec la volonté du progrès de l'homme, mais également vouée à l'échec. Ceci se justifie par le fait que, chez Hegel, l'histoire de l'humanité qui est une longue quête de la liberté, et cette quête se fait à travers la violence. Par conséquent, la violence est appelée à cesser si l'Esprit universelle atteint son objectif qui est la réalisation du principe de liberté universelle.

Il est vrai que la perspective anthropologique adoptée dans ce travail ne se fonde pas sur des considérations éthiques, mais il faut dire qu'elle ne ferme pas la porte a une prise en charge au plan éthique puisqu'elle en est le préalable. Ce sont les conclusions de la perspective anthropologique qui doivent servir de prémisses à l'orientation éthique. Si une prise en charge au plan éthique de la violence s'est toujours orientée vers un effort de l'éradiquer, les conclusions d'une prise en charge dans la perspective anthropologique nous montrent qu'en réalité, la seule orientation pertinente qui devrait sous-tendre la perspective éthique, c'est celle qui tenterait de répondre à la question suivante : « comment faire un bon usage de la violence ? ».

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Mais il faut reconnaître qu'une telle question laisse apparaître l'idée que la violence n'est pas toujours au service d'une cause juste, c'est-à-dire qu'elle peut faire l'objet d'une mauvaise utilisation, et n'avoir pour autre fin que la destruction. Hegel lui même en est bien conscient puisqu'il ne cautionne pas toutes les formes d'expression de la violence. La violence n'est synonyme de progrès que lorsqu'elle est au service de la marche de l'histoire universelle. Le fait que l'humanité ne puisse pas toujours faire un bon usage de la violence peut certainement trouver son explication dans le fait qu'il soit un être fini et donc imparfait.

Ces deux dimensions contradictoires de la violence manifestent donc la nature finie et corrompue de la réalité humaine. Il ressort de là que la violence constructive et celle destructive sont appelées à cohabiter éternellement. La conclusion à laquelle nous a conduit notre recherche sera certainement qualifiée de pessimiste, mais il faut dire qu'elle est plutôt réaliste puisqu'elle est le résultat d'une anthropologie qui s'est voulu, « une anthropologie sans complaisance ».

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NIETZSCHE, F. Ainsi parlait Zarathoustra. Trad. Maurice de Gandillac. Paris. Gallimard. 1971. 507 pages.

NIETZSCHE, F. Par delà le bien et le Mal. Prélude d'une philosophie de l'avenir. Trad. Henry Albert. Paris. Mercure de France. 1963. 266 pages.

ROUSSEAU, J. J. Le contrat social. Extraits. Paris. Larousse. 1995. 160 pages.

ROUSSEAU, J. J. Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes suivi d'Essais sur l'origine des langues. Paris. Larousse. 1972. 160 pages.

SCHELLING, Th. C. Stratégie du conflit. Trad. Raymond Manicacci. Paris. PUF. 1986. 312 pages.

SOREL, G. Réflexions sur la violence. Paris. Marcel Rivière. 1950.458 pages. VASTO, L. (del). Technique de la non-violence. Paris. Denoël. 1971. 283 pages.

IV AUTRES SOURCES :

La Bible.

90

MATIERES

 

Pages

Dédicaces

2

Remerciements

3

Introduction

..5

PREMIERE PARTIE : Le sujet Humain comme sujet de violence

.11

CHAPITRE I : La révolte du sujet contre la nature

14

CHAPITRE II : La lutte pour la reconnaissance

24

CHAPITRE III : La dialectique de l'humain et du divin

37

DEUXIEME PARTIE : L'histoire universelle ou le règne de la terreur

47

CHAPITRE I : La guerre comme forme de lutte pour la reconnaissance

49

CHAPITRE II : Le drame de l'histoire universelle et le rôle des Grands hommes

60

CHAPITRE III : De l'utopie d'une histoire universelle sans violence

71

Conclusion

81

Bibliographie

.. 85

Table des Matières

90






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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus