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L'Art dans ses rapports avec l'intelligence et l'imagination

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par Dr Mohamed Dr. Mohamed Sellam
Université d'Aix- en- Provence - Maitrise en histoire de l'art. 1974
  

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?III?

L'oeuvre produit-elle un univers nouveau?

Les piéces de Molière ou celles de Racine sont faites d'abord pour être présentées sur la scène,mais paradoxalement,grâce au prestige du style et à l'élégance magnifique de la forme,ces piéces sont de nos jours beaucoup plus goûtées par la lecture qu'au théâtre,dont la primauté,à l'époque classique du moins,était tout à fait absolue et incontestable.

Le lecteur moderne ne s'empêche pas de savourer ,de se laisser en quelque sorte griser par le style enchanteur et le génie profond qui sont incontestablement à l'origine de la survie de ces piéces,qui,bien qu'elles aient traversé des siécles et subi des controverses infinies parfois hostiles et dénigrantes,sont souvent d'une fraîcheur suave et vivace157(*).

Son excitation s'accroît au fur et à mesure qu'il avance dans sa lecture,si bien que,tantôt délicieusement bercé par le ton émouvant,les tirades expressives et bouleversantes,tantôt délibérément enivré par la cohérence dramatique,le suspense des coups de théâtre spectaculaires.

Il a l'impression en effet de vivre lui-même la scène,d'être le principal protagoniste,de décocher des traits violents,d'aplanir les obstacles,de combattre le fanatisme et la haine,d'instaurer le régne de la justice158(*).

L'univers produit par la piéce est un univers authentique,quoique né de l'imagination,c'est un univers découvert,non seulement par l'auteur,mais aussi par le lecteur lui-même,qui y participe pourtant d'une manière directe et immédiate,c'est univers enfin où ce dernier,volontiers complice,se baigne complaisamment,constamment grisé par la nature des passions dépeintes ou le décor pathétique où se meuvent cependant momentanément les personnages.Lire en vérité c'est découvrir,c'est retrouver un nouveau monde,c'est faire une percée dans l'inconnu et dévoiler le mystère qui se cache derrière chaque ligne159(*),précisément comme s'il eût été lui-même l'auteur de la piéce,puisque,écrire n'est pas du tout prendre la plume et entreprendre d'écrire des idées préconçues,au contraire,écrire pour l'auteur,c'est aussi découvrir,c'est faire des retrouvailles insolites,«L'oeuvre en prose ou en poésie a réussi à nous imposer cette idée que la littérature est une expérience et que lire,écrire,ne relèvent pas seulement d'un acte qui dégage des significations mais constitue un mouvement de découverte160(*)

Or,écrire,c'est se connaître soi-même,'est découvrir;c'est se dévoiler à son insu,ouvertement,sans barrières ni obstacles,,car l'écriture suppose vraisemblablement une découverte et une recherche ,un sondage au plus profond de soi-même,enfin une exploration dans les fibres intimes du subconscient et de l'âme.

Saint-Augustin dans ses "Confessions» ou même Pascal dans ses "Pensées et Opuscules161(*).»se sont volontairement livrés à l'exercice de l'écriture,dans le but évident bien entendu de s'extérioriser ,d'éclairer les coins obscurs de leurs âmes tourmentées par des aspirations déjà inavouées..

L'un tiraillé par la foi,une foi immense et ardente,par un désir constant d'élévation vers une illumination céleste,vers le paradis tant souhaité.

L'autre,obsédé par le repentir et déchiré par les remords, dans une ultime aspiration ,se rapproche, après avoir reconnu et expié par dés pénitences et des mortifications ses péchés,dus par ailleurs à la faiblesse de la nature humaine,vers la pureté de l'Etre Suprême.

Ainsi,par ce moyen infaillible,en l'occurrence l'écriture,l'artiste ,au lieu de chercher à camoufler la vérité qui gît en son sein , s'ingénie au contraire à la révéler et à l'exposer telle qu'elle se manifeste à son esprit.

M.Blanchot,en écrivant,avait fait l'expérience et savait mieux que personne la portée de l'écriture et son influence sur la personne même qui écrit,«L'artiste,déclara-t-il,dont l'esprit est toujours en éveil,s'évertue à faire preuve de beaucoup de persévérance surtout au moment où il écrit,pour ne pas se laisser paralyser par les mouvements saccadés de l'inspiration ,car souvent ,il en vient soit à se sentir,quand il écrit,l'agent des forces supérieures soit-plus modestement-à reconnaître dans cette activité une expérience originale,une sorte de moyen de connaissance et de voie de recherche162(*)

Ainsi,écrire,c'est sentir et se sentir;c'est savoir s'affranchir des velléités et des arrière-pensées mesquines,pour rejoindre l'état de pureté divine.163(*)

L'oeuvre ne permet pas seulement à son auteur de se connaître et de dévoiler son être, en un mot,d'être transparent et clair comme la lumière du jour,mais lui permet aussi de trouver à foisons des idées insoupçonnées,des idées auxquelles il n'a jamais pensé,et qui affluent en son esprit indéfinément,jusqu'au moment oû il s'aperçoit que le sujet qu'il traitait est déjà épuisé.

L'oeuvre est donc génératrice d'idées universelles ,qui demeurent infiniment vastes,soit pour l'auteur lui-même,soit pour le lecteur,qui est cependant plus apte à découvrir à travers l'oeuvre des choses auxquelles l'auteur lui-même,en les enfantant inconsciemment,ne semble cependant nullement en avoir la moindre image dans son esprit .

L'oeuvre ne réflète pas le monde tel qu'il est en réalité,mais le transforme,pour en créer un monde nouveau,plus beau et plus grand,comme l'a laissé entendre M.Blanchot."Mais reconnus comme moyen de connaissance ,l'art et même le roman sont forcément appelés à se rencontrer avec d'autres disciplines intellectuelles.Cette rencontre n'a rien d'extraordinaire ,elle a été presque constante dans toute l'histoire de la pensée.Des présocratiques à Dante,de Léonard de Vinci à Goethe ,de Cervantès à Kafka,l'histoire est jalonnée d'oeuvres d'art qui n'exposent pas seulement des idées mais les trouvent,ne se contentent pas d'illustrer une certaine image de notre condition,mais l'approfondissent et le changent164(*)

Karl Marx,grâce à son oeuvre surprenant à plus d'un titre,a modifié le monde en y semant le germe du changement,d'une révolution inattendue,qui a mis en question tout un univers d'institutions ,toute une panoplie de dogmes ,de traditions,d'idéologies ,de mentalités sclérosées et archaïques.

La Révolution Française,qui a eu également le pouvoir de tout changer de fond en comble,est l'oeuvre,non d'un seul homme,mais d'une multitude d'hommes,dont les oeuvres ont été bâties à peu près sur les mêmes idées et les mêmes principes,visant avant tout la félicité et la dignité de la race humaine165(*).

De Voltaire à J.J.Rousseau,en passant par D'Alembert ,Diderot et les grands encyclopédistes,tous ont plus ou moins contribué à la chute de l'ancien régime,pour édifier sur ses cendres croulantes,un nouveau monde,où régneraient la liberté,l'égalité et la tolérance.Ceci sans généralement tenir compte des abus effrayants et des actes d'injustice et de tyrannie,qui ont dû jalonner la mise en application de leurs principes fondamentaux.

Pour tout dire,l'oeuvre,qu'elle soit littéraire ou picturale,implique en elle -même le sens d'expérience et de recherche...Elle est née à la suite d'une longue exploration de la vie et ne reflète en ce sens que la vie,puisque,une oeuvre sans vie n'est pas du tout une oeuvre,c'est plutôt une tentative oiseuse et d'esprit stérile.

L'oeuvre est donc porteuse de significations,du sens réel de l'existence.Elle est le résultat d'un effort immense,d'une riche expérience réaliste, en vue de transmettre à la postérité un message authentique pour fonder un monde,transformer les mentalités des peuples,en provoquant cette espèce de sympathie qui a consacré le rapprochement et la réconciliation entre les esprits166(*).

Chaque oeuvre donc porte en son sein un objectif particulièrement salutaire,tendant essentiellement à promouvoir et à galvaniser énergiquemeent le sens du bonheur des peuples du monde,sans frontières d'aucune sorte.

De là,nous pouvons avancer que le célébre roman de Don Quichotte,de Cervantès,celui du Roland Furieux de Baccace,ou même les Liaisons Dangereuses de Choderlo de Laclos et d'autres romans innombrables écrits avec le même génie et le même talent,sont de vrais monuments de l'esprit humain:et pourtant tous étaient à l'origine d'une vision imaginaire et purement fictive,mais que,avec le temps,devenus ainsi d'une vogue notable,sont considérés de nos jours comme d'autant de miroirs reflétant sans camouflage et en toute évidence l'âme des peuples167(*).

Ce qui est vraiment extraordinaire,c'est que,ce passage de la fiction à l'expérience,a été accompli dans le cadre d'une certaine croyance particulière,propre en effet à l'esprit de la société moderne,qui a tendance cependant à voir dans toute oeuvre bien écrite une réalité et une expérience.

«La possibilité,disait encore M.Blanchot,pour une fiction de devenir une expérience révélatrice hante toute notre littérature moderne168(*)

Il fut un temps où Don Quichotte,par exemple,n'était qu'une oeuvre de cocasseries époustouflantes et de distractions grotesques et ridicules,une vision des choses que Cervantès avait eue pour montrer l'aspect proprement comique et burlesque de la vie humaine.En réalité ce passage de la fiction à l'expérience n'a pas été réalisé fortuitement,cette transformation a été opérée à l'issue de graves méditations,émaillées de réticences,d'hésitations parfois déchirantes,de polémiques et de querelles interminables qu'avaient connues les peuples tout au long des siécles.

De plus,le mythe, comme le phénix,renaît toujours de ses cendres.Tantôt le mythe reste tel qu'il est,c'est-à-dire quelque chose auquel l'on ne croit guère,quelque chose qui relève de la fiction et de la légende et qui ne posséde aucune parcelle de vérité :les traditions orales en particulier sont largement farcies de faits contradictoires et étranges:tantôt il incarne une réalité indéniable,entretenue complaisamment par les peuples de tous les lieux et à toutes les époques "le mythe,derrière le sens qu'il fait apparaître,se reconstitue sans cesse.»

Cependant la fiction se mue en un mythe et de là à une réalité qui devient avec le temps un fait vécu,une expérience pure et authentique.169(*)

L'oeuvre rabelaisienne est une fiction certes,engendrée à la suite d'une idée fantaisiste,mais cela ne nous empêche pourtant pas de dire que c'est une oeuvre réelle,qui s'est inspirée directement du vécu et du sensible,mais que l'auteur,fuyant l'écriture banale et les poncifs a cherché une autre forme d'expression,en l'occurrence l'ironie et l'humour à la fois sarcastique et impassible,pour réaliser la construction de son oeuvre170(*).

De là,l'on peut dire que Cervantès et Rabelais,que j'ose ranger dans la même catégorie,ont la même affinité,les mêmes tendance spirituelles et le même génie,surtout dans leur conception du monde.

D'autre part,il n'est pas moins vrai que la peinture en particulier se caractérise par le silence,mais un silence éloquent,profondément plus suggestif que le roman même,-puisque à travers un tableau,nous percevons une vue d'ensemble,une vision globale et claire de tout un monde de pensées et de faits,alors qu'un roman,quoiqu'il présente les événements dans un cadre plus précis et plus net,ne nous offre souvent que des détails abondants mais inutiles,des problèmes cernés avec munitie,mais toujours insuffisamment éclaircis,car la faconde ou la tendance à la volubilité exagérée empêche l'écrivain d'être souvent objectif dans ses interventions.

Dès lors,il m'est possible d'affirmer que le peintre,par le silence au sein duquel il se réfugie,par sa manière de suggérer les faits avec plus ou moins de vraisemblance,est plus expansif,plus ouvert et même plus franc que le romancier,quoi qu'il ait«perdu,comme disait Malraux171(*),les sentiments de sa dépendance:il en a chassé les maîtres,il en a chassé la réalité à laquelle il a substitué le silenc.» Or «La mort d'Ophélie»un des tableaux de Millais,préraphaélite de génie,est plus suggestif,plus émouvant que tous les romans du monde.

Dans ce tableau pathétique,comme d'ailleurs dans celui de Courbet "un enterrement à Ornans.»,un silence macabre,profond et effarant,se substitue comme de force à l'écriture jugée par ailleurs inutile et stérile.

Ce silence,c'est la réalité transparente,profonde et humaine;c'est l'esprit,l'âme même de l'univers qui s'est exprimée à travers ce silence indescriptible.172(*)

le créateur est souvent fasciné par l'objet qu'il crée..C'est un Pygmalion sans le savoir,un Pygmalion pourtant éternel,il est pris dans le chausse-trape de ses propres sensations,dont il peint les effets sur le papier pour les rendre visibles à l'oeil et sensibles à nos sens.

Tout son art réside en principe dans ce phénomène insolite,qui lui permet de s'évader de la quotidienneté,de l'univers sensible où il évolue,pour plonger dans le fond de son être,créer ne serait-ce que par l'imagination,l'idéal auquel il aspire et vivre les moments d'une extase infinie.

C'est là un état psychologique propre à l'artiste,un état naturel en quelque sorte et ne diffère en rien de sa vie ordinaire dont Malraux connaît à fond les secrets.

«il s'agit d'un état psychologique sur quoi repose presque tout l'art tragique et qui n'a jamais été étudié parce qu'il ne ressortit pas à l'esthétique:la fascination173(*).+

La fascination provoque l'inverse des sens,enflamme les nerfs,et conduit l'artiste à l'euphorie et à l'enthousiasme frénétique et de là à l'expression profonde des passions.

La fascination enveloppe le sens esthétique de lumière,stimule l'intuition et l'intelligence,pour assurer à l'oeuvre son unité intrinsèque et profonde.

Par la fascination,qui est un état psychologique tout à fait particulier,l'artiste descend en lui-même,pénétre et s'infiltre dans les replis profonds de son être et s'engage dans le chemin tortueux de l'exploration de soi174(*).

Les belles trouvailles ne se manifestent pas à l'esprit de l'artiste pendant qu'il est dans un état normal:il lui faut alors subir un certain vertige étourdissant,entrer en transe,être sujet à des à-coups d'un aiguillon insidieux,enfin une certaine fiévre délirante,qui torpille toute activité gestuelle,paralyse les mouvements de son être et le mène lentement vers l'enfantement douloureux certes,mais en tout cas non dépourvu de délectation et d'extase infinie.

«De même que l'opiomane ne rencontre son univers qu'après la drogue,le poéte tragique n'exprime le sien que dans un état particulier,dont la constance montre la nécessité175(*).» Les génies modernes,tels que Van Gogh ou Baudelaire,ne se sont pas privés de ce plaisir,en se procurant cet élixir,cet onguent magique qui les excite tellement qu'ils s'attribuent les pouvoirs même de Dieu!En ce sens qu'on ne crée pas alors qu'on est dans un état psychologique ordinaire,il faut donc provoquer une sorte d'anarchie des sens,une mise de sens dessus dessous de toute la logique rationnelle des choses,ébranler toutes les facultés psychiques et faire naître cet état d'inconscience,de sang-froid et d'insensibilité totale,opération absolument nécessaire à toute création artistique176(*).

Une frénésie extatique,un mouvement désordonné et instable de tous les sens,une espèce de fiévre intense,ardente,inexorable ,accomppagnée d'un déluge de sueur,une réquisition totale de toutes les facultés,toutes convergeant déjà vers le même but,bref une impossibilité absolue de sentir le monde exogène,pour ne voir qu'en soi,en son âme:tel est enfin l'état où se trouve l'artiste de génie au moment où il produit son oeuvre.

Baudelaire -et il n'est pas le seul d'ailleurs-usait d'un procédé généralement assez connu pour vaincre l'excitation nerveuse et en particulier l'angoisse:l'opium dont il se servait fréquemment et abondamment ,pour échapper aux souvenirs déchirants de sa situation de désespéré et d'orphelin malheureux,aussi pour tromper l'angoisse qui le dévorait au moment où il se mettait à cogiter et à produire ,cet opium avait insidieusement affecté la santé du grand poéte visionnaire177(*).

Et pourtant,pour Baudelaire,comme d'ailleurs pour tout artiste,l'opium constitue un moyen efficace pour se protéger contre les influences extérieures,c'est un moyen pour voir au plus profond de soi ,pour pouvoir s'accrocher constamment à l'image que l'on entretient délicieusement à l'intérieur de soi.Car exprimer et dépeindre l'angoisse,c'est non pas pour fuir l'angoisse,c'est-à-dire s'en délivrer par confession directe,mais au contraire,c'est pour l'exacerber davantage,l'accroître démesurément et l'artiste,qu'il soit un Baudelaire,un Musset ou un Raphaël,s'en trouverait pourtant bien à l'aise,comme quelqu'un qui,ayant par malheur un gros poignard dans le coeur, aurait beaucoup de mal à l'en arracher,de peur d'expirer instantanément178(*).

«L'artiste ne se défend pas contre l'angoisse en l'exprimant,mais en exprimant autre chose avec elle,en la réintroduisant dans l'univers.La fascination,la plus profonde,celle de l'artiste,tire sa force de ce qu'elle est à la fois l'horreur et la possibilité de le concevoir179(*)

Malraux,explorateur génial des secrets des artistes anciens et modernes,a su définir impeccablement ce sentiment d'angoisse et de malaise perpétuel qui se dégage de toute oeuvre qui tomberait entre ses mains.

En général,ce qui exaspère prondément les passions du poéte ou du peintre,c'est naturellement l'angoisse incisive et le mortel ennui:l'un et l'autre sont autant de virus impitoyable,qui,s'infiltrant dans l'âme,provoquerait irréversiblement,non pas une anémie intellectuelle,mais plutôt un ébranlement profond de tous les organes psychiques,qui le pousserait finalement au désespoir et de là directement au suicide.

D'ailleurs,aucune oeuvre,que je sache,depuis le moyen-âge jusqu'à l'ère contemporaine,qu'elle soit de caractère burlesque ou tragique, n'a échappé tout à fait au miasme de l'angoisse et du désespoir!

L'oeuvre poétique de Ronsard respire,au-delà de l'effluve de cette passion amoureuse qui se consume d'elle-même dans une vanité grossière,la tristesse d'un coeur déchiré par les tracas matériels et l'ennui d'une vie monotone et pesante..Tout autant que l'oeuvre de Rabelais ,où,à travers ses deux personnages grotesques Pantagruel et Gargantua ,il exprimait un état de désespoir infini,qui sourdait au-dessous de chaque ligne.

Tous les grands classiques s'étaient montrés à nu dans leurs oeuvres immortelles:il suffirait de relire un Racine,un Corneille ou un Molière,ou même,pour parler d'une oeuvre de moindre importance, un Chapelain180(*),pour se rendre compte de cette vérité fondamentale181(*).

De tout temps l'artiste est un isolé,un pauvre solitaire en butte aux anicroches de la vie quotidienne.C'est un solitaire au milieu de la multitude,au milieu d'une société qui parfois refuse de le reconnaître et de lui accorder une juste place en son sein182(*) et pourtant l'artiste est un "albatros»,fier et plein d'orgueil,auquel rien ne résiste cependant,puisque,par son génie,par sa capacité de saisir l'insaisissable,par son autonomie qui est en fait essentielle pour lui,par son originalité indéniable,il est en droit de vivre seul»toute grande oeuvre nous atteint en démiurgie :un grand artiste n'est pas autonome parce qu'il est original,mais il est original parce qu'il est autonome,d'où sa part de solitude183(*)

J'ai l'impression que Malraux a eu raison d'avancer un tel argument d'ailleurs plein de sens et de vérité,car l'artiste se trouve souvent devant un dilemme des plus cruels:

ou bien être autonome,c'est-à-dire ne dépendant ni de personne ni de rien,sacrifiant ainsi toute ambition d'ordre matériel,et par là être original,ce qui l'amenerait à subir inéluctablement les effets de la solitude et les frustrations douloureuses qui en découleraient,ou bien faire partie de la communauté,en être un membre comme n'importe quel autre,et par là perdre à la fois son autonomie et son originalité,ce qui le réduirait à accepter en derenier ressort le statut d'un membre stérile et consentir à être le satellite du pouvoir ou d'une coterie littéraire mondaine184(*).

Donc l'originalité de l'oeuvre dépend avant tout du degré d'autonomie dont devrait jouir éventuellement tout "créateur"et ce dernier n'atteindrait en vérité la gloire et l'honneur qu'en s'affranchissant de la dépendance matérielle ou spirituelle même des autres ou même de la société.

Une telle caractéristique ne saurait être dénigrée ,d'autant plus que,tout au long des siécles ,l'artiste autonome est toujours celui que la postérité reconnaît comme un vrai créateur et par là immortel.

L'artiste en peinture,en littérature,en sculpture ou même en architecture,je veux dire tout homme qui est capable de produire du beau est avant tout un artiste,un visionnaire qui transforme le monde,pour créer un monde idéal,pur et humain185(*).

L'artiste est donc un dominateur,un potentat en puissance,qui surveille de loin son monde,en régle les mécanismes et supervise de plus près les rouages complexes.Il domine par là,non pas par la pensée,mais aussi par sa présence ,le monde environnant,sur lequel il exerce son pouvoir et sa volonté indomptable.

Néanmoins,l'artiste,qui était dominé par les contingences manifestement abstraites de son sujet ou de l'objet,qu'il avait entrepris de manipuler et de traiter selon les principes de son art,devient tout de suite,une fois l'oeuvre entreprise finalement achevée,«dominateur,non pas seulement de l'objet crée,mais que depuis cinquante ans il choisisse de plus en plus ce qu'il domine,qu'il ordonne en fonction des moyens de son art186(*)

L'oeuvre est certes un produit de l'esprit,mais aussi le produit d'un désir charnel,d'une espèce de concupiscence latente et obscure,qui lui procure vie et lumière187(*).

Une fois édifiée et l'architecture générale achevée,consacrant ainsi l'ambition initiale de l'artiste,l'oeuvre implique en soi une authentique vision de la vie et de l'univers.

C'est pourquoi la mission qu'elle assume vise principalement à la réorganisation du monde,à l'instauration du régne de l'idéal et de la paix parmi les peuples,réalisant ainsi par là,les aspirations profondes de son "créateur"

«La grande oeuvre d'art n'est pas tout à fait vérité comme le croit l'artiste:elle est,elle a surgi.Non pas achèvement,mais naissance,vie en face de la vie,selon sa nature propre;et animée,au sens étymologique,,par la coulée du temps des hommes,qui la métamorphose et s'en nourrit188(*)

Un roman,un ouvrage amorçant des questions purement théoriques,ou même un traité philosophique,une oeuvre littéraire ou même théologique,est par définition,une oeuvre ,bien comprise et pertinemment interprétée,vise un seul et unique objectif:c'est d'assurer le bonheur pour les générations présentes et futures.189(*)

De Platon à J.J.Rousseau,en passant par Locke,Hume,Newton,Leibniz,Descartes et Voltaire,tous les génies des siécles révolus,ont contribué avec presque le même effort et la même persévérance au bonheur matériel et moral de l'humanité,à l'universelle ascension de l'esprit humain,en jetant les bases fondamentales des lumières..

Une seule idée a pu généralement modifier en profondeur toute une multitude infinie de structures archaïques et décadentes,pour élever à leurs places d'autres structures plus modernes et plus évoluées,assurant ainsi au genre humain,les garanties de sa survie et de sa gloire.

L'art,c'est combattre l'impossible,c'est vaincre le néant:c'est un moyen de vivre une aventure,avec ses obstacles infinis,ses soucis et ses mortels ennuis,comme ses immenses tribulations.C'est aussi un but bien circonscrit dans la pensée de l'artiste, un but auquel il tendrait de toute son âme,de toutes ses forces,pour transcender l'infini,s'affranchir des frontières étroites qui le retiennent ici-bas et prendre l'essor vers le monde de la lumière et de l'extase190(*).

«L'art naît précisément de la fascination de l'insaisissable,du refus de recopier des spectacles,de la volonté d'arracher des formes au monde que l'homme subi pour les faire entrer dans celui qu'il gouverne.

«L'artiste pressent les limites de cette incertaine possession;mais sa vocation est liée à son origine puis à plusieurs reprises avec moins d'intensité,au sentiment violent d'une aventure.Il n'a peut-être ressenti d'abord que la nécessité de peindre.191(*)»

Or,l'art,ne reconnaissant pas l'impossible,est au-delà même de l'infini,car il est immanent et profondément très proche de l'esprit divin,dont il est par ailleurs l'élément essentiel.

La nature céleste a créé l'art,car l'art n'est pas de création humaine,l'art est un phénomène mystérieux,métaphysique,au même titre que la mort ou la naissance.L'esprit humain,qui pratique et maitrise les mécanismes de l'art,sous toutes ses formes,est un esprit que l'on peut considérer comme ayant effectivement atteint l'apogée de la perfection céleste et par là doué d'essence divine.

Shakespeare,Racine ou Corneille,se sont rapprochés de Dieu par la magie de leur art et restent par conséquent très proches de Lui ,aussi sublimes,puissants et infiniment grands que le Tout-puissant dont l'oeil immensément perspicace converge spontanément vers ce monde qu'ils ont modifié et qu'ils continuent encore à modifier192(*).

Et pour clore cet essai,aurait-on le droit de dire enfin que l'oeuvre offre le sens de la vie et qu'elle donne un sens à la vie ?Pourrait-on encore croire qu'elle s'inspire non pas du pouvoir transcendant de l'artiste,mais de Dieu même?

La nature,qui est en principe l'oeuvre de l'Etre Suprême,était à l'origine une nature brute,compacte,rigide,abrupte et sauvage,mais avec la venue de l'homme,elle est d'ores et déjà devenue plus humaine,plus hospitalière et plus serviable.Et cette grandes métamorphose ne fut accomplie que par l'intelligence de l'homme,qui a su avec détermination vaincre et conquérir tous les éléments inaccessibles et faire fleurir les déserts les plus arides.

Dieu a donc créé une nature inflexible,non-malléable et inexorablement impitoyable,que l'homme a amadouée,apprivoisée et embellie par son génie.

De toute cette entreprise gigantesque faite par l'homme pour rendre la vie plus vivable,le bonheur une réalité permanente,la paix terrestre un fait tangible et concret,le rapprochement entre nations de civilisations différentes un principe fondamental et irréversible.la culture intellectuelle au développement perpétuellement progressif un dogme vital,l'instauration des valeurs spirituelles indéfectibles une chose sacrée et intouchable.

Tout cela enfin se trouve contenu en quelque sorte dans l'oeuvre infiniment magistrale et grandiose de tous les créateurs qu'ils soient peintres,musiciens,poétes,romanciers ou même sculpteurs,des siécles passés.

Et cependant,en dépit de l'évolution du monde,qui avait nécessité essentiellement un nouvel esprit,une nouvelle sève et un idéal nouveau,tirés des oeuvres antérieures,que nous n'avons jamais cessé de bénir et d'apprécier,avec un goùt toujours renouvelable,notre monde a encore besoin d'une nouvelle forme d'art,une nouvelle vision des choses,susceptible de lui insuffler une nouvelle âme et une nouvelle redemption.

C'est là encore la nouvelle mission de l'artiste contemporain ,car lui seul a la faculté d'accomplir cette nouvelle renaissance,cette nouvelle résurrection tant souhaitée.

L'artiste est à la fois un Promethée et un Pygmalion:il capte les lumières célestes qu'il fait descendre sur terre pour purifier l'humanité et demeure en même temps prisonnier de ces lumières,dont il ne pourrait plus se défaire,puisqu'elles sont devenues une partie de lui-même.

* 157 _ -Pour mieux voir ce qui fait exactement la valeur d'une oeuvre littéraire,se reporter essentiellement à ½Linguistique et poétique+ de M.Riffaterre et Julien Greimas .Edition Larousse 1973.Voir également dans le même contexte ½Structure du langage poétique+de Jean Cohen Edition Flammarion 1966.

* 158 _ -Une poétique de la lecture est actuellement en gestation.Des prémices sous forme d'articles sérieux commencent déjà à faire jour dans les milieux critiques.

* 159 _ -Voir à ce sujet l'excellent ouvrage du critique Jean Starobinski ½la relation critique+ édition Gallimard 1970.

* 160 _ -Cf .M.Blanchot ½La part du feu.+ Edition Gallimard 1954 p.59

* 161 _ -Plusieurs éditions existent déjà soit de celles « Des Confessions » soit encore dee « Pensées et Opuscules ».Les meilleures sont celles de Garnier-Flammarion.

* 162 _ -Cf.M.Blanchot.Ouvrage cité plus haut . p.123

* 163 _ -Il serait utile de consulter-pour cette approche-l'opuscule ingénieux de Paul Claudel « Sur l'inspiration poétique » in Positions et Propositions Edition Gallimard 1928.

* 164 _ -Cf.M.Blanchot.ouvrage cité plus haut. p.89

* 165 _ -Voir à ce sujet l'oeuvre monumentale de Michelet intitulée précisément ½la Révolution Française+ édition Larousse 1968.C'est une oeuvre partiale certes et sur laquelle domine d'ailleurs l'emprise de la passion,mais elle n'en est pas moins d'une portée capitale pour la connaissance de cet évément extraordinaire.

* 166 _ -Certes l'oeuvre artistique a pour fonction essentielle d'engendrer des traansformations radicales au sein des sociétés.

* 167 _ -Les romans cités,malgré le temps écoulé depuis leur création,sont encore l'objet d'étude et d'exégèse de la part de nombreux critiques et commentateurs modernes.Ils sont des réserves inépuisables pour toutes les générations passées et peut-être à venir.

* 168 _ -Cf.M.Blanchot.Opuscule cité précédemment .P.79

* 169 _ -Il serait utile de consulter à ce propose l'ouvrage de Henry Focillon ½Vie des formes.+édition PUF 1947 ainsi que celui de Paul valéry ½Au sujet d'Adonis+ édition Gallimard 1928 ,une plaquette de portée remarquable pour connaître ce poéte ,qui devenu au fil du temps,un mythe,auquel on ne croit plus.

* 170 _ -Voir à ce sujet le célèbre critique ½l'activité structuraliste.+ édition du Seuil 1964;

* 171 _ Cf.A.Malraux .Préface à ½Sanctuaire+ de W.Faulkner.édition Gallimard 1933. p.4

* 172 _ -Il est souvent vrai que le silence est parfois plus éloquent que les mots,et dans ce cas,un tableau,qui est en quelque sorte différent d'une oeuvre littéraire,nous permet de lire à travers les lignes et les contours les péripéties d'un roman.

* 173 _ -Cf.A.Malraux.Opuscule cité ci-dessus.p.74

* 174 _ -Consulter l'excellent livre de Diderot ½Ecrivain d'Art.+ édition hatier :c'est un traité qui n'a pas encore perdu de sa fraîcheur.

* 175 _ -Cf.A.Malraux .Opuscule cité plus haut. p.46

* 176 _ -Voir dans ce contexte Bergson ½L'effort intellectuel+in l'Energie spirituelle édition puf 1925

* 177 _ -Voir à cet effet l'oeuvre même de Baudelaire ½Les curiosités esthétiques.+ édition Gallimard 1932,consulter également l'édition classique intitulée « Badelaire:critique d'art. et surtout l'article où Baudelaire fait l'éloge de la morphine.

* 178 _ -Il serait plus utile de revoir les deux ouvrages de Jean Rousset,édition José Corti:½L'intérieur et l'extérieur.+(1968) et ½Narcisse romancier+(1973)

* 179 _ -A.Malraux.ouvrage cité plus haut.p89

* 180 _ -Cet auteur,bien qu'il ne manque pas tout à fait de virtuosité,fut à multiples reprises fustigé et ridiculisé par Boileau dans ses Satires,qu'il considérait comme un rimailleur à gage et un écrivain stérile.

* 181 _ -D'abord,on n'écrit pas pour le plaisir d'écrire,on écrit en réalité pour dire ce qu'on sent dans le fond de notre être,puisqu'on ne pleure pas à sec,mais on pleure pour faire jaillir les larmes;il en est de même pour l'écriture,qui a pour but d'exprimer des sentiments de joie ou d'angoisse enfouis dans les fibres de l'âme.

* 182 _ -L'artiste ou l'écrivain,dans les sociétés du tiers-monde sont des individus effacés et mal vus ,en particulier par le pouvoir politique.

* 183 _ -Cf A.Malraux.Ouvrage cité précédemment .p96

* 184 _ -Le cas de Mallarmé et de quelques autres poétes symbolistes illustre à merveille ce phénomène social:le poéte novateur reste pour la plupart du temps incompris de la masse,c'est-à-dire la majorité des lecteurs,ce qui le réduirait à la solitude et à la marginalisation.

* 185 _ -Pour moi,la mission de l'artiste est avant tout la transformation du monde vers le bien ,vers ce qui est meilleur :c'est une mission difficile certes,mais c'est le temps qui en assure la consecrétion finale.Et les exemples abondent dans ce sens.

* 186 _ -Cf.A.Malraux .ouvrage cité plus haut.p.91

* 187 _ -Voir dans ce contexte ,l'ouvrage de Freud ½Le roman familial des nevrosés+.Il va sans dire que toute oeuvre est à l'origine d'un désir,d'un fantasme obscur,mais qui se précise à travers l'oeuvre.

* 188 _ -Cf.A.Malraux.½Les voix du silence+ édition Gallimard 1951 p.95

* 189 _ -Un exemple frapppant,c'est que l'oeuvre de Racine a contribué à polir les passions d'amour dans la société française,celle de Corneille,l'épanouissement du sentiment d'orgueil et l'amour de la gloire,même au péril de la vie;celle de Molière,la haine des préjugés,de l'hypocrisie morale ou religieuse et surtout l'éviction des tares nocives sociales.

* 190 _ -L'art n'est pas dû à la fantaisie créatrice de l'individu,l'art est d'essence divine,c'est un esprit occulte et immanent et ne saurait être réduit à un objet matériel,à une technique,une pratique,un savoir-faire ingénieux et habile.

* 191 _ -A.Malraux.Ouvrage cité plus haut.p123

* 192 _ -Cet argument pourrait paraître à premiere vue naïve et fantaisiste,mais en réalité ce n'en est pas le cas,car le poéte ou l'écrivain se rapproche de Dieu et sa création n'est pas loin de cette de dieu même.

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera