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Liberté et solidarité dans l'oeuvre de Durkheim

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par Hadrien Kreiss
Université Paris II Panthéon Assas - Diplôme de Master II (Recherche) "Philosophie du droit et droit politique" 2009
  

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2° L'efficacité créatrice de l'individu et les limite de la fraternité

Pour considérer que l'individu doit pouvoir participer plus librement aux représentations collectives, il est nécessaire de se pencher sur l'individualité de l'homme, c'est-à-dire sur sa volonté. C'est donc l'individu qui doit être le point de départ. On verra qu'éventuellement, le rapport à la solidarité en est transformé.

a) L'efficacité créatrice de l'individu

Est-il possible d'amplifier chez Durkheim la dimension libertaire sans nuire à la solidarité? C'est une question délicate, et qui ne peut être résolue qu'hypothétiquement. Mais c'est bien plutôt dans l'individualité comme volonté qu'il faut rechercher le déploiement de la liberté individuelle. En effet « il ne faut pas croire [...] que la personnalité humaine s'évanouisse au sein de l'être collectif dont elle ne serait plus alors qu'une modification superficielle. Ce qui l'empêche de se résoudre ainsi dans le milieu qui l'entoure, c'est la volonté. Une fois qu'elle est née, elle réagit à son tour sur tous ces phénomènes qui lui viennent du dehors et qui sont comme le patrimoine commun de la société ; elle les fait siens »257(*).

C'est bien la pensée de l'auteur qui s'exprime dans ces lignes (certes il est possible qu'il ait ensuite déprécié ses idées de jeunesses). La personnalité est définitivement un masque chez l'individu : elle est essentiellement constituée « d'éléments supra-individuels »258(*). Mais la devise durkheimienne est demeurée toujours identique, formulée comme suit : « Il n'y a aucune diminution à être solidaire d'autrui et à en dépendre, à ne pas s'appartenir tout entier à soi-même»259(*). Ce moi qui semble parfois absorbé socialement, il réside dans la volonté qui est en lien étroit avec le corps. C'est ce moi volontaire qui révèle en lui-même l'existence d'une liberté, qui, dans l'espace public, n'est pas passive puisqu'elle est création de représentation. Mais l'action sur les représentations ne semble pas le produit, chez l'individu, d'un effort de réflexion, mais semble plutôt procéder de sa constitution cognitive. Bref, le processus est psychologique plus qu'intellectuel. Ainsi : « La conscience particulière se détache de la communauté qui semblait l'absorber, se met en relief sur ce fond uniforme et se constitue. Chaque volonté est comme un centre de cristallisation autour duquel viennent se prendre les idées et les sentiments qui appartiennent en propre à chacun de nous»260(*).

Créateur de représentation -sans pour autant être créateur de valeur, l'homme est donc capable de se frayer un chemin dans la jungle suffocante du social, et sa différenciation sert la variabilité du monde social. Il est en mesure de substantialiser sa liberté d'action, de dépasser l'horizon borné d'une « liberté-procédure ». Pour Durkheim, la liberté ne saurait valoir que positivement, c'est pourquoi on se doit de conserver cette prémisse.

Immanquablement, l'écart établit conceptuellement entre les représentations sociales et les représentations collectives s'amenuisent. Mais, par ailleurs, si chacun nourrit ses représentations avec volonté, le spectre de la confrontation réapparait. Cette confrontation ne pouvait être résolue que par la conscience collective. Si l'on admet qu'elle se dissipe, la dislocation progressive de la société est pratiquement inévitable. Sans ordre social l'efficacité de la représentation créatrice est compromise dès son émission. L'on ne saurait admettre que la division du travail est cette miraculeuse panacée à la solidarité sociale sur le plan moral.

L'esprit du calculateur-utilitariste dans le monde des affaires à l'heure de l'industrie est indétrônable chez Tönnies. Considérant l'homme sous sa dimension égocentrée, il estime que « la substance de la volonté arbitraire est liberté dans la mesure où celle-ci existe dans la pensée du sujet comme une somme de possibilités ou de pouvoirs »261(*). En postulant l'irréductibilité du champ moral, Durkheim peut surmonter le pessimisme éprouvé par Tönnies à cet égard. Et il a l'avantage d'offrir une alternative au rapport de l'individuel au collectif, à l'instar du grand homme.

« Le tort des universalistes, comme Hegel et Schopenhauer, est de n'avoir pas vu cet aspect de la réalité. Faisant de la personnalité une simple apparence, ils ne peuvent lui reconnaître de valeur morale. Ils ne s'aperçoivent pas que si l'individu reçoit beaucoup de la société, il ne laisse pas de réagir sur elle : c'est ce qui est surtout sensible chez les grands hommes »262(*). Le collectif se refonde sous l'emprise d'un seul : c'est le principe. « Et voilà pourquoi les plus grandes figures historiques, celles qui nous apparaissent comme dominant infiniment toutes les autres, ce ne sont celles ni des grands artistes, ni des grands savants, ni des hommes d'État, mais celles des hommes qui ont accompli ou qui sont censés avoir accompli les plus grandes choses morales : c'est Moïse, c'est Socrate, c'est Bouddha, c'est Confucius, c'est le Christ, c'est Mahomet, c'est Luther, pour ne citer que quelques-uns des plus grands noms. C'est que ce ne sont pas seulement de grands hommes, c'est-à-dire des individus comme nous, quoique doués de talents supérieurs aux nôtres. Mais, parce qu'ils se confondent dans notre esprit avec l'idéal impersonnel qu'ils ont incarné et les grands groupements humains qu'ils personnifient, ils nous apparaissent comme élevés au-dessus de la condition humaine et transfigurés »263(*). En hypostasiant leur personnalité sociale, en faisant d'eux des mystiques du social, Durkheim parvient à restaurer la dignité morale de ces individus qui à eux seuls refondent le lien collectif. Le facteur individuel est donc ici déméritant du résultat qui, au demeurant, est souhaitable.

Là ne s'arrête pas l'enfilade de ses considérations sur le grand homme. Dans Les règles de la méthode sociologique, l'auteur écrit que l'homme de génie, assimilable vraisemblablement au « grand homme », détient la capacité de mettre les sentiments collectifs au service de ses sentiments individuels264(*). Mais il précise aussitôt que ces cas sont des accidents individuels, que ces hommes ne remplissent aucune fonction sociale. Le vocable du sociologue est démonstratif : aucune fonction sociale n'est satisfaite par l'individu, et subrepticement Durkheim évacue le doute sur l'impact social du génie. Pourtant ces hommes qui sont indifférents aux mécanismes sociaux ne poursuivent- ils pas parfois lucidement leur utilité propre? Chez Durkheim, parce que le processus de plénitude social repose sur la marche de l'ensemble selon une « adhésion éclairée », l'homme s'inclinant consciemment devant la force, « l'efficacité créatrice » de l'individu est même plus une fiction qu'une éventualité à ses yeux.

Entre l'utilité individuelle d'une âme de génie et l'individualité sidérante de moralité, il n'est réellement de particuliers qui puissent se targuer de profiter de sa liberté pour en faire jouir le groupe. Ou bien l'homme, jouant sur la faiblesse de l'affect, parvient, selon son propre dessein, à faire courber l'échine d'individus trop crédules, ou bien le grand homme, de libérateur qu'il puisse être, accommode, envouté par l'esprit du temps, une morale plus féconde. Peut-être est-ce dans ce registre que doivent être recherchés les véritables hommes libres, qui, portés par leur idéal se sacrifient à la cause commune, à l'exemple de Socrate265(*). Contribuer par sa seule vertu à susciter de nouvelles représentations collectives unifiant les « particules humaines » est donc une hypothèse plutôt mince pour le sociologue.

Le statut qu'il fait à l'artiste plaide pour la ténuité de la création socialement bénéfique. « Absolument réfractaire à l`obligation »266(*), dans une situation de « véritable antagonisme » avec la morale267(*), l'art est une sphère de liberté pure. Durkheim explicite cette position : l'activité artistique manifeste la plus entière liberté parce qu'elle ne suit aucune règle, qu'elle ne poursuit aucun but. Pour le sociologue, l'art ne suit aucune direction, et par conséquent ne peut avoir aucune utilité sociale à proprement parler. Parce que qu'il ne parvient à saisir la fonction, il ne peut s'étendre sur le besoin social auquel répond l'art. Et bien qu'il reconnaisse que parfois l'art puisse être animé par des sentiments moraux, il part du principe que l'art, phénomène d'errance, est superflu, et « ce qui est superflu ne s'impose pas ». L'art chez Durkheim n'a donc rien comme d'une fonction concourant aux représentations sociales, et a fortiori n'a rien du caractère asservissant défendant des intérêts catégoriels comme chez Marx par exemple. L'art semble appartenir à tout le monde, et s'eu été son mérite démocratique.

Mais, si l'on déplace la focale du groupe à l'individu, l'art procure un certain agrément, car l'oeuvre diffuse un sentiment d'oubli de notre quotidien, de nos soucis comme de nos intérêts. C'est pourquoi « l'art nous console, parce qu'il nous détourne de nous-même »268(*). Et concernant l'artiste, il admet que l'homme puisse éprouver du plaisir à ainsi répandre sans but son activité. Chez l'artiste, ce sentiment d'oubli de soi va jusqu'à l'extase, ce qui rappelle l'effervescence religieuse. Les formules touchant à l'art et à l'exubérance collective sont d'une troublante similarité. Dans l'assemblée en ébullition, l'individu « se déploie pour le plaisir de se déployer, il se complait en des sortes de jeux »269(*). L'homme est distrait, il est allégé des préoccupations ordinaires et cette distraction lui confère du courage pour affronter sa vie profane.

La symétrie de l'art et de la religion est paradoxale. Sous un angle, la religion apparait comme une activité purement morale parce que fondatrice du social, mais la religion considérée à travers la disposition des individus se vouant au culte est chose esthétique : « il y a une poésie inhérente à toute religion »270(*). L'art et l'évocation symbolique sous-jacente ne sont pas de l'apanage du religieux : c'est que l'art comme le culte sont à la base indissoluble, ils participent d'une commune activité de libre création de l'esprit. La naissance du religieux peut ainsi être appréhendée comme une symbiose de l'imaginaire, auquel chacun contribue pour modeler la force immanente au groupe. Le sacré est contagieux, il semble ainsi se répandre sans logique apparente, car son stimulus répond à un principe de liberté.

Mais il en est autrement dans nos sociétés organiques, où la morale apparait plus rigide, dans la mesure du moins où chacun prend mieux conscience des prescriptions morales. D'ailleurs, dans ce contexte, il n'y a qu'un pas à franchir pour percevoir l'art comme déviant. Durkheim s'arrête en deçà mais s'interroge : « peut-être même l'observation établirait-elle que [...] un développement intempérant des facultés esthétiques est un grave symptôme au point de vue de la moralité » 271(*). La liberté est toujours un moyen pour atteindre l'utilité sociale ; le reste apparaît probablement trop autocentré à son goût272(*). L'artiste n'a donc rien d'un grand homme: il n'est pas moral, il manque à son rôle social, est insuffisamment rigoureux. L'art cumule liberté et action273(*), et c'est à ce titre qu'il eut pu servir de socle à un modèle éthique.

b) Les valeurs de la fraternité durkheimienne et l'accomplissement de la fraternité chez Bergson

Ce choix durkheimien de relativisation du grand s'inscrit pleinement dans son idéal méritocratique et démocratique. A l'occasion d'une distribution de prix organisé par le lycée de Sens, il adresse aux candidats un discours éloquent: « Tous les individus, si humbles soient-ils, ont le droit d'aspirer à la vie supérieure de l'esprit »274(*). Et il donne la consigne de ne jamais s'abaisser devant les grands: « ayez un sentiment très vif de votre dignité. Si grand que soit un homme, n'abdiquez jamais entre ses mains et d'une manière irrémédiable votre liberté. Vous n'en avez pas le droit »275(*). (Durkheim combat ici les thèses de Renan avec une certaine véhémence. Résumant sa thèse, il écrit avec une pointe de sarcasme: « Tout en haut se trouverait cette élite qu'aurait favorisée le caprice de la nature. Tout en bas, la foule végéterait dans l'inconscience. Les premiers penseraient pour les seconds. Ils seraient comme la conscience de l'humanité tout entière. Quant aux autres, ils se contenteraient d'admirer, d'adorer ces êtres extraordinaires, de les servir, heureux d'ailleurs de les servir et de se sacrifier »276(*)).

Ainsi, Durkheim aspire à une canalisation de l'énergie trop imposante de certains par tous les autres. Observant le paysage social, il se méfie du relief détonnant de certaines individualités. Il incite ceux qui vont construire l'avenir à avoir une attitude volontaire, contre le sentiment, peut-être trop naturel, d'inclinaison ou de rabaissement crée par la trempe de l'élite. Par ailleurs, il explique bien la nuance entre l'expression d'une révérence exagérée et indésirable, et l'affirmation de soi qui est compatible avec le respect dû à l'autre. C'est l'idée de dignité, ici inhérente, qui est mise en avant. Cette dignité est comme le paroxysme du sentiment sympathique. Elle permet de désamorcer les tensions en plaçant le transi à égalité du charismatique, de celui dont l'opinion de tous met à tort sur un piédestal. Cette dignité est ainsi incontestablement vecteur de solidarité, et elle détient l'avantage, conceptuellement, de s'allier à la liberté individuelle et à l'égalité (c'est la valeur qui complète l'égalité formelle).

« Pour l'individualiste, la société est une réunion de sujets autonomes, égaux dans leur liberté, échangeant entre eux leurs services, ainsi sans jamais dépendre les uns des autres »277(*). Durkheim ne doit pas penser que les hommes sont naturellement égaux en liberté. Mais, puisque les hommes imaginent qu'ils sont égaux en dignité, ils doivent être en même temps égaux en liberté. La liberté est au demeurant spontanément encadrée par la société. Par conséquent sa foi dans la capacité humaine à progresser doit, quelque part, l'amener à colorer l'avenir de lendemains qui chantent avec enthousiasme la dignité de l'homme.

Durkheim voit d'un bon oeil cette dignité car tout à la fois elle génère de la solidarité et elle pose une base nouvelle à la morale. La liberté individuelle comme valeur moderne, au-delà du libre arbitre est en revanche rappelée avec plus d'insistance à son origine. L'homme n'ayant pas décidé de la division du travail, il ne peut que prétendre à des caractères d'autonomie ou de personnalité : ces attributs sont dévolus à l'homme par la société. En conclusion de De la division du travail social, il énonce donc au sujet de l'individu « sa liberté n'est qu'apparente et sa personnalité d'emprunt »278(*). C'est la conscience collective qui a jeté les dés du sort humain, et l'homme ne peut s'affranchir de ce cadre prédéterminé. S'il ne faut confondre fatalisme et déterminisme incomplet, la maigre marge d'action laissée au sujet a pour effet d'ôter la surprise au devenir social. Partant, ses hypothèses sur les types de solidarité sont toujours limitées, et l'évolution d'un type à l'autre se produit sans rupture, avec une certaine linéarité.

Si l'on prend pour comparatif l'auteur de Les deux sources de la morale et de la religion, on voit qu'un gouffre sépare ici les deux penseurs. Bergson fait une place phénoménale à l'individu dans le cadre de sa « société ouverte ». Les sociétés théorisées par Durkheim sont immanquablement « closes », car tout y est réglé. Après la spontanéité sympathique des débuts du social, il se limite à retracer l'évolution des sociétés selon un schéma globalement rationalisé, partant, assez pauvre. C'est une société qui est au mieux motivée par des hérauts et non par des héros. C'est-à-dire qu'après l'élan social provenant du sentiment sympathique, il n'y a plus que l'habitude, qui dessine les rives que suivra le courant social et qui finit par faire du dessin un destin, barrant la voie à l'alternative.

Pour comprendre comment Bergson en vient à modéliser une « société ouverte », il est révélateur de saisir la notion de personnalité. Les notes introduites dans l'édition PUF de Les deux sources de la morale et de la religion279(*) précisent la maquette théorique des deux penseurs. La position durkheimienne y est ainsi résumée : la personne est ce point de rencontre entre l'individu et la société, mais la personne est formée par le social. Chez Bergson l'individu et le social répondent à des rythmes et des durées différentes280(*), ce qui a pour implication d'ancrer différemment le social, par la notion de solidité qui évoque cette cristallisation du moi profond en moi social, et la solidarité, qui est interindividuelle. « C'est ce qui autorise Bergson à étudier la personne non à partir des grands rites d'initiation à travers lesquels la société s'impose à l'individu, mais à partir des dédoublements de personnalité à travers lesquels se manifeste l'inadaptation d'un individu au cadre social dans lequel il vit ».

Cette inadaptation permet d'envisager plus simplement l'évolution sociale. Dans l'ordre, vient d'abord vient la société close élémentaire, où l'obligation trouve sa racine dans un instinct social. « Plus, donc, dans une société humaine, on creusera jusqu'à la racine des obligations diverses pour arriver à l'obligation en général, plus l'obligation tendra à devenir nécessité, plus elle se rapprochera de l'instinct dans ce qu'elle a d'impérieux »281(*). Cet instinct est alors confus, mais il se précise dans l'Histoire: « intelligence et instinct sont des formes de conscience qui ont dû s'interpénétrer à l'état rudimentaire et se dissocier en grandissant »282(*). Les sociétés closes modernes on cela de commun avec les premières que l'obligation enferme l'homme dans un moule solidaire, dont on ne s'aperçoit pas réellement, car il est travesti par la foule des habitudes. « Bref, l'instinct social que nous avons aperçu au fond de l'obligation sociale vise toujours - l'instinct étant relativement immuable - une société close, si vaste soit elle »283(*).

Mais même dans la société close, l'obligation n'est que d'une nécessité qu'imparfaite. C'est que l'être ne se sent obligé, par principe, que s'il est libre. La liberté n'est pas, comme chez Durkheim, un produit de la règle, car la règle ne s'entend, par elle-même, sans la liberté. La société close est donc dominée par des habitudes. Sa solidarité est pourvue comme par automatisme ; c'est en fait l'idée de solidité sociale que traduisent ces habitudes logées dans le moi profond. Cette forme de lien social, pour efficace qu'elle soit, est donc réglée, en raison du fait que les états d'âme de l'homme (l'instinct et l'habitude) sont déterminés. Ils se repèrent à ce qu'ils « sont faits pour pousser à des actions qui répondent à des besoins », « les autres, au contraire, sont de véritables inventions, comparables à celle du musicien, et à l'origine desquelles il y a un homme »284(*). Ces hommes possèdent comme chez Durkheim, une haute personnalité morale. En conséquence, ces hommes « n'ont pas besoin d'exhorter ; ils n'ont qu'à exister ; leur existence est un appel ». C'est ce qui fait la supériorité morale de la société ouverte: « tandis que l'obligation morale est pression ou poussée, dans la morale complète et parfaite il y a un appel »285(*).

La société dite ouverte se réalise alors grâce à la sensibilité, faculté humaine qui provoque l'imitation du héros. Car « en dehors de l'instinct et de l'habitude, il n'y a d'action directe sur le vouloir que celle de la sensibilité »286(*). Au-delà de la conscience ou de l'inconscience, l'homme est poussé à suivre l'exemple. En effet, « si l'atmosphère d'émotion est là, si je l'ai respirée, si l'émotion me pénètre, j'agirais selon elle, soulevée par elle. Non pas contraint ou nécessité mais en vertu d'une inclinaison à laquelle je ne voudrais pas résister »287(*). Pour autant, sur le plan social, il ne peut être affirmé que le lien social ainsi produit par le mouvement est de fait plus libre. Il n'est ni plus libre ni plus obligé, l'appréciation relevant d'une autre catégorie, émotionnelle. Les libertés de chacun seront plausiblement augmentées, l'habitude inconsciente étant pour partie vidée des esprits. D'autre part, la liberté du créateur doit être préjugée pour rendre le modèle cohérent.

Ainsi, « la nécessité sociale a paradoxalement besoin de la liberté individuelle pour s'effectuer, car elle s'assure ainsi, dans le domaine humain, une plus grande marge d'action »288(*). Ainsi, pour résumer: « le tout de l'obligation est une nécessité permettant aux individus d'agir collectivement, sauf à ce que la nécessité sociale requiert la liberté individuelle pour une plus large marge d'action, ce qu'incarne le mystique ». Le mystique, transporté sur la toile durkheimienne pourrait apparaitre comme celui qui parvient à surpasser la conscience collective, dans le sens où c'est par celle-ci que ce conduit le passage de la solidarité du type mécanique au type organique. Le facteur individuel dans l'évolution sociale est donc toujours plus déterminant pour Bergson que pour Durkheim.

En outre, la solidarité sociale peut parfois apparaître chez Durkheim en deçà de l'idéal fraternel, cependant que la religion de l'homme doit aussi avoir cet objet. C'est que la solidarité reposant sur l'activité économique sera toujours fébrile, elle ne devient pleinement satisfaite qu'en jouxtant l'univers économique et l'univers moral. Mais pour s'accomplir, cette religion de l'Homme doit être pratiquée plus que professée car quoique le dogme soit une institution morale qui influera sur les représentations des esprits, elle s'arrêta au seuil des idées. L'homme copie plus ce qu'il voit que ce qu'il écoute. Comme l'écrit Bergson, mais peut-être Durkheim n'en eu pensé moins « ce n'est pas en prêchant l'amour du prochain qu'on l'obtient. Ce n'est pas en élargissant des sentiments plus étroits qu'on embrassera l'humanité »289(*).

On l'eut deviné, la société ouverte que décrit Bergson est plus globalement plus fraternelle que ne l'est toute solidarité durkheimienne. Mais elle semble aussi proprement solidaire, quand bien même la fraternité constituée est interindividuelle, car ce lien social établit apparaît plus désirable. En effet: « c'est dans un tout autre sens que l'homme trompe la nature quand il prolonge la solidarité sociale en fraternité humaine »290(*). Ainsi, si la solidarité est un état social indissoluble, la société close aura la faveur du jugement ; si la solidarité est un idéal qui aspire à la fraternité, on penchera pour la société ouverte. Elle possède en creux une force incommensurable, qui avant d'être sociale, est humaine. Néanmoins, celle-ci ne déclenche pas, aucun mécanisme collectif ne parviendra à la réaliser, puisque c'est bien un homme, un créateur, qui porte tout seul à un renouveau moral.

Durkheim ignore la fraternité parce qu'elle ne repose sur rien de tangible, et la fraternité comme l'entend un Bergson suppose un vide des représentations collectives. En fait la fraternité de la société ouverte repose sur l'imitation, et Durkheim ne veut faire trop d'égard à cette idée. Il fait valoir en effet que l'imitation peut s'accomplir « entre individus que n'unit aucun lien social ». Il spécifie même: « un homme peut en imiter un autre sans qu'ils soient solidaires l'un de l'autre ou d'un même groupe social dont ils dépendent également, et la propagation imitative, n'a pas, à elle seule, le pouvoir de les solidariser » 291(*).

Pour Bergson, les sentiments naturels amènent les hommes à se solidariser. Néanmoins, entre groupes sociaux clos, cette unité est en même temps supposée par l'hostilité, virtuelle tout au moins, de chacun de ces groupes. Les solidarités durkheimiennes, en comparaison, souffrent d'un état de conflit ouvert latent. Durkheim d'ailleurs, sans la recommander pour autant, insiste sur l'effet salutaire de la guerre d'un point de vue moral292(*). C'est que, réaliste, il considère que la guerre est chose nécessaire. Mais ce sédiment cristallin de ses lectures passées permet le doute sur l'idée d'autonomie des cités, l'autonomie collective donc, si l'antagonisme en vient à éclore, à se concrétiser. Durkheim est optimisme quant à l'avancement moral que constituerait une solidarité entre peuples ou individus de peuples différents, bien qu'il sache que c'est une marche marathonienne où les obstacles seront récurrents293(*).

Si l'on s'en tient à Bergson, on retiendra que « entre une morale ouverte et une morale humaine, la différence n'est pas de degré, mais de nature »294(*). Mais surtout il parait incongru au philosophe de vouloir susciter des actions morales295(*). Il est très insuffisant alors de vouloir « nous faire une morale »296(*) comme l'écrit Durkheim en toute fin de De la division du travail social. A moins, que celui-ci, ce-disant, souhaite une règlementation pour seulement prévenir les dangers de l'anomie.

*

* *

La solidarité durkheimienne balance entre deux univers entremêlés: l'intégration et la régulation.

L'intégration, selon l'angle choisit, s'entend d'un produit de la contrainte comme intériorisation des représentations et des valeurs, préparant chez l'individu des dispositions altruistes ; mais l'acte altruiste sera pourtant perçu comme spontané. L'intégration est alors le produit d'une nécessité physiologique ou psychique.

La solidarité n'est pas épuisée par l'idée d'intégration: la régulation des comportements est également nécessaire. C'est la régulation qui permet d'esquisser une évolution du rapport de l'individuel au collectif. Si l'on part du principe, et il semblerait que c'est son crédo, que la règle morale est informée et précise (elle est identifiable à l'allure contemporaines de la régulation), l'individu ne peut qu'en avoir conscience, et on doit admettre qu'il est un minimum en mesure de se soustraire à son impératif.

Durkheim prétend que la soumission à la règle est spontanée. Pourquoi l'individu a-t-il alors tant besoin de discipline? On comprend que la discipline a pour objet de faire renaitre les sentiments d'assujettis qui appartiennent plus à logique de l'intégration par la contrainte, point d'orgue de la cohésion sociale (plus que la notion de solidarité). En abordant la discipline, Durkheim transpose le processus de passivité (d'origine émotionnelle) du sujet devant la contrainte à un abrutissement souhaité de l'individu face à la règle. Cette contamination des procédés plus ou moins naturels de la contrainte à la règle par le biais de la discipline est artificielle. En faisant du droit un fait, il confond le fait avec le droit , ce qui amène à une identité de caractères entre la règle de droit et la norme morale. La nécessaire désirabilité de la règle, qu'il proclame, apparaît stupéfiante autant qu'illégitime. Réaliser cette discipline n'a peut-être pour rôle que de brimer l'individu, de lui ôter sa liberté de pensée qui se répercutera dans le conformisme social de ses actes. C'est dans cette perspective que la liberté est rabaissée.

« ... la société n'exerce à l'égard des individus une puissance suffisante d'intégration que si elle se constitue en rapport à des normes, et se donne les moyens de faire reconnaitre et accepter ces normes par ses membres ainsi définis comme sujets normés ; sans quoi elle sombre dans ce que Durkheim appelle l'anomie. Il faut donc que ces normes soient comprises et admises par l'individu comme étant leurs règles, qui s'imposent à eux précisément parce qu'ils sont des individus, ce qu'effectue une discipline rationnelle développant solidairement les principes de l'obligation et de l'association, de manière à maintenir la cohésion du tout social » 297(*).

De nos jours, le rapport intégration-régulation tend à s'inverser. Doit-on considérer, avec Durkheim, que « partout où il y a des sociétés, il y a de l'altruisme, parce qu'il y a de la solidarité »298(*) ? La solidarité reposant sur la dépendance, tenant compte de la distance entre individus, ne contient rien qui puisse inciter à l'altruisme, sauf à croire que le coeur des hommes est devenu plus noble.

Quant à la liberté humaine, elle est par nature limitée car est confinée à la propriété. « En effet, être une personne, c'est être une source autonome d'action. L'homme n'acquiert donc cette qualité que dans la mesure où il y a en lui quelque chose qui est à lui, à lui seul et qui l'individualise »299(*). Quant au libre arbitre, il est récusé en tant qu'attribut du sujet au motif que sa validité serait conditionnée par le fait que les afflux de représentations sont sociales, les matériaux de sa conscience, sont extérieures au sujet. On peut établir en conséquence que la liberté ne s'entend que d'un rapport équilibré à la société. Trop différent, l'individu risque de sombrer dans une situation subjective d'anomie. Pour que la liberté fleurisse, il faut que le sujet cultive son individualité dans son rapport au monde, grâce à sa parcelle de terre, terre de toutes les promesses du libéralisme. Mais en adoptant cette optique, on risque tout de même de favoriser l'éperdue différenciation entre individus, ce qui, globalement, peut nuire à la cohésion de l'ensemble social.

* 257 « La science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale, p. 317

* 258 Durkheim E, La science sociale et l'action, op. cit., p. 320

* 259 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 109

* 260 « La science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale, p. 317

* 261 TönniesF., Communauté et société, op. cit., p. 135

* 262 « La science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale, p. 318

* 263 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 130

* 264 Durkheim E. Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 111

* 265 Ibid., p. 71

* 266 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 14

* 267 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 346

* 268 Ibid., p. 347

* 269 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 342

* 270 Ibid., p. 342

* 271 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 14

* 272 On peut même aller au-delà : « l'activité esthétique apparaît comme une forme accomplie d'anomie positive, où l'individualisme est appelé à s'exprimer sans retenue, et qui signerait la liberté créatrice. La célébration positive de l'anomie libératrice est l'une des cibles principales de la critique en règle que Durkheim fait de la dérive anarchisante de Guyau, et, au-delà, c'est sans doute l'un des fondements durables de la méfiance de Durkheim à l'égard des pouvoirs libérateurs de l'activité esthétique, dès lors que celle-ci semble saper le ciment de l'être-ensemble social, c'est-à-dire l'appareillage moral et juridique des obligations collectives ». (Menger Pierre-Michel, « Égalités et inégalités dans l'activité créatrice. Durkheim, Marx et Rawls devant l'individualisme artistique », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XLII-129 | 2004, mis en ligne le 05 novembre 2009, URL : http://ress.revues.org/412)

* 273 « Les fins particulières visées par l'artiste sont accomplies « en se mettant en rapport avec les choses sur lesquelles doit s'exercer l'action et en agissant soi-même » (Durkheim E., Education et sociologie, op., cit. p. 79)

* 274 « Le rôle des grands hommes dans l'histoire. » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll. « le sens commun », Les éditions de minuit, 1975, 512 p., p. 414

* 275 Ibid., p. 417

* 276 « Le rôle des grands hommes dans l'histoire. » in Durkheim E., Eléments d'une théorie sociale, p. 413

* 277 Durkheim E., La science sociale et l'action, op. cit., p. 181

* 278 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 400

* 279 Bergson H, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 374 (note n°30)

* 280 On a observé que chez Durkheim, l'idée de temporalité semble exclusivement sociale (ref...), ce qui , d'une part, peut faire apparaitre une brèche dans son idée de solidarisation spontanée, et ce qui le prive d'analyser distinctement, comme Bergson, l'individu et la société.

* 281 Ibid., p. 22

* 282 Ibid., p. 21

* 283 Ibid., p. 27

* 284 Ibid., p. 37

* 285 Ibid., p. 30

* 286 Ibid., p. 35

* 287 On trouve, pour plus d'exhaustivité et de nuance, cette formule : « Il y a encore obligation , si l'on veut mais l'obligation est la force d'une aspiration ou d'un élan, de l'élan même qui a abouti à l'espèce humaine, à la vie sociale, à un système d'habitudes plus ou moins assimilable à l'instinct: le principe de propulsion intervient directement, et non plus par l'intermédiaire des mécanismes qu'il avait monté, auxquels il s'était arrêté provisoirement". Ibid., p. 53

* 288 Ibid., p. 382 (note n° 54)

* 289 Ibid., p. 50

* 290 Ibid., p. 53

* 291 Durkheim E., Le suicide op. cit. p., 107

* 292 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 147. Soulignons toutefois que l'auteur sera dégoutté première guerre mondiale, durant laquelle il perdra son fils.

* 293 Ibid., p. 107

* 294 Bergson H, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p.31

* 295 « Les éducateurs de la jeunesse savent bien qu'on ne triomphe pas de l'égoïsme en recommandant « l'altruisme » ». Ibid., p. 32

* 296 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 406.

* 297 Raynaud P. et Rials S. (dir), Dictionnaire de philosophie politique, op. cit., p. 774

* 298 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 406

* 299 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 399

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