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Les réécritures bibliques dans l'oeuvre de Pascal Quignard

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par Daphné Pulliat
Université Paris IV- Sorbonne - Master II littératures françaises 2008
  

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    Daphné Pulliat . mémoire de Master 2 Littératures françaises . sous la direction de Mme. Henriette Levillain . université Paris IV Sorbonne . tel-aviv . mars - juin 2008

    réécritures bibliques

    dans l'oeuvre de Pascal

    Quignard

    sommaire

    p. 4 introduction

    p. 10 partie I . << au commencement était

    le Verbe >>

    p. 11 1 . réécritures et traductions :

    problématiques

    p. 25 2 . réécrire-traduire la

    Bible

    p. 50 partie II . << il était une fois la

    Bible>>

    p. 51 1 . les textes sources : une forme de

    syncrétisme

    p. 68 2 . les textes cibles : esquisse d'un

    art poétique

    p. 86 3 . changement de forme ; la quête d'une

    forme originelle

    p. 91 conclusions : << inquende quod

    adorasti >>

    p. 97 bibliographies

    Ç Le bonheur laisse des traces dans ce monde1

    1 Sordidissimes, Paris, Grasset, 2005, p. 264

    introduction

    Certaines lectures laissent des traces dans notre esprit. Nous lisons l'oeuvre de Pascal Quignard et notre conscience est marquée de cette impression d'avoir entre les mains une oeuvre totalisante, une suite de textes où la pensée touche à tout, ne laisse rien de côté de ce monde qui intéresse et surprend.

    Depuis L'ætre du balbutiement : essai sur SacherMasoch2 jusqu'au dernier volume du Dernier Royaume3,

    2 Paris, Mercure de France, 1969

    3 Sordidissimes, op. cit., Paris, Grasset, 2005

    nous rencontrons dans ces pages les obsessions de l'auteur, les nécessités qui le poussent à écrire, à nous livrer cette réßexion qui le préoccupe, à nous proposer son regard sur le monde.

    Aussi, son oeuvre nous met-elle face à la scène qui nous crée et que nous ne voyons jamais, elle nous montre la sexualité, par laquelle nous tentons de reproduire pour la percevoir - pour l'apercevoir -, cette scène originelle. Nous y trouvons aussi la peinture, par laquelle nous tentons de représenter cette scène originelle, nous cherchons à reproduire l'image de cette scène, image toujours absente dont Pascal Quignard nous dit qu' Ç on appelle cette image qui manque Ç l'origine4 È. È Nous y trouvons la voix utérine, que nous recherchons dans la musique, et le langage qui porte cette voix, piège de l'humanité dans lequel tout enfant est jeté, sacriÞé dans les premiers mois de sa vie.

    Pascal Quignard nous entra»ne dans sa recherche de l'origine de l'être, l'origine du monde, l'origine du langage, l'origine de l'écriture. Quête, retour vers la source tel un saumon qui fraie avant de mourir, Pascal Quignard nous soumet cette obsession de la matrice qui occupe son écriture et sa pensée.

    4 La Nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007, p. 11

    Cette recherche est présente dans ses romans, mais elle est plus tangible encore dans l'Ïuvre essayistique de l'écrivain. Dans ce genre quelque peu insaisissable qu'est l'essai, lieu de la parole sincère de l'auteur, genre hybride dans lequel ce dernier est libre dans ses idées et dans ses moyens, dans ce genre éminemment moderne, Pascal Quignard nous expose sa vision du monde ; non pas une vision figée et dogmatique, mais bien une pensée en mouvement, une réßexion qui s'autogénère, se ressasse Ð d'un livre à l'autre, distants de plusieurs années parfois, nous retrouvons la même idée, la même réßexion Ð mais qui s'enrichit toujours et ne se répète que pour se renouveler.

    Le genre essayistique a ceci d'unique qu'il reste indéfini est par là difficilement classifiable. La recherche littéraire a parfois proposé une classification thématique des essais : littéraire, philosophique, politique5É Dans ce contexte Pascal Quignard ajoute un degré de confusion dans la tentative de définir le genre de ses écrits : l'ensemble des idées qu'il expose dans ses pages sont tant littéraires que philosophiques, linguistiques, artistiques parfois, psychanalytiques encore.

    De formation philosophique Ð il a étudié à l'université de Nanterre auprès d'Emmanuel Lévinas -, Pascal

    5 Gilles Philippe, article Ç essai È, Lexique des termes littéraires, Michel Jarrety (dir.), Paris, Le Livre de Poche, 2001, pp. 168-169

    Quignard s'est aussi intéressé à la psychanalyse, ainsi que le montrent ses analyses de la sexualité dans Le Sexe et l'effroi6 et dans La Nuit sexuelle7. Son amour de la langue et ses connaissances en linguistique lui viennent d'une enfance bercée par les recherches d'étymologies en cours de repas, dans une famille de professeurs de lettres classiques et d'universitaires : Pascal Quignard est le petit-Þls du grammairien Charles Bruneau ; l'auteur caractérise lui-même son éducation de Ç grammaticale È. Sa these, qu'il abandonne à partir de mai 1968, portait sur Ç Le statut du langage dans la pensée de Henri Bergson8 È ; déjà Pascal Quignard est autant préoccupé par la pensée que par la langue. Son premier essai, L'ætre du balbutiement9, porte sur le masochisme ; les analyses du comportement masochiste qu'il donne montrent sa connaissance du travail de Jacques Lacan autant qu'elles font état de l'intérêt littéraire du roman de Léopold von Sacher-Masoch La Vénus à la fourrure10.

    6 Le Sexe et l'effroi, Paris, Gallimard, 1994

    7 La nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007

    8 toutes les informations biographiques sont tirées de Pascal Quignard le solitaire ; Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, Galilée, 2006

    9 L'Etre du balbutiement : essai sur Sacher-Masoch, op. cit., Paris, Mercure de France, 1969

    10 La Vénus à la fourrure, [1869], Paris, Presses Pocket, 1985

    Pascal Quignard cumule et cultive les paradoxes, reste inclassable. L'aspect encyclopédique, au sens de totalisant, de son oeuvre ne cesse de surprendre son lecteur ; rien de ce monde n'échappe au regard de l'écrivain, tout l'interroge, chaque détail de l'existence trouve une place dans sa pensée et suscite une analyse, un commentaire. Aussi, au sein de tant de réßexions, il eut été surprenant que la religion, point essentiel d'une approche de l'humanité, ne trouve de place et n'engendre quelques pages, quelques mots.

    Nous avons cherché au coeur de l'oeuvre quignardienne les indices de cette réßexion, mis sur la voie par un livre, Les Septante11, récit de la rédaction de la première Bible en grec. Il nous est apparu que la religion est une pierre de touche de la pensée et de l'écriture quignardiennes. La place qu'elle y occupe est complexe, multiple, mais centrale, véritablement essentielle et matricielle.

    Dans le parcours de son oeuvre essayistique, les Petits Traités12 et les cinq volumes du Dernier Royaume13, relayés par d'autres ouvrages majeurs de l'oeuvre de l'écrivain tels que Le Sexe et l'effroi14 et La Nuit

    11 avec les pastels de Pierre Skira, Paris, Patrice Trigano, 1994

    12 volumes I-VIII, Paris, [Maeght, 1990], Gallimard, coll. Folio, 1997

    13 volumes I-V, Paris, Grasset, 2002, 2005

    14 op. cit., Paris, Gallimard, 1998

    sexuelle15, nous avons découvert divers modes d'abord de la question religieuse.

    Pascal Quignard, qui a reçu une éducation catholique, ainsi qu'il le conÞe à Chantal LapeyreDesmaison16, ne cesse de faire référence aux évangiles, tantôt en les citant, tantôt en relatant à sa manière un épisode de la vie du Christ. Mais son écriture renvoie aussi aux textes de l'Ancien Testament qu'il semble très bien conna»tre également : il cite beaucoup la Genèse, fait très souvent référence au récit de la Création, une question qui est bien au cÏur de sa quête littéraire et philosophique.

    Outre les textes canoniques, Pascal Quignard évoque aussi des textes apocryphes, tel l'évangile selon Thomas. Autre référence majeure de l'auteur, la Bible d'Alexandrie est peu connue en Occident où la chrétienté est centrée sur le texte latin de la Vulgate Ð texte qui semble être une source majeure de Pascal Quignard puisqu'il cite la Bible le plus souvent en latin. Le passage de l'hébreu au grec est un moment essentiel de l'expansion du Christianisme, le changement de langue est un enjeu religieux majeur auquel la recherche se consacre peu et que Pascal Quignard interroge.

    15 op. cit., Paris, Flammarion, 2007

    16 Pascal Quignard le solitaire, op. cit., Paris, Galilée, 2006, p. 24

    Car dans la question de la religion se retrouvent d'autres enjeux de l'écriture quignardienne. Ainsi l'origine de l'homme est-elle une question majeure, évidente, mais aussi la question le l'origine du langage ; à ce titre l'épisode biblique de Babel est une référence, mais l'est aussi la question de la langue hébra
    ·que, langue première, et se pose donc la question de la traduction.

    Nous abordons alors des enjeux littéraires, ceux de la traduction en général et de la traduction de textes religieux en particulier, mais ceux aussi du commentaire, de l'herméneutique en général, de l'exégèse en particulier. De cette question en surgit une autre : Pascal Quignard ne se contente pas de traduire des passages bibliques, il en cite, il en réécrit. La réécriture est une problématique importante de la littérature et elle se pose avec acuité dans le cas de réécritures bibliques car après le premier livre, toute écriture est secondaire.

    Cette question de la réécriture englobe à nos yeux la question de la traduction - la traduction posant ellemême la question de la réécriture car tout passage dans une autre langue dénature le texte et le fait autre. Aussi voulons-nous centrer cette étude sur les réécritures des textes bibliques dans l'Ïuvre de Pascal Quignard en interrogeant cette notion dans sa diversité : allusion, référence, citation, imitation Ç à la manière de È, parodie,

    pastiche, traduction, transcription, adaptation ; dans sa diversité et avec les enjeux propres que comporte la réécriture de textes sacrés : inspiration ou au contraire désacralisation, la
    ·cisation.

    Il nous appara»t en effet que réécrire la Bible comporte des enjeux tant idéologiques, philosophiques que littéraires et nous voulons voir en quoi ils sont liés. Les réécritures quignardiennes ont ceci de particulier quelles sont le fruit d'un écrivain rompu à la tradition catholique mais qui est éminemment moderne et qui tourne son écriture vers des genres littéraires hybrides dans une quête de forme littéraire originelle.

    Aussi souhaitons-nous réaliser cette recherche en plusieurs étapes qui constituent à nos yeux des paliers dans la compréhension de la démarche quignardienne. Nous souhaitons dans une première partie faire état des problématiques littéraires soulevées par les genres de la réécriture et de la traduction de textes bibliques ; nous intitulons cette première partie << au commencement était le Verbe È d'après le premier vers de l'évangile selon Jean17, signiÞant que la Bible est à la source de l'écriture, de la réécriture et que tout texte qui vient après est irrémédiablement frappé de secondarité.

    17 Evangile selon Jean, << Prologue È, 1 ; 1, Traduction Îcuménique de la Bible (TOB), Cerf, [1975], 2004, p. 1513

    Toutes les citations bibliques sont issues de la TOB

    Nous souhaitons ensuite observer de près ces textes sources et textes cibles et relever le glissement de sens engendré par le changement de genre. La réécriture d'un texte sacré sort le texte du sacré. Les formes des textes générés par la réécriture quignardienne sont des formes modernes, elles sont caractérisées par l'esthétique du fragment et du conte. Pascal Quignard nous propose en effet un relecture-réécriture personnelle de la Bible ; aussi avons-nous souhaité intituler cette seconde partie Ç il était une fois la Bible È, sentence qui débute les contes pour enfants, car enfants nous nous faisons pour écouter cette Bible contée par Pascal Quignard.

    Ce retour vers la forme du conte constitue chez l'écrivain un retour vers la forme originelle du texte ; le conte est cependant bien loin de la somme biblique, du monument qui incarne traditionnellement le premier livre. La recherche de l'écriture originelle va de paire avec la réßexion quignardienne sur l'origine de l'écriture et du langage. Une recherche qui s'inscrit dans une quête plus large qui est celle de la matrice : origine de l'homme, origine du monde. Au cÏur de cette démarche la religion semble être un palier que Pascal Quignard dépasse dans une quête a-religieuse des origines quitte à rejeter cet héritage religieux qui demeure cependant assourçant ; aussi intitulons-nous cette partie conclusive Ç incende quod adorasti È, brLle ce que tu as adoré, ordre donné à

    Clovis pas l'évêque Rémi et que Pascal Quignard aime citer18 afin de signifier le saut qui est fait par le procès même de réécriture du texte sacré.

    18 Petits Traités, op.cit., LIIème traité, Ç Ce que dit Rémi à Clovis È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 547 et L'Occupation américaine, Paris, Editions du Seuil, 1994, p. 93

    partie I : Ç au commencement était le Verbe19 È

    La Bible comme début de tout, comme premier livre, première écriture, lieu même du récit de la création du premier homme, du premier langage. Ç Au commencement était le Verbe È nous dit que nous sommes faits de logos, que notre origine est parole, celle de Dieu, que notre essence est un dire :

    Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre (É) et Dieu dit : Ç Que la lumière soit ! È Et la lumière fut. (É)

    Dieu dit : Ç Qu'il y ait un firmament au milieu des eaux et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux ! (É) È Il en fut ainsi. (É)

    Dieu dit : Ç Que les eaux inférieures au ciel s'amassent en un seul lieu et que le continent paraisse ! È Il en fut ainsi. (É)

    Dieu dit : Ç Que la terre se couvre de verdure (É) È Il en fut ainsi. (É)

    Dieu dit : Ç Qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour de la nuit (É) È Il en fut ainsi.

    Dieu dit : Ç Que les eaux grouillent de bestioles vivantes et que l'oiseau vole au dessus de la terre face au firmament du ciel. È (É)

    Dieu dit : Ç Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce (É) È Il en fut ainsi.

    19 Evangile selon Jean, Ç Prologue È, 1 ; 1, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1513

    Dieu dit : << Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance (É) È Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, m%ole et femelle il les créa. (É)

    Dieu dit : << Voici que je vous donne (É) ; ce sera votre nourriture (É) È Il en fut ainsi20. È

    Ce Verbe créateur est Dieu lui-même nous dit Jean dans la suite de ce vers : << et le Verbe était Dieu21 È, parole divine, parole créatrice puisque tout ce que Dieu << dit È - verbe en tête des neuf premiers paragraphes du récit de la création du monde - est, devient, existe soudainement à partir de rien. Chaque élément du monde est créé d'un << dit È de Dieu, la parole, le logos divin est à notre source.

    Aussi, ce logos constitue pour Pascal Quignard une donnée majeure dans sa quête des origines de l'humanité ; le logos est à la source de notre être, aussi remonter à la source du logos semble être un premier pas dans la démarche quignardienne.

    La Bible, traditionnel << premier livre È - bien que les premières écritures datent scientiÞquement de 3200 avant notre ère, ce que Pascal Quignard n'est pas sans savoir puisqu'il évoque << les tablettes d'argile que

    20 Genèse, << La Création È, 1 ; 3, 5, 6, 7, 9, 11, 14, 15, 20, 24, 26, 27, 29, 30, TOB, op.cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp. 22-23

    21 Evangile selon Jean, << Prologue È, 1 ; 1, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1513

    consignait Sumer22 È -, premier livre imprimé en 1465 à Mayence, la Bible est bien un lieu source de ce logos. L'approche qu'en fait Pascal Quignard est des plus complexes : par les phénomènes de réécriture qu'il effectue il traite le texte biblique en objet littéraire, il en fait un texte source, base d'un texte secondaire, texte cible, dans lequel la Bible est même et autre à la fois : même car ce sont toujours des épisodes bibliques qui sont narrés - Babel, Noé, JonasÉ - les faits relatés sont les mêmes, autre car ce n'est plus la lettre biblique, ce n'est plus le texte sacré.

    A la source de l'écriture quignardienne, le premier livre : le texte quignardien est à ce titre doublement secondaire, il vient après la Bible et il est une réécriture. La réécriture est à nos yeux un genre, une pratique littéraire qui a des codes et des enjeux propres avec lesquels joue Pascal Quignard. Protéiforme, de la simple allusion à l'imitation, sans oublier la traduction, la réécriture, par les choix qu'elle implique, nous parle de l'auteur qui la pratique, elle fait sens dans la démarche littéraire de celui-ci.

    Nous voulons voir dans cette première partie quelles sont les problématiques soulevées par ce que nous considérons comme un genre : question des textes-

    22 Petits Traités, op.cit., XVIIème traité, Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 313

    sources et textes-cibles, question du changement de genre, et, quand c'est le cas, du changement de langue, voire du changement d'alphabet. Nous souhaitons aussi poser les bases d'une réßexion sur les spéciÞcités des réécritures du sacré : de l'inspiration à l'écriture désacralisante. Cette partie vise enÞn à interroger plus largement le concept de texte premier, originel.

    1 . réécritures et traductions : problématiques

    Ç Lire, écrire, traduire sont indiscernables23. È

    La réécriture et la traduction, que nous considérons comme une forme particulière de réécriture, comportent des enjeux littéraires essentiels. Le choix du texte-source et le mode de restitution dans le textecible, et il en va de même dans la traduction, sont le signe d'une élaboration littéraire de la part de l'auteur.

    Ré-écrire c'est écrire encore, écrire à nouveau nous dit le préÞxe du verbe. Ce n'est pas simplement écrire,

    23 Petits Traités, op.cit., XXème traité, Ç Langue È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 497

    c'est écrire avec un avant, avec une antériorité textuelle de laquelle on part, de laquelle on s'écarte sans trop s'en éloigner car la référence doit rester identifiable. Réécrire c'est écrire en assumant l'antériorité, l'origine qui a présidé à cette écriture secondaire, nouvelle.

    a . méthodes de réécriture et de traduction

    En ce sens est réécriture tout texte secondaire, tout texte qui procède d'un autre ; mais si les livres poussent des livres, ceux fruits de la réécriture explicitent et assument leur origine. Il en va de même de manière patente pour la traduction.

    Nous souhaitons ici détailler les différentes formes de réécriture et de traduction, présentant chaque fois que possible les exemples quignardiens qui correspondent au type décrit.

    intertextualité

    Nous avons déjà évoqué le fait que la réécriture peut prendre différentes formes. Le premier degré de la réécriture constitue en l'intertextualité. Ainsi de l'allusion, qui est une référence discrète à un autre ouvrage, référence souvent identifiable seulement par un lecteur initié qui conna»t préalablement le livre auquel allusion est faite ; cela suppose un lecteur instruit et averti. Lorsqu'il évoque << les deux nudités principielles24 È Pascal Quignard fait allusion aux corps nus d'Adam et Eve en Eden décrits dans le récit de la création dans la Genèse : << Tous deux étaient nus, l'homme et sa femme25 (É) È, texte que tout lecteur au fait de la culture judéochrétienne est à même de reconna»tre dans cette formulation.

    Plus précise que l'allusion est la référence ; l'auteur et l'Ïuvre évoqués sont identifiés et cités dans le corps du texte ; ainsi Pascal Quignard fait-il référence à l'évangile en usage chez les chrétiens de Syrie et d'Irak, celui de Rabbula, copiste mésopotamien du VIème siècle : << depuis 1497, cet évangile dL à Rabbula est conservé à Florence26 È dans la bibliothèque Laurentine.

    24 La Nuit sexuelle, op. cit., <<Avant-propos È, Paris, Flammarion, 2007, p. 15

    25 Genèse, << La Création È, 2 ; 25, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 24

    26 Petits Traités, op.cit., XVIIème traité, << Liber È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 350

    La citation enÞn est la forme la plus évidente d'intertextualité puis qu'elle fait entrer dans le corps du texte un élément textuel autre, étranger, dL à la main d'un autre écrivain. La citation est le signe de la connivence d'esprit entre deux auteurs ; même si l'écrivain second cite pour nuancer voire critiquer, le pan de phrase cité est toujours le signe de ce qui le préoccupe, toujours témoin de ce qui le touche, même si c'est en négatif. La citation se donne pour précise et Þdèle, elle donne les références nécessaires pour retrouver le mot, la phrase dans son contexte original. Elle donne comme corps étranger le texte premier puisqu'elle le démarque typographiquement avec les guillemets ou l'italique puis la référence entre parenthèses ou en note. Parfois une citation peut être faite sans que la source soit spéciÞée ; si c'est une source populaire, un texte prétendument connu de tous, elle se confond avec l'allusion, si au contraire c'est un texte peu connu la citation frôle alors le plagiat.

    Citant Jérôme, Pascal Quignard donne les références de l'Ïuvre : Ç Quand Jérôme hallucine en rêve des livres, ce sont des codex qu'il voit dans son rêve (Ç codices saeculares È, Ep. ad Eust., XXII, 30) (É) Un Ç codex séculier È - pour reprendre l'expression de Jérôme27 (É) È

    27 ibid., p. 355

    Le lecteur peut retrouver cette expression dans la lettre d'exhortation épitre 22 à Eustochium, << de custodia virginitatis È. Il cite aussi en spécifiant ce qu'il cite, avec autant de précision qu'une bibliographie : << Je cite d'après le texte latin établi par Th. Graesse (Jacobi a Voragine, Legenda aurea, cap. XLVII, De sancto Longino, Dresdae, 1846, page 202). Jacques de Voragine dit qu'il avait fallu que le sang de Jésus de Nazareth touchât la main du centurion pour qu'il connLt son crime28. È

    D'autres fois, il cite la Bible sans préciser cette source : << Comme Dieu en mourant sur la croix reprend les premiers mots et les dits à son père : << Je suis seul. Je suis abandonné ! È Il dit : << Sitio ! È (Mich dürstet ! J'ai soif !) et il expire29. È La source biblique est celle des évangiles : selon Matthieu : << Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné30 ? È ; selon Marc : << Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné31 ? È ; selon Jean : << J'ai soif32. È Luc lui ne fait rien dire de tel à

    28 Petits Traités, op. cit., LVIème traité, << Longin È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 616

    29 Petits Traités, op. cit., XLVIème traité, << Froberger et Grimmelshausen È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 427

    30 Evangile selon Matthieu, << Mort de Jésus È, 27 ; 46, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1435

    31 Evangile selon Marc, << La mort de Jésus È, 15 ; 34, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1463

    32 Evangile selon Jean, << La crucifixion et la mort de Jésus È, 19 ; 28, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1542

    Jésus. Pascal Quignard cite sans citer, la référence est culturelle, elle s'adresse à tout lecteur qui a rencontré les textes évangéliques.

    réécriture

    Allusion, référence et citation procèdent de

    l'introduction d'un texte source dans un texte cible ; l'imitation, la parodie, le pastiche, toutes formes Ç à la manière de È sont elles tournées vers la création, vers une certaine mise à distance du texte source.

    L'imitation est un premier exemple de réécriture ; elle procède de la mimèsis et consiste en la reprise d'un texte en conservant de celui-ci soit le ton soit l'esprit. L'imitation contient une notion de fidélité au texte source, celui-ci reste identifiable. Ainsi Pascal Quignard imite le genre apocalyptique en décrivant la fin des temps :

    Au cours du XXème siècle la science imposa la conscience de la fin de ce monde. Tous les biens de l'humanité, tous les moments de la culture mondiale, tous les souvenirs de l'espèce humaine seront engloutis.

    La terre brülera.

    Le soleil se consumera.

    C'est la première fois dans l'évolution de l'espèce que sa destruction est certaine et que cet engloutissement de tout monument humain, cet effacement de toute Ïuvre humaine, cet

    anéantissement de toute valeur humaine font référence.

    C'est la première fois que l'humanité a la

    certitude que le temps succèdera à l'histoire. (É)

    Que l'humanité ne peut plus rien confier d'elle-

    même à rien.

    Ni à la terre (qui dispara»tra).

    Ni au système solaire (qui bouillira33).

    Apocalypse areligieuse, la fin du monde

    quignardienne a des aspects scientifiques. << Ecris donc ce que tu as vu, ce qui est et ce qui doit arriver ensuite34. È C'est bien ce à quoi semble se prêter Pascal Quignard ; il nous propose une apocalypse scientifique, rationnelle, en concordance avec les projections scientifiques contemporaines, le discours scientifique constituant un nouveau genre de prophétie.

    Le genre du pastiche se distingue de la parodie en ce qu'il n'est pas caricatural. Il tente de transposer avec fidélité le texte source. Il peut être le signe de l'admiration de l'auteur pour son modèle. La parodie, elle, est volontairement caricaturale et la visée est comique voire critique. Ce qui fait rire ou réßéchir est le décalage entre le texte source et le texte cible, que ce soit dans son écriture ou dans son esprit.

    33 Ab»mes, chapitre XXI, << Sur le temps mort È, Paris, Grasset, 2005, pp. 63-64

    34 Apocalypse, << Vision du fils de l'homme È, 1 ; 19, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1744

    Pascal Quignard pratique peu la parodie ; un texte cependant nous para»t mettre une distance critique suffisante pour y voir un aspect parodique. Dans un chapitre des Paradisiaques35 l'écrivain réécrit ainsi la création de l'homme selon un docteur de la mishna du premier siècle :

    Rabbi Yohanan a dit que Dieu prit de la terre. Durant l'heure qui suivit il modela un corps. A la troisième heure il étira les membres et le sexe. A la quatrième il insuffla l'âme. A la cinquième il réussit à faire tenir Adam sur ses jambes. A la sixième heure Adam nomma tout ce qui est. A la septième Eve surgit à son côté. A la huitième ils s'étreignirent et elle conçut un autre monde dans son ventre. A la neuvième Dieu leur dit de ne pas manger le fruit de l'arbre. A la dizième le serpent parla à Eve et ils s'entretinrent. A la onzième heure, Eve ayant tendu la pomme a Adam, il la mangea. A la douzième il eut honte, il dissimula sa nudité, il fut chassé du jardin. C'est ainsi qu'Adam n'a même pas passé une nuit au paradis.

