WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Roman: "Voix étranglées "

( Télécharger le fichier original )
par Jean- Baptiste NTUENDEM
Université de Dschang - Master 2 2011
  

Disponible en mode multipage

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

Jean Baptiste NTUENDEM

VOIX ETRANGLEES

ROMAN

Chers lecteurs ceci n'est qu'un univers linguistique où n'évoluent que des « personae », c'est-à-dire des masques, des êtres de papier, bref, c'est un roman.

DEDICACE

A mes amis

F André NCHOUSSEKEU

F Charles DOH

F Ebenezer NOUBISSIE

F NYAM,

Dont les souvenirs restent toujours gravés dans ma mémoire.CHAPITRE I

J

our de Venus, vingt-neuvième du mois de Junon de l'an 199...

Heure vespérale.

Quartier dit ``dangereux'', cellule 2.

Caveau sombre des criminels politiques, sous-sol des gens d'armes,

Dix enjambées de long, une de large,

Toiture : béton hermétiquement dosé. Plafond : énormes toiles d'araignées noires.

Deux antichambres : serrures, cadenas, verrous.

Sol de béton rugueux.

Régiment d'indésirables noirs de crasse et à la destinée incertaine.

Matelas : quelques feuilles de vieux journaux.

Odeurs de souris pourries, odeurs de merde, odeurs d'urines,

de plaies ouvertes, de cigarettes et de tabac brut... odeurs

à faire sauter les poumons !!!

Larges cuvettes de merde en crue !

Embouchures de sang, fleuves d'urines, torrents de larmes et de sueur chaude.

Lacs de vomissures, flaques de sperme et de crachats...

Aubades et festins de moustiques, concerts de mouches,

Sifflements de Musaraignes, défilés de blattes, ripaille de souris...

Dans ce beau décor : ronflements des dormeurs,

chuchotements d'insomniaques, interrompus par moment

des quintes de toux à déchirer le larynx...

Puis, soudain, une détonation :

Wouais ! Wouais ! Wouais ! Aïeee, Seigneur !

C'était un cri de Menkaazeh', brusquement arraché

à son sommeil douillet et câlin ce jour ou plutôt cette ``nuit''.

Il avait ainsi réveillé tout le monde souterrain de sa cellule.

Dans cette cellule 2 régnait une obscurité d'enfer

depuis quelques jours. L'ampoule qui y était accrochée était désormais grillée. Mais tout ce beau monde n'en était pas dérangé. La raison est simple à deviner :

Cette ampoule, ou plutôt cette grosse boule incandescente émettait une étrange lumière à faire cuire la peau d'un éléphant. On eût cru que le soleil, arrivé au milieu de sa courbe céleste, s'était tout simplement abattu sur eux au point de les calciner.

- Au secours ! Au secours ! Hein ! Qu'y a-t-il ? Qu'est-ce qui ne va pas ? Que s'est-il passé ? Les murs nous tombent-ils dessus ? Une grenade a-t-elle explosé ? Paniqua la population carcérale.

On ne voyait pas ; mais, on se distinguait parfois les uns des autres par le timbre de la voix et par certaines formes corporelles.

- C'est Innocent qui crie. Mais, c'est difficile de deviner ce qui lui arrive. Il ne s'est pas encore remis de son choc, précisa Eben le philosophe qui était couché là tout juste en face de lui, et dont le train arrière jusqu'ici pressait piteusement le ventre de Menkaazeh' dont la tête reposait sur la cuisse gauche d'un autre prévenu.

- Je sais que nos amis cancrelats ont été particulièrement nuisibles cette nuit, mais pas au point de susciter un cri aussi aigu qu'alarmant, fit Menkaakong qui s'était levé dès la première alerte.

- Moi, j'étais la proie résignée des moustiques. Ces lugubres musiciens ont interrompu mon sommeil en installant leur orchestre d'enfer dans mes oreilles, et m'ont transporté jusqu'au bord de l'anémie, révéla Docta Maben, pris de fatigue et de vertige.

Puis un pauvre prévenu ajouta : « j'ai constaté qu'il y a une race particulière des souris cannibales dans ce réduit. La nuit dernière, je me suis retrouvé le crâne à moitié tondu par endroits, et les orteils saignants. »

Ses demi-orteils en lambeaux laissaient encore s'échapper, à lentes montées, des odeurs nauséabondes.

C'était l'heure où le soleil, confortablement installé dans son char, fatigué de sa course quotidienne, conduit par Phaéton, s'apprête à franchir, le front d'un rouge très vif, les portes de l'occident. Mais, dans la cellule 2, il faisait une nuit opaque, et une nuit psychologique.

Peu à peu, Menkaaseh' semblait revenir de son choc, mais ce n'était pas pour se prêter à une éventuelle conversation.

- Je ne suis plus moi ; Mais, que suis-je devenu ? C'est comme si je ne ressentais rien ! Mes sens sont sans vie ! Et... voilà que par enchantement, mes mains me font mal. J'ai mal aux coudes. Le cou aussi me fait mal. J'ai mal aux Jambes ; j'ai les maux de tête... Décidément, j'ai mal partout... Mes articulations sont meurtries... c'est peut-être le sommeil qui me dérange. Il me faut dormir... Pouah ! Pouah ! Et cette forte mixture d'odeurs que j'aspire !

Pendant que Menkaazeh' soliloquait dans sa tourmente, Eben le philosophe rappela aux autres q'un interdit empêchait aux gens de toucher un épileptique en pleine crise. Il avait également rappelé qu'on interdit aux gens d'arrêter un somnambule.

- Ce qui est encore plus grave, c'est la pénombre, ce sont ces ténèbres qui m'enveloppent et m'aveuglent ... Pouah ! Pouah ! Il y a aussi cette forte odeur, on dirait un mélange de toutes les odeurs pestilentielles du monde. Cette odeur, elle m'entoure, elle me cerne de toutes parts... Elle me blesse... Elle est en moi... Elle est dans tout mon être. Une odeur noire... Une odeur aiguë ... Une odeur rugueuse...

- Cette odeur a des formes, des formes de murs rugueux. Je sens des bruits ... Des bruits d'hommes... Il me semble qu'il y'a vie autour de moi ! fit Menkaaseh, comme un être psychotique.

La vie l'entourait ; il était lui-même vivant. Mais, c'était déjà une vie à demi. L'esprit humain conçoit difficilement un réduit aux parois en béton, négligemment faits, le sol épineux et arrosé de toutes sortes de liquides, plein d'une rare variété d'insectes et autres créatures hostiles à l'espèce humaine. Cette autre vie là n'était qu'une mort programmée.

Ayant enfin recouvré ses sens et ses réflexes, Menkaaseh' fit ces révélations fracassantes : « Mes chers amis, les gars, c'est grave ! C'est très grave ! Nous n'avons plus de chance de survivre. C'et la fin du monde ; C'est la fin de notre monde. Désormais, l'Aurore au visage blanc et frais ne se lèvera plus de sa couche pour signaler l'arrivée du jour. »

«  Nous ne vivrons plus jamais sous les feux vitaux du soleil. Nous empruntons désormais le triste sentier qui mène aux demeures de Pluton. »

- On dirait que le garçon a consulté les oracles ou les devins au sujet de notre destinée, déclara Francis Menkaakong qui avait lu de la prédilection dans les visions apocalyptiques de Menkaaseh'.

- Si je comprends bien, tu as fait un rêve, hein ! demanda Eben le philosophe.

- Est-ce encore un rêve ? Je ne sais plus très bien s'il faut appeler cela un rêve ! Je sais seulement que j'ai vu et entendu beaucoup de choses tristes pour nous. Aïee ! C'était un très mauvais rêve ! fit Menkaaseh'.

- Heureusement que ce n'était qu'un rêve, se soulagea Docta Maben dont le souffle semblait coupé depuis l'annonce de la fin du monde.

- Mes chers amis, l'heure est grave ! L'heure est très grave ! J'ai fait un de ces mauvais rêves ! Quel sort cruel !

- Voilà, j'étais à la maison en compagnie de quelques amis. Nous avons écouté de la musique et, lorsque l'heure du journal a sonné, nous avons capté la chaîne nationale. Le journaliste a annoncé un « important » communiqué pour la fin du journal. C'était, a-t-il précisé, un « communiqué solennel ». Après, ce communiqué a été lu ! Le journaliste a dit et j'ai entendu : «Chers compatriotes, enfin notre Université pourra respirer le calme et la paix. L'opposition a échoué dans sa sordide entreprise de conquête frauduleuse du pouvoir. Les forces du mal ont été mâtées et écrasées. La branche universitaire de l'opposition a été enfin maîtrisée et anéantie. La tristement célèbre Association Nationale des Etudiants paresseux, revanchards, anarchistes et assassins patentés est désormais sous l'éteignoir. Ses membres fondateurs ont en effet été arrêtés en pleine séance mystique et, la faute étant très lourde (faute politico-criminelle), ils passeront tous par les armes.» fit Menkaazeh', le front traversé de rides précoces.

- Le journaliste a lu nos noms. Il l'a fait avec une telle insistance que la nouvelle a été reçue comme un choc dans mon village, où déjà la veille, ma mère, labourant son champ, a vu une grosse branche de baobab se briser et venir tomber tout juste devant elle, provoquant ainsi un très sombre bruit. Ce qui, à ses yeux, était un très mauvais présage. Après l'annonce de la nouvelle dans notre concession par un homme, le nommé Teponnouh, toute la famille a enclenché les lamentations. Pour eux, c'était clair, je ne pouvais plus être vivant. Après m'avoir longuement pleuré selon les us et les coutumes de chez nous, ils m'ont inhumé. Tous les villageois et les gens du voisinage étaient présents.

Après ces révélations touchantes, ses chagrins avaient violemment excité ses sanglots.

- Ah ! Voyez-vous ? Voilà un rêve dangereux qui vient jeter un trouble dans notre quotidien, fit Francis Menkaakong devenu très pensif, songeur.

- Heureusement que ce n'est qu'un rêve ! Insista Docta Maben qui n'était pas du tout d'humeur à se faire des inquiétudes à ce sujet qu'il croyait anodin.

- Oui, Docta, je veux bien, c'est un rêve ; ce n'est qu'un rêve, dites-vous ? Mais, mais, il y a rêves et rêves, mon Docteur. Il y a des rêves naturels comme il y a des rêves prémonitoires. Les croyants affirment même qu'il y a également des rêves d'origine divine ! D'origine divine, donc inspirés par Dieu lui-même, rectifia Menkaaseh'. Dans nos villages, on ne néglige jamais les rêves, quels qu'ils soient.

- Tout à fait, Innocent. Mais, ce n'est pas seulement ici chez nous que les gens reconnaissent une certaine réalité aux rêves. Même chez les blancs, les rêves ont une signification, approuva Francis.

- Oui, c'est vrai. Pour Freud, les rêves nous révèlent à nous-mêmes.

- Que dis-tu Eben ? Freud, c'est même déjà le dix-neuvième siècle. Dans l'Antiquité gréco-romaine, on reconnaissait déjà une réalité aux rêves. Le rêve s'appelait Songe. Il avait pour soeur Rumeur. Et, ils étaient, disait-on, les messagers de Zeus ! Zeus, le maître de l'Olympe ! Zeus, le roi des dieux. Pour preuve, suivez ces paroles de la très fidèle Pénélope qui reçoit en songe le message d'Ulysse, son vaillant mari endurant qui l'avait quittée depuis une vingtaine de printemps : « Les songes vacillants nous viennent de deux portes ; l'une est fermée de corne ; l'autre est fermée d'ivoire ; quand un songe nous vient par l'ivoire scié, ce n'est que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laisse passer la corne bien polie nous cornent le succès du mortel qui les voit. » Je suis loin d'être devin, je ne serai jamais un spécialiste en présages ; mais, Menkaaseh' se dit que Pluton sera notre hôte très bientôt.

Eben le philosophe ramena le sujet du domaine métaphysique à un domaine qu'il semblait maîtriser :

- Mes amis, nous devons savoir que l'avenir s'est toujours révélé plein de mystères. L'avenir est truffé d'énigmes. Le mystère c'est ce qu'est caché ; l'énigme, c'est l'indéchiffrable. C'est je crois, pour déchiffrer l'énigme et percer les mystères que les hommes se lancent sur le chemin de la Mantique. Voyez par exemple : il y a des devins ; il y a des oracles ; il y a les voyants ; il y a les cartomanciens, les chiromanciens, les oniromanciens, les...

- C'est qui les « omimoromanciens ? demanda un prévenu qui perdait son latin devant ce discours qu'il trouvait plutôt brumeux parce que très savant.

- Mais, mon cher ami, c'est très facile à comprendre. Vous avez l'étymon grec « oneiros » qui signifie songe. Et, le reste se comprend très vite. On dit donc oniromanciens, plutôt que omimoromanciens ». Les oniromanciens sont des personnes qui président l'avenir en expliquant les rêves. Ceux qui président l'avenir par la combinaison qu'offrent les cartes à jouer s'appellent les cartomanciens. Et, lorsque vous fondez votre prédiction sur l'étude des formes et des lignes de la main, on dit de vous que vous êtes chiromanciens, développa Eben le philosophe.

- J`ai souvent entendu dire, moi Menkaaseh', que même les vols et les chants d'oiseaux sont exploités à des fins divinatoires ?

- Oui Innocent, sachons que les ornithomanciens nous apprennent à ne pas négliger même les matinaux cocoricos de nos coqs.

J'ai même déjà vu les gens prédire l'avenir en jetant de la terre ou de la poussière sur une table pour en étudier les figures formées, ils s'appellent les géomanciens. Pour tout dire, sachez que presque tous les éléments qui composent le cosmos peuvent servir à l'art divinatoire. Mais, à ce qu'il me semble, seuls les initiés peuvent y parvenir. Tenez, je vais certainement vous surprendre en vous disant que le feu peu bien servir à la divination. Les pyromanciens vous le font avec beaucoup d'aisance. Bref, les arbres, les morts, les oiseaux, les aiguilles, le sel, le son, les grenouilles, le verre d'eau, les rides du front, les lignes de la main, tout cela constitue un langage que seuls les initiés peuvent déchiffrer. Tous ces arts ont des noms : il y'a la dendromancie, la nécromancie, l'ophiomancie, l'acultomancie,l'alomancie, l'alvéromancie, la batracomancie, l'éromancie, la métaposcopie, la... et, beaucoup d'autres encore.

Le soleil avait complètement quitté leurs paupières devenues légères, alors que de l'autre côté, dans le monde vital, on était déjà au milieu de la nuit, ce moment où la ville dort d'un sommeil lourd et profond, à l'exception de ces quelques quartiers bruyants qui ne connaissent jamais de repos ou de silence, car chaque maison y tient lieu de bar, de cabaret, de snack de « chantier » ou de « circuit ».

La conversation avait pris le dessus sur les odeurs que dégageaient les urines et les matières fécales qui ruisselaient dans le labyrinthe de leurs corps. Ils étaient tous préoccupés par ce rêve bouleversant qui était venu semer un trouble dans ce calme relatif de leur cellule. Et, il fallait à tout prix lui trouver une explication. Eben ne tarissait pas d'inspiration :

- Freud nous dit que le rêve est le gardien du sommeil. Par ailleurs, il ajoute que tout en dormant, on éprouve la satisfaction d'un désir. Et, en satisfaisant le désir, on continue à dormir. Donc, plus le rêve est bon, plus le sommeil est long.

Les autres n'avaient pas été d'accord avec cette affirmation de Freud. Car, avaient-ils rétorqué, on ne peut pas affirmer que le rêve est le gardien du sommeil, alors même que c'est un rêve qui les a tous ameutés !

- Non, non, mes amis, comprenez que plus le rêve est bon, plus le sommeil est long. On peut en déduire que si le sommeil de Menkaaseh' s'est brusquement écourté, c'est parce que son rêve était affreux. Par ailleurs, dans la démarche freudienne, il est montré que le rêve est la réalisation d'un désir refoulé, d'une crainte ou d'une punition. Concrètement, voilà ce que cela signifie : il y a parmi nous l'ami qui dit avoir versé un torrent séminal dans sous-vêtement. Voilà quelqu'un qui satisfaisait ainsi un désir refoulé. Comprenez qu'il a mis beaucoup de semaines hors du monde vital et, par conséquent, loin des filles, des femmes. Lorsqu'il éjacule en plein rêve, c'est le défoulement d'une libido longtemps refoulée, mais jamais satisfaite.

Dans le cas de Menkaazeh' on note non pas un désir refoulé, mais plutôt une crainte satisfaite. Son rêve est alors la réalisation de cette crainte cruelle qui habite chacun de nous depuis notre incarcération, justifia Eben.

- Maintenant il s'agit de dégager et de prouver la matérialité de nos crimes, les délits ou contraventions. Bon, Innocent a avancé un vocable il y a un instant de cela. Je crois, il s'agissait d'une « faute politico-criminelle » ? C'est donc là un motif qu'ils ont trouvé ! Mais, pour le juriste que je suis, une faute politico-criminelle est un galimatias qui cache beaucoup d'intentions maléfiques. Il me rappelle l'époque où, tous les jours, on nous parlait des coups d'Etat, des complots, des subversifs, des maquisards et je ne sais plus quoi...

- Docta, je suis convaincu que nous serons libérés. Je dirais même que nous sommes libres. Oui, nous sommes bien libres, affirma Eben le philosophe. Je regrette de constater que vous n'êtes pas différents des habitants de la caverne de Platon.

Eben avait compris que les autres s'étaient mis à rire aux éclats lorsqu'il avait affirmé qu'ils étaient libres dans cet enfer !

- Je crois d'ailleurs que nos murs ne sont que la métaphore des parois de cette caverne, et... et ... et surtout, cette obscurité opaque et épaisse qui obstrue la lumière des idées. Tenez, l'homme sartrien est liberté, c'est-à-dire pouvoir de se faire une autre et de se créer des normes d'action. Pour Sartre, il nous revient à nous-mêmes qui sommes ensevelis ici, de choisir la façon dont nous constituons notre état de prévenus. Nous ne pouvons être prévenus sans nous choisir prévenus. Nos voix ne peuvent être étranglées qu'avec complicité.

Cette démonstration choqua françis Menkaakong qui ne put s'abstenir :

- Mais l'ami Eben, ne vois-tu pas que cette façon d'être libre n'est que prison ? Quel raisonnement de sophiste! Tu veux dire que pour ton Sartre, ces murs épais, rugueux et hermétiquement fermés n'existent pas ?

- Ah ! Thémis, que c'est ridicule de parler de la liberté fabriquée par Sartre alors même qu'on ne peut pas voir sur qui on s'est tenu pour faire ses besoins ! Notre philosophe d'Eben récite Sartre comme si ce nom seul pouvait percer les fenêtres dans notre tombeau de cellule. Eben, je respecte la métaphysique de ton discours, mais laissons un peu de côté la liberté personnelle de décision traitée par vos psychologues et philosophes. Considérons l'autonomie nationale avec, dans les pays démocratiques, la liberté individuelle d'action qui, suivant les domaines auxquelles elle s'applique, est dénommée : liberté physique, liberté civile, liberté politique, liberté de pensée et de conscience etc. si vous ne pouvez pas vous mouvoir sans contrainte physique, hein ? Comment doit-on vous appeler ? N'est-ce pas des prisonniers ? Si vous ne pouvez pas militer dans un parti au pouvoir en paix soit parce que des égoïstes rodent autour du Président, l'aveuglent sous prétexte qu'ils sont de sa tribu, pouvez-vous dire que vous jouissez d'une liberté d'association ? demanda Docta Maben.

Cette réflexion du docteur Maben sur le problème tribal attira vivement l'attention de Menkaaseh' qui ne put s'empêcher d'intervenir :

- Avez-vous déjà lu Henri Lopez ? Je pense surtout à Tribaliques. Vous ne pouvez pas fouler le sol de Tribaliques sans vous faire sauter les jambes par les ciseaux d'un tribalisme puéril de quelques tarés et autres attardés, aveuglés par leur rideau tribal.

- Eh ! bien, voilà qui apporte de l'eau à mon moulin. J'ai lu cette oeuvre il y'a quelques années de cela. A l'époque, j'étais encore tout jeune, bien naïf. La lecture de ce recueil de nouvelles me faisait toujours rire. Je riais surtout du ridicule de tous ces monstres sociaux qui dévorent les citoyens sous prétexte qu'ils sont de la tribu du président. Etre de la tribu du Président, pour eux, est presque synonyme d'immunité, d'immortalité ! Je passais mon temps à rire. Mes yeux de jouvenceau ne me permettaient pas encore de mieux appréhender la réalité dans laquelle je baignais moi-même. Je croyais que ce n'étaient que des réalités d'ailleurs. Mais plus tard, lorsque j'avais appris à comprendre que cette oeuvre était le miroir qui reflète la société au quotidien, j'y voyais le visage hideux de la nôtre. Le tribalisme qui se tissait et se pratiquait autour de moi commençait à attirer davantage mon attention et à réveiller des souvenirs dans ma mémoire, autant qu'il suscitait des réflexions dans mon esprit. J'avais fini par constater qu'il s'était soigneusement brodé une merveilleuse toile tribale autour du pouvoir :

C'était le règne de la famille, du village, de la province. On avait l'impression que ne pouvaient « parler fort » que ceux que le hasard avait poussés de ce côté-là. Il se fabriquait ainsi, tous les jours, tous les ans, dans l'esprit des populations, une sorte de sentiment d'hégémonie tribale. Le tribalisme, cette pieuvre avait étalé, ancré tous ses tentacules d'ogresse dans l'administration du pays. Certains courageux parlaient à raison d'ailleurs, d'une institutionnalisation du tribalisme. Comment ne pas penser ainsi lorsqu'une tribu, à elle seule a presque les quatre cinquièmes des directeurs des sociétés ou entreprises publiques ou parapubliques ? Dans certaines sociétés, le chef étant de la tribu élue, tous les cadres et agents étaient de son village. Ici, le Français et l'Anglais, langues officielles, n'étaient employés que dans le traitement des dossiers, mais les conversations, les dialogues, les accueils, c'était dans la langue de la tribu. Cette pratique à elle seule constituait une barrière monstrueuse pour les usagers et un frein énorme au service public. « Le Phoenix » et « Le Coq » avaient froidement décrié cette manière dont la chose publique était gérée. Ils s'étaient même amusés à sortir des statistiques. Ce qui, bien évidemment, n'avait pas été du goût du pouvoir qui les avait taxés de « feuilles de choux ». D'ailleurs plusieurs pages étaient passées au caviar, les ciseaux d'Anastasie étaient passés par-là, en guise de réprimande. Toutes les semaines, au moins un scandale financier venait assombrir le paysage social et affaiblir la délicate santé économique du pays. Les économistes les plus avisés avaient prédit une crise économique, à l'allure où allaient les choses. Mais, du côte du pouvoir, ce n'était que fausses alertes d'universitaires aigris et jaloux. Comment pouvaient-ils oser parler d'une crise économique dans un pays où les châteaux sortaient de terre minute après minute ? Les routes et certains parkings étaient la preuve qu'acheter une voiture de cent millions, alors qu'on n'est qu'un fonctionnaire, est signe d'opulence économique. Un jour, un journaliste, croyant que la plus haute autorité du pays n'était pas encore au parfum de ces illustres dérapages, lui avait posé la question de savoir quels étaient ses sentiments. L'homme, dans une sérénité seigneuriale, lui avait tranquillement demandé des preuves ! Aux yeux de l'opinion, cette réaction le plus grand de tous les temps. Car, elle était perçue comme salvateur feu vert à la chasse à courre, un hymne à la ripaille !

Je me rappelle que l'étau des recrutements et des concours s'étant résolument resserré hermétiquement autour du village, beaucoup de gens avaient finalement cru devoir résoudre l'épineux problème en épousant des personnes originaires de là. D'autres, aux aptitudes linguistiques faciles, avaient longtemps pris le soin d'apprendre la langue de la tribu au pouvoir avec toutes ses richesses proverbiales. Cela était aussi important et, d'ailleurs on réussissait à ouvrir plusieurs portes et à se faire rende plusieurs services. Peut-être par cette voie insolite, le pouvoir comptait-il, à sa manière, résoudre le problème de l'intégration nationale ?

- Eben, tes souvenirs et tes réflexions sont dignes d'un philosophe, je te l'avoue. Je ne parle pas des champions de la spéculation qui vont s'installer dans l'immensité brumeuse des nues. Chez nous en Afrique, beaucoup d'idiots, de cancres et de terroristes se cachent derrière les voiles tribales de leurs présidents, quand ils ne vous collent comme un laisser-passer, fit Docta maben.

- Et, j'ai l'impression que, si par hasard tu en parles, tu seras considéré comme le plus grand ennemi de la chose publique ; tu es un bon pendard. Car, tu auras profané les divinités ; tu auras déclaré la guerre à la constitution du pays, ajouta Eben le philosophe.

* *

*

Eben le philosophe venait à peine d'achever son discours. Le calme avait assiégé les lèvres. Le sommeil avait profité de cette force pour alourdir et ficeler quelques paupières. Mais, comme toujours, l'insomnie qui paralysait certains cerveaux régnait en maîtresse. Puis, subitement, une autre plainte :

- Je sens un liquide lourd et chaud ruisseler le long de mon flanc.

- Bon sang de bon Dieu ! Mais voyons le gars ! Tu as l'art d'interrompre le sommeil des gens, toi ! N'ignore pas que seul le sommeil est le repas le plus précieux et le plus nourrissant que nous puissions encore consommer dans cette mer de soucis, se fâcha un prévenu.

- Ce doit certainement être le sang d'un chauffeur de taxi dont les reliques sont logées dans l'antichambre du milieu.

- De quel chauffeur de taxi s'agit-il dans un caveau de criminels politiques ?

C'était un chauffeur de taxi qu'ils avaient trouvé oublié là-dedans. A leur arrivée l'avant veille, il était déjà presqu'à sa troisième semaine de détention préventive. Seuls quelques faibles gémissements d'agonisant leur avaient permis de savoir qu'il y gisait une victime de la cruauté humaine. La veille, le malheureux qui avait encore un peu de souffle leur avait fait ces confidences :

- Je travaillais dans la société de commercialisation des produits vivriers. J'étais chef de service du personnel. Notre société générait d'importantes devises, du temps de l'ancien régime et du précédent directeur général. Malheureusement, on a tribalisé la société. Les décideurs suffisamment inconscients et indélicats aux appétits de loups et aux instincts libidineux d'érotomanes avaient quasiment confisqué la société. Chaque jour, ils importaient des voitures ``new look'' aux frais de la société. Les appareils, bref tout le matériel, étaient bradés dans de savantes et mesquines ventes aux enchères. Seules leurs familles avaient accès aux achats ! On revendait ainsi un ordinateur à vingt mille francs ! On liquidait une voiture presque neuve à cinquante mille francs. On construisait des maisons des contes de fées partout dans la capitale économique. On célébrait des mariages dans tous les recoins du monde et, chaque semaine, on allait récupérer un peu d'oxygène de l'autre côté de l'océan atlantique, dans quelque région féerique où on se faisait également renouveler tout le sang dès la légère piqûre d'un petit moustique jaloux.

Notre société avait fini par prendre un coup fatal ; elle avait finalement fondu dans les abîmes de la faillite et, les milliers de salariés que nous représentions, nous étions appelés à rentrer dans nos quartiers, fit-il.

L'homme, la quarantaine sonnée, se sentait encore des énergies à ne pas se cloître à la maison. D'ailleurs, ascendant d'une petite république de mômes, cette descendance aux abois ne le laisserait pas roupiller tranquillement.

Un jour, l'ayant surpris dans une petite retraite de promiscuité qui ne lui ressemblait pas, l'un de ses grands amis lui avait confié un taxi, pour le travail nocturne exclusivement. Le nouveau débrouillard fraîchement converti avait eu le malheur de transporter quatre étudiants en quête de divertissement, dans la période trouble des évènements qui secouaient l'Université et la capitale politique. Ces étudiants se rendaient dans une boîte de nuit appelée «  Anti-Crise », très fréquentée. Alors qu'il s'apprêtait à amorcer un virage assez délicat, un troupeau d'hommes armés de bouteilles de bière, de torches et de fusils lui firent obstruction : c'étaient des policiers. Cette patrouille des heures insolites était ivre à perdre l'équilibre et la raison. Le chauffeur avait cru qu'il était tombé dans un filet de gangsters qui avaient formé une épaisse barrière éblouissante de torches. Ne voulant pas risquer de se faire vider la modique recette et de perdre les têtes des passagers, le pauvre chauffeur avait choisi d'esquiver le gang des policiers véreux.

Dans ses escapades, il avait reçu une importante pluie de balles dans les omoplates. Les pare-brise arrière et avant s'étaient émiettés et s'étaient éparpillés sur tous les occupants du véhicule. Les deux roues du côté chauffeur étaient déchiquetées.

D'un geste instinctif, tous les étudiants habitués à ces séquences propres aux romans et aux films policiers, s'étaient jetés dans un petit ravin tapissé de roseaux et d'herbes épineuses. Cependant, le malheureux chauffeur qui voulait à tout prix sauver le véhicule de l'ami avait encore bénéficié de quelques balles de l'outil de Mars, dans les bras. Et, les motifs de cette boucherie avaient été très faciles à crier. Comme la coutume l'avait toujours prouvé, les quelques curieux qui avaient accouru pour vivre cette chasse à l'homme avaient pu entendre : « Transport des suspects et tentative de fuite ». Le pauvre chauffeur, dans l'enfer de la douleur avait aussi perçu ses doux motifs qui le condamnaient à rendre l'âme ! Les morceaux suintants de son corps loqueteux étaient, d'un coup d'Arrêté martial, affectés dans sa très reposante cellule.

L'expérience du chauffeur au bord de la mort suscita une peur noire et affreusement paralysante chez tous les prévenus. On redoutait le pire. Et, le pire, c'était le décès de quelque individu dans ce flacon aux mille senteurs : que feraient-ils de sa dépouille ? Comment réussiraient-ils à signaler son décès aux gardes très soucieux de la santé de leurs poumons ?

Ils avaient déjà entendu parler des eaux et des os humains qui constituaient plutôt des poisons à effets immédiats ! Que feraient-ils dans le cas où, ce corps en lambeaux viendrait à se décomposer ? Par quels miracles réussiraient-ils à endiguer les eaux qui ruisselleraient de son corps et de sa cellule pour les inonder ? Où trouveraient-ils assez de force, épuisés qu'ils étaient devenus, pour se fixer sur les pans épais et rugueux des murs humides de vapeur ?

Ils étaient là, les malheureux à la destinée incertaine, qui baignaient piteusement dans une mer d'urines, de sperme, de sueur, de sang, de crachats et de vomissures dont ils avalaient passivement quelques gorgées pendant les crues. La strangulation de leurs voix était programmée. Mais, pouvaient-ils supporter les eaux et les odeurs d'un corps en décomposition ? Cette seule pensée menaçait de faire chuter le reste de cheveux ébouriffés qu les souris cannibales avaient épargnés.

Ils avaient bien de fois parlé de la mort au cours de leurs discussions. Désormais, cette fille de la nuit, cette méchante soeur aînée du sommeil était là, qui rôdait dangereusement, planait au-dessus de leurs têtes, comme l'oiseau de Minerve. La mort qui n'était jusque là qu'une simple réalité notionnelle, était en train de s'incarner ; son ombre lourde et opaque renforçait l'obscurité de la cellule.

* *

*

Des bruits se firent entendre quelques heures après. Ceux qui étaient encore éveillés crurent ipso facto que l'instant fatidique était arrivé. Dans l'obscurité où ils se trouvaient, ils ne se rappelaient même plus de quel côté se trouvait la petite porte en fer massif.

Dehors, dans le monde libre, le soleil inondait la nature d'une lumière bienfaisante, pleine de verus. Un vent vespéral, tel le Zéphyr, ondulait les feuilles de palmiers. C'était l'heure où les oiseaux de la basse- cour, fatigués de picorer les vers de terre et tout ce qui peut constituer une pitance quotidienne, songent à aller se reposer.

Dans le corridor principal de ce quartier dangereux, un garde était là, qui, à l'aide de son volumineux trousseau de clés, peinait pour déverrouiller la petite porte. Ce n'était pas du tout une tâche aisée.

Puis, après un long exercice très épuisant, le garde solitaire, dont le visage sombre baignait désormais dans un ruisseau de sueur , aidé de sa grosse et longue torche, arriva à ouvrir la porte infernale. Le pauvre mortel n'avait pas atteint le bout de ses peines, car une forte et lourde odeur un parfum indéfinissable, fort assommant, composé de mille odeurs : sueurs humaines, haleines nauséeuses et repoussantes, senteurs de cheveux en évaporation, odeur de souris pourries, odeurs de merde et d'urines, odeurs de cigares et de cigarettes, s'échappa de la cellule et, tel un torrent, arracha son petit corps du sol. L'homme, après avoir assommé sa nuque pointue contre le mur rugueux du couloir, rentra s'étaler sur la longue arme qui pendait à sa hanche.

Dans la cellule, la population carcérale assista médusée, à cet évènement dont le vacarme assourdissant semblait avoir sonné le glas de tout le monde. Le pauvre mortel au corps frêle eut juste un peu de souffle et d'énergie pour se lever et cracher sa colère :

- Espèces d'assassins !...Hein !... Sauvages !... Euh !... Hommes d'enfer !...Hein !... Animaux féroces... Suppôts de Satan !... Sales diables... Sanguinaires... Fils du démon !...

Il vociférait ainsi dans le vide, sans même avoir pu découvrir un seul visage dans cette pénombre. Puis, la main gauche redressant sa côte gauche, il brandit la torche dans la fosse où gisaient ces excréments humains. Une vapeur épaisse de tabac voilait comme un brouillard opaque. Et, s'élevant continuellement, de toutes les marques de cigarettes dont ils convoitaient d'hypothétiques et utopiques vertus salvatrices, cette brume lourde et sombre formait avec la vapeur légère et piquante de la merde et des urines, un ciel ennuagé de fumée. Les pauvres créatures buvaient avec ivresse cet air vicié. Ils suaient, ils soufflaient, ils toussotaient, ils toussaient.

- Mouff ! Idiots ! Qu'avez-vous fait de cette boule de feu qui servait à vous aveugler et à braiser vos mauvaises peaux d'assassins ?

Après cette scène, il prit une ampoule qui était près de la porte.

- Attrapez cette boule gazeuse !

Dans la cellule, on fit tout pour bien suivre la trajectoire suivie par l'ampoule qui aveugle. Après l'avoir fixée, elle laissa découvrir des eaux noires et des monts de matières fécales qui se dressaient devant eux dans de demi-fûts, murs tragiques, apparemment incontournables, avec des bords écumants et parcourus par de gros cancrelats noirs. Cette vue sur la cellule aurait suffi à couper le souffle au mortel le plus résistant !

Francis Menkaakong qui était déjà en pleine phase de desquamation fit chuter son épiderme par endroit. Sa peau eczémateuse laissait suinter un liquide incolore, mais d'une senteur sauvagement piquante.

Le soldat, un mouchoir au visage, vociféra en jetant un paquet dans la cellule. Tous, tel un seul homme, plongèrent pour le sauver des eaux. Ils réussirent à e saisir en l'air.

Après ces paroles condescendantes et vindicatives proférées avec rage il referma très vite la porte e toussant tel un vieux tuberculeux.

* *

*

Le paquet jeté avec dédain dans la cellule aux prévenus était un colis expédié par la belle Angeline NDOLO. Il avait un destinataire : Menkaazeh' Innocent. Mais, le soldat n'avait pas de peine à se donner pour apporter ces explications. D'ailleurs, il était encore à se demander comment il avait pu prendre ce colis sans afficher ses caprices traditionnels et sans faire parler son avidité et sa cupidité ? Peut-être le charme irrésistible de la jeune fille aux allures d'athlète et au visage envoûtant l'avait médusé ? Car l'homme venait de bouder des supplications les plus insistantes ! Il est bien vrai qu'avec le temps, il avait fini par prouver qu'il était au point de devenir insensibilité caractérisée.

Les prévenus avaient reçu ce colis avec beaucoup de méfiance : ils n'étaient pas dans un monde rassurant et sécurisant. Aussi avaient-ils toujours cru que tout ce qu'on pouvait leur donner ou leur dire était enveloppé de pièges. Ce colis pouvait contenir une grenade, qui sait ? Ils avaient pensé à tout ! Même à l'impensable. Le rêve de leur ami avait déjà prédit leur destinée : ils savaient qu'on allait les liquider, mais ils ne devinaient pas comment.

Seul Menkaazeh' n'avait pas frissonné devant ce colis qui semblait émettre certaines vibrations inexplicables sur lui. D'abord, l'emballage le rendit pensif. Il se rappela qu'il avait déjà vu ce type d'emballage quelque part, dans un milieu intime. L'image d'Angeline lui venait désormais régulièrement à l'esprit. Et, pendant que les autres ne voulaient pas prendre le risque de la responsabilité de faire exploser la grenade, il eut le courage de défaire le colis. On était bien loin de ce qu'on avait soupçonné. La trouille aiguë peut faire penser à tout ! C'était tout simplement un très beau gâteau bien charnu, dodu et succulent. Il avait une surprenante forme ovoïde aux symboles multivalents ! Les conditions de vie dans ces cellules recommandaient plutôt ce type d'alimentation. La pâte de farine en général était mieux indiquée. Elle pouvait se conserver même pendant deux ou trois jours : la constipation était l'idéal...

Le gâteau était accompagné d'une correspondance. Après avoir dévoré ce gâteau comme une communion, car il est difficile de ne pas se montrer solidaire dans une cellule. Menkaazeh' la déplia avec soin et se mit à lire :

... ndé, ce jour de Venus, 29e du mois de Junon, an 199...

Innocent, mon amour.

J'ai appris ce jour même avec stupéfaction, amertume et désolation que la radio nationale a annoncé, ce jour de ton anniversaire, ton arrestation, ton incarcération et ton exécution future pour `` faute politico-criminelle'' !

``Faute politico-criminelle'' !!!

Mon Amour,

Je ne te connais ni comme homme politique, ni comme criminel. Ayoo ! La seule pensée que je ne reverrai plus jamais les feux de tes yeux brûle mon âme et inonde mon coeur de larmes bouillantes.

Innocent,

Je me refuse à croire que tu as, à jamais, quitté le monde des vivants et que tu ne vivras plus jamais sous les feux sacrés du soleil.

Mon amour, Innocent,

Au moment où j'écris cette lettre, j'apprends avec douleur et regret que tu seras enterré après demain, le jour du Seigneur !

Mon Amour, Ô Cupidon,

Est-il vrai qu'on ne parlera plus de lui qu'au passé ? Lui dont voici encore la dernière image vivante dans mon esprit ? Lui dont le dernier baiser me donne encore le goût de vivre ? Si tel est le cas, Ô Cupidon digne Eros. Fils de vénus, je demanderai au cruel temps d'arrêter ses violents battements d'ailes et de voler à rebrousse-poils !

Aphrodite, Ô Venus,

Je refuse de me jeter dans les bras du pessimisme !

Innocent,

Si le souffle de la vie anime encore la glaise de ton corps, je te prie, mon amour, d'accepter cette rose d'anniversaire.

Que sa couleur de vie dissipe l'obscurité de votre gouffre et vivifie vos papilles visuelles !

Que la beauté de ses formes étoilées tienne allumée la flamme de votre intelligence !

Que la fumée de son parfum évince les odeurs excrémentielles de votre cellule et vivifie vos papilles olfactives et freine l'anosmie. Que le nectar de son suc vous immortalise.

Prenez et mangez avec appétit ce gâteau d'anniversaire.

Que seule sa vue réactive votre salivation.

Que sa saveur réveille et tonifie vos papilles gustatives.

Que sa chair d'ambroisie tonifie vos corps meurtris.

Et, qu'après, courageux et endurant, triomphant de tout obstacle, tu me reviennes comme l'auguste Ulysse à sa belle et patience Pénélope.

Comme Pénélope tissant sa toile sans fin, je te resterai fidèle.

Ta bien aimée Angeline NDOLO

Pénélope pouvait-elle encore servir de modèle dans ce moderne où on vivait déjà l'âge du fer ?

C'était des écrits de jeune fille. Elle avait l'âge pendant lequel l'amour, ayant saisi une adolescente pubertaire, la conduit sagement, sans tumulte, vers la majorité relative. C'était là les miracles de l'amour. Cette âme de notre âme, ce coeur de note coeur, l'amour, tout ce qui este à l'homme lorsque tout est perdu pour lui, le consolateur de l'espèce humaine.

* *

*

Tous les prévenus avaient découvert les miracles et les effets du verbe et de l'amour. Tout cela eut quelques effets thérapeutiques et catharcitiques indéniables. Toute la « nuit » durant, ils avaient ruminé et raclé la pâte de ce gâteau au fond de leurs bouches. Ils avaient longuement humé les roses. Certains s'étaient avisés de prolonger l'extase dans les bras du sommeil. D'autres, toujours en proie aux soucis invincibles, n'avaient toujours pas bénéficié de la visite d'Hypnos.

Le jour de saturne, on apprit par une rumeur que le journaliste qui avait eu la lourde responsabilité de lire le communiqué de la victoire légendaire avait été interpellé. Cela ne fut pas porté à la connaissance du public. On disait avec certitude que sa façon de lire ce grand communiqué n'avait pas plu aux gens proches du régime, aussi fallait-il le soumettre à un examen de situation. Seuls, ceux dont il avait lu les noms à la radio surent quel chemin il avait emprunté : c'était le leur !

CHAPITRE II

C

e jour-là, très tôt le matin, à une heure où tout le monde est encore profondément et douillettement enveloppé dans une couverture mousseuse et spongieuse, il s'était abattu sur le village une de ces pluies torrentielles qui, dans bien de quartiers, avait provoqué des crues cruelles et dévastatrices.

C'était, avait-on pensé sous les toits de beaucoup d'octogénaires, un très mauvais présage, car depuis des générations, jamais pareille pluie n'avait laissé de traces indélébiles.

Les routes, lorsqu'elles n'étaient pas tout simplement inondées, présentaient une boue noire ou rouge et profonde.

Les pistes, les sentiers, étaient devenus difficilement repérables à cause de ces arbustes qui s'y étaient couchés après la longue torture des vents violents et impitoyables qui précèdent souvent les grandes pluies.

Les arbres eux, avaient été victimes d'une étrange dénudation impudique : Leur belle et luxuriante chevelure verdoyante avait volé sans trace et, les vêtements rugueux qui protégeaient leurs corps avaient été érodés.

Les oiseaux, leurs habitants, s'étaient retrouvés sans abris, à l'exception de quelques moineaux friquets dont on pouvait encore percevoir des pépiements intermittents dans les quelques petits trous qu'ils avaient creusés sur les troncs des arbres.

Dans les concessions, tous les oiseaux de la basse-cour, très nombreux et diversifiés ici, avaient formé de bonnes colonies auprès de grands feux. Le plumage de quelques-uns était froissé parle vent frais. Les poussins, plus exposés, s'étaient réfugiés dans les entrailles réchauffantes de leurs mères dont le volume semblait avoir décuplé. Même les coqs dissidents avaient rejoint l'unité des groupes. C'était une heure de grand rassemblement.

Il était déjà sept heures du matin, la forte pluie de la nuit avait cessé de tomber depuis quelques heures. Mais, jusque-là, aucun coq n'avait osé annoncer l'arrivée aurorale de l'astre du jour. Les poules ne caquetaient pas, les porcs ne grognaient pas non plus. Seuls les chats, toute la nuit durant, avaient régulièrement émis des sons plutôt plaintifs, semblables aux pleurs des nourrissons en proie à une violente famine. Or c'était un mauvais signe, prétendit-on.

Le célèbre orchestre des oiseaux n'avait plus gratifié le village de son traditionnel concert matinal. Seuls les emphatiques ululements des hiboux semblaient encore réchauffer les oreilles. La nature était calme et plutôt très terne : le ciel ne souriait pas de son sourire habituel.

Papa Menkaaseh' l'ancien s'était difficilement arraché d'un sommeil particulièrement lourd qui s'était montré très captatif cette nuit-là. Il avait tellement dormi la nuit que ses membres de sexagénaire en proie aux rhumatismes semblaient ankylosés. D'habitude, il se levait dès le premier chant du coq. Mais, ce matin-là, aucun coq n'avait chanté et, pour lui, c'était un signe annonciateur d'un malheur. L'homme se leva enfin.

Ndemtepon1(*) ! Mazolé ! Kie ! Kie ! Quel est ce jour envahissant qui chasse sournoisement la nuit à mon insu et inonde ma chambre ?

C'était un indice suffisant pour susciter des inquiétudes.

- Je n'ai encore entendu aucun chant de coq ce matin, ajouta-t-il en fixant, la bouche ouverte, son coq préféré qui vivait toujours isolé de siens au chevet de son lit, et qui lui servait d'horloge. Un profane serait tenté de croire que c'était là son totem.

Il ouvrit sa porte et, d'une voix sombre, très rapidement, il réveilla sa famille. Ses deux épouses, cultivatrices matinales qu'on surprenait difficilement à la maison à six heures du matin, manifestèrent une surprise indescriptible, elles qui creusaient habilement une tentative de sillons avant les sept heures. Elles se regardèrent, les yeux grandement ouverts. C'était une façon de constater que la journée de travail était désormais gâchée.

- NDI (c'était le nom par lequel elles appelaient leur homme), qu'est-ce qui se passe ce matin ? demanda la première épouse qui venait à peine de jeter un regard dehors et qui avait du même coup subi la morsure vive d'un vent frais inhabituel.

- Moi-même l'Ancien, je n'en reviens pas Yessifa. Il répondit ainsi les yeux scrutant avidement l'horizon et le ciel, comme un astrologue scrutant les astres.

- Il a trop plu cette nuit et, de mémoire de sexagénaire, cela ne s'était jamais passé ainsi auparavant. Miaou, mon petit chat a trop pleuré toute la nuit, or cela ne lui était jamais arrivé ! Je me rappelle bien que mes parents aimaient à nous dire que lorsque le chat pleure, c'est qu'il prédit un décès ! Yémen lé ! Mazo1(*) ! fit-il.

- OOOO NDI, oui, oui, un décès ! Yé Yessifa lé2(*) ! Yé min tseuh'molé3(*) ! s'exclama Yessifa, sa première compagne qui s'était mise à grelotter dès que son époux avait fait allusion au chat et à ses pleurs. Puis elle continua :

- NDI, je t'assure que j'ai très mal dormi cette nuit. Cette nuit n'a pas été comme les autres : Pendant que je dormais, mes paupières inférieures frémissaient ! Regarde, papap, papap papap, papap, papap... avec une fréquence effrayante ! Un fait plus inquiétant encore, mes fesses frémissaient comme si on avait installé une sorte de mauvais courant électrique à l'intérieur : papap, pap, pap, papap, papap ... ce qui m'amenait à changer de positions chaque seconde : pap, pap, pap... Hé ! Un autre fait très marquant : régulièrement, j'ai entendu des Huu, Huu, Huu, des hiboux. Yé hé ! Yé ndemé ! Yé Yessifalé ! menmi loooo3(*) ! Puis elle se tourna et fixa leur homme :

- NDI, je vois l'ombre de la mort planer au-dessus de nos toits. Oui c'est vrai. C'est vrai parce que les Huu, Huu réguliers de ces oiseaux lugubres qui ne se promènent que la nuit ne peuvent pas être gratuits. C'est aussi vrai parce qu'on nous avait toujours dit que, lorsque les paupières frémissent, c'est que les larmes vont couler : on aura perdu un être très cher ! Oui très cher... Et lorsque les fesses frémissent, hein Yahanna ?

- Lorsque les fesses frémissent pendant le sommeil surtout, c'est un très mauvais présage. Ma grand-mère nous le disait toujours. Et, chaque fois que les siennes le faisaient, elle finissait toujours par s'asseoir, sur le sol d'une maison en deuil ! Yé malé ! Yé Yahanna lé4(*)! Enchaîna la coépouse.

Pendant que les parents spéculaient avec beaucoup de sérieux sur ces phénomènes qui ne cesseront jamais d'être des énigmes et des mystères pour le genre humain, Ndeu'h, l'un des cadets de Menkaaseh', le corps lourd de toute la fatigue de la veille, la mine renfrognée, les cheveux ébouriffés, s'amena. Sa bouche pâteuse exhalait quelques effluves de bacchus. C'était un jeune garçon qui avait dépassé la majorité absolue. Après des années d'études secondaires, il avait décidé d'y mettre un terme : il était de ceux qui pensaient avec conviction que la situation sociopolitique et les difficultés économiques que vivait le pays n'étaient pas de nature à encourager les jeunes. Et, comme bien des gens de sa génération, il avait connu une scolarité en dents de scie, non faute d'efforts, mais à cause des perturbations des années scolaires.

Un jour, contre toute attente, le vent du pessimisme avait soufflé sur lui et il était en proie au doute et à la résignation. Pourtant, il avait réussi après tout, à atteindre la classe dite de philosophie. Il pouvait déjà raisonner, spéculer, douter, philosopher. D'ailleurs, n'avait-il pas lu et étudié Platon, Aristote, Socrate, Descartes, les Cheikh Anta Diop, et bien d'autres maîtres de la pensée ? Il était l'un des esprits éclairés du village. A ses heures creuses, il aimait à raisonner. Ce qui lui avait valu le beau sobriquet de philos.

- Qu'est-ce qui fait l'objet de cette inquiétude qui tend à vous mettre hors de vous, papa ? demanda-t-il, après avoir constaté que ses parents avaient affiché des mines pâles et ternes sur lesquelles se lisait un profond dérangement.

- Mon fils, je sais que tu as bu toute la nuit durant, au point de laisser toute ta raison au fond des bouteilles. Mais, saches seulement qu'il s'est produit des phénomènes fort inquiétants cette nuit, dans notre village. Tiens, il a trop plu ; seul mon chat noir a beaucoup pleuré, parmi tous ces chats que tu connais ; mes coqs n'ont pas chanté, alors que tous chantent tous les matins ! Les paupières de ta mère ont trop frémi, ses fesses aussi. Elle a écouté les Huu Huu des hiboux également. Et tu n'ignores pas que les hiboux sont des oiseaux de malheur ?

- Et alors, que signifie tout cela, papa ? Hein maman ? Mama Yaha, dis-le moi, demanda Ndeu'h avec emphase et étonnement.

- Cela signifie que tout va mal, mon fils. Il a été plusieurs fois vérifié que chez nous, lorsque le chat pleure, c'est un très mauvais présage. Lorsque les paupières battent, ou bien frémissent (et surtout les paupières inférieures), cela signifie que les larmes vont couler, suite à un décès. Les fesses ne doivent pas frémir. Et, lorsqu'elles frémissent, cela annonce le deuil, expliqua le père, fort convaincu de ce qu'il disait.

- Et lorsque le coq ne chante pas le matin, on doit se dire qu'il a certainement vu quelque chose qui l'a rendu muet, ce qui est alors très dangereux ! Le coq, c'est l'oiseau le plus éveillé de la basse-cour ; il est le symbole de l'éveil ; il est de la famille des devins. Il voit et il annonce tout ce qui peut se passer, ajouta la mère.

Elle avait prononcé ces phrases avec beaucoup de conviction. Et, il se dégageait de sa démonstration une volonté de convaincre son fils incrédule de la réalité de ces présages.

Ndeuh le raisonneur n'était guère sensible aux inquiétudes et aux jérémiades de ses parents, encore moins à leurs discours qu'il avait jugés sans fondement rationnel. Subitement, et comme pour mettre fin à ce qu'il croyait être des spéculations sur des données purement empiriques.

- Voyez, chers parents, il peut bien pleuvoir du matin au soir. Il peut même pleuvoir des jours et des semaines durant. En Asie, un autre continent comme l'Afrique, il pleut parfois si intensément que les eaux montent à la hauteur des branches des arbres !

A cette allusion, tous les parents mirent la main à la bouche et contestèrent : Ya ! Ya ! Yaaa Ndeu'h ! Ya memo ! Lante ! Lante1(*) ! Ils ne voulaient plus écouter, croyant qu'il avait volontairement hypertrophié la réalité.

Mais Ndeuh réussit à accrocher leur attention et poursuivit :

- Il doit pleuvoir, oui, il doit pleuvoir nécessairement. Que ce soit le jour ou la nuit, aucune interprétation mystique ou mythique n'est importante. La vie est inconcevable sans pluie ! La nature nous a gratifié de deux saisons : la saison sèche et la saison des pluies. Et pendant la saison sèche, il n'est pas exclu qu'il pleuve. Il y a des phénomènes naturels qui peuvent provoquer des pluies torrentielles. C'est d'ailleurs grâce à la combinaison de ces eaux de pluies et la lumière solaire que vous pouvez cultiver ! Ne vous révoltez donc pas contre les lois de la nature.

« Mes chers parents, le chat miaule, il ne pleure pas ! Et d'ailleurs, il peut miauler de jour comme de nuit. Il est de sa nature de miauler comme il est de la nature de la poule de caqueter. Le chat peut miauler, qu'il soit noir, blanc, gris ou multicolore. Le chien aboie, la poule caquette, le canard nasille ou cancane, l'éléphant et le Rhinocéros barrissent ; le cheval hennit ; le hibou hue et le coq chante. Il est de nature de l'oiseau de Minerve de ne voler qu'à partir de la tombée de la nuit, tout comme les chauves-souris, c'est leur nature ! »

Humm, mon fils. Oui, on peut être d'accord que le coq chante, que le chat miaule et que le hibou ne se promène que la nuit. Mais, je dis bien que mes coqs n'ont pas chanté ce matin, comme ils l'ont toujours fait ! Cela m'attriste et me laisse très pensif. Et ce hibou qui n'attend que cette nuit du Vendredi pour hululer si fort et si tristement, sur la toiture et près de la fenêtre de Yessifa, ta mère !

- Ayaya Socrate ! Ayayayaya Platon ! Bon sang ! Vous vous entêtez à donner une signification à des choses évidentes ? Voulez-vous savoir alors pourquoi le coq chante tous les matins ?

A cette question du jeune de classe de philosophie, tous les parents se firent apporter des tabourets en bambou et s'assirent. Ils le fixèrent. Pendant qu'il se préparait à débiter son récit mythologique, ses propres paupières se mirent à battre à une fréquence qui fit croire que l'emprise du sommeil provoqué par le long hommage à Bacchus était grande. Il ne s'empêchait pas de bailler longuement, régulièrement.

- A l'origine, c'est-à-dire au commencement du monde, il existait plusieurs dieux. Je sais que les prêtres vont vous dire qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Il y avait beaucoup de dieux à cet âge-là. On dit même qu'il y'avait plus de dieux que d'hommes. Tenez, le ciel avait des dieux ; la terre en avait ; les océans aussi. Tout était Dieu et Dieu était presque reconnu en toute réalité. Il y avait leur roi, Jupiter, le lanceur de foudre ; il y avait le dieu des forgerons, le très repoussant Vulcain ; il y avait Mars, le dieu de la guerre et des querelles. Il y avait aussi des déesses, comme Vénus, c'est elle qui allumait la flamme de l'amour dans les coeurs. Son fils Cupidon l'aidait très bien dans sa noble tâche. Il y avait même le dieu du sommeil, Morphée qui vous enveloppe dans ses doux bras et vous aide à vous reposer. Voyez chers parents, c'est lui, Morphée, qui a prolongé votre sommeil, constatant certainement que vous avez fourni trop d'efforts hier.

Alors, un jour, Mars, le beau Mars avait réussi à séduire sa ravissante soeur Vénus l'enflammeuse. Oui, cela était possible chez ces dieux et d'ailleurs très fréquent. Mars et sa soeur voulaient rendre hommage à Cupidon. Mais, il leur fallait une couche à l'abri de tout regard et de tout soupçon. Leurs conjoints ne devraient pas les surprendre ! Heureusement pour eux, leur soeur Minerve l'hospitalière leur avait cédé sa couche pour la circonstance. Ne voulant pas que Phoebus le soleil les découvre, ils avaient demandé à Alectryon de les alerter dès ses premiers pas lumineux, avant même qu'il ne s'installe dans son char.

Mais le pauvre Alectryon avait tellement bénéficié des douceurs de Morphée qu'il avait oublié de réveiller les deux dieux. Et, le soleil qui est obligé de se lever pour chasser les ombres de la nuit afin que les hommes vaquent à leurs occupations, les avait surpris. Maintenant, maintenant que Mars et Vénus avaient été découverts et trahis, savez-vous quelles punitions ils avaient réservées au dormeur oublieux ? Bien, avant de partir pour son pays, Mars avait tout simplement transformé le pauvre Alectryon en coq.

- Mon Fils, je te vois venir. Ndeu'h, je te vois venir. Tout ce beau conte pour revenir au coq ? J'ai cru que tu voulais nous distraire à ta façon comme le faisaient nos grands conteurs pour nous détourner des pesanteurs de la vie. Alectryon fut transformé en coq, et alors ?

- Oui, le pauvre Alectryon fut enchanté. Voilà pourquoi comme autre punition éternelle, cet oiseau à la crête rouge doit réparer sa défaillance en annonçant par ses cocoricos la venue magistrale du soleil. Le soleil, c'est le roi du jour ; la lune, c'est la reine des ombres.

- Est-ce que tu comprends bien que ton conte dit clairement que le coq doit chanter chaque matin, fiston ?

- Mais papa, s'il ne chante pas un seul matin sur trois cent soixante cinq ? Hein ? Doit-on absolument y trouver une raison à s'attendre à quelque chose de triste pour l'humanité ? On peut tout au moins s'attendre à ce qu'il soit puni, lui le coq, par ceux qui l'avaient ainsi supplicié ! Pour les dieux, c'était un supplice.

- Oui, fiston, pour les dieux, c'était un supplice, mais pour l'humanité, c'est devenu plutôt un acte bénéfique ! De toutes les autres façons, ce n'est pas un coq qui m'a réveillé ce matin et, pour moi comme pour tes mamans, c'est très grave !

- Oh Platon, Oh! Aristote, Oh! Descartes, où êtes-vous? On dit bien que le coq chante pour annoncer le soleil ! Mais, cela ne veut pas dire que s'il ne chante pas, le jour ne va se lever !

- Ya! Ya! Yaaa! Ya me mô1(*)! Tais-toi Ndeu'h. Tu aimes trop douter, le doute c'est toi. Tu doutes de tout ! Comment oses-tu douter de ce que des quinquagénaires et des sexagénaires comme nous avons vu et vécu depuis notre verte jeunesse, mon fils ? Lui demanda mama Yessifa, sa mère.

* *

*

Le vent venait à peine de transporter les dernières paroles de mama Yessifa quand papa Teponnou'h se signala au loin, arborant une tenue noire. Sa démarche prêtait à équivoque. On ne le connaissait pas clopinant. Mais, ce matin-là, il ne marchait plus d'un pas alerte ut mos. En réalité, malgré les longues bottes noires qu'il avait chaussées, il n'arrivait pas à se tirer facilement de la mare de boue générée par la forte pluie de la nuit.

- Nous avons de la visite, papa. Ce doit certainement être l'un de tes cousins lointains, annonça Ndeu'h qui ne s'était pas éloigné.

- Reste tranquille, jeune homme. Quelque chose me dit que c'est ce papa Teponnou'h, très réputé pour ses nouvelles tristes. Et si c'est lui, il y a lieu de s'alarmer. Surtout que ces vêtements noirs qu'il a sur son corps ne sont pas des habits de fête. Yessifa, qu'en penses-tu ?

-Ndi, vraiment, je vais pleurer. Hi yé men lé ! Yé ma lé2(*)! Wouais ! Depuis un bout de temps, je ne vis qu'à moitié ! Ces petits évènements qui se produisent autour de nous depuis la nuit tissent une mauvaise toile, fit mama yessifa dont touty le visage, d'habitude rayonnant de gaieté et de beauté malgré les rigueurs du temps et de la vie, avait perdu tout ce qui lui restait d'éclat.

En quelques heures seulement, elle avait fondu d'angoisse et de souci. Sa voix avait perdu de sa virilité. Les larmes dans la voix, elle porta ses deux bras devenus frêles sur sa tête, convaincue que l'instant était arrivé, que le destin avait caché son décret.

* *

*

Papa Teponnou'h était comme un vrai facteur. Il avait toujours été au courant des évènements dès leur manifestation. Il s'employait, par la suite, d'en dispatcher ou d'en acheminer les nouvelles par lui véhiculées étaient toujours tristes. Voilà pourquoi, à la longue, seul son passage dans un village était devenu en soi un indice annonciateur de malheur.

Au fur et à mesure que Teponnou'h s'avançait vers eux, le rythme de leurs coeurs augmentait au point qu'on pouvait voir leurs poitrines produire d'intenses mouvements de va-et-vient. C'était l'émotion ; c'était l'anxiété ; c'était l'angoisse.

Teponnou'h avait à peine foulé la cour principale de la grande concession que papa Menkaazeh', n'en pouvant plus d'attendre et anxieux de savoir ce que le sort lui avait réservé, s'empressa :

Akô ? Akô ? Akô' joung ? Hein Mbii Teponnou'h 3(*)? je sais que tu nous as rarement rendu visite. Mais quel mauvais vent t'oriente chez moi ce samedi matin ? Dis-moi, dis-moi mon frère, je t'en prie, Moh'4(*).

En prononçant ces mots, quelques grosses gouttes de larmes de trouille échappées de ses yeux rouges de soucis, s'écrasèrent sur ses mains implorantes. La sueur qu'avait fait naître la peur en lui ruisselait sur son corps. Toute la concession était sortie. Chaque regard porté sur ce « facteur » voulait lire sur ses lèvres, la sombre nouvelle. Chacun voulait voir l'enclos de ces lèvres lippues s'ouvrir rapidement et laisser s'échapper la narration de cet évènement malheureux qu avait saturé la nature de ses indices.

L'attitude grave et pathétique affichée par la famille sinistré avait profondément touché Paa Teponnou'h au point de le méduser. Il les regarda, le visage sillonné de pitié et de compassion. Après quelques minutes de mutité et d'immobilité, il déchira le silence d'un bonjour teinté de sanglots. Au père Menkaazeh', il pleura un bonjour particulier. Puis, ne voulant plus maintenir éternellement le suspens, il prit la résolution de lâcher la bombe. Oui, c'était une véritable bombe qui allait exploser dans cette concession ce jour-là !

L'homme en avait presque fait son métier, malgré l'ingratitude dont un tel métier peut couvrir celui qui l'exerce. Peut-être était-ce sa vocation ? Mais, comment ses hôtes allaient-ils organiser les obsèques ? Comment allaient-ils pleurer un disparu dont le corps ne serait jamais revu ? Où allaient-ils l'enterrer, et comment ? Tout cela aussi le dérangeait. Il se décida enfin de parler :

- Moh' Ancien, je ne vais pas garder longtemps cette nouvelle qui est tienne. Je ne saurais pas farder la vérité. Nos ancêtres disaient que si la nouvelle est tienne, où que tu sois, elle te parviendra, fût-elle bonne ou mauvaise. Ecoutez, hier, un communiqué radio a annoncé l'arrestation de certains étudiants, parmi les quels ton fils. Et moi-même, j'ai appris, très tôt ce matin, que ton fils a été arrêté, ton fils Menkaazeh' Innocent, avec beaucoup d'autres gens, et comme il s'agissait d'une « affaire poritico-cruminelle », il est fort certain qu'ils soient passés par les armes.

- Une « affaire poritico-cruimielle » c'est encore quoi, Moh ? Akô1(*) ? demanda Yahanna.

Toutes les têtes qui étaient solidement dressées perdirent l'équilibre. Tous les regards étaient rivés au sol, comme lors d'un enterrement.

Après quelques minutes de silence et de calme, papa Menkaazeh' revint à lui et lâcha un cri de détresse qui alla alerter tout le village et tous les villages environnants. Il avait crié au point de perdre tout le souffle de ses soixante ans :

- Yéééé Yiryéééééé 2(*)!

Revenues à elles, ses deux épouses s'étaient tout simplement laissées tomber. Couchées à même le sol boueux de la cour, les cheveux complètement défaits, les pagnes négligemment noués, elles se mirent à pleurer en levant les bras vers le séjour du Père de la Création. En quelques minutes seulement de jérémiades et de pleurs, il se mit à couler un torrent de larmes sur leurs corps.

Après que papa Menkaazeh' avait vociféré, les voisins étaient tous sortis de leurs maisons. Ils avaient accouru tous. Les enfants, les femmes, les vieillards, tous voulaient goûter à la fraîcheur de la nouvelle du jour : ce n'était pas un cri ordinaire qui les avait alertés, c'était un mauvais cri sombre qui signifiait qu'une catastrophe s'était produite. Les génies de la trempe de Menkaazeh' n'étaient pas nombreux.

- Qu'est-ce que la forte pluie de cette nuit a causé comme dégâts dans cette concession, au point d'attrister tout le monde dans cette famille réputée gaie ? Demanda papa Lukassi, le frangin et voisin immédiat de la famille Menkaazeh'.

- Yééée Yiryééé ! Yééé Yiryiééé 3(*)! Mon frère, no-otre flam-flam-beau s'est - s'est éteint. L'u-unique canne que nous avions s'est- s'est cassée, mon frère. Nos jours seront désormais sans soleil ; désormais, nos nuits seront sans lune ; notre boussole est tombée dans les profondeurs de l'abîme... répondit papa Menkaazeh'

- Yé Hiyé ! YéHiyé ! Woulililili ! Yéhirhiryée ! Woutchouiee ! Zéndo ? Yéma'alé ! Yéndemééé ! Ndouma ! Ndouma ! Ki ! Ki 1(*)! Cria papa Lukassi.

Transportés par Eole lui-même, ces cris d'alarme et de détresse allèrent, pareilles à des fusées, faire écho à ceux de son frère aîné. Et, dans l'après-midi, toute la concession fourmillait de têtes. Les gens étaient venus des contrées les plus lointaines. Ils avaient bravé la famine, les montagnes, les collines, les vallées profondes, les crues et de la boue pour venir répondre à l'appel des frères sinistrés.

L'aurore avait surpris les uns aux champs, ils cachèrent houes et machettes sous des tas d'herbes et se mirent en route. Ceux qui se rendaient en ville firent demi-tour. Les femmes arrachèrent les foulards de leurs têtes et les nouèrent autour de la hanche, laissant découvrir des cheveux nattés, tressés ou laissés en forme de broussaille.

Du matin au soir, les pleurs succédaient aux pleurs, l'étonnement cédait le pas à la colère et parfois à une révolte muette.

La grande concession de papa Menkaazeh' était remarquablement propre. Une demi-ceinture d'hibiscus bien taillés et suffisamment mousseux tenait lieux de clôture, dans sa première moitié. L'autre moitié était entourée d'arbres fruitiers et d'Eucalptus, jusqu'à la rivière, au pied de la colline soulignait les limites méridionales, avec une longue haie de palmiers de raphia qui lui offraient l'essentiel de son vin blanc au quotidien.

Trois maisons occupaient la partie Nord de la concession. Aux deux extrémités, à droite, c'était la maison de mama Yessifa, la première femme, la mère du disparu, à gauche, c'était celle de mama Yahanna, une femme dont les humeurs parfois très sombres laissaient croire que l'ennemie jurée de la femme est la femme elle-même ; chaque coin des maisons des épouses avait de gros greniers toujours approvisionnés de récoltes. On dit chez nous que le grenier d'une mère ne manque pas d'arachide. La maison du père Menkaazeh' était de loin la plus grande et la mieux entretenue : ses épouses y veillaient au quotidien, ses enfants aussi. Elle ne recevait pas la noirceur de la fumée.

Toutes les maisons étaient à présent assiégées par les parents, amis et connaissances, proches ou lointains. Ici, la solidarité était sacrée. Les uns étaient assis sur de longs bancs en bambou de raphia, d'autres étaient allongés sur des lits faits à partir du même matériau. D'autres encore étaient couchés ou assis sur des nattes, les jambes pliées et formaient un grand cercle autour d'un grand feu que distillaient quelques gros troncs d'arbres bien secs.

Dans la cour, on voyait les mêmes décors, les mêmes scènes. Vieillards, vieux, vieilles, adultes, jeunes et enfants avaient formé de cercles réduits autour des flammes bien nourries. Dans certains endroits, de petits groupes isolés s'étaient créés. On ne manquait pas de voir des gens faire des va-et-vient.

Dans le village, la fraîcheur des vents fendillait régulièrement les lèvres, froissait et blanchissait la peau. Pour s'en défendre, les uns s'enduisaient tout le corps d'huile de palme rôtie et refroidie. D'autres préféraient plutôt l'huile de palmiste dont ils disaient communément que les odeurs chassaient certains esprits et les moustiques. Partout brillait la lumière. On employait tout ce qui pouvait en produire : électricité, lampes, bougies, torches etc.

Au coeur de la nuit, on vit se dessiner au loin la silhouette de quelqu'un : c'était celle de papa Teponnou'h. Ses cheveux crépus étaient légèrement humectés par un début de rosée dont la blancheur laissait croire que l'homme avait précocement pris l'âge. Cette rosée, chaque matin, donnait l'impression qu'il avait plu dans la nuit. Toutes les toitures laissaient couler des eaux de glace qui irritaient les papilles tactiles cet état de choses ne facilitait pas toujours la descente dans les champs où les plantes vous mouillaient entièrement, vos premiers pas.

Papa Teponnou'h ne savait pas seulement transmettre des nouvelles. Il savait aussi partager les peines des autres. Ce côté humain de sa personne lui avait toujours valu une bouteille de plus.

A sa vue, chaque veilleur cherchait à l'orienter vers soi, afin de bénéficier des détails de cette nouvelle véhiculée dès le lever du jour.

L'homme se décoiffa et croisa les mains en passant entre les gens qu'il saluait avec force tendresse et compassion. A son passage, il dégageait des effluves de Bacchus et l'odeur de tabac laissée sur lui par la pipe qu'il tenait de sa main gauche. Malgré son retard, il eut l'honneur d'occuper une bonne place dans cette maison bondée de monde.

- Sois le bienvenu Mbii Teponnou'h, fit papa Lukassi d'une voix empreinte de douceur et de compassion.

- Mon frère, comment saurai-je être le bienvenu dans cette concession où j'ai apporté une nouvelle aussi triste que celle-là ? Je puis vous assurer que c'est avec le coeur plein de larmes de tristesse et d'amertume que je reviens vers vous à l'heure qu'il est. Ah ! Dieu ! Je vous assure que mes oreilles-ci ont déjà entendu des choses ici sur terre ! Ces yeux que je ferme rarement ont déjà vu et revu, précisa-t-il en secouant la tête en signe de fierté. Puis, il serra la main à chacun de ses hôtes.

Les propos de papa Teponnou'h qui avaient précédé les salutations avaient permis à tout le monde de comprendre que l'homme avait encore bien de choses à dire. Papa Lukassi se leva furtivement et se glissa dans le magasin d'où il ramena une petite dame-jeanne de vin blanc cueilli au crépuscule.

A la vue de se vin blanc dont la mousse faisait venir de la salive dans la bouche, papa Teponnou'h fit luire ses yeux d'une joie faussement déguisée. Il sortit quelques noix de kola de la poche de sa veille veste noire et les remit à papa Lukassi. Ces noix furent toutes fendues en plusieurs quartiers et partagées à tout le monde. C'est en mâchant ce fruit de la fraternité que Teponnou'h fit ces autres révélations :

- Mes chers frères, je reviens de la ville où j'ai passé tout le reste de la journée. Vous savez que je ne quitte jamais mon ami ``Tonton bar''. Je l'aime bien parce que chez lui, on ne s'ennuie pas ; on écoute tout ; on est au courant de tout. Depuis ce matin, beaucoup de cars de transport sont venus de la capitale, je vous assure ! J'en ai compté plus d'une centaine. Peut-être le début des vacances explique cette affluence ? Mais, tout ressemblait à une grande immigration ou un retour à la terre promise. Beaucoup de voyageurs étaient des jeunes, des étudiants surtout. Ils n'avaient pas trop de bagages. Les journaux, oui. Ils avaient des piles et des piles de journaux les plus variés.

Puis, il observa une pause et regarda le parterre furtivement comme s'il eût voulu se rassurer que tout le monde l'écoutait sans relâche. Ensuite, il s'empara d'une demi corne de boeuf bien taillée et bien poncée dans laquelle il versa du vin de raphia qu'il conduisit au fond de sa gorge. Puis, c'était un second verre, ensuite un troisième. Il enchaîna :

- Si je ne m'en tiens qu'à ce que tous ces jeunes étudiants racontaient, nos enfants meurent pour deux raisons principales : d'abord les problèmes auxquels ils font face à l'Université : les salles de classe dépassées par le temps, l'absence des toilettes, le fourmillement d'espions et d'indics au service de certains professeurs et responsables administratifs, les cours compilés des professeurs absentéistes, vendus à prix d'or ! A l'Université, pour passer d'une classe à une autre, pour bénéficier d'une bourse d'études, il faut défiler tous les jours, ou faire un pèlerinage à l'esplanade du palais présidentiel avec des pancartes et des banderoles sur les quels on lui témoigne le patriotisme et le militantisme sans exemple et sans faille. La deuxième grande raison des disparitions c'est le tribalisme ! Oui, le tribalisme ! Tenez, tous ces jeunes étudiants avouent être des rescapés d'une chasse tribale précédée par des tracts de genre : « Trop c'est trop ! Allez chez vous, la capitale aux autochtones... »

« Nous avons bien vu quelques-uns de ces tracts. Les jeunes les ont photocopiés et bien plastifiés comme des diplômes ou des documents précieux. Dans bien des quartiers de la capitale, les magasins, les boutiques, bref les maisons de commerce étaient systématiquement pillées conformément à la convoitise et à la haine que ces autochtones nourrissaient depuis longtemps contre eux. Dans les milieux estudiantins, les arrestations étaient opérées par une sorte de milice secrète entretenue par un patriarche dit ``Chef''. Ce type de patriarche qui fait honte à son âge et à la chefferie traditionnelle. Les armes ont beaucoup parlé dans la capitale. Et les témoins que nous avons vus ce jour-ci ont affirmé avoir pu compter des centaines d'arrestations, des décès subits et des noyades... Notre Université serait vide à l'heure qu'il est ! Presque tous les enfants ont fui vers leurs villages, vers les quartiers lointains à la recherche d'un gîte salvateur. »

Dans la cour, le froid redoublait d'intensité vers l'approche lointaine de l'Aurore, et la rosée dominante faisait ruisseler de l'eau très fraîche sur les toits et aspergeait les cheveux et les vêtements. Les coups de vent réguliers avivaient le feu et entraînaient les flammes et quelques braises dans les directions diverses. Chacun des veilleurs s'agrippait fortement sur ses voisins immédiats pour faire obstruction au froid.

Dans les maisons, bien qu'on ne fût pas entièrement exposé à la merci de la nature et aux vicissitudes du climat, on n'était pas moins fouetté par ces coups de vent qui menaçaient de soulever les toits et qui passaient par la porte centrale qui restait toujours ouverte. De temps en temps, on passait avec des arachides, du maïs cuit, ou grillé. Les vieux et les vieilles ne se séparaient pas de leurs pipes ou de ces feuilles de tabac soigneusement séchées qu'ils enroulaient avec adresse et qu'ils allumaient chaque fois qu'ils sentaient attaqués et aspiraient avec délectation.

Certains jeunes allumaient des cigarettes dont ils se partageaient les mégots. Il sortait de leurs narines et de leurs bouches de véritables brouillards épais de fumée qui les enveloppaient dans cette nuit légèrement éclairée par une lumière argentée et avare qu'émettait la lune.

- Ah ! Mbii Teponnou'h, tu es vraiment un déterreur de fossiles. Nos ancêtres avaient raison, eux qui avaient l'habitude de dire qu'on a beau enfouir de la viande dans le sol, quand elle sentira, le chien viendra nous renseigner. Voyez-vous ça ? Voilà bien de détails que la radio n'a pas osé mettre en relief, encore moins la télévision. C'est bien dommage, car le pouvoir s'est toujours livré à une sorte de propagande qui fait passer un pilonnage ininterrompu des populations naïves, craintives et crédules. Cette fois, il va chercher à remporter comme de coutume une victoire d'ailleurs largement acquise d'avance, auprès de l'opinion nationale et internationale. Il va se servir de toutes formes d'intoxications. D'ailleurs, comment cela serait impossible ou difficile lorsqu'on sait qu'il peut fabriquer à volonté toutes sortes de spécimens d'écritures, de photos, qu'ils peut imiter toutes les signatures, qu'il peut reproduire des cachets postaux, qu'il peut imiter les voix, qu'il possède tout le matériel nécessaire pour fabriquer de faux documents et de fausses correspondances pour la plus grande désinformation officielle de l'opinion ? fit le jeune Débrouillard dont le long séjour dans la capitale lui avait beaucoup appris sur le régime.

Insensiblement, la lune avait fait rentrer son front d'argent dans la voûte d'azur. Les premiers chants des coqs avaient rassuré les veilleurs que l'Aurore s'était levé de sa couche. Partout dans le village, un brouillard opaque avait étendu son empire de blancheur. Il n'était plus aisé d'apercevoir tout ce qui se trouvait à plus de cent mètres. Seul le vent, parfois furieux, fendait ce voile blanc et l'éloignait de sa force impétueuse d'un bout à l'autre du village. Le timide passage de certains nuages de fumée au-dessus des maisons donnait la fallacieuse impression qu'il allait pleuvoir. Mais , au fur et à mesure que le jour avançait en dévoilant ses facettes normales, les nuages et e brouillard, sous l'effet phosphorescent de l'astre du jour, reculaient à grandes enjambées comme chassés par une force mystérieuse.

C'était le jour du Seigneur. Mais, aucun villageois ne s'était apprêté pour se rendre à l'église. Les corps étaient lourds de fatigue et de tristesse. C'était une région bien christianisée. Mais les racines de la tradition et les socles des coutumes restaient encore bien en place, malgré les mauvais vents de la colonisation et ses érosions. Ici, on croit en l'existence de Dieu ; on pratique ses lois ; on le prie ; on le vénère. Mais, cela n'empêche pas qu'on rende un culte à certaines réalités. Par exemple, l'être humain, après la mort, n'est pas considéré comme parti pour toujours. Non ! Après quelques années, certains évènements sont parfois signalés par des voyants ou des Ndjuissi1(*). Ils vous font comprendre que tel ou tel parent, décédé telle année, estime qu'il est oublié des siens. Donc, il faut venir le chercher et le garder parmi soi. Ne dit-on pas qu'en Afrique les morts ne sont pas morts ? Aller le chercher veut dire retirer son crâne de ses restes, faire une très grande cérémonie, le nourrir (avec de l'huile du sel, des pistaches et de la viande). Cérémonie presque peu coûteuse, mais d'une très grande valeur vitale et symbolique. Le crâne est chaleureusement conservé dans un coin de la maison, il participe à sa manière à la vie de la famille. Il semble symboliser une sorte d'immortalité, c'est - à - dire une victoire de l'homme sur la mort.

Le bétail et la volaille, insouciants, s'activaient avec beaucoup d'entrain partout où il y avait à manger. Et, ce n'était pas de la nourriture qui manquait ce jour-là dans cette concession. Pour une fois, les coqs et les poules s'étaient interdits la peine de creuser le sol afin de trouver de la pitance.

En moins d'une heure, la cour principale de la concession rayonnait de sa propreté traditionnelle. L'essentiel de la cérémonie funéraire allait s'y dérouler.

Le chef du village était personnellement arrivé, accompagné de tous ses notables. Mais, il n'était pas vêtu, comme de coutume, de ce type de vêtements richement brodés et soigneusement décorés d'une variété de motifs. L'occasion ne s'y prêtait pas. Cette disparition du fils du village avait profondément attristé les populations. Ces évènements réveillaient d'assez tristes souvenirs dans les mémoires. Les gens pleuraient toujours. Chacun pleurait pour signifier sa tristesse.

Puis, un calme de cimetière se fit observer. Le chef s'était levé. En main, il tenait une canne comme un bâton de commandement. Une canne superbement sculptée et bien décorée.

Les enfants qui batifolaient comme dans une cour de récréation étaient arrachés à leurs jeux par quelques parents qui avaient perdu le sourire depuis. On forçait les bébés à se taire et à dormir, malgré tout ce qu'ils réclamaient.

A l'angle droit de la maison paternelle, juste dans l'espace qui la séparait de celle de sa première femme, tout était prêt. Une sépulture était réservée au défunt. Une sépulture digne des gens de son rang et de son sang. Dans ses veines coulait du sang bleu. Il était de ceux qu'on appelle avec révérence « Minfo2(*) ». Un Minfo, cela ne se rencontre pas vulgairement !

Incliné devant ce qui représentait la tombe dans laquelle on avait déposé un cercueil dans lequel il y avait certains de ses vêtements et un très grand portrait de lui. En effet, que faire dans de telles circonstances, lorsqu'un régime aux abois, peut se permettre d'arracher des bancs des universités et des grandes écoles des étudiants qui ne demandent qu'à être bien encadrés et respectés eux-aussi ?

Il régnait désormais un silence absolu. Même ces corbeaux qui obscurcissaient le ciel de leur tenue de deuil turent leurs lugubres croassements. Puis, le chef toussa. Enfin, il commença :

- Gens de ce village, chers frères et soeurs, chers filles et fils, chers amis, nous avons tous entendu avec effroi, stupéfaction et amertume profonde la triste nouvelle qui secoue ce village et tout le pays. Nos parents disaient : « Si tu partages le bonheur avec quelqu'un, partage le malheur avec lui. » je crois, c'est ce principe sacré valable de nos jours, qui a guidé la plupart d'entre vous dans cette concession affligée.

A ces mots, toute la foule acquiesça :

- Ndi, Ndi, Ndi Yeuh, Apoup, Apoup, Apoup mbé1(*) !

Puis, le chef enchaîna tranquillement :

- Une fois de plus, je vous félicite de la promptitude qui vous a guidés, nombreux, vers ces lieux. Cette affluence que nous constatons tous est l'expression du témoignage de la valeur et de la personnalité du défunt que nous enterrons, à notre manière, ce jour du Seigneur. Je sais également qu'ils sont légion, ceux qui ont été empêchés. Ceux qui, de près ou de loin, font signe de solidarité sont ceux qui ont bien compris ces paroles de nos aïeux qui disaient : « Un seul doigt n'enlève pas la viande de la marmite. »

La foule redoubla d'applaudissements. Puis, le chef, bien satisfait, enchaîna :

- Je vois dans cette foule des gens en gandouras, en kaba ngondo, en pagnes. Je vois des blancs et... que dirais-je encore ? Voilà la preuve concrète que nos aïeux n'avaient pas tort de dire :

« Allant toute seule, la rivière se trompa de lit. » la foule applaudit avec emphase. Puis, après avoir toussé, le chef reprit :

- Ce que je vais vous faire comprendre, c'est que cet homme à ma droite, papa Menkaazeh' est un homme de bien. Il n'a jamais su comment on peut faire du mal à son prochain. Nos parents disaient si bien : « C'est celui qui veille sur le malade qu connaît l'acuité de sa maladie. » Cet homme, je le connais bien. Ses vertus, il les tient de feu son père, lequel père j'ai connu parfaitement pour l'avoir beaucoup fréquenté dans la toute verte jeunesse. Son arrière-grand-père avait de solides liens de sang avec la chefferie.

Ces témoignages du Natema'h2(*) avaient arraché une bonne salve d'applaudissements dans la foule. Ce grand dépositoire des coutumes et de la tradition du village était un octogénaire encore bien solide. C'était un chef dont l'arrivée au trône avait obéi à toutes les étapes normales et, c'était le chef du peuple. Après le décès de son père suite à une maladie, il fut capturé parmi ses frères comme prince héritier. Il fut ainsi retiré du monde profane du quotidien pour être gardé dans l'espace sacré du « La'kam3(*) » pendant neuf bonnes semaines il y fut initié à l'art de gouverner. Désormais, il devait revêtir toute la sacralité qui devait donner un caractère divin à son rôle. Son intronisation fut effective avec sa sortie du La'kam. Il fut installé majestueusement sur son trône richement couvert et décoré de tous les motifs traditionnels. Tous les grands dignitaires, tout le peuple rendirent hommage à feu son père et fêta le début de son règne. On lui signifia l'allégeance.

Le chef était de la génération du grand-père de Menkaazeh' ce vieillard aujourd'hui expédié du côté de Thanathos avait coutume de dire à tous les siens et à tous ceux qui le côtoyaient de ne jamais rien faire qui puise nuire au genre humain. Aussi la phrase : « men kaa zeh'4(*) » venait-elle avec une fréquence presque obsédante dans tous ses discours et conversations. Cette phrase qui résumait et expliquait d'ailleurs son nom patronymique, il la prononçait pour signifier son innocence et son rejet du mal. C'est pour cela qu'aucun des siens ne devait la prononcer alors qu'il se savait coupable. Le chef enchaîna :

- Faut-il vous le rappeler, feu grand-père Menkaazeh' nous avait quitté dans les circonstances très troublantes. C'était à l'époque dite du Maquis à cette époque sombre de notre histoire, notre pays s'était battu avec acharnement pour arracher son autonomie et la souveraineté. Dans cette région, la résistance était particulièrement accentuée, la répression aussi. Le blanc ne voulait pas du tout entendre parler d'indépendance. Ils avaient recruté au sein des populations aborigènes des peureux et des vendus entièrement acquis à leurs doctrines réactionnaires. Ces fous zélés, drogués par des discours racistes, brûlaient tout sur leur passage. Ils incendiaient maisons et champs ; ils pillaient les magasins ; ils violaient les femmes ; ils assassinaient, pendaient, brûlaient ou enterraient vifs tous ceux qu'ils considéraient comme révolutionnaires, ennemis de la métropole conquérante et oppressive. Parfois, les jours du grand marché, sur la grande place publique, pour démoraliser les populations et pour les démanteler, on exposait les têtes sanglantes de certaines victimes particulièrement tenaces et éveillées. L'histoire aura retenu des cas des résistants enfouis vivants, debout jusqu'à la hauteur du cou !

A cette époque dangereuse, il n'était pas facile de circuler, d'aller d'un village à l'autre ou de se rendre en ville. Les jours ordinaires, dès quinze heures, chacun songeait déjà à se terrer chez soi. Le matin, on attendait que le soleil se fût entièrement levé de son lit. On vivait dans un état de terreur et de persécution permanente. Je n'ose pas croire que c'est ce qui arrive encore à nos enfants aujourd'hui, dans la capitale.

- J'étais devenu un chef sans trône et sans sujet. Mon royaume était vidé de sa population ! Je profite d'ailleurs de cette parenthèse pour informer cette assistance que beaucoup de nos fils, filles, frères et soeurs sont disséminés depuis des décennies dans presque tout le pays. Ils avaient déserté le village pour échapper à la chasse à l'homme. Donc, ne voyez jamais en d'autres peuples ou populations des étrangers, des inconnus ou des ennemis. Dans chaque famille, dans chaque tribu dans ce pays se réfugie au moins un des nôtres !

- Grand-père Menkaazeh' n'avait pas fui le village. C'était un homme digne, courageux et respectable. Bien qu'on n'ait jamais retrouvé ses restes, bien de témoignages concordants affirment qu'il aurait été capturé et décapité par la machine infernale des colons, dans des circonstances qui méritent encore des éclaircissements. Aujourd'hui, ses fils et petits-fils souffrent atrocement, à cause de son crâne qu'ils n'ont jamais pu retrouver. Ce crâne sur lequel ils n'ont jamais fait de sacrifices ; ce crâne dont la présence dans la famille établirait le pont entre la vie et la mort est quelque part en train de se plaindre.

Puis, le Natemah' observa une pause, en parcourant la foule d'un regard majestueux et, comme pour tourner cette page historique et sociologique, il poursuivit :

- Le grand-père Menkaazeh' avait toujours tenu à faire appeler sa descendance MENKAAZEH'. Aujourd'hui, nous pleurons et enterrons à notre manière son petit-fils, mort comme lui, dans des circonstances mystérieuses. Paix à son âme ! Seul l'Etre Suprême saura réparer tous ces torts-là, fit-il.

- Ndi, Ndi, Ndi. Apoup, Apoup Ndi ! Apoup Ndi1(*), fit la foule.

Le chef avait restauré la mémoire de son village et de son peuple. Comme partout dans le pays et en Afrique, on voyait et on lisait les stigmates lugubres de la colonisation. Lorsqu'il prit place, les uns et les autres s'assirent. Ensuite, c'était le tour du père du disparu, qui fut très touché à la vue de cette foule immense qui était en grande majorité vêtue de noir. Lorsqu'il jeta un dernier regard sur l'une des photos de ce fils disparu, les larmes envahirent sa voix. On dit que les larmes d'un homme mûr ne coulent qu'en dedans. Mais, les siennes étaient prêtes à inonder son visage qui laissait lire une tristesse profonde. Il réussit tout au moins à se maîtriser et sortit de sa poche un mouchoir avec lequel il sécha ses yeux humides. Toute une foule de souvenirs tristes envahirent sa mémoire. Il prit parole et tint ce discours :

- Sa Majesté, Natemah', notre illustre chef, le gardien de nos coutumes et nos traditions a presque tout dit. Mais Innocent mon cher fils, mon seul espoir, me voici une fois de plus en train de vivre presque les mêmes évènements d'il y a quelques dizaines d'années. Feu mon père a quitté ce monde sans un au revoir, chaque jour nous avons espéré le voir revenir dans sa grande concession, mais en vain. Aujourd'hui, voici que toi aussi tu nous quittes pou l'au-delà en suivant presque le même chemin que lui : le chemin de la disparition. Est-ce un décret du sort qui prend ainsi effet sur ma famille ou alors la volonté cruelle des hommes, nos semblables ? Quoiqu'il en soit, je m'en remets sagement au Père de toute la Création, Ndah'ndem1(*).

Ensuite, il prit trois graines de jujube sèches, les mâcha machinalement et souffla la pâte ainsi obtenue dans la tombe. De sa main droite, il prit de la terre et la versa dans la tombe. Puis, il se recula et, la tête baissée, il adopta une attitude méditative. La méditation finie, il fit un ultime signe de croix et, les mains jointes, il se retira à pas lourds, aidé dans sa marche pénible par un proche parent.

Puis, la mère, mami Yessifa fit son apparition elle n'avait pas pu se maîtriser un seul instant. C'est dans des vêtements devenus des guenilles qu'on la vit. Ces vêtements signifiaient en eux-mêmes que n'eut été la pudeur, elle serait restée dans la tenue d'Eve pour demander à Dieu le père de la rappeler à lui. Elle avança, le visage trempé de sueur et de larmes, les yeux rouges, les cheveux défaits et les pieds nus. Elle était soutenue à gauche et à droite par deux femmes qui dominaient l'espace par leur taille et leur corpulence. Peut-être fallait-il vraiment ce type de femmes hommasses pour pouvoir maîtriser une pauvre femme au bord du délire. Devant la tombe, ses deux protectrices prirent un léger recul et, seule, elle jeta un regard dans la tombe, aperçut le portrait de son fils et perdit la parole. Elle se rappela les neuf mois de grossesse, l'accouchement, la peine que nécessite l'encadrement d'un être humain de l'enfance à l'âge adulte etc. elle leva ensuite ses deux mains en direction de cette foule qui la regardait, compatissante et larmoyante. On attendait d'elle qu'elle fit une oraison funèbre. Mais, elle s'assit au bord de la tombe et ameuta la foule des cris de désespoir ; toutes les autres femmes, très sensibles aux douleurs que peut éprouver une femme pareille, se mirent à pleurer à perdre le souffle et la raison.

Mami Yahanna ne put s'abstenir. Malgré les querelles qui peuvent émailler une vie de coépouses, il y a des situations où, même le malheur les oblige à regarder dans la même direction.

Le lendemain, c'était le jour de la lune. La nature avait repris vie et son ambiance traditionnelle, elle qui avait saturé le village de ses symboles de tristesse. Malgré le léger apaisement apporté par le sommeil de la nuit, le triste évènement alimentait encore les conversations. On n'efface pas facilement pareil évènement de sa mémoire.

Le temps s'envolait à grands battements d'ailes. Le soleil qui, durant la journée, avait inondé la nature de sa lumière, était du côté occidental. Devenu une boule rouge fixée à l'horizon, il n'émettait plus que de faibles rayons qui éclairaient chichement le village. De l'autre côté de la voûte azurée, l'astre de la nuit, accompagné de quelques-uns de ses enfants, avait laissé  découvrir son front argenté et se préparait activement à prendre le relais.

Les coqs du village qui suivaient la scène et semblaient comprendre ce mystérieux langage astral, d'un commun accord, proférèrent un ultime concert de cocoricos.

La concession de papa Menkaazeh' continuait à recevoir des visites. Toute la grande famille était toujours là, partagée entre méditations, prières et lamentations. Parfois, l'arrivée d'une tierce relation engendrait des conversations ou avivait les jérémiades.

- Mes frères, dites-moi, à cette allure macabre où vont les choses dans ce pays, je commence à prendre peur ; je suis très inquiet, je vous assure. Et, je me demande quelle place nous devons désormais accorder à l'école. Tenez, tous les jours, nous nous prions de la bière, de la viande, du luxe, des divertissements, bref, de toutes les bonnes choses de ce monde afin que nos enfants puissent eux aussi fréquenter l'école. Si nous consentons tous ces nobles sacrifices, c'est, je crois, pour que nos enfants soient instruits et éduqués. C'est aussi pour qu'un jour, ayant obtenu diplômes et titres, ils accèdent eux aussi à des postes de responsabilité. C'est aussi pour qu'ils reviennent nous aider à construire le village. Mais seulement, voilà, voilà ce que l'école nous donne en échange contre nos augustes privations : massacres et des enterrements dans des fosses communes ! Certains nous reviennent plus bouchés qu'avant. D'autres sont pris précocement par le vertige de la démission. D'autres encore, lorsqu'ils ont le courage et la chance de décrocher des diplômes, ne trouvent jamais d'emplois : on vous rassurera tranquillement que, n'étant pas de la sphère des décideurs nos enfants attendront que ceux des vrais citoyens soient recrutés, fit papa Lukassi.

- Tout le monde finira par me donner la raison dans ce village, fit Ndeuh' pour qui l'intervention de son oncle paternel était une perche, lui qui, après l'abandon des études , n'avait toujours pas réussi à faire l'unanimité auprès des siens qui espéraient pourtant beaucoup de lui.

Le désespoir avait littéralement envahi la jeunesse au point où l'école semblait ne plus avoir un fondement. On avait de la peine à convaincre les jeunes de la nécessité de s'instruire et de s'éduquer. Ils préféraient embrasser, très tôt, des petits métiers, au lieu de se lancer sur un chemin académique sans issue. Ils fondaient leurs arguments sur les exemples des diplômés de l'enseignement supérieur qui, n'ayant pas pu trouver d'emploi dans la fonction publique ou dans le privé, s'étaient jetés dans le secteur informel. Nantis d'une licence, d'une maîtrise ou d'un doctorat, ils se retrouvaient en train de vendre des journaux à la criée, de vendre les livres de seconde main, de vendre des vêtements de la friperie, de vendre de l'eau potable, de vendre des produits de quincaillerie dans des pousse-pousse etc.

« Pourquoi sacrifier près de quinze ans sur les bancs, décrocher un doctorat pour se trouver dans un carrefour de la ville en train de proposer des journaux aux passants ? » se demandaient-ils.

Un cas assez piteux, quine cessait de susciter la révolte, c'était celui de Débrouillard. Ce jeune malheureux à lui tout seul était le symbole vivant du drame que vivait la jeunesse sans soutien et sans protection, c'est-à-dire cette autre jeunesse dot l'ascendance n'a ni pouvoir, ni « parapluie », ni « godasses ».

Débrouillard de son nom patronymique NDAH'NDEM, était une sorte de génie précoce. Il avait décroché son baccalauréat série C à un âge où beaucoup ne songent pas encore à se présenter au BEPC. Inscrit à l'université, il avait brillamment survolé les trois ans qui mènent à la Licence. Inscrit en Maîtrise, et comme la plupart des étudiants de sa promotion, il n'avait jamais pu rédiger et soutenir son mémoire. Il faisait partie d'une promotion dite sacrifiée. Les professeurs qui n'étaient plus rémunérés à leur juste valeur avaient unanimement décidé de ne plus se surcharger ou s'encombrer des lourdes tâches de directeurs de mémoires.

Débrouillard avait quitté prématurément l'université, mais, sans désespérer. Il était sûr de sa plume. Aussi était-il convaincu que les écoles de formation lui ouvriraient leurs portes. Sa naïveté ne lui permettait pas de comprendre que la réalité était autre chose. Pendant plus de cinq ans, NDAH'NDEM voyait son nom, bien écrit, sur les listes d'attente. Parfois, il se retrouvait sur cinq listes d'attente différentes, au point où ses relations se demandaient quelle école il allait finalement choisir. Mais... mais, on n'avait jamais surpris cet esprit assis dans une salle de classe dès le début des cours. Jusqu'en fin d'année, les listes d'attente étaient toujours là. Elles vieillissaient parfois, sous l'effet corrosif de neuf bons mois !

En attendant, Débrouillard avait décidé de s'orienter dans le secteur informel ; oui, un secteur où on n'attend pas. Il vendait les journaux à la criée. C'est grâce à l'aîné de l'un de ses amis qu'il avait pu s'introduire auprès du dépositaire qui lui fournissait les journaux. Après quelques mois de vente à la criée, il avait démissionné. Le journal officiel qui représentait les quatre-vingt-dix pour cent de ce qu'il recevait comme journaux, ne vendait plus. On était à une période mouvementée, le pays vivait des remous de revendications pluralistes partout. Les lecteurs estimaient que le journal officiel était dépassé, c'était le journal d'une époque révolue. On ne l'achetait plu, on ne le lisait plus. Seuls les adeptes des dessins du sourire et de l'horoscope y parcouraient encore ces rubriques.

Grâce à ses petites économies, il s'était lancé dans la vente des cigarettes. Un autre métier qui ne nécessite ni diplômes, ni concours, ni tests de présélection ou sélection...

La cigarette et ses accessoires nourrissaient assez bien débrouillard. Il avait réussi à faire un certain nombre de réalisations. Il avait même réussi à se marier grâce à la cigarette. Sa compagne la nommée Cathéna Min'mboung lui avait même donné un beau rejeton de sexe masculin. Débrouillard avait fini par ne plus penser aux concours. Il ne se rappelait plus qu'il était sur des listes d'attente. Il était convaincu que sa destinée était dans ce secteur informel où il s'était fait une nouvelle existence. Mais, un jour, ayant réinvesti toutes ses recettes dans l'achat des marchandises, Débrouillard était assis là, derrière son kiosque. Une voiture gara devant lui et, comme en temps de guerre, une horde de gens se ruèrent sur son kiosque et sur sa personne. Ils pillèrent tous ses produits et le laissèrent le corps meurtri d'une violente flagellation. C'était la fourrière municipale.

La population horrifiée et ahurie s'était toujours demandée quelle direction prenaient tous ces produits, toutes ces marchandises que ces rapaces arrachaient aux gens. Un soir, certaines jeunes victimes se rendirent à l'hôtel de ville, fief de ces charognards. Ils firent semblant de déambuler. Leur curiosité leur permit de voir, à l'intérieur d'un magasin, des montagnes de paquets de cigarettes, de bonbons, de biscuits, de lotus, de journaux... Bref, tout ce qu'on peut trouver dans un kiosque digne de ce nom. L'heure du retour arrivée, les agents cherchaient des cartons ou des sacs dans lesquels ils chargeaient des produits les plus chers. Ils rentraient chez eux repus et bien rassasiés de cette chair et de ce sang humains.

Débrouillard n'avait plus trouvé de raison de rester en ville. La capitale était devenue pour lui un vaste cimetière des velléités, des esprits forts et lucides. Il était rentré s'installer au village, la voix étranglée.

CHAPITRE III

A

près que Manbezimbi avait été impitoyablement frappé par les odeurs mortelles qui s'étaient échappées de la cellule 2 du quartier dangereux des criminels politiques, cellule dont il avait imprudemment ouvert la porte, on ne l'avait pas revu durant deux jours. Cet homme au visage ténébreux qui avait toujours fait preuve de prudence en descendant à pas lents et comptés s'y était maladroitement dirigé ce vendredi-là.

Depuis ce maudit jour, l'homme n'avait plus goûté aux douceurs de la santé. Après l'avoir cherché, fouillé dans tous les coins du triangle de la république, même dans tous les temples de Bacchus où il avait plus d'une fois menacé d'élire définitivement domicile, on était rentré le retrouver comme ça, par hasard, baignant dans la crue de ce corridor souterrain dont il avait percuté le corps contre les murs gluants et rugueux.

Le pauvre soldat était piteusement couché à quelques pas de cette porte de la sombre cellule qu'il n'avait pas pu refermer. Il était dans une situation fort préoccupante. Son corps meurtri de chocs, et enfermé dans une tenue camouflée, nageait sur les eaux noires et écumantes qui s'étaient progressivement échappées de la cellule 2. Seul son crâne couleur de nuit reposait sur son béret rouge, le tout soutenu par quelques vêtements de prévenus.

On l'avait soulevé, déshabillé et lavé. Ses frères de corps l'avaient d'urgence transporté à l'hôpital principal qui se trouvait heureusement à une colline de la gendarmerie. Son cas étant très sérieux, il avait été interné dans une des salles d'urgence très équipée. Tous les grands spécialistes de l'hôpital avaient été sollicités : les anesthésistes réanimateurs, les dermatologues, les hématologues, les bactériologues, les neurologues-électroencéphalographistes, les otorhinolaryngologistes et bien d'autres dont on lisait difficilement les noms et les spécialités sur les blouses. On n'allait tout de même pas perdre un homme aussi important que ce soldat aux relations multiples...

Les clichés radiocospiques montraient le bassin touché. Les prélèvements du dermatologue-vénérologue cosmétologue- mycologue présentaient des eczémas prurigineux généralisés. Une otalgie bilatérale était dépistée par le spécialiste. Chaque médecin avait pu diagnostiquer une maladie. Manbezimbi n'avait pas l'habitude des dispensaires ou des hôpitaux. Il était de ceux qui croient aux vertus thérapeutiques de l'alcool.

Le réanimateur qui s'activait avec beaucoup d'entrain sur lui rassura les tout premiers visiteurs en leur disant que, bien que la situation était sérieuse, la fin de ses jours n'était pas encore proche.

A réunir toutes les ordonnances, elles ressembleraient à un livre. En pharmacie les prix de tous les produits avaient doublé, du fait de la dévaluation. Ah ! La dévaluation ! Pendant que les gouvernants chantaient sa nécessité pour la survie de l'économie et tous les bienfaits qu'elle allait engendrer dans les poches des populations, le peule qui la vivait concrètement au quotidien trouvait qu'il fallait avoir vendu son âme au Diable pour accepter pareille aventure.

La première moitié du jour était passée. Bientôt la deuxième heure de l'après midi allait sonner. De l'autre coté, un peu plus bas, dans la maternité principale, des cris de détresse déchiraient l'air et allaient piquer les oreilles, au point que même celles des sourds les percevaient. Tout le monde avait accouru, même ceux des malades qu étaient sous perfusion. Seul Manbezimbi ne put vivre ces évènements pathétiques qui le concernaient pourtant, lui qui était douillettement enveloppé dans les bras d'un coma câlin.

Elle était là, couchée sur une large flaque de ce sang qui s'était échappé de ses entrailles avec son enfant ! Elle était venue, depuis deux jours, à la maternité principale, pour donner vie à un humain. Elle voulait pérenniser l'espèce humaine. Dans cette marée humaine prise de panique et de stupéfaction, une femme en travail qui y avait passé toute la journée avec elle raconta !

- Ee a zamba wa wa kom bot1(*) ! La pauvre femme d'autrui est arrivée ici depuis deux jours. C'était bien depuis vendredi. Ee ana Maria ny zamba2(*) ! » Elle m'a dit que son mari aime trop boire et il adore les prostituées. Il avait disparu de la maison depuis deux jours, surtout que c'était la période des salaires, période pendant laquelle il est très rare chez lui, et au lieu de service. Et, c'est à cette même période que sa grossesse arrivait à terme ! Ee bèbèlè zamba3(*) !

Ce sieur Manbezimbi, fils aîné d'une famille de onze enfants dont il était l'unique garçon, état né dans un village perdu très loin, dans une grande forêt du sud du pays. Ce village était réputé dans la région pour la pratique de la sorcellerie, pour la paresse. L'idolâtrie maladive de l'alcool, la prostitution et les commérages. Ici, la boisson la plus prisée était une boisson localement appelée « Odontol ». C'était un type spécial de liqueur incolore obtenue à partir d'un savant traitement sous haute chaleur du vin de palme. Le résultat ainsi obtenu était tout ce que le vin de palme avait d'alcool. On aimait  l' « Odontol » parce que sa composition était simple : son ingrédient unique était l'alcool. Il résolvait efficacement les problèmes et dissipait les soucis. On n'avait pas besoin d'en consommer plus d'un verre pour être dans les faveurs de Bacchus.

Tous les matins, dès l'arrivée de l'Aurore au visage blanc, c'était avec cette boisson qu'on se brossait les dents. L'Odontol rythmait les conversations et donnait un sens à la vie dans ce village. Pour faire des avances à une jouvencelle ou à la femme du voisin, il fallait lui prouver qu'on maîtrisait cette liqueur dont seule l'odeur allait provoquer la salivation et les premières gouttes déliaient la langue et réveillaient l'inspiration.

L'une des vertus de l'Odontol était qu'elle éloignait aussi la famine. On voyait très rarement ses buveurs crier famine. Ils finirent par accorder peu d'importance à l'agriculture. Dans ce village, les plantes qui foisonnaient étaient les dons de la nature : manguiers, avocatiers, goyaviers etc. A la longue, l'hécatombe se produisit. Les gens se mirent à mourir, de faim ou d'alcoolisme aigu.

Ce village perché sur une petite chaîne de montagnes s'appelait Ekolzin. Les parents de Manbezimbi, comme beaucoup d'autres villageois, avaient déserté le village par une nuit de pluie, alors qu'ils venaient d'avoir leur premier fils. Un moment plus indiqué que la nuit n'existait pas pour ce genre d'exode. Car les sorciers y régnaient en maîtres absolus ! Tous s'y passait comme si on leur devait la vie ou la survie ! C'était une sorte d'Etat dans l'Etat de ce côté-là.

Parmi les histoires traumatisantes de cette petite localité infernale, deux se racontaient régulièrement pour résumer le destin du village.

La première est celle d'une femme. Alors, une femme, c'est-à-dire ce qu'il conviendrait d'appeler « un être de sexe féminin » ! Cette créature, la quarantaine révolue, la taille moyenne, les cheveux longs, la poitrine arrondie par les seins qui tendaient ses vêtements, la démarche voluptueuse et le langage suave avait ainsi tous les traits extérieurs d'une femme. Mais cette féminité extérieure ne laissait rien soupçonner de monstrueux derrière ses robes et ses jupes. Cette « femme » était aussi un « homme » ! Elle n'avait ni barbe, ni pomme d'Adam, pas d'allure hommasse.

Madame Evu était une veuve sans enfants qui vivait seule. Elle avait la mythique particularité d'avoir deux sexes. Les mythologues vont vous dire que n'est aucunement du jamais vu. Car la mythologie greco-romaine fournit un exemple du nom incarné de la sorcellerie ? Madame Evu était une terroriste sans grenades et sans fusils. Ses armes démoniaques, c'étaient ses pouvoirs occultes qui lui permettaient de séduire les femmes, leur faire l'amour et les rendre stériles ! Beaucoup de ses victimes avouaient avoir été séduites et avoir couché avec elle dans les rêves. Les plus grandes victimes étaient les filles nubiles.

Cette situation affreuse avait tellement inquiété les humbles du village que Madame Evu était devenue l'objet d'une forte suspicion. Mais, les sceptiques étaient encore à se demander comment un être humain pouvait avoir à lui seul deux sexes.

Un soir, Madame Evu, dans un élan de solidarité et de compassion pour une famille voisine endeuillée, s'y était rendu, pour une veillée. Ce soir-là, Evu on ne saura pourquoi, avait « oublié » de mettre un sous-vêtement pour couvrir ses intimités virile et féminine. Elle avait mis un gros pull-over noir et une jupe d'un bleu foncé. A une heure tardive de la nuit, alors que le sommeil torturait ce monstre biologique et social, elle s'agitait en cherchant la position idéale qui la mènerait sans problème dans les bras câlins et très reposants de Morphée : plongée dans une demi-inconscience, levant et baissant ses jambes de manière incontrôlée, elle s'abandonna à une position qui dévoila ses mystères.

Ses voisines, apeurées par la rumeur nourrie qui planait sur son ombre, aperçurent, en sus du Mont de Vénus clairsemé d'un petit buisson noir et crépu et une concavité vaginale,un membre viril d'une épaisseur et d'une longueur à faire fuir même la femelle en chaleur !

Panique généralisée auprès de ce corps de la défunte dont l'esprit était déjà certainement arrivé vers la voûte azurée ! Madame Evu ne s'était réveillée que lorsque tout son scandale biologique était déjà découvert et bien identifié.

L'information, tel un éclair, se propagea dans tout le village et dans tout le pays. Dans les villes, les journaux firent une recette jamais égalée.

Madame Evu, avait ajouté presque tous les journaux, avait une marmite mystérieuse où se scellaient les destins des jeunes du village. Aucun enfant ne devrait jamais franchir la classe du cours moyen deuxième année. Aucune fille, si elle n'était pas passée par sa braguette, ne devrait épouser un homme « bien » !

Ainsi ce village sous le règne obscur de ce spécimen de monstres qui peuplent la jungle de nos sociétés. Emmenée par certaines personnes vindicatives chez les agents de l'ordre et les autorités judiciaires, bien que ses deux sexes fussent constatés, Evu fut relaxée ! La justice s'avouait toujours incapable de juger les affaires gravitant autour de la sorcellerie.

La deuxième histoire était celle de ce jeune innocent trouvé couché sur la place du marché du chef-lieu d'Arrondissement du coin.

Dès l'aube, les premiers commerçants l'avaient trouvé là, dans un léger coma. Ce jeune garçon, disaient les voyants, avait embarqué à bord d'un « avion »fantastique par un groupe de sorciers et de sorcières du village. Il s'agissait d'une sortie « initiatique » pour l'ingénu.

L'avion, en effet, une vieille chaussure, avait décollé sur la toiture d'une maison avec dalle. Très loin dans les airs sombres de cette nuit sans étoiles et sans lune, le jeune naïf était appelé à prendre les commandes de l'appareil. Mais, ne sachant pas exactement où il était et ce qui lui arrivait, il paniqua et l' « avion » perdit le Nord et alla percuter un poteau électrique. Tous les occupants adultes disparurent et, seul le jeune esprit s'écrasa sur le sol.

Ce matin-là, tout l'Arrondissement était bouleversé par cette autre démonstration des forces du mal. La panique s'installa dans toute la région. On implorait le secours du bon Dieu, on sollicitait à grand renfort de cris d'alarme et de détresse le secours du gouvernement qui avait toujours souligné son impuissance à traquer les sorciers et à endiguer le torrent dévastateur de la sorcellerie. Partout on respirait l'odeur des sorciers. Seule l'escapade était devenue la seule voie du salut.

Une fois arrivé dans la capitale, Mongo Nnam, le jeune père, n'eut pas le temps de contempler la beauté des lampadaires ou la majesté des buildings administratifs. Il se jeta dans la vie active et fit ses premiers pas près de la gare routière comme chargeur crieur.

Mongo Nnam quittait son domicile très tôt et n'en revenait qu'une fois la nuit tombée. Mais ce long et pénible séjour dehors ne lui garantissait pas toujours une pitance acceptable. Les jours fastes, le manioc ou les bâtons de manioc et du poisson meublaient sa table. Sous ce toit, on ne savait pas à quoi servait l'épargne. Ils comblaient la famine de deux jours avec les entrées d'un jour heureux, au risque de passer les jours à venir à jeun.

Mongo Nnam Barnabas et son épouse se souciaient peu de la misère dans laquelle ils vivaient. Chaque année, une nouvelle naissance succédait à une autre. Parfois, une grossesse venait surprendre un mioche juché sur les seins encore pleins et dégoulinants de madame.

Madame Mongo Nnam, la nommée Mvoue Bibouan Pancracia avait simplement profité de ce désordre dans la succession des naissances pour aligner subtilement dans les rangs des enfants légitimes de son époux, cinq filles qu'elle avait conçues de cinq hommes différents. Après une dizaine d'années de vie conjugale, la jeune Mvoue Bibouan avait machinalement réussi à fabriquer onze enfants dont le seul mâle d'ailleurs le sosie de papa.

L'épouse infidèle s'était fixé deux objectifs précis : combler les vides sentimentaux laissés par un époux qu'elle ne voyait que très tard dans la nuit, couché près d'elle, dégageant parfois les effluves du Dieu du vin dont les senteurs étaient rehaussées par les odeurs de cigarettes et de sueur et, ronflant tel un groupe électrogène. Le deuxième objectif était d'esquiver la famine par tous les moyens. Elle avait pensé qu'en concevant des enfants de différents hommes, elle se verrait « entretenue » par plusieurs géniteurs.

Madame Mongo Nnam était consciente que dans le quartier Elikzi, la famine n'épargnait personne. Aussi avait-elle juré que désormais, elle serait à l'abri de ce fléau. D'ailleurs, Dieu et la nature exauçaient déjà ses voeux. Car, sur onze enfants, ne lui avaient-ils pas donné dix filles ? Oui, elle était mère de dix filles ! Des filles à dompter des mâles les plus résistants. N'eût été ce fainéant de Manbezimbi, elle en aurait onze au total. Onze filles ! Quelle fortune inépuisable dans une capitale où la plupart des grands décideurs marchaient braguette ouverte ! Les concours, les examens, les recrutements se négociaient très souvent dans les « circuits », dans les « chantiers, dans les boîtes de nuit et surtout dans les auberges et les hôtels.

Madame Mongo Nnam n'en avait aucun doute, car elle-même en avait fait l'expérience. Elle était une preuve vivante d'un libertinage sexuel fortement apprécié et encouragé par la gent virile. Malgré son vieillissement rendu brutalement précoce par les accouchements répétés et la misère des débuts en ville, cette reine du concubinage passait rarement un jour sans rendre satisfaction à un mâle. Son extrême disponibilité avait souvent aisé croire qu'elle avait un cycle menstruel qui défiait la science et les calendriers. Il se disait d'ailleurs, et ce n'était plus qu'un secret de Polichinelle, qu'elle utilisait fréquemment certaines herbes et certaines écorces d'arbres rares pour imposer ce rythme à son organisme.

Lorsque ses premières filles sortaient à peine de l'adolescence pubertaire, les mâles, tels des oiseaux prédateurs, fondaient dessus avec des appétits insatiables. Les plus assidus puisaient et dans les entrailles de la mère et dans celles de ses filles l'essentiel de ce qui peut calmer les instincts libidineux d'un mâle en rut. C'est ainsi qu'il se créa un vaste cafouillage sexuel, tel que la génétique en sortait offensée. Ainsi allait la vie dans cette famille au quotidien ; on y mangeait ; on s'y faisait manger.

Dans ce violent tourbillon, le père de famille, le désormais très résigné Mongo Nnam, n'avait pas seulement perdu, pensait-il. Non, il avait aussi gagné, parce que depuis un certain temps, ce qu'il mangeait chaque jour avec tant de délectation débordait de loin cette maigre somme d'argent qu'il laissait au chevet de son lit pour la ration alimentaire de toute la journée !

A la longue, constatant que son épouse ne daignait plus toucher à cette modique somme, il finit par augmenter le budget de ses alcools.

Malheureusement, il avait trouvé la mort un jour de Saturne sur son propre lit ; Mais, ce n'était pas des suites de famine ou de maladie qu'il rendit l'âme. Ce jour-là, sa femme, Mme Mongo Nnam née Mvoue Bibouan avait découché, attirée par l'alcool, le sexe et l'argent. Bien qu'il fût un personnage presque inconnu, le décès de Mongo Nnam fit couler beaucoup de salive. Peu de gens le connaissaient en réalité, lui qui sortait dès le premier chant du coq et ne retournait chez lui qu'au crépuscule et parfois très tard. Beaucoup de gens dans le quartier connaissaient mieux son épouse et se perdaient dans l'identification de son époux réel parmi ce régiment d'hommes qui prenaient d'assaut le domicile conjugal dès le départ de l'époux légitime. Mme Mongo Nnam était devenue très célèbre grâce à ces précieux services qu'elle rendait aux hommes. Elle avait donné naissance à une petite république de filles qui rythmaient les battements des coeurs et rééquilibraient ou déséquilibraient les températures.

Le pauvre Mongo Nnam était parti. Il était mort sans laisser de confidences. La mort l'avait fauché ce samedi-là en pleine nuit, seul dans son lit conjugal. Les langues légères disaient que son épouse était à l'origine de ce coup fatal. Elle le trouvait désormais trop vieux et démodé pour elle. Il la gênait. Ses fréquentations mondaines et des concurrences avec ses propres filles l'avaient amenée à redécouvrir une jeunesse qui lui avait échappé précocement. Avec Mongo Nnam, elle ne pouvait pas prolonger sa vie mondaine jusqu'à l'aube. La seule idée qu'elle partageait ses couches avec ce chargeur éloignait beaucoup d'autres soupirants. Or elle avait un coeur à aimer tous les hommes... elle était devenu «l'épouse » et la « belle-mère » de beaucoup de « grands » de la capitale. Et, tout ce beau monde n'irait pas toujours l'attendre dans les coins de rue !

Pour ne pas réveiller les soupçons, Madame Mongo Nnam avait acheté deux litres d'Odontol dans lesquelles elle avait introduit un poison à effets rapides. Après le retour de son époux, elle lui avait servi le repas du jour et cette boisson déjà transformée. Le pauvre ignorant avait cru lire dans ces soins de madame un signe indubitable d'un attachement toujours solide qu'elle lui témoignait. Et, pour lui rendre grâce, il s'était senti obligé d'en prendre jusqu'à la dernière goutte, sous le regard menteusement affectueux de cette gorgone.

Mongo Nnam était passé de vie à trépas. Couché seul sur son lit, tous ses restes n'étaient plus que l'expression de l'alcool, un alcool pris à dose surhumaine.

La veuve avait tôt fait de faire disparaître l'image du défunt. Chaque jour, elle luttait pour la reconquête de son beau nom de jeune fille. Un nom qui, à lui tout seul, allait à la conquête des hommes. Aussi préférait-elle répondre à Mvoue Bibouan plutôt qu'à Madame veuve Mongo Nnam... ce dernier nom puait la pauvreté, la misère et la prison. En moins de quelques semaines après le départ de Mongo Nnam, elle s'était fait construire une maison de ses rêves, une maison à engloutir une centaine de prétendants et de soupirants. C'était une maison qui dégageait essentiellement les odeurs de femmes et d'amour. Nul ne pouvait y entrer s'il n'était amoureux. Seuls le coeur et le sexe y conduisaient.

On avait vite trouvé un emploi à Manbezimbi. Son cas n'était pas un problème pour tous ceux qui convoitaient sa mère ou ses soeurs. C'était un illustre fainéant qui ne s'était jamais gêné pour se trouver une place dans la société ; c'était lui le proxénète de la famille. Il coordonnait avec une certaine dextérité presque tous les mouvements des siennes. Il se trouvait même des jours où sa moindre mauvaise humeur pouvait coûter une réprimande verte à un séducteur, fût-il déjà solidement implanté. Aussi faisait-on tout le nécessaire pour que le jeune salaud fût aux petits soins. Manbezimbi avait finalement choisi de faire carrière du côté de Mars. Il s'était dit que le rythme de vie des gens en tenue était l'expression d'une certaine aisance des fins de mois. Les baisses de salaires et la dévaluation ne perturbaient en rien leur train de vie.

Grâce à sa huitième soeur, la nommée Célimène Tamzou dont les petits bouts de seins tendaient à peine les tricots. Agée seulement de quatorze ans, la jeune Tamzou connaissait déjà tout ce qui peut se garder précieusement derrière une baguette. Les jeunes recrues de la garde présidentielle en avaient fait leur chasse gardée. C'est chacun qui la berçait avec les histoires vraies ou fausses- des coulisses de la Présidence. Tous ses assaillants lui tenaient le langage de fiançailles et lui promettaient le mariage dès sa sortie de sa quatorzième année. Au milieu de son adolescence pubertaire, Célimène maîtrisait déjà toutes les voies d'accès dans le corps de Arès. Lors d'un des multiples recrutements qui se faisaient parfois tacitement, Célimène avait, après une simple résistance passive à un gradé influent, obtenu l'inscription de son frère aîné sur la liste des recrues.

A peine « recruté » dans la gendarmerie, Manbezimbi qui n'avait aucun diplôme dans son curriculum studiorum, bataillait nuit et jour pour s faire affecter du côté de la brigade des recherches. Par la suite, il réussit à se faire transférer dans l'unité chargée des contrôles routiers, parce qu'il se disait que de ce côté-là, les billets et les bières nettoyaient bien la sueur qui peut couler sur le visage en poussière d'un routier.

Mais, après quelques mois de service de ce côté-là, l'homme, un ivrogne confirmé, avait tout simplement transformé le contrôle routier en une activité lucrative très juteuse. Il finit par se faire appeler  «  Massa Tchopdaï ». Car, l'homme avait l'art de réclamer de l'argent aux chauffeurs autant de fois qu'ils faisaient des aller et retours devant son impériale personne : on eût comparé ses « recettes » quotidiennes aux revenus hebdomadaire du péage.

Un jour, alors qu'il avait suffisamment bu en pleine chaussée pour étancher cette soif provoquée par ce soleil particulièrement déshydratant de chez nous, l'homme semblait perdre progressivement l'équilibre. Mais, cela n'altérait en rien sa vigilance. Chaque engin qui passait devant lui était automatiquement stoppé. Mais, voilà qu'un chauffeur bien malin et entêté avait choisi de ne pas se soumettre aux caprices du sifflet de « Massa Tchopdaï ». Arrivé à dix mètres de lui, ce chauffeur de voiture appelée ici affectueusement « OPEP CLANDO » avait tout simplement fait cracher un épais nuage de fumée par son tuyau d'échappement en morceaux, sur le visage du gendarme cupide. L'homme, courroucé par cet affront jamais essuyé, avait machinalement démarré sa grosse moto de couleur noire et s'était lancé à sa poursuite. C'était sans tenir compte de la dextérité dont font preuve ces chauffeurs des voitures dites clandestines sur leurs routes habituelles. Ce sont des gens qui sont animés par un souci majeur : faire le lus grand nombre de tours en chargeant le maximum de passager et de marchandises possibles.

Ces chauffeurs se comportent comme des gens sans coeur ; leur seul objectif est d'encaisse le plu d'argent, au mépris des vies humaines. Dans un pays où souffle l'aquilon, on pleurerait chaque jour des centaines de femmes arrachées du sommet de leurs marchandises. Autant la cime du chargement avoisine les bouts des grands arbres de notre forêt, autant le poids d'un tel chargement affaisse le véhicule au point qu'il cache ses roues complètement aplaties.

A voir ces voitures circuler à cet état sur nos routes au vingt-et-unième siècle, on croirait que, depuis la production des toutes premières voitures, la science, la technique et la technologie ont refusé de progresser.

Manbezimbi avait juré de rattraper ce chaffard clandestin, insolent y et égoïste qui avait osé le mettre au défi, lui Manbezimbi, fils de Mme Mvoue Bibouan et frère très aimé de tant de belles filles qui voyaient chaque jour tous les puissants de la capitale se prosterner à leurs pieds ! Que lui arriverait-il même s'il tuait dix chauffeurs par jour ? Rien à son avis : l'armée, c'était lui. La justice, c'était toujours lui. Ses Soeurs étaient des appâts fortement appréciés des magistrats et des hauts gradés de l'armée. Tout cela constituait pour lui des motifs de zèle, de fierté, d'impunité et d'immunité

Il n'avait pas attendu son retour pour le traquer. Mais l'épais nuage de fumée que cette ferraille ambulante avait vomi ne permettait pas de l'identifier aisément. Tel un voile couleur de nuit, cette fumée épaisse et très salissante des usines de houille semblait envelopper le véhicule épuisé qui tel un poisson dans l'eau, glissait sur la route bitumée, malgré sa charge colossale Manbezimbi, galvanisé par l'alcool et surchauffé par la chaleur, démarra sa moto, réajusta son casque, fixa ses lunettes et se lança à sa poursuite. C'était désormais une véritable chasse à l'homme telle qu'on l'aurait vécue dans un film western. Par moments, il tentait de déborder le chauffeur fugitif de tous les côtés, même au grand mépris du code de la route et de la prévention routière. Mais, ces tentatives étaient toujours anéanties par les passages de camions ou de quelques véhicules. L'homme sortit son pistolet de sa main droite et fit une tentative à gauche pour mieux cibler son ennemi, puis, n'ayant pas réussi, il crut plus facile et plus efficace de tirer sur les roues de la voiture. Cependant, non seulement la fumée ne lui laissait aucune chance d'en finir là, mais aussi, les roues étaient perdues on ne savait où. De temps temps, c'était plutôt la carapace de la voiture qui en grattant l'asphalte, produisait des étincelles qui ne manquaient pas d'effrayer le gendarme.

Le chauffeur avait tenu son pari : résister à cet ogre qui, à lui tout seul, représentait un obstacle à son épanouissement et à la prospérité de ses confrères et des populations. Ses fréquents zigzags sur la route lui valaient d'ailleurs des salves d'applaudissements. Manbezimbi, dans un cafouillage, avait essayé une ultime fois de tirer à tout hasard dans la brume opaque qui se dessinait continuellement devant lui et l'enveloppait. Cette fois-ci, il réussit à mettre en menus morceaux tout ce qu'il restait de rétroviseur à cette voiture : un soupçon de miroir que le chauffeur avait acheté un jour pour se sauver d'un contrôle. Choqué après avoir constaté qu'il n'avait pus de « rétroviseur », le chauffeur décida de faire une riposte exemplaire, sur-le-champ.

Après de nombreux zigzags auxquels il avait soumis le gendarme, l'homme en colère amorça un virage sur une route non bitumée assez accidentée et poussiéreuse, à toute vitesse. Le pauvre gendarme, piqué par le virus de la vengeance, tel un automate pris dans une double enveloppe de fumée et de poussière, perdit immédiatement la boussole et après avoir perdu connaissance, sa grosse moto alla percuter le flanc droit de la voiture en escapade au milieu d'un petit pont et, elle le projeta comme un plongeur maladroit, vers l'aval du cours d'eau. N'eût été la présence des petits campagnards qui, après avoir lavé leurs haillons, se baignaient là ce jour-là, Manbezimbi aurait été emporté, pour l'éternité, par les eaux rouges de la rivière.

Manbezimbi fut récupéré in extremis mais la moto était irrécupérable. Tel un avion qui a chuté, cette moto ne se reconnaissait plus que par les quelques pièces détachées qu'on pouvait ramasser çà et là dans les herbes.

Du côté de la gendarmerie, c'était clair. Il fallait stabiliser Manbezimbi, sans quoi on le perdrait un de ces jours. On l'admit enfin dan un service qui lui convenait aussi bien : fouetter quotidiennement les prévenus, du moins leur « donner du café » comme on le dit ici par euphémisme.

Manbezimbi s'était illustré dans la bastonnade au point où à l'unanimité, on lui donna un titre de commandant. Il se disait ici qu'une bonne dose d'alcool et un peu de chanvre le rendraient particulièrement farouche et infatigable. Ses yeux toujours rouges et sa moustache hirsute suffisaient seuls à apeurer un prévenu et l'amener à cracher ses forfaits. Ce dévouement à sa nouvelle tâche et cette dextérité dans l'art de châtier les ennemis de l'ordre public lui avaient valu des félicitations. Et, il finit par devenir lui aussi commandant, dans cette gendarmerie où il y avait beaucoup de commandants. Il y avait un commandant d'escadron, un commandant de compagnie, un commandant de brigade. Lui, était le plus célèbre de tous : c'était le fameux « commandant des brimades ».

Manbezimbi pouvait à lui tout seul châtier en une demi-journée toute une ville ! Il aimait rappeler à tous ceux que le sort conduisait chez eux que c'était un très mauvais lieu. C'était cet homme sous l'effet incandescent de l'alcool et de la drogue qui avait la responsabilité de garder toutes les clés de cellules. Tâche qui, à la longue, lui avait donné de l'influence. Car, tel un cerbère noir, il connaissait un règne sans partage sur ce monde de Pluton.

- Aujourd'hui, continua l'oratrice, nous avons passé toute la matinée ici ensemble. Mme Manbezimbi n'était pas accompagnée. Elle m'a dit qu'elle vit chez elle avec l'une de ses soeurs cadettes. Mais, son mari lui avait fait des avances plusieurs fois sans succès. Malheureusement, un jour, le copain de cette fille était passé la chercher, à une heure où Monsieur dînait. Dès qu'il avait aperçu son rival, il était allé chercher son arme. Pendant ce temps, le jeune homme avait pris ses jambes au cou. Manbezimbi avait alors profité de cette occasion pour fouetter cette fille qui avait fini par s'enfuir pour le village.

Ce matin, l'enfant l'a beaucoup secouée. Et, à chaque minute, elle se croyait en train d'accoucher. Une infirmière accoucheuse est venue vers nous et elle a récupéré nos carnets de visite. Elle n'a même pas eu le temps de feuilleter celui de Mme Manbezimbi. Elle s'est tout juste contentée de s'attarder sur son nom. Après avoir constaté que cette femme était l'épouse d'un homme en tenue, elle s'est enflammée :

«Ah bon ! Oui, Ah bon ! Oui, oui, c`est vous. C'est vous les femmes des hommes en tenue, les gens qui engloutissent tout le budget de ce pays. Hein, dans l'armée, même un « sans galon » qui n'a même pas le CEPE gagne plus du triple de ce que les infirmières diplômées d'Etat gagnent... de toutes les façons, je vais vous montrer qu'ici, c'est nous les civils qui commandons » Dès qu'elle a fini de vomir sa colère sur la pauvre femme, elle lui a jeté le carnet sur le ventre et, elle s'en est allée. Quelques temps après, une autre infirmière s'est amenée. Mais, au lieu de lui demander de monter sur la table d'accouchement, elle lui a plutôt demandé d'aller se promener dans tout l'hôpital. La pauvre femme qui n'avait plus de jambes pour rester debout s'est écroulée et, l'enfant s'est échappé pour s'écraser sur le sol.

« A moi, elle a demandé de lui offrir cinq paires de gants, un demi-carton de savon, cinq flacons d'alcool, des thermomètre, les compresse et un carton d'antitétaniques. Tout cela, elle devait l'avoir avant que je monte sur la table ! » Précisa-t-elle.

Et, il était là, le petit Manbezimbi à qui on n'avait pas encore donné un nom patronymique, cet enfant de la crise des mentalités. Il était là, écrasé sur le sol souillé de la maternité, cet enfant de la dévaluation. Il était bien là, gisant en pâte, cet enfant de la baisse drastique des salaires. Cet innocent n'avait pas demandé à être conçu. On l'avait conçu t, il était tout de même arrivé dans le monde cruel de ces humains qui avaient à jamais enterré leur gouvernail moral. On vivait dans une république, mais la notion élémentaire de « Res publica » était totalement ignorée des citoyens en proie aux flaires de rapaces et aux appétits de loups.

La pauvre femme qui avait perdu son rejeton et qui était dans un état de santé préoccupant était, elle aussi, transportée de toute urgence dans la salle des grandes urgences pour des soins intensifs. Là reposait son époux. A la vue de ce dernier, elle crut que toutes ses douleurs quittaient son corps. Les médecins qui veillaient à leur chevet répétaient à tout venant : « Nous croyons que leurs vies ne sont pas tellement en danger. Ils ont reçus des soins et ... et aujourd'hui, c'est tout de même le jour du Seigneur. »

CHAPITRE IV

D

epuis ce jour sombre où elle avait appris la disparition jugée mystérieuse de son amant, Angeline NDOLO n'avait plus goûté la tendresse du sommeil. Toutes ses nuits n'avaient plus été que de longs moments de méditation, de lamentation, et surtout, les périodes d'insomnies et de violents cauchemars. La vie n'avait plus de sens pour elle. Les promenades l'importunaient désormais ; le divertissement était sans objet. Pour elle, tous les jours étaient devenus ternes. Elle restait tout simplement dans sa chambre, pareille à une jeune veuve amoureuse qui, ne pouvant pas supporter la disparition de l'homme de sa vie, se soustrait à la lumière du soleil, et s'interdit toute vie publique. La force de cet amour qu'elle témoignait à Menkaazeh' s'extériorisait d'une façon irrésistible.

Angeline n'avait plus eu de force suffisante pour faire la cuisine. Même ces omelettes simples que tout étudiant consomme pendant les dures périodes d'examen lui paraissaient difficiles à faire frire. En une semaine de vie ascétique et de jérémiades, la douce avait subi les méfaits de la métamorphose. Ses longs cheveux noirs et naturellement frisés avaient perdu de leur éclat et de leurs ravissantes ondulations. Son beau teint basané avait subi l'érosion de la claustration et des chagrins.

Mais, dans ces longues et profondes méditations, elle n'avait pas su se convaincre de la disparition de cet être cher dont seule la présence virile l'inondait de bonheur. Au tréfonds d'elle-même, elle était en proie à un doute qui de temps en temps s'emparait d'elle ; elle oscillait entre le pessimisme extrême et d'intermittentes lueurs d'espoir :

- «Non ce n'est pas vrai ! C'est un peu si je rêve ! Cela ne peut pas arriver à ce garçon que je connais très bien. Innocent, sauf cas d'erreur de ma part, n'a jamais escroqué quelqu'un ; il n'a jamais abusé de la confiance d'autrui... Et, d'où vient-il qu'il commette subitement un ``cime politique'', ``un crime grave'', ``une faute très lourde'' comme le prétendent les médias d'Etat ?

Cette pensée lumineuse qui était passée éclairer cet empire sombre de ses chagrins lui avait enfin permis de se ressaisir. Puis, après avoir quitté le bord des larmes quelle avait suffisamment versées depuis une semaine, elle décida d'aller chez conseiller. Elle se voulait désormais rationnelle ; il fallait faire une lecture juridique des évènements, depuis l'annonce de l'arrestation jusqu'à ce jour. N'était-elle pas une juriste débutante ?

- « Il faut que j'aille chez in conseiller juridique. Il faut qu'une autre lumière, plus objective brille sur ces tristes évènements de l'Université. Beaucoup d'arrestations se sont opérées à l'Université, près de moi, avec des motifs les plus hasardeux et contradictoires. Mais, d'où vient-il que même les grandes Ecoles de Formation soient aussi des champs de chasse aux hommes ?» se demanda-t-elle.

Elle avait fini par se décider. La toilette faite après quelques jours de paresse et de désespoir, elle s'était laissée conduire en route par un léger vent d'optimisme.

Le soleil n'avait pas encore le Zénith ce jour de la lune du mois de Julius. La traversée de la ville n'avait pas été de toute aisance, car d'un quartier à l'autre, il fallait se soumettre aux gymnastiques les plus périlleuses. Exercices qui réclamaient des heures entières et beaucoup d'adresse dans cette petite capitale dont on apercevait les frontières dès qu'on se perchait sur l'une de ses sept collines. Cette ville avait un problème réel ; elle n'avait pas bénéficié, dès la fondation, d'un véritable plan d'urbanisation digne des capitales modernes. Les maisons sortaient de terre spontanément, comme des plantes indésirables. Ici, on avait construit son W.C devant la porte centrale d'une maison dont la cuisine crachait quotidiennement ses épais nuages de fumée noire d'usines de houille dans la chambre d'un couple en proie au chômage. Là, on avait creusé de simulacres de caniveaux qui conduisaient les torrents d'eaux noires tout droit sous les lits des voisins dans les zones marécageuses localement appelées « élobis1(*) », les gens s'étaient tout simplement spécialisés dans la fabrication des pirogues et des lits flottants. A voir le spectacle qu'offrait la vie de ce côté-là et, surtout en saison de pluies, on avait l'impression que certaines populations, rongées par la pauvreté et la misère, avaient opté pour la vie à demi ou mieux la non vie. Imaginons des eaux noires sortir lourdement des fausses d'aisance dont les profondeurs n'atteignent pas le mètre, traînant toutes les ordures versées de part et d'autre et prenant du volume avec les eaux usées et des stations d'essence et des maisons nantis ! Lorsqu'il pleuvait, c'était un spectacle invivable qui s'y déroulait. Tout le monde se précipitait à vider toutes ses poubelles dans le torrent ; ces mêmes ordures ménagères, mêlées aux boîtes, aux roues usées et à de la boue empêchant l'eau de ruisseler et, quelques minutes seulement après, tous les « élobis » étaient en crue ! On sortait tout ce qu'on pouvait sortir avant que la fougue des eaux folles ne s'accroisse ; on installait les matelas sur les toitures ou on attachait des filets sur les lattes des plafonds pour dormir.

En bordure des routes, c'était une propreté menteuse ; ce genre de propreté qui ne se constate d'ailleurs que les jours de fêtes nationales ou encore les rares jours où le siège des institutions accueillait des diplomates ou autres hôtes de marque.

Certaines personnes avaient toujours souhaité que la capitale finisse par devenir un théâtre de fréquents ballets diplomatiques, pour qu'enfin les autorités politiques et municipales trouvent au moins une politique d'urbanisation et d'assainissement à la hauteur du crédit dont le pays pouvait auprès de l'extérieur et aux yeux des touristes.

Les reliques des routes étroites mal asphaltées, héritées de la cruelle et monstrueuse colonisation n'offraient que les lambeaux tranchants de leur goudron et des nids de poules aux pneus de véhicules.

Les quartiers n'étaient pas semblables sur tous les points, les populations non plus. Ainsi les mentalités donnaient-elles des configurations les plus diverses à chaque quartier de la cité. Dans certains quartiers populaires, les routes avaient cette triste particularité que les ordures s'étendaient sur des kilomètres, quand elles ne formaient pas des montagnes. Lorsque les véhicules y arrivaient, les passagers étaient toujours obligés de remonter rapidement toutes les vitres et de couvrir entièrement le visage de leurs mouchoirs, car tout ce qui s'y trouvait était suffisant pour faire avorter une femme, ou donner une nausée chronique.

Ces poubelles aux mille ordures nourrissaient mille insectes différents et des milliers d'animaux d'espèces variées. De tous les insectes, les mouches aux vêtements de deuil étaient d'une présence étouffante. Elles réussissaient très souvent à mettre à sec les corps suintants d'animaux imprudents que certains chauffeurs en proie à l'alcool écrasaient à leur passage. Lorsqu'une voiture amorçait les premiers mètres de la route envahie, ces mouches voraces se levaient, s'envolaient et couvraient le ciel couleur d'azur de leurs larges voiles noires, créant ainsi une nuit artificielle, parfois même en plein midi !

Les souris n'y manquaient jamais, elles qui avaient déserté les maisons assiégées par la crise économique, elles y avaient trouvé un sempiternel refuge paradisiaque. Certaines souris aux appétits aiguisés, à force de ronger tout ce qu'elles y trouvaient de comestibles, avaient curieusement décuplé de volume, prenant ainsi d'étranges formes des rats des champs. C'étaient des souris d'une fertilité surprenante, peut-être l'abondance de la ripaille expliquait-elle cette reproduction accélérée ?

Certains gamins, appelés communément ``enfants de la rue'' ou ``enfants des poubelles'', y trouvaient tout pour s'occuper et de quoi satisfaire un estomac même le plus exigeant. Voyons, on y trouvait presque tout. Et, très tôt le matin, ils étaient déjà là, qui rôdaient d'un bout à l'autre, de la base vers le sommet et vice-versa. Certains collectaient tout ce qui contenait de l'aluminium ; et, c'était leur spécialité. Pour eux, c'était suffisant pour avoir de la pitance quotidienne et de quoi s'acheter de la cigarette, de la drogue ou de la boisson alcoolisée. D'autres ramassaient des bouteilles qu'ils classaient selon qu'elles pouvaient être vendues aux revendeuses d'huile de palme ou aux propriétaires des débits de boisson. C'étaient des sales métiers, mais ces exclus de la société, ces oubliés du Ministère des affaires sociales, ces enfants pour qui la journée internationale des droits de l'Enfant n'a pas de sens « vivaient » à leur façon dans notre monde. D'autres se nourrissaient des restes sortis des maisons où coulaient le lait et le miel. Presque toute la capitale passait par là, nuit et jour et les voyait bien ! Mais, personne n'osait interroger sa conscience ! Même le 20 Novembre, c'était l'apathie !

Angeline dont l'esprit était presque hors du corps avait réussi à résister à sa manière à se sombre décor et à ces spectacles troublants que présentait tout ce grand théâtre scandaleux. Le taxi aux ressorts amortis par les routes avait tout de même réussi à aller la laisser ``Rue THEMIS''. C'était dans l'un des rares quartiers de cette époque, où un heureux hasard avait guidé l'urbanisation.

Ici, il fallait bien sûr être d'une certaine couche sociale pour acquérir un lopin de terre, ou une maison conventionnée tous vendus à prix d'or. Les maisons, construites avec des matériaux locaux importés étaient d'une éclatante beauté.

Devant le cabinet du conseiller, légèrement en bordures de route, en face d'un immeuble occupé par un avocat et un notaire très réputés, une petite plaque métallique portait les inscriptions :

Cabinet du Dr METJEL : Conseiller juridique

B.P. 1992, RUE THEMIS

Tél: 11-10-92

Dans la large salle où Angeline avait fait son entrée, il se dégageait une forte odeur de livres. On avait l'impression qu'on ne pouvait pas y faire un moindre pas à droite comme à gauche sans risquer de se faire aplatir au sol par de gros livres et toutes sortes d'encyclopédies. Mais, cette odeur de papiers secs soigneusement conservés était légèrement dissipée par un climatiseur ultramoderne qui rafraîchissait la salle et récréait une atmosphère très agréable et très propice et à la lecture et à la conversation.

La porte principale tapissée, à battants garnis de cuir, donnait immédiatement sur la Rue THEMIS. Les murs lisses étaient tendus avec des étoffes d'une blancheur laiteuse et dont les broderies présentaient une grande balance placée devant une belle femme assise devant un temple, et tenant une épée de sa maison droite. Les cheveux lisses et blonds, un bandeau sur les yeux, son nez pointu, ses lèvres fines et minces rappelaient en tous points la divine Thémis, l'impartiale gardienne des lois divines, déesse de la justice.

Le cabinet de Dr METJEL avait tout d'une bibliothèque : des livres d'histoire universelle, histoire de l'Afrique et, histoire du pays. C'était un grand consommateur de la littérature et, surtout les romans policiers il s'intéressait beaucoup aux droits de l'homme, et à la criminologie. Le 10 Décembre était un jour sacré pour lui. Au centre, les beaux sièges mousseux formaient un demi-cercle autour des tablettes à glaces et aux pieds dorés et, sur lesquelles étaient posés des pots pleins de mosaïques de fleurs.

Sa table de travail faisait face à certains meubles au cuir noir ciré. Derrière, c'était un long buffet plutôt court, sur lequel on pouvait lire à gauche, dans un grand cadre, quelques phrases de la déclaration universelle des droits de l'Homme. Il y avait ceci de particulier que, les Articles 18, 19 et 20 de cette déclaration universelle des droits de l'Homme étaient écris en gros caractères, et frappaient à distance. A droite, c'était la constitution du pays. A quelques centimètres au-dessus, était suspendu un portrait du Président de la République à l'aube de son règne. Il y arborait un sourire candide sur lequel on pouvait lire les indices d'un avenir prometteur. Légèrement en dessous, c'était l'un des plus beaux portraits que le Conseiller avait fait dans un Amphithéâtre, du temps où il enseignait à l'Université fédérale. Cette image majestueuse montrait l'homme dans une attitude magistrale. Devant lui, sous ses pieds, un immense parterre le regardait religieusement et consommait avec délectation son docte cours. Cette image, le Conseiller aimait la contempler ; elle lui rappelait sa première profession dont il parlait parfois avec nostalgie.

L'homme, la cinquantaine révolue, était l'un des premiers enseignants qui avaient eu l'auguste honneur de dispenser les cours à l'Université fédérale après son inauguration, quelques années après l'accession du pays à l'indépendance.

Après son long séjour européen à la recherche du savoir, l'homme était retourné au pays avec un bagage intellectuel digne d'un jeune intellectuel dont avait besoin l'Afrique.

Pétri de bonne volonté, débordant d'énergie, gonflé d'enthousiasme, patriote jusqu'aux bouts des ongles, le jeune professeur était dévoué à la cause de leur jeune nation.

A cette période, le délicat timon de l'Etat était déjà entre les mains de ses compatriotes. Mais, le chat blanc parti, les souris noires se mirent à démontrer leur voracité aux populations timorées. Après quelques années d'enseignement, ses échos messianiques parvinrent un jour aux oreilles méfiantes et soupçonneuses du régime en place qui décida de le mettre à l'index. Désormais, tous les amphithéâtres étaient plus fréquentés par des espions, des délateurs que de vrais étudiants. Il était désormais devenu comme un lion enfermé dans une cage. Tous ses cours, tous ses gestes, tous ses propos étaient minutieusement tamisés.

Ses cours portant sur le Droit Constitutionnel et surtout sur les régimes politiques n'étaient pas du goût du régime en place. C'étaient, selon ce régime ombrageux, des cours destinés à former des opposants et des révolutionnaires redoutables. Aussi avait-on décidé, faute de le museler immédiatement, de faire passer au préalable tous ses cours à la censure ! A force d'y dépister trop d'éléments susceptibles de trahir les pratiques sordides et antidémocratiques du régime en place, les censeurs optèrent pour les bastonnades répétées : les passer au caviar n'était plus suffisant. Après avoir amèrement constaté que tous ses moindres toussotements étaient désormais considérés comme des provocations contre le pouvoir en place, après avoir constaté qu'on avait malignement mis feu dans sa bibliothèque, l'homme avait résolu de déposer la craie !

Ne voulant pas quitter définitivement Thémis dont il se voulait un inséparable serviteur, l'homme avait embrassé la profession libérale de conseiller juridique.

Il était tranquillement et douillettement assis dans son mousseux, le Conseiller. C'était déjà un vieux routier. Mais ses cheveux noirs cachaient son âge. Son aisance et sa fraîcheur cachaient un passé hideux qui failli écourter son séjour sur terre. En face de lui, Angeline avait pris place et parcourait les rayons de la nouvelle bibliothèque d'un regard anxieux et inquiet.

- A qui ai-je l'honneur ce jour de la lune, jeune et charmante créature, demanda le Dr Métjel, avec une cordialité de grands éducateurs.

- A Mlle NDOLO Angeline, lui répondit la jeune perle, toujours en proie aux inquiétudes.

- Alors, Angeline en quoi puis-je vous être utile, s'il vous plaît ?

- Euh... Oui Monsieur le Conseiller, je suis étudiante à la Faculté de Droit. Je ne suis que débutante pour le moment.

- Ah ! Voilà qui est de la maison de Thémis ! Mais, dites, qu'est-ce qui fait défaut à votre bonheur ce jour, charmante Angeline ? Est-ce méchant séducteur qui a essayé de vous déposséder de vous-même ?

- Non, loin de là, Monsieur le Conseiller. La fleur de ma virginité, je l'avis fait enlever par un doux et charmant garçon à qui j'avais confié mon coeur. Mais, ce garçon qui incarne la tendresse, un vent violent me l'a mystérieusement arraché depuis une semaine, répondit Angeline, d'un ton qui suscita pitié et compassion.

- S'il vous plaît Angeline remettez-vous dans votre jolie peau et racontez-moi posément votre histoire fit Métjel qui s'apprêtait à consigner les données du délicat problème.

- J'ai un amant, étudiant à l'Ecole Normale Supérieure, jusqu'à sa mystérieuse disparition vendredi dernier. A mon retour d'un voyage d'une semaine, j'avais à peine ouvert ma porte, quand une amie mienne était venue m'annoncer qu'il avait été arrêté et incarcéré. C'était avait-elle précisé, un communiqué de la radio nationale. Mon amie, une fille crédible, m'avait précisé de manière emphatique, qu'il s'agissait d'une faute politico-criminelle, et que, eu égard à la gravité de cette faute impardonnable, ils étaient passés par les armes.

A ce témoignage, ses larmes se mirent à ruisseler, franchissant à grosses gouttes la digue de ses paupières. Le Conseiller s'investit pour tarir la source lacrymale et n'y réussit que grâce à sa dextérité peu commune.

A l'annonce de cette triste nouvelle, j'avais immédiatement tenu à me rendre chez Menkaazeh' Innocent, c'est son nom, afin de m'enquérir de la réalité. Mais lorsque j'étais arrivée devant la porte désertée de sa chambre, j'avais amèrement constaté que les cambrioleurs l'avait littéralement vidée de tout son contenu ! Le plafond était éventré ; les murs étaient dénudés ; la table d'étudiant était emportée avec tout : téléviseur, lecteur de cassettes, dictionnaires, et livres, diplômes... tout était emporté ! La penderie, le lit, bref tout ! La chambre était d'une humidité de glace ! On aurait dit que son occupant avait déménagé depuis un an !

- Quelle était la nature de leur faute avez-vous dit ?

- Mon amie m'avait parlé d'une faute politico-criminelle, reprit-elle fidèlement.

- Adjop djem ! é a poua yem ! é a Um Nyobé ! é a Ouandié1(*) ! C'est quoi une faute politico-criminelle, Hein ? Lui demanda le Conseiller dont la consonance du dangereux vocable avait fait sauter les lunettes. Les deux mains implorantes, la bouche largement ouverte, les yeux écarquillés, il regardait la jeune fille apeurée comme si elle sortait d'un univers jamais imaginé.

- Monsieur le Conseiller, ce vocable-là échappe à mon entendement moi aussi.

- Ecoutez, il y a comme une sorte d'amalgame dans ce que vous révélez-là, Mademoiselle Angeline NDOLO. En droit, ce vocable assourdissant est un galimatias, précisa le Conseiller juridique.

Mais le comportement quasi ingénu de la jeune fille avait fini par prouver au Conseiller qu'elle ne plaisantait pas. Aussi avait-il pris la ferme résolution de percer l'énigme.

- Angeline, je sais qu'il y a les délits, il y a les contraventions, il y a les infractions et il y a les crimes. Tous ça relève du droit pénal, vous comprenez ? Le crime est un comportement punissable d'emprisonnement allant de dix ans à la peine de mort, fit-il posément.

Malheureusement l'expression ``peine de mort'' avait profondément froissé Angeline. Aie ! La peine capitale ! Elle en avait lu les effets chez Victor Hugo ; elle en avait entendu parler par ses parents et tous ceux qui avaient connu l'époque des luttes d'indépendance, quand les nationalistes capturés par le pouvoir colonial étaient présentés au peuple naïf comme des « Maquisards », et par conséquent bons pour la fusillade ou la pendaison sur la place publique !

- Veuillez vous calmez ; veuillez vous calmer ; calmez-vous. Soyez tranquille dans notre peau. Nous n'en sommes qu'à la simple phase des définitions des termes sont capitales. Le délit est un comportement punissable d'un emprisonnement allant de un à dix ans, d'une amande allant jusqu'à vingt-cinq mille francs. Cette deuxième définition avait moins apeuré la jeune fille. Elle n'avait pas trouvé dix ans longs ou insupportables. C'était trop certes, cela ressemblait à un bannissement, c'est vrai. Mais, c'était plus acceptable. Car elle pourrait encore attendre dix ans et être sûre de revoir cet être qui lui était si cher. Mais, la peine de mort !... No, non et mille fois non ! Cette idée écourterait son séjour sur terre. Elle était même à se demander ce qui avait poussé des mortels pourtant si avides d'éternité, à penser à un article aussi lourd de conséquences et aux senteurs de boucheries.

- La contravention est une infraction dont l'auteur est punissable d'un emprisonnement allant jusqu'à deux mois et d'une amende ne dépassant pas dix-mille francs.

Une fois de plus Angeline n'avait pas senti souffler un mauvais vent, un vent à irriter le toucher. Le rythme de son coeur sensible avait une cadence régulière. Car dix-mille francs à payer et deux mois de séparation ! Si tel était le cas, elle trouverait cette justice humaine. Mais la peine de mort ! La fusillade !... La pendaison !... Sur la place publique encore ! Ah ! Un triste spectacle à éclabousser et son image et toute celle de sa famille ! L'amante d'un pendard ! L'amante d'un « ennemi de la République » ! Non ! Non et non !

Le Conseiller, très soulagé, avait manifesté une joie perceptible à ce calme qu'affichait désormais son interlocutrice. Puis, il continua :

- On distingue trois types d'infractions : il y a l'infraction pénale ; il y a l'infraction civile et il y a l'infraction disciplinaire. L'infraction c'est un fait prévu par a loi et sanctionné par elle d'une peine. Jusqu'ici, Angeline n'avait pas encore compris ce qu'on aurait reproché à son amant, au point de l'arrêter de façon mystérieuse et le mettre à mort ! Le tuer, oui, tuer... Innocent ! Le tuer ! Non, non et non !

- Votre amant serait-il l'auteur matériel d'un crime, d'un vol, d'un abus de confiance ou d'une escroquerie ? Demanda le Conseiller en la regardant cette fois droit dans les yeux, fixement, comme pour la contraindre à e pas lui dissimuler un éventuel détail.

- L'auteur matériel..., l'auteur matériel...matériel, qu'est-ce ? pensa-t-elle, la tête baissée, l'index appuyé sur son menton.

Le Conseiller avait compris le blocage provoqué par la nouvelle notion. Il entreprit rapidement de revenir aux définitions.

- J'ai failli oublier de vous rappeler que l'auteur est le plus souvent l'auteur matériel. Il existe le co-auteur d'un acte et le complice. L'auteur matériel, c'est celui qui accompli personnellement les actes matériels constitutifs de l'infraction. Le coauteur, c'est aussi celui qui a accompli personnellement les actes matériels constitutifs d'une infraction. Il les a accomplis avec une ou plusieurs personnes...

- Vous voyez, Mlle NDOLO, nous vivons dans un état de droit où chaque citoyen, en respectant les lois qui régissent la société, est libre. Il doit jouir pleinement d'un certain nombre de libertés fondamentales sans lesquelles il ne saurait se considérer comme citoyen. A savoir par exemple : La liberté de pensée, la liberté de conscience, la liberté d'expression, la liberté physique, la liberté civile, la liberté d'opinion la liberté d'association, la liberté... nos législateurs ont prévu tout cela et, tout cela est bel et bien dans l'esprit de la déclaration universelle des droits de l'Homme, hein ? La communauté mondiale reconnaît le 10 Décembre 1948 comme le premier jour de l'histoire de l'humanité ! Et, l'article 9 de la déclaration universelle des Droits de l'Homme est clair !

Bien, supposons qu ces libertés sus-citées soient effectivement respectées pour les citoyens et par ceux qui ont la délicate mission de nous diriger, hein ? Alors est-ce que Innocent votre amant militait dans un parti politique quelconque ? Je tiens d'ailleurs à préciser qu'il en a le plein droit, la rassura le Conseiller qui avait vu la jeune fille frissonner comme si elle avait pris une méchante torgnole.

Angeline n'avait pas frissonné pour rien. Car les partis politiques dans ce tumultueux contexte de transition démocratique étaient devenus ces genres de sectes dans lesquels on initie les citoyens à l'art de haïr et même d'éliminer sans réfléchir, tous ceux qui ont choisi de militer en faveur de tel ou tel parti. C'était tout simplement effrayant ; c'était très difficile à vivre, cette nouvelle ère-là. Beaucoup de citoyens avaient sagement renoncé à militer, surtout dans l'opposition. Il fallait tout faire pour ne jamais laisser sa couleur politique apparaître au grand jour. Mais, le naturel étant difficile à chasser, on finissait parfois, même par inadvertance, par se faire soupçonner soit à travers une certaine façon de manger, soit par sa façon de parler, soit par ses vêtements, ses compagnies, ses lieux de distraction, ses lectures ses chaînes de radios et de télé. C'était difficile. Oui, c'était très difficile d'être citoyen et de vivre ou d'exprimer sa citoyenneté. L'accès à une école de formation, la promotion à un important poste de responsabilité dans l'administration, tout cela était minutieusement contrôlé et, l'unique porte étroite était le militantisme zélé et l'attachement méchamment aveugle au parti au pouvoir. C'était difficile d'être citoyen. Oui, c'était très difficile. Des clans et des tribus avaient payé de leur sang et même de leur vie la transition démocratique. C'était difficile. On ne pouvait pas facilement se réclamer du parti au pouvoir sans risquer de se faire taxer de ``complice des détourneurs et de tueurs !'' Ce n'étaient pas les intimidations qui manquaient ! Ce n'étaient pas non plus de violentes menaces et les tracts savamment confectionnés et qui recommandaient aux citoyens de faire de leurs flèches et de leurs machettes leurs fidèles compagnons volant partout comme des criquets à l'approche de Décembre. Oui, il fallait, en dormant, poser ces armes-là sur le chevet et ne dormir que d'un seul oeil ! Les citoyens d'un même quartier, jadis soudés, dormaient désormais en chien de fusil !

Les partis politiques, ses creusets des apôtres de Satan, recommandaient une vigilance de chasseurs ! Dans les quartiers, les familles qui avaient longtemps vécu dans une harmonie relative se désolidarisaient au rythme des harangues à coloration tribale... il fallait soutenir le ``frère'' ; il fallait ``voter village'' ; il fallait « élire la tribu »...

- Innocent, sans être forcément dans un parti politique, participe à la vie politique de son pays, comme moi d'ailleurs. Il vote, car il a déjà la majorité. Moi aussi.

- Bien, je n'irai pas vous demander pour qui ou contre qui vous avez voté, car, il s'agit là de votre droit le plus absolu et c'est un droit sacré ! En votant, vous faites un choix personnel. Elire, c'est choisir. Et, chaque citoyen est libre de choisir qui il estime être capable pour l'heure, de manoeuvrer le gouvernail de l'Etat. Donc, quiconque vous menace d'avoir voté pour tel ou contre tel est ipso facto considéré comme un ennemi de la Démocratie. Le Conseiller avait compris que les attitudes de Angeline ressemblaient en plusieurs points à celles de beaucoup de leurs compatriotes qui n'avaient pas encore réellement pris conscience de leur citoyenneté dont ils devaient pourtant jouir pleinement. Le mot « politique » ou l'expression « parti politique » relevait du domaine du tabou.

- l'ère des tabous doit être définitivement révolue ! Angeline voyez-vous ? Il me souvient encore que j'ai tout récemment reçu ici même, des citoyens en proie aux persécutions perpétrées par une certaine catégorie de fous qui se réclament et du parti au pouvoir et de la tribu du Président de la République ! Il est tout à fait inadmissible que des gens sans foi ni loi, des gens qui ont vendu leur raison et leur âme au diable, vous espionnent jusque dans les isoloirs des bureaux de vote et vous promettent la mort si vous ne votez pas pour leur candidat ! Çà c'est ce qu'un de mes confrères appelle «une forme masqué du gangstérisme politique »

Et comment un candidat comme d'autres candidats à la magistrature suprême peut accepter un jeu aussi sordide que démoniaque ? demanda le Conseiller. Angeline était quelque peu devenue sereine. Car même les grands juristes du pays étaient au courant de presque toutes les exactions et les supercheries du régime. Mais jusque-là, il lui avait semblé que le juriste qu'elle avait vu entrer dans les textes et dans les anecdotes n'avait pas encore déchiffré l'énigme.

- J'ai dans l'un de mes tiroirs importants, les dossiers de certains pauvres jeunes qu'une certaine poignée de fils du diable avaient réussi à faire arrêter par les forces de sécurité é, mama Yem ! é a Mètjel1(*) ! Pouvez-vous deviner les chefs d'accusation qui pesaient contre ces pauvres ? Oh ! Thémis ! Il se trouve qu'on avait soupçonné un illettré d'être le plus grand lecteur des journaux privés du pays !

A un autre qui aimait écouter les radios étrangères, on lui reproche d'être le correspondant permanent de ces chaînes dans le pays ! Pour le troisième, vraiment, je ne sais pas s'il faut en rire ou en pleurer, car c'est bizarre.

A cette phase de son témoignage, l'homme enleva sa grosse paire de lunettes et éclata de rire. Il se mit à rire à se briser les côtes. Il déposa ses verres sur son bureau et soutint ses côtes de ses deux mains. Puis, c'étaient des toussotements. Ensuite, les larmes qui se mirent à ruisseler sur ses joues et allaient se perdre dans la mousse du tapis. L'homme se leva et se mit à parcourir toute la salle en riant, les mains sur les hanches, puis sur la tête. Par moments, il prenait appui sur les livres. Seul un heureux hasard empêchait que la bibliothèque ne se renverse sur lui.

L'homme sortit par la porte arrière qui donnait aux toilettes. Angeline ne put se retenir ; elle pouffa d'un rire qu'elle se précipita d'étouffer dans sa pochette. Puis, il réapparut, le visage légèrement humecté d'eau fraîche. Il sortit sa pochette et assécha son visage. Une fois confortablement assis dans son fauteuil, il chaussa ses verres et continua :

- Le troisième est un malheureux qu'on avait surpris dans un bar en train de siroter tranquillement sa bière. C'était bien dans un bar, c'est-à-dire un lieu public. Ce bar de renom respectait bien les horaires fixés par la loi. Ce bar payait bien ses taxes et autres impôts. L'homme buvait une bière, une bière qui avait été brassée selon les normes requises. Cette bière était produite par une société brassicole de notre pays. Une société qui fonctionne légalement. Elle emploie une main d'oeuvre à faire respirer l'Etat de renflouer ses caisses. Mais, mais, mais... parce que ce citoyen qui se croyait bien libre de sa liberté civile, avait osé acheter avec l'argent de la sueur de son front cette bonne bière qui fait par ailleurs la fierté de l'industrie du pays, de ses compatriotes, soumis pourtant aux mêmes lois que lui, l'ont taxé d' « ennemi du pays » ! Pour eux, sa couleur politique se lisait clairement sur la marque de bière qu'il consommait et, par conséquent, il était un redoutable opposant. Oui, ce n'est pas facile d'être Africain. Mais, moi, Métjel, je refuse tout ce qui peut, d'une manière ou d'une autre, freiner la bonne marche de la Démocratie. Je refuse que soient violées au quotidien les lois sans lesquelles l'homme en qui survit l'instinct de loup, serait toujours un loup pour son semblable. Le juriste avait fait son travail. Mais il n'avait pas les pouvoirs de lire les évènements passés ou futurs. Aussi n'avait-il pas entièrement satisfait la jeune fille. Après tout ce qu'il avait dit et démontré, il restait une chose : lui dire où se trouvait son amant.

- L'auteur intellectuel ou moral est quelqu'un qui n'a pas accompli lui-même l'acte constitutif du délit, mais qui a été simplement la cause intellectuelle de la commission de celui-ci. La complicité suppose tout simplement un acte de participation, ajouta-t-il à ses définitions.

- Bien Angeline NDOLO, vous allez m'aider à vous aider. Soyez calme, pondérée, réfléchie et honnête. Dites, votre amant se montrait-il parfois violent ?

- Non, Docteur, je crois que si Innocent était violent, logiquement je ne serais plus avec lui. Je ne supporte ni la violence, ni la brutalité, et c'est ma nature. Je suis d'un tempérament doux.

- Mais, Angeline, on peut dire que de temps en temps, Innocent allait voler pour vous faire plaisir, pour vous conserver...

- Ah ! Non, non, je n'ose aucunement l'imaginer. Ce garçon est trop honnête pour se livrer à une telle activité. D'ailleurs, sa condition et son statut ne le prédestineraient jamais à faire cela.

- Ne faites pas la naïve, Angeline. Vous savez très bien que les jeunes garçons de nos jours sont pour la plupart de vrais caméléons. Ils peuvent faire feu de tout bois pour garder vos faveurs.

- Non, non et non ! Innocent, je le connais trop pour me faire un tel portrait de lui.

- Mais, voyons, vous savez que ces jeunes sont de bons harangueurs, surtout quand ils sont poussés par l'instinct grégaire. Innocent peut avoir dressé les populations contre elles-mêmes ! Ou contre le institutions de la République !

Pensez-y !

- Aieee ! Dresser les populations contre elles ! Aieee, comment ? Pourquoi ? Et quand ? Monsieur le Conseiller, rien de tout cela.

- Angeline, nous venons là de faire un tour d'horizon assez fouillé. Nous avons mis en relief un certain nombre de crimes politiques pour lesquels un citoyen peut-être puni de mort, conclut le Conseiller Métjel.

A ces mots de fin, Angeline, laissée presque sur sa faim, fixa le front luisant du juriste. Elle avait toujours l'impression que l'homme lui avait caché quelque chose ses yeux parcouraient désormais tous les rayons de la bibliothèque, comme pour y trouver un éventuel live qui lui tiendrait plutôt un langage prophétique, un langage rassurant. Elle souhaitait qu'en fin d'analyse, le Conseiller lui dise par exemple : « Angeline, voilà, c'est clair, votre amant est bel et bien vivant ; il se trouve au lieu X... il sera libéré ... »

- Mademoiselle NDOLO, je comprends assez bien votre attachement à votre amant et je mesure votre affliction. Mais, je puis vous rappeler que toutes les questions que je vous ai posées relèvent du droit pénal. Mon rôle ici n'est nullement de percer les mystères. Je ne suis ni devin, ni diseur de sorts. Cependant, si j'étais en possession de son dossier, j'essaierais de mieux envisager la suite et quand bien même tout semblerait perdu pour lui, je tenterais de contacter le procureur de la République. MEBALA MENAL est un ami personnel ; il fait partie des toutes premières promotions de mes Etudiants de l'Université fédérale, dès mon retour de France. J'ai d'ailleurs accueilli très favorablement sa récente promotion. C'est un garçon manifestement hostile au mensonge et au faux. Tu sais qu'aujourd'hui, notre société subit une dégradation morale très avancée. Tel qu'il paraît, actuellement à défaut de l'argent, il faut avoir des relations. Je suis tut à fait convaincu que, ces jours-ci, seuls l'argent et les relations comptent dans notre société. La réalité est ainsi faite. L'objectivité dans le traitement des dossiers, je ne suis pas très prêt à y croire, car c'est relatif. Le plus souvent, quand les gens sont entre deux chaises, ils constituent rarement une défense. La plaidoirie et la postulation, non ! Pour eux, l'avocat, c'est très compliqué ça demande de gros sous ; ça fait trop marcher ; la procédure est très longue... Et, au bout du tunnel, ça ne fait pas forcément atteindre les fins escomptées. Alors qu'est-ce qu'il fonts ? Ils vont voir les O.P.J.- entendons les officiers de police judiciaire- ils leur ``mouillent la barbe'' et, tout est joué. Soit les dossiers disparaissent avec les inculpés dès la base, soit les données des problèmes changent complètement. Ici, c'est une étape capitale où les gens se battent pour étouffer leurs sales affaires. Ils n'hésitent pas çà faire parler de l'argent face aux enchères de leurs harceleurs cupides. Vous savez, chez nous, les flics, ça rime bien avec les frics, hein ? Flics- frics en Afrique ! Mais il me semble que sitôt que le Procureur de la République se saisit de certaines affaires, le sérieux commence...

* *

*

Après ces entretiens, Angeline très peu rassérénée s'était tout de même momentanément résignée. Elle remplit toutes les formalités et quitta son illustre hôte. Sitôt qu'elle avait emprunté le tout premier taxi qui passait par la rue Thémis, une voiture couleur noire vint s'arrêter devant l'immeuble. Au volant, c'était MEBALA MENAL, le jeune et tenace Procureur de la République. A sa droite était assis son vieil ami NDEMTELI, un jeune professeur de lettres. Ces deux gens avaient été étudiants du Docteur Métjel, à l'aube de sa carrière d'enseignant à l'Université. Une fois descendues du véhicule, ils se dirigèrent vers le Cabinet de leur ancien professeur.

- Humm ! Quelles odeurs ! Ça sent les livres par ici ! On se croirait dans la bibliothèque de l'université.

- Oui, Professeur, tu sais, chez vous autres enseignants, c'est d'abord la bibliothèque. Ce sont tout d'abord les livres, les documents, il me semble qu'avec le temps, Docta Métjel a réussi à reconstituer une bibliothèque digne de lui, fit le Procureur très émerveillé. Puis vint le Conseiller qui s'était momentanément soustrait afin de se rafraîchir la gorge. Dès qu'il les vit, il s'exclama :

- Oulalalala ! Qui vois-je ? ME-BA-LA ME-NAL ! Ce n'est pas vrai ! Quelle coïncidence ! Quand on parle du loup, on voit sa queue. Il y a de cela quelques poussières de secondes que je faisais allusion à vous. Ah ! Soyez les bienvenus mes chers amis. Puis, il les prit tendrement dans ses bras de quinquagénaire.

- Recevez mes félicitations, Monsieur le Procureur. J'avais suivi votre promotion avec une profonde joie alors, et l'ami, à qui ai-je l'honneur ? Comment puis-je interpréter cette visite qui me fait honneur ?

- Ah ! Docta, vous savez, il très difficile d'oublier les gens qui vous ont positivement marqués dans votre vie, et surtout votre vie scolaire. Vous savez, les enseignants sont des gens à ne jamais oublier. Il y a un vieux préjugé qui veut que l'enseignement soit un métier ingrat. Mais, j'incline à croire que l'école est la deuxième famille de l'homme. Hier déjà le professeur NDEMTELI que voici est venu me rendre visite. Lui et moi, nous sommes comme le doigt et l'ongle. Mais, vous rendez-vous compte que durant notre conversation, nous n'avons parlé que de vous et rien que de vous ? C'est d'ailleurs ce qui nous a poussés à venir rendre visite.

- Merci bien. Et lui, le professeur ? A qui ai-je l'honneur ?

- Oui, c'est NDEMTELI, c'est un garçon dont j'admire beaucoup l'endurance et l'optimisme. A l'époque, il était étudiant en droit. Mais après avoir grillé son mandat en deuxième année, il avait fini par découvrir sa vraie vocation du côté des lettres.

Tous éclatèrent de rire.

- Ah ! Voilà ! Voilà, ils ne pourront jamais changer, ces gens-là. Le langage reste le même, hein ? ``Griller le mandat'' hein ? ``Griller le mandat'' c'est bel et bien échouer après un redoutablement, non ?

- Oui Docta, fit le professeur NDEMTEI.

Tous se mirent à rirent à haute voix. On eut de la peine à croire qu'il n'y avait que trois personnes. Ils évoquèrent la vieille époque : la vie sociopolitique, la vie au campus, les professeurs, les étudiants, les cours, le restaurant et « l'epsi », c'est-à-dire la bourse. Après, autour d'un pot de retrouvailles, le conseiller revint sur le sujet qui les préoccupait tant : l'arrestation de Menkaaseh' et les autres.

- Monsieur le Procureur, je vous ai dit tantôt qu'avant votre arrivée, j'étais en train de faire allusion à vous. En effet, je me demandais si l'affaire Menkaaseh' Innocent était déjà portée à votre connaissance. Je venais de recevoir une jeune fille qui m'a dit être son amante. Elle a évoqué le communiqué radio qui avant annoncé leur arrestation, leur incarcération et leur exécution éventuelle pour « faute très lourde ». Je puis vous avouer que j'ai parcouru tout le sujet sans pouvoir y voir clair.

- Oui, Docta, je connais bien cette affaire Menkaaseh'. A ma connaissance, c'est une affaire très simple à trancher, puisqu'il n'y a véritablement rien qui soit fondé. Pour le Procureur que je suis, c'est une non affaire, si je puis ainsi m'exprimer. Mais je dirais que c'est également une affaire très complexe. Ah ! Oui, cela peut paraître paradoxal, mais elle s'est compliquée parce qu'elle a pris des colorations politiques et tribales. On a tout politisé ; on a tout tribalisé. Voilà la réalité. Mais, du point de vue de la légalité, c'est une affaire classée, sans suite.

Les révélations du Procureur troublèrent tout le monde. Et, chacun prit goût à l'affaire.

- Il y a de cela quelques semaines que j'avais effectué une descente du côté de la gendarmerie. Il était question pour moi de faire une visite de routine et surtout de veiller à la légalité des actes qui se seraient posés. Mais, ayant parcouru quelques registres, j'avais constaté que les étudiants avaient fait le plein des cellules. On se croirait en plein campus universitaire ! Fait insolite : même les étudiants de l'Ecole Normale Supérieure peuplaient les cellules ! Cela paraîtrait surprenant, mais c'est la vérité ! Les arrestations s'étaient effectuées en masses et surtout avec la plus grande partialité et une rage indescriptible. Je voulais faire le tour de toutes les cellules. Mais, cette occasion m'avait été refusée. Le prétexte avancé : les cellules, pour la plupart, étaient pleines de tous les grands coupeurs de routes et de tous les braqueurs de renom qu'on avait arrêtés tout récemment. On redoutait leur évasion m'avait-on répété avec insistance. D'autres gendarmes plus bavards prétendaient que les clefs étaient gardées par un soldat licencieux mais très protégé, appelé Mambezimbi.

Manbezimbi, m'avait-on affirmé, était un intouchable, un soldat dont les relations débordaient les frontières de la haute hiérarchie de l'armée. Il avait des attaches dans tous les ministères et... surtout les grosses pointures : sa mère et ses soeurs modulent le rythme des battements des coeurs !

Mais, ce qui révoltait l'esprit et inquiétait le bon sens, c'étaient les chefs d'accusation. Oui, des chefs d'accusation teintés de complaisance et même de puérilité ! Pleins de légèreté. Tenez, comment ne pas juger de puériles les accusations selon lesquelles ces innocents ne lisent que les journaux privés, il n'écoutent que les radios étrangères, ils ne boivent que des bières brassées par les opposants, ils tiennent permanemment de grands meetings politiques clandestins dans leurs chambres, dans le seul but inavoué de faire chuter le régime au pouvoir, ils sont propriétaires des imprimeries puissantes financées par les ennemis du régime, et spécialisées dans la confection des tracts, ils sont des spécialistes en attentats et en coups d'Etat, ils sont des poseurs de bombes patentés et confirmés !...

Le procureur avait cité ces différents chefs d'accusation qui pesaient tels des pieds d'airain sur la tête de ces jeunes prévenus qui ne demandaient qu'à poursuivre leurs études. La stupéfaction avait suscité la frayeur et une indignation généralisée on n'avait presque jamais connu le Procureur dans un tel état d'énervement. Pendant qu'il énumérait les motifs pour lesquels toute cette petite république de jeunes devrait être exécutée, de grosses veines se dessinaient sur sa main et sur son front. Que de voix étranglées !

- Par ailleurs, Eben le philosophe et Menkaazeh' sont accusés, dit-on, d'avoir décidé de voter pour l'opposition ! Oui, on les accuse d'avoir voté contre le régime et, cela représente aux yeux des accusateurs une faute très lourde qui mérite inévitablement la mort !

Ah ! Mes chers compatriotes, mes chers frères, gens de bonne foi, âmes bien pensantes, comment voulez-vous qu'un homme équilibré comme Mebala Menal puisse souffrir pareilles grossièretés comme preuves à charge ? Voyez-vous ? Ce sont des monstruosités ; ce sont les fantasmes de quelques hallucinés. Tenez, d'autre part, ces jeunes gens sont accusés d'assassinat et d'anarchie. Bien que ces crimes soient qualifiés, les indices constitutifs pertinents et dignes de crédibilité manquent ! Vu ces arguments, j'avais ordonné que l'affaire fût immédiatement classée sans suite et que les prévenus fussent purement et simplement relaxés. Mais, malheureusement, il me semble que pour des raisons politiques, la gendarmerie avait fait table rase de ma décision. La réponse était un non possumus.

- Ah ! Faut-il donc déduire que le judiciaire n'a pas de pouvoir ? demanda Ndemteli - Mon cher, je ne te le fais pas dire. Vous comprendrez désormais que notre métier n'est pas aisé à exercer : d'un côté, nous avons charge de préserver les intérêts publics ; de l'autre, nous sommes très souvent en face de l'exécutif et même très souvent opposés aux officiers de police judiciaire qui devraient pourtant être nos précieux collaborateurs, au regard des rôles qu'ils sont appelés à jouer dans l'instruction des procès. Du côté de la police, c'est plutôt de la merde. Là, la garde à vue est très souvent criarde et insensée. Car ces gens-là semblent avoir cultivé la cupidité ; ils sont tellement friands de pécule qu'ils en ont déjà fait une divinité. On a l'impression qu'ils n'hésiteraient pas à vous éliminer tacitement sous prétexte que vous leur mettez les bâtons dans les roues.

Vous vous en rendez compte ? J'ai souvent eu à faire relaxer une cellule entière, faute de véritables preuves à charge. Mais, il faut le dire, tout cela, c'est à mes risques et périls.

- Ah bon ? C'est donc dire que ce serait pour une raison similaire que certains policiers fougueux avaient sauvagement battu un Procureur dans leur commissariat ? demanda le professeur Ndemteli.

- Hé ! Oui, oui, voilà donc une parfaite preuve illustrative de ce que je disais. Voyez-vous ? Les exemples, ça ne manque pas. Ce traitement pour le reste honteux et déplorable avait été infligé à mon ami et confrère NBONGUEUH'. Vous savez très bien ce que la presse a pu dire de « l'affaire MBONGUEUH' » ? Cette affaire a fait couler beaucoup d'encre et de salive dans ce pays. C'était un acte odieux qui était venu une fois de plus mettre la puce à l'oreille de l'exécutif. L'opinion se demande si nos centres d'instruction et nos écoles de formation fonctionnent encore ! La déontologie est-elle enseignée à nos hommes en tenue ?

MBONGUEUH' est un confrère clairvoyant. C'est le symbole du travailleur acharné ; il incarne l'impartialité. Malheureusement pour lui, le devoir l'avait conduit chez ces abeilles cupides. Le reste...vous le savez. 

MBONGUEUH'  avait été molesté au point où son corps ressemblait à celui d'un cambrioleur piégé dans un quartier populeux et livré à la vindicte, expliqua le Procureur.

Pendant que le Procureur faisait l'autopsie de ces hérésies qui apportaient davantage de noirceur à ce tableau de la vie sociopolitique, Métjel le Conseiller qui s'était levé et s'était mis à collecter tous les numéros des différentes publications ayant traité du problème estudiantin revint avec toute une pile de journaux qu'il versa sur le tapis. Il s'agissait d'essayer de faire une sorte de reconstitution des faits qui avaient secoué la capitale, à la lumière de toutes les publications de cette période. L'homme sortit tous les journaux nationaux et quelques publications étrangères qu'il avait pu conserver.

- Mes chers amis, voici presque tous les journaux qui se sont plus ou moins largement penchés sur les tristes évènements survenus au campus universitaire et dans ses environs, du ``Jeudi noir'' à ce jour. Voilà les exemplaires du journal officiel. Ça, ce sont les exemplaires du « PHOENIX ». Vous le savez certainement autant que moi, depuis que l'on parle de liberté de presse dans ce pays, il est des journaux qui, malheureusement, paraissent plutôt de moins en moins. « Le PHOENIX », beaucoup de gens ne le savent peut-être pas, est l'ancêtre des journaux de ce pays. C'est un journal qui est né avec notre pays ; il a l'âge de l'indépendance de notre pays ! Mais, nos gouvernements véreux n'ont jamais souhaité que sa perte : le passer au caviar, voilà leur devise. La censure est une sangsue qui suce horriblement cet hebdomadaire. Vous vous rappelez bien le dernier procès intenté contre son directeur de publication ? Savez-vous que c'était à cause de cet article presqu'anodin ? Lisez-vous même son titre principal : « Où va l'argent de notre pétrole ? »

- « Notre pétrole » C'est-à-dire le pétrole du pays ! s'exclama NDEMTELI.

- Bien sûr que oui, si un journaliste ne peut plus attirer l'attention de l'opinion sur la gestion des biens publics, j'incline à croire qu'il est nettement passé à côté de sa vocation, précisa le Conseiller juridique.

- Vous savez bien qu'il était frappé d'une peine principale et pas n'importe laquelle : il était condamné à mort. Oui, une condamnation à mort pour avoir soulevé ce qu'on a appelé dans la presse proche du pouvoir : « un dossier secret de l'Etat » ! Selon eux, on ne devrait pas parler des circuits du pétrole comme si c'était celui de l'huile de palme ou de la bière ! Vous comprenez que, tous les dossiers étant presque des « dossiers secrets de l'Etat », nos cimetières fourmilleront des corps de tous ceux qui auront la malchance de se demander comment les biens publics sont gérés.

Pendant qu'il parlait ainsi, le conseiller classait méticuleusement les journaux : c'était une forte collection. Le professeur Ndemteli et le procureur les dévoraient avec curiosité.

- A l'allure où vont les interpellations des journalistes et les arrestations de tous ceux qui sont impliqués sans les circuits des journaux, la presse finira par se spécialiser dans les annonces des anniversaires et des mariages, continua le conseiller

Le Procureur éclata de rire, puis :

- Voici un important numéro du « Phoenix » qui se penche avec fort détails sur ces évènements de l'université. Il lut à haute voix le titre :

« Gros plan sur les évènements qui secouent l'université depuis quelques semaines. Dans ce numéro, les étudiants témoignent. »

- Cet exemplaire du « Coq » enrichira nos connaissances car, je trouve ce titre assez accrochant :

«  Encore des affrontements entre étudiants à l'Université : l'Armée frappe, viole et vole. Bilan provisoire selon des témoins : de nombreux blessés graves, des centaines d'arrestations et des chambres (une cinquantaine) cambriolées et mises à nue ! » Vous voyez, il s'agit là en effet d'un numéro qui avait paru à une époque où « le quotient du Patriote » prétendait que la paix régnait désormais dans le campus, fit Ndemteli.

- Oui, je crois que c'est dans ce même numéro du « Phoenix » qu'on fait allusion à certains hommes en tenue qui, ayant bouclé une cité, avaient copieusement fessé les étudiants à qui ils avaient par la suite demandé de chanter en insistant sur le refrain : « Je sais désormais que le CEPE dépasse la LICENCE. » Tu trouveras également aux pages 9e et 10, un témoignage d'une étudiante, victime du viol. Attends d'ailleurs que je t'y conduise.

Le conseiller prit ce volumineux numéro spécial du « Phoenix » des mains de Ndemteli et le feuillet furtivement. Puis, arriva aux pages indiquées. Ladite étudiante avait décidé de braver des assaillants, affirmait-elle. Ils l'avaient raclée et neutralisée. L'un d'eux lui avait dit, tout jovial et fier de pouvoir faire l'amour avec une étudiante, qu'ils allaient tous passer par ses cuisses. Ils avaient déchiqueté ses vêtements et arraché ses sous-vêtements. C'était le deuxième jour où elle avait ses ours. Le flot de sang qui jaillissait de ses entrailles n'avait en rien atténué la fougue libidineuse et vengeresse de ces disciples de Mars. Chacun l'avait consommée tant qu'il avait pu.

- Vous Voyez, elle avait décidé de se faire filmer telle que vous la voyez là sur la photo, précisa le conseiller juridique.

Cet acte bestial avait complètement fait perd la honte à cette jeune étudiante ; la photo, en couleur, présentait tout ce qu'il y a d'intime sur la femme, sauf qu'on avait l'impression qu'elle avait subi l'excision. Tout autour d'elle, une foule d'étudiants et d'étudiantes enragés exhibaient des pancartes et des banderoles qui annonçaient leur détermination à « mener le combat jusqu'au bout. »

Les trois hommes parcouraient les titres, lisaient les articles et nourrissaient les commentaires.

- Vous avez ici un numéro de la « La vermine. » je l'ai acheté Lundi. Voilà son titre principal :

« Crimes crapuleux dans un dortoir de notre Université. Des pseudo étudiants armés par une certaine opposition prennent d'assaut les chambres d'étudiants et violent nos jeunes étudiantes. Pour l'heure, le bilan est effrayant et scandaleux. »

Le procureur demanda à le lire. D'un bout à l'autre, ce journal tenait l'opposition pour responsable de tout ce qui pouvait arriver à l'université. Il présenta la photo de la jeune étudiante violée. C'était l'image fidèle de la victime ; mais tout autour d'elle, au lieu des étudiants et des étudiantes, c'étaient des soldates tenant quelques vêtements de femmes qui s'apprêtaient à l'habiller. Une longue interview escortait la photo. Et, on faisait dire à la victime que les opposants l'avaient fait violer pour montrer que le régime en place en avait fait un prétexte pour jeter le discrédit sur toute une génération d'étudiants qui n'étaient pas acquis à sa cause. Toutes ces images et ces interviews donnèrent à réfléchir à ce solide trio. C'était là qu'ils tombèrent d'accord pour constater que la presse ou les médias pouvaient manipuler l'opinion au point de montrer un homme nu avec le sexe d'une femme ou tout autre trucage.

Le conseiller leur proposa deux numéros du « Charognard ». Le procureur et Ndemteli furent tous surpris de voir un tel titre, car il appartenait à un certain type de journaux qui ne paraissaient que quand un évènement envenimait les rapports entre le régime et l'opposition. Beaucoup de connaisseurs juraient qu'ils ne se feraient jamais prendre au piège, car disaient-ils, c'étaient des satellites du journal du parti au pouvoir.

Les deux publications du « Charognard » pendant toute cette période et depuis le début de l'année avaient pour titres principaux : « l'opposition se lance à nouveau à la conquête de notre Temple du Savoir. «  Ce numéro portait la date du 30 Juin. Le deuxième dont le titre était :

«  Notre régime une fois de plus en danger ! Cette fois-ci l'opposition a choisi de l'arracher en passant par notre Université et par nos étudiants », était publié deux jours après ! Beaucoup de lecteurs découvrirent ce bihebdomadaire avec un rire sarcastique.

- Mais, Docta, « La Vermine » fait allusion, dans l'un de ses passages, à des étudiants brûlés. Je crois que la radio avait officiellement paré d'un seul étudiant brûlé par d'autres, fit Ndemteli.

- Et, « le Perroquet », à ce sujet, avait bien précisé que cet étudiant brûlé était un indic à la solde des dirigeants de l'université. Il se livrait à des dénonciations secrètes et mensongères. Etudiants et enseignants indésirables étaient tous ses victimes. Ce garçon jouait un rôle manifestement dangereux dans la tragédie en plusieurs actes qui se déroulait à l'université. C'était une vipère aux crochets et au venin redoutables, précisa le Conseiller.

- Pour ce qui est du nombre d'étudiants arrêtés, ces journaux parlent d'une centaine. Pour avoir parcouru et les commissariats et les gendarmeries, j'affirme que c'est un euphémisme. Ce que j'ai personnellement vu était tout simplement effrayant et déconcertant. Un détail qu ces journaux ne mentionnent pas, c'est la présence des lycéens, des collégiens et de certains civils qu'on avait certainement pris dans les filets des rafles aveugles. Un autre détail, la présence massive des étudiants de l'Ecole Normale Supérieure. Savez-vous que de ce côté les arrestations avaient été opérées avec une telle discrétion que rares sont les étudiants et les professeurs de cette Ecole qui en savent quelque chose ? Ils sont plus d'une cinquantaine ! Tenez, Menkaazeh' et les autres, c'est quoi ? N'est-ce pas l'Ecole Normale Supérieure ? L'opinion a les yeux essentiellement rivés sur l'université. Mais l'Ecole Normale est un véritable volcan ! Révéla Mebala Menal.

CHAPITRE V

C

'était un an plus tôt. Cette flamme vive qui couve au fond du coeur des âmes sensibles s'était allumée un jour de Vénus, tout juste vers le début du mois de Junon. C'était par une après-midi fraîche, dans les jardins d'un des rares parcs qui avaient pu résister à la négligence des pouvoirs publics et à l'insouciance des populations emballées par d'autres préoccupations.

Le parc était situé dans une zone reculée du centre des affaires et de ces quartiers populeux qui agressaient la mère nature de leurs ordures. Sa vaste étendue lui permettait d'ouvrir ses portes à un large public. Les gens de tous les horizons s'y rendaient du jour de la lune au jour du seigneur. Ce parc conçu et réalisé après les indépendances était divisé en vastes étendues réservées chacune aux animaux et à la flore.

Pour beaucoup de visiteurs, le parc zoologique était le lieu le plus attrayant. Pour s'y rendre, ils partaient de chez eux avec des provisions : bananes, goyaves cerises, cannes, orange, ananas et beaucoup d'autres fruits.

Ce parc était malheureusement le plus dangereux et le plus redouté. On ne pouvait s'y rendre alors qu'on était peureux. Les responsables, pour limiter les dégâts, avaient construit une haute barrière épaisse, avec des fils barbelés aux extrémités. A l'entrée, il y avait toujours des gardiens. Ils contrôlaient les entrées et les sorties. A l'intérieur, il régnait des gardes.

Avec le temps, il s'était même crée un vaste marché très animé autour du parc. On s'épargnait la peine de parcourir la ville avec des provisions. Pour aller visiter ces bêtes qu'on ne voit très souvent que sur images ou à la télévision, on s'empressait de leur acheter tout ce qu'elles pouvaient consommer et tout ce qu'elles aimaient utiliser pour se distraire. Beaucoup de produits et d'objets que nous croyons être l'apanage des humains leur étaient réservés. On achetait : cigarettes, bonbons, poules, livres, journaux, vêtements et même les produits de beauté. Les femmes et les jeunes filles aimaient à apporter du rouge à lèvres et des vernis.

L'intérieur du parc zoologique était grand, tel un village dans un village. Il était divisé en quartiers distincts : quartier des chimpanzés, des singes, et des cynocéphales, des reptiles, des éléphants etc. et du lion !

Le lion était le seul animal à vivre seul dans son quartier. On ne lui avait pas encore trouvé une autre compagne depuis le décès de la précédente, lui qui était pourtant l'un des habitants les plus anciens de cette jungle apprivoisée. Il était tout majestueux dans sa parure et dans ses allures. On avait de la peine à croire que c'était bien de lui, que les légendes et les documentaires parlent. Sa vaste demeure ne lui permettait pas de régner librement et en maître sur cette gent animale qu'il n'apercevait plus que de loin. Il ne pouvait plus convoquer tous ses sujets pour faire réflexion sur les problèmes qui étaient les leurs.

Les visiteurs du lion se recrutaient le plus chez les zoophiles, les zoologistes et les touristes. L'illustre roi solitaire sans trône ne pouvait passer une seule seconde sans être ébloui par les flashes que projetaient les centaines d'appareils qui se bousculaient pour l'immortaliser.

Pour tester sa voracité ce carnassier, les visiteurs nantis lui amenaient des chèvres et des chairs de vaches. Il se livrait donc à une belle partie de ripaille. Le roi des animaux, sans grande peine, les mettait à mort d'un seul coup de crocs. Il était tout sourd à leurs cris piteux qui alertaient le parc. Après, dans un calme seigneurial digne des grands rois, il dépeçait ses victimes sans défense. Le repas fini, le ripailleur insensible allait se coucher, inoffensif dans un recoin de son royaume.

Le quartier des chimpanzés était le plus bruyant et le plus animé. Ce qui lui valait une grande sollicitude. Cette particularité tenait du fait qu'il s'y offrait des spectacles très alléchants. Un autre fait très accrochant, ils ressemblaient par bien de comportements aux hommes. Certains qui s'étaient illustrés par leur habileté et leur intelligence avaient le succès de se faire habiller.

Aux femelles, on cousait de jolies robettes et des jupettes. Parfois, on leur donnait également des jupes-culottes. Aux mâles, on réservait des tricots, des chemises, des pantalons et des culottes.

Lorsqu'on voulait leur faire jouer certains rôles : les galants, les princes charmants, les déçus, on leur faisait porter des chapeaux à bords larges ou repliés. On les habillait convenablement et ils recevaient des paquets de cigarettes, d'allumettes et aussi des journaux. Lorsqu'ils se pavanaient, la ressemblance avec l'homme devenait plus nette. Ils se mettaient à jouer les rôles qu'on leur attribuait. Les femelles faisaient la cuisine, les mâles, très admirés, jouaient ou se livraient à des combats de boxe.

Parfois, très contents, ils se livraient à des séries de sauts périlleux. Bien des fois aussi, ils jouaient les amoureux, et c'étaient les moments où il fallait avoir suffisamment de muscles résistants pour pouvoir s'accrocher et les observer. Les autres quartiers se vidaient littéralement. On ne les avait jamais entendu dire : « je t'aime », c'était là le plus grand rubicond qu'ils n'avaient jamais pu franchir. Mais, les gestes ne trahissaient aucunement leurs sentiments. Ils négociaient bien les avances. Ils réussissaient aisément à s'embrasser et à se bécoter. Mais, s'accoupler devant tant de regards, ils n'avaient jamais accepté ce sacrilège.

Le chimpanzé le plus intelligent de tous s'appelait Lucky. C'était un grand chimpanzé noir. Son grand visage plat, presque écrasé, était traversé par de profondes rides. Ses doigts, longs et gros, sa main, très large pouvaient lui permettre de soulever deux hommes colosses. Il partageait sa vie avec une douce compagne : Lady. C'était le couple le plus ancien des chimpanzés. Cela leur avait toujours valu du respect et un peu plus de cadeaux.

Lucky n'avait pas voulu bénéficier exclusivement des fruits de son âge. Il avait mis ses multiples talents d'amuser au service de sa renommée. C'était un artiste complet.

Un jour, alors que tout le parc se reposait, Lucky et sa compagne s'étaient adjugés tous les visiteurs. C'était un jour exceptionnel. Tout avait commencé par une série d'acrobaties de routine dont eux seuls détenaient le secret. Les jeunes qui en raffolaient leur gratifiaient de régimes de bananes.

Ce jour-là, Lucky était d'une belle chemise rayée de noir et d'un pantalon rouge .il portait un chapeau aux bords larges. Ses larges orteils qui ne pouvaient pas accepter l'enfer des chaussures étaient logés dans de grosses chaussettes élastiques. Il lui était demandé de jouer le prince charmant. Il s'assit confortablement sur une petite chaise. Après avoir croisé les pieds et les mains, il appela sa compagne d'un clignement de l'oeil droit. Telle une épouse complice, elle s'amena très vite. Après lui avoir gratifié de quelques caresses, il lui montra le paquet de cigarettes et les allumettes. Lady s'exécuta. L'habile séducteur sortit une cigarette et l'accrocha à ses larges lèvres fines et très noires. Après avoir réajusté son chapeau de Western, d'un geste machinal, il claqua la bûchette et alluma aisément sa cigarette. Ces gestes techniques d'une rare beauté lui attirèrent des applaudissements prolongés. Après avoir craché un épais nuage de fumée, il prit son journal des mains de Lady et se mit à le feuilleter. Tout le monde était muet de surprise.

Tous les chimpanzés n'étaient pas de la classe de Lucky et de Lady. Certains semblaient vouloir faire échec au dressage. Kiki était de ceux-là.

Un jour, un visiteur inexpérimenté s'amena naïvement. Il se dirigea vers la cage de Kiki qui vivait avec toute sa famille. Le visiteur s'était approché d'eux avec un régime de bananes destiné à tout le parc. A sa vue, la famille infernale se mit à grimacer. L'homme, leur envoya une bonne dizaine de bananes, mais sans bénéficier d'un moindre spectacle. Le mâle sortit son long bras noir du grillage pour en demander davantage. Pris de pitié, leur hôte imprudent y déposa quelques doigts bien mûrs. Cet exercice dangereux se répéta jusqu'à ce que, sachant que le régime était désormais nu, Kiki lui tendit sa main fatale en guise de reconnaissance. C'était un piège que le visiteur n'avait pas dépisté. Il introduisit sa petite main sans force. Le monstre la maîtrisa de toutes ses forces de fauve et, d'un geste mécanique, il tira le pauvre. Toute sa famille l'assomma à le faire périr. L'homme, après quelques minutes de résistance passive, s'abandonna aux bêtes féroces. N'eut été la présence de quelques gardes vigilants qui étaient de passage, le visiteur serait passé de vie à trépas. Il fut rapidement transporté dans un hôpital de la ville.

Les cynocéphales n'étaient pas très nombreux. C'était une espèce récemment introduite. La curiosité qu'ils offraient à voir, c'était leurs têtes de chiens et leurs fesses rouges, semblables à de blessures incurables.

Les singes, eux, se comptaient par centaines. On éprouvait du plaisir à voir les guenons attentives chercher avec application les puces sur le corps broussailleux de leurs époux, pendant que leurs petits venaient s'accrocher à leurs petites mamelles pointues. C'étaient des scènes très fascinantes. Tous les parasites dénichés sur les corps étaient directement transférés dans la bouche. On se demandait avec surprise combien il en fallait de puces pour remplir leurs ventres en quête perpétuelle d'un support alimentaire.

Les reptiles étaient là, toujours sournois et calmes. Ils étaient peu visités parce qu'offrant très peu de spectacles et surtout parce qu'ils étaient très effrayants. Les crocodiles et les caïmans séduisaient quand même. On les voyait parfois sortis de l'eau et se reposant. Leur habileté à attraper les poules avec leurs longues gueules jalonnées de volumineux crocs en forme de clous fascinait. Parfois, n'ayant plus rien à se mettre dans le ventre, ils glissaient dans l'eau et s'y tassaient. Seuls leurs gros yeux globuleux y trahissaient leur présence.

Les serpents avaient toujours effrayé tout le monde ; ces êtres rampants, à leurs seuls mouvements, créaient une folle débandade. On n'arrivait pas à les regarder pendant une minute. Parfois, leur vue faisait penser aux ascendants bibliques de l'humanité. On se demandait comment ils avaient pu réussir à parler à Eve et l'induire dans cette fatale erreur qui est la cause suffisante de notre malédiction. L'extrême vigilance des gardes avait toujours favorisé la survie de cette espèce.

Un cou kilométrique protestant une petite tête vers les nues, quatre pattes en forme de brindilles, voilà ce qui amusait tous les amis des girafes. Les voir s'abreuver était parfois le plus beau spectacle qu'elles offraient.

On les appelle les onguligrades et ils sont de l'ordre des prosboscidients, ils ont des oreilles aussi larges que les feuilles de taro bien épanouies, leurs défenses, très précieuses, les exposent cruellement au braconnage, ils ont une peau rugueuse, épaisse et dure. Les éléphants d'Afrique étaient très respectés par les visiteurs parce qu'on disait d'eux que tout sur eux avait une vertu thérapeutique, même leur fiente !

Ainsi allait la vie au quotidien dans cet univers qui mérite bien la protection de l'homme.

Une fois de plus, Angeline NDOLO ne s'était pas rendue de ce côté-là. Elle avait trop peur des animaux, surtout la faune sauvage dont les réactions sont parfois très imprévisibles, malgré le dressage. Elle aimait la douceur, le calme, bref tout ce qui peut se prêter à une sensibilité romantique. Elle avait préféré l'autre côté, celui des fleurs.

Le jardin botanique, quel vaste tapis de couleurs ! Le jardin botanique était très fréquenté. Sa fréquentation laissait lire des statistiques astronomiques qui montraient l'importance des fleurs dans la vie humaine. C'était un véritable monde de divertissement et d'extase. Mais, c'était aussi la chasse gardée des photographes, des écrivains et des amoureux.

Tous les écologistes et les environnementalistes qui faisaient des inspections périodiques ou permanentes croyaient devoir y lire les succès de leurs sciences et de leurs luttes.

Menkaaseh', qui venait d'achever la lecture des Rêveries du promeneur solitaire s'était rendu seul au parc, dans l'après-midi, comme de coutume, ce jour de Vénus. Le jeune étudiant s'y était retiré, non pas pour fuir un éventuel complot de la société, mais pour se soustraire momentanément au travail intellectuel et pour se délasser, pour rêver. Il savait, d'après ses lectures, que la nature, lorsqu'elle n'est pas agressée, est une douce et prudente mère qui tient un langage rassurant et édifiant.

Le jardin s'étendait à perte de vue sur plusieurs hectares. Les fleurs, d'une très grande variété, étaient plantées selon les espèces, les couleurs et les parfums. Dans un angle isolé du jardin, dans un grand hangar, des fleuristes s'activaient. Pendant que certains s'employaient au rempotage qui se faisait périodiquement, d'autres travaillaient la terre. La tâche, apparemment aisée, nécessitait une très grande délicatesse. Les plantes cultivées du pot étaient à l'étroit. Le reproduction chez les fleurs obéissait à plusieurs méthodes : le semis, les semailles, la division de touffes, l'éclatage, le drageonnage, le labourage et le marcottage.

Vu à partir d'une certaine altitude, le jardin présentait des figures géométriques savamment tracées. C'était un cadre soigneusement segmenté par des espaces blancs. Il s'agissait des différentes allées qui le desservaient. A chaque point de rencontre de ces multiples allées, il y avait de vastes bassines en béton qui émettaient des jets d'eau. Par endroit, dans des allées larges, étaient alignés des bancs publics. Ils étaient cependant espacés les uns des autres. Assis sur ces bancs, le vent recueillait et transportait des parfums que distillaient ces fleurs vers nous.

La première rangée était essentiellement composée des plantes fleuries d'intérieur. Leur habile disposition faisait penser à une exposition. Chaque espèce portait son nom qui renseignait facilement les visiteurs.

Lorsqu'on se retrouvait dans l'enceinte proprement dite du jardin, à droite, on apercevait les belles hortensias qui se laissaient découvrir sous leurs différentes formes et couleurs. Par endroit, leurs touffes de feuilles vertes et légèrement humectées supportaient de volumineux amas de fleurs blanches, roses ou rouges qui ne laissaient pas découvrir les petites tiges qui les supportaient. Certains papillons aux formes et aux couleurs les plus variées venaient fréquemment y former des cercles harmonieux, on eût dit qu'ils célébraient des cérémonies nuptiales.

Tout à côté, une autre longue rangée se dessinait. Le Cyclamenpersicum créait le contraste avec ses maigres tiges étrangement longues qui s'élevaient très haut au-dessus des pots. C'était une plante compacte, aux feuilles plutôt marbrées, aux fleurs blanches, roses, rouges violettes. Leur disposition en forme étoilée créait une vivante harmonie. A certains endroits de la rangée, on avait fait un savant mixage de toutes ces quatre couleurs, ce qui apportait un relief particulier dans la disposition de tous ces beaux éléments floraux.

De toutes les plantes, le poinsettia était celle dont les feuilles étaient les plus arrachées. La raison, avait expliqué un fleuriste, c'est la forte ressemblance qui existe entre ses feuilles et celles du manioc. Les visiteurs les arrachaient pour mieux les observer.

Ce triste sort, l'azalée indica dont les fleurs multicolores dominaient le beau feuillage vert luisant ne l'avait jamais connu. L'aspect broussailleux de ses fleurs et de son feuillage laissait difficilement voir à quoi ressemblaient ses tiges.

Les plantes fleuries fragiles bénéficiaient d'une attention soutenue. Les bougainvillées qui se présentaient en arceaux et en buissons baignaient dans une forte luminosité et dans une chaleur importante. L'hibiscus était là. Comme dans la ville, elle servait à établir certaines frontières. Son feuillage touffu et mousseux était l'objet d'une forte admiration.

Les belles fleurs blanches et odorantes du jasmin n'avaient jamais eu la chance du soleil : presque tous les visiteurs tenaient à en avoir avec soi. Ces fleurs exhalaient un parfum exquis qui guérirait même les gens frappés d'anosmie.

L'un des charmes de ce jardin était, au centre, les trois losanges constitués du bromelia au feuillage vert blanchâtre dont la fleur rose pâle avait des points bleus.

Il y avait une kyrielle de fleurs : le nidularium tricolor, sorte de plante en rosette, le guzmania à la petite taille, les palmiers décoratifs qui dominaient le jardin de leur stature remarquable comme le majestueux kentia forteriana, le cocos weddeliana au feuillage fin et le phoenix canariensis au feuillage ébouriffé.

Avant d'atteindre les rangées des plantes résistantes, des plantes retombantes et des hautes plantes envahissantes qui s'accrochent aux murs et aux grilles, on était très attiré par les rosiers plantés sur un terrain tapissé d'un gazon d'une verdure très éclatante, soigneusement tondu. Ces plantes étaient les plus adorées et convoitées. On distinguait : le rosier tige, le rosier pleureur avec sa forme parasol et le rosier miniature à fleurs minuscules dont la taille n'excède guère les trente centimètres.

Dans ce grand concert de fleurs aux sucs précieux s'élevai une musique. La musique modulée et stridente de certains oiseaux et la musique des odeurs. Aux odeurs humaines se mêlaient les odeurs suaves et câlines de fleurs.

A droite comme à gauche des grandes allées comme dans les grands cercles qui tenaient lieu de carrefour, des suites de bancs publics servaient de reposoirs. Une certaine catégorie de jouvenceaux joufflus de familles bourgeoises batifolaient sur les voies publiques. Dans leurs courses folles, ils arrachaient des gens à leurs rêveries.

Menkaaseh' Innocent était assis là, sur un de ses bancs préférés qui bordaient l'allée principale du jardin. Il avait déjà parcouru tout le jardin. Derrière lui, une mer de blancheur exhalait des parfums exotiques. C'étaient les fleurs blanches et odorantes du jasmin qui, sous la caresse du Zéphyr qui venait du côté occidental du jardin, provoquait une belle ondulation sur leurs extrémités.

Placé à une distance reculée de ce lieu, on croirait que ces hommes et femmes assis étaient engloutis par les flots.

Un soleil tamisé jetait ses faibles rayons crépusculaires sur les cheveux noirs et mousseux des rêveurs qui reflétaient bien les éclats de sa lumière dorée. Menkaazeh' était très bien habillé, simplement, mais d'une propreté éclatante. La main gauche allongée sur le dossier chaud qu'une jeune dame rondouillarde et mafflue venait de quitter, le regard emporté par l'immensité de ce tapis de fleurs, il caressait ses lèvres et son nez d'une fleur de jasmin dont il s'abreuvait d'un parfum velouté.

Soudain, il revit venir vers lui l'ombre d'une créature. C'était cette charmante fille au sourire de perle et aux cils de vierge. C'était encore cette svelte basanée, suffisamment velue, à la démarche de mannequin et aux pas légers. De ses yeux noirs légèrement soulignés d'un crayon fin, et, encadrés sous des sourcils taillés légèrement en surface, sortait un regard doux et envoûtant. Sa poitrine haletante que ceinturait un soutien-gorge noir tendait le T-shirt qu'elle avait bien enfilé dans une culotte Kaki.

Les cheveux au vent, elle s'avançait d'un pas sûr comme calculé, une grosse touffe de roses d'infinies variétés de couleurs dans les mains. Toute cette mosaïque qui exhalait une odeur de plaisir et de volupté était surplombée par la rose impériale.

C'était une fille telle que l'homme aime les voir. Son passage ne pouvait pas laisser indifférent. Menkaaseh' retira machinalement son bras tendu. Cette même appréhension traversa encore son corps. Son coeur une fois de plus, comme par le passé, se mit à émettre des vibrations avec une accélération bien cadencée. Le prisme sous lequel il avait revu la jeune fille avait rehaussé son lustre ; elle était devenue plus belle et très ravissante.

Avant qu'elle ne prenne place, le mignon aux manières raffinées avait délicatement pris des dispositions. Un sourire dissipé sur les lèvres fines soulignées d'un noir couleur de la terre, Angeline laissa ses soixante kilogrammes sur le banc. De leurs regards se mit à brûler une flamme vive

Ces belles fleurs et leurs doux parfums vitaux avaient finalement réussi à attirer l'un vers l'autre. Ils se donnèrent des fleurs en échange, gestes ponctués de sourires. C'étaient des fleurs qui véhiculent un langage ésotérique. Pour la première fois, ils réussissent à se regarder longuement, mais, la bouche restait interdite. Peut-être les mots qui n'expriment pas toujours aussi exactement que possible ce que le coeur et l'esprit pensent auraient-ils trahi leurs tendres sentiments jusqu'ici déguisés. Peut-être le faisant, la langue qui se querelle régulièrement avec les dents aurait-elle provoqué un perfide lapsus ?

Convaincus qu'une force de la nature les appelait depuis, l'un vers l'autre, ils s'étaient enfin défaits de l'hésitation qui les avait toujours fait tergiverser pendant leurs rencontres désormais, la bouche pouvait prendre le relais et assumer ses responsabilités. Les mots allaient confirmer ce que les regards et les gestes avaient souvent exprimé.

Dans l'air frais du jardin au crépuscule se distillait inlassablement une musique des odeurs : parfums sucrés des fleurs, odeurs humaines, odeurs sensuelles, odeurs d'amour. C'était bien là enfin, sur ce long banc blanc, au crépuscule de ce jour de la sublime Vénus que le désir ardent les avait embrasés. Les mots pour exprimer ce désir aigu arrivaient désormais à grands flots et inondaient leurs bouches aux lèvres sans résistances.

Menkaaseh' prit son courage viril ; il fit passer ses doigts dans les crins des cheveux d'Angeline comme pour y dégager quelque corps étranger ; elle lui sourit largement ; c'était un bon signe. Peut-être aurait-elle souhaité qu'il prolongeât le séjour de ses doigts sur ses cheveux ?

- Douce colombe, souffre enfin que ma main impure souille l'onde de tes cheveux. Tu es une métaphore incarnée de cette rose et, je n'ose pas croire que tu sauras te défendre de ce que tes regards pleins de grâce m'ont toujours signifié depuis que nous rencontrons dans ce jardin.

- Doux coq, ne te fais aucun doute au sujet des messages que ton coeur a toujours reçus. C'est le langage de l'amour, le tendre amour, cette flamme qui étincelle au doux régal des yeux des amoureux, c'est l'amour aux douceurs câlines qui me l'a toujours dicté. Timidité et prudence de femmes, je n'avais pas eu de courage pour te parler.

- Non, c'est plutôt une timidité courageuse et une prudence salvatrice, qui protègent toujours la femme d'un éventuel amour aveuglant et manifestement tyrannique, ma mie. Tu sais la nature est très riche en conseils. Et lorsque ta nature de femme qui est de surcroît très intuitive te guide, ne te montre pas rebelle tu as eu raison de l'écouter et de lui obéir.

- Certainement.

- Alors, je suis Menkaaseh' Innocent, étudiant en lettres. Je peux dire que tous ces jours-ci, je suis en « stage bloqué », hein, un peu comme chez les compétiteurs. Je vais affronter la licence dans deux semaines. Tu sais, j'aime les fleurs ; je les adore. J'aime leur douce musique ; j'aime... leurs couleurs sonores. Voilà, tiens, c'est le jasmin dont j'ai toujours cru que le parfum régénérait mes cellules.

- Merci, tu es très gentil et je te trouve doux et sympa.

- Merci pour les compliments. Voyons, pardonne ma curiosité, ma mie. Puis-je savoir à qui la fortune me permet enfin d'avoir l'honneur ?

- Humm ! Heu ! Ne t'inquiète pas hein ? Ne t'inquiète pas... C'est la moindre des choses. Je nourrirai ta curiosité en lui disant que je me prénomme Angeline. Et, NDOLO c'est mon patronyme oui, trois syllabes seulement. Et pour l'heure je prépare le bachot. Comme toi, j'aime les fleurs, j'en raffole. Tu l'as certainement déjà constaté. J'adore les fleurs, surtout la rose. Regarde ces formes étoilées, c'est presque un miracle de la nature !

- C'est bien. Tu sais, le baccalauréat, c'est le tout premier diplôme universitaire. Lorsque tu réussis à l'obtenir, tu as l'impression qu'on t'a donné la clé de l'univers. Nous verrons dans quelle mesure je pourrais t'être utile.

- Merci, c'est vraiment gentil .je trouve ça encourageant. Dis, comment trouves-tu cet univers depuis que tu le fréquentes ?

- Humm ! Où crois-tu qu'on pourrait trouver l'Eden, ma mie ? Ca c'est un monde édénique ! J'ai toujours cru que ce jardin était une grande page romantique sur laquelle la nature, de sa plume délicate et habile, a écrit ses plus belles phrases : des phrases colorées, parfumées, des phrases tendres, des phrases d'amour.

- Aïee ! Que tu t'exprimes bien ! On dirait ... un poète. Ça coule et... c'est limpide et beau. Alors, un petit exercice, hein ? Tu veux ? Décris fidèlement celle que tu as à côté de toi.

- Tu veux que je fasse un portrait de toi ? Ça c'est une colle ! Humm, Humm... Humm... Ah, mais c'est pas facile, hein ?

- Vas-y, vas-y. Je suis...

- Laisse-moi prendre du recul, hein ? Bon, voilà. Ce qui me frappe en toi, c'est ton charme voluptueux ; c'est ton teint basané de jeune quarteronne guadeloupéenne, ton élégance d'une maîtresse de danse. Ce sont ces longs cheveux ondulés ; c'est la fraîcheur vespérale que dégagent tes cuisses à la peau de velours, ce sont ces belles jambes à la peau de soie. Ce sont aussi et surtout tes douces lèvres fines et finement soulignées, Ah ! Et cette voix suave, on dirait une voix de berceuse professionnelle. Enfin, ce sont tes beaux yeux qui dégagent une lumière dorée, des yeux où brûlent ces flammes de volupté qui embrasent mon coeur.

- Voilà, voilà ! Je ne me suis pas trompée. Tu as le « langage », tu as « le verbe ». Tu as un verbe d'Orphée. Ça c'est bien. J'aime la langue française ; j'aime les langues, surtout lorsqu'elles sont parlées ou écrites par des plumes de talent.

La conversation se nourrissait et se conduisait profondément au mépris des regards concupiscents des visiteurs et des visiteuses. On pouvait difficilement soupçonner que ce n'était que cet après-midi là qu'ils avaient réellement commencé à se parler. Tout s'était très bien négocié. Surtout que l'amour seul guidait leurs pas et leurs coeurs.

- Angeline, des projets ?

- Euh !... Disons, oui. Pourquoi pas ? On doit toujours en avoir, et parfois, on en a plein dans la tête. Mais, avant tout, le bachot. Bon, après, on verra. Pour la préférence, je penche beaucoup pour la profession d'avocat.

- Tu seras donc obligé de passer par la fac de droit, quoi ?

- Oui, forcément.

- Une motivation particulière ?

- Humm ! Disons, la plaidoirie, ça me plaît, vraiment. C'est le domaine par excellence où l'éloquence et la rhétorique sont mises à l'épreuve. Ensuite, on éprouve toujours du plaisir et de la satisfaction à défendre et à sauver des compatriotes. Tu sais, en plus dans une société en perte d'équilibre moral comme la nôtre, hein ? L'avocate, ça peut bien aider, non ?

- Euh ! Oui, oui, c'est bien, c'est bien pensé. C'est une profession qui peut bien t'aller ; tu en as le charisme ; calme, réfléchie, pondérée... éloquente.

- Tu trouves ?

- Oui, tu es éloquente. C'est un aspect de ton portrait que je viens de dépister.

- Merci. Et toi ? Un Ronsard ? Un Chateaubriand ou rien ?

- Enseignant. J'aimerais bien enseigner. J'adore cette profession ; c'est pour moi une vocation.

- Ah bon ! Tu trouves qu'elle peut te convenir, cette profession ? Enumérons-en les problèmes : les effectifs pléthoriques, pas d'infrastructures adéquates, des classes toujours poussiéreuses, de la craie et de la poudre de craie tous les jours...allons-y. les coups bas, les jalousies des collègues, les rancunes des élèves paresseux, l'ingratitude de ceux qui réussissent, les affectations fantaisistes, les nuits blanches et... et pour combien ?

- Ma puce, je ressens cela en moi comme une vocation. C'est un appel. Je braverai tous les obstacles. J'aiderai notre jeune nation à former et à éduquer sa jeunesse, ses populations.

- A t'entendre parler, je devine déjà que tu mettrais toute ta verve de Cicéron au service de ta cause. Mais, je lis également en toi des talents de poète, d'écrivain en général.

- Tu crois que je sois capable d'aller plus loin que ce que j'ai fait tantôt ? La poésie, le roman etc. Ne se limitent pas aux portraits, fussent-ils envoûtants ou aux descriptions. L'écriture c'est toujours plus...

- J'aime la lecture Innocent, j'aime la littérature. C'est un merveilleux champ d'investigation de l'imagination humaine. Tu as lu Les milles et une nuit, tu as lu L'Odyssée, L'Iliade. Tu as lu Ronsard, Montaigne. Je me rappelle ces vers immortels du séducteur Ronsard ; - Mignonne, allons voir si la rose...

Qui ce matin avait déclose

Sa robe de pourpre au soleil,

A point perdu cette vesprée

Les plis de sa robe pourprée,

Et son teint au votre pareil.

- Tu vois ça, Innocent ? C'est doux ; c'est beau ; c'est super !

- Cueillez, cueillez votre jeunesse :

- Comme à cette fleur, la vieillesse

- Fera ternir votre beauté. Angeline, c'est du Ronsard.

- Innocent, tu vois que cette rose que j'ai en main est très riche de symboles ? Donc, tu as lu tous les grands auteurs français, africains et autres. Tu ne peux pas manquer à dire. Surtout, ce n'est pas le verbe qui peut te faire défaut, Innocent.

- Alors, si je te comprends bien, je rentre du Lycée un beau jour, je mange, je prends ma sieste et allez, je me mets à écrire un roman ou des poèmes ? Il faut l'inspiration ; il faut le coup de pouce de la Muse.

- Tu peux t'inspirer du vécu quotidien. La société est la source par excellence où moult auteurs ont puisé le limon de leurs oeuvres.

- Mais, voyons, on ne peut pas parler de tout. Et surtout, on a l'impression que les autres avaient déjà écrit sur tout, Angeline !

- Bon, euh ! Un sujet, un sujet, hein ? Écris quelque chose sur nous par exemple, sur ce jardin, et puis, tu glisses sur la société.

- Et je dis qu'elle est belle, elle va bien, tout va comme sur les rails, etc. etc. hein ?

- Non, pas tellement cela. Tu peux décrier le tribalisme, critiquer la voracité de certains dirigeants, le favoritisme... Ce sont des thèmes jamais épuisés. Ils sont toujours d'actualité, vois- tu ? En plus et surtout, l'amour. C'est un thème éternel.

- Donc, un roman sur l'amour ? Ô Amour, le plus beau des immortels ! Amour qui pénètre de ta douce langueur et les dieux et les hommes ! Amour, toi qui domptes les coeurs et triomphes des sages résolutions ! Amour... amour, le principe primitif qui vivifie toute la nature et assure la perpétuité des espèces ! Cupidon au visage charmant ! Jeune rejeton du beau Mars et de la ravissante Vénus ! Ô père de la sensuelle volupté ! Amour aux yeux bandés !

- Voilà ! Voilà, voilà déjà tout un poème, Innocent. Et, lorsque tu vas évoquer Angeline et Innocent, le texte sera complet, et le tire : Les Amoureux !

- Angeline, puisque tu y tiens, je ferai tout pour te satisfaire. Le vent frais du crépuscule mordait vivement leurs joues tendres. Le soleil qui n'émettait plus que des rayons rouges était allé rejoindre ses pénates. La nuit couvrait déjà le jardin de l'un de ses manteaux dont la couleur tendait vers le noir, quand l'étoile polaire signala l'arrivée majestueuse de la reine des ombres au large front d'or. Le jardin avait sevré tous ses visiteurs.

CHAPITRE VI

I

l s'était produit beaucoup d'évènements aussi insolites que pathétiques ce vendredi-là. Ce jour-là, alors que Menkaazeh' et les autres étaient l'objet d'une arrestation qu'on ne peut pas qualifier, Ateb, un de leurs camarades de classe, avait été convoqué, très tôt, vers les huit heures du matin. Il l'avait su lorsque, allant à la bibliothèque où il devait effectuer des vérifications et des recherches dans des Encyclopédies, un étudiant de leur classe l'apostropha :

- Ateb, mais que fais-tu encore ici alors que tu es convoqué à la direction de l'Ecole pour une affaire très urgente et très importante ? Tu sais, à force de traîner, tu peux rater une occasion en or !

- Ateb avait une fonction qu'il occupait dans sa classe. Il était l'un des deux délégués de la classe. Il s'était dit qu'en tant que délégué de classe, il prenait souvent part à des réunions avec l'administration de l'Ecole. Mais, c'était presque toujours avec les autres représentants des étudiants. Alors, pourquoi avait-on besoin de lui et rien que de lui seul ce vendredi-là ? Cela était l'objet de son inquiétude.

Il se sépara de son camarade et se dirige d'abord vers le tableau d'affichage. Il parcourut l'immense tableau d'un bout à l'autre. Il fouilla et refouilla des yeux et des mains. Finalement,il le découvrit perdu entre les résultats d'une évaluation. Le communiqué n'avait l'air de rien. Il fallait vraiment être curieux ou très attentif pour pouvoir le découvrir. Il le parcourut : « l'étudiant de la5ème année nommé Ateb Bitom Célestin est prié de se rendre de 5ème année nommé Ateb Bitom Célestin est prié de se rendre de toute urgence à la direction de l'Ecole dès lecture de ce communiqué ».  Ce communiqué laconique avait pour signature celle de l'illustre secrétaire générale de cette grande Ecole des hauts cadres de l'Education du pays. Ateb sortit de la foule des étudiants qui cherchaient leurs noms sur les listes. Il se retint, puis jeta un regard panoramique sur l'Ecole. Il y avait un frisson qui avait traversé son corps. Il oscillait entre l'espoir et le pessimisme. Les signes d'espoir et d'optimisme lui disaient qu'il était tout de même un important personnage dans sa classe. Il était un délégué des étudiants, donc un élu et porte-parole. Donc, si l'Administration le convoquait, cela pouvait aussi être pour recueillir ses opinions sur certaines questions touchant sa classe. Mais, le vent du doute soufflait lui aussi, et parfois plus fort.

- Mais pourquoi me convoque-t-on seul, alors que nous sommes deux représentants, deux délégués, deux porte-parole de notre classe ? Se demanda-t-il.

Dans tous les cas, il fallait s'y rendre, c'était un impératif ; ce n'était pas facultatif. Il prit la résolution de dévaler les multiples marches des escaliers. Son périple se termina au quatrième étage, dans les services de la secrétaire.

- Ah ! C'est vous monsieur Ateb Bitom ? Je crois avoir rédigé ce communiqué. Bon, allez attendre dans la salle d'attente. Nous allons vous introduire chez madame tout à l'heure.

- Merci, mesdames.

Ateb sortit et prit le couloir de la salle d'attente. Il fit son entrée et prit place parmi une bonne dizaine d'étudiants qu'il salua. Il ne réussit à remarquer aucun visage. De temps en temps, ils l'observaient et, lorsque Ateb les regardait, ils baissaient la tête. Parfois, ils se mettaient à chuchoter les uns dans les oreilles des autres. Ateb n'arrivait pas à expliquer ces types de comportements dans un milieu public.

-« Qu'ont-ils à se dire d'aussi secret pour se le dire uniquement dans les oreilles ? D'abord, qui sont ces villageois qui se comportent ainsi ? Ils n'ont qu'à sortir se raconter leurs historiettes dehors, au lieu de faire des clowns. » Se dit-il.

Puis, il décida de les regarder désormais dans les yeux. Chaque fois que leurs regards croisaient le sien, ils baissaient la tête. Mais, ils ne s'empêchaient pas de chuchoter. Le spectacle perdurait et, comme par enchantement, ils se mirent à disparaître un à un. La salle se vida et, dès que le dernier quitta cette salle furtivement en lui jetant un dernier regard chargé de raillerie, on vint l'appeler.

- Monsieur Ateb, vous pouvez entrer, fit l'une des femmes du secrétariat.

Ateb ouvrit la porte et, dès qu'il entra, il vit deux gros yeux, grandement ouverts, se braquer sur lui. Son bonjour n'eut aucun effet ; il ne reçut aucun écho favorable. Il répéta :

- Bonjour, madame.

Seuls quelques battements de paupières de son interlocutrice lui rappelaient qu'elle était sensible. L'étudiant prit peur. Il resta figé de surprise et de trouille près de la porte. Après quelques instants d'immobilité, il jeta un coup d'oeil sur le bureau et vit une chemise. Une chemise. Une chemise sur laquelle il put lire : « dossiers secrets sur les activités dangereuses du traître et rebelle Ateb ». Il comprit que ses pressentiments pessimistes n'étaient pas erronés. La trouille qui s'était emparée de son ventre décupla d'effets néfastes. Le large bureau contenait une multitude de chemises volumineuses de ce genre-là. Tout portait à croire que le rôle de la secrétaire de l'Ecole était réduit au pilotage des « Dossiers secrets ».

Le soleil de l'après-midi brillait à faire cuire une peau d'éléphant. Madame changea d'attitude, mais, ce n'était pas pour être tendre envers son vis-à-vis.

- Ah ! Oui, oui, te voici enfin, monsieur Ateb nkon môt1(*). Tes échos me parviennent ici minute après minute. Ateb nkon môt, voici toute une pile de rapports noirs sur ta triste et perfide personne. Tous tes actes comme tous tes propos me sont fidèlement retransmis par écrit seconde après seconde, et avec les détails, les plus minutieux.

Je voudrais savoir, Ateb nkon môt, quel esprit diabolique anime ton corps. Tu t'en rends compte ? Tu constitues à toi seul une bombe permanente que la tribu a recrutée dans cette auguste Ecole des hauts cadres de l'Education de notre pays, contre elle-même. Je te rappelle, Ateb nkon môt, que pendant ton séjour ici, tu dois, à chaque seconde, bénir les mains bienfaisantes et généreuses qui t'ont arraché à la galère. Regarde les rues, regarde les quartiers, regarde les villes et les villages, ils fourmillent de diplômés en chômage. Toi, Ateb, si je fouille ton dossier là devant toi, tu verras que c'est la solidarité tribale qui t'a sauvé de la déchéance du désoeuvrement. Monsieur le parvenu à la tête vide, Ateb le perfide ingrat. Tu sembles même ignorer quelles sont les attributions d'un vrai délégué de classe tel que nous le concevons ! Tu sembles ignorer pourquoi on a fait des trucages pour que tu sois porte-parole de ta classe ? Tu ignores donc ta principale mission ? C'est ce qui s'appelle : manque de collaboration, insoumission à la hiérarchie et rébellion pure et simple. Tu n'as jamais voulu écouter Mbènnem Iscariote !

Ateb nkon môt, tu es l'un de nos frères maudits que le Diable avait amènes à combattre sans état d'âme et sans merci le parti unique.

Ô Seigneur, pourquoi as-tu commis la divine maladresse de perdre ton temps à pétrir ces corps voisins de Satan ? Pourquoi as-tu gaspillé ce souffle sacré avec lequel tu meus la masse ?

Ateb l'aveugle, tu n'arrives même pas à constater qu'ils sont légions ceux des étudiants de ta classe qui ont voté pour le changement ? Il y a aussi certains de tes frères dont j'ai tous les dossiers là devant moi. Mort au multipartisme ! Si tu n'étais pas aveugle, Ateb, si tu n'avais pas une mémoire de lièvre, paresseux que tu sois, tu te souviendrais de la marche historique que nous avions organisée contre le multipartisme dans ce pays ! Crois-tu que les Ministres, des Secrétaires d'Etat, des Directeurs etc. etc. puissent abandonner des piles de dossiers, fausser des rendez-vous aux sommités du pays et du monde, arrêter le service public pendant toute une journée pour rien ? Rappelle-toi que ce jour-là était un jour exceptionnel, un jour solennel, un jour unique dans l'histoire de ce pays. De mémoire de citoyens, nos compatriotes n'avaient jamais vu pareille mobilisation. Toute l'administration centrale et décentralisée, tous les hauts cadres des sociétés publiques et parapubliques, tous les administrateurs civils et municipaux, tous les... tous les généraux, sanglés dans leurs plus belles tenues des grands jours ! tout ce beau monde avait pris part au défilé, j'allais dire à la marche historique contre le multipartisme, main dans la main, comme un seul homme, sous un soleil des grandes saisons sèches, suant de joie dans leurs beaux vêtements et chantant les bienfaits du parti unique. Tous ces gens-là ont défilé contre le multipartisme, cher idiot ! Je crois ... je crois que n'eût été le programme particulièrement surchargé de son Excellence, nous aurions eu l'insigne honneur, pour l'unique et dernière fois dans l'histoire des peuples et des nations, de défiler, avec la présence effective d'un président de la république, contre le multipartisme !

Petit athée que tu sois ! Tu oublies que notre marche avait été sanctifié et bénie par Monseigneur ? L'homme d'église avait sacrifié tout son programme ce jour-là pour une cause que Dieu lui avait fait comprendre et admettre comme noble. Rappelle-toi, il avait cité des chapitres et des versets tout entiers de la bible pour prouver que les saintes Ecritures n'avaient pas prévu le multipartisme et que les opposants étaient des hérésiarques, donc des pendards.

Ateb, l'ingrat, regarde bien cette tenue que j'ai sur moi. Regarde-là bien. C'est ça ta vie et ta réussite !

Tu es encore jeune ; je ne voudrais pas qu'on te perde si tôt. Mbènnem pourra encore te récupérer et redresser ton petit esprit rebelle. Maben jean Baptiste et les autres sont déjà partis. En passant, ouvre bien tes oreilles de sourd et écoute la radio. Allez, disparais ! Morveux ! Ver de terre !

Ateb, vilipendé, assommé, pleura un au revoir et sortit. En passant par la salle d'attente, il revit le groupe qu'il l'y avait furtivement quitté, confortablement assis et le regardant passer, toujours en chuchotant. Il comprit enfin que l'heure était grave, très grave. Il se plongea dans une méditation :

- « Que me reproche-t-on exactement ? En quoi suis-je ingrat ? En quoi suis-je traître ? Je suis Ateb Bitom Célestin, je ne suis nullement « Ateb nkon môt ». Jamais ! En quoi ai-je trahi ma tribu ? Qu'est-ce que ma tribu ? Qu'est-ce que trahir ? Qu'ai-je à foutre avec des marches contre l'opposition ou contre le multipartisme ? Mbe'nnem c'est quoi ? »

L'ingénu ne comprenait pas toujours que son objectivité était un crime, un péché mortel, dans une société où on était en droit de se dire que le tribalisme était institutionnalisé. Son esprit « rebelle » ne s'était pas toujours, jusqu'ici laissé orienter. Il avait empêché d'aiguiser en lui la haine tribale.

Il n'eut plus de courage et de force d'aller travailler dans la bibliothèque. Il fila de l'enceinte de l'établissement. Pendant qu'il stoppait les taxis sans succès, il fut interpellé par une jeune et charmante étudiante, c'était Eding Sophie Jolinette. Ils se connaissaient depuis l'université ; elle avait réussi à se faire recruter en sciences de l'éducation. Ils se regardèrent et s'observèrent. Tous deux n'avaient pas des mines de joie. Eding passait quelques moments de tumulte sentimental. Son fiancé adoptait des attitudes qui risquaient de provoquer des palpitations cardiaques chez elle. Un orage planait sur leurs relations. Constatant que son ancien camarade de classe avait sombre mine, elle chercha à comprendre ce qui n'allait pas :

- Dis, Ateb je vois que ça ne va pas, hein ? C'est comme si tu as vieilli de dix ans, alors que lorsque nous obtenions la licence il y a de cela deux ans, tu étais très jeune, très beau et toujours tiré à quatre épingles ! Qu'est-ce qui ne va pas ? Lui demanda-t-elle.

- Est-ce que ça vaut la peine de te raconter ce qui m'est arrivé, Sophie ?

- Qu'as-tu eu ? La maladie, les problèmes de famille, la sorcellerie, quoi ? Lui demanda-t-elle, en constatant du même coup que ses yeux larmoyant légèrement étaient tout rouges.

- Je ne peux pas tout te dire ici. C'est une histoire trop longue pour que je te la raconte debout, ici, devant cette illustre Ecole.

Sophie était vraiment curieuse. On ne peut pas être assommé au point de perdre tant de kilogrammes en une journée ! Elle était préoccupée par l'état de son camarade. Aussi étaient-ils partis, très loin, à l'abri des oreilles et des yeux de l'Ecole. Ils s'étaient réfugiés à l'ombre d'un manguier, près d'un bâtiment public abandonné ; c'est là qu'Ateb lui raconta tout ce qui lui était arrivé.

Pendant qu'Ateb lui racontait son aventure, Sophie écarquillait les yeux. Elle était surprise que de telles choses puissent lui arriver. Mais, l'évocation du nom de Mbe'nmen Iscariote attira son attention et réveilla ses souvenirs.

Sais-tu que j'ai personnellement vu ce monstre de Mbe'enem pour l'unique fois le samedi passé ? Eee ! Eee ! Je dis bien que ce garçon est produit du nazisme, du fascisme et de toutes les doctrines du mal qui puissent exister ! fit-elle.

- Et comment ?

- Mais, je ne sais pas pour qui celui-là se prend dans cette Ecole. Il donne l'impression qu'il communique directement avec la Présidence de la République !

Tu t'en rends compte, j'ai plus d'une fois reçu des convocations signées de lui. Ils parlent d'une association tribale dont les objectifs seraient de protéger le régime. Moi, je ne sais pas en quoi ils protègent le régime. Chaque fois que je reçois ses convocations, je ne sais pas... C'est comme si je recevais les avances très maladroites d'un mauvais soupirant. Mais, après une forte pression venue de très haut, samedi dernier, j'étais contrainte de prendre part de très haut, samedi dernier, à l'une de leurs réunions qui s'était tenue dans l'Amphithéâtre. Lorsque j'y étais arrivée à vingt-deux heures comme il était recommandé, j'avais trouvé la porte de l'amphithéâtre fermée. Aucune vois ne me permettait de savoir s'il y avait des gens. Je me croyais arriver plus tôt que prévu. Après avoir frappé longtemps, un garçon, grand de tille, aussi sombre que la nuit, avec une barbe sous forme de pinceau, les lèvres rouges, était venu ouvrir la porte. Après avoir jeté quelques coups d'oeil furtifs de tous les côtés, il avait refermé la porte.

Une fois entée, on avait fait rendre sur une chaise placée à l'estrade. J'avais pu compter à peine une dizaine de têtes, dont une fille. Je m'étais dite que les retardataires allaient être nombreux. Ils avaient formé un demi-cercle et, devant eux, il y avait une table sur laquelle il y avait beaucoup de feuilles et de chemises. Debout, le sieur qui m'avait accueillie tenait un discours, à ses côtés, il y avait deux personnes. Le jeune homme de qui j'étais assise m'avait donné ces renseignements :

- « Ma soeur bonsoir. Je voudrais d'abord te signaler que tu es très en retard. Bien maintenant que tu as enfin décidé d'être des nôtres (pourvu que cela dure), il faut que tu fasses la connaissance de tes illustres frères. Celui qui est debout, c'est Mbe'nnem Iscariote l'auguste président national de notre association. En passant, il faut savoir que cette puissante association est dénommée : «  Association nationale pour la protection du régime et la défense des intérêts tribaux : L'A.N.P.R.D.I.T. » nous avons tous nos papiers. C'est d'ailleurs une Association très connue du régime, et qui bénéficie également de ses soutiens. C'est avait eu la sublime idée de la créer, parce qu'il avait compris très tôt que, le parti unique ayant été massacré par des envieux, des jaloux et les ennemis de notre régime, le multipartisme allait faire beaucoup d'adeptes au sein de la population estudiantine, et par conséquent, beaucoup d'opposants. Mbe'nem le visionnaire avait très vite monté les dossiers, crée l'Association et, sa légalisation n'avait connu aucune difficulté. Pour te prouver que l'« A.N.P.R.D.I.T. » est puissante, il faut seulement constater qu'aucune autre association à caractère tribal n'a l'autorisation expresse de fonctionnement au sein de cette auguste Ecole ! Aucune ! Nous collaborons étroitement avec le parti au pouvoir et, l'Administration de cette Ecole se sert de nous comme ses yeux et ses oreilles. En principe, nos réunions ont lieu tous les samedis à partir de vingt-deux heures. Pour nous, le jour de Saturne est un jour sacré, jour d'anniversaire. Mais, le vendredi prochain, il y aura des dérogations spéciales, car nous préparons d'importants évènements qui connaîtront un retentissement national de très grande envergure. Bien, tu en sauras plus vendredi prochain. Seulement, vient très tôt. Ce sera un jour exceptionnel ! ».

Voilà ce que ce jeune homme m'avait fait comme révélations ! Après Mbe'nnem avait enchaîné en démontrant comment le régime en place était sur les braises. Pour lui, il est impératif de faire quelque chose au sein de l'électorat estudiantin. Je les avais quittés plus tôt que prévu en leur promettant que je serais avec eux ce soir, Mais, crois-moi, ce sera pour la toute dernière fois, quelles que soient les pressions. Pourquoi veulent-ils se servir de moi pour véhiculer et pratiquer leurs idéologies tribalistes et terroristes ? Calme-toi, séparons-nous, mais prends ton courage en main. Les ténèbres ne triompheront pas. Un grand défi nous attend, nous devons impérativement avoir le dessus.

CHAPITRE VII

C'

était un dimanche une semaine et deux jours après que Menkaaseh' et les autres avaient été arrêtés, c'est-à-dire deux jours après l'annonce officielle de la nouvelle à travers les ondes de la radio nationale.

Quelques heures seulement avant le milieu de la nuit, un peloton d'exécution était venu chercher tous les prévenus. A l'intérieur de la cellule2, c'était l'éternelle nuit artificielle, psychologique, bien que la grosse ampoule incandescente était déjà allumée. Ici, dans cette cellule2, le sommeil était le seul remède salvateur contre tous les maux et toutes les angoisses ; c'était la seule nourriture qu'il fallait consommer à forte dose pour mériter une hypothétique quiétude dans cette mer de soucis et de douleurs. Les uns dormaient profondément ; les autres rêvaient, d'autres ronflaient ; mais quelques deux insomniaques couraient toujours après ce sommeil fugitif qu'ils avaient malheureusement perdu depuis des jours.

A la porte, tout un régiment à la tête couverte de masques à gaz, armés de redoutables mitraillettes s'activait. Le tout premier bruit qu'ils firent alerta les deux veilleurs aux paupières légères qui, pris de panique, se mirent à réveiller les dormeurs.

- Eh ! Les gars, les gars, cop's, cop's, copo... Eh ! Vous les sommeilleux, vous les autres qui roupillez comme des morts ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous vite ! Oh !les murs de cette forteresse vont s'écrouler ! Vite, levez-vous ! Attendons la fin du monde éveillés ! Leur crièrent-ils.

Sitôt avaient-ils crié que, tel des soldats dans un champ de bataille, toute la cellule se leva. Tous les yeux étaient rouges de sommeil et de fatigue ; beaucoup de bouches bavaient ; les corps baignaient dans une sueur bouillante ; certains sous-vêtements étaient inondés par un torrent séminal provoqué par quelques rêve érotique ; le rythme des battements de coeurs avait décuplé ; la peur avait assiégé les articulations et les muscles ; on tremblotait ; on grelottait ; à perdre conscience. Les bras croisés ou portés sur la tête, on se regardait, muet de stupeur et d'anxiété.

On les fit sortir les uns après les autres, « les plus redoutables » en tête. Une fois arrivés dans le corridor central, à droite, ils gravirent les marches gluantes d'un escalier étroit. A chaque dizaine de pas, ils franchissaient une grille de fer colossale. Comme on les avait avisés, ils constataient eux-mêmes qu'ils n'étaient pas dans une bonne maison. C'était une maison où on entrait vivant pour en ressortir ayant perdu tous les sens ou sans vie. Vue de surface, cette maison avait tous les aspects d'une maison d'habitation. Mais, son sol et son sous-sol étaient des quartiers où gisaient, telles des semences enfouies dans les entrailles d'une terre stérile, des êtres humains. Chez eux, le temps qui régente nos activités avait tout simplement suspendu les battements de ses ailes. Les heures s'étaient échouées dans l'étrange fixité des pans épais des murs rugueux et humides de mousses. Les lichens et de champignons vénéneux. Les secondes s'étaient évaporées dans la brume épaisse et lourde qui imposait son opacité aux yeux affaiblis. Tout se passait désormais dans la tête. Seuls l'imagination et le rêve pouvaient leur permettre de créer ou de recréer des univers animés. Tous les jours, c'étaient les mêmes parois, la même atmosphère empestée, les mêmes visages, les mêmes larmes, les mêmes gémissements et les mêmes souffrances. La mémoire était devenue lasse, à force d'enregistrer les mêmes données événementielles. A force de chauffer, les nerfs conduisaient à la rive de la démence. On goûtait l'ivresse du suicide.

Parvenus à mi-chemin du long corridor sombre et humide, ils embranchèrent à droite. C'était pour se retrouver finalement devant la porte d'une salle plutôt spacieuse, mais d'une humidité de glace ! Ils étaient sévèrement escortés par tous ces disciples de Arès. On eût cru que ces derniers redoutaient une éventuelle évasion. Mais, non ! Il ne fallait surtout pas la commettre, cette erreur fatale. Car leur évasion exposerait ces soldats à des sanctions les plus sévères, voire à la peine de mort. Ils seraient soupçonnés de complicité. Les complices des criminels ! Des criminels politiques de surcroît ! Des gens qui avaient chacun à sa manière, tenté de mettre en péril les institutions de la République ! Des jeunes gens qui avaient comploté pour faire chuter tout un régime politique qui tenait depuis plus d'une décennie les rênes du pouvoir ! Des jeunes étudiants, des sombres pendards qui avaient décidé, chacun à sa façon, d'attenter à la vie éternelle de son Excellence Monsieur le Président de la République et d'écourter son règne ! Un président de la République ? Ça n'est pas n'importe qui ; ça ne court pas les rues ! Et, vouloir voter contre lui, réclamer le changement, c'est être des assassins. Voilà toute la logique qui se brodait dans les pensées brumeuses qui vivifiaient les doctrines proches du pouvoir en place.

Dans ce parcours labyrinthique, Menkaaseh' qui trônait à la tête de cette file de pendards hostiles au régime était en proie à des pensées qui n'en finissaient pas de torturer son esprit :

- « Mon Dieu ! Quelle est cette façon si étrange dont nous sommes surveillés ? Quels crimes avons-nous alors commis pour bénéficier d'une escorte aussi étoffée ?

«J'ai souvent lu des journaux dont les pages entières sont consacrées à la peine capitale. Oui, la peine capitale. Ilse dit que dans bien des pays du monde, tous les jours, on utilise des chaises électriques sur lesquelles on attache les condamnés à mort, étroitement sanglés, et on appuie les boutons qui, d'un trait, fixent leurs destinées. Oui, des chaises. Des chaises qui tuent !

«  J'ai déjà lu des journaux de renom, dignes de crédibilité, qui nous parlent de bien de pays de ce monde, où on exécute par des marrantes injections mortelles. Oui, on allonge l'homme, l'être humain ! Une créature divine ! Sur un brancard ou sur une civière, et on l'attache, comme un chien, oui, comme un chien, on le ligote ce n'est pas pour lui introduire dans les veines chaudes et frêles, une piqûre. Pas cette piqûre qui libère le corps de l'emprise des maladies. Celle dont bénéficient les condamnés à mort ouvre les rideaux sombres qui couvrent les ravins de la mort. Son nom n'est pas vulgaire, car nos pharmacies n'en vendent presque pas. Allez dans une pharmacie, dites au premier homme en blouse blanche : « S'il vous plaît, je suis le malade X... Je voudrais acheter la piqûre léthale » Quoi ? La piqûre léthale ? Non, le pauvre pharmacien n'en saura rien. Il n'a pas l'habitude de geôles.

«Ouf ! Et les chambres à gaz ! Oui, des chambres. Pas comme la mienne que j'ai quittée brutalement. Il s'agit ici des chambrettes où la mort a élu domicile. Ce sont de véritables cockpits pris d'assaut par Thanatos. Cette mort qui passe par de gigantesques machines saturées de courants électriques qui distillent un gaz. Un gaz qui coupe le fil de la vie. Oui, le gaz, l'homme sait aussi en user à des fins insoupçonnables !

« J'ai déjà entendu révéler qu'un peu partout, dans ce monde des hommes, sous le regard sacré du Père de la Création, on installe des fils électriques dans tout le corps bandé d'une créature pour l'électrocuter !

« Je me souviens avoir déjà vu les images affreuses de ces condamnés à mort dont on bande les yeux et à qui on donne gratuitement des paquets de cigarettes à fumer en une seconde, des marmites de nourriture à avaler en quelques secondes, de casiers de bière à ingurgiter en une minute, pour ensuite passer par une fusillade, aux grands applaudissements d'une foule naïve et timorée !

« Je me rappelle bien ces larmes tranchantes, tristement célèbres, que le disciple d'esculape, Guillotin Joseph Ignace avait eu le malheur de faire adopter, pour la perte de ses semblables !

« Je revois, présent à l'esprit, le supplice du feu, ce bûcher où Jeanne d'Arc fut ligotée et braisée, comme une chèvre des grands jours de festins des tyrans.

« Nous avons passé tout notre temps à paniquer, à vomir de peur et de malaise. Dans notre réduit, nous avons entendu tout le temps, des bruits de la mort. Nous avons gémi suffoqué ; les nerfs étaient à bout ; nous avons passé tout notre temps à nous battre contre la mort. Nos voix étaient étranglées.

« Seigneur Dieu, toi qui es le Donneur de Souffle, le Père de la Création, quel chemin la mort empruntera-t-elle désormais pour venir nous envelopper de son triste voile noir et nous arracher ce souffle que tu donnes gracieusement à tes créatures pour les animer ? »

La salle où ils étaient conduits était une salle récemment affectée aux bains des prévenus qu'on sortait des cellules avant les interrogatoires. On leur demanda de se décrasser et de se décroûter. Ils n'iraient pas indisposer les enquêteurs dans la seigneuriale salle des interrogatoires, où se fixent les destins. Leurs cors méritaient d'être frottés avec des éponges métalliques.

La toilette mit peu de temps et, ils étaient encore trop sales pour prétendre avoir atteint le seuil de la propreté en si peu de temps pour y parvenir, il leur fallait au moins une année de bain sans interruption, et ce, avec les détergents les plus efficaces.

Le « bain » fini, ils retrouvèrent la chaleur humide de leurs vêtements qu'ils avaient quittés depuis plus d'une semaine. Ensuite, sous la forte escorte qui ne les quittait pas d'un pouce, ils découvrirent la vraie chaleur dans la salle des interrogatoires.

Enfin c'étaient les fameux interrogatoires. On était précisément au milieu d'une nuit sans lune et sans étoiles.

* *

*

Le lendemain était le jour de la pleine lune, au mois de Julius. Vers la neuvième heure de ce jour, l'un des enquêteurs qui avaient la lourde tâche de rechercher la vérité et rien que la vérité à travers cet interrogatoire avait tenu à aller auprès de ceux qu'ils appelaient candidement ici leurs « sources d'informations ». Il était habillé en civil : blouson cuir de couleur noire, pantalon jeans bleu. Le tout lui donnait l'allure d'un homme très ordinaire. Et, rien à son passage ne suscitait une curiosité. Dans la poche intérieure de son blouson, l'antenne noire d'un Talkie Walkie laissait chichement découvrir son bout.

Assis dans la cabine d'une petite voiture jaune de marque japonaise, il avait tout simplement l'air d'un chauffeur de taxi fier de sa recette quotidienne. Arrivé à l'Ecole Normale, il gara son véhicule légèrement au trottoir. Les étudiantes, fatiguées d'attendre les taxis, ne s'empêchèrent pas de manifester leur colère à la vue de ce véhicule jaune qu'on allait garer derrière elles. Le tout premier homme qu'il avait rencontré au portillon de l'Ecole était l'illustrissime archonte Mbe'nnem qui, tel un Cerbère noir, obstruait le passage public. L'enquêteur qui l'avait reconnu par sa barbe hirsute d'empoisonneur et ses lèvres rouges de buveur de mauvais vin de déchets de maïs, l'invita dans l'une des petites salles de classe de l'Ecole pour de « petites causeries ».

Mbe'nnem, très habitué aux félicitations et aux honneurs immérités, répondit favorablement à cette invitation. Cet étudiant spécial aux besognes indéfinissables était vêtu d'une chemise rouge aux manches courtes, sur laquelle il avait maladroitement superposé une petite veste noire qui avait toutes les dimensions d'un pourpoint. Son pantalon court laissait croire qu'il était victime d'un gigantisme hypophysaire. Dans ce bel accoutrement, Iscariote avait toutes la allures d'un Scapin.

Les deux hommes se dirigèrent vers la petite salle sans échange de paroles, comme s'ils se redoutaient.

La salle était déserte. Seuls quelques papillons et quelques araignées y représentaient les créatures vivantes. A l'estrade, c'était le bureau de professeurs. En face, deux rangées de tables-bancs couvertes de poussière. Derrière la porte, au Sud-Ouest de la salle deux tables- bancs étaient placées l'une face à l'autre. C'est là que nos deux gens avaient choisi de s'entretenir.

- Excellence, Président Mbe'nnem, nous vous sommes très reconnaissants d'être toujours soucieux du devenir de votre pays et, surtout de la précieuse aide que vous nous apportez en veillant à l'ordre, à la sécurité et à la paix dans ce pays. En effet, nous avons appris que vous êtes le Président de cette bienfaisante Association tribale dont l'une des misions cardinales est la protection des intérêts de votre tribu. Nous avons reçu tous les chefs d'accusation que vous nous avez fait parvenir au sujet de certains de vos camarades, par le biais du Ministre de l'Enseignement Supérieur. Cela montre bien que vous collaborez très étroitement avec la plus haute hiérarchie de votre ministère. Je puis vous rassurer que tous ces étudiants indésirables à votre goût ont fait l'objet d'une arrestation, d'une incarcération et... une fois de plus, nous vous en savons gré. Je tiens, par la même occasion, à vous révéler que, du côté de l'Université, les arrestations continuent au fur et à mesure que vos correspondances nous parviennent ; Nos cellules fourmillent d'étudiants et, tant que votre colère n'est pas apaisée, ne manquez pas de nous faire travailler, c'est notre devoir, lui rappela l'enquêteur d'un ton ironique.

Pendant que l'enquêteur le gavait de ces éloges fallacieux, Mbe'nnem caressait sa barbe avec délectation. Ses yeux rouges et globuleux luisaient de fierté et de liesse.

- Monsieur l'enquêteur, permettez-moi de vous féliciter pour votre fidèle et franche collaboration. Vous comprendrez que toutes les associations à caractère tribal qui fonctionnait dans cette auguste Ecole, seule la nôtre a pu survivre aux interdictions du Directeur Général qui, par solidarité tribale, a fermé l'oeil là-dessus. Tenez-vous tranquille, c'est une association aussi puissante qu'un parti politique ! Lui signifia Mbe'nnem.

- Bien, il s'agissait d'abord du Président National, ensuite de son secrétaire général, de ses conseillers et du porte-parole. Ensuite de son secrétaire général, de ses conseillers et du porte parole. Ensuite, il était question de beaucoup d'autres membres très actifs et autres sympathisants convaincus, confirmés et très dévoués. Par ailleurs, vous aviez baptisé ce troupe : « La célèbre bande des Agitateurs, des Vandales anarchistes et des Assassins subversifs», continua l'enquêteur.

- Permettez-moi d'applaudir fortement, mon cher ami. Je constate que votre mémoire est d'une fidélité qui défierait celle de l'ordinateur. C'est tout à fait exact, tout ce que vous dites-là, affirma Mbe'nnem.

- Bien, il y a aussi un certain Docta Maben que vous avez baptisé : « Le grand traître de la tribu en quête de notre pouvoir ».

- Oui, oui, ils sont tous là, ces noms de gangsters patentés. Monsieur l'enquêteur, je vous garantis mon entière disponibilité. Je peux vous apporter cent preuves de leur culpabilité ! Cent preuves, dis-je ! Je dis bien cent vraies et bonnes preuves ! Lui affirma Mbe'nnem avec fermeté, assurance et détermination.

- Très bien, voilà ce qui s'appelle être dévoué à une cause patriotique juste, apprécia l'enquêteur qui avait sorti son stylo à bille et un petit calepin blanc sur lequel c'était écrit :

« Enquêtes criminelles à haut risque »

- Maintenant, dit-il, nous commençons un travail sérieux. Alors, Président Mbe'nnem, quelles précisions ou quels autres détails importants pouvez-vous apporter au sujet de Menkaaseh' Innocent ?

- Monsieur l'enquêteur, tout ce que je sais de ces gens-là, c'est que ce sont des gens qui aiment trop se faire remarquer ; ils aiment entendre dire d'eux qu'ils s'habillent bien et cher, qu'ils sont élégants etc. et moi, je trouve tout cela très dangereux pour la stabilité politique de notre pays, dit-il en ouvrant grandement les yeux globuleux et en martelant fortement la table avec son annulaire de gorille.

- Eh bien, Excellente, je comprends qu'ils aiment faire le mariole, hein ? C'est bien cela. Mais, disons que lorsqu'ils s'affichent ainsi, posent-ils des actes répréhensibles par nos lois ? lui demanda l'enquêteur qui, à la première réponse, avait griffonné quelque chose d'indéchiffrable sur une page.

- Je vous ai bien dit que je pouvais vous apporter cent preuves ! Je dis cent bonnes et vraies preuves de leur culpabilité ! Des preuves indubitables, dis-je ! Tenez, j'ai appris des sources claires de mes renseignements que ce sont des anarchistes qui ne boivent qu'un certain type de bières ; ils ne lisent qu'un certain type de journaux et n'écoutent que les radios étrangères. Ces radios qui ne disent jamais rien de sérieux ni d'encourageant à l'endroit de notre Président et son régime. Donc, ils sont très dangereux, ajouta-t-il avec rage.

- Bien, je vous écoute parfaitement et je note minutieusement vos remarques et vos révélations. Alors, dites-nous, Excellence, ces bières dont ils raffolent, sont-elles des bières dangereuses ? Et ces journaux qu'ils lisent, ne passent-ils pas par la censure ? Lui demanda l'enquêteur qui se fait progressivement une idée nette de son illustre interlocuteur.

- Mais, Monsieur l'enquêteur, ne me demandez pas de prouver que c'est avec les recettes de ces bières que l'opposition finance ses activités pernicieuses et rétrogrades. Et ces journaux dont nous parlons, voulez-vous me demander de vous prouver qu'ils appellent les populations à la révolte et à la guerre civile et contraignent les étrangers à quitter notre pays parce que notre frère est au pouvoir ? En dehors du journal officiel, de « La Vermine » et du « Charognard » que valent les autres journaux ? Ce ne sont que les lanceurs de grenades, précisa Mbe'nnem qui avait allongé son cou de héron pour se rassurer que l'enquêteur écrivait réellement tous ses fantasmes et toutes ses hallucinations.

- Très bien, que savez-vous d'autre de Menkaazeh' ? Lui demanda l'enquêteur qui le fixait maintenant avec une attention redoublée. Et, cependant, Mbe'nnem fixait le plafond à la recherche de l'inspiration, alors que de sa main droite, il caressait sa barbe hirsute. Puis, il revint à son vis-à-vis.

- Cette fois-ci, je serai très profond. Et, vous allez comprendre que cent preuves, ce n'est rien. Je crois avoir appris de quelqu'un qui le connaît bien qu'il tenait régulièrement des meetings politiques dans sa chambre d'étudiant au campus pour faire chuter notre régime. Oui, pour faire chuter notre régime, dis-je ! Il voulait attenter à la vie de notre Président ! Notre Président, lui, attenter à la vie de notre Président ! Mon cher enquêteur, ces fils d'opposants méritent une fournaise et une fosse commune, si ce n'est une pendaison publique qui servirait d'exemple à tous les ennemis de notre pouvoir.

Après ces propos, Mbe'nnem baissa la tête et se mit à la secouer horizontalement, comme pour persuader l'enquêteur du séreux de ses déclarations. Ce misanthrope aux cheveux de brousse avait longtemps roulé la haine et la méchanceté au gouffre de son coeur.

- Oui, ac-ti-vi-tés po-li-ti-ques dan-ge-reu-ses, épela l'enquêteur à haute voix, pendant qu'il écrivait alors, y a-t-il encore quelque chose à ajouter, lui demanda-t-il.

- Je crois que vous avez trouvé la formule appropriée. C'est un activiste très actif qui menait des activités politiques très dangereuses, précisa Mbe'nnem.

- Bien, bien, bien, alors, nous allons évoluer Changeons de cible et parlons maintenant d'Eben le philosophe quels détails peut-on noter afin de compléter son portrait et enrichir des chefs d'accusation ?

- Celui-là, je le connais comme ma poche. Ce minuscule garçon à la barbe de révolutionnaire est apparemment frêle ; mais, c'est un poseur de bombes. Tenez par exemple, l'année dernière, je l'avais surpris dans un bureau de vote d'un lycée. Savez-vous contre qui ce monstre avait voté ? Seigneur ! Quelle méchanceté ! Quel esprit satanique ! Ce bout d'homme est un pendard ! Il est de ceux qu'on doit pendre ou brûler vif sur la place publique ! Ce vilain suppôt du diable avait voté contre notre Président ! Oui contre notre Président, contre notre régime, contre notre pouvoir ! Voilà la réalité. Voilà la triste vérité, mon cher. Un pauvre étudiant qui ne demande qu'à aller à l'école. Il est aidé en cela par un régime qui veille sur lui comme sur tout le monde. Et, lorsque la moindre occasion lui est offerte de voter, il étale toute sa haine contre un Président aussi magnanime ! Monsieur l'enquêteur, voter contre un Président, c'est tramer un redoutable complot contre sa personne ; c'est attenter violemment à la sûreté de l'Etat ; donc, c'est être un criminel politique. Voilà pourquoi nous à notre niveau, nous avons toujours pensé que la pluralité est source de division. Laissons ces subtilités-là à l'esprit cartésien de Blancs. Nous autres Africains convaincus, nous constatons que le parti unique est l'unique système qui convienne à tous nos pays. Dans un système à parti unique, toutes les énergies, toutes les pensées convergent vers un seul homme, un seul candidat. Ce dernier, à l'issue du vote, est sûr de ses résultats à cent pour cent. Il est élu ou réélu à l'unanimité. Et, c'est l'expression de sa puissance et de sa popularité, fruit de sa magnanimité. Dans ce système, le Président est le fils aîné de Dieu ; il est roi ; il est le plus grand, le plus intelligent, le plus beau, le plus fort... Bref, c'est un immortel. Mais, avec le multipartisme, ouf ! C'est l'homme à abattre ; il faut tout faire pour prouver qu'il doit partir etc. les choses s'étant conduites avec trop de précipitation dans notre pays, nous pensons que nos législateurs doivent rapidement réviser nos lois en matière électorale et dans bien d'autres domaines relatifs au statut de notre Président ! Cria Mbe'nnem, les yeux rouges de colère.

Son barrissement assourdissant avait apeuré l'enquêteur qui, ne pouvant s'échapper du recoin où il s'était confortablement emprisonné, avait cru devoir le calmer avec quelques paroles encomiastiques :

- Oui, Excellence, je comprends que votre noble patriotisme est sérieusement touché. Alors, que peut-on encore retenir ? Lui demanda l'enquêteur qui s'était aperçu que Mbe'nnem, du revers de sa large main noire et rugueuse, avait essayé d'essuyer les larmes de honte qui avaient forcé ses paupières.

- Monsieur l'enquêteur, je vous ai dit que ce garçon est un triste activiste remarquablement dangereux. Je veux qu'on lui ôte cette vie dont il ne sait pas jouir ! C'est tout. Conclut Mbe'nnem, dans un ton manifestement autoritaire et injonctif car il voulait que, tel Dieu, sa volonté fût faite.

- Merci pour les précisions et pour la recommandation, Excellence. Maintenant, venons au cas de ce journaliste une idée un peu plus nette de lui ?

- Oui, ce malheureux-là, c'est le pauvre qui avait lu le communiqué radio vendredi. C'est notre Ministre de L'Enseignement Supérieur, en parfaite collaboration avec notre Ministre de l'Information, qui avait fait parvenir ce communiqué à la radio pour la lecture. Et, vous savez qu'il y a communiqué et communiqué ? Lorsqu'un communiqué fait état de l'arrestation, de l'incarcération et de l'exécution sommaire des étudiants anarchistes, je crois qu'un journaliste digne de ce nom doit prendre des dispositions particulières pour lire. Par exemple, il doit faire passer l'hymne national, lire le communiqué et faire passer des chants patriotiques, des chants de victoire. Car, il s'agissait là d'une grande victoire que la vigilance, la nôtre, avait remportée sur l'anarchie. Monsieur l'enquêteur, voilà un journaliste qui ignore tout de la déontologie et de la ligne éditoriale de la radio ! Ecoutez-le quand il anime ses tranches d'antenne libres. Il passe tout son temps à faire la cour à nos soeurs et à faire éclater sa couleur politique ! Pauvre journaliste ; il mérite le même sort que tous les autres indésirables. Mon cher ami, une suggestion pour vous. C'est qu'en tant qu'agent de sécurité, sillonnez l'ensemble du territoire national et dénichez tous les journalistes mécréants et jaloux qui semblent avoir pris le maquis contre notre régime. Vous essayez de les bâtonner correctement. Ils comprendront qu'encenser un régime n'est pas plus difficile que lui jeter l'opprobre.

- Merci, Excellence. Bien, il y a un étudiant qui s'appelle Charly NOH alors, gardez-vous encore un souvenir net de ses actes ? Lui demanda l'enquêteur.

- Monsieur l'enquêteur, permettez-moi de vous dire que nous ne faisons rien au hasard. Je maîtrise tout ce beau monde. Ce pseudo-étudiant appelé Charly NOH a tout le portrait d'un méchant révolutionnaire confirmé. C'est un spécialiste des coups d'état ! J'ai appris, des sources non encore confirmées, mais crédibles, qu'il est co-propriétaire, ou actionnaire important dans la plus grande et la plus puissante imprimerie clandestine de ce pays. A ce qu'on dit, ce sont eux qui impriment toutes les étiquettes des bières que les ennemis de notre pouvoir aiment consommer. J'ai aussi appris que tous les journaux qui vont en guerre contre nos institutions et notre Président sont imprimés dans cette usine à problèmes. Par ailleurs, ils se sont récemment spécialisés dans un autre domaine plus dangereux : la confection des tracts et des cartons rouges et jaunes qu'ils vendent comme de petits pains. Cet étudiant, à ce qu'il se dit, n'a jamais cherché à écouter notre radio officielle. Il a appris à mépriser notre journal qui a fait faillite, à cause de leur déloyale concurrence. Et, ce qui ne cessera pas de me choquer, ce sont ces succès qu'ils connaissent à l'Ecole ! Nous autres nous avons tout sacrifié pour la survie de nos institutions ; heureusement que la Direction de l'Ecole se penche régulièrement sur notre cas. Mais, nous avons décidé que désormais, tous les professeurs qui refuseront de faucher tous les fils d'opposants seront systématiquement dénoncés auprès de la hiérarchie. Nous leur prouverons que quoiqu'ils s'imaginent, nous somme plus utiles à a nation qu'ils ne le sont, promit Mbe'nnem.

Après avoir noté les volontés impériales de l'Archonte au don d'ubiquité, l'enquêteur poursuivit :

- Monsieur Mbe'nnem, que reproche-t-on exactement au professeur Maben ? Je sais que nos éléments l'avaient enlevé dans les toilettes de l'amphithéâtre pour éviter un soulèvement de ses étudiants qui le défiaient, dit-on.

- Oui, Monsieur l'enquêteur, je vous assure que j'ai du pain sur la planche. N'eurent été mes multiples tentacules de pieuvre, la République serait en danger. J'avais personnellement demandé à mes agents secrets de filer ce traître Maben qui s'employait à former des régiments d'opposants à l'université. N'est-ce pas former des opposants que de leur dire qu'en Occident, presque tous les régimes sont pluralistes ? Par ailleurs Docta Maben est, il faut le souligner pour mieux le déplorer, l'un de nos frères qui ont rageusement lutté contre le parti unique dans ce pays. Ils ont réussi à tuer le parti unique ; ils ont réussi à montrer aux foetus et aux patriarches que le multipartisme était la formule qui convient le mieux à l'Afrique. Alors, voyez-vous ? Ces vendus voulaient que notre Président perde notre palais ; que notre régime vole en éclats et que s'effondre l'hégémonie de notre tribu. Voilà les intentions diaboliques qui se cachaient derrière leurs revendications intempestives. C'est donc pour ces raisons profondes que j'avais tenu à ce qu'on écourte ses jours, fût-il un brillant professeur. Les traîtres, ça se liquide ; les opposants, ça s'élimine. Monsieur l'enquêteur, je vous assure que l'être humain est très difficile à gouverner. Je n'avais pas fait une bonne classe de Terminale. Mais, j'avais très bien maîtrisé la philosophie politique de Machiavel le grand. Le machiavélisme politique est la plus pure, la plus réaliste et la plus efficace des pensées politiques sur terre. Machiavel est un immortel. Lorsque Gioberti, grand penseur, di de Machiavel qu'il est le « Galilée de la politique », c'est tout dire. Révolutionner la politique, ce n'est pas donné à n'importe quel penseur courageux. Machiavel est le seul penseur qui ait pu comprendre que l'Homme est par essence méchant. Et, que pensez-vous que le Prince puisse faire dans une République de méchants et d'éternels mécontents et jaloux ? A mon sens, il doit les forcer à devenir bons. Sachez que, même ceux qui font le bien ne le font que forcément. La fin de toute politique étant le maintien d'une cité harmonieuse où règnent l'ordre et la justice, le prince doit utiliser la ruse, la force et la cruauté pour s'imposer et imposer l'ordre. Une bonne politique ne va pas sans bonnes armes. Un bon prince doit se montrer fourbe, cruel, sanguinaire, s'il veut faire régner l'ordre public, et surtout s'il veut que son règne soit éternel. Au regard de cet exposé, nous pouvons déduire que tous ceux qui spéculent sur la cupidité, la cruauté, la fourberie, la tyrannie de notre chef d'Etat ne sont que de morveux ignorants. Je vous rappelle que Machiavel n'était pas de notre tribu ; c'était un blanc. Nos princes ont le droit d'utiliser le bâton, même le plus épineux pour nous amener à être tous bons, à regarder forcément dans leur direction. Ne comprenons-nous pas qu'ils sont magnanimes lorsqu'ils nous donnent la possibilité de les élire ? Nous pensons que le seul fait d'organiser les élections, c'est être un très grand démocrate. N'allez plus chercher comment les choses s'organisent et se déroulent. A trop vouloir scruter le lait frais de près, on finit par y dépister du poil, dit un proverbe.

Pour Revenir à Docta Maben, je dirais que les professeurs de Droit devraient faire très attention. Laissons aux blancs le soin d'écrire et d'enseigner toutes les théories sur l'art de gouverner la cité, c'est comme une femme. Et, en matière de femme, chaque mari doit adopter ses méthodes. Il y a des femmes entêtées, des femmes acariâtres, des méchantes, des sorcières, des infidèles etc. Imaginez-vous cocu un jour ! Serez-vous tranquille ? Le seul Blanc qui vaille la peine d'être lu, c'est Machiavel.

- Oui, Excellence, pour nous résumer, que peut-on concrètement reprocher à Maben, à cette heure dite d'ouverture démocratique ?

- Je vous dis qu'il mène des activités politiques criminelles contre notre Président. Et, pis encore, il ose protéger des étudiants anarchistes. Tenez, l'université est devenue une arène politique, précisa Mbe'nnem.

Heureusement que, dans notre Association, nous avions tenu à organiser l'élection présidentielle à notre manière. Il s'agissait d'africaniser la pensée de Machiavel et de l'enrichir. Vous savez, il y a ce que la bouche déclare, il y a ce que le coeur pense et il y a ce qu'on fait concrètement. Voilà des subtilités qui ont toujours échappé à nos pauvres opposants. Notre radio, notre journal officiel, « La Vermine » et « le Charognard » annoncent avec pompe les grands axes de l'avenir socio-politique, économique et culturel du pays ; ils garantissent la transparence à tous les niveaux. Ça c'est le côté médiatique. Mais, dans les sphères de notre régime, ce n'est jamais que le contraire qui est pensé. Il faut savoir distraire les opposants : ça, c'est la ruse.

Tenez, n'eût été notre vigilance accrue et notre organisation parfaite, notre frère aurait perdu l'élection présidentielle et, par conséquent nos institutions, notre pouvoir et notre beau et somptueux palais. Imaginez, Monsieur l'enquêteur, que les choses aient tourné au sens contraire ; que serait devenu ce beau pays si les opposants avaient eu le dessus ? C'est pour éviter ces sombres éventualités que nous avions tenu à intimider, à traquer, à dénicher et à dénoncer tous ceux qui seraient tentés d'opter pour le diable en votant contre notre Président. Savez-vous que dans bien de régions de ce pays, la tenue officielle dans les bureaux de vote était celle de notre parti ? Lorsque nous redoutions quelques astuces propres aux opposants entêtés, nous faisions disparaître leurs bulletins de vote. Parfois, on conduisit ces pauvres électeurs dans les isoloirs, sous prétexte qu'on les guidait ; et, c'est là dedans que nous avions la bonne occasion d'identifier et de filer les plus courageux. Certains étudiants entêtés ont récolté ce qu'ils semaient. Les fonctionnaires opposants ont subi la tourmente ; ils avaient été pourchassés, rétrogradés licenciés ou démissionnés. Voilà certainement pourquoi certaines feuilles de choux avaient parlé de la chasse aux sorcières. Ça, c'étaient nos oeuvres, Monsieur l'enquêteur ; des oeuvres salvatrices sans lesquelles vous-mêmes, agent de sécurité, vous ne seriez plus en sécurité, voire en vie. Seules la violence et la ruse nous avaient aidés ! Ah ! Machiavel, le vrai et seul philosophe politique blanc de toute l'éternité !

Monsieur l'enquêteur, que perd-on à voter pour quelqu'un à qui on doit tout ? Le Président de la République est le pourvoyeur de la vie et du bien-être. Et, à ce titre, il me semble que seul Dieu doit lui demander de déposer le timon de l'Etat. Nous le savons, Dieu ne peut le faire alors qu'il est encore en vie, non ! Un chef d'Etat digne de ce nom doit mourir au pouvoir.

Monsieur l'enquêteur, mon cher ami, je puis vous assurer que vous êtes chanceux ! Vous êtes né sous une belle étoile parce que vous venez me voir à un moment où il se prépare de notre côté un vaste programme politique ayant comme objectif principal : le maintien au pouvoir. Vous autres vous devez vous montrer entièrement acquis à notre cause. Pas question de neutralité. Votre carrière sera assurée et sous peu de temps, vous vous verrez en train de gérer d'importants bataillons dans notre armée. Notre régime sait être fidèle à sa politique de gratification pour tous ceux qui lui sont dévoués.

Rappelez-vous le Jeudi rouge. Que n'a-t-on pas accordé à l'armée restée fidèle comme récompenses légendaires ? Vous savez, comme moi, que beaucoup d'hommes en tenue ont reçu des grades qu'ils ne devraient avoir que dans quinze ou vingt ans ; vous savez que les salaires de l'armée ont décuplé. Bien, comment comptons-nous pérenniser notre règne ? Tel est le thème de travail qui nous a rassemblés autour des grands théoriciens de notre régime. Nous nous sommes séparés avec la ferme conviction que notre frère devrait mourir Président et que, son pouvoir étant devenu héréditaire, son fils ou sa fille devrait lui succéder.

Les échéances électorales, nous pouvons les renvoyer indéfiniment. Et, quand on consentira à organiser les élections, il sera d'abord et toujours prouvé qu'une commission électorale indépendante est une lourde machine inutile qui nécessite trop de graisse et ne cadre pas avec nos réalités locales. En plus, nous saurons prouver à nos frères occidentaux que leurs aides humaines en la matière ne sont d'aucune importance. Ces prétendus « observateurs neutres » ne sont que des espions.

L'absence de cette mauvaise structure importée nous permettra alors d'évoluer tel un renard libre dans un poulailler libre. Voici un exemple clair : on le sait bien, ce sont les listes, les cartes électorales, les cartes d'identité nationales qui font les électeurs. Ceci étant prouvé, nous autres, nous savons désormais que, contrairement à ce qui est démontré officiellement pour endormir les malheureux opposants, nos commissaires de police n'établissent plus de cartes d'identité à tous ceux qui sont reconnus ou soupçonnés appartenir à l'opposition. Tous ces égarés sont là qui se bousculent vainement nuit et jour devant nos commissariats, ignorant qu'une puissante machine est conçue, qui les broie et les avale politiquement. Un opposant ici chez nous sera toujours un homme politiquement mort.

- Et comment cela, Monsieur le Président ? Lui demanda l'enquêteur que toutes ces révélations étaient en train de transformer.

- Mais, mon cher ami, broyer un opposant qui convoite notre carte d'identité, c'est par exemple lui dire que la crise économique s'étant confortablement installée chez nous du fait des grèves et de l'incivisme fiscal menés par les opposants, nos commissariats n'ont plus de carton, d'encre, de toises etc. à cet effet, voilà une astuce qui nous permettra d'éliminer un bob régiment de mécontents. Et, parallèlement, tous nos militants et sympathisants auront chacun une dizaine de cartes offertes gratuitement ! Croyez-vous qu'avec tout ça, un seul opposant puisse arriver un jour ? demanda Mbe'nnem à son interlocuteur médusé.

- J'ose avouer que cela s'appelle faire preuve de beaucoup d'imagination et surtout de courage, lui affirma son vis-à-vis.

- Oui, mon cher ami, nous sommes courageux. Etre au pouvoir ici chez nous, c'et être courageux ; c'est savoir oser. Et c'est parce que nous osons que nous gagnerons toujours, lui affirma Mbe'nnem. Puis il enchaîna :

- Savez-vous que les listes électorales sont de véritables tamis à opposants ? Nous pouvons encore établir quelques cartes à nos ennemis et faire paraître leurs noms les listes spéciales. Qu'est-ce qui nous coûte d'aller sortir et afficher ces listes dans une localité inaccessible ? L'ennemi a beau être un insomniaque, il finira pas s'endormir. Et, nous allons nous assurer des majorités absolues. Avec tout cela, tel un phoenix, le parti unique renaîtra de ses cendres.

- Excellence Mbe'nnem Iscariote, nous vous remercions sincèrement pour toutes ces révélations et ces confidences édifiantes, fit l'acquéreur.

C'était sans commentaire. Ainsi allaient les choses ; ainsi était dirigé le pays ; ainsi comptait-on gérer la chose publique pour toute l'éternité !

Au moment où le Président Mbe'nnem sortait de la salle, Mlle Samsekle passe-partout, sa coreligionnaire effectuait son entrée dans l'enceinte de l'Ecole. Peut-être était-elle allée rendre hommage à Vénus dans un Hôtel de la ville. Il se disait d'elle qu'elle était d'une disponibilité sans exemple. L'enquêteur avait besoin de ses services, lui avait-il dit. Du côté du ciel, le soleil avait franchi de trois pas le zénith. Avec la sortie de Mbe'nnem l'enquêteur mit un autre appareil en marche afin d'enregistrer la seconde conversation. Il avait tenu à faire écouter tous ces détails par tous ses collaborateurs et la hiérarchie de leurs services.

- Mademoiselle Samsekle, bon après-midi et recevez tous nos encouragements pour les précieux services que vous avez rendus à ce beau pays à une période très grave de son histoire. Cette fois, nous venons vous prier de nous aider à parachever nos rapports sur toute les personnes dont votre association nous a envoyé les noms, fit l'enquêteur.

- Merci, monsieur. J'ai toujours pensé que nous autres, faisons du bon travail. Vos encouragements en sont d'ailleurs un précieux témoignage. En ce qui concerne tous ces délinquants auxquelles vous faites allusion, ce ne sont pas les preuves qui manquent. Les preuves nous en avons par centaines. Bien, ceci étant, je dirais que ce sont des gens nuisibles ; ils dérangeaient. Ce sont des salauds qu'il faut pendre, même sur la place publique. Ils avaient surtout tendance à s'afficher et à ravir la vedette. Par ailleurs, et fait plus grave, nous avons même appris qu'ils voulaient attenter à la vie de notre Président et écourter la pérennité de son règne. Vous voyez vous-même que c'est très dangereux comme activité ? Il y a parmi eux un morveux appelé Francis Menkaakong qui avait eu la maladresse de refuser mes avances. Ne pouvant pas supporter qu'un homme me fasse essuyer un tel échec, je lui avais promis mes échos. Fait encore plus grave, il était de ceux qui chantaient mon nom à qui voulait les écouter. Ils prétendaient que je souffrais du SIDA ! Le Sida ? La maladie incurable ! Je sais seulement qu'à cette époque, pour être franche, mes cheveux chutaient. C'était la syphilis, pas le Sida répondit bêtement cette mégère.

Mlle Samsekle était de ce type de filles volages qui utilisaient uniquement leur féminité démoniaque pour ouvrir toutes les portes et pour faire avancer tous les dossiers. Dans le milieu estudiantin, sa présence relevait tout simplement d'un mystère. On n'avait jamais su d'où elle venait, certaines langues indiscrètes prétendaient que cette toute puissance, elle la tenait d'un très puissant dignitaire du régime. Mlle Samsekle s'était toujours voulue belle, sinon la plus belle et la plu ravissante. Son teint couleur d'ébène avait gravement subi les effets corrosifs de la brosse de chiendent avec laquelle elle frottait régulièrement sa peau. Sur cette peau malheureuse passaient toutes les substances caustiques (potasse, soude, eau de javel), des antiseptiques (savons, diktol, shampoings) et des crèmes à la base d'hydroquinone. Son pauvre corps recevait sans cesse les dermocorticoïdes. Dans son entourage immédiat, on disait d'elle qu'elle était à la recherche d'un teint nouveau.

- Alors, Mlle Samsekle, est-ce tout pour Francis ? Lui demanda l'enquêteur qui délirait de joie, car toutes les vérités lui étaient révélées sur cette grave affaire de « criminels politiques ».

- Oui, Monsieur l'enquêteur. Je crois que c'est suffisant. Je voulais tout juste lui faire comprendre que ce pays est entre nos mains. Je voulais qu'il sache de quel bois je me chauffe, lui révéla cet ange de la mort qui, après avoir sorti un crayon et un miroir de sa sacoche noire, réajustait les cils de sphinx.

- Très bien mademoiselle, la précision est importante Maintenant, que savez-vous de la dame Segnõra No ?

- Oui, oui, les voilà. J'allais oublier cette morveuse de Segnõra. Cette femme est l'une des femmes qui se vantent d'avoir séjourné en Europe. Et, comme cela ne suffisait pas, elle se vante d'avoir réussi à se faire un époux. A plusieurs reprises, elle a décliné nos offres : tricots, effigies, casquettes, pagnes publicitaires de notre président et notre parti. Vous voyez, c'est très grave ! Ce sont des crimes politiques et, elle mérite la mort. Il en est de même pour toutes les autres du groupe, décida-t-elle souverainement.

Après avoir recueilli tous ces témoignages, ces révélations et ces secrets, le bon enquêteur se leva, le corps alourdi de déception et de honte. Il avait honte à la place de tous ceux-là qui venaient de lui prouver que le pays était le leur. Il cracha un ultime merci sec à cette gorgone qui ajustait ses parures lugubres. Il sortit de l'Ecole et une fois dans son véhicule, il n'avait pas eu le courage de démarrer. Quelques pensées lui torturaient les méninges. Couché sur le siège, les bras croisés, les pieds abandonnés sur les pédales, la tête levée, les yeux fermés derrière ses lunettes sombres , il mit à méditer :

- « Voilà alors l'un des problèmes épineux auxquelles nous faisons face. Ces fameuses « sources d'informations ». A écouter les Chefs d'accusation, on dirait qu'ils viennent de très grands patriotes. La réalité, c'est qu'il se lit de la haine, de la rancune, de la délation, de la méchanceté, et surtout un type particulier de tribalisme criard de leurs propos. Et ce zèle qu'ils manifestent ! Et cette toute puissance ! Voilà ce qui s'appelle être inféodé au régime. Je comprends maintenant que l'ouverture démocratique n'est qu'un jeu de mots. Pourquoi veulent-ils que nous éliminions des citoyens qui n'ont fait qu'exprimer leur citoyenneté, leur liberté, leur choix ? C'est contraire au bon sens et au droit.

Mes collègues, mes chefs, comprendront tous que ceux qui nous ont promis cent preuves de la culpabilité de ces étudiants ne sont que des tribalistes dangereux qui peuvent facilement mettre ce pays à feu et à sang.

Ceci m'amène à faire des réflexions sur la profession même des officiers de police judiciaire que nous sommes. Nous avons la lourde et délicate tâche de veiller à la sécurité publique et au maintien de la paix. Nous sommes appelés à faire face, jour et nuit, aux multiples cas de crimes, de délits et de contraventions. Mais, lorsqu'on est exposé aux obstacles comme ces tribalistes cruels, comment s'y prendre ? Peut-être une garde à vue est elle nécessaire ? La garde à vue étant tout simplement une mesure par laquelle un OPJ retient dans les locaux de la police pendant une durée légalement déterminée, toute personne qui, pour les nécessités de l'enquête, doit rester à la disposition des services de police. Mais à vivre certaines expériences dont celle-ci, je suis déjà en train de me demander avec inquiétude si pour une éventuelle garde à vue, un commencement de preuves de la culpabilité des suspects n'est pas nécessaire. Ensuite, il ne faudrait peut-être pas occulter la présomption qui n'est que supposition que l'on, tient pour vraie jusqu'à preuve du contraire. Mais, l'officier est un homme doué de raison ; il peut juger à priori. Et, s'il est dans le doute, la présomption doit être en faveur de l'accusé. Mais, si dès le départ, il tient pour vraies toutes les hallucinations et toutes les élucubrations des mécréants aux illusions tribalistes, alors les jeux sont entièrement faussés. Donc, le principe fondamental des droits de l'homme suivant lequel toute personne accusée d'un acte délictueux est présumé innocent jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie dans le respect des garanties nécessaires à sa défense doit garder toute sa sacralité. Mon père m'avait toujours dit : « Mon fils, ce métier que tu choisis est très délicat et, pour cela, tu dois faire très attention. La société entière, ou certains esprits aux mauvaises intentions t'emmèneront à commettre des fautes irréparables. Peut-on réparer la mort ? Peut-on fabriquer du sang ? Non ! Mon fils, l'histoire et la Bible fourmillent d'exemples ; lorsque nous les parcourons, c'est pour mieux contourner les obstacles présents ou futurs. Dans la Bible, on nous parle des saints Innocents, oui, des Saints Innocents ! Il s'agit des enfants qui furent massacrés en Judée sur l'ordre d'Hérode qui espérait faire périr Jésus parmi eux ! Mon fils, le vingt-huit Décembre de chaque année, il faut prier en leur mémoire. »

Maintenant que ces étudiants ont déjà passé plus de deux semaines presque gratuites dans nos sous-sols, à qui doit-on attribuer la faute ? Aux textes ? A nous ? Au Procureur de la République ? Ou alors aux fils de judas qui nous les ont livrés ? Il est certain qu'on les aurait déjà pleurés, compte tenu des mystères qui ont entouré leurs arrestations et surtout compte tenu du contenu du communiqué radio du 29, qui faisait état de leur arrestation, de leur incarcération et de leur exécution pour « faute politico-criminelle ». Voilà que maintenant, les données du problème sont claires, alors quel verdict prononcer ? Ça aussi, c'est une équation difficile à résoudre. Si les chefs d'accusation étaient rationnels, les choses seraient faciles à trancher. Mais, au vue de la légalité, aucun chef d'accusation ne peut être retenu ! Mais, comme tout est passé par le Ministre de l'Enseignement Supérieur, l'affaire a pris une couleur politique et tribale très vive. Pour nous, il faut tout simplement faire un travail de bourreaux. C'est ce que nous recommande l'objet de cette correspondance ministérielle :

Objet : Arrestation, Incarcération

et exécution d'assassins

anarchiste, ennemis du Régime.

A mon sens, si nous étions libres, nous n'aurions en aucun cas besoin de tergiverser. Le verdict serait simple ; on réunirait tous ces martyrs des mutations politiques et on leur dirait solennellement : « Citoyens, aucun chef d'accusation n'est retenu contre vous ; vous êtes désormais libres ; allez respirer l'air pur que la nature offre gratuitement. Faites-vous bercer par le vent de la Démocratie ! »

CHAPITRE VIII

A

près les interrogations qui s'étaient déroulés la nuit de ce dimanche-là toujours sous une forte escorte, les prévenus furent conduits dans une autre cellule. Ils furent dépouillés au préalable de tous leurs vêtements, tout ce qu'ils pouvaient utiliser pour s'arracher à la morbidité de la vie et aux injustices de la société. Ils empruntèrent la petite porte qui donnait sur une salle bien sombre. De là, ils embranchèrent à droite, sur un couloir qui conduisit à un corridor parallèle au corridor principal. Puis, ils remontèrent un escalier qui menait juste à la nouvelle cellule.

Pendant près de trois heures d'interrogatoires, ils avaient goûté avec délices à la fraîcheur de l'air pur. Ils avaient retouché de leurs mains devenues presque insensibles, l'eau pure et fraîche des robinets qui leur avaient cruellement manqué. Ils avaient enfin revu les hommes, leurs semblables. Ils avaient enfin revu les hommes leurs semblables. Ils avaient aussi été bercés par les doux motifs pour lesquels ils agonisaient, jour après jour, sans fin. Ils avaient enfin pris connaissance de cette centaine de preuves qui faisaient d'eux des pendards. Où devraient-ils trouver encore assez de courage pour supporter les odeurs au cas où ce nouveau monde serait pareil au précédent ?

Après l'ouverture de la porte, ils retrouvèrent dans un couloir de dix mètres de long sur un de large. A l'extrême gauche, un vieux robinet dont la dernière goutte d'eau datait d'une décennie décorait le mur d'où il sortait.

Derrière, c'étaient quatre antichambres qui, disait-on ; étaient réservées aux prévenus particulièrement dangereux. C'étaient des gens dont la spécialisation était de couper les routes, de braquer, d'assassiner. Leurs demeures étaient des cellules dans la cellule. A leurs portes en fer massif fixés des cadenas et des chaînes colossales. Ils étaient hermétiquement séparés des autres. On eût dit que même les cancrelats ne pouvaient pas se glisser chez eux pour leur transmettre d'éventuelles nouvelles.

A l'extrême droite, un fleuve écumant d'urines à la couleur noir foncé dégageait des odeurs assommantes. D'emblée, il était difficile d'imaginer où les deux premiers occupants trouvés là, faisaient leurs selles. Au plafond, était suspendue une longue ampoule qui émettait une lumière blanche. Les murs qui avaient perdu leur couleur initiale au profit des graffiti et des écrits divers étaient devenus de larges pages d'une littérature de combat, de revendication et de défoulement. Tout y prêtait à faire croire que chaque prévenu qui y avait séjourné avait tenu à y transcrire ses ressentiments ou ses aspirations. Un bob psychanalyste y trouverait un champ fertile pour les recherches. Des érotomaniaques en proie à une libido incontrôlable et tumultueuse avaient adroitement dessiné des scènes obscènes. Ici, c'étaient quelques jouvencelles tout récemment sorties de l'adolescence pubertaire qui s'amourachaient, plus loin, c'étaient des femmes mûres dont toutes les parties intimes étaient découvertes. Elles étaient de toutes les races et avaient toutes les formes. Elles étaient blanches, blondes, rouges, brunes, noires, chocolat, basanées et il y avait des grasses, des mafflues, des trapues, des effilées, des velus replètes... Elles étaient là dans des positions des plus osées. Ce qui frappait le plus sur ces peintures qui défiaient tout érotisme, c'étaient surtout les formes qu'on avait données aux parties mises en gros plan. Les cheveux ondulés allaient couvrir l'arrière.

Train les joues arrondies brillaient, les lèvres rouges étaient lippues.

Elles étaient là, figées dans leurs positions, les unes riaient, les autres souriaient, d'autres criaient ou gémissaient de plaisir ou de déplaisir. Ces images n'étaient pas muettes. Pour mieux allumer les sens, les dessinateurs avaient vivifié leurs oeuvres des textes érotiques.

Par endroits, c'étaient des scènes de révolte des prévenus débordés de souffrance et de colère qui, après avoir piégé des gardes imprudents et cruels, leur administraient des bastonnades dignes d'esclaves révoltés. Plus loin, on pouvait lire : « La justice règnera un jour ! », « Vive la démocratie, à bas le tribalisme, la délation, le mensonge, la haine, la tyrannie... ! », « Qui tue par l'épée périra par l'épée », « Le sang d'un Innocent ne se sèche jamais, il finit toujours par monter dans la tête de celui qui l'a versé.» , « Tous les méchants passeront, la République restera », « Nous mourons mais c'est une mort advitam aeternam1(*) », nous sommes condamnés au carcero duro2(*) », cédant arma togae3(*) » « Adhuc sub judice lis est4(*) », « Vive la déclaration universelle des droits de L'Homme » etc.

Les nouveaux locataires de cette cellule n'avaient pas encore fini de décrypter, de décoder cette littérature, que l'un des deux premiers occupants les rappela vertement à l'ordre : « Les amis, oh ! Les gars, vous-là, nous tenons à vus rappeler que lorsqu'on entre en cellule, on se dirige d'abord vers les premiers occupants pour s'acquitter des droits de cellule. Ces droits sont obligatoires et payés totalement, sinon... »

Le second qui l'avait suivi en secouant la tête en guise d'approbation enchaîna : « Tel que je vous vois si nombreux, je tiens à vous rappeler ceci : lorsque vous vous serez acquitté de vos droits de cellule, la conduite à suivre est la suivante : bien, ici chez nous il y'a que les urines que nous n'arrivons pas à bien maîtriser. Voilà des dizaines de bouteilles que nous avons déjà remplies. Cependant, cela n'est pas très grave. Mais, en ce qui concerne les selles, c'est le problème le plus cruel qu'il faut à tout prix résoudre. Nous autres, nous avons essayé de le contourner à notre manière. Ces fûts que vous voyez devant nous sont pleins. Nous avons pu les couvrir avec tous les morceaux de cartons et journaux. Pour éviter les crues, nous avons cru devoir nous soulager dans ces sacs. Nous souhaitons seulement qu'ils n'éclatent pas d'un moment à l'autre. Ceci dit, vous serez tenus de suivre scrupuleusement nos prescriptions. A bon entendeur... »

Francis Menkaakong qui était tenu devant celui qui s'était autoproclamé chef de cellule leur fit ces réponses :

- Mes chers amis, soyez sages. Ne venez pas dans une cellule postuler des titres vides de sens. Ne convoitez pas des honneurs inutiles. Les Chefs, c'est là haut qu'on les trouve, chez ceux qui jouissent encore de la liberté. Ici, nous sommes tous appelés à contempler les mêmes parois, et à respirer les mêmes odeurs. Tout au contraire, je dirais que celui qui a évoqué l'épineux problème d'urines, de selles, des odeurs, d'insectes etc. a bien parlé. Nous venons d'une cellule souterraine invivable. Pour amortir le choc, je propose deux petites solutions : manger très peu et exclusivement du pain et autres pâtes et boire très peu. Voilà ce qui peut mettre long dans l'estomac et les intestins ! Cette intervention reçut une approbation collective. L'heure était grave et il fallait mûrement réfléchir pour trouver des tranches de solutions. Les problèmes, il y en avait par milliers. Chacun chercha un espace pour se recroqueviller. On ne pouvait pas prétendre allonger les pieds ou se coucher. L'espace ne prêtait guère à ce genre de fantaisies. Ils se servirent des feuilles de vieux journaux pour composer des matelas et des coussins. Les odeurs des urines et celles qui s'échappaient lourdement des demi fûts mal couverts se mélangeaient à la chaleur cuisante pour ralentir le rythme respiratoire.

- On peut déjà dire qu'on vient de faire un pas dans la procédure. L'interrogatoire est une phase dans la conduite des enquêtes. Ils ont bien mis long pour en arriver là. Mais, l'essentiel était qu'on sache au moins pourquoi nous allons mourir, fit Docta Maben.

- Lorsque j'ai fait mon entrée, ils m'ont bien fouillé. Ensuite j'ai pris place devant un Monsieur en civil. Seule une table nous séparait. Les quatre autres étaient debout et m'observaient. Ils m'ont demandé les noms et prénoms de mes parents, leurs professions et notre domicile. Je les ai bien édifiés sur ce sujet. Ensuite, on m'a dit : « Monsieur Menkaaseh' dites la vérité et rien que la vérité. Bien, on vous accuse de vandalisme, d'anarchie et d'assassinat. » Je me suis dit alors que ça y est, je suis mort ! Moi vandale, anarchiste et assassin ? « Reconnaissez-vous les faits ou non ? » m'a-t-on demandé.

- Je ne reconnais aucun fait, chefs, leur ai-je dit  «Vous voulez dire que vous êtes indifférent à tout ce qui se passe dans le campus de l'université et dans celui de l'Ecole Normale tous ces jours-ci ? »

- Chefs je vous assure que ces évènements, je les vis comme vous autres. J'en suis le plus informé par les radios, les journaux et la télé.

« Tournons la page, Monsieur Menkaaseh'. Que pensez-vous des revendications politiques qui secouent le pays tous ces temps-ci ? Vous savez que les opposants organisent des marches historiques pour réclamer le changement. Alors, n'avez-vous pas encore pris part à une de ces marches, oui ou non ? »

- Chefs, je crois savoir que les revendications politiques, c'est l'affaire des politiciens ; un étudiant d'Ecole Normale en fin de formation a trop à faire pour consacrer son temps à des marches.

- « Monsieur Menkaaseh', soyez honnête et sérieux ! Vous êtes membre fondateur de l'Association des étudiants dits anarchistes, et on dit vous avoir déjà vu plusieurs fois en activité à l'Université, à l'Ecole Normale et dans les Lycées et Collèges. C'est vrai oui ou non ? »

- Chefs, les questions auxquelles on doit répondre par oui ou par non sont très ambiguës et embarrassantes. Je vous prie de bien vouloir comprendre que j'ai quitté l'université il y a de cela cinq ans. J'ai roulé ma bosse dans les collèges privés comme Professeur vacataire. A l'heure qu'il est, je n'attendais que la période des soutenances pour parachever ma formation. Les problèmes des étudiants de l'université ces jours-ci, sont des problèmes d'une époque et d'une génération.

- Les enquêteurs se regardent et secouent la tête. Mon vis-à-vis griffonne une phrase. Puis, ils me ramènent hors de la salle.

C'était la première phase des interrogatoires. Menkaazeh' était ainsi le premier à passer à la « barre ». Maintenant c'était le tour de Menkaakong Francis.

- Lorsque je suis entré, on m'a fait asseoir, probablement là où Innocent était assis. J'étais assis. J'étais entouré de je crois quatre personnes en civil et, devant moi un monsieur qui prenait des notes.

Dès qu'on finit de m'identifier, on me dit :

- « Monsieur Menkaakong, vous n'allez faire que confirmer tout ce qu que votre ami a affirmé. Innocent nous a tout révélé et confirmez tout simplement pour nous faciliter la tâche... »

- Que dois-je confirmer, chefs ?

- « Mais, vous voulez dire que Menkaaseh' est un menteur ? C'est tout de même votre chef ! Rendez-lui hommage en confirmant ce qu'il a dit de vous tous. »

- Qu'a-t-il dit au juste chefs ?

- « Mais il a affirmé que vous êtes des étudiants vandales et anarchistes. Ensuite, il a révélé que vous prenez tous part aux marches de revendications et de protestations de l'opposition ! »

- Chefs, je puis vous avouer que même dans un état psychotique, Menkaazeh' ne peut pas tenir de tels propos Peut-être peut-on les lui prêter ?

- « Monsieur Menkaakong, savez-vous qu'on vous accuse particulièrement d'avoir violé et volé une étudiante. Reconnaissez-vous les faits ? »

- Chefs, veuillez m'excuser, car je vais peut-être être long. Celle que vous appelez étudiante n'a rien d'une étudiante. Mademoiselle Samsekle est une Célimène d'une légèreté maladive. C'est une pimbêche qui a résolument décidé d'ingurgiter tout le torrent séminal de la gent virile. Elle avait l'habitude de faire irruption dans ma chambre contre ma volonté. Mais, lorsqu'elle entrait, elle feignait de na pas voir les chaises. Elle préférait s'asseoir ou se coucher dans mon lit, les cuisses ouvertes. Ses vêtements étaient pour la plupart transparents. Elle n'aimait pas mettre les sous-vêtements. A peine se couchait-elle, les pieds écartés, qu'elle feignait un sommeil de mort. Au début, je croyais qu'elle le faisait par inadvertance. A la longue, j'avais compris quelles étaient ses intentions. J'avais fini par lui interdire l'accès dans ma chambre, mais sans succès. La dernière solution, c'était de rester d'une parfaite impassibilité de statue d'ébène devant toutes ses intentions.

« Chefs, j'ai une horreur indicible de la fornication, de l'adultère, de la débauche, du harcèlement sexuel et de toutes formes de prostitution. Je ne sais donc pas si c'est tout ça qu'on appelle viol et vol ».

A la fin de mon intervention, tous croisent les bras. Ensuite, ils regardent et secouent la tête. Celui qui est en face de moi couche quelques phrases sur sa feuille. On me prend par le dos et on me conduit hors de la salle.

Eben le philosophe fut introduit dans la salle :

- Lorsque j'ai fait mon entrée, ils se sont tous mis à rire. Leur chef s'est mis à caresser sa moustache en souriant. Puis, la mine grave, on m'a demandé de m'asseoir. Celui en face de qui j'ai pris place a noté tous les renseignements que j'ai fournis sur mon identité et sur ma filiation :

- « Monsieur Eben le philosophe, vos camardes nous ont tout dit sur vous. Votre tâche consistera tout simplement à nous apporter un peu de lumière sur vos activités parallèles. Nous vous rappelons que vous êtes un membre influent de l'association des étudiants vandales et anarchistes ; votre rôle auprès de Menkazeh'' est capital ; vous êtes un des activistes de l'opposition... Reconnaissez-vous les faits ? »

- Chefs, je vous assure que je ne connais rien de tout ce qui m'est reproché et, si mes camarades ont fait de telles déclarations me concernant, j'avoue qu'ils étaient dans un état second.

- « Tenez pour votre mémoire Monsieur Eben. On vous a surpris dans un bureau de vote le 10 Octobre, pendant l'élection présidentielle. Vous avez voté contre le résident de la République. Allez-vous encore nier ces faits probants ? »

- J'étais mort de trouille à ce dernier chef d'accusation. Quand on vous fait ce type de révélation dans un contexte pareil, vous pouvez immédiatement rendre l'âme. Car j'ai directement reconnu le sieur Mbe'nnem Iscariote derrière ce chef d'accusation. En effet, le 10 Octobre, lors du scrutin, des bureaux de vote étaient installés un peu partout. Il y en avait dans les Lycées comme dans les écoles primaires. Moi, j'avais choisi de voter au Lycée. Lorsque j'avais voté, au sortir de l'isoloir, j'avais rencontré Mbe'nnem. Ce dernier avait sorti tous les yeux de sa tête et m'avait vertement demandé pour qui j'avais voté. Et lorsqu'il avait ainsi hurlé dans mes oreilles, je lui avais rappelé que j'étais libre de choisir qui je voulais. Par conséquent, il n'avait pas le droit de violer ma conscience et ma liberté.

Ce témoignage d'Eben le philosophe permit à tous les prévenus de comprendre progressivement et plus clairement d'où provenaient ces flèches mortelles. Du côté des enquêteurs, aucun nom n'avait été avancé. Ces gens aux pensées sombres, ils les appelaient leurs « sources d'information ».

- Ecoutez, moi ; je suis un journaliste. Je ne suis ni un juriste de formation, ni un juriste de carrière. Mais, en tant que journaliste, je m'intéresse beaucoup aux mutations politiques dans le monde contemporain. Ce que je sais aussi, pour avoir suivi un cas pareil dans un pays africain, Eben le philosophe aurait pu traîner ipso facto cet impertinent de Mbe'nnem en justice pour atteinte aux principes du secret du vote. En principe, pendant la période des élections, les bureaux de vote sont des lieux sacrés, parce qu'il s'y décide l'avenir de la République toute entière. Un bureau de vote n'est pas une arène de gladiateurs, précisa le journaliste.

- Peut-être ne vous ai-je pas révélé que Mbe'nnem m'avait menacé en ces termes effrayants : « De toutes les façons Monsieur l'opposant, vous avez ouvert vous-mêmes les portes fatales. Je vous assure que vous aurez de mes nouvelles, Monsieur l'assassin... » Fit Eben.

-Je crois vous avoir déjà parlé des atteintes à la constitution, non ? Mes chers amis, au vu de la légalité, c'est ce délinquant patenté de Mbe'nnem qui devrait se retrouver ici, à votre place. Il avait commis des délits électoraux, oui on appelle cela des délits électoraux et c'est condamnable. Sachez que le professeur de Droit que je suis n'invente rien. Tout cela est prévu dans notre code pénal. Ce fou de Mbe'nnem avait demandé à Eben pour qui il avait voté, n'est-ce pas ? Il l'avait fait dans un bureau de vote ; n'est-ce pas ? Eh ! bien, il s'agit là d'un cas manifeste du viol du secret du vote. Et, il me semble que Mbe'nnem l'avait intimidé et lui avait promis de ses « nouvelles », c'est-à-dire, éventuellement, la mort ? Ah ! Voilà un bon prisonnier ambulant. Les textes sont clairs là-dessus. Lorsque vous violez le secret du vote, vous portez atteinte à sa sincérité ; vous empêchez les opérations de scrutin ou vous en modifiez les résultats, attendez-vous à être punis de la détention de trois mois à deux ans et d'une amande de 10.000 à 100.000 francs ou de l'une de ces deux peines. D'accord ? Sachez que les textes sont clairs et formels là-dessus. Ensuite, lorsque vous influencez le vote d'un électeur ou vous le déterminez à s'abstenir par l'octroi ou par la promesse d'un avantage particulier de quelque nature qu'il soit, ou par voies de fait ou menace d'un dommage particulier quelconque, vous êtes punis de la détention de trois mois à deux ans et d'une amende de 10.000 à 100.000 francs ou de l'une de ces deux peines seulement. Mes chers amis, nous sommes en Afrique, c'est vrai. Mais ... mais... Mais... Humm ! Que les gens fassent très attention !

« J'ai l'impression que chez nous en Afrique, les lois sont des outils facultatifs. On fait d'elles ce qu'on veut et tout ce qu'on peut. Parfois et très souvent, ce sont ceux-là mêmes qui les connaissent bien qui marchent sur elles ! C'est vraiment dommage. Nous autres, nous formons les futurs cadres judiciaires de ce pays. Certains vont chez Thémis, d'autres chez Mars. Mais, je suis toujours à me demander ce qu'ils en font une fois en activité. Nos magistrats semblent avoir perdu leur balance. Lorsqu'ils n'arrivent pas aisément à se faire entretenir par les justiciables, ils renvoient abusivement et indéfiniment les affaires, quand ils ne refusent pas tout simplement de les juger. Parfois, lorsqu'ils consentent à trancher les affaires, ils s'autorisent de proposer des décisions méta juridiques. On me brandira l'argument selon lequel les textes sont peu clairs ou incomplets. On clamera haut et fort qu'on refuse de juger certaines affaires parce qu'elles prennent facilement des colorations politiques ou tribales. Mais, ce que je veux dire à propos, c'est que primo, les justiciables sont affreusement lésés du fait de la corruption des magistrats ; secundo, tous les citoyens ne sont pas égaux devant nos lois. On a l'impression que l'Article 10 de la Déclaration Universelle des droits de l'Homme n'a aucun sens dans notre société. »

Docta Maben s'était voulu expressément prolixe. Ce qu'il vivait et ce qu'il écoutait l'écoeurait. A son actif, il avait déjà enseigné des milliers et des milliers de juristes qu'on retrouvait dans la justice comme dans l'armée. Mais, à voir comment allaient les choses, il était tenté de dire comme les anciens : « O Tempori, O Mores ! ».

- Moi on me reproche que je ne souis pas un étoudiant. Les chefs disent que je souis le propriétaire de l'imprimerie qui imprime les tracts contre le régime en place1(*)

A ces propos de Charly No, tout le monde se mit à rire à se rompre les côtes. Ils rirent au point d'oublier qu'ils étaient en cellule.

Au regard de tous les témoignages ainsi mis en relief, le journaliste, Docta Maben et les autres purent deviner, chacun, pourquoi ils souffraient eux-aussi. Ils comprirent pourquoi leurs voix étaient aussi étranglées !

Les jours se succédaient rapidement. Mais, dans la cellule où tout n'était qu'inertie et fixité, on se croyait le même jour. Seuls des sommeils intermittents et très souvent éphémères donnaient un certain rythme au temps, créant ainsi des nuits et des jours psychologiques. Pendant près de deux jours, ils s'étaient tous abstenus de se soulager. C'était plus par solidarité au groupe. Chacun s'était efforcé à sa manière de dicter un rythme à son appareil digestif. Il faillit à tout prix respecter la promesse faite. Ils alourdiraient l'air humide et épais. Mais, le naturel étant difficile à chasser, il était revenu au galop le troisième jour. Oui, un ventre avait tenu à expulser ce contenu excrémentiel qui l'alourdissait et qui menaçait de l'intoxiquer. Ce jour-là, le journaliste qui avait signalé ses malaises se plaignit :

- Mais les amis, je ne comprends plus rien, voyons. Je vous assure que mes pieds ne touchent plus le sol. A force de serrer mes fesses, j'ai fini par attraper des crampes. Croyez-vous honnêtement qu'un homme normal puisse faire plus d'un jour sans se soulager, fût-il le plus constipé de la République ?

- Mon type, voyons, tu veux nous dire que tu vas rompre le pacte conclu ? Lui demanda quelqu'un.

- Mon gars, il n'y a rien de plus légitime que de répondre à l'appel de la nature.

- Bon, puisque tu n'y peux rien, prends cette feuille de journal sur laquelle tu es couché ; vas t'isoler près de ce mont de sacs ; vide ton ventre et enveloppe délicatement le contenu et tu l'enfouis dans le petit sac en nylon, lui proposa le chef de cellule.

Cette scène à laquelle s'était livré le célèbre journaliste avait offert matière à réflexion et à rire à tout le monde. L'homme de la radio n'avait jamais pu se figurer nu comme un ver de terre, accroupi sous une lumière blanchâtre, devant des gens, en train de se soulager.

* *

*

C'était le jour de Vénus. Dans la ville, on vivait là déjà la vingt quatrième heure de ce jour de la déesse de l'amour, qui s'apprêtait à céder sa place au jour du sabbat. Sur la ville enveloppée d'un épais voile sombre d'une nuit sans lune et sans toiles, ce n'était plus la bruine qui régnait. Le ciel courroucé versait intensément d'épaisses larmes. Dans leur univers, ils continuaient à alimenter les commentaires. Ils commentaient abondamment les questions qu'on leur avait posées. Désormais, ils savaient presque tous, ce qu'on leur reprochait. Ils avaient compris pourquoi ils croupissaient ainsi dans les cellules des plus invivables du pays. Oui, leurs ennemis avaient prouvé à l'aide des centaines de preuves, leur culpabilité et leurs voix méritaient la strangulation.

On vint une fois de plus les chercher, les malheureux. Après avoir ouvert la porte massive de leur cellule, le garde solitaire qui montait la garde commença :

- Tout le monde est présent, je le suppose. Eh ! bien, on va procéder à l'appel. Répondez sitôt que vous entendez votre nom. En sortant de la cellule, tâchez d'aller dans l'autre couloir là-bas chercher ce qui vous appartient, et rien que ce qui vous appartient. Je m'adresse essentiellement à tous ceux qui sont de la suite de Menkaazeh' Innocent. Les autres ont leurs dossiers à part. suivez donc l'appel !

Tous étaient accrochés aux lèvres du disciple d'Arès. Ils avaient tous des allures des élèves qui attendent fiévreusement les résultats d'un examen. Les coeurs battaient à un rythme décuplé. C'était la trouille. On avait peur de ne pas entendre lire son nom. Ce serait très grave. Ce serait un mauvais signe. Cela laisserait comprendre qu'on avait un dossier plus « lourd », plus « chargé ». Par conséquent, on serait contraint à prolonger le séjour, peut-être seul, dans cet enfer de répression. Ils avaient pu braver beaucoup d'obstacles, grâce à leur grand nombre. Que ferait un prévenu tout seul entre quatre murs étroits et aux odeurs pestilentielles ? Et si on sortait ainsi pour aller se faire enfouir vivant dans une fosse commune ? Ce type de supplice n'était pas inconnu d'eux. Ne serait-il donc pas préférable de se voir oublié dans cette maudite cellule pour tout le restant de son séjour sur terre ?

- Je vous demande d'être bien attentifs. Suivez :

- Menkaazeh' Innocent

- Eben le philosophe

- Francis Menkaakong

- Docta maben Jean Baptiste

- Charly No

- Monsieur le journaliste.

- Bien, vous voilà tous. Les autres vont attendre. Leurs dossiers sont classés à part. les demoiselles et les dames qui sont de votre contingent sont de l'autre côté. Elles vont vous rejoindre lors du verdict. Vous savez qu'on ne peut pas commettre l'erreur de les laisser dans la même cellule que vous ? Nous ne voulons pas être responsables des grossesses. Sortez en ordre ; alignez-vous tous derrière Menkaazeh', votre illustrissime Président fondateur, cracha ce garde.

- Ces étiquettes effrayantes firent battre les coeurs plus forts. Jusqu'ici, rien ne leur avait garanti une libération pure et simple. Ainsi le verdict pouvait-il osciller d'un côté comme de l'autre. Chacun se mit à méditer : « Pourquoi ce garde appelle-t-il Menkaaseh' ``l'illustrissime Président fondateur'' ?» se demandèrent-ils tous. Ils se mirent à analyser les faits tels qu'ils s'étaient produits et déroulés jusqu'ici :

- « La dernière fois c'était tout un régiment conduit par un garde farouche qui était venu nous sortir de notre cellule. Les hommes n'avaient pas du tout la mine compatissante. Nous avions été interrogés séparément et gardés séparément. C'était au coeur de la nuit. »

- « Cette fois-ci, c'est presqu'à minuit également qu'on vient nous chercher. Que cache-t-on à l'opinion ? Ce n'est plus un régiment qui s'est amené ; c'est un garde solitaire ! »

Après avoir parcouru tout le labyrinthe de la vaste maison aux mille corridors, ils se retrouvèrent dans une grande et belle salle. C'était un univers aéré, bien éclairé, tapissé tel qu'on aimerait y écouler son séjour terrestre. Au mur, derrière un large bureau, un peu au-dessus, était accrochée l'effigie du Président de la République. Il était là, candidement souriant ; c'était un sourire d'espoir. A le voir regarder, on avait l'impression que de ses deux yeux, il allait assister au verdict.

Sur le bureau se trouvaient deux exemplaires de la constitution du pays. A droite, c'était la déclaration universelle des droits de l'Homme. Un peu en relief, c'étaient quelques livres de droit. Le code pénal et la procédure pénale étaient en bonne place. Au milieu, une grande carte géographique du pays occupait l'essentiel de l'espace.

Ils s'étaient tous retrouvés dans cette grande salle où on scelle les destins. Les filles et les dames les avaient rejoints. Ils étaient tous vêtus. Certains avaient tenté de redresser leurs cheveux qui s'étaient déjà enroulés en forme de nattes.

C'étaient les retrouvailles. Mais, en plus de deux semaines, on avait vieilli de plus de cinq ans. Malgré la peur qu'inspirait encore le verdict, on se saluait, comme ces élèves qui se retrouvent après deux semaines de congés de Noël. Parmi eux, Mme Señora No était celle qui faisait le plus pitié.

Elle avait, elle aussi, selon les « sources d'information », porté atteinte à la vie de son Excellence Monsieur le Président de la République ! Elle qui venait à peine de rentrer d'un stage de linguistique chez Cervantes. Elle était là elle aussi, cette jeune dame dont les entrailles chaleureuses venaient de donner à l'humanité un jeune et beau bébé. Cet Innocent qui depuis son arrivée dans l'enfer terrestre n'avait jamais bénéficié d'une seule tétée. Cet Innocent qui n'avait pas réussi à bénéficier de la chaleur des seins maternels. Il n'avait pas connu le flot des caresses et des berceuses, ces chants suaves et câlins qui nous transportent, bébés, vers le séjour des âmes vertueuses. Depuis plus de deux semaines qu'il était venu au jour, la chaleur maternelle qui devait continuer à le réchauffer, surchauffait l'air empuanti d'une cellule des condamnés à mort.

Son jeune époux était passé de jeune père à jeune veuf. Le sort ne l'avait pas laissé savourer en douceur des délices de la vie conjugale et les bénéfices de la paternité. Une pluie de larmes était venue ternir l'éclat de son visage. Le vent de la calomnie lui avait arraché sa douce compagne.

Ils étaient là, tous, le visage grave, la tête surchargée de points d'interrogation.

Trois hommes firent leur entrée. C'étaient les trois principaux officiers qui avaient mené les enquêtes d'un bout à l'autre. Ils étaient désormais en tenue de gendarmes. On pouvait voir : un officier supérieur arborant un grade respectable de lieutenant. Colonel, ensuite un capitaine et un adjudant. C'est ce trois martial qui devait fixer les sorts ! Soudain, l'officier supérieur, tel un athlothète, attira leur attention et convergea leurs regards vers lui :

- Eh ! Bien, mes chers amis, nous vous remercions de votre chaleureuse compagnie et votre bienveillante collaboration.

Qui parmi vous peut nous dire quel est le but de votre séjour ici ? Cette question jugée énigmatique installa un trouble dans les esprits. Personne n'avait eu le courage de se prononcer. Une éventuelle maladresse pouvait précipiter l'intervenant dans un gouffre sans issue, pensa-t-on.

- Bien je constate que personne ne semble savoir pourquoi nous vous avons gardés ici.

Alors sachez tout simplement que nous vous avons fait ``appeler'', je dis bien ``appeler'', rien que pour de  « très petites vérifications », de « toutes petites enquêtes et vérifications » seulement. Nous avons fait notre travail et rien que notre travail. A présent, il est question pour nous de vous li-bé-rer.

A ces mots, les fenêtres, les portes et le plafond allaient s'envoler avec les coups d'éclats de cris de joie : « Oué ! Oué ! Ouéééé ! Ouuuu ! Sauvé ! Sauvéééé ! Seigneur ! Seigneur ! Merci ! Merci seigneur ! Ouf !... » Le climat morose céda place à un climat détendu des jours de fête.

Puis, l'officier supérieur qui s'entretenait avec ses collaborateurs revint aux fêtards :

- Nous allons vous libérer. Nous vous libérons. Mais, mais, mais seulement, pendant votre séjour dans la ville, tâchez de ne pas vous éloigner de vos maisons. Ne sortez pas de la ville.

Si vous voulez voyager, passer par ici nous le signaler, car à tout moment, nous pouvons toujours avoir besoin de vous

CHAPITRE IX

D

ès qu'elle avait appris la triste nouvelle, Angeline s'était rendue, sans grande conviction, à la gendarmerie où une importante colonie d'étudiants piégés, enlevés ou arrêtés, étaient conduits. Cette forte incertitude l'avait également orientée chez le conseiller juridique. Malgré toutes les explications et tous les renseignements reçus, le flou hantait toujours son esprit. Elle voulait savoir pourquoi on avait enlevé son amant, où il se trouvait exactement et quel sort lui était réservé. Une fois de retour chez elle ce lundi soir-là, les chagrins l'accaparèrent de nouveau. Un flot d'images et de pensées envahirent son cerveau. Dans son retranchement solitaire, elle reçut la visite de deux charmantes demoiselles le jour de Mercure.

Annie et Cathy étaient très attachées à leur amie Angeline. Elles connaissaient très bien Menkaaseh' pour l'avoir régulièrement vu avec elle. Elles avaient tenu à lui témoigner leur compassion. La mine abattue, Angeline parfumait sa chambre de son haleine de tristesse. Sur ses joues, de nouvelles larmes trahissent les traces des larmes séchées. On eût dit qu'elle voulait augmenter de ces larmes de détresse, la fraîche rosée du soir. Elle s'était définitivement engouffrée dans un sombre et profond désespoir. A voir la couleur de ses vêtements, on eût cru qu'elle se mourait dans un juvénile veuvage.

Dehors, Phoebus, conduit par son fils phaéton, s'était lancé sur la route du couchant Arrivé dans ses pénates, il avait laissé sortir la nuit au visage sombre. Elle avait littéralement étendu son épais rideau noir lorsque la reine des ombres à la démarche inconstante s'apprêtait à fendre la voûte d'azur avec son solide front couleur d'argent.

- Mes chers amies, la vie n'a plus de sens pour moi à partir du moment où j'ai perdu en Menkaazeh'. Je ne le reverrai plus, Innocent le miroir de mon âme.

Angeline se servit de son mouchoir pour nettoyer ses fosses nasales qui laissaient couler les morves de lamentation.

- Nous avons toutes appris avec consternation la triste nouvelle Vendredi et, jusqu'ici, nous sommes à nous demander ce qui s'est réellement passé pour que Innocent et ses camarades subissent un sort aussi cruel, fit Annie.

- Lundi, je m'étais rendue chez le conseiller juridique Mètjèl, rue Thémis. Je lui avais clairement présenté la situation qui prévalait. Après analyses et commentaires à la lumière du Droit, le docteur n'avait rien vu de raisonnable ou de logique qui puisse être l'objet d'un enlèvement, d'une incarcération et d'une mise à mort.

- Alors, qu'avait-il dit concrètement, le Docteur ? demanda Cathy.

- Humm ! Le Docteur avait d'abord tenu à préciser que le vocable « faute politico-crimielle » annoncé n'a aucun sens au regard du Droit. Et, pour preuves, il avait montré qu'il existe des crimes, des délits et des contraventions. On peut également parler de crimes politiques, de crimes économiques etc. ; mais une faute politico-criminelle », c'est touffu ; c'est creux et ronflant. Il m'avait posé un certain nombre de questions relatives à la vie et aux comportements de Innocent. Vous qui le connaissez bien, croyez-vous qu'il puisse participer à des hostilités contre la patrie, qu'il puisse inciter les populations à la rébellion ou qu'il puisse inciter une puissance étrangère à des hostilités contre la République ?

- Donc il s'agit là des chefs d'accusation retenus contre eux ? demanda Annie très effrayée.

- Disons que le Conseiller juridique exploitait ce qui est prévu dans les textes. Il avait beaucoup exploité le code pénal. Et, pour lui, c'étaient là quelques raisons qui pouvaient entraîner une sanction suprême comme la peine de mort. Et, dans les cas contraires, il s'agirait d'une violation des droits de l'Homme.

- Je ne savais pas que cette histoire apparemment anodine était aussi compliquée ! Qu'on enlève des étudiants de l'Université, qu'on kidnappe les étudiants de l'Ecole Normale, qu'on arrête des professeurs... Mais, où va le monde ? La capitale est déjà devenue un Texas où seuls ceux qui ont les armes détiennent le monopole de la raison ! On fait irruption dans votre chambre, on vous crie « haut les mains », on fouille pille et vide les lieux et, comme cela ne suffit pas, on vous demande de chanter en disant que le CEPE est plus valable que la Licence ! Pour tout couronner, lorsque vous êtes une fille, on vous viole comme contrepartie de votre liberté ! Où va le monde, mes soeurs ? Où va le monde ? S'interrogea Cathy.

- A l'heure qu'il est, la voix du salut c'est le sauve-qui-peut. Oui, il faut fuir la capitale le plus tôt possible. L'ombre de la mort plane partout ; les forces du mal sont en pleine activité, beaucoup de voix humbles et innocentes seront encore étranglées ! fit Annie.

- Mais avant de te sauver, Angeline, il serait de bon ton que tu saches exactement ce qui est arrivé à Innocent et où se trouve sa dépouille. A voir comment vous étiez liés, à voir comment vous vous aimiez, je me dis que cette disparition va peser sur ta conscience, et tes nuits risquent d'être à jamais des nuits d'insomnies. Regardez le mur, partout c'est Innocent. Feuilletez les albums, hein ? Voilà, partout domine son image. Que voulez-vous ? Angeline ta responsabilité est grande. L'humanité attendra de toi que tu lui dises à quels résultats ont abouti tes recherches. Tu étais déjà à la Gendarmerie où on ne peut pas avoir accès aux renseignements à l'heure qu'il est ; tu étais voir le Conseiller Juridique, c'est bien, mais c'est insuffisant, ma soeur. Je te propose d'aller chez un voyant. Le voyant peut tout te dire sur le passé, le présent et l'avenir, affirma Annie.

- Aïeee ! Aller où ? Aller chez... chez un voyant ? Un voyant ! Il voit quoi ? Je n'aime pas entendre parler de ces gens-là. Ils sont trop compliqués pour qu'on les aborde. Et, souvent, ce ne sont que les vilains escrocs assoiffés d'argent et d'offrandes, répliqua Cathy, très énervée.

- Que t'ont-ils déjà escroqué ? Quelles offrandes t'ont-ils déjà contrainte à leur faire ?

- Annie, je t'ai déjà dit que je n'aime pas entendre parler de tous ces gens-là : les marabouts, les guérisseurs, les voyants, les... Ce sont tous des renards, des escrocs.

- Cathy, attention ! Tu fais des déclarations tapageuses et sans arguments. C'est très dangereux.

- Ecoute bien, ma chère amie, ils ne pourront jamais m'avoir, moi Cathy Ngo Mandeng. Je jure au nom de ma lucidité que la fille de Mandeng ne se fera jamais prendre. Ils ont fait trop de mauvaises choses aux miens : le mensonge, l'espionnage, l'escroquerie, la discorde... tout, oui, voilà ce dont ils sont capables. Comment un prétentieux peut te dire que ta mère a volé tes sous-vêtements pour te rendre stérile, toi sa fille unique et adorée ? Pardon, fermons leur triste page. C'est du chantage que de dire à un patient : « Paie vite ce que je te demande, sans quoi tes ennemis vont te tuer cette nuit même. »

- Alors, si je te comprends bien, tu veux dire que sur terre il n'existe nulle part un seul voyant, Cathy ?

- Annie je comprends que tu as besoin d'arguments et d'exemples, hein ? Tiens, l'année passée, Mandeng Jean Cave, notre frère, avait quitté la maison un samedi, ayant lavé et séché ses pantalons neufs. Le soir, à son retour, il n'avait rien retrouvé. Croyant que nous les avions décrochés, il ne s'étai pas inquiété. Mais, quand il avait compris dire que nous n'en savions rien, il avait paniqué. Pris de colère et de vengeance, il avait glissé et s'était rendu chez un prince des escrocs. Voilà ce que l'illustre prétentieux avait écrit sur sa plaque publicitaire :

Stop ! Ici Frater VOITOU SABITOU

Voyant - Traitant

Médium - Mystique

Spirit- Mage

Exorciste ésotérique

Grand spécialiste en voyance, 6ème temple d'Orient

Mes chères amies, retenez que ce pansophe n'avait ni boîte postale, ni numéro de téléphone ! mais, jean Cave s'était entêté et, voilà ce qu'il nous avait révélé, plus tard, des mois après :

- «  Ce monstre de VOITOU est un parfait renard. Cet escroc a une langue de miel et un coeur de fiel. Il m'avait dépossédé de trente mille francs ! Trente ! Plus du double de ce que j'avais dépensé pour la couture de ces pantalons ! Je me dis aujourd'hui qu'il m'avait hypnotisé. Dans son « salon », il n'y avait que de vieilles chaises et de vieux bancs d'une autre époque. Son mur était crépi de papiers. Toutes les images qui s'y déchiffraient représentaient des scènes de voyance et de guérison. Partout dominait la couleur rouge : rideaux, parfums, outils etc. les parfums des morts étaient rehaussées par l'odeur de l'encens brûlé. J'étais assis là, presqu'à demi mort dans cet enfer de senteurs et de couleurs. Sa chambre où se déroulait la voyance était une parfaite boîte incandescente : des bougies, des bougies, des bougies. Partout brûlaient des bougies et de l'encens. Partout aux murs étaient accrochées les peaux des fauves. Sa chambre sans fenêtre dégageait des odeurs qu'il disait avoir des vertus thérapeutiques et divinatoires. Des marmites pleines de crânes d'animaux tués depuis des mois écumaient. Avec tout cela, l'illustre Médium-spirit comptait « retirer le Démon » des corps de ses victimes en les faisant boire pendant des semaines ! C'est, les yeux fermés, que j'avais pris un autre spécimen de breuvage mystique. Après qu'il m'avait enduit le corps d'huiles noires, il avait pris une bible. Sur la Bible, c'était écrit :

« La Bible de Jérusalem ».

Il en avait lu quelques passages ; après avoir baragouiné quelques prières au nom de Barnabas, il m'avait rassuré que dès mon arrivée à la maison, j'allais retrouver mes pantalons au même endroit. »

- Mes chères amies, voici plus d'un an, et Jean Cave attend toujours et espère retrouver ses pantalons, après avoir dépensé trente mille francs !

- Cathy, merci pour tes arguments et tes exemples édifiants. Mais, comprends que ton frère Jean est un cave s'était lui-même laissé piéger par un rapace de charlatan. Il existe des charlatans tout comme il existe des médicastres, voilà la triste réalité. Mais, les vrais guérisseurs, les vrais voyants, les vrais médecins, cela existe dans notre société, Angeline.

Bercée par ces joues oratoires auxquelles s'étaient livrées ses amies, Angeline s'était momentanément échappée du gouffre de la tristesse. Elle feuilleta ses albums, revit les mythiques images du jardin qui avait vu naître leur amour. Ses amies prirent congé d'elle. Le temps passait avec une lenteur révoltante. Mais, enfin l'aube au front blanc avait rapidement chassé la nuit fugitive. Ses ombres étaient enflammées par le regard incandescent du soleil qui venait de percer la vitre dorée de l'Orient. Ses tout premiers souffles quotidiens avaient desséché la rosée qu'avait distillé la nature. C'était le jour de jupiter. Sans attendre que sa chambre soit envahie par les rayons du soleil, Angeline s'apprêta ; elle prit tout ce qui concernait Menkaaseh' Innocent et tout ce qui montrait qu'ils étaient fortement et intimement liés.

Ce jeudi-là, Angeline avait mis du temps pour trouver un taxi. Le climat qui régnait dans la capitale avait fortement apeuré les chauffeurs de taxis. Transporter des étudiants était devenu un indice manifeste de complicité, donc de culpabilité. Ils étaient nombreux, ceux qui s'étaient naïvement mêlés au sort des étudiants. Certains, pour ne pas risquer demandaient à tout postulant : « Etudiant ou non étudiant ? Lorsque la réponse était : « étudiant » ou étudiante », le taxi crachait la fumée et s'échappait comme s'il avait esquivé la peste.

Angeline n'avait réussi à se faire transporter que grâce à ce charme unique dont elle jouissait, et aussi au fait que le chauffeur était un ancien étudiant, titulaire d'une licence en sciences naturelles. Fils de chauffeur de taxi, ce jeune diplômé n'avait pas hésité à suivre les pas de son père. Ce dernier était illettré, lui était un diplômé de l'enseignement supérieur. Deux générations, deux visions du monde, deux tempéraments. Il s'était opposé à l'achat d'un véhicule « congelé1(*) » qui lui témoignerait tous les caprices d'un inconnu et le conduirait au garage tous les jours.

Tous les clients s'étonnaient de constater qu'ils étaient conduits par un  « intellectuel2(*) ». Et, chaque fois qu'il était appelé à se justifier, il leur disait avec courage, mais déception :

- Mes chers amis les temps sont devenus très durs, voyez-vous ? De nos jours, on ne choisit plus de métier selon les études menées. Rien ne vous interdit d'obtenir un Doctorat en sciences naturelles et de vous retrouver sous les voitures, le corps couvert d'huile et de poussière. Ma licence est vieille de cinq ans. Beaucoup de nos camarades de classe, fils de « grands3(*) » ont déjà trouvé des emplois et roulent même dans des « derniers cris 4(*)». Vous savez, ce pays n'est pas le nôtre, c'est ma conviction. Ce pays n'est pas le nôtre. Il appartient à un groupuscule de pieuvres aux longs tentacules. Nous autres notre rôle c'est de les accompagner. Ils doivent flatter leur orgueil au miroir de nos souffrances. L'insolence de leur fortune ne doit avoir d'égale que notre extrême paupérisation. C'est la loi de notre société. Et si vous osez lever la tête, vos voix sont immédiatement étranglées. Voyez ce véhicule, il est tout neuf. Voilà son dossier ; il est complet. Mais si nous tombons dans les filets des mange-mil5(*) », vous allez entendre les motifs. Avec tous ces harcèlements, toutes ces corruptions, ils sont protégés. C'est aussi cela notre société.

Le chauffeur avait tenu tous ses passagers en haleine. Ils étaient fiers d'écouter un chauffeur de taxi porter un regard aussi corrosif sur la société, surtout dans un français très accessible. Les autres s'étaient toujours plaints, mais sans se faire comprendre. Leurs interlocuteurs s'employaient seulement à rire, parce qu'ils étaient plus comiques que plaintifs et satiriques. Avec cette nouvelle génération de chauffeurs de taxis, une révolution lente mais radicale et efficace allait s'opérer. Dès qu'ils purent établir de statistiques, ils se rendirent compte qu'ils dépassaient déjà la centaine, les diplômes de l'Enseignement supérieur.

Ils allaient défendre avec acharnement cette profession pour laquelle ils n'étaient pas destinés. Ils créèrent une solide Association et prirent le syndicat en main. Par le passé, le syndicat était la priorité de quelques technocrates véreux qui se moquaient des cris des syndiqués. Les choses allaient changer ; elles devaient changer.

Le chauffeur de taxi se retrouva au virage le plus célèbre de la ville. On y trouvait toujours un important nid de mange-mil. Cette route était une route principale. Il était difficile d'accéder au centre urbain sans y passer. Un homme très avisé avait construit un débit de boissons à quelques mètres du trottoir. Son nom : « petit Virage Bar ». Il était plus fréquenté par les policiers et les chauffeurs de taxis que par les autres citoyens. C'était là que nos hommes de la sécurité écoulaient douillettement leurs journées de travail, dans les bras de Bacchus, bercé et sublimés par ces chauffeurs ignorants de leurs Droits et Devoirs. La pièce la plus importante d'un dossier, c'était un bon billet de mille francs. On pouvait transporter les plus grands criminels du monde, mais, avec ce billet, l'immunité était acquise.

Stoppé par des coups de sifflet assourdissants, il s'arrêta.

- Votre dossier, Monsieur, fit le policier qui rentra, tel un seigneur s'asseoir devant le bistrot.

- Pour qui me prend-il, celui-là ? Il me stoppe et me demande de le suivre dans un bistrot ? Mais, c'est un fou. Je n'y vais pas.

L'homme resta assis dans son véhicule. Après plus d'un quart d'heures, le policier revint.

- Mais Monsieur, pour qui te prends-tu ? Un pauvre chauffeur comme toi, tu te vantes dans un véhicule qui ne t'appartient pas ? Donnez-moi votre dossier, con.

- Il reçut le dossier et le feuilleta. Après avoir constaté qu'il n'y manquait rien, il prit de recul et regarda le chauffeur dans les yeux.

- Mais, Monsieur, non seulement tu fais signer les papiers de ton patron à ton nom, mais tu oses être complet ? Je vais te montrer qu'avec nous tu ne peux pas être complet.

Il parcourut la voiture de ses envieux et jaloux. Il se courba pour observer le dessous, il mit le doigt dans le tuyau d'échappement. Le véhicule était flambant neuf et dégageait les odeurs de l'usine.

- Monsieur, Euh... Vos pièces personnelles, vite !

Le chauffeur produisit ses pièces personnelles auxquelles il ajouta la copie légalisée et plastifiée de sa licence. Le policier zélé et insolent se courba, lui remit très vite ses pièces, le gratifia d'un salut militaire qu'ils ne réservent qu'aux commissaires. Tous ses collègues crurent que l'un de leurs patrons s'était dissimulé au volant d'un taxi pour mieux observer leur banditisme découvert et impuni.

* *

*

Le quartier où exerçait le voyant était au sud de la ville. Sa villa dominait une petite colline de son architecture mi-africaine, mi-occidentale et mi-orientale. A l'observer de loi, surtout après le coucher du soleil, elle perlait sur la peau sombre de la nuit.

Sur le mur de sa barrière, on pouvait lire :

Temple de la voyance chez Maître NGANGA'H

Spécialiste en : Chiromancie

Cartomancie

Cléromancie

Dendromancie

Géomancie

Nécromancie

Pyromancie

Ophiomancie

Ornithomancie

Oniromancie

Grand consultant en phénologie et en astrologie.

B.P. 1990 Rue la Mantique.

Tél : 12 11 90

Angeline s'était fait introduire par le gardien. La verdure du gazon et la diversité des fleurs lui rappelèrent le jardin botanique qu'elle fréquentait régulièrement. Cela concourait à la rassurer.

Entre les tiges et les racines de certaines plantes se faufilaient les tortues. Certains oiseaux aux cris modulés et stridents dévoilaient leur présence. Avant la première marche de l'escalier, deux gros perroquets braquaient leurs yeux sur les hôtes, comme des cameras. Angeline ne prit pas peur. Elle était conduite par un servant qui maîtrisait sa tâche.

Dès qu'elle mordit le paillasson d la porte principale, Maître NGANGA'H L'accueillit par son prénom. C'était un indice très rassurant, pensa-t-elle, malgré tout l'étonnement et toute la surprise que cela pouvait engendrer.

Il fit asseoir la jeune fille sur l'un des multiples tapis d'Orient qui couvraient le sol carrelé. Dans cet univers, on pouvait voir divers objets d'origines africaine, occidentale et orientale. La synthèse des cultures et des civilisations se lisait partout chez lui.

Une puissance bibliothèque dominait tout un pan de mur. On pouvait y voir également des livres sur le magnétisme, l'hypnose, la psychologie, la psychanalyse, la phrénologie et la Mantique.

Tout juste devant Angeline était dressée une table d'argile sur laquelle étaient inscrits dix commandements ; tout autour veillait la Sainte trinité. Dieu le père pointait majestueusement ces commandements qui ouvrent aux mortels les portes du séjour des âmes vertueuses.

A l'angle gauche loin au sud de la salle, comme un panthéon, un endroit comptait un certain nombre de dieux zoomorphes dont l'anatomie sèche faisait penser au taureau, au gorille, au coq, au caméléon et au lézard.

Plus loin, dans un cercle, s'étaient regroupés un chat noir aux yeux de cristal, un coq aux chants oraculaires, un miroir brisé, des morceaux de diamant, des graines de haricot et deux calebasses pleines de terre noire.

Sur deux nattes de raphia juxtaposées le voyant versa des cauris et des variétés de coquilles ; des tas de poussière et de terre, du sable, des petits cailloux et des morceaux de bois. On pouvait également voir une vase d'eau et deux calebasses sacrées. Il alla chercher deux oeufs. Sur quatre guéridons brûlaient des cierges. On apercevait des cartes du tarot, une boule de cristal et des carapaces de tortues sur une tablette ronde et... et l'ancienne monnaie.

Maître NGANGAH'H invita Angeline sur la natte. Elle prit place en face de lui. Les objets oraculaires les séparaient.

- Ne t'étonnes pas de ce que je t'appelle par ton prénom sans t'avoir déjà vue. Ce prénom je l'ai lu sur ton front, c'est la phrénologie qui me l'a donné. Toi, c'est Angeline NDOLO, n'est-ce pas ?

- Oui, Maître. C'est exact.

- Lorsque je jette un regard dans ce vase, je comprends pourquoi tu es ici. Mais, tu devrais cesser d'inonder ton corps de tes larmes de tristesse. Regarde ces cinq cauris que je viens de lancer en l'air, toutes les coquilles ont la bouche en haut, c'est -à dire ouverte, c'est un bon présage, vois-tu ?

- Puis rapidement, le maître prit la calebasse qui était à moitié coupée. Elle contenait de l'eau claire. Il y jeta le miroir brisé et lui posa des questions. Après les réponses d'Angeline, une image légèrement floue apparut au fond de la calebasse.

- Angeline, voilà une image qui apparaît au fond de la calebasse. Peux-tu la déchiffrer ?

- Ayo ! C'est Innocent, c'est Innocent ! Ayo, c'est lui ; c'est bien lui !

- Voilà c'est bien. C'est bien. Mais, les ombres montrent qu'il est enfermé. Il n'est pas libre. Il est dans une cellule dangereuse de la ville. A cette nouvelle, Angeline pâlit et perdit le petit sourire qui rehaussait l'éclat de son visage.

- Ton amant n'est pas seul dans cette cellule. Ils sont nombreux. Voilà, maintenant, cherchons les mains qui les ont poussés dans ce gouffre.

Puis, il prit un caillou qu'il se mit à frotter contre un gros morceau de rocher, en prononçant une série de prénoms et de noms. Après avoir prononcé Iscariote, le caillou se figea et refusa de se laisser décoller du rocher. Il se retourna vers Angeline :

- Voilà un prénom qui apparaît : Iscariote. Il y en a encore d'autres, mais celui-ci a trop figé le caillou. Alors, n'as-tu pas encore entendu parler d'un Iscariote parmi les étudiants ?

- Humm... Humm... Ce n'est pas facile... ce n'est pas facile...

Euh... sauf que, lorsque je m'étais rendu à la gendarmerie, beaucoup d'étudiants de l'Ecole Normale promettaient la mort à un certain Mbe'nnem. Ils disaient que ce garçon était une peste incarnée. Oui... Oui... Mbe'nnem.

- Voilà, Angeline, c'est la maïeutique socratique qui t'a poussée à cette découverte. Ce garçon, à des petits yeux caves, des cheveux de brousse et une barbe hirsute qui trahissent l'envie, la méchanceté et la cruauté. Il est animé par la puissance des esprits maléfiques. Mbe'nnem, tel que les astres le montrent, est né sous le signe de saturne. Il a un objectif : exterminer toutes les autres tribus du pays et faire étrangler toutes les voix contraires aux leurs.

Puis, le voyant changea de position. Il déploya une troisième natte de raphia. Il versa des graines sur un angle. Il se mit à prononcer des formules. Ces graines n'avaient pas d'yeux, mais elles semblaient voir. Elles n'avaient pas de boucle mais elles semblaient parler. Il sortit ensuite du sable, des cailloux et des fragments de cristaux de roche dont la transparence favorisait la divination. Il se mit à additionner les graines. Il répandit les graines en tas. De chaque tas, il enleva des graines deux à deux. Avec les restes, il marqua des figures. Puis, il poursuivit l'opération, ajoutant des figures aux précédentes, en allant de sa droite vers sa gauche. A la fin, il obtint des lignes multiformes. Puis, il dévoila :

- Angeline, j'ai lu beaucoup de choses. Voilà comment Menkaazeh' avait été enlevé. Jeudi soir ou du moins le Vendredi à une heure du matin. Mbe'nnem qui avait déjà envoyé des noms pour les arrestations, avait conduit les gens d'armes chez Innocent. Il s'était caché dans un coin obscur pour ne pas se faire remarquer. Les gens d'armes étaient en civil, mais armés. Ils avaient aussi des menottes. Mbe'nnem leur avait montré la porte cible. Après qu'ils s'étaient signalés comme ses camarades de classe, l'ingénu avait ouvert la porte. Ils lui avaient mis des éponges dans la bouche et l'avaient menotté. On lui avait rappelé qu'il était en état d'arrestation parce qu'il était un criminel. Il « était ainsi enlevé, et sa porte était restée ouverte. Alors à votre retour, comment l'aviez-vous trouvé, sa chambre ?

- Après mon retour, j'avis trouvé le battant enlevé et la serrure endommagée. Sa chambre était vidée comme s'il avait déménagé depuis des mois.

- Voilà, c'étaient des oeuvres de Mbe'nnem Iscariote. Il fallait donner l'impression que la chambre avait été cambriolée. Beaucoup d'étudiants, sous les lumières de Mbe'nnem, avaient été enlevés de cette façon-là.

- Tiens, observe ces figures devant toi. Cette ligne alambiquée que tu vois est le cursus scolaire de cet ange de la mort. Voilà, depuis le secondaire, Mbe'nnem livrait toujours ses camarades aux professeurs et aux surveillants. Aux examens, il trichait toujours pour réussir. Arrivé à l'Université, il y avait trouvé un terreau très fertile où il allait semer les graines de la délation et du tribalisme. Les autorités et certains professeurs avaient trouvé en lui un maillon important pour leurs chaînes infernales. Ils avaient fortement aiguisé sa monstruosité. Ils avaient trouvé en lui un maillon important pour leurs chaînes infernales. Ils avaient fortement aiguisé sa monstruosité. Ils avaient nourri sa voracité. Son passage à l'Ecole Normale par ces temps de torrent était l'une de ses récompenses et de ses consécrations. Il était ainsi apothéosé. Flanqué de son nouveau statut, il eut l'illustre idée de créer une Association tribale dont les objectifs seraient d'exterminer tous ceux que sa méchanceté aura rencontrés.

Maître NGANGA'H, très touché par ses découvertes, changea de site. Il prit les cartes qu'il étala sur tablette. Chaque carte portait une figure dont il déchiffrait, seul, les symboles. Il les jongla avec une aisance et une adresse étonnantes. Les mêmes cartes apparaissaient, aux mêmes endroits. C'était un bon présage. Il prit les deux mains tendres de la jeune fille et les posa sur la tablette. C'était d'abord le dos des mains, ensuite les paumes. Puis il révéla :

- Angeline, tu es chanceuse. Vous êtes chanceux, Innocent et toi. Les cartes et les lignes de tes mains font apparaître le chiffre six. Tu es née un Vendredi, ton amant aussi. Vous êtes nés en Juin, c'est le sixième mois, c'est aussi le mois de Junon, l'épouse de Jupiter. Votre amour était né un vendredi du mois de Juin. Très bonnes coïncidences !

Bien voyons...Humm... aujourd'hui, c'est Jeudi, c'est le jour de Jupiter, c'est l'image de la jeunesse. Il se situe entre Saturne et Mars. Deux images oppressantes et angoissantes. Mais, Jupin exercera une action exaltante, élévatrice et libératrice. Ton amant se trouve chez Mars à l'heure qu'il est. Mais Jupiter qui est le rédempteur de toute oppression et de toute angoisse lui apportera cette forte influence qui n'est que l'apanage des grands rois. Vous êtes tous nés sous le signe de Vénus. C'est un très bon signe. Vénus, c'est la déesse de l'amour. Rien ne peut vaincre l'amour. Si vous étiez nés sous le signe malin de saturne, les choses seraient très compliquées. Vénus représente le stade des anges, elle répand la force de phoebus le soleil ; elle est essentiellement bienfaitrice et c'est pourquoi elle est ainsi la déesse de la paix. Je vois son influence salvatrice s'exercer avec la bénédiction de la main du roi des dieux, Jupiter. Demain vendredi, Mars cèdera. Ses barreaux deviendront comme des frondes ; ses verrous, ses cadenas, ses chaînes lâcheront. Les voix étranglées se feront enfin entendre et comprendre et la belle liberté, aidée de sa soeur Victoire, triomphera.

Mbe'nnem est un ogre qui a vu le jour sous le signe dévastateur de Saturne, planète fauve. Saturne, c'est l'image terne de la vieillesse. Mbe'nnem, tel que sa destinée apparaît là sur ce fil tenu et tissé par Clotho et Lachésis, souffrira de l'effet paralysant, angoissant et dépressif produit par l'action de Saturne. Le sang des Innocents envahira sa tête. Je le vois empruntant seul, poussé par Atropos, le regard vide, un chemin sans lumière qui le conduit hors de la société, vers la demeure de Pluton.

CHAPITRE X

M

be'nnem avait réussi, sans difficulté, à évacuer vertement Mlle Eding de l'Amphithéâtre cette nuit du Vendredi 22 Juin 199... Mlle Samsekle, la seule créature qui parfumait encore la lugubre assemblée de son haleine féminine, manifesta une joie indescriptible. Elle se mit à applaudir de toutes les forces de ses mains frêles. Son visage multicolore brillait d'allégresse. Elle s'inclina à sa droite et fit ces révélations à son voisin immédiat :

- Ah ! Mon frère, quelle joie sans borne ! A l'instant qu'il est, je suis tentée d'affirmer sans exagération, que je suis actuellement la fille la plus comblée et la plus heureuse qui soit. Quelle magnificence ! Notre Président Mbe'nnem sera de tous les siècles, le meilleur Président qu'une Association tribale ait jamais eu à sa tête. Mbe'nnem, c'est un vengeur ; c'est un rédempteur ; c'est lui le vrai sauveur.

- Ouf ! Je dois avouer que depuis que cette villageoise et traîtresse Eding a fait son entrée dans cette auguste salle, je ne vivais plus qu'à moitié. J'avais l'impression qu'elle empestait l'air de la salle de sa présence impure.

- Moi, j'ai toujours eu l'impression que vous autre, vous prenez l'Archonte Mbe'nnem à la légère. C'est quelqu'un à qui je dois toute ma personnalité et toute ma vision du monde. Il m'a tout enseigné ; il m'a façonnée à son image. Le plus grand enseignement que j'ai reçu de lui est la haine tribale : n'aimer que notre tribu et haïr toutes les autres qui veulent nous ravir à nous-mêmes, qui veulent accaparer notre pays, notre pouvoir, nos institutions, notre palais et surtout notre Président !

- Mon frère, ne vois-tu pas que Eding est une folle entièrement guidée par Satan ? C'est un suppôt du Diable ! Elle n'a jamais voulu se conformer à nos usages : elle ne met jamais les tricots de notre Président ; les pagnes du parti ? Elle n'en pas besoin. Les marches de soutien, elle en a une horreur sans exemple ; nous aider à distribuer les tracts, vous ne la verrez jamais ! fit Samsekle.

Mbe'nnem était de retour. Il fit son entrée et attira l'attention du parterre infernal :

- Mes frères, chère soeur, ce jour et un jour sacré pour nous. Il tient sa sacralité du fait que nous avons remporté une victoire légendaire. Les services que nous rendons à ce pays n'ont pas de prix. Car s'il fallait que nous soyons rémunérés, nous serions les citoyens les plus riches de ce monde. Voyez-vous ? Il n'est pas donné à n'importe qui de traquer et de dénicher les ennemis d'un régime ! Ce que je vais surtout déplorer ici, c'est le sommeil des services des renseignements. Je crois qu'ils sont là pour recevoir des renseignements et pour passer immédiatement à l'action. Ce travail titanesque auquel nous nous livrons sans formation, sans expérience, sans armes et sans moyens légaux, c'est bien le leur. Je crois qu'à l'avenir, ils seront dénoncés à la plus haute hiérarchie de notre pays.

Après l'annonce de ces nouvelles perspectives, l'entourage de Mbe'nnem applaudit ; Puis, très flatté, l'Archonte enchaîna d'un ton seigneurial :

- Bien, vous savez que chez nous, après un travail bien accompli, il faut prendre un verre. Il faut fêter. C'est l'occasion pour moi de vous informer de ce que désormais, vos jours et vos nuits seront saturés de fêtes. Tout à l'heure, à la sortie, le coup d'envoi sera donné autour d'une dizaine de casiers, leur promit-il.

Dès cette nuit-là, ils se mirent à boire. Ils buvaient ainsi chaque jour et chaque nuit. Ils finirent par être dans les vignes du Seigneur. Il fallait exprimer la liesse de cette grande victoire le plus longtemps possible. Il fallait boire régulièrement pour maintenir la fraîcheur du souvenir de cette victoire historique. Ils buvaient. Ils buvaient au point de devenir des suppôts de Bacchus. Chaque jour, ils laissaient un peu de leur équilibre et de leur raison au fond des bouteilles. Chaque jour, ils allumaient et enflammaient leurs sens. On buvait. Il fallait bien boire pour exprimer la joie qu'on peut ressentir après avoir livré aux forces de l'ordre des maquisards, des opposants, des subversifs. A la longue, ils finirent par être atteints de dipsomanie.

Un soir, alors qu'il avait une envie aiguë d'inonder ses amygdales comme à l'accoutumée, Mbe'nnem remplit ses poches d'une bonne partie de leurs cotisations hebdomadaires, et se dirigea tout seul cette fois-là, vers un bar. C'était dans le quartier appelé «quartier Latin ». Ce quartier était le seul de la ville où on voyait pousser au fil des années des lycées et collèges, les grandes Ecoles de formation et autres centre universitaires.

Le « Bar des Martyrs » était celui des bars qui accueillait le plus d'étudiants. C'était une propriété des anciens étudiants pourchassés et persécutés par le passé par une milice d'un ancien dirigeant de l'Université Fédérale. On y rencontrait souvent presque toute la fine fleur intellectuelle de la capitale. C'était aussi, curieusement, le lieu que la secte tribale de Mbe'nnem aimait pour ses ripailles et pour ses beuveries.

Ce même soir-là, les « assassins » sans assassinat, les « Subversifs », les « Poseurs de bombe » etc. s'y étaient retrouvés, comme par hasard, et s'étaient mis à s'entretenir de ce qu'ils étaient devenus depuis leur ``libération''. Le temps avait passé et ils ne s'étaient plus revus. Assis tous autour d'une table ronde, ils avaient formé un cercle. Autour de cette table on pouvait apercevoir : Menkaazeh', le visage exprimant la candeur. Tout à côté, à sa gauche, c'était l'éternelle Angeline NDOLO, la pénélope des temps modernes, l'âme de son âme. Près d'elle parlait Senõra NO avec beaucoup d'entrain, le sourire parcourait le visage lumineux. Elle s'adressait à Sophie Eding, la charmante « rebelle ». En face, Francis Menkaakong, Charly NO et Eben le philosophe spéculaient autour des jeux olympiques et les chances des Africains. A la droite de Menkaazeh', Docta Maben et Ateb parcouraient quelques pages du magazine »ONZE ». Puis,

- Alors, les « subversifs », la belle aventure souterraine, quels souvenirs ? Blagua Docta Maben.

- Oulala, Docta, voilà un mot qui pue une époque presque révolue ! « Subversif » « la subvertion » ; les « maquisards », «  les activistes » etc. etc. fit Francis avec amertume.

- N'oubliez surtout pas les « poseurs de bombes », les « spécialistes des attentats », et... et surtout, surtout, les « opposants », renchérit Eben le philosophe.

Tout le monde se mit à rire. Ils rirent si fort que le fond musical que distillait la chaîne musicale du bar n'avait plus de grands effets sur les papilles auditives.

- Je tiens seulement à vous rappeler qu'actuellement, vous respirez l'air de « notre pays », de « notre régime ». Et gardez-vous désormais de jalouser « notre Président » ; empêchez-vous de convoiter « nos institutions » et « notre beau palais », leur rappela Docta Maben, tout en gesticulant comme un comédien.

- Ce sont là, vous le savez tous, certains chefs d'accusation qui pesaient sur vous et qui, à ce que je sache, pèsent toujours...

- Mon cher ami, depuis qu'on nous a « relaxés », j'ai traîné ma toux du côté de nos gens d'armes sans succès de me faire reconnaître. Je leur ai toujours rappelé que c'est bien moi Eben le philosophe. Arrêté et incarcéré pendant plusieurs semaines dans leurs cellules, relaxé provisoirement appelé à venir de temps en temps passer à des « petites enquêtes » de routine pour clarification définitive de la situation. Mais, qui s'occupe de moi ? Qui semble se rappeler notre « affaire » ? Personne ! J'ai déduit que la justice ne nous reconnaît plus, qu'elle n'a plus besoin de nous, m^me quand nous allons vers elle.

- Hé ! Oui, peut-être le temps a-t-il trouvé, seul, la solution malgré les hommes, déduisit Menkaaseh'

* *

*

Mbe'nnem était resté figé dès l'entrée du bar, comme médusé par on ne sait quelle force surnaturelle. Il n'en revenait pas. Il broyait du noir. Il lui avait semblé qu'il avait mis les pieds dans un cimetière de revenants. Quel choc peut provoquer une telle surprise dans l'esprit d'un vivant. ? Imaginez-vous tout puissant, en connivence avec les autorités de votre établissement, protégé par des Ministres, livrant les étudiants aux forces de l'ordre sous prétexte qu'ils sont des ennemis du régime afin qu'il soient exécutés et... et croyant qu'ils pourrissent déjà dans une fosse commune, vous les revoyez dans un milieu mondain ! Bouleversant, traumatisant, n'est-ce pas ?

Ils étaient bien assis, ces pendards qu'il avait souhaité morts. Ils respiraient l'air pur que distillait gratuitement la mère nature. Ils pouvaient encore rendre eux aussi un hommage mérité à Bacchus. Ils avaient même de surcroît assiégé ce soin sacré qu'affectionnaient Iscariote et sa secte tribale. Mben'nnem était tout simplement paralysé de stupeur et de peur. Dans son coeur ténébreux au gouffre duquel il avait toujours roulé la traîtrise, la délation, la haine, la méchanceté et le tribalisme, il ruminait devant un monde plutôt étonné, ces sombres pensées qui le torturaient :

- Ah ! C'est grave ! C'est très grave ! Mais... qui vois-je ? Qui vois-je là ? Sont-ce des fantômes ? Des revenants ? On dirait des hydres ! C'est comme si j'ai ouvert le portail d'un étrange cimetière ! C'est comme un rêve ! Mais... c'est un cauchemar ! Aïee ! Ma tête est toute couverte de sang ! Je sens ma cervelle se fêler. 

Mbe'nnem n'avait pas pu supporter cette vision spectrale. Sitôt qu'il s'était partiellement remis de sa paralysie, il prit la fuite, tel un lièvre en danger.

Quelques jours plus tard, Iscariote s'était découvert à ses semblables, totalement métamorphosé. Il avait perdu les sens et son cerveau était fêlé. Tous les jours, on le voyait errer, dans une tenue de ver de terre, dans la grande cité sur laquelle il croyait régner en maître absolu. Ses lèvres rouges qui suçaient tous les jours les bouteilles d'alcool étaient devenues plus lippues. Ses cheveux de brousse étaient désormais de grosses boules renversées qui pendaient jusqu'à son tronc qui trahissait des côtes desséchées. Il était presque exsangue. Sa barbe hirsute avait littéralement envahi sa poitrine difforme. Seul un vieux de morceau de tissu crasseux en lambeaux était tout ce que la culture pouvait lire sur sa virilité sans vie.

Entre ce symbole des passions destructives et mortelles et la société, il se livrait tous les jours un titanesque combat irrationnel. Cette société immortelle qui l'avait vu naître, le pauvre mortel l'avait souillée. Il l'avait désacralisée de ses paroles et de ses actes criminels.

Cette société longtemps en proie à une fermentation socio-politique était passée par l'étape décisive d'une salvatrice ébullition. Cet ultime bouillonnement qui allait lui permettre de muer. Cette société à la démarche de tortue qui voulait enfin passer par la porte étroite de la Démocratie l'avait totalement vomi, lui qui l'empestait de ses odeurs pestilentielles et excrémenteuses, de délation, de calomnie, de méchanceté, de tribalisme...

Tous les jours, il clopinait seul, sur la piste cahoteuse et ténébreuse qui l'éloignait des hommes, ses pauvres semblables qu'il n'avait jamais su aimer. Son voyage solitaire vers l'inconnu ressemblait à la terrible descente dans l'Hadès. Avant d'atteindre l'Erèbe, Mbe'nnem se soumit au tribunal de sa conscience malade.

- « Toi, pauvre mortel Mbe'nnem Iscariote, sache que cette société qui te renie et qui te vomit aujourd'hui est complètement inondée de ce sang innocent que tu as versé ou que tu as fait verser durant ton existence. Mbe'nnem, tu devrais savoir que ce liquide à la couleur sonore et aux odeurs sacrées est le don du Père de la Création. Tu as toujours été bercé par l'illusion d'une pseudo-puissance. Sache, pauvre mortel, qu'il n'y a que Dieu qui soit Tout-Puissant. Il n'y a que les dieux qui soient athanatoï. Ils sont nés un jour, mais ne meurent pas. Ils se nourrissent d'ambroisie, de nectar et de fumée. Les hommes, pour s'immortaliser, doivent impérativement s'aimer les uns les autres. »

FIN

* 1 Dieu maléfique ! N.B. les autres exclamations ne sont que les expressions de la forte surprise

* 1 Ô pauvre de moi !

* 2 Ô Joséphine !

* 3 Ô Dieu ! Ô Joséphine ! Je suis fini ! (Traduction littérale)

* 4 Ô Jeanne

* 1 Non ! Non ! Tais-toi ! Tais-toi !

* 1 Non ! Non ! Noonn ! Cet enfant !

* 2 Ô Ô moi ! Ô mère

* 3 C'est quoi ? C'est quoi ? Que s'est-il produit ? Père Teponnou'h

* 4 père

* 1 C'est quoi ? (Une affaire politico-criminelle)

* 2 Ô ! Ô Ô Ô !

* 3 Ô Ô !

* 1 Quelle malédiction ! Ô Dieu !

* 1 Une voyante

* 2 Minfo : Pince, fils du chef

* 1 C'est ça ! C'est ça !

* 2 Natema'h : le chef,le lion

* 3 La'kam : lieu d'initiation du chef

* 4 Je ne sais pas, je n'en sais rien ; je suis innocent.

* 1 C'est ça ! C'est ça ! Majesté

* 1 Seul Dieu sait

* 1 Oh ! Dieu, toi qui crée les hommes !

* 2 Oh ! Sainte Marie, mère de Dieu

* 3 Oh ! Au nom de Dieu !

* 1 Zones marécageuses

* 1 Mon Dieu !Ah mon père ! Ah Um Nyobé ! Ah Ouandié !

* 1 Ah ! ma mère ! Ah ! Mètjel !

* 1 Le traître

* 1 Pour la vie éternelle

* 2 Dur cachot

* 3 Que le gouvernement militaire cède au gouvernement civil.

* 4 Le procès est encore devant le juge

* 1 NB : Charly No est de culture et d'expression anglaises.

* 1 Véhicule de seconde main, importé d'Europe.

* 2 Homme très instruit.

* 3 Les détenteurs de pouvoir

* 4 Nouvelle coupe de voiture

* 5 Policiers






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Le don sans la technique n'est qu'une maladie"