    La pointe finale vient porter un discrédit

    humoristique sur le reste du texte qui est construit à la manière du récit biblique de la Genèse : phrases courtes, anaphore, concision et ordre.

    Autre parodie possible est le paragraphe suivant du même chapitre qui reprend une idée de l'écrivain Marcel Schwob selon laquelle Ç les disciples se trompèrent de calvaire. È

    35 Les Paradisiaques., chapitre LXV, Ç Le bon laboureur È, Paris, Grasset, 2005, pp. 224-228

    Les apôtres s'attroupent et enterrent un autre esclave qu'ils déclouent péniblement d'une autre croix servile et qu'ils enveloppent de linges. Jésus de Nazareth meurt abandonné de tous.

    Marie aussi bien que le centurion Longin se sont mépris. Ils entourent de leurs soins un pauvre corps humain anonyme, martyrisé, ensanglanté, couvert d'ordures. Nul ne sait qui. C'est cet inconnu qui ressuscite, qui appara»t à Marie-Madeleine qui ne le reconna»t pas, à Thomas qui ne le reconna»t pas, aux pèlerins qui ne le reconnaissent pas.

    Pendant ce temps-là le christ pourrit abandonné de tous.

    L'humour impie de Pascal Quignard est cependant accompagné d'une connaissance précise des textes qu'il parodie : les apôtres sont Joseph, Marie et MarieMadeleine36, cette dernière ne reconna»t pas le Christ quand il lui appara»t37 et les pèlerins ne la croient pas, Thomas ne la croit pas et doute lorsque le Christ lui appara»t : << Cependant Thomas (É) n'était pas avec eux lorsque Jésus vint. (É) << Si je n'enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas38 ! È È

    36 Evangile selon Matthieu, << Ensevelissement de Jésus È, 27 ; 57, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1435 ; Evangile selon Marc, << L'Ensevelissement È, 15 ; 43, ibid., p. 1463 ; Evangile selon Luc, << La sépulture de Jésus È, 23 ; 50, ibid., p. 1507 et Evangile selon Jean, << La mise au tombeau È, 19 ; 38, ibid., p. 1542

    37 Evangile selon Matthieu, <<Jésus n'est plus au tombeau È, 28 ; 5, ibid., p. 1436 ; Evangile selon Marc, <<Apparition de Jésus ressuscité È, 16 ; 9, ibid., p. 1463 ; Evangile selon Jean, << Marie de Magdala voit le Seigneur È, 20 ; 14, ibid., p. 1543

    38 Evangile selon Jean, << Le témoignage des disciples et la foi È, 20 ; 24, ibid., p. 1543

    Nous reviendrons plus loin sur le sens de ces parodies qui sont propres à la réécriture du sacré. Reste que la parodie ne fonctionne que dans le cas où le lecteur conna»t le texte original ; les parodies bibliques s'adressent donc à un lecteur informé.

    En terme de pastiche nous retrouvons de très nombreux exemples de réécriture Ç à la manière de È dans l'ensemble de l'Ïuvre de Pascal Quignard. Les pages du Dernier Royaume sont pleines de réécritures d'épisodes bibliques : Suzanne39, le treizième livre de Daniel, qui n'est pas reconnu par le canon mais est présent au chapitre des livres apocryphes40 ; la scène du noli me tangere41, présente dans l'évangile selon Jean42 ; la mort d'Elisée43, racontée dans le second livre des

    39 Sur le Jadis, op. cit., chapitre XXXIV, Ç Rembrandt È, Paris, Grasset, 2002, p. 88

    40 TOB, op. cit., pp. 1388-1990

    41 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre XXII, Ç Le jardinier irreconnaissable È, Paris, Grasset, 2005, pp. 78-79

    42 Evangile selon Jean, Ç Marie de Magdala voit le Seigneur È, 20 ; 17, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1543

    43 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LI, Ç L'ombre d'Elisée È, Paris, Grasset, 2005, pp. 175-177

    Rois44 ; Noé enivré45, un récit de la Genèse46 ou encore Jonas47, un livre de l'Ancien Testament48. Nous reviendrons en détail sur ces exemples.

    Imitation, parodie, pastiche, trois types de réécritures auxquels Pascal Quignard semble bien se prêter ; le sens à donner à ces réécritures de textes sacrés est à découvrir dans l'écart qui se trouve entre le texte source, la Bible, et les textes cibles, des petits contes, des fragments.

    Mais avant de dégager le sens de ces réécritures, nous voulons explorer et détailler une forme de réécriture particulière, la traduction.

    traduction

    La traduction est chez Pascal Quignard une sorte de jeu auquel il s'adonne volontiers. Son amour des langues anciennes, le latin surtout, le fait jouer avec les mots dans l'ensemble de ses livres.

    44 Deuxième livre de Rois, Ç Maladie et mort d'Elisée ; deux miracles après sa mort È, 13 ; 14-20, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 433

    45 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LLIII, Ç Le bois sacré È, Paris, Grasset, 2005, pp. 179-180

    46 Genèse, Ç Sem, Cham et Japhet È, 9 ; 20-24, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 30

    47 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LXXIV, Ç Joppé È, Paris, Grasset, 2005, pp. 252-254

    48 Jonas, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp. 712-714

    La traduction est un genre dont les problématiques ont souvent intéressé la réßexion littéraire. La traduction procède d'une forme de réécriture, en ce qu'elle est un texte second, texte cible, issu d'un texte source auquel elle est Þdèle. De la translation à l'adaptation en passant par la transcription, la traduction offre divers niveaux de Þdélité au texte original. Mais dans le procès même de changement de langue surgit une trahison du texte original. Le mot traduit n'est jamais le même que le mot original.

    Penseurs et théoriciens se sont exprimés sur la traduction depuis l'Antiquité, mais le moment de la traduction de la Bible hébra
    ·que en latin par Jérôme entre 327 et 420 constitue bien un tournant dans l'épistémologie de cette discipline. Après Cicéron qui pose la question du sens et du mot dans la préface de l'une de ses traductions, Jérôme va plus loin et pose la question de l'orientation de la traduction : soit vers la source, induisant une traduction littérale Ð récusée par Cicéron -, soit vers la cible, inscrivant le texte dans une dynamique de création. La traduction est bien située entre théorie et création.

    C'est dans cet intervalle que Pascal Quignard aime jouer, car ce sont littéralement des jeux de traduction que nous propose l'écrivain. A ce titre, la Bible de Jérôme est l'une de ses sources favorites : de nombreuses fois il

    nous propose un vers biblique en latin et sa traduction en français. La traduction est bien une question majeure de la pensée quignardienne puisqu'il en propose des analyses : Ç Lire, traduire, écrire sont une même épellation au regard de dire49. È Nous voyons bien ici que la traduction est au cÏur de la réßexion de l'auteur.

    Les exemples de traduction sont nombreux ; Pascal Quignard se pla»t à traduire des écrivains antiques, ainsi a-t-il traduit le poète Grec Lycophron50, un poème latin d'Emmanuel Hocquart dans Inter aerias fagos51, Kong Souen-Long, Sur le doigt qui montre cela52 est aussi une traduction ; Les Septante53 enÞn n'est pas une traduction à proprement parler, mais la consultation du texte grec de la lettre d'Aristée54 montre que la réécriture quignardienne s'est faite au plus près du texte original.

    La traduction pose bien la question de l'originalité, de l'originellité, surtout lorsqu'il s'agit de traduire le texte originel, la Bible. Dans la tradition de la traduction

    49 Petits Traités, op. cit., XXème traité, Ç Langue È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 498

    50 Alexandra de Lycophron, Paris, Mercure de France, 1971

    51 Inter aerias fagos, Paris, [Orange Export Ltd, 1979], Galilée, 2005

    52 Kong Souen-Long, Sur le doigt qui montre cela, Paris, Michel Chandeigne, 1990

    53 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994

    54 André Pelletier (trad.), Lettre d'Aristée à Philocrate, Paris, Cerf, 1962

    cette question est majeure et se pose à tous les degrés de traduction.

    La transcription, l'écriture d'une langue dans un autre alphabet que celui d'origine, est une première forme de traduction. Si elle n'est pas pratiquée par Pascal Quignard, nous trouvons dans certaines de ses formulations des traces de grammaire latine ; comme une contamination entre les langues, Pascal Quignard latinise son texte, dans la vivacité de sa langue il fait revivre cette langue morte. Des Ç traces È de rhétorique latine comme une démarche vers l'insaisissable origine. Un même alphabet pour les deux textes, source et cible, mais une trace de grammaire latine, comme le squelette de la langue de traduction.

    Avant de proposer une traduction, souvent Pascal Quignard cite en latin, en grec, en anglais, ou en allemand. Il inscrit ainsi l'autre langue dans la lettre de son texte ; citant en grec, il y inscrit un autre alphabet, degré supplémentaire dans l'enchevêtrement des langues55.

    L'adaptation, qui désigne habituellement le passage d'une forme d'art à un autre, - comme l'adaptation d'un livre pour le cinéma, tel le roman Tous les matins du

    55 Exemple dans Petits Traités, op. cit., XLVIIème traité, Ç Hiver 412 È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 450

    monde56 dont un film a été tiré - peut être perçue dans l'écriture quignardienne dans le dialogue qu'il instaure entre les genres littéraires.

    Le traitement qu'il fait de la Bible relève à nos yeux d'un certain type d'adaptation. La forme fragmentaire qu'affectionne particulièrement l'auteur est bien un genre d'écriture à l'opposé de la somme monumentale qu'est la Bible. Le passage d'une forme dense, condensée à une forme plus aérée, en touche, peut être perçue comme une adaptation ; adaptation à la modernité, adaptation à un lecteur de plus en plus athée au fil des siècles. Face à l'ensemble biblique, Pascal Quignard propose une Bible en lambeaux, une esthétique du fragment propre à cet écrivain passionné par les sordidae de l'existence, ces objets, matières, images, mots qui ont quelque chose de repoussant, de vulgaire, de difforme, choses que nous nous cachons à nous-mêmes. Le changement de forme prend valeur de sens, devient détournement, au-delà même de l'adaptation. La Bible, texte multiséculaire, rencontre la modernité et devient sous la plume de Pascal Quignard morceaux, bribes,

    Le dialogue entre les siècles qui s'opère dans les ouvrages de Pascal Quignard qui ont trait à la Bible est bien du ressort de l'adaptation, de la mise en coprésence

    56 Tous les matins du monde, Paris, Gallimard, 1991 ; adapté au cinéma la même année par Alain Corneau

    de l'ancien et du moderne, l'ancien dans le moderne. Il semble même que Pascal Quignard nous propose une Bible personnelle, dont les motifs rappelés sont ceux de son imaginaire. Aussi pourrions-nous parler d'une Bible adaptée par l'écrivain pour lui-même, il communique à son lecteur ce qui est dans la Bible le moteur et le signe de sa pensée.

    De l'allusion à l'adaptation en passant par l'imitation et la traduction, c'est bien une Bible personnelle que nous propose Pascal Quignard, une Ç Bible quignardienne È. Il appara»t alors que la réécriture du sacré, sous toutes ses formes, est génératrice de sens. Toutes les formes de la réécriture ont des enjeux propres ; voyons à présent quels sont les sens et les signiÞcations de ces réécritures.

    b . sens et signiÞcations

    Chaque forme que nous avons évoquée comporte donc des signiÞcations différentes. Toutes seront analysées avec précision lorsque nous les rencontrerons au Þl de ce travail de recherche ; nous voulons cependant en donner ici un rapide aperçu en préambule aÞn d'établir les problématiques qui sont celles de notre recherche.

    L'allusion a pour particularité de s'adresser à un lecteur informé ; elle départage à leur insu les lecteurs entre Ç ceux qui savent È et comprennent et ceux à qui l'allusion échappe puisqu'ils ne peuvent pas la repérer faute d'information. Elle est une forme qui présuppose une certaine connaissance de la part du lecteur. En ce sens elle est discriminante ; le choix du texte auquel allusion est faite est à ce titre déterminant : si c'est un texte a priori connu de tous, tel le récit de la création de la Genèse dont tout lecteur francophone a entendu parler, voire a lu, l'allusion a alors un pouvoir uniÞant, elle a une valeur universaliste, elle unit la communauté de tous ceux qui ont quelques notions bibliques. Si au contraire le texte est un texte peu connu, ainsi l'évangile selon Thomas, qui sont des textes qui ne sont pas reconnus pas le canon chrétien, l'allusion a un pouvoir d'exclusion et dégage parmi ses lecteurs une élite.

    La citation et la référence ont elles aussi des valeurs propres. Alors que la citation fait entendre un autre texte, un autre auteur, qu'elle en inscrit l'écriture et la voix dans le texte second, la référence elle fait revivre cet absent, elle redonne une dynamique à son texte. Ç Toute citation est - en vieille rhétorique - une éthopée : c'est faire parler

    l'absent. S'effacer devant le mort57. È Les mots de Pascal Quignard nous disent le sens de la présence de cette intertextualité qui émaille son oeuvre et la lie à la tradition littéraire.

    L'imitation, quelle soit critique ou pas, pose la question de l'héritage. Lorsqu'un auteur imite un autre auteur ou bien s'il imite un genre, la démarche de reprise est par essence entre assumassion et mise à distance. Imiter, même pour critiquer, c'est toujours reconna»tre l'existence de l'autre, genre ou auteur ; c'est toujours y prendre inspiration.

    Pastiche ou parodie, la réécriture d'un texte est génératrice d'un décalage, comique ou critique dans le cas de la parodie, stylistique dans le cas du pastiche. Le sens de toute réécriture est situé dans cet intervalle : Pascal Quignard, quand il parodie certains épisodes bibliques et en donne une version athée, voire impie, pose entre son modèle et son texte un distance critique qui est celle de la pensée moderne ; à l'inverse, quand il reprend les thèmes bibliques pour en donner une version moderne, sans les critiquer, il place entre le texte source et le texte cible la distance stylistique qui distingue un

    57 Petits Traités, op. cit., IXème traité, Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 173

    texte biblique du premier siècle de notre ère et un texte essayistique du XIème siècle.

    Dans toute réécriture se pose donc la question majeure du décalage, idéologique ou stylistique. Pascal Quignard joue de cet atout littéraire qui permet à la fois de faire référence à un texte antérieur et de le mettre à distance en affirmant ses propres idées, religieuses ou littéraires. Ces formes de réécriture ne cessent pas elles non plus, au même titre que les formes de référence, d'inscrire la lettre quignardienne dans une intertextualité à travers les siècles et les genres.

    La traduction enÞn est une forme littéraire qui a des enjeux très particuliers. Enjeux auxquels de nombreux écrivains et critiques ont consacré leur réßexion et auxquels Pascal Quignard n'a pas manqué lui non plus de dédier quelques paragraphes théoriques et de nombreux exemples pratiques.

    La traduction, d'une langue à une autre, la transcription, d'un alphabet à un autre, l'adaptation, d'un genre à un autre posent elles aussi la question du décalage ; la problématique de toute traduction est celle de la direction donnée à la mise en version, soit vers le texte cible soit vers le texte source. Entre création et théorie, la traduction est toujours le signe des choix du

    traducteur : choix de ce qu'il traduit et choix de comment il le traduit.

    Traduire d'une langue à une autre pose la question de l'intraduisible, car un langage et fait de mots et de pensée. Ç La tâche du traducteur58 È est de rendre un équivalent dans la langue de traduction de ce qui est dit dans la langue originale. Ainsi, la traduction pose la question du rapport entre les langues. Entre linguistique et traductologie, la question de l'origine des langues est bien un enjeu majeur ici. L'hypothèse linguistique d'une langue originaire, présente dans le récit biblique de Babel59, est réinterrogée ici : d'une langue à l'autre devrait être révélée la racine commune, l'origine commune, la langue originelle qui lie entre elles toutes les langues. Selon cette hypothèse toutes les langues ont la même visée, seul change le mode de visé, et toutes sont complémentaires. Traduire c'est toucher à cette question de l'origine des langues. C'est aussi faire le constat de l'écart entre les langues et les pensées.

    Quand on traduit, la langue la plus souple, la plus vivante, qui réserve le plus de vivacité et de surprise, la plus douée de subtilité et d'imagination, de ressource, la plus fra»che, la plus riche, la plus

    58 Ç Die Aufgabe des †bersetzers È, préface à la traduction des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire, Walter Benjamin (trad.), 1923, traduction francaise d'Alexis Nouss, Ç L'essai sur la traduction de Walter Benjamin. Traductions critiques È, TTR, Université McGill, Montréal, vol. X, n°2, 1997

    59 Genèse, Ç La tour de Babel È, 11 ; 1-9, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 31

    judicieuse, et dégourdie, la plus sagace est la morte. Et la langue dans laquelle on traduit para»t des plus éteintes, raides - appauvrie, appauvrissante. La plus inhabile. Morte60.

    Du latin au français moderne Pascal Quignard fait l'expérience d'une douloureuse non équivalence, tant dans le sens des mots que dans la matière de la langue. Aussi passe-t-il du temps dans ses textes à expliciter une traduction ; une citation latine est souvent suivie de plusieurs traductions, de plusieurs propositions, dans une quête de précision du sens. Il en vient parfois au commentaire de traduction :

    Les philologues classent désormais en deux familles distinctes Ç humus È et ses dérivés, et Ç humor È et ses dérivés. Les anciens Romains ne vivaient pas de même les mots de leur langue maternelle. Humus et humidus pour eux étaient inséparables. Humus ce n'est pas exactement tellus, ni terra. Du moins c'est la terre en tant que la localisation du bas. Humilis était ce qui ne s'élève pas de terre. Humare, c'était enterrer les morts. De là le sens classique du mot Ç inhumatus È, c'est-à-dire ce qui n'est pas dans la terre - le Ç non-inhumé È. Homo est Ç celui du bas È, le terrestre, par opposition à ceux du haut, les célestes. L'humanitas c'est le ras de la terre ; c'est l'humble ; c'est le rez de jardin61.

    60 Petits Traités, op. cit., IXème traité, Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 156

    61 Petits Traités, op. cit., LVIème traité, Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 633

    Une rêverie franco-latine qui nous plonge dans la quête des origines. Pascal Quignard utilise la traduction et ses jeux pour proposer à son lecteur de suivre avec lui sa remontée vers l'origine de l'homme par l'origine et le sens des langues.

    En ce sens, traduire la Bible est générateur d'un sens supplémentaire dans la quête quignardienne. Paradigme de la traduction, puisqu'elle a été le premier livre traduit, la Bible est bien au cÏur de cette réßexion sur l'origine du langage, origine de l'écriture. L'ouvrage Les Septante62 est à ce titre majeur car il pose la question de la traduction de la parole divine ; les sages qui traduisent les versets de le Torah en grec le font de manière inspirée ; les Soixante-douze ont obtenu la même traduction : Ç C'était plus qu'une concordance, c'était une voix63 È, écrit Pascal Quignard, et il cite Saint Augustin : Ç On dit que les Soixante-douze ont traduit avec l'assistance du Saint-Esprit, au point que, en dépit du nombre de ces hommes, ils n'avaient qu'une seule bouche (ut os unum tot hominum fuerit64. È, et cite aussi Philon :

    Là il se passa une chose extraordinaire, que tous

    redirent et répétèrent : sous l'inßuence d'une
    inspiration divine (kathaper enthousiôntes), chacun

    62 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994

    63 ibid., p. 73

    64 idem, cite Saint Augustin, De Doctrina Christiana, II, 15

    enfermé à l'écart dans sa cellule, ils prononçaient non ceci plutôt que cela, mais tous tel nom pour tel nom, tel verbe pour tel verbe, sans hésiter, comme si chacun d'eux se faisait entendre intérieurement le souffle d'un unique souffleur (ôsper upoboleôs ekastois aoratôs enèchountos)65.

    Traduire la Bible, commenter les traductions de la Bible, c'est toujours toucher à l'origine du langage, poser la question de la traductibilité de la parole divine, et donc évoquer l'éventuel échec de celle-ci, puisqu'elle doit être traduite. La traduction de la Bible nous dit la précipitation de la transcendance dans l'immanence. La pratique traductologique de Pascal Quignard pose bien la question de la désacralisation qui semble être irrémédiablement liée à toute traduction de la Bible.

    Traduire le sacré se divise en deux pôles : d'une part la traduction inspirée, celle d'un croyant qui se fait hébra
    ·sant, latinisant ou hellénisant pour rencontrer la parole divine et son texte sera porté par cette croyance, par cette inspiration que lui donne le texte ; d'autre part la traduction critique, qui met à distance. L'écriture quignardienne est bien de ce ressort là : lire, traduire, écrire la Bible, la traiter en objet littéraire pour en évacuer le sacré, pour n'en garder que l'universel message originel dans une démarche de désacralisation et de

    65 idem, cite Philon, Vie de Mo
    ·se, II, 37

    la
    ·cisation qui n'est cependant pas nécessairement dévaluer ou mésestimer.

    Tels sont les enjeux des modes de réécritures que nous trouvons sous la plume de Pascal Quignard essayiste. Il joue avec tous les codes et les écarts qui séparent un texte premier d'un texte second. Tous ces jeux et enjeux revêtent, nous venons de l'apercevoir, un aspect particulier lorsque le texte premier est la Bible.

    2 . réécrire/traduire la Bible

    Ç Traduire, même ce qui n'a encore jamais été traduit, c'est toujours déjà retraduire. Parce que traduire est précédé par l'histoire du traduire.

    Traduire la Bible, plus que tout autre texte encore, étant donné l'histoire des effets de Bible, est un retraduire66. È

    L'imaginaire judéo-chrétien et l'histoire de

    l'imprimerie placent la Bible à l'origine de l'écriture, Ç Le Livre È, Ç L'Ecriture È, majuscule et article déÞni qui affirment le caractère originel des écritures saintes. A partir de ce texte, tout texte postérieur est donc

    66 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ç Traduire, c'est retraduire - La Bible È, Paris, Verdier, 1990, p. 436

    irrémédiablement frappé de secondarité et appartient au domaine de la réécriture, à plus ou moindre degré.

    Mais réécrire la Bible peut relever d'une démarche volontaire de la part d'un auteur ; à ce titre, réécrire ou traduire la Bible, toucher au texte originel, devient un choix littéraire et philosophique au sens fort, aux enjeux majeurs. Tenir la Bible pour le premier texte, le textesource, Ç l'Urtexte È - élargissant la notion d'Ursprache établie par Steiner67 pour évoquer une langue originelle unique - relève donc à la fois du lieu commun - toute littérature lui est secondaire - et de la démarche unique et individuelle d'un auteur qui décide de réécrire ou de traduire la Bible.

    Il apparait alors que réécrire et traduire la Bible mettent en jeu la question de la source, de l'origine. La Bible premier texte est à la source de tous les autres ; texte premier elle est aussi la source de toutes les traductions. La démarche quignardienne de prendre les écritures saintes comme source de réécritures et de traductions relève à la fois de la fatalité - que réécrire et que traduire d'autre que la source unique ? - et d'une liberté intellectuelle, d'un procès idéologique qui met en jeu des questions littéraires majeures : religion et littérature sont liées par l'histoire, la traduction permet de

    67 George Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, Paris, Albin Michel, 1978

    rendre accessibles les écritures aux peuples peu instruits ou éloignés des foyers religieux ; ainsi la traduction de la Torah en grec entre 250 et 150 avant notre ère, en latin entre 327 et 420 puis dans les langues vulgaires dès 1170 en France, la traduction de Calvin en 1551 enÞn. Dans les années qui suivent, l'imprimerie permet au Christianisme de propager les Ecritures, et donc l'écriture.

    Imprimerie et traduction sont bien le signe du lien écriture/religion. Pascal Quignard joue de ce lien. Il s'inscrit alors dans une tradition littéraire multiséculaire. La Bible est bien un paradigme de la traduction, nous en verrons les sens et les signiÞcations, mais le traitement qu'en propose Pascal Quignard s'inscrit dans la problématique plus large de sa quête matricielle.

    a . un paradigme

    Ç C'est sur les grands textes anciens que s'accumulent les traductions. C'est là qu'on peut confronter un invariant et ses variations68. È

    Nous venons d'évoquer l'histoire qui lie religion et littérature. La Bible est à la fois la première forme Þxée de

    68 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ç En commencant par les principes È, Paris, Verdier, 1990, p. 11

    l'écriture et la première source des traductions. Nous voulons revenir rapidement sur l'histoire de la traduction et voir en quoi la Bible y occupe une place particulière.

    Symboliquement, la traduction apparait lors de la destruction de Babel : Ç Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres69 ! È. Cette fatalité des différences des langues, ce Ç mal absolu du langage70 È reste irrémédiable dans toute l'histoire de la traduction.

    L'histoire fait état de professions de traducteurs vers 3000 avant notre ère chez les Egyptiens et les Mésopotamiens. Les scribes, dont les fonctions étaient officielles et administratives, composaient des glossaires multilingues.

    Alors que le Grecs antiques ne traduisaient pas, Rome inaugure la traduction littéraire. Les Romains inaugurent le lexique de la traduction : transvertere, convertere, translatare alors que le grec n'avait que le verbe hermeneuein. La personnalité de Cicéron, traducteur d'Eschine et de Démosthène, incarne l'importance prise pas la traduction gr%oce à la Rome antique.

    69 Genèse, Ç La tour de Babel È, 11 ; 7, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 31

    70 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ç Traduire, c'est retraduire - La Bible È, Paris, Verdier, 1990, p. 436

    La traduction biblique de la Septante est la première traduction collective connue. Vers 250 150 avant notre ère, cette entreprise dont le récit nous est donné par la lettre d'Aristée71, marque une rupture dans l'histoire des religions, car c'est à partir de cette traduction que se développe le Christianisme, la traduction grecque contre l'original hébreu.

    La traduction de Jérôme, entre 327 et 420, devenu saint patron des traducteurs, est la première Ç grande traduction È latine de la Bible. La Vulgate est l'occasion d'un retour à l'hébreu, le latin de Jérôme s'en retrouve hébra
    ·sé, une technique qui vise le texte source, justiÞée par Jérôme, ce qui a pour conséquence de lier la traduction à l'exégèse et au commentaire de traduction.

    Vient ensuite la contribution des savants arabes qui, avides de connaissances, ont traduit en arabe les textes grecs et latins et ont par là sauvé ces cultures des invasions barbares.

    Le XIIème siècle retrouve ces traductions et entreprend une re-traduciton, depuis l'arabe et le grec vers le latin, puis vers les langues vulgaires. Les artisans de ce travail à caractère de palimpseste sont les moines, traducteurs et copistes. La traduction fonde ainsi le

    71 André Pelletier (trad.), Lettre d'Aristée à Philocrate, op.cit., Paris, Cerf, 1962

    Moyen åge occidental. En 1135 est fondé le premier Collège de traducteurs à Tolède.

    La période renaissante européenne redécouvre l'Antiquité et la démarche de retour vers les sources engendre de nouvelles traductions des textes antiques ; traductions qui sont sur le Þl de la réécriture et créent le genre des Ç belles inÞdèles È, entre la traduction, l'adaptation et le commentaire parfois. Ces libertés prises du texte-source au texte cible sont le fruit d'interrogations épistémologiques : le verbe traduire est créé par Robert Estienne et remplace celui de translater ; en 1540 Etienne Dolet crée les substantifs Ç traduction È et Ç traducteur È. A cette période la question de la Þdélité et posée. Etienne Dolet, mais aussi Joachim Du Bellay théorisent les principes de traduction. Les écrivains traduisent et théorisent, tandis que l'Eglise décourage les traductions de la Bible par peur des hérésies.

    Mais le XVIème siècle est celui de l'illumination et des agitations religieuses, les traductions bibliques se multiplient. C'est dans ce contexte que la Réforme a lieu : Luther traduit la Bible en allemand et pose la pierre fondatrice du Protestantisme.

    Le XVIIème siècle voit le nombre de dictionnaires multilingues cro»tre et la traduction devenir une pratique courante et qui s'applique à tous les domaines. C'est l'époque des belles inÞdèles, expression créée par Gilles

    Ménage à propos d'une traduction de Nicolas Perrot d'Ablancourt. Les problématiques de la traduction sont au cÏur de la querelle des Anciens et de Modernes. Le siècle classique est aussi celui de la traduction de la Bible par Isaac Le Maistre de Saci, dite la Bible de Saci, jusqu'en 1695, qui manifeste de la sensibilité janséniste.

    Le XIXème siècle romantique est partisan d'une recherche de l'original. Les écrivains français traduisent, Chateaubriand traduit Milton, Nerval traduit Heine, Baudelaire traduit Poe.

    Au XXème siècle, il est acquis que traduire est une activité à part entière, nombreux sont les écrivains qui s'adonnent à la traduction d'auteurs qui leur sont chers, comme un hommage à un ma»tre. Les traductions de Bible sont plus nombreuses de nos jours qu'elles ne l'ont jamais été. Comme pour les traductions littéraires, les plus grandes traductions bibliques ont été celles qui ont assumé une conception d'ensemble du traduire, font ainsi date la Septante, la Vulgate, la traduction de Luther.

    La Bible est bien à l'alpha et à l'oméga de la question de la traduction. Elle est le lieu où est évoquée la langue de Dieu, cette langue unique originelle qui fut celle adressée par Dieu aux hommes et celle qu'il Ç brouilla È lors de l'épisode de Babel. L'histoire et la sociologie des religions révélées associent cette Ursprache à l'hébreu.

    Langue divine, elle est le signe du monde, elle fait entrer en adéquation les mots et les objets. En deçà de sa manifestation linguistique, cette langue originelle porte un noyau de sens fondamental, un énoncé primal incommunicable car sacré. La Bible apparait à ce titre comme paradigme de l'intraduisible, car jamais la transcendance ne sera réductible à l'immanence. L'hébreu, langue divine, est ainsi assimilé à cette langue originelle ; la langue des Ecritures est, par voie d'un certain mysticisme, perçue comme la langue-mère de toutes les langues, l'Ursprache. Cependant, faire de la langue première un élément dont la sacralité entra»ne l'intraduisibilité est une erreur de compréhension des sources hébra
    ·ques. Le Juda
    ·sme perçoit la langue originelle comme un appel à la traduction, au commentaire, à l'interprétation inÞnie car le sens de la parole divine n'est jamais épuisé, ainsi le montre la tradition midrashique.

    La Bible est le lieu où se passe cet éclatement des langues ; l'épisode de Babel est majeur dans toute la pensée judéo-chrétienne. Ç La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots72. È Langue unique que la tradition rabbinique identiÞe à l'hébreu, langue fondamentale qui a été employée à la création et pour la

    72 Genèse, Ç La tour de Babel È, 11 ; 1, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 31

    Création selon les commentaires de Rashi. Après l'hébreu, après Babel, les langues sont multiples, différentes, diverses. Mais, disent certains commentateurs de la Bible et ils sont relayés par des linguistes, la somme de ces langues constitue la langue fondamentale ; nous avons vu que la visée était la même dans toutes les langues, seul le mode de visée change, ainsi la chose visée ne peut être atteinte par une langue en particulier, mais seulement par le tout des visées de toutes les langues qui sont complémentaires et forment le Ç langage pur, die reine Sprache73. È

    L'épisode de Babel constitue pour l'humanité la source de la question de l'origine des langues. A partir de ce texte on a cherché quelle était la langue Ç adamique È, elle a souvent été assimilée à l'hébreu, puis les théologiens chrétiens lui ont substitué le grec puis le latin, les Musulmans l'arabe. Cette question de la langue originelle entra»ne, nous l'avons vu, celle de la langue parfaite, langue mère fantasmée des linguistes car l'origine des langues demeure une énigme scientiÞque. L'épisode de Babel est bien un symbole des ces interrogations majeures de l'humanité, sa présence et son traitement dans les textes de Pascal Quignard sont le signe de cette préoccupation à laquelle il participe.

    73 Walter Benjamin, Ç Die Aufgabe des †bersetzers È, Ç La tâche du traducteur È, préface à la traduction des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire, 1923

    A partir de ces éléments qui inscrivent dans la lettre de la Bible la question de l'origine de la langue, origine de l'écriture, les données historiques quant à l'imprimerie et la traduction ne sont que des éléments venant conÞrmer que la Bible est au cÏur de la question de la traduction et de la réécriture.

    Elle est à ce titre un paradigme de l'intraduisible car, parole divine, elle ne peut jamais être traduite complètement, aucun équivalent des langues immanentes n'existe pour rendre l'épaisseur et le sens de la parole divine. Les traductions successives, Septante et Vulgate puis la traduction de Luther montrent bien que le passage de la langue divine dans une autre langue est un moment clé dans l'idéologie et dans la pensée religieuse. Traduire la parole divine est une quête impossible.

    A ce titre, l'exégèse est elle aussi témoin du caractère à jamais inépuisable du sens des écritures saintes. Le commentaire, pratique connexe à la traduction, est par excellence le texte second, le fruit d'un texte source. Il trouve ses origines dans l'exégèse et devient au Moyen åge un genre, le commentum, commentaire suivi d'un texte sacré74. Dans la pratique de la traduction, il devient aussi un usage courant, les choix

    74 Dominique Boutet, article Ç commentum È, Lexique des termes littéraires, Michel Jarrety (dir.), Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 91

    du traducteur sont par là expliqués et justifiés. La pratique du commentaire est donc à la fois liée à la tradition des écritures saintes et à celle de la traduction.

    La Bible, source de l'écriture, de la traduction et du commentaire, est bien la pierre angulaire des problématiques de réécriture et de traduction. Nous voulons à présent cerner quels sont les sens littéraires et idéologiques des pratiques de traduction et de réécriture des textes bibliques.

    b . entre inspiration et désacralisation

    La Bible comme texte source peut engendrer deux types d'écriture, de réécriture, la première inspirée, l'écriture seconde est portée par le message sacré du texte biblique, la seconde désacralisante, portée par la vertu la
    ·cisante de la mise en littérature des écritures saintes.

    Les deux procédés s'opposent et sont le fruit de différentes idéologies. Cependant, au sein la démarche littéraire, les deux peuvent avoir lieu, de la littérature mystique à la littérature agnostique et critique. Nous voulons voir ici quels sont les différents degrés de ces démarches et cerner quels en sont les enjeux et les

    différentes signiÞcations. Nous voulons déÞnir enÞn quelle semble être la position de Pascal Quignard dans la diversité de ces démarches.

    inspiration

    Si la question de l'inspiration ne se pose a priori que dans le strict cas des écritures religieuses, nous jugeons qu'il est intéressant de se poser la question pour les textes secondaires, les réécritures.

    Comme les textes du canon biblique qui sont jugés Ç inspirés È, dictés par la voix divine, ceux qui en découlent peuvent avoir un tel aspect. Les textes exégétiques sont parfois devenus presque aussi sacrés que les textes originels, ainsi du Talmud qui glose la Torah en reprenant les enseignements de la Mishna et de la Guemara et en restitue les principes majeurs. Ce commentaire - commentaire de commentaire même, puisque Mishna et Guemara sont déjà des commentaires -, texte second, tient dans la vie juda
    ·que une place presque aussi importante que le Pentateuque et ses multiples rédacteurs sont considérés comme portés par la voix de Dieu, échos de celle-ci.

    Ainsi, dans le domaine littéraire, on peut penser que certains textes sont issus de la foi de leur auteur,

    message écrit de leur ferveur religieuse et que dans celui-ci parle la voix de Dieu. Ce fut bien un rTMle prêté aux poètes, celui d'être les messagers divins, porteurs de sa parole. La Pléiade déÞnit la poésie comme un art divin et le poète comme un démiurge. Le Romantisme conna»t aussi une orientation mystique, méditation sur Dieu.

    Clément Marot est de ces écrivains pour qui la religion fut inspiratrice et génératrice de littérature. En 1541, il se fait le traducteur de psaumes bibliques dans Trente psaumes. Lamartine compose des poèmes tels que Ç La prière È, dans lequel il s'adresse directement à Dieu, Ç La foi È, Ç Dieu È, qui sont des poèmes inspirés par la foi du poète, mais sa foi lui sert aussi de support pour une réßexion sur les Ecritures, et ce sont celles-ci qui deviennent inspiratrices, ainsi les Ç Chants lyriques de Sa·l È qui se donnent pour une Ç imitation des Psaumes de David È, comme l'indique le sous-titre de la méditation, ou encore le poème Ç La poésie sacrée È, dédié à M. de Genoude, gr%oce à qui les livres de Job, Isa
    ·e et David furent traduits en français entre 1815 et 1818. Victor Hugo fut porté par un même mouvement de ferveur religieuse dans certains poèmes des Contemplations, ainsi des Quelques vers pour ma Þlle dans lesquels le poète ne s'adresse pas qu'à la défunte mais aussi à Dieu lui-même.

    Mais le rapport du poète à Dieu n'est pas toujours évident ; Verlaine ne se tourne vers le lyrisme inspiré qu'après l'avoir rejeté avec violence ; Sagesse est un recueil de 1881. La réaction au Romantisme que fut le Parnasse fut aussi une réaction contre sa dimension religieuse, et Lautréamont laissa une prose révoltée contre Dieu, inspirée par cette haine du divin.

    Certaines réécritures que nous propose Pascal Quignard semblent être portées par un élan religieux. C'est ainsi qu'il invente des légendes, écrit des contes sur les personnages bibliques. << Marie enfant jouait avec une poupée d'argile. C'était dans la poussière et la lumière d'une rue de Nazareth75. È Image poétique d'une petite fille qui sera celle plus tard qui << accoucha de son fils premier-né, l'emmaillota et le déposa dans une mangeoire parce qu'il n'y avait pas de place76. È

    Pascal Quignard rêve sur les personnages bibliques ; pour lui le rouge-gorge est porteur de la marque du sang du Christ sur la croix, << sa poitrine restera marquée de son sang jusqu'à la fin des temps, jusqu'à l'extinction du monde, jusqu'à l'engloutissement des oiseaux dans

    75 Petits Traités, op. cit., XXXème traité, << Lectio È, Paris, Gallimard [1990], Folio, 1997, p. 112

    76 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LXXV, <<Noël È, Paris, Grasset, 2005, p. 261

    l'espace77.È Ce fait est une pure invention de Pascal Quignard, aucune trace de cet épisode du rouge-gorge essayant de porter secours au Christ dans aucun des évangiles. Le motif religieux sert de ressort à l'imagination quignardienne pour trouver l'explication d'un fait naturel.

    La Bible sert de référent, de repère à Pascal Quignard. Elle lui sert à donner une explication au monde, elle lui sert de modèle comparateur pour constater que l'histoire se répète sans se ressembler : Ç deux tours plus hautes que celle de Babel s'effondraient exactement comme les grands bouddhas de pierre de Bamiyan78 È, Babel biblique, New-York moderne, Afghanistan intemporel, l'hybris reste inchangé à travers les millénaires.

    Mais si la Bible sert de source inspiratrice à son écriture, il semble que ce soit plus souvent pour critiquer les travers de la religion que pour en louer les vertus. Les passages que nous venons d'évoquer, s'ils sont le signe d'un dL de Pascal Quignard envers la Bible, ils restent minoritaires dans un paysage de critiques et de remises en question.

    77 Petits Traités, op. cit., XXIIème traité, Ç Traité du rouge-gorge È, Paris, Gallimard [1990], Folio, 1997, p. 531

    78 Les Ombres errantes, op.cit., chapitre IV, Paris, Grasset, 2002, p. 18

    La plume quignardienne semble plus fréquemment prendre le parti de la critique voire de la dénonciation que celui de la reconnaissance de dette. La religion semble être dans cette écriture un héritage assumé et respecté mais largement questionné et renvoyé face à ses contradictions et ses incohérences.

    critique

    L'aspect principal de la remise en question de la religion opérée par Pascal Quignard est d'ordre scientifique. L'auteur est en effet passionné par la nature et les revues scientifiques font partie de ses lectures. Ainsi, la pensée darwinienne est pour lui un acquis et va à l`encontre de la conception chrétienne des origines de l'homme et du monde. La théorie scientifique de l'évolution s'oppose à celle créationniste proposée dans le texte de la Genèse. Pascal Quignard développe une conception scientifique, évolutionniste du début et de la fin des temps humains qui participe d'une désacralisation des textes bibliques et de leur enseignement. Voici en quels termes il parle de l'Eden :

    A la fin du XXIème siècle la moitié des plantes et

    des animaux qui existent encore sera éteinte. Auront disparu 4327 espèces de mammifères ; 9672 espèces d'oiseaux ;

    98749 espèces de mollusques ;

    401015 espèces de coléoptères ; 6224 espèces de reptiles ;

    23007 espèces de poisson.

    L'Eden se retire peu à peu du Jardin79.

    Il affirme aussi << nous descendons des singes80 È, << nos pieds, nos mains sont d'anciennes nageoires81 È pour les origines de l'homme, << la terre est âgée d'un peu plus de quatre milliards d'années. (É) Le système solaire est né. Il mourra82 È pour les origines et la fin du monde. L'entreprise désacralisante est lisible dans l'utilisation que fait Pascal Quignard des données scientifiques qu'il collecte au fil de ses lectures. Il les utilise avec humour et dérision pour contredire les mythes bibliques. Ainsi citet-il << deux études effectuées par le département de génétique de l'université de Stanford au mois de novembre 2000 [qui] donnaient les datations suivantes : l'ancêtre masculin commun à tous les hommes actuels vécut il y a 59000 ans ; l'a
    ·eule féminine commune à toutes les femmes et à tous les hommes actuels vécut il y a 150000ans. (É) Le vieux de la vieille est beaucoup plus jeune que sa veuve83. È Adam et Eve sont largement

    79 Les Ombres errantes, op.cit., chapitre XXVII, Paris, Grasset, 2002, p. 92

    80 ibid., chapitre LI, p. 167

    81 Ab»mes, op. cit., chapitre XXV, << Pulsion d'Ovide È, Paris, Grasset, 2002, p. 75

    82 ibid., chapitre XXVIII, << Les rayonnements originaires È, p. 84

    83 Sur le Jadis, op. cit., chapitre LXXVI, Paris, Grasset, 2002, p. 219

    désacralisés par l'utilisation humoristique que fait l'écrivain de ces données scientiÞques qui rendent obsolètes les mythes chrétiens.

    Pascal Quignard semble bien partisan du

    rationalisme scientiÞque contre l'obscurantisme religieux quant aux origines humaines. Il semble être profondément convaincu par les acquis scientiÞques, comme le montre cette carte d'identité de l'humain qu'il dresse dans un chapitre du Dernier Royaume :

    Règne : animal

    Embranchement : vertébré

    Classe : mammifère

    Ordre : primate

    Sous-ordre : simiens

    Famille : hominidé

    Genre : homo

    Espèce : homo sapiens Linné

    Sous-espèce : homo sapiens sapiens Subjectivité : néant84.

    Pascal Quignard affirme et assume l'origine naturelle de l'humanité contre sa prétendue origine divine. Il opère un retour à la terre, retour à la nature et à l'humilité, cette humilité dont nous sommes étymologiquement issus85, et qui s'oppose aux conceptions religieuses de l'origine providentielle de l'homme, créature de Dieu, à l'image de Dieu. Dans ses essais, Pascal Quignard nous dit nos

    84 Ab»mes, op. cit., chapitre LXI, Ç Orphée (3) recapitulatio È, Paris, Grasset, 2005, p. 180

    85 Petits Traités, op. cit., LVIème traité, Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 633

    origines scientifiques et notre fin qui sera elle aussi scientifique ; nous avons déjà évoqué l'apocalypse scientifique qu'il propose86. Pascal Quignard nous rappelle que nous ne sommes que poussière.

    Mais la critique quignardienne va plus loin et plus fort. Par moment l'auteur s'en prend directement à la religion elle-même, pas seulement à ses conceptions. Il critique avec ferveur certains aspects de la religion chrétienne, ainsi l'idée que Dieu est au-dessus de tout:

    (É) Melanchton soutenait que les lettres étaient plus nécessaires à l'homme que le soleil. (In laudem novae scholae). (Les Evangiles sont écrits. Pour les Chrétiens le livre qu'un dieu a écrit est plus que le soleil qui permet de le lire.)

    Dieux qui sont méprisables, dépendants et chétifs. On croirait plus volontiers à un buisson qui brüle silencieusement, à la pierre qui crie, aux trois gouttes de sang dans la neige, au vol d'un oiseau le jour levant et à main droite, qu'à un dieu qui respire, mendiant son et souffle, assujetti à une langue nationale quand il s'exprime, et ayant souci de faire commerce de sa vérité sous la forme d'un livre87.

    L'incrédulité de Pascal Quignard est palpable dans ces lignes ou il rejette un Christianisme incohérent, dans lequel divin et humain sont mêlés, abolissant ainsi toute croyance légitime en une transcendance. Pascal Quignard

    86 ibid., chapitre XXI, << Sur le temps mort È, pp. 63-64

    87 Petits Traités, op. cit., XVIIème traité, << Liber È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, pp. 410-411

    nous dit << comment croire à cela ? È. L'enseignement du Christ n'est à ses yeux qu'une démarche à la limite du mercantilisme, toute en imposture. Et le signe le plus flagrant de cette imposture est la soumission à la langue, fait le plus humain, le plus immanent, surtout langue << nationale È, une donnée majeure du discrédit que l'auteur reprend plus loin dans le même volume des Petits Traités : << (Qui pis est, pour trois sectes : dieux qui ont besoin des livres88.) È Le langage et l'écriture sont bien les attributs les plus humains ; le recours du divin à ces moyens achève de le déconsidérer. L'excès d'immanence dans la transcendance la mine. Aux yeux de l'écrivain les éléments, les indices de l'imposture chrétienne sont trop nombreux pour ne pas voir le mensonge. Aussi pratiquet-il un critique sévère des dévots dont la croyance va jusqu'à la superstition.

    << Pour protéger la ferme de la foudre, ouvrir tout grand le Livre sur la table qui est au centre de la cuisine89. È Une recette superstitieuse dont Pascal Quignard sourit et nous fait sourire. Une image du folklore chrétien encore en pratique aujourd'hui dans certains milieux dévots, certaines aires géographiques françaises, sans doute la Normandie dans laquelle a grandi l'auteur. Superstition sur laquelle joue la religion

    88 ibid., XXIIIème traité, << La gorge égorgée È, p. 588

    89 ibid., XVIIème traité, << Liber È, p. 439

    depuis des siècles et qui n'a pas pour victime que les paysans dont la seule ressource contre la foudre divine est un livre, le Livre. Chlodovecchus, roi de France, Ç croyait qu'il y eut un bÏuf et un âne à Bethléem90 È, détail du mythe chrétien de la naissance du Christ absent de évangiles et sur lequel tout l'imaginaire chrétien s'est reposé et repose encore, commémoré tous les hivers dans les foyers occidentaux par une petite comédie de statuettes en plastique.

    Le texte évangélique ne fait mention d'aucun animal autour du petit enfant. Pascal Quignard commente : Ç Ce sont des romans qui se font. On a une crèche : on invente un âne. On invente un bÏuf. On invente91. È

    Comme sur de nombreux points, la chrétienté s'est bâtie sur une imprécision, sur un détail. Elle repose sur la crédulité de ceux qui la pratique, ainsi en est-il l'eucharistie, la question de la transsubstantiation qui a toujours agité les penseurs théologiens et les praticiens de la religion. L'acte sacré de consommation du corps du Christ trouve son aspect divin dans la croyance au transfert symbolique de la substance corporelle du Christ dans l'ostie et dans le vin.

    Dans le mystère de l'eucharistie chez les

    chrétiens, dans le pain qui est là, ce n'est pas le

    90 ibid., LIIème traité, Ç Ce que dit Rémi à Clovis È, p. 547

    91 Sur le Jadis, op.cit., chapitre LXXXVIII, Ç Un ami de mille ans È, Paris, Grasset, 2002, p. 271

    pain ; dans le vin qui est là, ce n'est pas le vin. C`est de la chair humaine et du sang qui les hantent. Le perdu ramène sans fin avec lui la prédation violente, imitée, coupable, impardonnable, la vieille chasse originaire. Partout c'est du fauve mort qui est consommé à plusieurs92.

    Ramenée à son sens propre, sens premier, mot à mot, l'eucharistie est un acte proche du cannibalisme, débat majeur de la question de la co-subtanciation et de la trans-substanciation. Pascal Quignard prend le parti du sens premier, pragmatique et logique dans sa démarche, et ramène l'acte supposé divin, religieux, civilisationnel, qui élève l'homme qui croit au-dessus de l'homme qui ne croit pas, à une pratique primaire, première, originelle, originaire, la chasse et la consommation collective de la chair.

    Pascal Quignard joue sur les incohérences du christianisme pour en critiquer l'aspect obscurantiste. Si le Christ est homme, consommer sa chair et son sang c'est redevenir cannibale, ce n'est en rien s'élever vers Dieu. Critique de la superstition nécessaire à l'exercice de la religion chrétienne, Pascal Quignard va plus loin encore en dénonçant les crimes religieux.

    << Quant au visage humain, l'esclavage, le

    christianisme, les tranchées, le gaz, les fascismes, les
    déportations massives, les guerres mondialisées, les

    92 Ab»mes, op. cit., chapitre LIV, << Les animaux È, Paris, Grasset, 2002, p. 162

    dictatures communistes, l'impérialisme démocratique enfin en ont ruiné la figure93. È Placé sur le banc des accusés aux côtés du nazisme, la condamnation du Christianisme est sans appel pour Pascal Quignard.

    Un visage humain qui n'est plus selon Pascal Quignard. Visage divin détourné de l'humain, l'humanité détruite Ç par le Reich allemand È. Il cite son maître Emanuel Lévinas et son espoir que Ç Dieu lui-même n'eLt pas détourné son visage. Mais l'Inexprimable lui-même avait dit à Mo
    ·se : Abscondam faciem meam. Je détournerai ma face È citant le livre d'Ezéchiel94. La Seconde Guerre mondiale et le nazisme ont selon l'auteur achevé d'affirmer le visage inhumain de l'humanité et ont concouru à la déréliction que semble vivre la société moderne.

    Ce dernier exemple montre la dureté de certains arguments de l'auteur envers ce qui semble constituer à ses yeux les extrémismes de la religion, les brèches dans lesquelles le Christianisme s'est engouffré et a perdu de sa valeur universelle, de sa tolérance, de sa beauté. C'est bien un regard désabusé qu'est celui de Pascal Quignard, élevé dans la religion chrétienne catholique, nourri aux idéaux de tolérance et de générosité, devenu conscient

    93 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre XXVII, Paris, Grasset, 2002, p. 87

    94 Ezéchiel, Ç L'annonce de la fin È, 7 ; 22, TOB, op.cit., Pairs, Cerf, [1975], 2004, p. 627

    plus tard des excès et des crimes historiques qui furent ceux de la dérive religieuse. Ç Quelques fois, j'aurais aimé qu'il y eLt un dieu unique pour qu'il y eLt un jugement et un Jour du jugement. Et moins pour l'exaltation des oeuvres belles ou des hommes justes que pour le bris de l'imposture95. È Voilà un souhait qui montre bien le grand désabus et la grande tristesse qui habitent l'écriture quignardienne.

    Mais de tous ces exemples, la Bible comme source d'inspiration ou comme objet de critiques, il en ressort que tous sont centrés sur une seule et même question, celle des origines.

    c . la quête originelle

    Ç Un véritable écrivain est celui qui se souvient de l'origine96. È

    C'est bien toujours dans une obsession, celle de la matrice, que Pascal Quignard mène critiques et reconnaissance de dette. La Bible est avant tout pour lui

    95 Petits Traités, op. cit., LIIIème traité, Ç Le tribunal du temps È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 559

    96 Pascal Quignard, Ç Qu'est-ce qu'un littéraire ? È, Fabienne DurandBogaert, Yves Hersant (dir.), Pascal Quignard, Critique, tome LXIII, n °721-722, juin-juillet 2007, p. 431

    la source de ses interrogations sur les origines, origines du monde, de l'homme, des langues.

    C'est ainsi que la majorité des ses évocations, réécritures et traductions, concernent des passages qui font sens au sein de cette quête. Esprit logique, Pascal Quignard, dans sa quête des origines, n'en oublie aucune étape. Ecrivain, si ce qui semble l'intéresser est la genèse de l'écriture, il commence sa quête par le début, c'est-àdire par les origines du monde. Il progresse ensuite lentement vers les origines de l'homme, puis celles de la langue, pour en arriver à celles de l'écriture et du livre. Une démarche ordonnée, progressive, évolutive, qui nous fait penser au mot de Mallarmé qui dit que Ç le monde est fait pour aboutir à un beau livre. È

    le monde

    Commençant par le commencement, auquel était le verbe et qui, vraisemblablement aboutira à un autre verbe, Pascal Quignard nous parle de l'origine du monde comme d'un Ç livre (codex) où Dieu ne cesse d'écrire le monde97 È, idée souvent évoquée et développée d'un grand écrivain créateur, de la vie comme un grand roman,

    97 Petits Traités, op. cit., XVIIème traité, Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 371

    ou une grande tragédie, dont nous serions tous les personnages, les héros irrémédiablement pris dans le carcan d'une volonté imprévisible et niant notre prétendu libre-arbitre.

    Le monde comme un roman, Pascal Quignard développe et étend cette idée en lisant la Bible comme un roman. Nous avons vu les anecdotes que lui inspirent les personnages bibliques dont il fait des personnages de contes, des petites individualités, des petites vies privées. L'évolution du logos comme générateur de réalité est un acquis pour lui ; Ç il est vrai que l'art des déclamations aboutit à Plutarque lui-même. Lequel aboutit aux vies de Saints. Lesquelles aboutirent aux romans Ç romans È. (É) Les évangiles apocryphes font penser aux controversiae [les controverses sont des causes fictives défendues elles-mêmes à partir de textes de loi fictifs]. (É) Ce sont des romans qui se font. On a une crèche : on invente un âne98. È Le monde comme prenant source dans la fiction, dans des textes fictifs, une origine Ç littéraire È du monde, voilà ce que nous suggère l'auteur dans ces lignes. L'origine du monde est pour lui l'objet d'une rêverie littéraire, une fiction intellectuelle qui lui offre l'opportunité de développer ses idées et idéaux, de se

    98 Sur le Jadis, op.cit., chapitre LXXXVIII, Ç Un ami de mille ans È, Paris, Grasset, 2002, p. 271

    refaire une genèse, une explication personnelle du monde.

    Mais nous l'avons vu, Pascal Quignard ne renonce pas à la réalité scientifique de l'origine de la vie sur terre. Ç Tous cherchent l'origine. (É) 15 milliards d'années l'univers. 4,5 milliards d'années la vie. 100000 années l'homme99. È Ce type de réponse claire, une concision quasi dogmatique, une réponse si assurée, affirmative qu'elle révèlerait peut-être une certaine inquiétude en fin de compte, est le signe que Pascal Quignard n'est pas un mystique qui cherche l'origine du monde dans la littérature pour de vrai, mais qu'à côté de ces convictions scientifiques, il est intéressant, rassurant peut-être, de chercher dans une passion, celle de la lecture et de l'écriture, les raisons, les explications, les réponses aux questions existentielles qui étreignent toute pensée humaine. Aux questions comment, pourquoi le monde existe, Pascal Quignard ne se contente pas des réponses scientifiques qui ont contre elles leur froideur, leur rationalité qui met fin à la rêverie. Il préfère se créer, s'inventer une genèse littéraire de l'existence.

    Aussi, dans cette construction littéraire, la Bible garde sa place en tant que référent culturel constitutif de

    99 Ab»mes, op.cit., chapitre XXIX, Paris, Grasset, 2002, p. 87

    l'imaginaire de l'auteur et du lecteur à qui il s'adresse. L'origine du monde, si elle a pour source un logos, catégorie que Pascal Quignard semble exécrer, piège de l'humanité qui le plonge en permanence dans l'échec de la communication, n'est pas encore pervertie par lui dans ses premiers instants.

    Le premier temps du monde brillait de désir ;

    il n'y avait pas de lois ; il n'y avait pas de châtiments ; pas de crainte ;

    pas de nation ; pas de frontière ; pas de soldat ; pas de chef; pas de servitude ; pas de haine ;

    pas de hoyau ; pas de soc ;

    on cueillait des arbouses, des fraises, des cornouilles, des müres ;

    on était nu ;

    sous les chênes on ramassait les glands ;

    on léchait le miel ; le printemps était éternel100.

    Eden revisité que nous propose Pascal Quignard, nourri des lectures de Rousseau et de Hobbes : une origine pure, avant la corruption sociale, avant la propriété privée et le pouvoir. La mention des Ç glands È est une référence directe à la parabole du ramasseur de glands du Léviathan, la mention de la nudité et du miel dans un climat toujours favorable place la Bible à la source de cette conception de premiers temps humains. C'est bien une démarche philosophique - tant par ses références que par son contenu - dans laquelle Pascal Quignard entra»ne son lecteur. Il semble vouloir créer un

    100 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LXXXI, Ç Echelle de Saturne È, Paris, Grasset, 2005, p. 284

    système, un ensemble de préceptes littéraires et mythologiques liés ensemble pour trouver un sens au monde, à l'existence. Ces réponses philosophicolittéraires à la question de l'origine du monde viennent témoigner d'une inquiétude, d'une intranquilité ; sentiment plus vaste encore quant à la question de l'origine de l'individu.

    l'homme

    Dans sa conception des origines de l'homme, Pascal Quignard semble adopter deux attitudes : l'une qui reprend l'héritage biblique, l'autre qui la critique. Un vaet-vient entre deux << doctrines È qui montre leur insuffisance mutuelle, leur complémentarité nécessaire donc dans l'écriture de Pascal Quignard.

    << Le premier mot qu'avaient lu leurs corps était leurs noms ; et ils découvrirent que ce nom que leur corps avaient lu les avait écrits101. È Adam et Eve furent crées de la terre, terre qui se dit adama en hébreu, désignant qu'Adam est fait de terre, hava, qui signiÞe la vie en hébreu, désignant qu'Eve est celle qui donne la vie.

    101 Petits Traités, op. cit., IVème traité, << Sur une boulette de plomb È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 77

    Adama et hava sont liés, comme ish et isha, homme et femme en hébreu, son liés par l'étymologie commune de leur terminologie.

    Le pouvoir performatif de la langue qui est un principe de la Bible, le verbe crée, fait ici que le nom donne la fonction. L'homme Ð au sens d'humain, sans genre spéciÞque Ð est homme car il est nommé homme. La matière fait l'être ; l'homme est de terre et de vie, adama et hava à la fois. Les corps d'Adam et Eve se créent en même temps qu'ils se nomment ; se nomment en même temps qu'ils se créent.

    La Genèse dit : Ç Le Seigneur Dieu modela l'homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l'haleine de vie et l'homme devint un être vivant102. È Terre et vie sont des créations du Verbe divin et sont les éléments constitutifs de l'être humain. Lors qu'ils se regardent pour la première fois, le premier homme et la première femme se créent, voir adama crée Adam, voir hava crée Eve, la rencontre d'Adam et Eve, d'adama et hava, crée l'homme, l'ish-isha.

    Ce Ç nom È créateur, auto et hétéro créateur, matérialisé dans la lecture et dans l'écriture Ð Þctives, symboliques ici Ð est le même que celui par lequel Dieu crée le monde et par lequel Adam nomme les choses du

    102 Genèse, Ç Le paradis terrestre È, 2 ; 7, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 23

    monde : Ç l'homme désigna par leur nom103 È, acte créateur, insufflant la vie aux choses du monde. Nommer, parler, écrire, lire, c'est participer à la création.

    Le récit biblique de la création de l'homme est accepté, assumé pas Pascal Quignard qui en conna»t les subtilités et la profondeur de sens. L'origine de l'homme telle que racontée par la Bible fait sens pour Pascal Quignard, il se sent héritier de ces conceptions, ainsi quand il écrit Ç un morceau de la pomme originaire est resté coincé au centre de ma gorge104. È Comme si cette origine, incarnée par la pomme d'Adam - le mythe originel vient là encore donner explication à un phénomène naturel dont Pascal Quignard ne semble pas chercher d'autre cause - était difficile à avaler pour lui, toujours présente, à la frontière des ses lèvres, comme quelque chose qui veut se dire, devenir parole, comme une obsession, une question qui ne sera jamais avalée ni digérée. Cette Ç invieillissable pomme105 È, pomme de discorde sans doute, la question de l'origine, divise Pascal Quignard.

    Il oscille en effet enter assumation, comme nous venons de le voir, et rejet. Nous avons déjà vu la manière

    103 ibid., 2 ; 20, p. 24

    104 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre premier, Paris, Grasset, 2002, p. 8

    105 Sur le Jadis, op. cit., chapitre LXXVIII, Ç Le délivre È, Paris, Grasset, 2002, p. 227

    qu'il a de naturaliser, rationaliser, Ç scientiÞciser È le mystère des origines de l'homme : une fois de plus, dans les pages du Dernier Royaume, il parle d'Adam comme d'un Ç mâle ancêtre (dont l'âge est momentanément Þxé à -59000106.) È

    Avec à sa source le logos Ð création du Verbe, son corps est son écriture et elle se lit dans le regard de l'autre -, l'homme, mais aussi le monde, sont les bases de l'origine de la langue.

    la langue

    L'origine de la langue est bien, nous l'avons déjà aperçu, une question majeure de l'écriture quignardienne. La langue originelle, la langue de la création, la langue adamique, l'Ursprache, sont bien des notions qui trouvent des échos dans les conceptualisations de Pascal Quignard. Ç Traquer l'origine Ð latine Ð dans le mot c'est à la fois en délivrer le cru, recuit par des siècles d'usage, et en retrouver la saveur, l'effet initial107. È Voilà l'objet de la quête quignardienne, saisir l'origine.

    106 ibid., p. 226

    107 Dominique Viart, Ç Le moindre mot È, Pascal Quignard, Revue des Sciences Humaines, n° 260, octobre-décembre 2000, p. 65

    Comme pour les origines du monde et de l'homme, l'auteur mêle dans ses écrits une pensée biblique et une pensée scientifique. Une question majeure est à la croisée de ces conceptions, origine mythique et scientifique des langues, celle de la Ç mort È des langues ; les langues mortes semblant remporter le goLt de l'écrivain sur les vivantes. Donnée scientifique, Ç on compte 10000 à 12000 langues qui furent parlées sur la terre. Elles se sont tues mais ce sont des langues. Silencieuses, elles demeurent. (É) Certains linguistes estiment entre 2 et 3 milliers le nombre de celle qu'on parlerait encore108. È Babel faite d'un cimetière de langues et d'un résidu de Ç survivantes È, mais aussi de mortes qui n'ont pas disparu, telles le grec et le latin, tant affectionnées par l'auteur, mais encore une morte qui a ressuscité, l'hébreu, car Ç peut-on nier logiquement qu'une langue morte puisse redevenir vivante109 ? È demande Pascal Quignard, cette langue biblique, originelle, réactualisée au XXème siècle par Eliezer Ben Yehuda.

    Les mystères des origines et des fins des langues, non élucidés par les linguistes et les philologues, sont pour Pascal Quignard objet de réßexion et d'interrogation. Entre langues vivantes et langues mortes,

    108 Petits Traités, op. cit., IXème traité, Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 150

    109 ibid., p. 162

    pas de frontière pour lui, car les unes et les autres se confondent, se contaminent. Ç Nous croyons parler une langue nationale : un vieil Indo-Européen, un Saxon, un Juif, un Romain tout à coup parasitent les mots de la phrase la plus ordinaire et la plus pauvre tandis qu'on la prononce. Non des fantômes, ces racines sont vivantes, affectives. Ces guerriers sont en armes et ils entendent tuer110. È Il y a dans ces affirmations de Pascal Quignard un décloisonnement du temps, un désenclavement de l'espace ; les langues ne sont pas circonscrites spatiotemporellement, elles sont le lieu de rencontre du passé et du présent, du passé et du futur, devenus contemporains dans l'objet langue qui est toujours tendu entre l'ancien et l'à-venir.

    Les origines des langues sont obscures, elles sont mêlées de mythe et de science ; même les scientiÞques frôlent un certain mysticisme lors qu'ils rêvent l'hébreu comme la langue parlée par Dieu, langue créatrice. Elle est ainsi identiÞée, langue divine ou langue adamique, comme celle dont les sons sont les plus proches de ce qu'ils désignent, à l'image du principe biblique de la nomination qui fait l'existence. Une bouteille se dit en hébreu Ç bacbuc È en raison du bruit émis par le liquide

    110 Petits Traités, op. cit., XLIXème traité, Ç Le mot contemporain È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 496

    qui s'échappe du goulot. Une langue à l'image de ce qu'elle désigne, tel est l'idéal originel fantasmé par mystiques et linguistes.

    Un idéal auquel n'adhère certainement pas Pascal Quignard qui voit dans la langue un piège, un outil qui nous trahit sans cesse puisqu'il dit toujours plus ou autre que ce que nous voulons signifier. Un outil acquis par la bouche maternelle, ce rond originel que nous fixons et sur lequel nous allons chercher les mots, depuis laquelle nous allons exercer par mimétisme les mouvements de la parole, entrer dans la communication, entrer dans le piège du langage qui sera défaillant, qui pourra même nous abandonner un instant, lorsque nous avons << le nom sur le bout de la langue111 È, nous abandonner un jour, ainsi que l'auteur en fit l'expérience, lui faisant écrire un chapitre intitulé << Le misologue112 È et des remarques sur le travail de l'écrivain qui est alors phonoclaste et logoclaste113 .

    L'origine individuelle de la langue est la mère, sa fin est notre mort ; c'est à l'échelle d'une existence humaine que Pascal Quignard nous aide à percer les mystères de la

    111 Le Nom sur le bout de la langue, Paris, P.O.L, 1993

    112 Petits Traités., op. cit., IIIème traité, << Le misologue È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, pp. 43-74

    113 Une Gêne technique à l'égard des fragments, Saint-Clément, Fata Morgana, 1986, réédition Galilée, 2005

    langue ; mais l'absolu de la création et de la fin des langues reste insondé ;

    les philologues jugent que la profusion des langues est sans raison. Il en va de même pour leur extinction ou pour leur ténacité. Leur brusque richesse est comme une crue inexplicable. Leur carence ou l'immuabilité séculaire des telles formes ne correspondent à aucun critère. Le périssement millénaire des plus souples et des plus raffinées en regard de l'apparence rudimentaire de celles qui se sont substituées à elles est inintelligible114.

    l'écrit

    Pour Pascal Quignard, écrivain, les origines de l'écrit sont les origines de son art. C'est bien une question qui occupe l'ensemble de son oeuvre, mais certains passages de ses essais s'y consacrent en particulier. Ainsi les traités sur la << Pagina115 È, support de l'écriture, espace qui circonscrit la pensée dans sa manifestation matérielle, sur << Les premiers codex116 È et << Liber117 È les origines de l'objet livre, le passage du livre au codex, les raisons et les conséquences du changement de support matériel de l'écrit, sur les évolutions des formes de l'écrit, et un

    114 Petits Traités, op.cit., XXème traité, << Langue È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 473

    115 ibid., VIème traité, << Pagina È, pp. 105-128

    116 ibid., XVIème traité, << Les premiers codex È, pp. 297-310

    117 ibid., XVIIème traité, << Liber È, pp. 311-446

    très grand traité sur l'activité connexe à l'écrit, la véritable passion de l'écrivain qu'est Pascal Quignard, la lecture dans Ç Lectio118 È. Ainsi des passages du Dernier Royaume comme Ç L'espace de l'écriture119 È, réßexion sur certains aspects de l'imprimerie.

    Une fois encore Pascal Quignard mêle dans ces réßexions des éléments de mythes bibliques et de données scientifiques. La quête de l'origine de l'écriture, scientifique, est en soi une remise en question de la lettre biblique qui se donne pour le premier texte. Aussi une remarque telle que Ç quel est le texte le plus ancien qu'un homme a noté ? (É) le décompte d'un troupeau de vache ? (É) (Je penche pour le troupeau de vaches ; i.e. les bêtes du sacrifice ; i.e. la peau des livres faits de peaux120.) È achève de montrer que l'auteur cherche non seulement la vérité historique de l'origine de l'écriture, mais prend toujours aussi plaisir à exposer avec humour sa pensée impie et désacralisante.

    Ç L'écriture qu'il exhuma [sir John Marshall à Mohenjo-Daro et Harappa] faisait intervenir quatre cents

    118 ibid., XXXème traité, Ç Lectio È, pp. 97-146

    119 Sordidissimes, op. cit., chapitre VIII, Ç L'espace de l'écriture È, Paris, Grasset, 2005, pp. 28-32

    120 Petits Traités, op. cit., XVIIème traité, Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 326

    signes qui sont toujours resté indéchiffrés121 È et << l'écriture sumérienne précunéiforme attestée à Uruk vers 3300 avant Jésus-Christ n'est toujours pas déchiffrée122 È sont des données scientiÞques qui servent à Pascal Quignard tant à poser comme insondable mystère l'origine scientiÞque des langues - les écritures découvertes au Pakistan pourraient avoir un lien avec le Brahmi, une langue dérivée d'une écriture sémitique, proche de l'araméen - que pour remettre en question les conceptions bibliques de l'écriture.

    Ainsi, la seconde remarque, faisant mention de la datation par rapport au Christ, vient en pendant contradictoire au XXIème petit traité, <<Jésus baissé pour écrire123 È, scène étrange citée pas Pascal Quignard depuis la Bible d'Alexandrie, << The Greek New Testament, London, 1966, page 414 È, passage de l'évangile selon Jean124 montrant le Christ devant le Temple, s'agenouillant et traçant à deux reprises des traits sur le sol avec son doigt.

    121 Ab»mes, op. cit., chapitre LIII, << Sur l'arrière È, Paris, Grasset, 2002, p. 155

    122 Petits Traités, op. cit., XVIIème traité, << Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 325

    123 ibid., XXIème traité, <<Jésus baissé pour écrire È, pp. 513-528

    124 Evangile selon Jean, << La femme adultère È, 8 ; 6, 8, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1525

    Pascal Quignard Ç cite È - ou peut-être plutôt propose-t-il sa propre traduction - le texte biblique :

    Ç Mais Jésus, se baissant, se mit à tracer du doigt des traits sur le sol È devient : Ç Mais Jésus, s'étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre È. Ç Et s'inclinant à nouveau, il se remit à tracer des traits sur le sol È devient : Ç Puis, s'étant baissé de nouveau, il écrivait sur la terre È.

    Cette scène d'écriture - c'est la traduction de Pascal Quignard qui affirme que le Christ Ç écrit È - montre le Ç Dieu abaissé È, investi corporellement dans l'acte d'écriture, qui, au sein de la Bible, devient symbole du livre dans le livre. Cette scène est fondatrice, elle rejoint les critiques quignardiennes de l'excès d'immanence dans les mythes chrétiens ; quelle transcendance dans ce Dieu qui Ç se baisse È deux fois pour écrire, assujetti à l'écrit, sur le sol qui plus est, et dont l'écrit passe inaperçu, personne ne sait ce qu'il traça sur le sol, personne ne se le demanda.

    Les Sumériens écrivaient avant le Christ, alors quel intérêt porter à l'écriture d'un homme-dieu qui fut réduit à cela pour transmettre sa doctrine, son message divin. Le rapprochement de cette remarque sur l'alphabet sumérien et de cette scène biblique méconnue montre que la vraie origine de l'écriture n'est pas à chercher dans les Ecritures mais dans les premiers écrits

    scientifiquement identifiés. Cette mise en parallèle constitue un discrédit et un aveu d'échec, peut-être temporaire, dans la compréhension des origines de l'écrit, puisqu'elles demeurent indéchiffrées.

    Ainsi Pascal Quignard pose-t-il les édifices d'une conception de l'origine. Les appels qu'il fait aux textes bibliques - références, citations, traductions -, sont toujours dirigées dans l'objectif de sa pensée des origines.

    Nous avons constaté au fil de nos remarques que le rapport de l'écrivain au religieux est complexe et contradictoire. Ce lien écriture-religion a toujours été une question majeure dans les études littéraires. Le rapport des écrivains et des textes sacrés est toujours protéiforme et soumis à la période historique et à la situation géographique. Ecrivain du XXIème siècle, Pascal Quignard semble bien être dans cette ambivalence entre un héritage éducatif - famille catholique française - et un dépassement idéologique intellectuel - lectures philosophiques, expériences de l'existence.

    C'est dans cet intervalle que Pascal Quignard définit son rapport au religieux. Ce dernier nous apparait définitivement littéraire : la Bible est pour Pascal Quignard la source d'une écriture critique, problématisée, intellectuelle, mais dont les formes sont littéraires.

    Nous souhaitons en effet découvrir à présent quels sont les enjeux littéraires de ces réécritures. La Bible quignardienne a pour particularité de procéder d'une démarche littéraire majeure, celle du changement de forme, passant d'une somme textuelle à un éparpillement fragmentaire.

    partie II . Ç il était une fois È la Bible

    Le Christ écrivain, Marie jouant dans les rues de Nazareth, Noé dénudé, autant de petites légendes, de petits contes que Pascal Quignard nous raconte. Petits épisodes bibliques, ayant pour source tant le Nouveau que l'Ancien Testament, mais aussi des sources apocryphes, dont Pascal Quignard fait des contes

    enfantins, des fragments, des enchantements brusques et inattendus.

    C'est entre l'héritage et la critique de ces sources que l'écrivain reprend et livre sa propre interprétation, sa propre compréhension de ces paraboles, épopées et autres épisodes bibliques. Nous l'avons vu et le verrons à nouveau dans cette partie, la connaissance biblique de l'écrivain est pointue. Il conna»t précisément les textes majeurs des Ecritures, ainsi du texte de la Genèse, source majeure largement ma»trisée par l'écrivain. Mais il conna»t également des textes plus discrets du canon, ainsi le livre d'Ezéchiel, plus spéciÞquement source juda
    ·que, et, surtout, il conna»t des textes hors du canon, des textes apocryphes.

    La multitude des sources bibliques de l'écriture quignardienne constitue à nos yeux une forme de syncrétisme. Dans la culture judéo-chrétienne, l'écrivain semble ne pas faire de discrimination mais faire au contraire preuve d'ouverture puisqu'il fait de nombreuses références aux Chrétiens d'orient. Nous souhaitons mesurer et apprécier le sens de cette démarche syncrétique dans une première partie. Nous reviendrons ensuite sur les modes de restitution des textes bibliques, aÞn de déÞnir ce qui est conservé du texte original, la trame commune, et ce qui est invention de Pascal Quignard, recréation dans une esthétique du détail et de

    l'inÞme. Nous dégagerons le sens de ces réécritures dans une perspective non plus idéologique mais littéraire cette fois, en interrogeant les sens et conséquences du changement de forme littéraire.

    1 . les textes sources de Pascal Quignard : une forme
    de syncrétisme

    Les sources de Pascal Quignard sont en effet peu discriminantes. Textes du canon oecuménique, textes de sources apocryphes, mais aussi textes d'herméneutique et éléments de tradition orale sont à la source de l'écriture quignardienne.

    Nous souhaitons dresser ici l'inventaire de ces sources, citer pour chacune la référence quignardienne et rendre ainsi tangible la variété des références de l'écrivain.

    a . l'Ancien et le Nouveau Testaments

    De l'Ancien Testament Pascal Quignard utilise comme source majeure le texte de la Genèse : le récit de

    la création (Petits traités IVème traité p. 77, XVIIème traité p. 359, XXXIIIème traité p. 202 et Sur le Jadis chapitre LXV p. 178 ; Genèse 1, TOB pp. 22-23) avec des points précis sue Adam et Eve (Sur le Jadis chapitre XXV p. 70, Ab»mes chapitre VII p. 27-28, et Les Paradisiaques chapitre IV p. 19 ; Genèse 2, TOB pp. 23-24), sur l'Eden (Les Paradisiaques chapitre XLIX pp. 169-171 ; Genèse 2, TOB p. 24) et sur la sortie du jardin (Sur le Jadis chapitre LXXII p. 191 et Les Paradisiaques chapitre XLI p. 152 ; Genèse 3, TOB pp. 24-25).

    Pascal Quignard consacre des lignes à Noé enivré (Les Paradisiaques chapitre LIII p. 179-180, chapitre LXIX p. 239 et Sordidissimes chapitre VI p. 20 ; Genèse 9, TOB p. 30) et à Abraham sacriÞant (Petits Traités XVème traité p. 294 et Sur le Jadis chapitre XCV p. 302 ; Genèse 22, TOB p. 41).

    Une attention particulière est portée à l'épisode de Babel aussi (Petits Traités IXème traité p. 150, XXXVIIème traité p. 254, Les Ombres errantes chapitre IV p. 18, Sur le Jadis chapitre LIV p. 145, Les Paradisiaques chapitre IV p. 19 ; Genèse 11, TOB p. 31). Les autres livres de l'Ancien Testament qui retiennent son attention et génèrent une écriture, une réécriture sont le Deutéronome (Ab»mes chapitre XII p. 68 sur la mort de Mo
    ·se ; Deutéronome 34, TOB p. 251-252), les livres des Rois : le Premier livre des Rois sur Salomon (Sur le Jadis

    chapitre III p. 10), l'épisode de son jugement (Petits Traités XIVème traité p. 257 ; I Rois 3, TOB p. 388-389) et sur la dédicace du Temple lors de laquelle sont sacriÞés vingt-deux mille bÏufs et vingt mille chèvres (Petits Traités XVIIème traité p. 353 ; I Rois 8, TOB p. 397) et le Second livre des Rois sur Elisée héritier d'Elie et sur sa mort (Petits Traités LVIème traité p. 619, Les Paradisiaques chapitre LI pp. 175-177 et chapitre LXIII p. 219 ; II Rois 2, 13, TOB pp. 418-419, p. 433).

    Le livre d'Esa
    ·e fait aussi l'objet de réécritures ; il fascine particulièrement l'auteur par le fait que certains fragments du livre ont été découverts à Qumrân. L'image de l'homme-amadou est reprise par Pascal Quignard (Petits Traités XVIIème traité p. 348 ; Esa
    ·e 1, TOB p. 456). Les prophéties d'Esa
    ·e sont consultées elles-aussi (Petits Traités LVIème traité p. 644 et Sordidissimes chapitre XXXII p. 108 ; Esa
    ·e 66, TOB pp. 534-535).

    Il cite deux versets du livre d'Ezéchiel (Les Paradisiaques chapitre VIII p. 37 et chapitre LII p. 178 ; Ezéchiel 1 ; 9, 7 ; 22 TOB p. 622 et p. 627).

    Le livre de Jonas est quasiment réécrit dans son intégralité (Sur le Jadis chapitre LXXVIII p. 226 et Les Paradisiaques chapitre LXXIV p. 252 ; Jonas 1-4, TOB pp. 712-714).

    Sont souvent rappelés les Psaumes (Petits Traités XLVIème traité p. 437 ; les psaumes LXV et LXXV sont

    cités aux LVIème et XLIXème traités p. 644 et p. 504 ; TOB p. 832 et p. 846).

    Référence est faite au livre de Job, sa mise à l'épreuve et sa plainte (Petits Traités LIVème traité p. 589 et p. 643 ; Ab»mes chapitre XL p. 124 et Les Paradisiaques chapitre LX p. 204 ; Job 1-42, TOB pp. 931-934).

    De même du livre des Proverbes ( L e s Paradisiaques chapitre XXVIII p. 106) et du Cantique des cantiques (Les Paradisiaques chapitre LXVII p. 232 ; Cantique des Cantiques 1-8, TOB pp. 1007-1014) dont une lecture érotique est proposée par l'auteur.

    Est cité le Qohéleth ou l'Ecclésiaste (Petits Traités XXeme traité p. 488 et Sur le Jadis chapitre LXV p. 178 ; Qohéleth 3, TOB p. 1019) sur le souffle de l'homme qui, à l'inverse de celui des bêtes, va vers le haut et pas vers la poussière dont il vient.

    EnÞn, le shéol juif, le concept d'enfer dans le Juda
    ·sme, est convoqué, introduisant une référence à l'ensemble des livres dans lesquels cette notion est évoquée. La Bible en propose 57 occurrences ; Pascal Quignard y fait référence dans Sur le Jadis, au XIème chapitre, page 29. Sont ainsi convoqués les livres de la Genèse (37 ; 33-35, 42 ; 37-38, 44 ; 27-31), les Nombres (16 ; 23-33), le Deutéronome (32 ; 22), le livre de Samuel (I Samuel 2 ; 6, II Samuel 22 ; 5-6), les livres des Rois (I Rois 2 ; 6, II Rois 2 ; 9), les livres d'Esa
    ·e (5 ;

    14, 7 ;

    11,

    14 ; 11,

    28

    ;

    15-18,

    38

    ;

    10-18,

    57

    ;

    9),

    Ezéchiel (31 ; 15-17,

    32

    ;

    21-27,

    22

    ;

    26-31,

    23

    ;

    38,

    44 ; 24,

    45 ;

    17, 46 ; 1-12), Osée (13 ; 14), Amos (9 ;

    2),

    Jonas (2 ; 2), et Habaquq (2 ; 5), et Job (7 ; 9-10, 11 ; 7-8, 14 ; 11-14, 17 ; 13-16, 21 ; 13, 24 ; 19, 26 ; 6), les Psaumes (6 ; 5, 9 ; 17, 16 ; 10, 18 ; 4-5, 30 ; 3, 31 ; 17, 49 ; 14-15, 55 ; 15, 86 ; 13, 88 ; 3, 89 ; 48, 116 ; 3, 139 ; 8, 141 ; 7), les Proverbes (1 ; 11-12, 5 ; 5, 7 ; 27, 9 ; 18, 15 ; 11, 15 ; 24, 23 ; 14, 27 ; 20, 30 ; 16) et l'Ecclésiaste (9 ; 5-10).

    Dans le Nouveau Testament des références sont faites aux évangiles en général, à des épisodes tels que la nativité (Petits Traités LIIème traité p. 547), Jésus et les enfants, Ç le royaume des cieux est à ceux qui sont comme eux È (Sur le Jadis chapitre LXXVI p. 216 ; Matthieu 19 ; 14, Marc 1O ; 14-15, Luc 18 ; 16-17, TOB pp. 1421, 1453, 1498, phrase absente de Jean), les marchands chassés du Temple par Jésus (Petits Traités XLème traité p. 307 ; Matthieu 21, Marc 11, Luc 19, Jean 2, TOB pp. 1423, 1455, 1500, 1515), ou encore l'épisode de la trahison de Judas (Petits Traités XLème traité p. 313 ; Matthieu 26 ; 15, Marc 14, Luc 22, Jean 13, TOB pp. 1431, 1459, 1503, 1534).

    Le récit est fait de la Cène et du reniement de Pierre (Petits Traités LIVème traité p. 584, Les Ombres errantes

    chapitre XIX, p. 64 et Sordidissimes chapitre LXIV p. 192 ; Matthieu 27, Marc 14, Luc 22, Jean 14, TOB pp. 1433, 1461, 1505, 1535), de la crucifixion (Petits Traités XXIIème traité p. 531) et de la passion du Christ sur la croix (Petits Traités XIème traité p. 210, XLIIIème traité p. 358-359, LVIème traité pp. 615-617, et p. 622, Sur le Jadis chapitre XLVI p. 130, Ab»mes chapitre LV p. 165-166, Sordidissimes chapitre XI p. 41 et chapitre LXXVI p. 230 ; Matthieu 27, Marc 15, Luc 23, Jean 19, TOB pp. 1435, 1463, 1507, 1542) avec une attention particulière portée aux deniers mots du Christ Ç Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? È (Petits Traités XLVIème traité p. 427, selon Matthieu : Ç Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné125 ? È ; selon Marc : Ç Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné126 ? È ; selon Jean : Ç J'ai soif127. È Phrase absente de Luc.)

    Pascal Quignard fait enfin des références aux codes chrétiens, ainsi aux emblèmes des évangélistes (Petits Traités XVIIème traité, p. 349) ou au saint suaire (Les

    125 Evangile selon Matthieu, Ç Mort de Jésus È, 27 ; 46, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1435

    126 Evangile selon Marc, Ç La mort de Jésus È, 15 ; 34, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1463

    127 Evangile selon Jean, Ç La crucifixion et la mort de Jésus È, 19 ; 28, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1542

    Paradisiaques XXXVII p. 140 et Sordidissimes chapitre XXX p. 70).

    S'il fait des références aux évangiles de Matthieu (Petits Traités XVIIème traité p. 349 et Les Ombres errantes chapitre XIX p. 64) et Luc (Les Paradisiaques chapitre LXXV p. 260-261 sur l'enfant Jésus placé dans une mangeoire, Luc 2, TOB p. 1470, Petits Traités XXXIVème traité p. 220 sur la nomination de Jean par son père Zacharie, Luc 22, 63, TOB p. 1467 et p. 1469 et Sordidissimes chapitre LIV p. 168-171 sur la femme qui, touchant le manteau du Christ, guérit de son hémorragie, Luc 8, TOB p. 1482), la référence privilégiée de l'écrivain reste l'évangile de Jean. Il y fait constamment référence (Petits Traités XIème traité page 203), le cite en latin (Petits Traités LVIème traité p. 632) et se pla»t à relever des détails de cet évangile, ainsi il nome les villes Cana (Sur le Jadis chapitre LXXVIII p. 227 ; Jean 2, 4, TOB pp. 1515 et 1518) et Sychar (Petits traités XXXème traité p. 144 ; Jean 4, TOB p. 1517) mentionnées dans cet évangile uniquement. L'épisode majeur de Jésus baissé pour écrire enÞn, (Petits Traités XXIème traité p. 515 ; Jean 8, TOB p. 1525), lui aussi unique à cet évangile.

    Il reprend le récit des derniers jours de Jésus, lors qu'il est emmené chez Ca
    ·phe (Les Ombres errantes chapitre XIX p. 59 ; Jean 18, TOB p. 1540) et la scène du

    noli me tangere (Les Paradisiaques chapitre XXII p. 78-79 et chapitre LXV pp. 224-225 ; Jean 20, TOB p. 1543) lorsque Marie-Madeleine ne le reconna»t pas.

    Sa préférence pour Jean se manifeste enÞn dans les références fréquentes qu'il fait à l'Apocalypse (Sordidissimes chapitre VI p. 21) - une tradition attestée depuis le IIème siècle identiÞe l'évangéliste et le rédacteur de l'Apocalypse - : décrivant l'»le de Patmos où il rédige le livre : Ç je me trouvais dans l'»le de Patmos È (L'Apocalypse 1, TOB p. 1744) et toutes les réécritures du genre apocalyptique que nous avons déjà signalées.

    Telles sont le principales références aux textes canoniques que fait Pascal Quignard. Elles sont nombreuses : on dénombre au total 78 références directes, sans compter les allusions qui sont elles aussi nombreuses - pêle-mêle : allusion aux évangiles lors qu'il évoque leurs emblèmes (Petits Traités XVIIème traité p. 349), toutes les références à Jérôme (Petits Traités XVIIème traité p. 354) ou à la béguine ßamande qui semble le fasciner, Hadewijch (Les Paradisiaques chapitre XXVII p. 105, chapitre LXVIII p. 235), les citations de Bernard de Clervaux (Petits Traités XLIIIème traité pp. 358-359, Les Paradisiaques chapitre XLI p. 152) ) ou de la Legenda aurea de Jacobi a Voragine (Petits Traités LVIème

    traité pp. 615-617), précisément le récit du martyr d'Eustache (Les paradisiaques chapitre LX pp. 200-205), ou encore des citations de saint Jean de la Croix (Ab»mes chapitre XXXIX p. 122, Sordidissimes chapitre LXII qui lui est consacré), des allusions à Thomas d'Aquin (Les Paradisiaques chapitre LXV p. 225), des remarques sur le culte des saints (Petits Traités XLIIIème traité pp. 362-363), ou encore des évocation de l'errance des Juifs (Ab»mes chapitre LIV p. 160).

    La diversité de ces 78 références est manifeste : 45 sont issues de l'Ancien Testament et 33 du Nouveau. Ces données sont le signe d'une grande érudition de l'auteur. Si lui-même ne chérit pas ce terme, reste que la précision des références atteste d'une connaissance pointue des textes bibliques.

    Si cette connaissance pourrait être réduite à l'argument de l'éducation chrétienne classique reçue par l'écrivain, les référence aux textes apocryphes que nous allons énumérer à présent sont la preuve de la profondeur de connaissance et de curiosité de l'écrivain.

    b . les apocryphes

    Pascal Quignard fait référence à la Bible en syriaque, dite pshitta, signiÞant Ç simple È en syriaque car elle fut

    traduite directement à partir du grec par Rabbula en 586 à Zagba en Mésopotamie (Petits Traités XVIIème traité p. 349). Cette version illustrée attire l'attention de l'écrivain qui est allé l'observer dans la bibliothèque Laurentine de Florence. Elle est en usage chez les Chrétiens de Syrie et d'Irak. Dans un travail de mise en ab»me, Pascal Quignard décrit l'un des folios illustrés de cet évangile sur lequel est représenté Matthieu portant un livre sur ses genoux, peut-être rédigeant son propre évangile selon les suppositions de l'écrivain.

    Manifestement amateur d'évangiles apocryphes, Pascal Quignard convoque celui de Thomas (Ab»mes chapitre LXXXV p. 245), découvert en Egypte à Nag Mammadip par Mohammed Al el-Sammam en 1945 sous la forme de treize codices en copte du IVème siècle. Il est constitué de 114 logia ou citations de Jésus, comme dans la tradition évangélique canonique, mais ni la mort ni la résurrection du Christ ne sont racontées, ce qui lui vaut d'être exclu du canon.

    Il évoque indirectement aussi celui de Nicodème
    (Les Paradisiaques chapitre XXXVII p. 140) lorsqu'il
    fait référence à la Ç prostituée de la cité de Jérusalem qui
    s'appelait Véronique È. C'est elle qui épongea le visage du
    Christ avec un suaire sur lequel ce visage est resté
    comme imprimé. Le Ç saint suaire È, dont font mention

    les évangiles canoniques (Matthieu 27 ; 57-60, Marc 15 ; 42-46, Luc 23 ; 50-54 et Jean 19 ; 38-42128), ou la Ç sainte face È, est ce supposé linge qui porte la marque du visage du Christ, il a été conservé à Edesse en Syrie vers 30 et est aujourd'hui à Turin. Le plus ancien témoignage de l'existence de ce voile de Véronique se trouve dans le livre de Nicodème qui date du VIème siècle. Si Pascal Quignard s'amuse de cette croyance, Ç l'unique image est celle d'une tête de mort (épongée de sa sueur par la main d'une prostituée È, l'étymologie convoquée vient expliquer l'idée que cette image, prise par Véronique, pourrait être celle du Christ : en latin vera icona signiÞe image vraie, ou encore le mélange du latin et du grec verum eikon signiÞe vraie image.

    Cette évocation du suaire et de Véronique intervient dans le récit de la vie d'Alexis qu'entreprend Pascal Quignard dans Les Paradisiaques129, réécriture de l'un des premiers textes de la littérature française, poème hagiographique du XIème siècle.

    Pascal Quignard fait également référence à l'Ecclésiastique ou Siracide (Petits Traités LVIème traité p. 645), un livre de sagesse connu mais non reconnu par le

    128 TOB pp. 1435-1436, 1463-1464, 150715-09, 1541-1544

    129 op.cit., chapitre XXXVII, Ç Alexius Þls d'Euphemianus È, Paris, Grasset, 2005, pp. 140-144

    canon biblique, rédigé vers 180 avant notre ère par le rabbin Ben Sira. Ce texte mêle la tradition du proverbe issue du livre des Proverbes, de très nombreuses phrases courtes constituent des Ç conseils È pour trouver la Ç sagesse È, et des développements circonstanciés destinés à convaincre le lecteur de la grandeur du patrimoine religieux et culturel du Juda
    ·sme mis en péril par l'expansion de la culture hellénique. S'il n'est pas considéré comme inspiré, le texte du Siracide reste une source privilégiée des écrits talmudiques qui le citent beaucoup. Son appellation traditionnelle d'Ecclésiastique rend compte de l'importance que lui accordaient les premiers Chrétiens qui l'utilisaient pour l'instruction des néophytes.

    Pascal Quignard semble citer un vers : Ç La sagesse est l'Euphrate, dit l'Ecclésiatique, XXIV, 3 È mais la référence est fausse (TOB, p. 1335). Faire appel à ce livre demeure cependant une preuve de la précision des connaissances de l'écrivain.

    Pascal Quignard évoque l'histoire de Suzanne, femme de Joakim, en décrivant un tableau de Rembrandt représentant la jeune femme au bain avant que deux vieillards ne s'en prennent à elle (Sur le Jadis chapitre XXXIV p. 88 ; Daniel grec, 13, TOB pp. 1388-1990). Ce livre est un livre supplémentaire présent dans un midrash

    comme treizième et dernier chapitre du livre de Daniel et comme livre à part entière dans la Septante entre Ezéchiel et Daniel. Il est présenté dans la TOB au chapitre des livres apocryphes. Ç Sousanna È, ou l'image d'une femme qui se dénude et qui est accusée avec abus d'être adultère, des thèmes très quignardiens en somme.

    Ces références apocryphes viennent comme levier à la pensée religieuse. Elles sont convoquées non pas dans un esprit dogmatique, ni même dans un esprit de remise en question du canon, mais dans une démarche intellectuelle de découverte et d'interrogation. Elles sont pour l'écrivain l'occasion d'interroger la diversité de la culture humaine, de montrer au lecteur qu'elle va au-delà des dogmes religieux. La littérature a des sources indifféremment religieuses ou la
    ·ques nous dit Pascal Quignard.

    Nous voulons à présent étudier une source exceptionnelle de l'écriture quignardienne, la Septante, la Bible d'Alexandrie, la première version grecque de la Bible, lieu qui concentre de nombreuses problématiques quignardiennes.

    c . la Spetante

    La Septante est la première version de la Bible hébra
    ·que en grec, traduite à Alexandrie à partir du IIIème siècle avant notre ère par des Juifs qui auraient été au nombre de Ç soixante-douze È, d'où son appellation indifférenciée de Bible d'Alexandrie ou Septante. Cette traduction constitue une révolution dans l'épistémologie théologique, mais cette version de la Bible et les problématiques qu'elle soulève sont tombées dans l'oubli jusqu'au regain d'intérêt de la recherche pour les études bibliques lors de la découverte des manuscrits de Qumrân.

    Nous voulons dans cette partie revenir sur les données historiques et les enjeux de cette version de la Bible. Nous nous pencherons ensuite sur un texte particulier qui fut sans doute la source de Pascal Quignard, la Lettre d'Aristée130, texte qui fait le récit de la rédaction de la Septante. Nous verrons enÞn dans quelles mesures le texte quignardien Les Septante131 constitue une réécriture de la cette Ç lettre È.

    Dans toute cette partie nous entendons par Septante le sens originel de l'acception : la Septante au sens large désigne la traduction entière de la Bible en grec qui fut faite durant de longs siècles, mais initialement, au sens

    130 André Pelletier (trad.), Lettre d'Aristée à Philocrate, op.cit., Paris, Cerf, 1962

    131 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994

    restreint, elle ne désigne que la traduction en grec des cinq rouleaux de la Torah.

    histoire

    Les Juifs d'Egypte furent déportés depuis la Judée
    lors de la domination de Ptolémée (entre 320 et 198
    avant notre ère). Ils étaient au nombre de deux cent mille
    et la moitié vivait à Alexandrie. Ils constituaient dans la
    cité une ethnie reconnue, une politeuma, bénéÞciant du
    droit grec. Mais l'hypothèse de l'établissement d'une loi
    spéciÞque aux Juifs expliquerait la traduction de la Torah.
    La lettre d'Aristée, même si elle soulève des
    controverses, est la source la plus ancienne et la plus
    complète sur l'origine de la Septante. Elle aurait été écrite
    par un faussaire, un juif alexandrin en vérité132. La source
    que constituent les écrits d'Aristobule, qui écrit dans les
    années 175 à 170 avant notre ère, affirme que la
    traduction a été faite sous le roi Ptolémée Philadelphe, ce
    qui la place bien vers 250 avant notre ère. Une autre
    source, Philon d'Alexandrie, raconte dans la Vie de Mo
    ·se
    la rédaction de la Septante et ne parle pas de traduction

    132 Marguerite Harl, Gilles Dorival, Olivier Munnich, La Bible grecque des Septante, Du Juda
    ·sme hellénistique au Christianisme ancien, Paris, Cerf/ CNRS, 1994, p. 41

    mais de Ç prophétie133 È. La confrontation des sources conÞrme la datation, sous Ptolémée Philadelphe, Philon est le seul à situer le lieu de la traduction sur l'»le de Pharos, Aristée est le seul à faire mention du rTMle de Démétrios, commanditaire de la traduction, et à annoncer les traducteurs au nombre de soixante-douze.

    La localisation égyptienne est attestée par les scientiÞques en raison d'égyptianismes dans le texte grec. Le nombre des traducteurs varie de soixante-dix à soixante-douze ; le chiffre de soixante-douze se justiÞe par le nombre de six lettrés par tribu de Judée, 6 multiplié par 12 fait 72, chiffre qui représenterait ainsi l'ensemble d'Israël. Le chiffre soixante-dix serait une abréviation. Tous sont des Juifs de Jérusalem.

    Ces savants venus de Judée pour traduire la Torah en grec ont écrit dans deux alphabets, ainsi en attestent les six manuscrits de Qumrân qui portent des caractères Ç hébra
    ·ques È, paléohébra
    ·ques dit le bibliste Zeitlin, et des caractères Ç juifs È, l'écriture carrée de l'hébreu.

    L'histoire de la traduction est narrée dans la lettre d'Aristée et est tenue pour partiellement vraie. Le texte de la Septante pose des questions majeures d'ordre théologiques mais aussi littéraires, en particulier sur la question de la traduction. Marguerite Harl, spécialiste

    133 ibid., p. 46

    française des études sur la Septante, affirme cependant que ce texte a été réellement Ç écrit134 È, au sens où il possède une réelle cohérence et ne constitue pas une simple traduction.

    la lettre d'Aristée

    Cette lettre est une source de la première moitié du IIème siècle avant notre ère, cependant sa datation exacte reste incertaine, les hypothèses vont de 200 à 80 avant notre ère. Cette lettre a un caractère apologétique reconnu des tous les chercheurs. Elle est une apologie de la traduction grecque de la Torah. Son objectif pourrait être politique, à savoir soit de mettre en avant la tradition juive auprès des Grecs d'Alexandrie face à l'hellénisation de la culture, soit auprès des Juifs d'Egypte contre la traduction rivale de Léontopolis135.

    L'histoire de cette traduction est donc la suivante. Aristée raconte à son frère Philocrate que le roi Ptolémée, désirant faire entrer dans sa bibliothèque d'Alexandrie les livres de Juifs, les rouleaux de la Torah, consulte son bibliothécaire, Démétrios de Phalère (Aristée superpose là deux événements, Démétrios étant le bibliothécaire de

    134 ibid., p. 260

    135 ibid., p. 43

    Ptolémée Lagos, initiateur du projet de traduction, et la traduction effective ayant été réalisée sous Ptolémée Philadelphe, son successeur) qui suggère de faire traduire ces livres en grec par des hommes savants choisis par le grand prêtre de Jérusalem. En échange des livres, les esclaves juifs du royaume sont libérés. Eléazar, le grand prêtre, accepte et envoie soixante-douze traducteurs, six par tribu, tous savants en hébreu et en grec. Les traducteurs sont accueillis et installés séparément dans l'»le de Pharos où ils n'ont pas le droit de communiquer entre eux. Après soixante-douze jours de traduction, tous ont terminé. La traduction est identique chez tous les savants car la Loi leur a été dictée par Dieu. Acquittés de leur tâche, les traducteurs, le Soixante-douze, rentrent à Jérusalem.

    La traduction semble miraculeuse : soixante-douze savants, soixante-douze jours, soixante-douze textes identiques à la virgule près. L'origine de cette traduction semble mêler vérité historique et un certain degré de mysticisme. Il y a, scientiÞquement, de l'original hébreu à la traduction grecque, des inexactitudes dont il ne serait guère intéressant de dresser une liste exhaustive, mais nous voulons présenter ici certaines catégories de problèmes de traduction.

    Les lettres d'origine sont en partie les lettres dites carrées de l'alphabet hébreu. Le texte original n'est pas vocalisé ni ponctué. Ainsi de nombreuses confusions ont pu être faites entre des lettres hébra
    ·ques qui se ressemblent, ainsi le resh et le dalèt, le khaf et le bèt, le hèt et le hé, le gimmel et le noun, le samekh et le mèm.

    Une hypothèse historique vient expliquer certaines inexactitudes. Le texte hébra
    ·que aurait été d'abord translittéré en alphabet grec puis traduit. Une étape de traduction qui multiplie le risque d'erreurs.

    Des hypothèses font aussi état d'un changement volontaire aÞn d'adapter le texte au public grec, par exemple de ne pas utiliser de pluriel pour faire parler Dieu ou encore d'éviter les anthropomorphismes136.

    Littérairement, il y a des écarts stylistiques importants entre le texte original et la traduction, le texte cible connaissant des tours idiomatiques grecs. Il y a, comme dans toute traduction, un allongement par rapport au modèle, car toute traduction devient toujours un peu commentaire. Dans la traduction de textes religieux en particulier, aÞn de rendre l'esprit du texte, la traduction est toujours mêlée d'interprétation137.

    Aussi, certains rabbins de Palestine, s'ils ont presque tous reconnu plus ou moins explicitement que la

    136 ibid., p. 209

    137 Marc de Launay, Qu'est-ce que traduire, Paris, Vrin, 2006

    traduction de la Septante était une bonne traduction, si la question de son inspiration semble avoir trouvé une réponse positive, pour certains, elle demeure une belle inÞdèle.

    une belle inÞdèle

    Nous ne jugerons pas ici de ce qu'est la Septante par rapport à son modèle hébra
    ·que, mais, dans les problématiques de réécriture et de traduction, la venue du texte de Pascal Quignard en 1994, l'année même de la parution du premier manuel français sur les études septantiques, celui de Marguerite Harl, La Bible grecque des Spetante, Du Juda
    ·sme hellénistique au Christianisme ancien138, il est intéressant de voir dans quelles mesures Les Septante sont une belle inÞdèle de la Lettre d'Aristée.

    Revenons pour commencer sur la genèse de ce livre de Pascal Quignard. Cet ouvrage est illustré par les pastels du peintre Pierre Skira. Le projet des Septante est le premier à avoir réuni les deux amis. Au cours d'une conversation, cette idée de faire revivre l'Ïuvre des soixante-douze rabbins d'Alexandrie surgit, le projet s'élabore : Pierre Skira réalise soixante-dix toiles aux

    138 op. cit., Paris, Cerf/CNRS, 1994

    pastels représentant des livres, toutes sont assemblées en un grand cadre de deux mètres cinquante de hauteur, et derrière chaque toile l'écrivain voulait glisser, écrit sur papier bible, un extrait autographe de son texte. Il en résulte un livre, dont l'éditeur est un galeriste, Patrice Trigano, qui présente en miroir du texte de Pascal Quignard les livres peints par Pierre Skira.

    La lettre du texte respecte l'idée d'ensemble du texte d'Aristée, mais des détails viennent souligner l'écart entre la source et le texte final.

    La lettre d'Aristée est à la première personne, dans une situation de correspondance entre le rédacteur et le destinataire, alors que le texte de Pascal Quignard se présente comme un récit sur le mode impersonnel, détaché même, puisque le premier chapitre, qui introduit la création de l'Ïuvre Les Septante, nomme le peintre et l'écrivain par leur état civil et leur provenance régionale : Ç Pierre Skira, Parisien, et Pascal Quignard, Normand, montrèrent les Septante le 4 octobre 1994139 (É) È. L'auteur fait cependant une référence à son texte source : Ç Le Juif Aristée écrivit au Grec Philocrate ce qui s'était passé140. È

    139 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p. 9

    140 ibid., p. 76

    L'auteur introduit le contexte de création et d'enrichissement de la bibliothèque d'Alexandrie, Ç manquaient les livres des Juifs141. È Là Pascal Quignard réinvente l'histoire, puisqu'il explique la présence de Juifs à Alexandrie par leur propre volonté, ils seraient Ç accourus du monde entier È, ce qui, nous l'avons vu, est historiquement faux.

    Il évalue le nombre de ces Juifs à trois cent mille, ce qui est supérieur aux hypothèses historiques. Mais il ne se trompe pas en précisant leur statut politique, une politeuma142, et la sociologie de cette communauté.

    Le roi Ptolémée Philadelphe143 désire obtenir les livres de la Torah. A sa demande, l'Ethnarque d'Alexandrie, dirigeant de la communauté juive de la ville, va trouver Ç le fonctionnaire juif Aristée È et lui fait part de la requête royale. Ce dernier se charge de communiquer à André, médecin privé du roi, son désir de voir en échange des livres la libération des Juifs d'Alexandrie réduits en esclavage. Ç Je saisis le prétexte de nos livres pour délivrer ces gens de mon peuple parce que je voudrais que vous procuriez au roi le motif d'un acte généreux. Qu'il décrète la libération des soldats et le rachat des esclaves. Daigne notre Dieu, qui n'a pas de

    141 ibid., p. 10

    142 ibid., p. 12

    143 ibid., p. 55

    visage, poser son regard sur lui144 ! >> La libération des soldats est un ajout de Pascal Quignard.

    Lors de la livraison des livres de la Torah - dont les lettres hébra
    ·ques sont d'or, comme dans la Lettre -, Pascal Quignard met en scène la déception du roi qui découvre l'alphabet hébreu. Ç Une fontaine scellée, quelle soif apaise-t-elle ? >> Démétrios d'Abdère145, chargé de la bibliothèque d'Egypte146, propose au roi d'écrire au Grand Prêtre de Jérusalem Ç aÞn d'obtenir la traduction la plus exacte mais aussi la plus sLre, pour établir un texte digne de ton empire et conforme à ton intention147. >>

    Aristée est envoyé auprès du Grand Prêtre Eléazar. Ç Tu vas pourvoir les bouches des Grecs de quelque chose d'éternel148. >> Il adresse au roi la liste des savants qu'il lui envoie. Ici pascal Quignard respecte parfaitement le texte de la lettre. Les Soixante-douze sont nommés, six pour chacune des douze tribus. Ç C'étaient tous des hommes du plus grand mérite, d'excellente éducation, tous barbus, de parents déjà distingués et qui non seulement étaient passés ma»tres dans les lettres juda
    ·ques mais qui s'étaient tous adonnés à la culture

    144 ibid., p. 14

    145 ibid., p. 16

    146 ibid., p. 41

    147 ibid., p. 16

    148 ibid., p. 23

    hellénique149. È Ces hommes, ainsi présentés par Pascal Quignard, portent déjà en eux quelque chose de providentiel tant ils correspondent au type même du savant, du lettré. L'attribut physique de la barbe, si elle est une obligation chez les Juifs religieux, constitue dans l'imaginaire littéraire le signe de la sagesse et de la connaissance.

    Les Soixante-douze à Alexandrie sont accueillis puis interrogés ; le roi leur pose des questions à chacun. Pascal Quignard ne transcrit que cinq de ces questions qui sont toutes l'occasion de faire voir la grande sagesse des savants de Judée. Elles portent sur des questions philosophiques majeures, le pouvoir, la guerre, la mort et la sagesse150. Ç C'est ainsi que le roi d'Egypte découvrit que les Soixante-douze étaient sages. È Petite sentence conclusive qui vient à la fin de ce chapitre comme dans un petit conte vérifier que l'information majeure est saisie par le lecteur.

    L'élément perturbateur intervient alors, c'est

    Ménémède, qui Ç n'aimait pas les Juifs151 È. Il se méfie de la ruse des Juifs, un poncif antisémite, et pousse le roi à les faire séparer afin d'éviter un possible complot. Lors de la visite de la ville, il tente de corrompre les sages, il les

    149 ibid., p. 28

    150 ibid., pp. 31-32

    151 ibid., p. 41

    emmène au théâtre où une femme se dénude152, mais tous sont vertueux et quittent la salle. Il en résulte la fermeture de tous les théâtres Juifs d'Alexandrie et l'exil d'Ezéchiel le dramaturge. Cette mise à l'épreuve, qui est la seconde, après les questions du roi, fait encore triompher les savants.

    La construction des maisons pour les accueillir sur l'»le de Pharos prend six jours, comme la Création. Les soixante-douze intègrent les soixante-douze maisons séparées les unes des autres, menés sur l'»le par soixante-douze barques, comptés à l'embarquement et au débarquement. La traduction commence, et avec elle une série de péripéties qui ralentissent le travail des traducteurs. A trois reprises, chiffre clé dans le conte, - il y a presque toujours trois mises à l'épreuve - un des savants commet un péché et provoque l'effacement miraculeux de l'ensemble des soixante-douze traductions, Ç tout le texte grec traduisant la Torah fut effacé, soixante-douze fois effacé153 È. Les deux premières fois Aristée est l'agent du remède, il fait passer des notes de cellule en cellule pour savoir d'où vient le péché. Le premier, le 36ème jour, est un des savants, Sabbaté, détourné par une prostituée, Théodotée, envoyée par Ménémède ; Ç L'un de nous est lié È dit la

    152 ibid., p. 43

    153 ibid., p. 58

    note. Le deuxième, le 54ème jour, est l'un d'eux, Jason, qui a mangé du cheval offert par Ménémède ; Ç Qui n'a pas rincé sa bouche ? È demande la note. Le troisième effacement a lieu le 70ème jour, jour de Sabbat, alors que l'un des traducteurs, Abram, allume une bougie pour noter une idée de traduction. Mais Aristée n'est pas là pour aider les savants à découvrir qui a péché. Ç L'un de nous a oublié que l'Eternel est dans sa nuit le samedi. È Mais la note s'envole sur la mer. Une mouette l'attrape, Abram la voit et se lave de son péché. Alors appara»t Dieu, Ç l'Innommable ßottait sur les eaux. Les eaux s'ouvrirent. L'Imprononçable pénétra leurs oreilles. (É) C'est ainsi que l'Eternel leur apparut. C'est ainsi qu'ils virent le Dieu de l'Ancien Abraham, qui fut le Dieu de l'Ancien Isaac, qui fit le Dieu de l'Ancien Jacob154. È

    Le 72ème jour la traduction est achevée. Soixantedouze lecteurs Grecs, soixante-douze Juifs d'Alexandrie et les Soixante-douze - trois fois soixante-douze - rencontrent le roi et comparent les textes. Ç (É) il ne se trouva aucune différence et par un miracle admirable de Dieu on vit que c'était en vertu d'un don que ces hommes étaient tombés d'accord dans la traduction. Là où ils avaient ajouté un mot, tous l'avaient ajouté de concert, et là om ils avaient retranché, tous avaient retranché

    154 ibid., p. 64

    pareillement155. È Ç C'était plus qu'une concordance, c'était une voix156. È Le texte est déclaré immuable157. Quant à Ménémède, il est puni par le roi.

    Pascal Quignard livre dans ce récit une véritable réécriture. La source Aristée est citée158. Il fait même état des discordances entre les différentes sources historiques, comme le font les chercheurs sur la Septante :

    C'est Aristée qui précise dans sa Lettre que les traducteurs furent au nombre de soixante-douze. Philon le Juif se contente de dire qu'ils étaient très nombreux. Josèphe le Juif [Flavius Josèphe, une source du Ier siècle de notre ère dont les informations proviennent de la Lettre d'Aristée] est le premier à donner le chiffre rond de soixante-dix que la tradition grecque postérieure a maintenu en disant les Septante159.

    La démarche quignardienne, si elle comporte des aspects historiques, une attitude de Þdélité aux travaux scientiÞques, reste cependant une démarche littéraire avant tout. On retrouve dans le récit des Septante tous les éléments structurels du conte. Nous utilisons ici les

    155 ibid., p. 65

    156 ibid., p. 74

    157 idem

    158 ibid., p. 76

    159 idem

    théories de Propp160 sur les schémas actantiel et narratif du conte. La situation initiale est celle de l'équilibre, le roi et les traducteurs ont un contrat, la traduction en échange de la libération des esclaves. Les héros sont donc les traducteurs, les Soixante-douze, ces sages dont nous avons vu les attributs typiques et les prérogatives qui en font des stéréotypes : savants et vertueux. Le déséquilibre vient de l'agent perturbateur, l'opposant qu'est Ménémède qui n'aime pas les Juifs. La complication qu'il provoque est une forme de mise à l'épreuve des héros. Il leur tend des pièges, trois fois. Le rTMle d'adjuvant est joué par Aristée qui est celui qui rend possible la réparation des péchés. Cependant ce rTMle est également endossé par la divinité, ce qui donne le caractère merveilleux de l'histoire. La résolution intervient alors, gr%oce à la divinité. Le contrat est rempli, l'opposant est puni, l'équilibre est rétabli.

    Pascal Quignard ajoute une morale, élément non systématique du conte :

    C'est à Alexandrie que le Pentateuque fut traduit en grec et ce jour fut déclaré par les Juifs de Jérusalem un jour de deuil national. (É) Eléazar dit qu'en quittant la langue oà il avait parlé à son peuple, qu'en quittant la seule oreille des siens, l'Eternel avait commencé à mourir parce-ce que toute leur histoire

    160 Vladimir Propp, Morphologie des contes, Paris, Seuil, 1970

    jusqu'à ce jour s'était déroulée dans un lieu et dans un temps oà l'Eternel vivait161.

    Traduire le sacré, quitter la langue divine, l'hébreu, c'est déjà lui faire perdre de sa dimension sacrée. Traduire la langue divine, c'est atteindre au Ç nom de l'être È, c'est le mettre Ç à portée de main162 È. C'est l'enseignement que tire Pascal Quignard de cette histoire de la rédaction de la Bible d'Alexandrie. Ç Les Hébreux refusèrent aux Soixante-dix la traduction de la Torah car c'était quitter la langue dans laquelle Dieu leur avait parlé163. È

    De cette histoire il fait un conte. En réécrivant la Lettre d'Aristée, Pascal Quignard nous livre une belle inÞdèle, l'esprit du texte source est conservé, mais l'écrivain l'améliore, lui donne une dimension légendaire. La structure du conte qu'il utilise donne en effet une dimension supplémentaire à cette histoire déjà chargée de merveilleux.

    La symbolique des chiffres est un élément majeur de cette réécriture merveilleuse. Soixante-douze héros, soixante-douze questions, soixante-douze jours de

    161 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p. 77

    162 Petits Traités, op. cit., XXXVIIème traité, Ç La passion de Guy Le Fèvre de la Boderie È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 255

    163 Sordidissimes, op. cit., chapitre XXIV, Ç Le 19 mars 2000 à Mons È, Paris, Grasset, 2005, p. 87

    traduction. Six jours de préparation, comme les six jours de la création du monde. Trois mises à l'épreuve. Et enfin le chiffre un, l'unique, la résolution finale dans la voie unique, dans la voix unique, celle de Dieu.

    Pascal Quignard sort le récit de la rédaction de la Septante du sacré et le tire vers le conte merveilleux. Son ton, parfois didactique et démonstratif, est à l'image de celui des contes pour enfants. L'esthétique de la répétition, de la formulette - Ç c'est ainsi que È est ici un refrain -, de la phrase concise - souvent simplement sujet/verbe/complément -, mais aussi de l'enseignement spirituel, avec les questions posées aux sages et leurs réponses dignes d'une pensée orientale :

    Qu'enseigne la sagesse ?

    (É) Il y a le respect de la tradition (É) à chaque fois que la cendre peut redevenir bois.

    Et il se mit à sangloter164.

    Pascal Quignard donne de l'histoire de la Septante une version contée, une version enrichie par rapport à son modèle initial et posent ainsi les problématiques de la réécriture. Dans toute traduction - la question est ici mise en ab»me par l'histoire d'une traduction -, dans toute réécriture, se pose les questions de l'originellité et de l'originalité. En proposant une telle morale à l'histoire de la traduction de la Torah en grec, Pascal Quignard

    164 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p. 32

    semble condamner la traduction qui perd l'esprit du texte originel. Mais en proposant lui-même une réécriture, il se met du côté de l'originalité et de la création, de la recréation.

    Cette apparente contradiction se résout dans l'oeuvre de Pascal Quignard ; Ç être original, c'est être près de l'origine165. È Toucher aux textes premiers, aux textes bibliques en l'occurrence, à l'histoire des textes bibliques, c'est à la fois être originel, près de l'origine tant recherchée, et être original, être dans la création littéraire, dans l'invention et l'imagination.

    2 . les textes cibles de Pascal Quignard : esquisse

    d'un art poétique

    La quête originelle est bien ce qui anime l'écriture de Pascal Quignard. Et c'est en cela que son approche de la Bible fait sens. Elle est un biais, un matériau littéraire de cette quête. Les outils de l'écrivain sont toutes les formes de réécriture.

    Les références et les citations de vers bibliques et d'épisodes bibliques sont, nous l'avons vu, un moyen de faire appel à l'imaginaire collectif des lecteurs.

    165 Sur le Jadis, op. cit., chapitre LXXIII, Ç Les trois listes de fantômes È, Paris, Grasset, 2002, p. 199

    Traduire des vers bibliques est pour Pascal Quignard un jeu ; il se pla»t à élaborer un texte multilingue ; une mini-Babel se constitue sous sa plume dans une entreprise de déprogrammation subversive. Le mélange des langues, latin, grec, français, allemand, anglais, aboutit selon Yves Hersant à une Ç langue étrange et multiplexe166 È, volontairement aberrante parfois : Ç Ovide a écrit : A dance By an Huntsman in the night167. È Traduire en tous sens est pour l'écrivain abolir les frontières entre les langues et rétablir le concept d'une langue unique et supérieure, comme une Ursprache, ainsi que nous l'avons vu. Traduire la Bible est un moyen d'abolir les frontières du temps, c'est mêler l'ancien et le moderne, c'est lier le sacré au profane dans une quête supérieure de sens areligieux.

    Toute réécriture est ainsi inscrite dans cette quête générale. Celle-ci se traduit dans la lettre quignardienne par la quête d'une écriture plus originelle, plus originale, qui semble se diriger vers la forme du conte, vers une esthétique du petit et du concis.

    Nous voulons dans cette partie explorer quel serait un possible Ç art poétique È de l'écrivain. DéÞnir quels

    166 Yves Hersant, Ç Le latin sur le bout de la langue È, Fabienne DurandBogaert, Yves Hersant (dir.), Pascal Quignard, Critique, tome LXIII, n °721-722, juin-juillet 2007, p. 455

    167 Pour trouver les enfers, Paris, Galilée, 2006, §60

    sont les enjeux de cette esthétique du fragment que semble contenir son écriture et dont on trouve les traces les plus manifestes dans la forme simple qu'est le conte.

    a . une esthétique du fragment

    Ç La fragmentation est l'âme de l'art168. È

    Les réécritures bibliques apparaissent dans l'édiÞce des essais de Pascal Quignard comme des vitraux dans une cathédrale : elles représentent l'esprit impalpable qui y règne, elles y diffusent une lumière, des couleurs. Elles émaillent son texte comme les vitraux percent la pierre. Elles apparaissent par touche, séparées les unes des autres. L'unité biblique est rompue ; la somme, l'ensemble, l'édiÞce qu'est le texte biblique est démonté, ses pierres en sont désolidarisées, et Pascal Quignard se pla»t à en émailler sont texte. Mais ces morceaux, il ne se contente pas de les glisser dans l'édiÞce de sa pensée, avant cela, il les retaille, les polie, les retravaille.

    Nous assistons, dans le traitement des textes bibliques par Pascal Quignard, à un double phénomène de fragmentation et de réécriture. La Bible est éclatée dans les textes quignardiens et ces éclats sont

    168 Les Ombres errantes, op. cit., Paris, Grasset, 2002, p. 62

    retravaillés, remodelés, transformés par la plume quignardienne. Nous avons déterminé précédemment quels sont ces fractions, ces morceaux de Bible. Nous voulons, avant de revenir sur eux, poser un regard sur cette méthode de réécriture qu'est la fragmentation et en déÞnir les enjeux. Nous utilisons pour cette analyse les propos de l'auteur dans son ouvrage Une Gêne technique à l'égard des fragments169 qui porte sur La Bruyère, auteur le premier, aux yeux de Pascal Quignard, à avoir systématiser l'écriture fragmentaire.

    théorie du fragment

    L'écriture fragmentaire est bien ce qui caractérise l'Ïuvre de Pascal Quignard. Les Petits Traités et le Dernier Royaume en sont les meilleurs exemples, cinquante-six traités eux-mêmes découpés en souschapitres par des pattes de mouche constituent le premier ensemble, une succession de pensées de longueur variable, organisées plus ou moins thématiquement en chapitres constitue le second ensemble qui est un work in progress. Une écriture en lambeaux qui correspond, qui incarne l'esthétique des sordidae qu'est celle de l'écrivain. Un goLt pour ce qui est

    169 op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, réédition Galilée, 2005

    en morceaux, ce qui est dépecé, de facon générale pour tout ce qui est vile et que nous dissimulons à notre propre conscience.

    La désarticulation est un thème cher à l'écrivain qui a consacré une préface aux Blasons anatomiques du corps féminin :

    Rares sont les époques qui dirent aussi précisément quel idéal du corps féminin de la femme tyrannisait leur désir. Rares aussi bien les époques oà les poètes avouèrent aussi crüment les répugnances que les corps des femmes suscitaient en eux. De l'enfance à la mort nous ne cessons d'explorer à l'aveuglette une sorte de corps qui nous contient sans doute mais aussi qui nous ravit à nous-mêmes. Nous ne le possédons jamais. Nous ne le comprenons jamais. (É) Des morceaux de membres partout, des déchets, des fragments de peau partout et des cicatrices partout qui les suturent mais qui brusquement, on ne sait pourquoi, saignent un peu, comme la lance du conte, ou qui brusquement s'irritent ou purulent, tels des souvenirs violents qui reviennent à l'improviste et gagnent et empourprent en un instant la face170.

    Le corps, sa désarticulation, ses déchets, son ordure sont ce qui intéresse Pascal Quignard, ce qui suscite chez lui une fascination, ce qui est selon lui la vraie nature de l'homme et de ce monde. Un goLt qui se retrouve dans son écriture qui est paratactique, déconstruite, hachée, brusque, erratique, fulgurante. Elle est faite de segments, de propositions juxtaposées ; Pascal Quignard pratique

    170 Blasons anatomiques du corps féminin, Paris, Gallimard, 1982, p. 144

    abondamment l'asyndète et le zeugma. Une percussion, une explosion parfois. Une écriture multidirectionnelle171, destinée à dérouter le lecteur, à le surprendre.

    Pascal Quignard place cette écriture sous le patronage de La Bruyère. Comme lui, dont il fait une supposée biographie dans Une Gene esthétique à l'égard des fragments172, il veut privilégier le discontinu au linéaire, prôné par le classicisme à la Boileau, il préfère les bouts, les morceaux, les miettes, les rognures, les lambeaux. Il préfère la miniature, à l'instar de son personnage Edouard Fufooz qui collectionne les choses les plus petites du monde dans Les Escaliers de Chambord173.

    Pascal Quignard, glosant le patronage de

    Théophraste revendiqué par La Bruyère, évoque les Proverbes de Salomon174, dont il dit qu'ils sont sans rapport, mais qu'ils restent une source pour la forme. Le proverbe, tel que pratiqué dans le livre biblique, semble obéir à un Ç dualisme réßexe175 È, mettant toujours en

    171 Olivier Renault, Ç L'éclat bouleversant de l'attaque È, Pascal Quignard, Critique, tome LXIII, n°721-722, juin-juillet 2007, p. 467

    172 op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986

    173 Les Escaliers de Chambord, Paris, Gallimard, 1989

    174 Une Gene technique à l'égard des fragments, op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 17

    175 ibid., p. 49

    balance une notion et son contraire, soulignant toujours la séparation, l'opposition.

    De Salomon176 à Pascal Quignard en passant par La Bruyère, on passe du proverbe au fragment en conservant la forme d'une série discontinue de passages réßexifs, poétiques, narratifs.

    Le fragment est Ç la citation, le reliquat, le talisman, l'abandon, l'ongle, le bout de tunique, l'os, le déchet177 (É) È Citations que tire Pascal Quignard de la Bible. Reliquats que sont les vestiges des textes apocryphes, destinés à tomber dans l'oubli de la civilisation qui les rejette. Talismans que sont certaines scènes bibliques qui nous délivrent les secrets de notre être, comme le sacrifice d'Abraham, Ç il y a dans notre héritage des plaies incurables178 È. Bout de tunique, comme Ç la frange du vêtement È du Christ qu'une femme saisit dans l'attente d'un miracle qui arrive effectivement179. Déchets de l'existence quotidienne, de toute l'existence.

    176 TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp. 967-1000

    177 Une Gêne technique à l'égard des fragments, op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 44

    178 Sur le Jadis, op. cit., chapitre XCV, Ç La montagne È, Paris, Grasset, 2002, p. 302

    179 Evangile selon Luc, Ç Guérison d'une femme et résurrection de la fille de Ja
    ·ros È, 8 ; 44, TOB, op.cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1482

    vie fragmentée

    Aux yeux de Pascal Quignard, c'est bien de l'existence elle-même que procède cette fragmentation, la séparation des sexes étant une rupture en soi, la différenciation des sexes étant une séparation de l'homme d'avec lui-même. C'est ce que raconte le second récit de création de l'homme :

    Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l'homme qui s'endormit ; il prit une de ses côtes et referma les chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma la côte qu'il avait prise à l'home en une femme qu'il lui amena. L'homme s'écria : Ç Voici cette fois l'os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l'appellera femme car c'est de l'homme qu'elle a été prise180. È

    De l'ish est créée l'isha, de la séparation de la chair d'avec le corps vient la différentiation des sexes.

    La naissance humaine est elle aussi en soi un déchirement, une séparation, une mise en pièce du couple mère-enfant. La défusion des corps, dans la différence des sexes et dans la naissance, rend l'existence humaine Ç structurellement fragmentaire181 È.

    180 Genèse, Ç Le paradis terrestre È, 2 ; 21-23, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 24

    181 Une Gêne technique à l'égard des fragments, op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 27

    La séparation d'avec la femme, d'avec la mère, d'avec Ç une femme qui parlait l'allemand È, d'avec une femme qu'on a aimée, voilà les déchirements qui mettent la vie d'un homme en morceaux, en miettes, en lambeaux.

    La mort enÞn est une séparation, une rupture ultime. Ç Pour les hommes la vie est 1. inachevable, 2. interrompue, 3. malmenée de part en part par cette coupure imprévisible. Telle est la condition temporelle de l'homme182. È

    La vie est éclatée, découpée, hachée, succession de séparations auxquelles l'écriture ne sert pas de suture, de couture, puisqu'elle est elle-même encore fragmentée, inquiète, discontinue.

    écriture en lambeaux

    Pascal Quignard s'attache au détail, à la petite chose, au moindre. Le tout petit, un seul mot parfois peut contenir et résumer la totalité d'une pensée. Les lapsus en disent parfois plus long que tout un discours. Voilà un postulat qui dirige l'attention de l'écrivain et justiÞe son écriture.

    182 Sur le Jadis, op. cit., chapitre XLVI, Ç Sur le mot grec aorista È, Paris, Grasset, 2002, p. 130

    L'élément premier de cette écriture fragmentaire est l'attaque, cette facon qu'a l'auteur de lancer une phrase affirmative au lecteur. Des éléments donnés sans explication, livrés dans leur étrangeté, dans leur incongruité. Une déclaration, une proclamation, un ton formel qui surprend le lecteur, l'arrache à la douceur de la lecture, le fait s'interroger ; pourquoi ? est-ce vrai ?

    Les premiers mots des livres de Pascal Quignard sont toujours des provocations. <<Jean de La Bruyère avait une préférence marquée pour la couleur verte183. È << Tous les matins du monde sont sans retour184. È << Le chant du coq, l'aube, les chiens qui aboient, la clarté qui se répand, l'homme qui se lève, la nature, le temps, le rêve, la lucidité, tout est féroce185. È Une attaca, un bloc, une hétérogénéité, une plongée dans l'univers quignardien, une rupture sans préparation d'avec le monde << réel È. Pascal Quignard ne ménage pas son lecteur, aucune complaisance, c'est une forme de violence qu'il lui inßige.

    Le corps des livres de Pascal Quignard reste dans cette esthétique de la discontinuité et de la rupture. Les chapitres ne se suivent pas thématiquement. Ils sont

    183 Une Gêne technique à l'égard des fragments, op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 7

    184 Petits Traités, op. cit., premier traité, << Traité sur Cordesse È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 13

    185 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre premier, Paris, Grasset, 2002, p. 7

    découpés en une infinité de petites parties séparées ou non par des pattes de mouche. En leur sein, les phrases ne sont pas toujours coordonnées entre elles, Pascal Quignard usant de la parataxe. Au cÏur de la phrase enfin, les mots ne sont pas toujours liés non plus, les figures du zeugma et de l'asyndète dominent. Un seul exemple :

    Collection de peintures mirifiques et ruineuses Un hareng saur.

    Un petit morceau de pain rongé.

    Une ciboule et son vase.

    Hu»tres et jambon.

    Une flute contenant du vin rouge de 1640. Tabac et pipe.

    Une botte d'asperge du XIXème siècle186.

    Une liste qui atteste à la fois de cette écriture hachée et du goLt de Pascal Quignard pour les choses viles de l'existence, des véritables natures mortes ici.

    A toutes les échelles donc Pascal Quignard pratique et affectionne la fragmentation. C'est bien ce travail de mise en pièce qu'il réalise avec la Bible. Il brise l'ensemble, il brise la somme et parsème son texte des morceaux ainsi obtenus. Il y a des pertes. Beaucoup de livres de la Bible ne sont jamais évoqués par Pascal Quignard. Quant à ceux qui sont cités, leur destinée est incertaine. Certains épisodes seront réduits, diminués,

    186 Sordidissimes, op. cit., chapitre LXI, Paris, Grasset, 2005, p. 185

    restreints pour Þnalement n'être plus que quelques mots, Ezéchiel est réduit à une phrase187, alors que Jonas188 est réécrit presque dans son intégralité, entre deux volumes du Dernier Royaume, alors que la Genèse est constamment convoquée, qu'elle émaille l'ensemble de l'Ïuvre essayistique de Pascal Quignard.

    Certains épisodes retiennent en effet

    particulièrement l'attention de l'écrivain, donnant lieu à nos yeux à une réécriture utilisant la forme du conte.

    b . le conte

    << Les contes précèdent à jamais les pensées189. È

    conte

    L'histoire du conte est fondée sur une contradiction majeure, celle d'une forme orale devenue écrite. Le conte est donc à la fois une forme originelle, orale, on parle de

    187 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre VIII, << L'étreinte fabuleuse È, Paris, Grasset, 2005, p. 37 ; cite Ezéchiel, 7 ; 22, TOB, op.cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 627

    188 Sur le Jadis, op.cit., chapitre LXXVIII, Paris, Grasset, 2002, p. 226 et Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LXXIV, Paris, Grasset, 2005, p. 252 ; cite Jonas 1-4, TOB, op.cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp. 712-714

    189 Sordidissimes, op.cit., chapitre XX, << Sur la braguette saillante des Portugais en 1542 È, Paris, grasset, 2005, p. 72

    conte populaire, et une forme récente, écrite, on parle alors de conte littéraire.

    Au Moyen åge, le terme conte a une acception obscure, on ne sait pas vraiment si elle désigne alors le texte lui-même ou sa source orale. A partir de cette période et jusqu'à nos jours, le terme conte désigne toujours une forme brève, une contrainte due à son origine orale. Le conte devient le lieu spécifique d'expression du merveilleux gr%oce aux contes de fées du XVIIème siècle dont Perrault est le grand représentant. Le XVIIIème siècle est celui du conte philosophique, dont Voltaire est la meilleure illustration ; la liberté offerte par le caractère merveilleux du conte laisse le champ libre aux utopies du siècle. La forme brève du conte se confond parfois au XIXème siècle avec la nouvelle, mais celui-ci reste toujours tourné vers le merveilleux. Les siècles de la modernité enfin sont ceux de la redéfinition et de la théorisation.

    Les travaux de Propp190 et de Bettelheim191, qui s'intéresse en particulier aux contes de fées, nous permettent de restituer ici les enjeux majeurs de la forme du conte. Tradition orale à l'origine, le conte a fait l'objet au fil des siècles d'un processus de mise en écrit que l'on peut caractériser de réécriture, car il met en action un

    190 Vladimir Propp, Morphologie des contes, op.cit., Paris, Seuil, 1970

    191 Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Gallimard, 1976

    phénomène de fixation du texte étranger à la tradition orale, mouvante et changeante par définition. Ecrire le conte, c'est en donner une réécriture définitive, figée, fixée. La mise en écrit est fixante.

    Devenu genre écrit, le conte conserve certains codes de l'oralité : la brièveté, la rapidité, la linéarité et l'aspect ludique. Il est le lieu privilégié de l'imagination et de la création car il est un lieu de liberté. Il a des vertus divertissantes, ainsi le conte merveilleux, ou édifiantes, ainsi le conte philosophique.

    Cependant, la tradition de la morale, qu'elle soit formulée à la fin du texte ou quelle soit latente dans le corps du texte, place le conte dans le domaine de l'éducatif, un aspect largement démontré par les travaux de Bettelheim. Le conte est toujours porteur d'un sens. Il n'est pas une simple histoire. S'il appartient assurément au domaine du narratif, il reste proche des ses ancêtres de la tradition orale que sont le mythe ou le proverbe, version longue ou courte de la sagesse populaire.

    De ces deux ancêtres majeurs il conserve du premier le lien avec le merveilleux, appelé divin par les croyants, mais aussi le réßexe de la redite, de la répétition, outil didactique permettant d`assurer la communication, la transmission du message. Du second il retient le goLt de

    la formulette, la pointe, la Ç lance192 È dit Pascal Quignard.

    contes quignardiens

    Le conte est bien la forme qui intéresse le plus l'écrivain. Cette forme simple semble constituer à ses yeux l'objectif de l'écriture, symbole de concision la plus extreme, forme ramassée dont la charge significative est profonde.

    Pascal Quignard, de son propre aveu, dirige son écriture vers cette forme qui allie la sobriété et la force de sens. Dans son oeuvre les contes sont nombreux. En voici les principaux exemples.

    La Frontière193 est un ouvrage dans lequel il crée un conte d'après les secrets que contiennent les azulejos du palais de la Frontière près de Lisbonne. Avec le concours de José Meco, historien de l'art spécialiste des azulejos, Pascal Quignard reconstitue l'intrigue amoureuse et politique des amours de Mademoiselle d'Alcobaça, Monsieur d'Oreiras et Monsieur de Jaume.

    192 Blasons anatomiques du corps féminin, Paris, Gallimard, 1982, p. 144

    193 Paris, Michel Chandeigne, 1992

    L'univers médiéval se retrouve dans L'amour conjugal194, un conte sur l'amour et la vengeance dans un décor de chevaliers et de Ç pastelliers È.

    L'enfant au visage couleur de la mort195 est le conte d'un enfant qui, pour avoir lu les livres, porte sur son visage la couleur de la mort. Toute personne qui s'approche de l'enfant est lentement mais irrémédiablement emporté dans la mort. Lorsque l'enfant veut prendre femme, trois jeunes filles se présentent successivement, trois noces ; les deux premières décèdent, mais lors de la nuit nuptiale avec la troisième, l'enfant au visage couleur de la mort Ç s'évanouit (É) faisant place à la page d'un livre enluminé196. È Sur cette enluminure est un Ç homme plus beau que n'est la naissance du jour197 È, et la troisième jeune fille s'éprend de cette figure de papier, de cette image, elle la tient en main Ç sans cesse È, cette Ç tête merveilleuse198 È, jusqu'à en mourir elle aussi. Alors la mère de l'enfant brLle l'image, la page enluminée, et dans les ßammes, celle-ci se contorsionne, Ç développe l'image (É) de la tête

    194 L'amour conjugal, Paris, Patrice Trigano, 1994

    195 L'enfant au visage couleur de la mort, Paris, Galilée, 2005

    196 ibid., p. 62

    197 ibid., p. 64

    198 ibid., p. 73

    enluminée sur la page du livre199. È Rythme ternaire, éléments de merveilleux, autant de signes de la grammaire du conte qui sont présents ici.

    La peinture de Valerio Adami, peintre et ami, lui inspire un conte sur la création artistique : le père mort Ç arrache toutes les lignes qui (É) couvrent [la toile] È du peintre et Ç il les met sur son cr%one.200 È Puis il lui prend ses yeux et s'en va regarder les vagues sur la rive d'un lac et leur parle. Un conte narré par fragments, segments de phrases qui semblent indépendants les uns des autres par les sauts de ligne, un effet de juxtaposition, d'assemblage.

    Quartier de la transportation201 est le livret d'une exposition de Jean-Paul Marcheschi, un ami peintre de Pascal Quignard. Un projet destiné à conserver la mémoire des bagnards de Saint-Laurent-du-Maroni. L'artiste et l'écrivain ont créé des vies humaines, inventé des silhouettes et des légendes. Pascal Quignard invente des vies minuscules, en quelques lignes, des contes de vies à ces êtres de mémoire. Il leur donne des prénoms, des lieux de résidence, des épisodes de vie : Haeno, Michel, Fursy, Lilith, Goliath, Eve, Annette, Gabin, Kouan Yin et à chacun il rend son histoire, il crée sa légende.

    199 ibid., p. 76

    200 Valerio Adami, Paris, Galilée, 2006, p. 61

    201 Quartier de la transportation, Rodez, éd. du Rouergue, 2006

    Voici les principaux contes que contient l'Ïuvre de Pascal Quignard. Mais si ces cinq contes le sont à l'échelle d'un livre entier, les autres ouvrages de l'écrivain en contiennent de plus petits encore. Les essais en comportent de nombreux. Les épisodes bibliques en sont parfois la source.

    contes bibliques

    D'un mot, d'une image, d'une vision Pascal Quignard recrée une histoire. Nous voulons ici revenir sur les réécritures bibliques qui constituent à nos yeux une mise en conte et expliquer en quoi nous pensons pouvoir faire commencer ces récits par Ç il était une fois È.

    Certains textes bibliques font, nous l'avons vu, l'objet d'une réécriture dans leur ensemble, dans leur entièreté. Sans forcément être repris dans leur intégralité, certains textes sont réécrits dans la majeure partie des éléments et surtout de l'esprit qu'ils contiennent.

    Des personnages sont au centre de l'attention et de l'écriture de Pascal Quignard. Jésus le premier, dont quasiment toute la vie est réécrite, véritable petit évangile que nous propose Pascal Quignard. Ç Il était une fois È un petit enfant né à Nazareth qui fut placé dans une mangeoire car ses parents étaient pauvres et manquaient de place (Les Paradisiaques chapitre LXXV p. 260-261, Luc 2, TOB p. 1470). Il s'appelait Jésus. Il était le Þls de Dieu et devint prêcheur. Un jour, près du Temple de Jérusalem, devant la foule, il se baissa pour écrire sur le sol (Petits Traités XXIème traité p. 515 ; Jean 8, TOB p. 1525) mais personne n'y prêta attention sauf son ami Jean, le plus Þdèle de ses compagnons. Ces derniers, les apôtres, le suivirent dans les miracles qu'il accomplit, comme celui d'une femme atteinte d'une hémorragie qui, touchant la frange du manteau de Jésus, guérit immédiatement (Sordidissimes chapitre LIV Ç Conte de l'hémorro
    ·sse È p. 170, Luc 8 ; 43, TOB p. 1482). Mais la parole du Þls de Dieu n'était pas la bienvenue sur terre, certains de ses compagnons la mirent en doute (Petits Traités LIVème traité p. 584, Les Ombres errantes chapitre XIX, p. 64 et Sordidissimes chapitre LXIV p. 192 ; Matthieu 27, Marc 14, Luc 22, Jean 14, TOB pp. 1433, 1461, 1505, 1535), et la société le jugea (Les Ombres errantes chapitre XIX p. 59 ; Jean 18, TOB p. 1540) et le

    condamna. Il fut crucifié dans la ville de Jérusalem. Lorsqu'il est sur la croix,

    un petit oiseau gris tout à coup descend et volette autour de la croix. Il s'approche de Jésus et essaie à l'aide de son bec d'arracher le clou qui est à la droite du seigneur et qui perce sa main.

    Le clou bouge un peu ; le sang coule sur sa gorge ; il recommence encore.

    Jésus ouvre les yeux, tourne son visage vers le petit oiseau gris, le regarde qui s'échine. A voix très basse il lui chuchote qu'en souvenir du secours qu'il a cherché à lui porter sa poitrine restera marquée de son sang jusqu'à la fin des temps, jusqu'à la fin du monde, jusqu'à l'engloutissement des oiseaux dans l'espace202.

    Au cours de la passion, un centurion romain, Longin, sur ordre de Pilate, perce le ßanc du fils de Dieu.

    C'était en vendredi - le jour oà poussèrent les ronces et les épines, oà furent faites les langues, oà s'approchèrent pour la première fois une femme et un homme, oà Dieu inventa les sanglots. Alors le ciel s'obscurcit. Alors la terre trembla. A cet instant, le sang de Jésus de Nazareth qui coulait doucement sur le bois de la lance atteignit les doigts du centurion Longin et les poissa. Il porta la main à ses yeux.

    A l'instant oà le centurion Longin frotte ses yeux avec le sang de Jésus de Nazareth qui coulait sur la hampe de sa lance, aussitôt ses yeux se déssillèrent. Il crut. Il renonça à l'état militaire. Il passa vingt-huit ans dans un monastère, à Césarée, en Capadoce203.

    202 Petits Traités, op.cit., XXIIème traité, Ç Traité du rouge gorge È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 531

    203 Petits Traités, op.cit., LVIème traité, Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 615

    Il mourut sur cette croix, ses derniers mots furent adressés à son père, Ç Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? È (Petits Traités XLVIème traité p. 427, Matthieu TOB p. 1435, Marc TOB p. 1463). Quelques jours plus tard, il revient à la vie, mais ses anciens amis ne le reconnaissent pas, pas même la femme qu'il a aimée et qui l'a aimé, Marie-Madeleine (Les Paradisiaques chapitre XXII p. 78-79 et chapitre LXV pp. 224-225 ; Jean 20, TOB p. 1543).

    Telle est l'histoire de Jésus que nous raconte Pascal Quignard, un puzzle à reconstituer au fil de la lecture et qui nous donne les clés d'un véritable petit conte : un héros, une mission, une élection, des adjuvants, des opposants, du merveilleux, un animal magique, des preuves et des épreuves et une fin. Une écriture simple, concise, des répétitions qui soulignent ce sur quoi l'attention doit se porter - le sang sur la lance. Une grammaire du conte qui est ici respectée.

    Outre Jésus, d'autres personnages de la Bible retiennent l'attention de l'écrivain. Deux figures de l'Ancien Testament deviennent les héros des contes quignardiens : Elisée et Jonas.

    Ç Il était une fois È un ermite, Elie, qui vivait dans une grotte dans le Mont Horeb. Il refusait de Ç reconna»tre

    Dieu dans le bruit de l'ouragan È. Un jour, Ç il y eut le bruit d'une brise légère. Dès qu'Elie l'entendit, il se voila la face avec son manteau. Puis il sortit et se tint à l'entrée de la grotte204. È Il refusait de descendre de sa grotte. Il refusa de descendre conseiller le roi Akhazias qui lui envoya trois émissaires (Rois II, 1 TOB p. 418).

    Alors il élut pour successeur Elisée. Elisée ne remercia pas son maître mais répondit, levant les bras lentement :

    -Je sais que vous mourrez mais silence !

    Aussitôt saint Elie mourut.

    Alors Elisée continua de se pencher et ramassa le manteau de saint Elie.

    A dater de ce jour oà Elisée ramassa son manteau, l'expression Ç être près d'Elisée È, signiÞa Ç être heureux È.

    S'approchait-on de lui, le soleil lançait ses rayons, du sel surgissait dans la paume des mains, une écuelle neuve se posait sur la table, une eau jaillissait à côté du pied. On voyait bien que Dieu était auprès de cet homme.

    Un jour, il se trouva que des petits enfants le suivaient en troupe sur le sentier du mont Carmel ; ils se moquaient de son apparence. Excédé saint Elisée tourna son regard vers la forêt. Deux ours sortirent des buissons de l'orée et les quarante-deux petits enfants périrent sans exception, tous déchirés, tous dévorés. C'était un homme merveilleux.

    (É) Un jour vint oà Elisée fut frappé par la maladie qui devait aboutir à sa mort. Ce jour-là Joas lui-même se déplaça. Arrivé au pied du mont Carmel, il se déchaussa. Pieds nus, il monta vers lui. Il pénétra

    204 Petits Traités, op.cit., LVIème traité, Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 619

    dans la grotte du saint. Il s'approcha de lui dans le noir car le volet de la fenêtre de l'ermite était refermé. (Il y avait une cahute de planches dans la grotte du mont Carmel.) Debout, touchant le bois de la fenêtre, le roi Joas se mit à pleurer.

    Il pleura tellement que ses larmes, passant par la rainure de la fenêtre, coulaient sur le visage de l'ermite. Alors le vieil Elisée se réveilla de la mort qui était en train de venir et dit au roi, en s'essuyant la bouche et le visage avec le pan du manteau de saint Elie :

    -Va chercher un arc.

    On apporta un arc au roi Joas.

    -Bande ton arc.

    Il le banda.

    -Ouvre la fenêtre vers l'orient.

    Il ouvrit le volet de planches.

    -Tire !

    Il tira.

    Alors Elisée expira205.

    Cette histoire est la réécriture exacte des vers sur Elie et Elisée dans le second livre de Rois (Rois II 2 ; 3, 5, 13, 20, 21, 23-25, et 13 ; 14-17, 20 TOB pp. 418-419 et 433). Tous les éléments du conte ne sont pas présents, mais la concision et la linéarité du point de vue de la forme et la présence d'un héros (Elisée), d'une mission (succéder à Elie), d'un objet symbolique (le manteau), du merveilleux (les ours sortis de la forêt) et d'une fin (la mort d'Elisée) du point de vue du contenu en font le récit d'une destinée racontée, contée.

    205 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LI, Ç L'ombre d'Elisée È, Paris, Grasset, 2005, pp. 175-177

    Jonas suscite aussi l'écriture d'un conte. Ç Il était une fois È un homme, Jonas, qui voulait Ç se rendre È à Tarsis. Il embarqua au port de Joppé. Le navire fut pris dans une tempête et ses matelots tirèrent au sort un homme à donner à la mer en sacrifice pour l'apaiser. Jonas fut désigné. Il se laissa jeter à l'eau sans résister. Un poisson l'engloutit. Submergé, Ç à l'instant d'être engouffré dans l'ab»me È il s'écria : Ç L'algue entoure ma tête, je descends dans les pays d'autrefois206. È

    Le personnage biblique fuit en fait une requête divine, la tempête est le signe de la colère de Dieu et, avalé par le poisson, c'est à Dieu que s'adresse Jonas207. La divinité est évacuée au bénéfice de la nature qui devient l'agent divin, la divinité à apaiser. Ce conte, qui présente une nouvelle fois les éléments clés du genre, héros, mission, opposants, mise à l'épreuve et merveilleux, comporte une dimension quasi animiste.

    Enfin, deux personnages de la tradition chrétienne, absents des Ecritures mais présents dans la littérature et l'imaginaire chrétiens, Alexis et Eustache, deux saints, font l'objet d'un retravail par Pascal Quignard.

    206 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LXXIV, Ç Joppé È, Paris, Grasset, 2005, p. 252

    207 Jonas, 1-4, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp. 712-714

    La vie d'Alexis, dont le poème agiographique rédigé
    en 1041 par Tedbalt qui en fait le récit est une source de
    la littérature française et de la langue française, est
    réécrite par Pascal Quignard dans Les Paradisiaques208.
    Ç Il était une fois >> le fils d'un préfet et d'une patricienne
    romains. Alexius devint adulte et voulut prendre femme.
    Le soir de sa noce, il refusa de coucher avec sa femme, il
    lui donna Ç un anneau d'or qui faisait le gage de sa
    servilité symbolique et la quitta. >> Il se rendit à Edesse, en
    Syrie, où se trouvait alors le saint suaire. Il fit vÏu de
    pauvreté et rentra à la basilique de la Vierge Marie
    d'Edesse où il resta dix-sept ans. Ç Soudain il eut envie
    de rentrer chez lui. >> Il rentra chez son père. Mais à
    Rome, personne ne le reconna»t. Il vécut en mendiant
    dans le palais de son père, inconnu, pendant dix-sept ans
    à nouveau. Sentant sa mort venir, il nota le récit de sa vie.
    Une nuit, deux empereurs, Arcadius et Honoruis, et le
    pape Innocent Ç firent tous les trois le même rêve qui leur
    montre un mort sous l'escalier préfectoral. >> Alexis fut
    découvert et le récit de sa vie avec lui, un officier prend le
    parchemin et Ç lit tout haut, devant tous, sa vie secrète.>>
    Ç Alexius quitte les siens pour rejoindre l'unique
    image. >> Voilà la quête du héros, une quête qui ne sera
    reconnu de personne de son vivant. Une quête qui est

    208 op.cit., chapitre XXVII, Ç Alexuis fils d'Euphemianus >>, Paris, Grasset, 2005, pp. 140-144

    sous le signe du merveilleux : le parallélisme des durées, deux fois dix-sept ans, scelle la destinée du héros. L'anneau est l'élément magique symbole de cette quête, l'anneau étant un objet clé de l'univers des contes. Le songe commun est aussi une donnée majeure du merveilleux du conte. Un conte qui nous dit l'importance et le sens de toute vie secrète.

    Le martyr d'Eustache-Placidus nous est enÞn raconté dans un autre chapitre des Paradisiaques209. Ç Il était une fois È un homme qui s'appelait Eustache et dont le nom précédent était Placidus. Il dirigeait les armées de l'empereur Trajan. Avec sa femme, ils avaient des jumeaux. Un jour qu'il était à la chasse, Placidus leva un cerf, mais au moment de le tuer, il eut la vision d'une croix dans les bois de l'animal, Ç (c'était l'image de la croix servile sur laquelle le Þls d'un dieu avait été cruciÞé sous l'empereur Tibère.) È L'homme-cerf lui parla et lui dit Ç à toi aussi il faut une souffrance. È Rentré chez lui, il décida de se convertir Ç au dieu en forme de croix È. Sa femme, ses deux enfants et lui furent baptisés. Il s'appela désormais Eustache. Le pays d'Argentario, où ils vivaient, fut alors touché de multiples épidémies et la famille eut juste le temps de fuir en embarquant sur un bateau. Mais les matelots les trahirent et jetèrent Eustache et ses deux

    209 op. cit., chapitre LX, Ç Eustachius ante Placidus vocabaturÉ È, Paris, Grasset, 2005, pp. 200-203

    enfants à la mer aÞn de garder la femme à leur merci. Tous les trois nagèrent jusqu'en Afrique, mais arrivés là, chacun des deux enfants était sur la rive d'un ßeuve et Eustache au milieu vit un crocodile s'emparer de la petite Þlle et un lion du petit garçon. Ç La douleur de Placidus fut plus profonde que celle de Job. È Mais les enfants avaient été sauvés par des bergers et des pécheurs, ils servaient alors dans l'armée d'Afrique. Mais la femme était toujours en vie, elle était esclave dans l'armée Afrique. Eustache retrouva l'empereur Trajan qui était en Afrique et prit le commandement de l'armée. La première fois qu'ils se revirent avec sa femme ils ne se reconnurent pas, avec leurs enfants ils ne se reconnurent pas. La seconde fois qu'ils se revirent, ils parlèrent et tous se reconnurent. L'armée de Trajan fut battue par Hadrien. Eustache et sa famille, convertis au Ç dieu de la croix È, refusèrent de sacriÞer à l'empereur. Ils furent exposés sur le champ. Mais dans le cirque, les fauves, un lion et un crocodile, se détournèrent d'eux après avoir reconnu les enfants qu'ils avaient secourus des années plus tTMt. Ç Le douze des calendes d'octobre È, Eustache et les siens furent sacriÞés.

    Un héros, un animal magique (l'homme-cerf), une destinée (celle de vivre un martyre similaire à celui du Christ), des adjuvants merveilleux (les fauves bienveillants), des opposants (pirates, empereur), et une

    fin chargée de sens, une nouvelle fois tous les éléments du conte sont présents.

    Ainsi narrées, ces cinq vies, Jésus, Elisée, Jonas, Alexis et Eustache, constituent cinq petits contes, cinq destinées dont la dimension divine est évacuée par Pascal Quignard au profit de leur dimension littéraire et philosophique. Ces cinq personnages sont des héros, ils suscitent admiration, pitié et crainte, et l'essence de leurs existences ne nécessite pas de longs discours, quelques pages, quelques lignes suffisent pour en faire ressentir la teneur et la profondeur.

    Ces histoires, ces légendes, ces contes sont dans l'écriture quignardienne une expérience, celle du changement de forme. Les personnages bibliques et de la tradition chrétienne deviennent des héros littéraires, incarnent des destinées Ç romanesques È. La lettre biblique, dense, massive presque, devient fragments, morceaux éparpillés, lambeaux parsemés au gré de l'écriture.

    3 . changement de forme; la quête d'une forme
    originelle

    Dans son traitement de la source biblique, dans ses réécritures, Pascal Quignard opère un changement de forme significatif. Changer de forme est toujours générateur de sens. Mais, à un degré supérieur, dans l'écriture de Pascal Quignard, ce changement de forme fait sens dans sa démarche générale de quête des origines.

    du monument à la poussière

    De l'éclatement de la Bible naissent des éclats de Bible, des éclats bibliques. Pascal Quignard fragmente son texte source, le découpe, le dépèce, le malmène, et recompose, recolle, réorganise les restes, les scories, les bribes qui ont survécu à son entreprise sauvage.

    Lorsqu'il découpe la vie de Jésus en onze fragments qu'il éparpille aux quatre coins de son oeuvre, Pascal Quignard fait retour vers l'animalité première qui est la nôtre, vers notre sauvagerie initiale, vers notre férocité originelle. Comme nos ancêtres dans les forêts, Pascal Quignard erre dans la Bible à la recherche d'une proie. Comme nos ancêtres affamés il se jette sur la plus belle bête : Jésus, figure centrale du Nouveau Testament, Jonas, un des personnages les plus connus de la Bible, mais aussi Alexis, héros du livre ancêtre de la littérature

    française et Eustache, personnage de La Légende dorée de Voragine, elle aussi à l'alpha de la littérature française. Et il déchire ses proies, s'en régale. D'Elisée qui laisse les ours dévorer les quarante-deux enfants du Carmel, Pascal Quignard dit qu'il Ç était un homme merveilleux210 È. Eloge de la cruauté, de la férocité, de la brutalité principielle.

    Le changement de forme est une brutalité faite au texte source. Il est une transformation. Partant de la somme, de l'édiÞce qu'est le texte biblique, Pascal Quignard effectue un travail de réécriture majeur en tirant le texte biblique vers le conte, vers le fragment. Ce qui est grand et dense devient petit et épars. Cette démarche est, nous l'avons vu, idéologiquement désacralisante, la
    ·cisante. La Bible est une source littéraire, pas seulement un livre de foi. Littérairement, c'est un plaidoyer pour une forme, plaidoyer pour l'inÞme et le minuscule.

    Les réécritures bibliques de Pascal Quignard sont l'essai d'une autre expérience du Livre. Les vies minuscules, les petits contes que nous propose l'écrivain vont dans le sens de la Ç redécouverte de la singularité du

    210 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LI, Ç L'ombre d'Elisée È, Paris, Grasset, 2005, p. 175

    petit contre la domination du monumental211 È. D'un monument Pascal Quignard fait de la poussière, cette matière dont nous sommes initialement issus. Retour à la poussière, retour à la matière initiale, originelle.

    retour vers les origines

    Ainsi, faisant l'éloge de la férocité, pratiquant l'esthétique du sordide, Pascal Quignard affectionne particulièrement tout ce qui touche à notre origine, tout ce qui est le signe de ce que nous fûmes et que nous rejetons, que nous refusons d'avoir été, que nous refusons d'être. Sauvages nous fûmes ; barbares nous sommes, semble nous dire Pascal Quignard lors qu'il établit ce lien entre notre origine chasseresse et nos comportements bellicistes modernes. Dans son écriture malmenante et brusque, l'écrivain assume cette part d'origine qui est en lui, qui est en nous.

    Son écriture se tourne ainsi vers ses propres origines, et les origines de l'écriture sont multiples et complexes. L'origine de l'écriture, c'est la main qui trace : c'est la poussière de couleur qui frotte une paroi, c'est le stylet qui grave une tablette, c'est le pinceau qui effleure un

    211 Dominique Viart, Ç Le moindre mot È, art. cité, Pascal Quignard, Revue des Sciences Humaines, n° 260, octobre-décembre 2000, p. 64

    parchemin. Puis c'est la machine, qui impose la même écriture, la même forme aux lettres.

    L'ancêtre de l'écriture, c'est la parole. Les histoires furent racontées avant d'être écrites. L'ancêtre de la lecture, c'est l'écoute, l'attention à la voix.

    Le grand ancêtre du livre, c'est le Livre, c'est la Bible, c'est la première parole, la première écriture, la première impression. L'ancêtre de la littérature française, c'est la Vie de Saint Alexis, source la plus lointaine de la langue française, c'est La Légende dorée, livre le plus lu, le plus copié, le plus commenté avec la Bible au XIIIème siècle.

    L'ancêtre du français, ce sont le grec et le latin. Pascal Quignard écrit même

    Thèse :

    Le Français n'est pas du latin qui a dérivé. (Syntaxe qui n'a rien à voir avec Rome. Lexique qui n'a rien à voir avec Athènes. Etc.)

    Contre-argument :

    C'est du latin tout court.

    (Nationalisme :

    Le latin, c'es du français de cuisine212.)

    Pascal Quignard, dans l'ensemble de sa démarche, réalise un retour vers l'origine, un retour vers l'originel, vers la source, vers l'alpha, vers ce qu'il nomme l'objet petit a. L'écrivain nous propose une archéologie de notre être et de nos pratiques de langage, car l'homme se

    212 Petits Traités, op. cit., IXème traité, Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 160

    définit ainsi : Ç nous somme un peu de poussière et nous savons quelques chose des langues213. È

    Choisissant le conte et le fragment, Pascal Quignard se tourne vers l'origine, car ils sont originaires, originels. La fragmentation est à la source de toute l'expérience humaine, de l'origine de l'individu à sa séparation finale d'avec le monde. Le conte est tourné vers l'enfance, vers le silence de l'enfant qui écoute, il est tourné vers le rêve, il est tourné vers ce monde de l'avant qui est le Perdu de Pascal Quignard.

    Mais dans cette remontée vers l'originel, le conte appara»t comme une donnée paradoxale. Le retour vers le conte constitue en soi un retour vers l'oralité. Pascal Quignard développe dans l'ensemble de son oeuvre une haine de la parole. Il dit écrire car c'est Ç la seule façon de parler en se taisant214. È Une quête de silence. Une quête de nuit. Une haine de la parole qui s'étend en une haine du langage. Pascal Quignard est le Ç misologue È, le Ç logoclaste È, le Ç phonoclaste È.

    Il y a dans l'écriture et dans la vie de Pascal Quignard un désir de quitter la langue, de s'arracher à cette fatalité, de s'en défaire. Mais le silence est tout aussi dangereux. Le mot sur le bout de la langue, l'autisme sont les

    213 Petits Traités, op. cit., XLIIIème traité, Ç L'oreille de Marie È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 370, cite Bérulle.

    214 Le nom sur le bout de la langue, op. cit., Paris, P.O.L, 1993, p. 62

    expériences de cette tragédie du silence. << Le langage est la seule résurrection pour ce qui a disparu215 È ; aussi défaillant soit-il, le langage est le seul à pouvoir exercer cette transmission216, cette tentative de retour du Perdu. Il est l'unique moyen de consulter, de sonder les origines du monde, de l'homme, de l'individu, de l'écriture, de la littérature.

    A l'image des Þls de Noé qui recouvrent la nudité de leur père << à reculons (incedentes retrorsum)217 È, Pascal Quignard écrit à reculons, s'en retourne vers là d'où il vient, vers là d'où nous venons. Un saumon qui fraie pour aller mourir là où il vint au monde.

    Se retournant sur son origine, se retournant sur son enfance, Pascal Quignard se retourne sur la Bible. Elle est à la source de son écriture. Nous avons vu les traitements qu'il lui inßige, le travail de découpage qu'il effectue pour intégrer ce matériau primaire, premier, principiel à sa démarche littéraire.

    215 Sur le Jadis, op.cit., chapitre XI, Paris, Grasset, 2002, p. 28

    216 Laurence Werner David, << La mémoire la plus lointaine È, Fabienne Durand-Bogaert, Yves Hersant (dir.), Pascal Quignard, Critique, tome LXIII, n °721-722, juin-juillet 2007, p. 509

    217 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LIII, << Le bois sacré È, Paris, Grasset, 2005, p. 179-180

    conclusion : Ç incende quod odorasti È

    Ç Il n'y a pas Ç le livre È. Il y eut des livres218. È

    Il y a dans les réécritures bibliques une double dimension d'attraction-répulsion par rapport à la source. Les pages de l'Ïuvre de Pascal Quignard sont pleines de cette attraction, de cette attirance presque incontrôlable, presque réßexe vers ce texte. Il est le socle de la culture de l'écrivain. Il est à l'alpha de la littérature. C'est une source inévitable.

    En même temps, le travail de réécriture qu'effectue Pascal Quignard constitue un travail de mise à distance, un repositionnement idéologique. Il y a par rapport au dogmatisme biblique une répulsion elle aussi réßexe par moments. Le texte biblique est rejeté en ce qu'il constitue l'origine des religions et donc la source de certains aspects intransigeants de la foi.

    Mais l'écriture quignardienne ne se veut pas idéologique. Ce phénomène d'attraction-répulsion se retrouve sur le plan littéraire. Le livre qu'est la Bible exerce une attraction en tant que tel, une attraction littéraire. En tant que tel, en tant que Ç le Livre È, en tant que livre unique, il exerce aussi cette répulsion, ce rejet de l'unique.

    218 Petits Traités, op. cit., XVIIème traité, Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 316

    Entre ces deux tendances, Pascal Quignard, par le biais de la réécriture, opère un travail de prise en compte et de remise en question.

    1 . attraction biblique

    Le nombre et la diversité des références à la Bible dont nous avons fait l'examen dans cette étude attestent de l'indéniable attraction exercée par la source biblique sur l'écriture et l'imaginaire de Pascal Quignard. Elle s'explique par des raisons biographiques culturelles, la Bible est le fondement de la culture catholique dans laquelle a été élevé l'écrivain. Elle est à la source de la littérature européenne aussi, de toute la culture judéochrétienne.

    source

    La Bible attire, intéresse, fascine parfois en tant que source culturelle. Elle est à la clé de la culture européenne et de la littérature en particulier. La Bible, manuscrit le plus copié, premier livre imprimé, livre le plus vendu et le plus lu, reste aujourd'hui le livre commun à toute la culture européenne. A travers les siècles qui Þrent notre humanité, elle a toujours eu un rTMle clé, un rTMle majeur.

    Elle a été et reste une source majeure d'inspiration pour la littérature, La Légende dorée, source affectionnée par Pascal Quignard, qui fait le récit de la vie de centaines de saints, en est la première preuve. La place occupée par les épisodes et les personnages bibliques dans l'Ïuvre de Pascal Quignard en est la preuve la plus récente. La Bible est une source majeure de la littérature.

    Pour Pascal Quignard elle est, nous l'avons vu, le terreau propice à l'imagination ; à partir de détails l'écrivain glose, invente et crée des histoires, des contes.

    origine

    Ces histoires et ces contes sont tous dirigés par une question, la question majeure de l'entreprise quignardienne, celle de la recherche des origines. L'écriture de Pascal Quignard est une écriture à reculons, une écriture à rebours, elle se tourne, se retourne, agit par tours et détours. Toujours elle se dirige vers l'avant, l'ante, vers l'origine.

    La Bible est à ce titre une source clé. En elle se concentrent des aspects de l'origine du monde, de l'origine de l'homme, de l'origine de la langue, de l'origine de l'écriture, de l'origine de la littérature enÞn.

    A cette source, Pascal Quignard puise le matériau le plus large possible, afin de toucher au plus grand nombre d'aspects de l'origine possible. Aussi son attitude par rapport à ce texte-source est diverse. Dans le travail de réécriture, Pascal Quignard adopte des formes différentes, de la citation à la traduction, nous l'avons vu. Elles se font aussi sur différents modes que nous voulons envisager à présent.

    L'entreprise de réécriture des textes sacrés, qu'ils soient du canon ou apocryphes, constitue en soi une désacralisation. Nous avons vu dans les réécritures des livres de Jonas et d'Elie que la dimension divine est évacuée au profit de la nature. C'est elle dont la colère doit être apaisée par le sacrifice de Jonas, c'est elle qui venge Elisée dont les enfants du Carmel se sont moqués. Le traitement scientifique de la création, l'acquisition de l'écriture quignardienne aux thèses darwinistes achève de prouver que le divin est évacué, rendu obsolète.

    Ainsi la Bible est une source dans la quête de l'origine, mais elle n'est en rien une fin, en rien une réponse. Elle n'est qu'un outil dans l'entreprise de l'écrivain. Elle est utilisée et dépassée.

    Le regard de Pascal Quignard est celui d'un lecteur, comme il se définit lui-même, et d'un écrivain. Son entreprise est littéraire, ainsi la Bible est-elle utilisée comme source littéraire, ce qui semble constituer l'étape

    supérieure de cette désacralisation. La Bible, non seulement privée de sa dimension divine, est livrée à la lecture des profanes, elle n'est plus un livre de foi mais un objet littéraire. C'est bien ce à quoi semble nous inviter les contes que réécrit Pascal Quignard, à relire la Bible comme un grand recueil d'histoires merveilleuses, avec des héros, des personnages bienveillants, d'autres malveillants, des aventures et de la magie. Une entreprise de la
    ·cisation en somme.

    Car Pascal Quignard remet fortement en question cette source majeure qu'est la Bible. Le texte sacré, si l'écrivain y puise largement, est fortement critiqué, et pas seulement sur des aspects théologiques.

    2 . répulsion

    L'effet de répulsion exercé par la Bible, tel qu'on peut le percevoir dans les écrits de Pascal Quignard, est de deux natures. La première, nous l'avons déjà évoquée, est d'ordre idéologique. La seconde est elle d'ordre littéraire.

    idéologie

    L'un des ressorts de la désacralisation entreprise par Pascal Quignard est la dénonciation. Ultime étape du travail de remise en question qu'il effectue par rapport à la Bible, la dénonciation des crimes générés par les religions, par le Christianisme219 en particulier, dont est issu l'écrivain et qu'il semble dès lors repousser avec dégoût.

    le refus de l'unité

    EnÞn, le second aspect du rejet de la source biblique par Pascal Quignard est celui du refus de l'unicité. Un refus de ce qui prétend à l'unité et à l'unicité. Ç Il n'y a pas Ç le livre È. Il y eut des livres220. È

    La Bible n'est pas le premier livre, n'est pas la source unique. Elle est une source parmi d'autres. Même, au sein des écritures sacrées, le canon n'est pas la seule source, pas l'unique source. Les textes apocryphes sont également dignes d'intérêt ; ainsi nous le montre l'écrivain en puisant ses références dans des textes non reconnus pas le canon.

    219 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre XXVII, Paris, Grasset, 2002, p. 87

    220 Petits Traités, op. cit., XVIIème traité, Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 316

    Refus du dogmatisme de l'unique. Pascal Quignard prTMne le multiple et la diversité. Dans ses sources mais dans les langues aussi. Si sa préférence va au latin, le multilinguisme de ses oeuvres est la preuve de ce rejet. En est aussi une preuve ses écrits sur Babel, épisode clé de la Bible, symbole des interrogations des hommes sur leurs origines. L'écriture plurilingue de Pascal Quignard, qui mêle aussi les alphabets d'ailleurs, se situe bien dans l'après-Babel, après la langue unique, après la domination de l'un.

    Ce refus de l'unique se retrouve dans l'écriture de Pascal Quignard même, puisqu'il pratique la fragmentation, la mise en pièce de l'un, de l'édiÞce. A l'unité il préfère le morceau.

    Cet Ç art poétique È du petit, du fragmenté, de la solitude en somme se retrouve dans l'amour de l'anachorèse exprimé par l'écrivain à diverses reprises dans son oeuvre et dans ses entretiens. Pascal Quignard brise la linéarité, brise l'unité. Il refuse le Livre unique, le Dieu unique, refuse la société, le monde, ce monde qu'il semble ne pas toujours comprendre, refus de l'unité à laquelle prétende ce monde. Un monde qu'il semble pourtant interroger sans cesse dans ses écrits.

    Ainsi le paradoxe de ses écrits : ils interrogent le monde dans son intégralité et en tirent un aspect que

    nous jugeons encyclopédique. Pourtant, cette forme est bien à l'opposé de l'écriture fragmentaire ; l'encyclopédie est monolithe, exhaustive, elle tend à l'homogénéité. Alors que l'écriture quignardienne est plus que jamais celle de l'hétérogène : apophtegmes, ha
    ·ku parfois, aphorismes, autant de petites formes fragmentaires qui parsèment les livres de Pascal Quignard.

    Mais le refus de l'unité, le refus de l'unicité ne constitue pas un refus de la totalité. Et c'es bien un sentiment de totalité qui émane des pages de ces essais ; la Bible, en tant que tout, agit comme un modèle/contremodèle. Dans ce jeu des formes et de mises en forme, si le conte semble être la quête de Pascal Quignard, si le fragment emporte sa préférence, c'est dans l'essai, la forme de ses écrits, que le conte vient se nicher. L'essai est en effet le genre qui englobe toutes ces formes fragmentaires. L'essai, signe de la démarche totalisante des écrits de Pascal Quignard.

    Dans le foisonnement de lances, d'essais, de tentatives que fait Pascal Quignard dans sa remontée épique vers les origines, remontée sinueuse, faite de tours et de détours, de retours et de sauts, parcours complexe dans lequel la Bible tient une place majeure et complexe. Elle y est présente comme dans une mosa
    ·que, par touches, touches en aquarelle parfois, tant l'original

    est aisé à déceler, touches en peinture à l'huile d'autres fois, tant la matière épaisse recouvre l'original, le laissant presque imperceptible.

    Visible invisible, la Bible est déguisée dans le texte de Pascal Quignard. Elle est maquillée, grimée, pour être mise en valeur ou au contraire pour être moquée, comme un bouffon royal. Cachée parfois, de honte. Les réécritures bibliques sont dans les essais de Pascal Quignard comme l'outil littéraire nécessaire pour l'intégration de ce matériau primaire, indispensable, irréfutable, inoubliable qu'est la Bible.

    bibliographies

    I . bibliographie quignardienne

    1 . corpus

    Petits Traités, [1990], Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997, tomes I à VIII

    Les Septante, Paris, Patrice Trigano, 1994

    Dernier Royaume, tomes I à V :

    -Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002 -Sur le Jadis, Paris, Grasset, 2002

    -Ab»mes, Paris, Grasset, 2002

    -Les Paradisiaques, Paris, Grasset, 2005 -Sordidissimes, Paris, Grasset, 2005

    2 . autres

    Alexandra de Lycophron, Paris, Mercure de France, 1971

    Blasons anatomiques du corps féminin, préface de Pascal Quignard, Paris, Gallimard, 1982

    Une Gene technique à l'égard des fragments, SaintClément, Fata Morgana, 1986, réédition Galilée, 2005

    Les Escaliers de Chambord, Paris, Gallimard, 1989

    Kong Souen-Long, Sur le doigt qui montre cela, Paris, Michel Chandeigne, 1990

    La Frontière, Paris, Michel Chandeigne, 1992

    Le Nom sur le bout de la langue, Paris, P.O.L, 1993 L'amour conjugal, Paris, Patrice Trigano, 1994

    Le Sexe et l'effroi, Paris, Gallimard, 1994

    Inter aerias fagos, Paris, [Orange Export Ltd, 1979], Galilée, 2005

    L'enfant au visage couleur de la mort, Paris, Galilée, 2005

    Quartier de la transportation, Rodez, éd. du Rouergue, 2006

    Valerio Adami, Paris, Galilée, 2006

    Pour trouver les enfers, Paris, Galilée, 2006 La Nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007 II . bibliographie critique

    1 . généralités sur Pascal Quignard

    ARGAN Catherine, entretien avec Pascal Quignard, Lire, septembre 2002, pp. 96-102

    BONNEFIS Philippe, LYOTARD Dolorès (dir.), Pascal Quignard, figure d'un lettré, colloque de Cerisy-la-Salle du 10 au 17 juillet 2004, Paris, Galilée, 2005

    DURAND-BOGAERT Fabienne, HERSANT Yves (dir.), Pascal Quignard, Critique, tome LXIII, n°721-722, juin-juillet 2007

    KANTCHEFF Christophe, entretien avec Pascal Quignard, Le Matricule des Anges, n° 10, 15 décembre 1994-15 février 1995

    LAPEYRE-DESMAISON Chantal, Pascal Quignard le solitaire, Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, [2002], Galilée, coll. Lignes Þctives, 2006

    LYOTARD Dolores (dir.), Pascal Quignard, Revue des Sciences Humaines, n°260, octobre-décembre 2000

    MALATERRE Jacques, Ç A mi-mots. Pascal Quignard È, MK2 doc, 2004

    PAUTROT Jean-Louis, ALLEGRE Christian, Ç Pascal Quignard, ou le noyau incommunicable È, Etudes françaises, n°40, 2, Presses Universitaires de Montréal, 2004

    SALGAS Jean-Pierre, Ç Ecrire n'est pas un choix mais un symptôme È, article paru dans La Quinzaine littéraire, n° 565, mars 1990, pp. 17-19

    SAUTEL Nadine, entretien avec Pascal Quignard, Ç La nostalgie du perdu È, Le Magazine Littéraire, n° 412, septembre 2002, pp. 98-103

    2 . sur la Septante

    COUSIN Hugues, La Bible grecque, La Septante, Supplément aux Cahiers Evangile, n°74, Paris, Cerf, décembre 1990

    DORIVAL Gilles, HARL Marguerite, MUNNICH Olivier, La Bible grecque des Septante, Du Juda
    ·sme hellénistique au christianisme ancien, Paris, Cerf/CNRS, 1988

    DORIVAL Gilles, MUNNICH Olivier (dir.), Ç Selon les Septante È, Hommage à Marguerite Harl, Paris, Cerf, 1995

    HARL Marguerite, Ç La place de la Septante dans les études bibliques È, Esprit et Vie, n°65, septembre 2002

    JOOSTER Jean, LE MOIGNE Philippe (dir.), L'apport de la Septante aux études sur l'Antiquité, actes du colloque de Strasbourg des 8 et 9 novembre 2002, Paris, Cerf, 2002

    3 . sur la lettre d'Aristée

    HADAS Moses (trad.), Aristeas to Philocrates,

    Harper&Brothers, New-York, 1951

    PELLETIER André (trad.), Lettre d'Aristée à Philocrate, Paris, Cerf, 1962

    THACHERAY John (trad.), The Letter of Aristeas, London, Macmillan, 1904

    4 . théorie de la traduction

    DE LAUNAY Marc, Qu'est-ce que traduire ?, Paris, Vrin, 2006

    DOSSE Mathieu, PESLIER Julia, «Au (re)commencement du texte : est-ce traduire, est-ce commenter ? È, Acta Fabula, vol. 9, n° 2, URL : http://www.fabula.org/revue/ document3874.php, février 2008

    ECO Umberto, Dire presque la même chose, Paris, Grasset, 2007

    MESCHONNIC Henri, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999

    NOUSS Alexis, Ç L'essai sur la traduction de Walter Benjamin. Traductions critiques È, TTR, Université McGill, Montréal, vol. X, n°2, 1997

    STEINER George, After Babel, Oxford University Press, New York, 1975

    Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, Paris, Albin Michel, 1978

    5 . théorie du conte

    BETTELHEIM Bruno, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Gallimard, 1976

    LEVI-STRAUSS Claude, La structure et la forme, Paris, Seuil, 1960

    PROPP Vladimir, Morphologie des contes, Paris, Seuil, 1970

    6 . ouvrages généraux

    GERARD André-Marie, Dictionnaire de la Bible, Paris, Robert Laffont, 1990

    Traduction Îcuménique de la Bible, [1975], Paris, SBF/ Cerf, 2004

    La Bible d'Alexandrie, traduction et notes de Marguerite Harl, Paris, Cerf, depuis 1986






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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams