Daphné Pulliat . mémoire de Master 2
Littératures françaises . sous la direction de Mme. Henriette
Levillain . université Paris IV Sorbonne . tel-aviv . mars - juin
2008
réécritures bibliques
dans l'oeuvre de Pascal
Quignard
sommaire
p. 4 introduction
p. 10 partie I . << au commencement était
le Verbe >>
p. 11 1 . réécritures et traductions :
problématiques
p. 25 2 . réécrire-traduire la
Bible
p. 50 partie II . << il était une fois la
Bible>>
p. 51 1 . les textes sources : une forme de
syncrétisme
p. 68 2 . les textes cibles : esquisse d'un
art poétique
p. 86 3 . changement de forme ; la quête d'une
forme originelle
p. 91 conclusions : << inquende quod
adorasti >>
p. 97 bibliographies
Ç Le bonheur laisse des traces dans ce
monde1.È
1 Sordidissimes, Paris, Grasset, 2005, p. 264
introduction
Certaines lectures laissent des traces dans notre esprit. Nous
lisons l'oeuvre de Pascal Quignard et notre conscience est marquée de
cette impression d'avoir entre les mains une oeuvre totalisante, une suite de
textes où la pensée touche à tout, ne laisse rien de
côté de ce monde qui intéresse et surprend.
Depuis L'ætre du balbutiement : essai sur
SacherMasoch2 jusqu'au dernier volume du Dernier
Royaume3,
2 Paris, Mercure de France, 1969
3 Sordidissimes, op. cit., Paris, Grasset, 2005
nous rencontrons dans ces pages les obsessions de l'auteur,
les nécessités qui le poussent à écrire, à
nous livrer cette réßexion qui le préoccupe, à nous
proposer son regard sur le monde.
Aussi, son oeuvre nous met-elle face à la scène
qui nous crée et que nous ne voyons jamais, elle nous montre la
sexualité, par laquelle nous tentons de reproduire pour la percevoir -
pour l'apercevoir -, cette scène originelle. Nous y trouvons aussi la
peinture, par laquelle nous tentons de représenter cette scène
originelle, nous cherchons à reproduire l'image de cette scène,
image toujours absente dont Pascal Quignard nous dit qu' Ç on appelle
cette image qui manque Ç l'origine4 È. È Nous y
trouvons la voix utérine, que nous recherchons dans la musique, et le
langage qui porte cette voix, piège de l'humanité dans lequel
tout enfant est jeté, sacriÞé dans les premiers mois de sa
vie.
Pascal Quignard nous entra»ne dans sa recherche de
l'origine de l'être, l'origine du monde, l'origine du langage, l'origine
de l'écriture. Quête, retour vers la source tel un saumon qui
fraie avant de mourir, Pascal Quignard nous soumet cette obsession de la
matrice qui occupe son écriture et sa pensée.
4 La Nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007, p. 11
Cette recherche est présente dans ses romans, mais elle
est plus tangible encore dans l'Ïuvre essayistique de l'écrivain.
Dans ce genre quelque peu insaisissable qu'est l'essai, lieu de la parole
sincère de l'auteur, genre hybride dans lequel ce dernier est libre dans
ses idées et dans ses moyens, dans ce genre éminemment moderne,
Pascal Quignard nous expose sa vision du monde ; non pas une vision
figée et dogmatique, mais bien une pensée en mouvement, une
réßexion qui s'autogénère, se ressasse Ð d'un
livre à l'autre, distants de plusieurs années parfois, nous
retrouvons la même idée, la même réßexion Ð
mais qui s'enrichit toujours et ne se répète que pour se
renouveler.
Le genre essayistique a ceci d'unique qu'il reste
indéfini est par là difficilement classifiable. La recherche
littéraire a parfois proposé une classification thématique
des essais : littéraire, philosophique, politique5É
Dans ce contexte Pascal Quignard ajoute un degré de confusion dans la
tentative de définir le genre de ses écrits : l'ensemble des
idées qu'il expose dans ses pages sont tant littéraires que
philosophiques, linguistiques, artistiques parfois, psychanalytiques encore.
De formation philosophique Ð il a étudié
à l'université de Nanterre auprès d'Emmanuel
Lévinas -, Pascal
5 Gilles Philippe, article Ç essai È, Lexique des
termes littéraires, Michel Jarrety (dir.), Paris, Le Livre de Poche,
2001, pp. 168-169
Quignard s'est aussi intéressé à la
psychanalyse, ainsi que le montrent ses analyses de la sexualité dans Le
Sexe et l'effroi6 et dans La Nuit sexuelle7. Son amour de
la langue et ses connaissances en linguistique lui viennent d'une enfance
bercée par les recherches d'étymologies en cours de repas, dans
une famille de professeurs de lettres classiques et d'universitaires : Pascal
Quignard est le petit-Þls du grammairien Charles Bruneau ; l'auteur
caractérise lui-même son éducation de Ç grammaticale
È. Sa these, qu'il abandonne à partir de mai 1968, portait sur
Ç Le statut du langage dans la pensée de Henri
Bergson8 È ; déjà Pascal Quignard est autant
préoccupé par la pensée que par la langue. Son premier
essai, L'ætre du balbutiement9, porte sur le masochisme ; les
analyses du comportement masochiste qu'il donne montrent sa connaissance du
travail de Jacques Lacan autant qu'elles font état de
l'intérêt littéraire du roman de Léopold von
Sacher-Masoch La Vénus à la fourrure10.
6 Le Sexe et l'effroi, Paris, Gallimard, 1994
7 La nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007
8 toutes les informations biographiques sont tirées de
Pascal Quignard le solitaire ; Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris,
Galilée, 2006
9 L'Etre du balbutiement : essai sur Sacher-Masoch, op. cit.,
Paris, Mercure de France, 1969
10 La Vénus à la fourrure, [1869], Paris, Presses
Pocket, 1985
Pascal Quignard cumule et cultive les paradoxes, reste
inclassable. L'aspect encyclopédique, au sens de totalisant, de son
oeuvre ne cesse de surprendre son lecteur ; rien de ce monde n'échappe
au regard de l'écrivain, tout l'interroge, chaque détail de
l'existence trouve une place dans sa pensée et suscite une analyse, un
commentaire. Aussi, au sein de tant de réßexions, il eut
été surprenant que la religion, point essentiel d'une approche de
l'humanité, ne trouve de place et n'engendre quelques pages, quelques
mots.
Nous avons cherché au coeur de l'oeuvre quignardienne
les indices de cette réßexion, mis sur la voie par un livre, Les
Septante11, récit de la rédaction de la
première Bible en grec. Il nous est apparu que la religion est une
pierre de touche de la pensée et de l'écriture quignardiennes. La
place qu'elle y occupe est complexe, multiple, mais centrale,
véritablement essentielle et matricielle.
Dans le parcours de son oeuvre essayistique, les Petits
Traités12 et les cinq volumes du Dernier
Royaume13, relayés par d'autres ouvrages majeurs de l'oeuvre
de l'écrivain tels que Le Sexe et l'effroi14 et La Nuit
11 avec les pastels de Pierre Skira, Paris, Patrice Trigano,
1994
12 volumes I-VIII, Paris, [Maeght, 1990], Gallimard, coll. Folio,
1997
13 volumes I-V, Paris, Grasset, 2002, 2005
14 op. cit., Paris, Gallimard, 1998
sexuelle15, nous avons découvert divers
modes d'abord de la question religieuse.
Pascal Quignard, qui a reçu une éducation
catholique, ainsi qu'il le conÞe à Chantal
LapeyreDesmaison16, ne cesse de faire référence aux
évangiles, tantôt en les citant, tantôt en relatant à
sa manière un épisode de la vie du Christ. Mais son
écriture renvoie aussi aux textes de l'Ancien Testament qu'il semble
très bien conna»tre également : il cite beaucoup la
Genèse, fait très souvent référence au récit
de la Création, une question qui est bien au cÏur de sa quête
littéraire et philosophique.
Outre les textes canoniques, Pascal Quignard évoque
aussi des textes apocryphes, tel l'évangile selon Thomas. Autre
référence majeure de l'auteur, la Bible d'Alexandrie est peu
connue en Occident où la chrétienté est centrée sur
le texte latin de la Vulgate Ð texte qui semble être une source
majeure de Pascal Quignard puisqu'il cite la Bible le plus souvent en latin. Le
passage de l'hébreu au grec est un moment essentiel de l'expansion du
Christianisme, le changement de langue est un enjeu religieux majeur auquel la
recherche se consacre peu et que Pascal Quignard interroge.
15 op. cit., Paris, Flammarion, 2007
16 Pascal Quignard le solitaire, op. cit., Paris, Galilée,
2006, p. 24
Car dans la question de la religion se retrouvent d'autres
enjeux de l'écriture quignardienne. Ainsi l'origine de l'homme est-elle
une question majeure, évidente, mais aussi la question le l'origine du
langage ; à ce titre l'épisode biblique de Babel est une
référence, mais l'est aussi la question de la langue
hébra
·que, langue première, et se pose donc la question
de la traduction.
Nous abordons alors des enjeux littéraires, ceux de la
traduction en général et de la traduction de textes religieux en
particulier, mais ceux aussi du commentaire, de l'herméneutique en
général, de l'exégèse en particulier. De cette
question en surgit une autre : Pascal Quignard ne se contente pas de traduire
des passages bibliques, il en cite, il en réécrit. La
réécriture est une problématique importante de la
littérature et elle se pose avec acuité dans le cas de
réécritures bibliques car après le premier livre, toute
écriture est secondaire.
Cette question de la réécriture englobe à
nos yeux la question de la traduction - la traduction posant ellemême la
question de la réécriture car tout passage dans une autre langue
dénature le texte et le fait autre. Aussi voulons-nous centrer cette
étude sur les réécritures des textes bibliques dans
l'Ïuvre de Pascal Quignard en interrogeant cette notion dans sa
diversité : allusion, référence, citation, imitation
Ç à la manière de È, parodie,
pastiche, traduction, transcription, adaptation ; dans sa
diversité et avec les enjeux propres que comporte la
réécriture de textes sacrés : inspiration ou au contraire
désacralisation, la
·cisation.
Il nous appara»t en effet que réécrire la
Bible comporte des enjeux tant idéologiques, philosophiques que
littéraires et nous voulons voir en quoi ils sont liés. Les
réécritures quignardiennes ont ceci de particulier quelles sont
le fruit d'un écrivain rompu à la tradition catholique mais qui
est éminemment moderne et qui tourne son écriture vers des genres
littéraires hybrides dans une quête de forme littéraire
originelle.
Aussi souhaitons-nous réaliser cette recherche en
plusieurs étapes qui constituent à nos yeux des paliers dans la
compréhension de la démarche quignardienne. Nous souhaitons dans
une première partie faire état des problématiques
littéraires soulevées par les genres de la
réécriture et de la traduction de textes bibliques ; nous
intitulons cette première partie << au commencement était
le Verbe È d'après le premier vers de l'évangile selon
Jean17, signiÞant que la Bible est à la source de
l'écriture, de la réécriture et que tout texte qui vient
après est irrémédiablement frappé de
secondarité.
17 Evangile selon Jean, << Prologue È, 1 ; 1,
Traduction Îcuménique de la Bible (TOB), Cerf, [1975], 2004, p.
1513
Toutes les citations bibliques sont issues de la TOB
Nous souhaitons ensuite observer de près ces textes
sources et textes cibles et relever le glissement de sens engendré par
le changement de genre. La réécriture d'un texte sacré
sort le texte du sacré. Les formes des textes
générés par la réécriture quignardienne sont
des formes modernes, elles sont caractérisées par
l'esthétique du fragment et du conte. Pascal Quignard nous propose en
effet un relecture-réécriture personnelle de la Bible ; aussi
avons-nous souhaité intituler cette seconde partie Ç il
était une fois la Bible È, sentence qui débute les contes
pour enfants, car enfants nous nous faisons pour écouter cette Bible
contée par Pascal Quignard.
Ce retour vers la forme du conte constitue chez
l'écrivain un retour vers la forme originelle du texte ; le conte est
cependant bien loin de la somme biblique, du monument qui incarne
traditionnellement le premier livre. La recherche de l'écriture
originelle va de paire avec la réßexion quignardienne sur
l'origine de l'écriture et du langage. Une recherche qui s'inscrit dans
une quête plus large qui est celle de la matrice : origine de l'homme,
origine du monde. Au cÏur de cette démarche la religion semble
être un palier que Pascal Quignard dépasse dans une quête
a-religieuse des origines quitte à rejeter cet héritage religieux
qui demeure cependant assourçant ; aussi intitulons-nous cette partie
conclusive Ç incende quod adorasti È, brLle ce que tu as
adoré, ordre donné à
Clovis pas l'évêque Rémi et que Pascal
Quignard aime citer18 afin de signifier le saut qui est fait par le
procès même de réécriture du texte sacré.
18 Petits Traités, op.cit., LIIème
traité, Ç Ce que dit Rémi à Clovis È, Paris,
Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 547 et L'Occupation américaine,
Paris, Editions du Seuil, 1994, p. 93
partie I : Ç au commencement était le
Verbe19 È
La Bible comme début de tout, comme premier livre,
première écriture, lieu même du récit de la
création du premier homme, du premier langage. Ç Au commencement
était le Verbe È nous dit que nous sommes faits de logos, que
notre origine est parole, celle de Dieu, que notre essence est un dire :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre
(É) et Dieu dit : Ç Que la lumière soit ! È Et la
lumière fut. (É)
Dieu dit : Ç Qu'il y ait un firmament au milieu des
eaux et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux ! (É) È Il
en fut ainsi. (É)
Dieu dit : Ç Que les eaux inférieures au ciel
s'amassent en un seul lieu et que le continent paraisse ! È Il en fut
ainsi. (É)
Dieu dit : Ç Que la terre se couvre de verdure (É)
È Il en fut ainsi. (É)
Dieu dit : Ç Qu'il y ait des luminaires au firmament du
ciel pour séparer le jour de la nuit (É) È Il en fut
ainsi.
Dieu dit : Ç Que les eaux grouillent de bestioles
vivantes et que l'oiseau vole au dessus de la terre face au firmament du ciel.
È (É)
Dieu dit : Ç Que la terre produise des êtres vivants
selon leur espèce (É) È Il en fut ainsi.
19 Evangile selon Jean, Ç Prologue È, 1 ; 1, TOB,
op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1513
Dieu dit : << Faisons l'homme à notre image,
selon notre ressemblance (É) È Dieu créa l'homme à
son image, à l'image de Dieu il le créa, m%ole et femelle il les
créa. (É)
Dieu dit : << Voici que je vous donne (É) ; ce sera
votre nourriture (É) È Il en fut ainsi20. È
Ce Verbe créateur est Dieu lui-même nous dit Jean
dans la suite de ce vers : << et le Verbe était Dieu21
È, parole divine, parole créatrice puisque tout ce que Dieu
<< dit È - verbe en tête des neuf premiers paragraphes du
récit de la création du monde - est, devient, existe soudainement
à partir de rien. Chaque élément du monde est
créé d'un << dit È de Dieu, la parole, le logos
divin est à notre source.
Aussi, ce logos constitue pour Pascal Quignard une
donnée majeure dans sa quête des origines de l'humanité ;
le logos est à la source de notre être, aussi remonter à la
source du logos semble être un premier pas dans la démarche
quignardienne.
La Bible, traditionnel << premier livre È - bien
que les premières écritures datent scientiÞquement de 3200
avant notre ère, ce que Pascal Quignard n'est pas sans savoir puisqu'il
évoque << les tablettes d'argile que
20 Genèse, << La Création È, 1 ; 3, 5,
6, 7, 9, 11, 14, 15, 20, 24, 26, 27, 29, 30, TOB, op.cit., Paris, Cerf, [1975],
2004, pp. 22-23
21 Evangile selon Jean, << Prologue È, 1 ; 1, TOB,
op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1513
consignait Sumer22 È -, premier livre
imprimé en 1465 à Mayence, la Bible est bien un lieu source de ce
logos. L'approche qu'en fait Pascal Quignard est des plus complexes : par les
phénomènes de réécriture qu'il effectue il traite
le texte biblique en objet littéraire, il en fait un texte source, base
d'un texte secondaire, texte cible, dans lequel la Bible est même et
autre à la fois : même car ce sont toujours des épisodes
bibliques qui sont narrés - Babel, Noé, JonasÉ - les faits
relatés sont les mêmes, autre car ce n'est plus la lettre
biblique, ce n'est plus le texte sacré.
A la source de l'écriture quignardienne, le premier
livre : le texte quignardien est à ce titre doublement secondaire, il
vient après la Bible et il est une réécriture. La
réécriture est à nos yeux un genre, une pratique
littéraire qui a des codes et des enjeux propres avec lesquels joue
Pascal Quignard. Protéiforme, de la simple allusion à
l'imitation, sans oublier la traduction, la réécriture, par les
choix qu'elle implique, nous parle de l'auteur qui la pratique, elle fait sens
dans la démarche littéraire de celui-ci.
Nous voulons voir dans cette première partie quelles
sont les problématiques soulevées par ce que nous
considérons comme un genre : question des textes-
22 Petits Traités, op.cit., XVIIème traité,
Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 313
sources et textes-cibles, question du changement de genre, et,
quand c'est le cas, du changement de langue, voire du changement d'alphabet.
Nous souhaitons aussi poser les bases d'une réßexion sur les
spéciÞcités des réécritures du sacré :
de l'inspiration à l'écriture désacralisante. Cette partie
vise enÞn à interroger plus largement le concept de texte premier,
originel.
1 . réécritures et traductions :
problématiques
Ç Lire, écrire, traduire sont
indiscernables23. È
La réécriture et la traduction, que nous
considérons comme une forme particulière de
réécriture, comportent des enjeux littéraires essentiels.
Le choix du texte-source et le mode de restitution dans le textecible, et il en
va de même dans la traduction, sont le signe d'une élaboration
littéraire de la part de l'auteur.
Ré-écrire c'est écrire encore,
écrire à nouveau nous dit le préÞxe du verbe. Ce
n'est pas simplement écrire,
23 Petits Traités, op.cit., XXème traité,
Ç Langue È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 497
c'est écrire avec un avant, avec une
antériorité textuelle de laquelle on part, de laquelle on
s'écarte sans trop s'en éloigner car la référence
doit rester identifiable. Réécrire c'est écrire en
assumant l'antériorité, l'origine qui a présidé
à cette écriture secondaire, nouvelle.
a . méthodes de réécriture et de
traduction
En ce sens est réécriture tout texte secondaire,
tout texte qui procède d'un autre ; mais si les livres poussent des
livres, ceux fruits de la réécriture explicitent et assument leur
origine. Il en va de même de manière patente pour la
traduction.
Nous souhaitons ici détailler les différentes
formes de réécriture et de traduction, présentant chaque
fois que possible les exemples quignardiens qui correspondent au type
décrit.
intertextualité
Nous avons déjà évoqué le fait que
la réécriture peut prendre différentes formes. Le premier
degré de la réécriture constitue en
l'intertextualité. Ainsi de l'allusion, qui est une
référence discrète à un autre ouvrage,
référence souvent identifiable seulement par un lecteur
initié qui conna»t préalablement le livre auquel allusion
est faite ; cela suppose un lecteur instruit et averti. Lorsqu'il évoque
<< les deux nudités principielles24 È Pascal
Quignard fait allusion aux corps nus d'Adam et Eve en Eden décrits dans
le récit de la création dans la Genèse : << Tous
deux étaient nus, l'homme et sa femme25 (É) È,
texte que tout lecteur au fait de la culture judéochrétienne est
à même de reconna»tre dans cette formulation.
Plus précise que l'allusion est la
référence ; l'auteur et l'Ïuvre évoqués sont
identifiés et cités dans le corps du texte ; ainsi Pascal
Quignard fait-il référence à l'évangile en usage
chez les chrétiens de Syrie et d'Irak, celui de Rabbula, copiste
mésopotamien du VIème siècle : << depuis 1497, cet
évangile dL à Rabbula est conservé à
Florence26 È dans la bibliothèque Laurentine.
24 La Nuit sexuelle, op. cit., <<Avant-propos È,
Paris, Flammarion, 2007, p. 15
25 Genèse, << La Création È, 2 ; 25,
TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 24
26 Petits Traités, op.cit., XVIIème traité,
<< Liber È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 350
La citation enÞn est la forme la plus évidente
d'intertextualité puis qu'elle fait entrer dans le corps du texte un
élément textuel autre, étranger, dL à la main d'un
autre écrivain. La citation est le signe de la connivence d'esprit entre
deux auteurs ; même si l'écrivain second cite pour nuancer voire
critiquer, le pan de phrase cité est toujours le signe de ce qui le
préoccupe, toujours témoin de ce qui le touche, même si
c'est en négatif. La citation se donne pour précise et
Þdèle, elle donne les références nécessaires
pour retrouver le mot, la phrase dans son contexte original. Elle donne comme
corps étranger le texte premier puisqu'elle le démarque
typographiquement avec les guillemets ou l'italique puis la
référence entre parenthèses ou en note. Parfois une
citation peut être faite sans que la source soit
spéciÞée ; si c'est une source populaire, un texte
prétendument connu de tous, elle se confond avec l'allusion, si au
contraire c'est un texte peu connu la citation frôle alors le plagiat.
Citant Jérôme, Pascal Quignard donne les
références de l'Ïuvre : Ç Quand Jérôme
hallucine en rêve des livres, ce sont des codex qu'il voit dans son
rêve (Ç codices saeculares È, Ep. ad Eust., XXII, 30)
(É) Un Ç codex séculier È - pour reprendre
l'expression de Jérôme27 (É) È
27 ibid., p. 355
Le lecteur peut retrouver cette expression dans la lettre
d'exhortation épitre 22 à Eustochium, << de custodia
virginitatis È. Il cite aussi en spécifiant ce qu'il cite, avec
autant de précision qu'une bibliographie : << Je cite
d'après le texte latin établi par Th. Graesse (Jacobi a Voragine,
Legenda aurea, cap. XLVII, De sancto Longino, Dresdae, 1846, page 202). Jacques
de Voragine dit qu'il avait fallu que le sang de Jésus de Nazareth
touchât la main du centurion pour qu'il connLt son crime28.
È
D'autres fois, il cite la Bible sans préciser cette
source : << Comme Dieu en mourant sur la croix reprend les premiers mots
et les dits à son père : << Je suis seul. Je suis
abandonné ! È Il dit : << Sitio ! È (Mich
dürstet ! J'ai soif !) et il expire29. È La source
biblique est celle des évangiles : selon Matthieu : << Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné30 ? È ; selon
Marc : << Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné31 ? È ; selon Jean : << J'ai
soif32. È Luc lui ne fait rien dire de tel à
28 Petits Traités, op. cit., LVIème traité,
<< Longin È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 616
29 Petits Traités, op. cit., XLVIème traité,
<< Froberger et Grimmelshausen È, Paris, Gallimard, [1990], Folio,
1997, p. 427
30 Evangile selon Matthieu, << Mort de Jésus
È, 27 ; 46, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1435
31 Evangile selon Marc, << La mort de Jésus
È, 15 ; 34, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1463
32 Evangile selon Jean, << La crucifixion et la mort de
Jésus È, 19 ; 28, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p.
1542
Jésus. Pascal Quignard cite sans citer, la
référence est culturelle, elle s'adresse à tout lecteur
qui a rencontré les textes évangéliques.
réécriture
Allusion, référence et citation procèdent
de
l'introduction d'un texte source dans un texte cible ;
l'imitation, la parodie, le pastiche, toutes formes Ç à la
manière de È sont elles tournées vers la création,
vers une certaine mise à distance du texte source.
L'imitation est un premier exemple de réécriture
; elle procède de la mimèsis et consiste en la reprise d'un texte
en conservant de celui-ci soit le ton soit l'esprit. L'imitation contient une
notion de fidélité au texte source, celui-ci reste identifiable.
Ainsi Pascal Quignard imite le genre apocalyptique en décrivant la fin
des temps :
Au cours du XXème siècle la science imposa la
conscience de la fin de ce monde. Tous les biens de l'humanité, tous les
moments de la culture mondiale, tous les souvenirs de l'espèce humaine
seront engloutis.
La terre brülera.
Le soleil se consumera.
C'est la première fois dans l'évolution de
l'espèce que sa destruction est certaine et que cet engloutissement de
tout monument humain, cet effacement de toute Ïuvre humaine, cet
anéantissement de toute valeur humaine font
référence.
C'est la première fois que l'humanité a la
certitude que le temps succèdera à l'histoire.
(É)
Que l'humanité ne peut plus rien confier d'elle-
même à rien.
Ni à la terre (qui dispara»tra).
Ni au système solaire (qui bouillira33).
Apocalypse areligieuse, la fin du monde
quignardienne a des aspects scientifiques. << Ecris donc
ce que tu as vu, ce qui est et ce qui doit arriver ensuite34.
È C'est bien ce à quoi semble se prêter Pascal Quignard ;
il nous propose une apocalypse scientifique, rationnelle, en concordance avec
les projections scientifiques contemporaines, le discours scientifique
constituant un nouveau genre de prophétie.
Le genre du pastiche se distingue de la parodie en ce qu'il
n'est pas caricatural. Il tente de transposer avec fidélité le
texte source. Il peut être le signe de l'admiration de l'auteur pour son
modèle. La parodie, elle, est volontairement caricaturale et la
visée est comique voire critique. Ce qui fait rire ou
réßéchir est le décalage entre le texte source et le
texte cible, que ce soit dans son écriture ou dans son esprit.
33 Ab»mes, chapitre XXI, << Sur le temps mort
È, Paris, Grasset, 2005, pp. 63-64
34 Apocalypse, << Vision du fils de l'homme È, 1 ;
19, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1744
Pascal Quignard pratique peu la parodie ; un texte cependant
nous para»t mettre une distance critique suffisante pour y voir un aspect
parodique. Dans un chapitre des Paradisiaques35 l'écrivain
réécrit ainsi la création de l'homme selon un docteur de
la mishna du premier siècle :
Rabbi Yohanan a dit que Dieu prit de la terre. Durant l'heure
qui suivit il modela un corps. A la troisième heure il étira les
membres et le sexe. A la quatrième il insuffla l'âme. A la
cinquième il réussit à faire tenir Adam sur ses jambes. A
la sixième heure Adam nomma tout ce qui est. A la septième Eve
surgit à son côté. A la huitième ils
s'étreignirent et elle conçut un autre monde dans son ventre. A
la neuvième Dieu leur dit de ne pas manger le fruit de l'arbre. A la
dizième le serpent parla à Eve et ils s'entretinrent. A la
onzième heure, Eve ayant tendu la pomme a Adam, il la mangea. A la
douzième il eut honte, il dissimula sa nudité, il fut
chassé du jardin. C'est ainsi qu'Adam n'a même pas passé
une nuit au paradis.
La pointe finale vient porter un discrédit
humoristique sur le reste du texte qui est construit à
la manière du récit biblique de la Genèse : phrases
courtes, anaphore, concision et ordre.
Autre parodie possible est le paragraphe suivant du même
chapitre qui reprend une idée de l'écrivain Marcel Schwob selon
laquelle Ç les disciples se trompèrent de calvaire. È
35 Les Paradisiaques., chapitre LXV, Ç Le bon laboureur
È, Paris, Grasset, 2005, pp. 224-228
Les apôtres s'attroupent et enterrent un autre esclave
qu'ils déclouent péniblement d'une autre croix servile et qu'ils
enveloppent de linges. Jésus de Nazareth meurt abandonné de
tous.
Marie aussi bien que le centurion Longin se sont
mépris. Ils entourent de leurs soins un pauvre corps humain anonyme,
martyrisé, ensanglanté, couvert d'ordures. Nul ne sait qui. C'est
cet inconnu qui ressuscite, qui appara»t à Marie-Madeleine qui ne
le reconna»t pas, à Thomas qui ne le reconna»t pas, aux
pèlerins qui ne le reconnaissent pas.
Pendant ce temps-là le christ pourrit abandonné de
tous.
L'humour impie de Pascal Quignard est cependant
accompagné d'une connaissance précise des textes qu'il parodie :
les apôtres sont Joseph, Marie et MarieMadeleine36, cette
dernière ne reconna»t pas le Christ quand il lui
appara»t37 et les pèlerins ne la croient pas, Thomas ne
la croit pas et doute lorsque le Christ lui appara»t : << Cependant
Thomas (É) n'était pas avec eux lorsque Jésus vint.
(É) << Si je n'enfonce pas ma main dans son côté, je
ne croirai pas38 ! È È
36 Evangile selon Matthieu, << Ensevelissement de
Jésus È, 27 ; 57, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p.
1435 ; Evangile selon Marc, << L'Ensevelissement È, 15 ; 43,
ibid., p. 1463 ; Evangile selon Luc, << La sépulture de
Jésus È, 23 ; 50, ibid., p. 1507 et Evangile selon Jean, <<
La mise au tombeau È, 19 ; 38, ibid., p. 1542
37 Evangile selon Matthieu, <<Jésus n'est plus au
tombeau È, 28 ; 5, ibid., p. 1436 ; Evangile selon Marc,
<<Apparition de Jésus ressuscité È, 16 ; 9, ibid.,
p. 1463 ; Evangile selon Jean, << Marie de Magdala voit le Seigneur
È, 20 ; 14, ibid., p. 1543
38 Evangile selon Jean, << Le témoignage des
disciples et la foi È, 20 ; 24, ibid., p. 1543
Nous reviendrons plus loin sur le sens de ces parodies qui
sont propres à la réécriture du sacré. Reste que la
parodie ne fonctionne que dans le cas où le lecteur conna»t le
texte original ; les parodies bibliques s'adressent donc à un lecteur
informé.
En terme de pastiche nous retrouvons de très nombreux
exemples de réécriture Ç à la manière de
È dans l'ensemble de l'Ïuvre de Pascal Quignard. Les pages du
Dernier Royaume sont pleines de réécritures d'épisodes
bibliques : Suzanne39, le treizième livre de Daniel, qui
n'est pas reconnu par le canon mais est présent au chapitre des livres
apocryphes40 ; la scène du noli me tangere41,
présente dans l'évangile selon Jean42 ; la mort
d'Elisée43, racontée dans le second livre des
39 Sur le Jadis, op. cit., chapitre XXXIV, Ç Rembrandt
È, Paris, Grasset, 2002, p. 88
40 TOB, op. cit., pp. 1388-1990
41 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre XXII, Ç Le
jardinier irreconnaissable È, Paris, Grasset, 2005, pp. 78-79
42 Evangile selon Jean, Ç Marie de Magdala voit le
Seigneur È, 20 ; 17, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p.
1543
43 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LI, Ç L'ombre
d'Elisée È, Paris, Grasset, 2005, pp. 175-177
Rois44 ; Noé enivré45, un
récit de la Genèse46 ou encore Jonas47, un
livre de l'Ancien Testament48. Nous reviendrons en détail sur
ces exemples.
Imitation, parodie, pastiche, trois types de
réécritures auxquels Pascal Quignard semble bien se prêter
; le sens à donner à ces réécritures de textes
sacrés est à découvrir dans l'écart qui se trouve
entre le texte source, la Bible, et les textes cibles, des petits contes, des
fragments.
Mais avant de dégager le sens de ces
réécritures, nous voulons explorer et détailler une forme
de réécriture particulière, la traduction.
traduction
La traduction est chez Pascal Quignard une sorte de jeu auquel
il s'adonne volontiers. Son amour des langues anciennes, le latin surtout, le
fait jouer avec les mots dans l'ensemble de ses livres.
44 Deuxième livre de Rois, Ç Maladie et mort
d'Elisée ; deux miracles après sa mort È, 13 ; 14-20, TOB,
op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 433
45 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LLIII, Ç Le bois
sacré È, Paris, Grasset, 2005, pp. 179-180
46 Genèse, Ç Sem, Cham et Japhet È, 9 ;
20-24, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 30
47 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LXXIV, Ç
Joppé È, Paris, Grasset, 2005, pp. 252-254
48 Jonas, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp.
712-714
La traduction est un genre dont les problématiques ont
souvent intéressé la réßexion littéraire. La
traduction procède d'une forme de réécriture, en ce
qu'elle est un texte second, texte cible, issu d'un texte source auquel elle
est Þdèle. De la translation à l'adaptation en passant par
la transcription, la traduction offre divers niveaux de
Þdélité au texte original. Mais dans le procès
même de changement de langue surgit une trahison du texte original. Le
mot traduit n'est jamais le même que le mot original.
Penseurs et théoriciens se sont exprimés sur la
traduction depuis l'Antiquité, mais le moment de la traduction de la
Bible hébra
·que en latin par Jérôme entre 327 et
420 constitue bien un tournant dans l'épistémologie de cette
discipline. Après Cicéron qui pose la question du sens et du mot
dans la préface de l'une de ses traductions, Jérôme va plus
loin et pose la question de l'orientation de la traduction : soit vers la
source, induisant une traduction littérale Ð récusée
par Cicéron -, soit vers la cible, inscrivant le texte dans une
dynamique de création. La traduction est bien située entre
théorie et création.
C'est dans cet intervalle que Pascal Quignard aime jouer, car
ce sont littéralement des jeux de traduction que nous propose
l'écrivain. A ce titre, la Bible de Jérôme est l'une de ses
sources favorites : de nombreuses fois il
nous propose un vers biblique en latin et sa traduction en
français. La traduction est bien une question majeure de la
pensée quignardienne puisqu'il en propose des analyses : Ç Lire,
traduire, écrire sont une même épellation au regard de
dire49. È Nous voyons bien ici que la traduction est au
cÏur de la réßexion de l'auteur.
Les exemples de traduction sont nombreux ; Pascal Quignard se
pla»t à traduire des écrivains antiques, ainsi a-t-il
traduit le poète Grec Lycophron50, un poème latin
d'Emmanuel Hocquart dans Inter aerias fagos51, Kong Souen-Long, Sur
le doigt qui montre cela52 est aussi une traduction ; Les
Septante53 enÞn n'est pas une traduction à proprement
parler, mais la consultation du texte grec de la lettre
d'Aristée54 montre que la réécriture
quignardienne s'est faite au plus près du texte original.
La traduction pose bien la question de l'originalité,
de l'originellité, surtout lorsqu'il s'agit de traduire le texte
originel, la Bible. Dans la tradition de la traduction
49 Petits Traités, op. cit., XXème traité,
Ç Langue È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 498
50 Alexandra de Lycophron, Paris, Mercure de France, 1971
51 Inter aerias fagos, Paris, [Orange Export Ltd, 1979],
Galilée, 2005
52 Kong Souen-Long, Sur le doigt qui montre cela, Paris, Michel
Chandeigne, 1990
53 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994
54 André Pelletier (trad.), Lettre d'Aristée
à Philocrate, Paris, Cerf, 1962
cette question est majeure et se pose à tous les
degrés de traduction.
La transcription, l'écriture d'une langue dans un autre
alphabet que celui d'origine, est une première forme de traduction. Si
elle n'est pas pratiquée par Pascal Quignard, nous trouvons dans
certaines de ses formulations des traces de grammaire latine ; comme une
contamination entre les langues, Pascal Quignard latinise son texte, dans la
vivacité de sa langue il fait revivre cette langue morte. Des Ç
traces È de rhétorique latine comme une démarche vers
l'insaisissable origine. Un même alphabet pour les deux textes, source et
cible, mais une trace de grammaire latine, comme le squelette de la langue de
traduction.
Avant de proposer une traduction, souvent Pascal Quignard cite
en latin, en grec, en anglais, ou en allemand. Il inscrit ainsi l'autre langue
dans la lettre de son texte ; citant en grec, il y inscrit un autre alphabet,
degré supplémentaire dans l'enchevêtrement des
langues55.
L'adaptation, qui désigne habituellement le passage
d'une forme d'art à un autre, - comme l'adaptation d'un livre pour le
cinéma, tel le roman Tous les matins du
55 Exemple dans Petits Traités, op. cit., XLVIIème
traité, Ç Hiver 412 È, Paris, Gallimard, [1990], Folio,
1997, p. 450
monde56 dont un film a été
tiré - peut être perçue dans l'écriture
quignardienne dans le dialogue qu'il instaure entre les genres
littéraires.
Le traitement qu'il fait de la Bible relève à
nos yeux d'un certain type d'adaptation. La forme fragmentaire qu'affectionne
particulièrement l'auteur est bien un genre d'écriture à
l'opposé de la somme monumentale qu'est la Bible. Le passage d'une forme
dense, condensée à une forme plus aérée, en touche,
peut être perçue comme une adaptation ; adaptation à la
modernité, adaptation à un lecteur de plus en plus athée
au fil des siècles. Face à l'ensemble biblique, Pascal Quignard
propose une Bible en lambeaux, une esthétique du fragment propre
à cet écrivain passionné par les sordidae de l'existence,
ces objets, matières, images, mots qui ont quelque chose de repoussant,
de vulgaire, de difforme, choses que nous nous cachons à
nous-mêmes. Le changement de forme prend valeur de sens, devient
détournement, au-delà même de l'adaptation. La Bible, texte
multiséculaire, rencontre la modernité et devient sous la plume
de Pascal Quignard morceaux, bribes,
Le dialogue entre les siècles qui s'opère dans
les ouvrages de Pascal Quignard qui ont trait à la Bible est bien du
ressort de l'adaptation, de la mise en coprésence
56 Tous les matins du monde, Paris, Gallimard, 1991 ;
adapté au cinéma la même année par Alain Corneau
de l'ancien et du moderne, l'ancien dans le moderne. Il semble
même que Pascal Quignard nous propose une Bible personnelle, dont les
motifs rappelés sont ceux de son imaginaire. Aussi pourrions-nous parler
d'une Bible adaptée par l'écrivain pour lui-même, il
communique à son lecteur ce qui est dans la Bible le moteur et le signe
de sa pensée.
De l'allusion à l'adaptation en passant par l'imitation
et la traduction, c'est bien une Bible personnelle que nous propose Pascal
Quignard, une Ç Bible quignardienne È. Il appara»t alors que
la réécriture du sacré, sous toutes ses formes, est
génératrice de sens. Toutes les formes de la
réécriture ont des enjeux propres ; voyons à
présent quels sont les sens et les signiÞcations de ces
réécritures.
b . sens et signiÞcations
Chaque forme que nous avons évoquée comporte
donc des signiÞcations différentes. Toutes seront analysées
avec précision lorsque nous les rencontrerons au Þl de ce travail
de recherche ; nous voulons cependant en donner ici un rapide aperçu en
préambule aÞn d'établir les problématiques qui sont
celles de notre recherche.
L'allusion a pour particularité de s'adresser à
un lecteur informé ; elle départage à leur insu les
lecteurs entre Ç ceux qui savent È et comprennent et ceux
à qui l'allusion échappe puisqu'ils ne peuvent pas la
repérer faute d'information. Elle est une forme qui présuppose
une certaine connaissance de la part du lecteur. En ce sens elle est
discriminante ; le choix du texte auquel allusion est faite est à ce
titre déterminant : si c'est un texte a priori connu de tous, tel le
récit de la création de la Genèse dont tout lecteur
francophone a entendu parler, voire a lu, l'allusion a alors un pouvoir
uniÞant, elle a une valeur universaliste, elle unit la communauté
de tous ceux qui ont quelques notions bibliques. Si au contraire le texte est
un texte peu connu, ainsi l'évangile selon Thomas, qui sont des textes
qui ne sont pas reconnus pas le canon chrétien, l'allusion a un pouvoir
d'exclusion et dégage parmi ses lecteurs une élite.
La citation et la référence ont elles aussi des
valeurs propres. Alors que la citation fait entendre un autre texte, un autre
auteur, qu'elle en inscrit l'écriture et la voix dans le texte second,
la référence elle fait revivre cet absent, elle redonne une
dynamique à son texte. Ç Toute citation est - en vieille
rhétorique - une éthopée : c'est faire parler
l'absent. S'effacer devant le mort57. È Les
mots de Pascal Quignard nous disent le sens de la présence de cette
intertextualité qui émaille son oeuvre et la lie à la
tradition littéraire.
L'imitation, quelle soit critique ou pas, pose la question de
l'héritage. Lorsqu'un auteur imite un autre auteur ou bien s'il imite un
genre, la démarche de reprise est par essence entre assumassion et mise
à distance. Imiter, même pour critiquer, c'est toujours
reconna»tre l'existence de l'autre, genre ou auteur ; c'est toujours y
prendre inspiration.
Pastiche ou parodie, la réécriture d'un texte
est génératrice d'un décalage, comique ou critique dans le
cas de la parodie, stylistique dans le cas du pastiche. Le sens de toute
réécriture est situé dans cet intervalle : Pascal
Quignard, quand il parodie certains épisodes bibliques et en donne une
version athée, voire impie, pose entre son modèle et son texte un
distance critique qui est celle de la pensée moderne ; à
l'inverse, quand il reprend les thèmes bibliques pour en donner une
version moderne, sans les critiquer, il place entre le texte source et le texte
cible la distance stylistique qui distingue un
57 Petits Traités, op. cit., IXème traité,
Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], Folio,
1997, p. 173
texte biblique du premier siècle de notre ère et
un texte essayistique du XIème siècle.
Dans toute réécriture se pose donc la question
majeure du décalage, idéologique ou stylistique. Pascal Quignard
joue de cet atout littéraire qui permet à la fois de faire
référence à un texte antérieur et de le mettre
à distance en affirmant ses propres idées, religieuses ou
littéraires. Ces formes de réécriture ne cessent pas elles
non plus, au même titre que les formes de référence,
d'inscrire la lettre quignardienne dans une intertextualité à
travers les siècles et les genres.
La traduction enÞn est une forme littéraire qui a
des enjeux très particuliers. Enjeux auxquels de nombreux
écrivains et critiques ont consacré leur réßexion et
auxquels Pascal Quignard n'a pas manqué lui non plus de dédier
quelques paragraphes théoriques et de nombreux exemples pratiques.
La traduction, d'une langue à une autre, la
transcription, d'un alphabet à un autre, l'adaptation, d'un genre
à un autre posent elles aussi la question du décalage ; la
problématique de toute traduction est celle de la direction
donnée à la mise en version, soit vers le texte cible soit vers
le texte source. Entre création et théorie, la traduction est
toujours le signe des choix du
traducteur : choix de ce qu'il traduit et choix de comment il
le traduit.
Traduire d'une langue à une autre pose la question de
l'intraduisible, car un langage et fait de mots et de pensée. Ç
La tâche du traducteur58 È est de rendre un
équivalent dans la langue de traduction de ce qui est dit dans la langue
originale. Ainsi, la traduction pose la question du rapport entre les langues.
Entre linguistique et traductologie, la question de l'origine des langues est
bien un enjeu majeur ici. L'hypothèse linguistique d'une langue
originaire, présente dans le récit biblique de
Babel59, est réinterrogée ici : d'une langue à
l'autre devrait être révélée la racine commune,
l'origine commune, la langue originelle qui lie entre elles toutes les langues.
Selon cette hypothèse toutes les langues ont la même visée,
seul change le mode de visé, et toutes sont complémentaires.
Traduire c'est toucher à cette question de l'origine des langues. C'est
aussi faire le constat de l'écart entre les langues et les
pensées.
Quand on traduit, la langue la plus souple, la plus vivante,
qui réserve le plus de vivacité et de surprise, la plus
douée de subtilité et d'imagination, de ressource, la plus
fra»che, la plus riche, la plus
58 Ç Die Aufgabe des bersetzers È,
préface à la traduction des Tableaux parisiens de Charles
Baudelaire, Walter Benjamin (trad.), 1923, traduction francaise d'Alexis Nouss,
Ç L'essai sur la traduction de Walter Benjamin. Traductions critiques
È, TTR, Université McGill, Montréal, vol. X, n°2,
1997
59 Genèse, Ç La tour de Babel È, 11 ; 1-9,
TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 31
judicieuse, et dégourdie, la plus sagace est la morte.
Et la langue dans laquelle on traduit para»t des plus éteintes,
raides - appauvrie, appauvrissante. La plus inhabile. Morte60.
Du latin au français moderne Pascal Quignard fait
l'expérience d'une douloureuse non équivalence, tant dans le sens
des mots que dans la matière de la langue. Aussi passe-t-il du temps
dans ses textes à expliciter une traduction ; une citation latine est
souvent suivie de plusieurs traductions, de plusieurs propositions, dans une
quête de précision du sens. Il en vient parfois au commentaire de
traduction :
Les philologues classent désormais en deux familles
distinctes Ç humus È et ses dérivés, et Ç
humor È et ses dérivés. Les anciens Romains ne vivaient
pas de même les mots de leur langue maternelle. Humus et humidus pour eux
étaient inséparables. Humus ce n'est pas exactement tellus, ni
terra. Du moins c'est la terre en tant que la localisation du bas. Humilis
était ce qui ne s'élève pas de terre. Humare,
c'était enterrer les morts. De là le sens classique du mot
Ç inhumatus È, c'est-à-dire ce qui n'est pas dans la terre
- le Ç non-inhumé È. Homo est Ç celui du bas
È, le terrestre, par opposition à ceux du haut, les
célestes. L'humanitas c'est le ras de la terre ; c'est l'humble ; c'est
le rez de jardin61.
60 Petits Traités, op. cit., IXème traité,
Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], Folio,
1997, p. 156
61 Petits Traités, op. cit., LVIème traité,
Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 633
Une rêverie franco-latine qui nous plonge dans la
quête des origines. Pascal Quignard utilise la traduction et ses jeux
pour proposer à son lecteur de suivre avec lui sa remontée vers
l'origine de l'homme par l'origine et le sens des langues.
En ce sens, traduire la Bible est générateur
d'un sens supplémentaire dans la quête quignardienne. Paradigme de
la traduction, puisqu'elle a été le premier livre traduit, la
Bible est bien au cÏur de cette réßexion sur l'origine du
langage, origine de l'écriture. L'ouvrage Les Septante62 est
à ce titre majeur car il pose la question de la traduction de la parole
divine ; les sages qui traduisent les versets de le Torah en grec le font de
manière inspirée ; les Soixante-douze ont obtenu la même
traduction : Ç C'était plus qu'une concordance, c'était
une voix63 È, écrit Pascal Quignard, et il cite Saint
Augustin : Ç On dit que les Soixante-douze ont traduit avec l'assistance
du Saint-Esprit, au point que, en dépit du nombre de ces hommes, ils
n'avaient qu'une seule bouche (ut os unum tot hominum fuerit64.
È, et cite aussi Philon :
Là il se passa une chose extraordinaire, que tous
redirent et répétèrent : sous
l'inßuence d'une
inspiration divine (kathaper enthousiôntes),
chacun
62 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994
63 ibid., p. 73
64 idem, cite Saint Augustin, De Doctrina Christiana, II, 15
enfermé à l'écart dans sa cellule, ils
prononçaient non ceci plutôt que cela, mais tous tel nom pour tel
nom, tel verbe pour tel verbe, sans hésiter, comme si chacun d'eux se
faisait entendre intérieurement le souffle d'un unique souffleur
(ôsper upoboleôs ekastois aoratôs
enèchountos)65.
Traduire la Bible, commenter les traductions de la Bible,
c'est toujours toucher à l'origine du langage, poser la question de la
traductibilité de la parole divine, et donc évoquer
l'éventuel échec de celle-ci, puisqu'elle doit être
traduite. La traduction de la Bible nous dit la précipitation de la
transcendance dans l'immanence. La pratique traductologique de Pascal Quignard
pose bien la question de la désacralisation qui semble être
irrémédiablement liée à toute traduction de la
Bible.
Traduire le sacré se divise en deux pôles : d'une
part la traduction inspirée, celle d'un croyant qui se fait
hébra
·sant, latinisant ou hellénisant pour rencontrer la
parole divine et son texte sera porté par cette croyance, par cette
inspiration que lui donne le texte ; d'autre part la traduction critique, qui
met à distance. L'écriture quignardienne est bien de ce ressort
là : lire, traduire, écrire la Bible, la traiter en objet
littéraire pour en évacuer le sacré, pour n'en garder que
l'universel message originel dans une démarche de désacralisation
et de
65 idem, cite Philon, Vie de Mo
·se, II, 37
la
·cisation qui n'est cependant pas
nécessairement dévaluer ou mésestimer.
Tels sont les enjeux des modes de réécritures
que nous trouvons sous la plume de Pascal Quignard essayiste. Il joue avec tous
les codes et les écarts qui séparent un texte premier d'un texte
second. Tous ces jeux et enjeux revêtent, nous venons de l'apercevoir, un
aspect particulier lorsque le texte premier est la Bible.
2 . réécrire/traduire la Bible
Ç Traduire, même ce qui n'a encore jamais
été traduit, c'est toujours déjà retraduire. Parce
que traduire est précédé par l'histoire du traduire.
Traduire la Bible, plus que tout autre texte encore,
étant donné l'histoire des effets de Bible, est un
retraduire66. È
L'imaginaire judéo-chrétien et l'histoire de
l'imprimerie placent la Bible à l'origine de
l'écriture, Ç Le Livre È, Ç L'Ecriture È,
majuscule et article déÞni qui affirment le caractère
originel des écritures saintes. A partir de ce texte, tout texte
postérieur est donc
66 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ç
Traduire, c'est retraduire - La Bible È, Paris, Verdier, 1990, p. 436
irrémédiablement frappé de
secondarité et appartient au domaine de la réécriture,
à plus ou moindre degré.
Mais réécrire la Bible peut relever d'une
démarche volontaire de la part d'un auteur ; à ce titre,
réécrire ou traduire la Bible, toucher au texte originel, devient
un choix littéraire et philosophique au sens fort, aux enjeux majeurs.
Tenir la Bible pour le premier texte, le textesource, Ç l'Urtexte
È - élargissant la notion d'Ursprache établie par
Steiner67 pour évoquer une langue originelle unique -
relève donc à la fois du lieu commun - toute littérature
lui est secondaire - et de la démarche unique et individuelle d'un
auteur qui décide de réécrire ou de traduire la Bible.
Il apparait alors que réécrire et traduire la
Bible mettent en jeu la question de la source, de l'origine. La Bible premier
texte est à la source de tous les autres ; texte premier elle est aussi
la source de toutes les traductions. La démarche quignardienne de
prendre les écritures saintes comme source de réécritures
et de traductions relève à la fois de la fatalité - que
réécrire et que traduire d'autre que la source unique ? - et
d'une liberté intellectuelle, d'un procès idéologique qui
met en jeu des questions littéraires majeures : religion et
littérature sont liées par l'histoire, la traduction permet de
67 George Steiner, Après Babel. Une poétique du
dire et de la traduction, Paris, Albin Michel, 1978
rendre accessibles les écritures aux peuples peu
instruits ou éloignés des foyers religieux ; ainsi la traduction
de la Torah en grec entre 250 et 150 avant notre ère, en latin entre 327
et 420 puis dans les langues vulgaires dès 1170 en France, la traduction
de Calvin en 1551 enÞn. Dans les années qui suivent, l'imprimerie
permet au Christianisme de propager les Ecritures, et donc
l'écriture.
Imprimerie et traduction sont bien le signe du lien
écriture/religion. Pascal Quignard joue de ce lien. Il s'inscrit alors
dans une tradition littéraire multiséculaire. La Bible est bien
un paradigme de la traduction, nous en verrons les sens et les
signiÞcations, mais le traitement qu'en propose Pascal Quignard s'inscrit
dans la problématique plus large de sa quête matricielle.
a . un paradigme
Ç C'est sur les grands textes anciens que s'accumulent
les traductions. C'est là qu'on peut confronter un invariant et ses
variations68. È
Nous venons d'évoquer l'histoire qui lie religion et
littérature. La Bible est à la fois la première forme
Þxée de
68 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ç En
commencant par les principes È, Paris, Verdier, 1990, p. 11
l'écriture et la première source des
traductions. Nous voulons revenir rapidement sur l'histoire de la traduction et
voir en quoi la Bible y occupe une place particulière.
Symboliquement, la traduction apparait lors de la destruction
de Babel : Ç Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu'ils ne
s'entendent plus les uns les autres69 ! È. Cette
fatalité des différences des langues, ce Ç mal absolu du
langage70 È reste irrémédiable dans toute
l'histoire de la traduction.
L'histoire fait état de professions de traducteurs vers
3000 avant notre ère chez les Egyptiens et les Mésopotamiens. Les
scribes, dont les fonctions étaient officielles et administratives,
composaient des glossaires multilingues.
Alors que le Grecs antiques ne traduisaient pas, Rome inaugure
la traduction littéraire. Les Romains inaugurent le lexique de la
traduction : transvertere, convertere, translatare alors que le grec n'avait
que le verbe hermeneuein. La personnalité de Cicéron, traducteur
d'Eschine et de Démosthène, incarne l'importance prise pas la
traduction gr%oce à la Rome antique.
69 Genèse, Ç La tour de Babel È, 11 ; 7,
TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 31
70 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ç
Traduire, c'est retraduire - La Bible È, Paris, Verdier, 1990, p. 436
La traduction biblique de la Septante est la première
traduction collective connue. Vers 250 150 avant notre ère, cette
entreprise dont le récit nous est donné par la lettre
d'Aristée71, marque une rupture dans l'histoire des
religions, car c'est à partir de cette traduction que se
développe le Christianisme, la traduction grecque contre l'original
hébreu.
La traduction de Jérôme, entre 327 et 420, devenu
saint patron des traducteurs, est la première Ç grande traduction
È latine de la Bible. La Vulgate est l'occasion d'un retour à
l'hébreu, le latin de Jérôme s'en retrouve
hébra
·sé, une technique qui vise le texte source,
justiÞée par Jérôme, ce qui a pour conséquence
de lier la traduction à l'exégèse et au commentaire de
traduction.
Vient ensuite la contribution des savants arabes qui, avides
de connaissances, ont traduit en arabe les textes grecs et latins et ont par
là sauvé ces cultures des invasions barbares.
Le XIIème siècle retrouve ces traductions et
entreprend une re-traduciton, depuis l'arabe et le grec vers le latin, puis
vers les langues vulgaires. Les artisans de ce travail à
caractère de palimpseste sont les moines, traducteurs et copistes. La
traduction fonde ainsi le
71 André Pelletier (trad.), Lettre d'Aristée
à Philocrate, op.cit., Paris, Cerf, 1962
Moyen åge occidental. En 1135 est fondé le
premier Collège de traducteurs à Tolède.
La période renaissante européenne
redécouvre l'Antiquité et la démarche de retour vers les
sources engendre de nouvelles traductions des textes antiques ; traductions qui
sont sur le Þl de la réécriture et créent le genre
des Ç belles inÞdèles È, entre la traduction,
l'adaptation et le commentaire parfois. Ces libertés prises du
texte-source au texte cible sont le fruit d'interrogations
épistémologiques : le verbe traduire est créé par
Robert Estienne et remplace celui de translater ; en 1540 Etienne Dolet
crée les substantifs Ç traduction È et Ç traducteur
È. A cette période la question de la Þdélité
et posée. Etienne Dolet, mais aussi Joachim Du Bellay théorisent
les principes de traduction. Les écrivains traduisent et
théorisent, tandis que l'Eglise décourage les traductions de la
Bible par peur des hérésies.
Mais le XVIème siècle est celui de
l'illumination et des agitations religieuses, les traductions bibliques se
multiplient. C'est dans ce contexte que la Réforme a lieu : Luther
traduit la Bible en allemand et pose la pierre fondatrice du Protestantisme.
Le XVIIème siècle voit le nombre de
dictionnaires multilingues cro»tre et la traduction devenir une pratique
courante et qui s'applique à tous les domaines. C'est l'époque
des belles inÞdèles, expression créée par Gilles
Ménage à propos d'une traduction de Nicolas
Perrot d'Ablancourt. Les problématiques de la traduction sont au
cÏur de la querelle des Anciens et de Modernes. Le siècle classique
est aussi celui de la traduction de la Bible par Isaac Le Maistre de Saci, dite
la Bible de Saci, jusqu'en 1695, qui manifeste de la sensibilité
janséniste.
Le XIXème siècle romantique est partisan d'une
recherche de l'original. Les écrivains français traduisent,
Chateaubriand traduit Milton, Nerval traduit Heine, Baudelaire traduit Poe.
Au XXème siècle, il est acquis que traduire est
une activité à part entière, nombreux sont les
écrivains qui s'adonnent à la traduction d'auteurs qui leur sont
chers, comme un hommage à un ma»tre. Les traductions de Bible sont
plus nombreuses de nos jours qu'elles ne l'ont jamais été. Comme
pour les traductions littéraires, les plus grandes traductions bibliques
ont été celles qui ont assumé une conception d'ensemble du
traduire, font ainsi date la Septante, la Vulgate, la traduction de Luther.
La Bible est bien à l'alpha et à l'oméga
de la question de la traduction. Elle est le lieu où est
évoquée la langue de Dieu, cette langue unique originelle qui fut
celle adressée par Dieu aux hommes et celle qu'il Ç brouilla
È lors de l'épisode de Babel. L'histoire et la sociologie des
religions révélées associent cette Ursprache à
l'hébreu.
Langue divine, elle est le signe du monde, elle fait entrer en
adéquation les mots et les objets. En deçà de sa
manifestation linguistique, cette langue originelle porte un noyau de sens
fondamental, un énoncé primal incommunicable car sacré. La
Bible apparait à ce titre comme paradigme de l'intraduisible, car jamais
la transcendance ne sera réductible à l'immanence.
L'hébreu, langue divine, est ainsi assimilé à cette langue
originelle ; la langue des Ecritures est, par voie d'un certain mysticisme,
perçue comme la langue-mère de toutes les langues, l'Ursprache.
Cependant, faire de la langue première un élément dont la
sacralité entra»ne l'intraduisibilité est une erreur de
compréhension des sources hébra
·ques. Le
Juda
·sme perçoit la langue originelle comme un appel à
la traduction, au commentaire, à l'interprétation inÞnie
car le sens de la parole divine n'est jamais épuisé, ainsi le
montre la tradition midrashique.
La Bible est le lieu où se passe cet éclatement
des langues ; l'épisode de Babel est majeur dans toute la pensée
judéo-chrétienne. Ç La terre entière se servait de
la même langue et des mêmes mots72. È Langue
unique que la tradition rabbinique identiÞe à l'hébreu,
langue fondamentale qui a été employée à la
création et pour la
72 Genèse, Ç La tour de Babel È, 11 ; 1,
TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 31
Création selon les commentaires de Rashi. Après
l'hébreu, après Babel, les langues sont multiples,
différentes, diverses. Mais, disent certains commentateurs de la Bible
et ils sont relayés par des linguistes, la somme de ces langues
constitue la langue fondamentale ; nous avons vu que la visée
était la même dans toutes les langues, seul le mode de
visée change, ainsi la chose visée ne peut être atteinte
par une langue en particulier, mais seulement par le tout des visées de
toutes les langues qui sont complémentaires et forment le Ç
langage pur, die reine Sprache73. È
L'épisode de Babel constitue pour l'humanité la
source de la question de l'origine des langues. A partir de ce texte on a
cherché quelle était la langue Ç adamique È, elle a
souvent été assimilée à l'hébreu, puis les
théologiens chrétiens lui ont substitué le grec puis le
latin, les Musulmans l'arabe. Cette question de la langue originelle
entra»ne, nous l'avons vu, celle de la langue parfaite, langue mère
fantasmée des linguistes car l'origine des langues demeure une
énigme scientiÞque. L'épisode de Babel est bien un symbole
des ces interrogations majeures de l'humanité, sa présence et son
traitement dans les textes de Pascal Quignard sont le signe de cette
préoccupation à laquelle il participe.
73 Walter Benjamin, Ç Die Aufgabe des bersetzers
È, Ç La tâche du traducteur È, préface
à la traduction des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire, 1923
A partir de ces éléments qui inscrivent dans la
lettre de la Bible la question de l'origine de la langue, origine de
l'écriture, les données historiques quant à l'imprimerie
et la traduction ne sont que des éléments venant conÞrmer
que la Bible est au cÏur de la question de la traduction et de la
réécriture.
Elle est à ce titre un paradigme de l'intraduisible
car, parole divine, elle ne peut jamais être traduite
complètement, aucun équivalent des langues immanentes n'existe
pour rendre l'épaisseur et le sens de la parole divine. Les traductions
successives, Septante et Vulgate puis la traduction de Luther montrent bien que
le passage de la langue divine dans une autre langue est un moment clé
dans l'idéologie et dans la pensée religieuse. Traduire la parole
divine est une quête impossible.
A ce titre, l'exégèse est elle aussi
témoin du caractère à jamais inépuisable du sens
des écritures saintes. Le commentaire, pratique connexe à la
traduction, est par excellence le texte second, le fruit d'un texte source. Il
trouve ses origines dans l'exégèse et devient au Moyen åge
un genre, le commentum, commentaire suivi d'un texte sacré74.
Dans la pratique de la traduction, il devient aussi un usage courant, les
choix
74 Dominique Boutet, article Ç commentum È, Lexique
des termes littéraires, Michel Jarrety (dir.), Paris, Le Livre de Poche,
2001, p. 91
du traducteur sont par là expliqués et
justifiés. La pratique du commentaire est donc à la fois
liée à la tradition des écritures saintes et à
celle de la traduction.
La Bible, source de l'écriture, de la traduction et du
commentaire, est bien la pierre angulaire des problématiques de
réécriture et de traduction. Nous voulons à présent
cerner quels sont les sens littéraires et idéologiques des
pratiques de traduction et de réécriture des textes bibliques.
b . entre inspiration et désacralisation
La Bible comme texte source peut engendrer deux types
d'écriture, de réécriture, la première
inspirée, l'écriture seconde est portée par le message
sacré du texte biblique, la seconde désacralisante, portée
par la vertu la
·cisante de la mise en littérature des
écritures saintes.
Les deux procédés s'opposent et sont le fruit de
différentes idéologies. Cependant, au sein la démarche
littéraire, les deux peuvent avoir lieu, de la littérature
mystique à la littérature agnostique et critique. Nous voulons
voir ici quels sont les différents degrés de ces démarches
et cerner quels en sont les enjeux et les
différentes signiÞcations. Nous voulons
déÞnir enÞn quelle semble être la position de Pascal
Quignard dans la diversité de ces démarches.
inspiration
Si la question de l'inspiration ne se pose a priori que dans
le strict cas des écritures religieuses, nous jugeons qu'il est
intéressant de se poser la question pour les textes secondaires, les
réécritures.
Comme les textes du canon biblique qui sont jugés
Ç inspirés È, dictés par la voix divine, ceux qui
en découlent peuvent avoir un tel aspect. Les textes
exégétiques sont parfois devenus presque aussi sacrés que
les textes originels, ainsi du Talmud qui glose la Torah en reprenant les
enseignements de la Mishna et de la Guemara et en restitue les principes
majeurs. Ce commentaire - commentaire de commentaire même, puisque Mishna
et Guemara sont déjà des commentaires -, texte second, tient dans
la vie juda
·que une place presque aussi importante que le Pentateuque
et ses multiples rédacteurs sont considérés comme
portés par la voix de Dieu, échos de celle-ci.
Ainsi, dans le domaine littéraire, on peut penser que
certains textes sont issus de la foi de leur auteur,
message écrit de leur ferveur religieuse et que dans
celui-ci parle la voix de Dieu. Ce fut bien un rTMle prêté aux
poètes, celui d'être les messagers divins, porteurs de sa parole.
La Pléiade déÞnit la poésie comme un art divin et le
poète comme un démiurge. Le Romantisme conna»t aussi une
orientation mystique, méditation sur Dieu.
Clément Marot est de ces écrivains pour qui la
religion fut inspiratrice et génératrice de littérature.
En 1541, il se fait le traducteur de psaumes bibliques dans Trente psaumes.
Lamartine compose des poèmes tels que Ç La prière
È, dans lequel il s'adresse directement à Dieu, Ç La foi
È, Ç Dieu È, qui sont des poèmes inspirés
par la foi du poète, mais sa foi lui sert aussi de support pour une
réßexion sur les Ecritures, et ce sont celles-ci qui deviennent
inspiratrices, ainsi les Ç Chants lyriques de Sa·l È qui se
donnent pour une Ç imitation des Psaumes de David È, comme
l'indique le sous-titre de la méditation, ou encore le poème
Ç La poésie sacrée È, dédié à
M. de Genoude, gr%oce à qui les livres de Job, Isa
·e et David
furent traduits en français entre 1815 et 1818. Victor Hugo fut
porté par un même mouvement de ferveur religieuse dans certains
poèmes des Contemplations, ainsi des Quelques vers pour ma Þlle
dans lesquels le poète ne s'adresse pas qu'à la défunte
mais aussi à Dieu lui-même.
Mais le rapport du poète à Dieu n'est pas
toujours évident ; Verlaine ne se tourne vers le lyrisme inspiré
qu'après l'avoir rejeté avec violence ; Sagesse est un recueil de
1881. La réaction au Romantisme que fut le Parnasse fut aussi une
réaction contre sa dimension religieuse, et Lautréamont laissa
une prose révoltée contre Dieu, inspirée par cette haine
du divin.
Certaines réécritures que nous propose Pascal
Quignard semblent être portées par un élan religieux. C'est
ainsi qu'il invente des légendes, écrit des contes sur les
personnages bibliques. << Marie enfant jouait avec une poupée
d'argile. C'était dans la poussière et la lumière d'une
rue de Nazareth75. È Image poétique d'une petite fille
qui sera celle plus tard qui << accoucha de son fils premier-né,
l'emmaillota et le déposa dans une mangeoire parce qu'il n'y avait pas
de place76. È
Pascal Quignard rêve sur les personnages bibliques ;
pour lui le rouge-gorge est porteur de la marque du sang du Christ sur la
croix, << sa poitrine restera marquée de son sang jusqu'à
la fin des temps, jusqu'à l'extinction du monde, jusqu'à
l'engloutissement des oiseaux dans
75 Petits Traités, op. cit., XXXème traité,
<< Lectio È, Paris, Gallimard [1990], Folio, 1997, p. 112
76 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LXXV, <<Noël
È, Paris, Grasset, 2005, p. 261
l'espace77.È Ce fait est une pure invention
de Pascal Quignard, aucune trace de cet épisode du rouge-gorge essayant
de porter secours au Christ dans aucun des évangiles. Le motif religieux
sert de ressort à l'imagination quignardienne pour trouver l'explication
d'un fait naturel.
La Bible sert de référent, de repère
à Pascal Quignard. Elle lui sert à donner une explication au
monde, elle lui sert de modèle comparateur pour constater que l'histoire
se répète sans se ressembler : Ç deux tours plus hautes
que celle de Babel s'effondraient exactement comme les grands bouddhas de
pierre de Bamiyan78 È, Babel biblique, New-York moderne,
Afghanistan intemporel, l'hybris reste inchangé à travers les
millénaires.
Mais si la Bible sert de source inspiratrice à son
écriture, il semble que ce soit plus souvent pour critiquer les travers
de la religion que pour en louer les vertus. Les passages que nous venons
d'évoquer, s'ils sont le signe d'un dL de Pascal Quignard envers la
Bible, ils restent minoritaires dans un paysage de critiques et de remises en
question.
77 Petits Traités, op. cit., XXIIème traité,
Ç Traité du rouge-gorge È, Paris, Gallimard [1990], Folio,
1997, p. 531
78 Les Ombres errantes, op.cit., chapitre IV, Paris, Grasset,
2002, p. 18
La plume quignardienne semble plus fréquemment prendre
le parti de la critique voire de la dénonciation que celui de la
reconnaissance de dette. La religion semble être dans cette
écriture un héritage assumé et respecté mais
largement questionné et renvoyé face à ses contradictions
et ses incohérences.
critique
L'aspect principal de la remise en question de la religion
opérée par Pascal Quignard est d'ordre scientifique. L'auteur est
en effet passionné par la nature et les revues scientifiques font partie
de ses lectures. Ainsi, la pensée darwinienne est pour lui un acquis et
va à l`encontre de la conception chrétienne des origines de
l'homme et du monde. La théorie scientifique de l'évolution
s'oppose à celle créationniste proposée dans le texte de
la Genèse. Pascal Quignard développe une conception scientifique,
évolutionniste du début et de la fin des temps humains qui
participe d'une désacralisation des textes bibliques et de leur
enseignement. Voici en quels termes il parle de l'Eden :
A la fin du XXIème siècle la moitié des
plantes et
des animaux qui existent encore sera éteinte. Auront
disparu 4327 espèces de mammifères ; 9672 espèces
d'oiseaux ;
98749 espèces de mollusques ;
401015 espèces de coléoptères ; 6224
espèces de reptiles ;
23007 espèces de poisson.
L'Eden se retire peu à peu du Jardin79.
Il affirme aussi << nous descendons des
singes80 È, << nos pieds, nos mains sont d'anciennes
nageoires81 È pour les origines de l'homme, << la terre
est âgée d'un peu plus de quatre milliards d'années.
(É) Le système solaire est né. Il mourra82
È pour les origines et la fin du monde. L'entreprise
désacralisante est lisible dans l'utilisation que fait Pascal Quignard
des données scientifiques qu'il collecte au fil de ses lectures. Il les
utilise avec humour et dérision pour contredire les mythes bibliques.
Ainsi citet-il << deux études effectuées par le
département de génétique de l'université de
Stanford au mois de novembre 2000 [qui] donnaient les datations suivantes :
l'ancêtre masculin commun à tous les hommes actuels vécut
il y a 59000 ans ; l'a
·eule féminine commune à toutes
les femmes et à tous les hommes actuels vécut il y a 150000ans.
(É) Le vieux de la vieille est beaucoup plus jeune que sa
veuve83. È Adam et Eve sont largement
79 Les Ombres errantes, op.cit., chapitre XXVII, Paris, Grasset,
2002, p. 92
80 ibid., chapitre LI, p. 167
81 Ab»mes, op. cit., chapitre XXV, << Pulsion d'Ovide
È, Paris, Grasset, 2002, p. 75
82 ibid., chapitre XXVIII, << Les rayonnements originaires
È, p. 84
83 Sur le Jadis, op. cit., chapitre LXXVI, Paris, Grasset, 2002,
p. 219
désacralisés par l'utilisation humoristique que
fait l'écrivain de ces données scientiÞques qui rendent
obsolètes les mythes chrétiens.
Pascal Quignard semble bien partisan du
rationalisme scientiÞque contre l'obscurantisme
religieux quant aux origines humaines. Il semble être profondément
convaincu par les acquis scientiÞques, comme le montre cette carte
d'identité de l'humain qu'il dresse dans un chapitre du Dernier Royaume
:
Règne : animal
Embranchement : vertébré
Classe : mammifère
Ordre : primate
Sous-ordre : simiens
Famille : hominidé
Genre : homo
Espèce : homo sapiens Linné
Sous-espèce : homo sapiens sapiens Subjectivité :
néant84.
Pascal Quignard affirme et assume l'origine naturelle de
l'humanité contre sa prétendue origine divine. Il opère un
retour à la terre, retour à la nature et à
l'humilité, cette humilité dont nous sommes
étymologiquement issus85, et qui s'oppose aux conceptions
religieuses de l'origine providentielle de l'homme, créature de Dieu,
à l'image de Dieu. Dans ses essais, Pascal Quignard nous dit nos
84 Ab»mes, op. cit., chapitre LXI, Ç Orphée
(3) recapitulatio È, Paris, Grasset, 2005, p. 180
85 Petits Traités, op. cit., LVIème traité,
Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, p. 633
origines scientifiques et notre fin qui sera elle aussi
scientifique ; nous avons déjà évoqué l'apocalypse
scientifique qu'il propose86. Pascal Quignard nous rappelle que nous
ne sommes que poussière.
Mais la critique quignardienne va plus loin et plus fort. Par
moment l'auteur s'en prend directement à la religion elle-même,
pas seulement à ses conceptions. Il critique avec ferveur certains
aspects de la religion chrétienne, ainsi l'idée que Dieu est
au-dessus de tout:
(É) Melanchton soutenait que les lettres étaient
plus nécessaires à l'homme que le soleil. (In laudem novae
scholae). (Les Evangiles sont écrits. Pour les Chrétiens le livre
qu'un dieu a écrit est plus que le soleil qui permet de le lire.)
Dieux qui sont méprisables, dépendants et
chétifs. On croirait plus volontiers à un buisson qui brüle
silencieusement, à la pierre qui crie, aux trois gouttes de sang dans la
neige, au vol d'un oiseau le jour levant et à main droite, qu'à
un dieu qui respire, mendiant son et souffle, assujetti à une langue
nationale quand il s'exprime, et ayant souci de faire commerce de sa
vérité sous la forme d'un livre87.
L'incrédulité de Pascal Quignard est palpable
dans ces lignes ou il rejette un Christianisme incohérent, dans lequel
divin et humain sont mêlés, abolissant ainsi toute croyance
légitime en une transcendance. Pascal Quignard
86 ibid., chapitre XXI, << Sur le temps mort È, pp.
63-64
87 Petits Traités, op. cit., XVIIème traité,
<< Liber È, Paris, Gallimard, [1990], Folio, 1997, pp. 410-411
nous dit << comment croire à cela ? È.
L'enseignement du Christ n'est à ses yeux qu'une démarche
à la limite du mercantilisme, toute en imposture. Et le signe le plus
flagrant de cette imposture est la soumission à la langue, fait le plus
humain, le plus immanent, surtout langue << nationale È, une
donnée majeure du discrédit que l'auteur reprend plus loin dans
le même volume des Petits Traités : << (Qui pis est, pour
trois sectes : dieux qui ont besoin des livres88.) È Le
langage et l'écriture sont bien les attributs les plus humains ; le
recours du divin à ces moyens achève de le
déconsidérer. L'excès d'immanence dans la transcendance la
mine. Aux yeux de l'écrivain les éléments, les indices de
l'imposture chrétienne sont trop nombreux pour ne pas voir le mensonge.
Aussi pratiquet-il un critique sévère des dévots dont la
croyance va jusqu'à la superstition.
<< Pour protéger la ferme de la foudre, ouvrir
tout grand le Livre sur la table qui est au centre de la cuisine89.
È Une recette superstitieuse dont Pascal Quignard sourit et nous fait
sourire. Une image du folklore chrétien encore en pratique aujourd'hui
dans certains milieux dévots, certaines aires géographiques
françaises, sans doute la Normandie dans laquelle a grandi l'auteur.
Superstition sur laquelle joue la religion
88 ibid., XXIIIème traité, << La gorge
égorgée È, p. 588
89 ibid., XVIIème traité, << Liber È,
p. 439
depuis des siècles et qui n'a pas pour victime que les
paysans dont la seule ressource contre la foudre divine est un livre, le Livre.
Chlodovecchus, roi de France, Ç croyait qu'il y eut un bÏuf et un
âne à Bethléem90 È, détail du
mythe chrétien de la naissance du Christ absent de évangiles et
sur lequel tout l'imaginaire chrétien s'est reposé et repose
encore, commémoré tous les hivers dans les foyers occidentaux par
une petite comédie de statuettes en plastique.
Le texte évangélique ne fait mention d'aucun
animal autour du petit enfant. Pascal Quignard commente : Ç Ce sont des
romans qui se font. On a une crèche : on invente un âne. On
invente un bÏuf. On invente91. È
Comme sur de nombreux points, la chrétienté
s'est bâtie sur une imprécision, sur un détail. Elle repose
sur la crédulité de ceux qui la pratique, ainsi en est-il
l'eucharistie, la question de la transsubstantiation qui a toujours
agité les penseurs théologiens et les praticiens de la religion.
L'acte sacré de consommation du corps du Christ trouve son aspect divin
dans la croyance au transfert symbolique de la substance corporelle du Christ
dans l'ostie et dans le vin.
Dans le mystère de l'eucharistie chez les
chrétiens, dans le pain qui est là, ce n'est pas
le
90 ibid., LIIème traité, Ç Ce que dit
Rémi à Clovis È, p. 547
91 Sur le Jadis, op.cit., chapitre LXXXVIII, Ç Un ami de
mille ans È, Paris, Grasset, 2002, p. 271
pain ; dans le vin qui est là, ce n'est pas le vin.
C`est de la chair humaine et du sang qui les hantent. Le perdu ramène
sans fin avec lui la prédation violente, imitée, coupable,
impardonnable, la vieille chasse originaire. Partout c'est du fauve mort qui
est consommé à plusieurs92.
Ramenée à son sens propre, sens premier, mot
à mot, l'eucharistie est un acte proche du cannibalisme, débat
majeur de la question de la co-subtanciation et de la trans-substanciation.
Pascal Quignard prend le parti du sens premier, pragmatique et logique dans sa
démarche, et ramène l'acte supposé divin, religieux,
civilisationnel, qui élève l'homme qui croit au-dessus de l'homme
qui ne croit pas, à une pratique primaire, première, originelle,
originaire, la chasse et la consommation collective de la chair.
Pascal Quignard joue sur les incohérences du
christianisme pour en critiquer l'aspect obscurantiste. Si le Christ est homme,
consommer sa chair et son sang c'est redevenir cannibale, ce n'est en rien
s'élever vers Dieu. Critique de la superstition nécessaire
à l'exercice de la religion chrétienne, Pascal Quignard va plus
loin encore en dénonçant les crimes religieux.
<< Quant au visage humain, l'esclavage, le
christianisme, les tranchées, le gaz, les fascismes,
les
déportations massives, les guerres mondialisées, les
92 Ab»mes, op. cit., chapitre LIV, << Les animaux
È, Paris, Grasset, 2002, p. 162
dictatures communistes, l'impérialisme
démocratique enfin en ont ruiné la figure93. È
Placé sur le banc des accusés aux côtés du nazisme,
la condamnation du Christianisme est sans appel pour Pascal Quignard.
Un visage humain qui n'est plus selon Pascal Quignard. Visage
divin détourné de l'humain, l'humanité détruite
Ç par le Reich allemand È. Il cite son maître Emanuel
Lévinas et son espoir que Ç Dieu lui-même n'eLt pas
détourné son visage. Mais l'Inexprimable lui-même avait dit
à Mo
·se : Abscondam faciem meam. Je détournerai ma face
È citant le livre d'Ezéchiel94. La Seconde Guerre
mondiale et le nazisme ont selon l'auteur achevé d'affirmer le visage
inhumain de l'humanité et ont concouru à la
déréliction que semble vivre la société moderne.
Ce dernier exemple montre la dureté de certains
arguments de l'auteur envers ce qui semble constituer à ses yeux les
extrémismes de la religion, les brèches dans lesquelles le
Christianisme s'est engouffré et a perdu de sa valeur universelle, de sa
tolérance, de sa beauté. C'est bien un regard
désabusé qu'est celui de Pascal Quignard, élevé
dans la religion chrétienne catholique, nourri aux idéaux de
tolérance et de générosité, devenu conscient
93 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre XXVII, Paris, Grasset,
2002, p. 87
94 Ezéchiel, Ç L'annonce de la fin È, 7 ;
22, TOB, op.cit., Pairs, Cerf, [1975], 2004, p. 627
plus tard des excès et des crimes historiques qui
furent ceux de la dérive religieuse. Ç Quelques fois, j'aurais
aimé qu'il y eLt un dieu unique pour qu'il y eLt un jugement et un Jour
du jugement. Et moins pour l'exaltation des oeuvres belles ou des hommes justes
que pour le bris de l'imposture95. È Voilà un souhait
qui montre bien le grand désabus et la grande tristesse qui habitent
l'écriture quignardienne.
Mais de tous ces exemples, la Bible comme source d'inspiration
ou comme objet de critiques, il en ressort que tous sont centrés sur une
seule et même question, celle des origines.
c . la quête originelle
Ç Un véritable écrivain est celui qui se
souvient de l'origine96. È
C'est bien toujours dans une obsession, celle de la matrice,
que Pascal Quignard mène critiques et reconnaissance de dette. La Bible
est avant tout pour lui
95 Petits Traités, op. cit., LIIIème
traité, Ç Le tribunal du temps È, Paris, Gallimard,
[1990], Folio, 1997, p. 559
96 Pascal Quignard, Ç Qu'est-ce qu'un littéraire
? È, Fabienne DurandBogaert, Yves Hersant (dir.), Pascal Quignard,
Critique, tome LXIII, n °721-722, juin-juillet 2007, p. 431
la source de ses interrogations sur les origines, origines du
monde, de l'homme, des langues.
C'est ainsi que la majorité des ses évocations,
réécritures et traductions, concernent des passages qui font sens
au sein de cette quête. Esprit logique, Pascal Quignard, dans sa
quête des origines, n'en oublie aucune étape. Ecrivain, si ce qui
semble l'intéresser est la genèse de l'écriture, il
commence sa quête par le début, c'est-àdire par les
origines du monde. Il progresse ensuite lentement vers les origines de l'homme,
puis celles de la langue, pour en arriver à celles de l'écriture
et du livre. Une démarche ordonnée, progressive,
évolutive, qui nous fait penser au mot de Mallarmé qui dit que
Ç le monde est fait pour aboutir à un beau livre. È
le monde
Commençant par le commencement, auquel était le
verbe et qui, vraisemblablement aboutira à un autre verbe, Pascal
Quignard nous parle de l'origine du monde comme d'un Ç livre (codex)
où Dieu ne cesse d'écrire le monde97 È,
idée souvent évoquée et développée d'un
grand écrivain créateur, de la vie comme un grand roman,
97 Petits Traités, op. cit., XVIIème traité,
Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 371
ou une grande tragédie, dont nous serions tous les
personnages, les héros irrémédiablement pris dans le
carcan d'une volonté imprévisible et niant notre prétendu
libre-arbitre.
Le monde comme un roman, Pascal Quignard développe et
étend cette idée en lisant la Bible comme un roman. Nous avons vu
les anecdotes que lui inspirent les personnages bibliques dont il fait des
personnages de contes, des petites individualités, des petites vies
privées. L'évolution du logos comme générateur de
réalité est un acquis pour lui ; Ç il est vrai que l'art
des déclamations aboutit à Plutarque lui-même. Lequel
aboutit aux vies de Saints. Lesquelles aboutirent aux romans Ç romans
È. (É) Les évangiles apocryphes font penser aux
controversiae [les controverses sont des causes fictives défendues
elles-mêmes à partir de textes de loi fictifs]. (É) Ce sont
des romans qui se font. On a une crèche : on invente un
âne98. È Le monde comme prenant source dans la fiction,
dans des textes fictifs, une origine Ç littéraire È du
monde, voilà ce que nous suggère l'auteur dans ces lignes.
L'origine du monde est pour lui l'objet d'une rêverie littéraire,
une fiction intellectuelle qui lui offre l'opportunité de
développer ses idées et idéaux, de se
98 Sur le Jadis, op.cit., chapitre LXXXVIII, Ç Un ami de
mille ans È, Paris, Grasset, 2002, p. 271
refaire une genèse, une explication personnelle du
monde.
Mais nous l'avons vu, Pascal Quignard ne renonce pas à
la réalité scientifique de l'origine de la vie sur terre.
Ç Tous cherchent l'origine. (É) 15 milliards d'années
l'univers. 4,5 milliards d'années la vie. 100000 années
l'homme99. È Ce type de réponse claire, une concision
quasi dogmatique, une réponse si assurée, affirmative qu'elle
révèlerait peut-être une certaine inquiétude en fin
de compte, est le signe que Pascal Quignard n'est pas un mystique qui cherche
l'origine du monde dans la littérature pour de vrai, mais qu'à
côté de ces convictions scientifiques, il est intéressant,
rassurant peut-être, de chercher dans une passion, celle de la lecture et
de l'écriture, les raisons, les explications, les réponses aux
questions existentielles qui étreignent toute pensée humaine. Aux
questions comment, pourquoi le monde existe, Pascal Quignard ne se contente pas
des réponses scientifiques qui ont contre elles leur froideur, leur
rationalité qui met fin à la rêverie. Il
préfère se créer, s'inventer une genèse
littéraire de l'existence.
Aussi, dans cette construction littéraire, la Bible garde
sa place en tant que référent culturel constitutif de
99 Ab»mes, op.cit., chapitre XXIX, Paris, Grasset, 2002, p.
87
l'imaginaire de l'auteur et du lecteur à qui il
s'adresse. L'origine du monde, si elle a pour source un logos, catégorie
que Pascal Quignard semble exécrer, piège de l'humanité
qui le plonge en permanence dans l'échec de la communication, n'est pas
encore pervertie par lui dans ses premiers instants.
Le premier temps du monde brillait de désir ;
il n'y avait pas de lois ; il n'y avait pas de châtiments ;
pas de crainte ;
pas de nation ; pas de frontière ; pas de soldat ; pas de
chef; pas de servitude ; pas de haine ;
pas de hoyau ; pas de soc ;
on cueillait des arbouses, des fraises, des cornouilles, des
müres ;
on était nu ;
sous les chênes on ramassait les glands ;
on léchait le miel ; le printemps était
éternel100.
Eden revisité que nous propose Pascal Quignard, nourri
des lectures de Rousseau et de Hobbes : une origine pure, avant la corruption
sociale, avant la propriété privée et le pouvoir. La
mention des Ç glands È est une référence directe
à la parabole du ramasseur de glands du Léviathan, la mention de
la nudité et du miel dans un climat toujours favorable place la Bible
à la source de cette conception de premiers temps humains. C'est bien
une démarche philosophique - tant par ses références que
par son contenu - dans laquelle Pascal Quignard entra»ne son lecteur. Il
semble vouloir créer un
100 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre LXXXI, Ç Echelle
de Saturne È, Paris, Grasset, 2005, p. 284
système, un ensemble de préceptes
littéraires et mythologiques liés ensemble pour trouver un sens
au monde, à l'existence. Ces réponses
philosophicolittéraires à la question de l'origine du monde
viennent témoigner d'une inquiétude, d'une intranquilité ;
sentiment plus vaste encore quant à la question de l'origine de
l'individu.
l'homme
Dans sa conception des origines de l'homme, Pascal Quignard
semble adopter deux attitudes : l'une qui reprend l'héritage biblique,
l'autre qui la critique. Un vaet-vient entre deux << doctrines È
qui montre leur insuffisance mutuelle, leur complémentarité
nécessaire donc dans l'écriture de Pascal Quignard.
<< Le premier mot qu'avaient lu leurs corps était
leurs noms ; et ils découvrirent que ce nom que leur corps avaient lu
les avait écrits101. È Adam et Eve furent crées
de la terre, terre qui se dit adama en hébreu, désignant qu'Adam
est fait de terre, hava, qui signiÞe la vie en hébreu,
désignant qu'Eve est celle qui donne la vie.
101 Petits Traités, op. cit., IVème traité,
<< Sur une boulette de plomb È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, p. 77
Adama et hava sont liés, comme ish et isha, homme et
femme en hébreu, son liés par l'étymologie commune de leur
terminologie.
Le pouvoir performatif de la langue qui est un principe de la
Bible, le verbe crée, fait ici que le nom donne la fonction. L'homme
Ð au sens d'humain, sans genre spéciÞque Ð est homme car
il est nommé homme. La matière fait l'être ; l'homme est de
terre et de vie, adama et hava à la fois. Les corps d'Adam et Eve se
créent en même temps qu'ils se nomment ; se nomment en même
temps qu'ils se créent.
La Genèse dit : Ç Le Seigneur Dieu modela
l'homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines
l'haleine de vie et l'homme devint un être vivant102. È
Terre et vie sont des créations du Verbe divin et sont les
éléments constitutifs de l'être humain. Lors qu'ils se
regardent pour la première fois, le premier homme et la première
femme se créent, voir adama crée Adam, voir hava crée Eve,
la rencontre d'Adam et Eve, d'adama et hava, crée l'homme,
l'ish-isha.
Ce Ç nom È créateur, auto et
hétéro créateur, matérialisé dans la lecture
et dans l'écriture Ð Þctives, symboliques ici Ð est le
même que celui par lequel Dieu crée le monde et par lequel Adam
nomme les choses du
102 Genèse, Ç Le paradis terrestre È, 2 ; 7,
TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 23
monde : Ç l'homme désigna par leur
nom103 È, acte créateur, insufflant la vie aux choses
du monde. Nommer, parler, écrire, lire, c'est participer à la
création.
Le récit biblique de la création de l'homme est
accepté, assumé pas Pascal Quignard qui en conna»t les
subtilités et la profondeur de sens. L'origine de l'homme telle que
racontée par la Bible fait sens pour Pascal Quignard, il se sent
héritier de ces conceptions, ainsi quand il écrit Ç un
morceau de la pomme originaire est resté coincé au centre de ma
gorge104. È Comme si cette origine, incarnée par la
pomme d'Adam - le mythe originel vient là encore donner explication
à un phénomène naturel dont Pascal Quignard ne semble pas
chercher d'autre cause - était difficile à avaler pour lui,
toujours présente, à la frontière des ses lèvres,
comme quelque chose qui veut se dire, devenir parole, comme une obsession, une
question qui ne sera jamais avalée ni digérée. Cette
Ç invieillissable pomme105 È, pomme de discorde sans
doute, la question de l'origine, divise Pascal Quignard.
Il oscille en effet enter assumation, comme nous venons de le
voir, et rejet. Nous avons déjà vu la manière
103 ibid., 2 ; 20, p. 24
104 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre premier, Paris,
Grasset, 2002, p. 8
105 Sur le Jadis, op. cit., chapitre LXXVIII, Ç Le
délivre È, Paris, Grasset, 2002, p. 227
qu'il a de naturaliser, rationaliser, Ç
scientiÞciser È le mystère des origines de l'homme : une
fois de plus, dans les pages du Dernier Royaume, il parle d'Adam comme d'un
Ç mâle ancêtre (dont l'âge est momentanément
Þxé à -59000106.) È
Avec à sa source le logos Ð création du
Verbe, son corps est son écriture et elle se lit dans le regard de
l'autre -, l'homme, mais aussi le monde, sont les bases de l'origine de la
langue.
la langue
L'origine de la langue est bien, nous l'avons
déjà aperçu, une question majeure de l'écriture
quignardienne. La langue originelle, la langue de la création, la langue
adamique, l'Ursprache, sont bien des notions qui trouvent des échos dans
les conceptualisations de Pascal Quignard. Ç Traquer l'origine Ð
latine Ð dans le mot c'est à la fois en délivrer le cru,
recuit par des siècles d'usage, et en retrouver la saveur, l'effet
initial107. È Voilà l'objet de la quête
quignardienne, saisir l'origine.
106 ibid., p. 226
107 Dominique Viart, Ç Le moindre mot È, Pascal
Quignard, Revue des Sciences Humaines, n° 260,
octobre-décembre 2000, p. 65
Comme pour les origines du monde et de l'homme, l'auteur
mêle dans ses écrits une pensée biblique et une
pensée scientifique. Une question majeure est à la croisée
de ces conceptions, origine mythique et scientifique des langues, celle de la
Ç mort È des langues ; les langues mortes semblant remporter le
goLt de l'écrivain sur les vivantes. Donnée scientifique,
Ç on compte 10000 à 12000 langues qui furent parlées sur
la terre. Elles se sont tues mais ce sont des langues. Silencieuses, elles
demeurent. (É) Certains linguistes estiment entre 2 et 3 milliers le
nombre de celle qu'on parlerait encore108. È Babel faite d'un
cimetière de langues et d'un résidu de Ç survivantes
È, mais aussi de mortes qui n'ont pas disparu, telles le grec et le
latin, tant affectionnées par l'auteur, mais encore une morte qui a
ressuscité, l'hébreu, car Ç peut-on nier logiquement
qu'une langue morte puisse redevenir vivante109 ? È demande
Pascal Quignard, cette langue biblique, originelle, réactualisée
au XXème siècle par Eliezer Ben Yehuda.
Les mystères des origines et des fins des langues, non
élucidés par les linguistes et les philologues, sont pour Pascal
Quignard objet de réßexion et d'interrogation. Entre langues
vivantes et langues mortes,
108 Petits Traités, op. cit., IXème traité,
Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, p. 150
109 ibid., p. 162
pas de frontière pour lui, car les unes et les autres
se confondent, se contaminent. Ç Nous croyons parler une langue
nationale : un vieil Indo-Européen, un Saxon, un Juif, un Romain tout
à coup parasitent les mots de la phrase la plus ordinaire et la plus
pauvre tandis qu'on la prononce. Non des fantômes, ces racines sont
vivantes, affectives. Ces guerriers sont en armes et ils entendent
tuer110. È Il y a dans ces affirmations de Pascal Quignard un
décloisonnement du temps, un désenclavement de l'espace ; les
langues ne sont pas circonscrites spatiotemporellement, elles sont le lieu de
rencontre du passé et du présent, du passé et du futur,
devenus contemporains dans l'objet langue qui est toujours tendu entre l'ancien
et l'à-venir.
Les origines des langues sont obscures, elles sont
mêlées de mythe et de science ; même les scientiÞques
frôlent un certain mysticisme lors qu'ils rêvent l'hébreu
comme la langue parlée par Dieu, langue créatrice. Elle est ainsi
identiÞée, langue divine ou langue adamique, comme celle dont les
sons sont les plus proches de ce qu'ils désignent, à l'image du
principe biblique de la nomination qui fait l'existence. Une bouteille se dit
en hébreu Ç bacbuc È en raison du bruit émis par le
liquide
110 Petits Traités, op. cit., XLIXème
traité, Ç Le mot contemporain È, Paris, Gallimard, [1990],
coll. Folio, 1997, p. 496
qui s'échappe du goulot. Une langue à l'image de
ce qu'elle désigne, tel est l'idéal originel fantasmé par
mystiques et linguistes.
Un idéal auquel n'adhère certainement pas Pascal
Quignard qui voit dans la langue un piège, un outil qui nous trahit sans
cesse puisqu'il dit toujours plus ou autre que ce que nous voulons signifier.
Un outil acquis par la bouche maternelle, ce rond originel que nous fixons et
sur lequel nous allons chercher les mots, depuis laquelle nous allons exercer
par mimétisme les mouvements de la parole, entrer dans la communication,
entrer dans le piège du langage qui sera défaillant, qui pourra
même nous abandonner un instant, lorsque nous avons << le nom sur
le bout de la langue111 È, nous abandonner un jour, ainsi que
l'auteur en fit l'expérience, lui faisant écrire un chapitre
intitulé << Le misologue112 È et des remarques
sur le travail de l'écrivain qui est alors phonoclaste et
logoclaste113 .
L'origine individuelle de la langue est la mère, sa fin
est notre mort ; c'est à l'échelle d'une existence humaine que
Pascal Quignard nous aide à percer les mystères de la
111 Le Nom sur le bout de la langue, Paris, P.O.L, 1993
112 Petits Traités., op. cit., IIIème
traité, << Le misologue È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, pp. 43-74
113 Une Gêne technique à l'égard des
fragments, Saint-Clément, Fata Morgana, 1986, réédition
Galilée, 2005
langue ; mais l'absolu de la création et de la fin des
langues reste insondé ;
les philologues jugent que la profusion des langues est sans
raison. Il en va de même pour leur extinction ou pour leur
ténacité. Leur brusque richesse est comme une crue inexplicable.
Leur carence ou l'immuabilité séculaire des telles formes ne
correspondent à aucun critère. Le périssement
millénaire des plus souples et des plus raffinées en regard de
l'apparence rudimentaire de celles qui se sont substituées à
elles est inintelligible114.
l'écrit
Pour Pascal Quignard, écrivain, les origines de
l'écrit sont les origines de son art. C'est bien une question qui occupe
l'ensemble de son oeuvre, mais certains passages de ses essais s'y consacrent
en particulier. Ainsi les traités sur la << Pagina115
È, support de l'écriture, espace qui circonscrit la pensée
dans sa manifestation matérielle, sur << Les premiers
codex116 È et << Liber117 È les
origines de l'objet livre, le passage du livre au codex, les raisons et les
conséquences du changement de support matériel de l'écrit,
sur les évolutions des formes de l'écrit, et un
114 Petits Traités, op.cit., XXème traité,
<< Langue È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p.
473
115 ibid., VIème traité, << Pagina È,
pp. 105-128
116 ibid., XVIème traité, << Les premiers
codex È, pp. 297-310
117 ibid., XVIIème traité, << Liber È,
pp. 311-446
très grand traité sur l'activité connexe
à l'écrit, la véritable passion de l'écrivain
qu'est Pascal Quignard, la lecture dans Ç Lectio118 È.
Ainsi des passages du Dernier Royaume comme Ç L'espace de
l'écriture119 È, réßexion sur certains
aspects de l'imprimerie.
Une fois encore Pascal Quignard mêle dans ces
réßexions des éléments de mythes bibliques et de
données scientifiques. La quête de l'origine de l'écriture,
scientifique, est en soi une remise en question de la lettre biblique qui se
donne pour le premier texte. Aussi une remarque telle que Ç quel est le
texte le plus ancien qu'un homme a noté ? (É) le décompte
d'un troupeau de vache ? (É) (Je penche pour le troupeau de vaches ;
i.e. les bêtes du sacrifice ; i.e. la peau des livres faits de
peaux120.) È achève de montrer que l'auteur cherche
non seulement la vérité historique de l'origine de
l'écriture, mais prend toujours aussi plaisir à exposer avec
humour sa pensée impie et désacralisante.
Ç L'écriture qu'il exhuma [sir John Marshall
à Mohenjo-Daro et Harappa] faisait intervenir quatre cents
118 ibid., XXXème traité, Ç Lectio È,
pp. 97-146
119 Sordidissimes, op. cit., chapitre VIII, Ç L'espace de
l'écriture È, Paris, Grasset, 2005, pp. 28-32
120 Petits Traités, op. cit., XVIIème
traité, Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio,
1997, p. 326
signes qui sont toujours resté
indéchiffrés121 È et << l'écriture
sumérienne précunéiforme attestée à Uruk
vers 3300 avant Jésus-Christ n'est toujours pas
déchiffrée122 È sont des données
scientiÞques qui servent à Pascal Quignard tant à poser
comme insondable mystère l'origine scientiÞque des langues - les
écritures découvertes au Pakistan pourraient avoir un lien avec
le Brahmi, une langue dérivée d'une écriture
sémitique, proche de l'araméen - que pour remettre en question
les conceptions bibliques de l'écriture.
Ainsi, la seconde remarque, faisant mention de la datation par
rapport au Christ, vient en pendant contradictoire au XXIème petit
traité, <<Jésus baissé pour
écrire123 È, scène étrange citée
pas Pascal Quignard depuis la Bible d'Alexandrie, << The Greek New
Testament, London, 1966, page 414 È, passage de l'évangile selon
Jean124 montrant le Christ devant le Temple, s'agenouillant et
traçant à deux reprises des traits sur le sol avec son doigt.
121 Ab»mes, op. cit., chapitre LIII, << Sur
l'arrière È, Paris, Grasset, 2002, p. 155
122 Petits Traités, op. cit., XVIIème
traité, << Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio,
1997, p. 325
123 ibid., XXIème traité, <<Jésus
baissé pour écrire È, pp. 513-528
124 Evangile selon Jean, << La femme adultère
È, 8 ; 6, 8, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1525
Pascal Quignard Ç cite È - ou peut-être
plutôt propose-t-il sa propre traduction - le texte biblique :
Ç Mais Jésus, se baissant, se mit à
tracer du doigt des traits sur le sol È devient : Ç Mais
Jésus, s'étant baissé, écrivait avec le doigt sur
la terre È. Ç Et s'inclinant à nouveau, il se remit
à tracer des traits sur le sol È devient : Ç Puis,
s'étant baissé de nouveau, il écrivait sur la terre
È.
Cette scène d'écriture - c'est la traduction de
Pascal Quignard qui affirme que le Christ Ç écrit È -
montre le Ç Dieu abaissé È, investi corporellement dans
l'acte d'écriture, qui, au sein de la Bible, devient symbole du livre
dans le livre. Cette scène est fondatrice, elle rejoint les critiques
quignardiennes de l'excès d'immanence dans les mythes chrétiens ;
quelle transcendance dans ce Dieu qui Ç se baisse È deux fois
pour écrire, assujetti à l'écrit, sur le sol qui plus est,
et dont l'écrit passe inaperçu, personne ne sait ce qu'il
traça sur le sol, personne ne se le demanda.
Les Sumériens écrivaient avant le Christ, alors
quel intérêt porter à l'écriture d'un homme-dieu qui
fut réduit à cela pour transmettre sa doctrine, son message
divin. Le rapprochement de cette remarque sur l'alphabet sumérien et de
cette scène biblique méconnue montre que la vraie origine de
l'écriture n'est pas à chercher dans les Ecritures mais dans les
premiers écrits
scientifiquement identifiés. Cette mise en
parallèle constitue un discrédit et un aveu d'échec,
peut-être temporaire, dans la compréhension des origines de
l'écrit, puisqu'elles demeurent indéchiffrées.
Ainsi Pascal Quignard pose-t-il les édifices d'une
conception de l'origine. Les appels qu'il fait aux textes bibliques -
références, citations, traductions -, sont toujours
dirigées dans l'objectif de sa pensée des origines.
Nous avons constaté au fil de nos remarques que le
rapport de l'écrivain au religieux est complexe et contradictoire. Ce
lien écriture-religion a toujours été une question majeure
dans les études littéraires. Le rapport des écrivains et
des textes sacrés est toujours protéiforme et soumis à la
période historique et à la situation géographique.
Ecrivain du XXIème siècle, Pascal Quignard semble bien être
dans cette ambivalence entre un héritage éducatif - famille
catholique française - et un dépassement idéologique
intellectuel - lectures philosophiques, expériences de l'existence.
C'est dans cet intervalle que Pascal Quignard définit
son rapport au religieux. Ce dernier nous apparait définitivement
littéraire : la Bible est pour Pascal Quignard la source d'une
écriture critique, problématisée, intellectuelle, mais
dont les formes sont littéraires.
Nous souhaitons en effet découvrir à
présent quels sont les enjeux littéraires de ces
réécritures. La Bible quignardienne a pour particularité
de procéder d'une démarche littéraire majeure, celle du
changement de forme, passant d'une somme textuelle à un
éparpillement fragmentaire.
partie II . Ç il était une fois È
la Bible
Le Christ écrivain, Marie jouant dans les rues de
Nazareth, Noé dénudé, autant de petites légendes,
de petits contes que Pascal Quignard nous raconte. Petits épisodes
bibliques, ayant pour source tant le Nouveau que l'Ancien Testament, mais aussi
des sources apocryphes, dont Pascal Quignard fait des contes
enfantins, des fragments, des enchantements brusques et
inattendus.
C'est entre l'héritage et la critique de ces sources
que l'écrivain reprend et livre sa propre interprétation, sa
propre compréhension de ces paraboles, épopées et autres
épisodes bibliques. Nous l'avons vu et le verrons à nouveau dans
cette partie, la connaissance biblique de l'écrivain est pointue. Il
conna»t précisément les textes majeurs des Ecritures, ainsi
du texte de la Genèse, source majeure largement ma»trisée
par l'écrivain. Mais il conna»t également des textes plus
discrets du canon, ainsi le livre d'Ezéchiel, plus
spéciÞquement source juda
·que, et, surtout, il
conna»t des textes hors du canon, des textes apocryphes.
La multitude des sources bibliques de l'écriture
quignardienne constitue à nos yeux une forme de syncrétisme. Dans
la culture judéo-chrétienne, l'écrivain semble ne pas
faire de discrimination mais faire au contraire preuve d'ouverture puisqu'il
fait de nombreuses références aux Chrétiens d'orient. Nous
souhaitons mesurer et apprécier le sens de cette démarche
syncrétique dans une première partie. Nous reviendrons ensuite
sur les modes de restitution des textes bibliques, aÞn de
déÞnir ce qui est conservé du texte original, la trame
commune, et ce qui est invention de Pascal Quignard, recréation dans une
esthétique du détail et de
l'inÞme. Nous dégagerons le sens de ces
réécritures dans une perspective non plus idéologique mais
littéraire cette fois, en interrogeant les sens et conséquences
du changement de forme littéraire.
1 . les textes sources de Pascal Quignard : une
forme
de syncrétisme
Les sources de Pascal Quignard sont en effet peu
discriminantes. Textes du canon oecuménique, textes de sources
apocryphes, mais aussi textes d'herméneutique et éléments
de tradition orale sont à la source de l'écriture
quignardienne.
Nous souhaitons dresser ici l'inventaire de ces sources, citer
pour chacune la référence quignardienne et rendre ainsi tangible
la variété des références de l'écrivain.
a . l'Ancien et le Nouveau Testaments
De l'Ancien Testament Pascal Quignard utilise comme source
majeure le texte de la Genèse : le récit de
la création (Petits traités IVème
traité p. 77, XVIIème traité p. 359, XXXIIIème
traité p. 202 et Sur le Jadis chapitre LXV p. 178 ; Genèse 1, TOB
pp. 22-23) avec des points précis sue Adam et Eve (Sur le Jadis chapitre
XXV p. 70, Ab»mes chapitre VII p. 27-28, et Les Paradisiaques chapitre IV
p. 19 ; Genèse 2, TOB pp. 23-24), sur l'Eden (Les Paradisiaques chapitre
XLIX pp. 169-171 ; Genèse 2, TOB p. 24) et sur la sortie du jardin (Sur
le Jadis chapitre LXXII p. 191 et Les Paradisiaques chapitre XLI p. 152 ;
Genèse 3, TOB pp. 24-25).
Pascal Quignard consacre des lignes à Noé
enivré (Les Paradisiaques chapitre LIII p. 179-180, chapitre LXIX p. 239
et Sordidissimes chapitre VI p. 20 ; Genèse 9, TOB p. 30) et à
Abraham sacriÞant (Petits Traités XVème traité p.
294 et Sur le Jadis chapitre XCV p. 302 ; Genèse 22, TOB p. 41).
Une attention particulière est portée à
l'épisode de Babel aussi (Petits Traités IXème
traité p. 150, XXXVIIème traité p. 254, Les Ombres
errantes chapitre IV p. 18, Sur le Jadis chapitre LIV p. 145, Les Paradisiaques
chapitre IV p. 19 ; Genèse 11, TOB p. 31). Les autres livres de l'Ancien
Testament qui retiennent son attention et génèrent une
écriture, une réécriture sont le Deutéronome
(Ab»mes chapitre XII p. 68 sur la mort de Mo
·se ;
Deutéronome 34, TOB p. 251-252), les livres des Rois : le Premier livre
des Rois sur Salomon (Sur le Jadis
chapitre III p. 10), l'épisode de son jugement (Petits
Traités XIVème traité p. 257 ; I Rois 3, TOB p. 388-389)
et sur la dédicace du Temple lors de laquelle sont sacriÞés
vingt-deux mille bÏufs et vingt mille chèvres (Petits
Traités XVIIème traité p. 353 ; I Rois 8, TOB p. 397) et
le Second livre des Rois sur Elisée héritier d'Elie et sur sa
mort (Petits Traités LVIème traité p. 619, Les
Paradisiaques chapitre LI pp. 175-177 et chapitre LXIII p. 219 ; II Rois 2, 13,
TOB pp. 418-419, p. 433).
Le livre d'Esa
·e fait aussi l'objet de
réécritures ; il fascine particulièrement l'auteur par le
fait que certains fragments du livre ont été découverts
à Qumrân. L'image de l'homme-amadou est reprise par Pascal
Quignard (Petits Traités XVIIème traité p. 348 ;
Esa
·e 1, TOB p. 456). Les prophéties d'Esa
·e sont
consultées elles-aussi (Petits Traités LVIème
traité p. 644 et Sordidissimes chapitre XXXII p. 108 ; Esa
·e
66, TOB pp. 534-535).
Il cite deux versets du livre d'Ezéchiel (Les
Paradisiaques chapitre VIII p. 37 et chapitre LII p. 178 ; Ezéchiel 1 ;
9, 7 ; 22 TOB p. 622 et p. 627).
Le livre de Jonas est quasiment réécrit dans son
intégralité (Sur le Jadis chapitre LXXVIII p. 226 et Les
Paradisiaques chapitre LXXIV p. 252 ; Jonas 1-4, TOB pp. 712-714).
Sont souvent rappelés les Psaumes (Petits
Traités XLVIème traité p. 437 ; les psaumes LXV et LXXV
sont
cités aux LVIème et XLIXème
traités p. 644 et p. 504 ; TOB p. 832 et p. 846).
Référence est faite au livre de Job, sa mise
à l'épreuve et sa plainte (Petits Traités LIVème
traité p. 589 et p. 643 ; Ab»mes chapitre XL p. 124 et Les
Paradisiaques chapitre LX p. 204 ; Job 1-42, TOB pp. 931-934).
De même du livre des Proverbes ( L e s Paradisiaques
chapitre XXVIII p. 106) et du Cantique des cantiques (Les Paradisiaques
chapitre LXVII p. 232 ; Cantique des Cantiques 1-8, TOB pp. 1007-1014) dont une
lecture érotique est proposée par l'auteur.
Est cité le Qohéleth ou l'Ecclésiaste
(Petits Traités XXeme traité p. 488 et Sur le Jadis chapitre LXV
p. 178 ; Qohéleth 3, TOB p. 1019) sur le souffle de l'homme qui,
à l'inverse de celui des bêtes, va vers le haut et pas vers la
poussière dont il vient.
EnÞn, le shéol juif, le concept d'enfer dans le
Juda
·sme, est convoqué, introduisant une
référence à l'ensemble des livres dans lesquels cette
notion est évoquée. La Bible en propose 57 occurrences ; Pascal
Quignard y fait référence dans Sur le Jadis, au XIème
chapitre, page 29. Sont ainsi convoqués les livres de la Genèse
(37 ; 33-35, 42 ; 37-38, 44 ; 27-31), les Nombres (16 ; 23-33), le
Deutéronome (32 ; 22), le livre de Samuel (I Samuel 2 ; 6, II Samuel 22
; 5-6), les livres des Rois (I Rois 2 ; 6, II Rois 2 ; 9), les livres
d'Esa
·e (5 ;
14, 7 ;
|
11,
|
14 ; 11,
|
28
|
;
|
15-18,
|
38
|
;
|
10-18,
|
57
|
;
|
9),
|
Ezéchiel (31 ; 15-17,
|
32
|
;
|
21-27,
|
22
|
;
|
26-31,
|
23
|
;
|
38,
|
44 ; 24,
|
45 ;
|
17, 46 ; 1-12), Osée (13 ; 14), Amos (9 ;
|
2),
|
Jonas (2 ; 2), et Habaquq (2 ; 5), et Job (7 ; 9-10, 11 ; 7-8,
14 ; 11-14, 17 ; 13-16, 21 ; 13, 24 ; 19, 26 ; 6), les Psaumes (6 ; 5, 9 ; 17,
16 ; 10, 18 ; 4-5, 30 ; 3, 31 ; 17, 49 ; 14-15, 55 ; 15, 86 ; 13, 88 ; 3, 89 ;
48, 116 ; 3, 139 ; 8, 141 ; 7), les Proverbes (1 ; 11-12, 5 ; 5, 7 ; 27, 9 ;
18, 15 ; 11, 15 ; 24, 23 ; 14, 27 ; 20, 30 ; 16) et l'Ecclésiaste (9 ;
5-10).
Dans le Nouveau Testament des références sont
faites aux évangiles en général, à des
épisodes tels que la nativité (Petits Traités
LIIème traité p. 547), Jésus et les enfants, Ç le
royaume des cieux est à ceux qui sont comme eux È (Sur le Jadis
chapitre LXXVI p. 216 ; Matthieu 19 ; 14, Marc 1O ; 14-15, Luc 18 ; 16-17, TOB
pp. 1421, 1453, 1498, phrase absente de Jean), les marchands chassés du
Temple par Jésus (Petits Traités XLème traité p.
307 ; Matthieu 21, Marc 11, Luc 19, Jean 2, TOB pp. 1423, 1455, 1500, 1515), ou
encore l'épisode de la trahison de Judas (Petits Traités
XLème traité p. 313 ; Matthieu 26 ; 15, Marc 14, Luc 22, Jean 13,
TOB pp. 1431, 1459, 1503, 1534).
Le récit est fait de la Cène et du reniement de
Pierre (Petits Traités LIVème traité p. 584, Les Ombres
errantes
chapitre XIX, p. 64 et Sordidissimes chapitre LXIV p. 192 ;
Matthieu 27, Marc 14, Luc 22, Jean 14, TOB pp. 1433, 1461, 1505, 1535), de la
crucifixion (Petits Traités XXIIème traité p. 531) et de
la passion du Christ sur la croix (Petits Traités XIème
traité p. 210, XLIIIème traité p. 358-359, LVIème
traité pp. 615-617, et p. 622, Sur le Jadis chapitre XLVI p. 130,
Ab»mes chapitre LV p. 165-166, Sordidissimes chapitre XI p. 41 et chapitre
LXXVI p. 230 ; Matthieu 27, Marc 15, Luc 23, Jean 19, TOB pp. 1435, 1463, 1507,
1542) avec une attention particulière portée aux deniers mots du
Christ Ç Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
È (Petits Traités XLVIème traité p. 427, selon
Matthieu : Ç Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné125 ? È ; selon Marc : Ç Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné126 ? È ; selon Jean :
Ç J'ai soif127. È Phrase absente de Luc.)
Pascal Quignard fait enfin des références aux
codes chrétiens, ainsi aux emblèmes des
évangélistes (Petits Traités XVIIème traité,
p. 349) ou au saint suaire (Les
125 Evangile selon Matthieu, Ç Mort de Jésus
È, 27 ; 46, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1435
126 Evangile selon Marc, Ç La mort de Jésus
È, 15 ; 34, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1463
127 Evangile selon Jean, Ç La crucifixion et la mort de
Jésus È, 19 ; 28, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p.
1542
Paradisiaques XXXVII p. 140 et Sordidissimes chapitre XXX p.
70).
S'il fait des références aux évangiles de
Matthieu (Petits Traités XVIIème traité p. 349 et Les
Ombres errantes chapitre XIX p. 64) et Luc (Les Paradisiaques chapitre LXXV p.
260-261 sur l'enfant Jésus placé dans une mangeoire, Luc 2, TOB
p. 1470, Petits Traités XXXIVème traité p. 220 sur la
nomination de Jean par son père Zacharie, Luc 22, 63, TOB p. 1467 et p.
1469 et Sordidissimes chapitre LIV p. 168-171 sur la femme qui, touchant le
manteau du Christ, guérit de son hémorragie, Luc 8, TOB p. 1482),
la référence privilégiée de l'écrivain reste
l'évangile de Jean. Il y fait constamment référence
(Petits Traités XIème traité page 203), le cite en latin
(Petits Traités LVIème traité p. 632) et se pla»t
à relever des détails de cet évangile, ainsi il nome les
villes Cana (Sur le Jadis chapitre LXXVIII p. 227 ; Jean 2, 4, TOB pp. 1515 et
1518) et Sychar (Petits traités XXXème traité p. 144 ;
Jean 4, TOB p. 1517) mentionnées dans cet évangile uniquement.
L'épisode majeur de Jésus baissé pour écrire
enÞn, (Petits Traités XXIème traité p. 515 ; Jean 8,
TOB p. 1525), lui aussi unique à cet évangile.
Il reprend le récit des derniers jours de Jésus,
lors qu'il est emmené chez Ca
·phe (Les Ombres errantes chapitre
XIX p. 59 ; Jean 18, TOB p. 1540) et la scène du
noli me tangere (Les Paradisiaques chapitre XXII p. 78-79 et
chapitre LXV pp. 224-225 ; Jean 20, TOB p. 1543) lorsque Marie-Madeleine ne le
reconna»t pas.
Sa préférence pour Jean se manifeste enÞn
dans les références fréquentes qu'il fait à
l'Apocalypse (Sordidissimes chapitre VI p. 21) - une tradition attestée
depuis le IIème siècle identiÞe l'évangéliste
et le rédacteur de l'Apocalypse - : décrivant l'»le de
Patmos où il rédige le livre : Ç je me trouvais dans
l'»le de Patmos È (L'Apocalypse 1, TOB p. 1744) et toutes les
réécritures du genre apocalyptique que nous avons
déjà signalées.
Telles sont le principales références aux textes
canoniques que fait Pascal Quignard. Elles sont nombreuses : on dénombre
au total 78 références directes, sans compter les allusions qui
sont elles aussi nombreuses - pêle-mêle : allusion aux
évangiles lors qu'il évoque leurs emblèmes (Petits
Traités XVIIème traité p. 349), toutes les
références à Jérôme (Petits Traités
XVIIème traité p. 354) ou à la béguine
ßamande qui semble le fasciner, Hadewijch (Les Paradisiaques chapitre
XXVII p. 105, chapitre LXVIII p. 235), les citations de Bernard de Clervaux
(Petits Traités XLIIIème traité pp. 358-359, Les
Paradisiaques chapitre XLI p. 152) ) ou de la Legenda aurea de Jacobi a
Voragine (Petits Traités LVIème
traité pp. 615-617), précisément le
récit du martyr d'Eustache (Les paradisiaques chapitre LX pp. 200-205),
ou encore des citations de saint Jean de la Croix (Ab»mes chapitre XXXIX
p. 122, Sordidissimes chapitre LXII qui lui est consacré), des allusions
à Thomas d'Aquin (Les Paradisiaques chapitre LXV p. 225), des remarques
sur le culte des saints (Petits Traités XLIIIème traité
pp. 362-363), ou encore des évocation de l'errance des Juifs
(Ab»mes chapitre LIV p. 160).
La diversité de ces 78 références est
manifeste : 45 sont issues de l'Ancien Testament et 33 du Nouveau. Ces
données sont le signe d'une grande érudition de l'auteur. Si
lui-même ne chérit pas ce terme, reste que la précision des
références atteste d'une connaissance pointue des textes
bibliques.
Si cette connaissance pourrait être réduite
à l'argument de l'éducation chrétienne classique
reçue par l'écrivain, les référence aux textes
apocryphes que nous allons énumérer à présent sont
la preuve de la profondeur de connaissance et de curiosité de
l'écrivain.
b . les apocryphes
Pascal Quignard fait référence à la Bible en
syriaque, dite pshitta, signiÞant Ç simple È en syriaque
car elle fut
traduite directement à partir du grec par Rabbula en
586 à Zagba en Mésopotamie (Petits Traités XVIIème
traité p. 349). Cette version illustrée attire l'attention de
l'écrivain qui est allé l'observer dans la bibliothèque
Laurentine de Florence. Elle est en usage chez les Chrétiens de Syrie et
d'Irak. Dans un travail de mise en ab»me, Pascal Quignard décrit
l'un des folios illustrés de cet évangile sur lequel est
représenté Matthieu portant un livre sur ses genoux,
peut-être rédigeant son propre évangile selon les
suppositions de l'écrivain.
Manifestement amateur d'évangiles apocryphes, Pascal
Quignard convoque celui de Thomas (Ab»mes chapitre LXXXV p. 245),
découvert en Egypte à Nag Mammadip par Mohammed Al el-Sammam en
1945 sous la forme de treize codices en copte du IVème siècle. Il
est constitué de 114 logia ou citations de Jésus, comme dans la
tradition évangélique canonique, mais ni la mort ni la
résurrection du Christ ne sont racontées, ce qui lui vaut
d'être exclu du canon.
Il évoque indirectement aussi celui de
Nicodème
(Les Paradisiaques chapitre XXXVII p. 140) lorsqu'il
fait
référence à la Ç prostituée de la
cité de Jérusalem qui
s'appelait Véronique È.
C'est elle qui épongea le visage du
Christ avec un suaire sur lequel
ce visage est resté
comme imprimé. Le Ç saint suaire
È, dont font mention
les évangiles canoniques (Matthieu 27 ; 57-60, Marc 15
; 42-46, Luc 23 ; 50-54 et Jean 19 ; 38-42128), ou la Ç
sainte face È, est ce supposé linge qui porte la marque du visage
du Christ, il a été conservé à Edesse en Syrie vers
30 et est aujourd'hui à Turin. Le plus ancien témoignage de
l'existence de ce voile de Véronique se trouve dans le livre de
Nicodème qui date du VIème siècle. Si Pascal Quignard
s'amuse de cette croyance, Ç l'unique image est celle d'une tête
de mort (épongée de sa sueur par la main d'une prostituée
È, l'étymologie convoquée vient expliquer l'idée
que cette image, prise par Véronique, pourrait être celle du
Christ : en latin vera icona signiÞe image vraie, ou encore le
mélange du latin et du grec verum eikon signiÞe vraie image.
Cette évocation du suaire et de Véronique
intervient dans le récit de la vie d'Alexis qu'entreprend Pascal
Quignard dans Les Paradisiaques129, réécriture de l'un
des premiers textes de la littérature française, poème
hagiographique du XIème siècle.
Pascal Quignard fait également référence
à l'Ecclésiastique ou Siracide (Petits Traités
LVIème traité p. 645), un livre de sagesse connu mais non reconnu
par le
128 TOB pp. 1435-1436, 1463-1464, 150715-09, 1541-1544
129 op.cit., chapitre XXXVII, Ç Alexius Þls
d'Euphemianus È, Paris, Grasset, 2005, pp. 140-144
canon biblique, rédigé vers 180 avant notre
ère par le rabbin Ben Sira. Ce texte mêle la tradition du proverbe
issue du livre des Proverbes, de très nombreuses phrases courtes
constituent des Ç conseils È pour trouver la Ç sagesse
È, et des développements circonstanciés destinés
à convaincre le lecteur de la grandeur du patrimoine religieux et
culturel du Juda
·sme mis en péril par l'expansion de la culture
hellénique. S'il n'est pas considéré comme inspiré,
le texte du Siracide reste une source privilégiée des
écrits talmudiques qui le citent beaucoup. Son appellation
traditionnelle d'Ecclésiastique rend compte de l'importance que lui
accordaient les premiers Chrétiens qui l'utilisaient pour l'instruction
des néophytes.
Pascal Quignard semble citer un vers : Ç La sagesse est
l'Euphrate, dit l'Ecclésiatique, XXIV, 3 È mais la
référence est fausse (TOB, p. 1335). Faire appel à ce
livre demeure cependant une preuve de la précision des connaissances de
l'écrivain.
Pascal Quignard évoque l'histoire de Suzanne, femme de
Joakim, en décrivant un tableau de Rembrandt représentant la
jeune femme au bain avant que deux vieillards ne s'en prennent à elle
(Sur le Jadis chapitre XXXIV p. 88 ; Daniel grec, 13, TOB pp. 1388-1990). Ce
livre est un livre supplémentaire présent dans un midrash
comme treizième et dernier chapitre du livre de Daniel
et comme livre à part entière dans la Septante entre
Ezéchiel et Daniel. Il est présenté dans la TOB au
chapitre des livres apocryphes. Ç Sousanna È, ou l'image d'une
femme qui se dénude et qui est accusée avec abus d'être
adultère, des thèmes très quignardiens en somme.
Ces références apocryphes viennent comme levier
à la pensée religieuse. Elles sont convoquées non pas dans
un esprit dogmatique, ni même dans un esprit de remise en question du
canon, mais dans une démarche intellectuelle de découverte et
d'interrogation. Elles sont pour l'écrivain l'occasion d'interroger la
diversité de la culture humaine, de montrer au lecteur qu'elle va
au-delà des dogmes religieux. La littérature a des sources
indifféremment religieuses ou la
·ques nous dit Pascal
Quignard.
Nous voulons à présent étudier une source
exceptionnelle de l'écriture quignardienne, la Septante, la Bible
d'Alexandrie, la première version grecque de la Bible, lieu qui
concentre de nombreuses problématiques quignardiennes.
c . la Spetante
La Septante est la première version de la Bible
hébra
·que en grec, traduite à Alexandrie à partir
du IIIème siècle avant notre ère par des Juifs qui
auraient été au nombre de Ç soixante-douze È,
d'où son appellation indifférenciée de Bible d'Alexandrie
ou Septante. Cette traduction constitue une révolution dans
l'épistémologie théologique, mais cette version de la
Bible et les problématiques qu'elle soulève sont tombées
dans l'oubli jusqu'au regain d'intérêt de la recherche pour les
études bibliques lors de la découverte des manuscrits de
Qumrân.
Nous voulons dans cette partie revenir sur les données
historiques et les enjeux de cette version de la Bible. Nous nous pencherons
ensuite sur un texte particulier qui fut sans doute la source de Pascal
Quignard, la Lettre d'Aristée130, texte qui fait le
récit de la rédaction de la Septante. Nous verrons enÞn
dans quelles mesures le texte quignardien Les Septante131 constitue
une réécriture de la cette Ç lettre È.
Dans toute cette partie nous entendons par Septante le sens
originel de l'acception : la Septante au sens large désigne la
traduction entière de la Bible en grec qui fut faite durant de longs
siècles, mais initialement, au sens
130 André Pelletier (trad.), Lettre d'Aristée
à Philocrate, op.cit., Paris, Cerf, 1962
131 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994
restreint, elle ne désigne que la traduction en grec des
cinq rouleaux de la Torah.
histoire
Les Juifs d'Egypte furent déportés depuis la
Judée
lors de la domination de Ptolémée (entre 320 et
198
avant notre ère). Ils étaient au nombre de deux cent
mille
et la moitié vivait à Alexandrie. Ils constituaient dans
la
cité une ethnie reconnue, une politeuma,
bénéÞciant du
droit grec. Mais l'hypothèse de
l'établissement d'une loi
spéciÞque aux Juifs
expliquerait la traduction de la Torah.
La lettre d'Aristée,
même si elle soulève des
controverses, est la source la plus
ancienne et la plus
complète sur l'origine de la Septante. Elle
aurait été écrite
par un faussaire, un juif alexandrin
en vérité132. La source
que constituent les
écrits d'Aristobule, qui écrit dans les
années 175
à 170 avant notre ère, affirme que la
traduction a
été faite sous le roi Ptolémée Philadelphe,
ce
qui la place bien vers 250 avant notre ère. Une autre
source,
Philon d'Alexandrie, raconte dans la Vie de Mo
·se
la
rédaction de la Septante et ne parle pas de traduction
132 Marguerite Harl, Gilles Dorival, Olivier Munnich, La Bible
grecque des Septante, Du Juda
·sme hellénistique au
Christianisme ancien, Paris, Cerf/ CNRS, 1994, p. 41
mais de Ç prophétie133 È. La
confrontation des sources conÞrme la datation, sous
Ptolémée Philadelphe, Philon est le seul à situer le lieu
de la traduction sur l'»le de Pharos, Aristée est le seul à
faire mention du rTMle de Démétrios, commanditaire de la
traduction, et à annoncer les traducteurs au nombre de
soixante-douze.
La localisation égyptienne est attestée par les
scientiÞques en raison d'égyptianismes dans le texte grec. Le
nombre des traducteurs varie de soixante-dix à soixante-douze ; le
chiffre de soixante-douze se justiÞe par le nombre de six lettrés
par tribu de Judée, 6 multiplié par 12 fait 72, chiffre qui
représenterait ainsi l'ensemble d'Israël. Le chiffre soixante-dix
serait une abréviation. Tous sont des Juifs de Jérusalem.
Ces savants venus de Judée pour traduire la Torah en
grec ont écrit dans deux alphabets, ainsi en attestent les six
manuscrits de Qumrân qui portent des caractères Ç
hébra
·ques È, paléohébra
·ques dit
le bibliste Zeitlin, et des caractères Ç juifs È,
l'écriture carrée de l'hébreu.
L'histoire de la traduction est narrée dans la lettre
d'Aristée et est tenue pour partiellement vraie. Le texte de la Septante
pose des questions majeures d'ordre théologiques mais aussi
littéraires, en particulier sur la question de la traduction. Marguerite
Harl, spécialiste
133 ibid., p. 46
française des études sur la Septante, affirme
cependant que ce texte a été réellement Ç
écrit134 È, au sens où il possède une
réelle cohérence et ne constitue pas une simple traduction.
la lettre d'Aristée
Cette lettre est une source de la première
moitié du IIème siècle avant notre ère, cependant
sa datation exacte reste incertaine, les hypothèses vont de 200 à
80 avant notre ère. Cette lettre a un caractère
apologétique reconnu des tous les chercheurs. Elle est une apologie de
la traduction grecque de la Torah. Son objectif pourrait être politique,
à savoir soit de mettre en avant la tradition juive auprès des
Grecs d'Alexandrie face à l'hellénisation de la culture, soit
auprès des Juifs d'Egypte contre la traduction rivale de
Léontopolis135.
L'histoire de cette traduction est donc la suivante.
Aristée raconte à son frère Philocrate que le roi
Ptolémée, désirant faire entrer dans sa
bibliothèque d'Alexandrie les livres de Juifs, les rouleaux de la Torah,
consulte son bibliothécaire, Démétrios de Phalère
(Aristée superpose là deux événements,
Démétrios étant le bibliothécaire de
134 ibid., p. 260
135 ibid., p. 43
Ptolémée Lagos, initiateur du projet de
traduction, et la traduction effective ayant été
réalisée sous Ptolémée Philadelphe, son successeur)
qui suggère de faire traduire ces livres en grec par des hommes savants
choisis par le grand prêtre de Jérusalem. En échange des
livres, les esclaves juifs du royaume sont libérés.
Eléazar, le grand prêtre, accepte et envoie soixante-douze
traducteurs, six par tribu, tous savants en hébreu et en grec. Les
traducteurs sont accueillis et installés séparément dans
l'»le de Pharos où ils n'ont pas le droit de communiquer entre eux.
Après soixante-douze jours de traduction, tous ont terminé. La
traduction est identique chez tous les savants car la Loi leur a
été dictée par Dieu. Acquittés de leur tâche,
les traducteurs, le Soixante-douze, rentrent à Jérusalem.
La traduction semble miraculeuse : soixante-douze savants,
soixante-douze jours, soixante-douze textes identiques à la virgule
près. L'origine de cette traduction semble mêler
vérité historique et un certain degré de mysticisme. Il y
a, scientiÞquement, de l'original hébreu à la traduction
grecque, des inexactitudes dont il ne serait guère intéressant de
dresser une liste exhaustive, mais nous voulons présenter ici certaines
catégories de problèmes de traduction.
Les lettres d'origine sont en partie les lettres dites
carrées de l'alphabet hébreu. Le texte original n'est pas
vocalisé ni ponctué. Ainsi de nombreuses confusions ont pu
être faites entre des lettres hébra
·ques qui se
ressemblent, ainsi le resh et le dalèt, le khaf et le bèt, le
hèt et le hé, le gimmel et le noun, le samekh et le
mèm.
Une hypothèse historique vient expliquer certaines
inexactitudes. Le texte hébra
·que aurait été
d'abord translittéré en alphabet grec puis traduit. Une
étape de traduction qui multiplie le risque d'erreurs.
Des hypothèses font aussi état d'un changement
volontaire aÞn d'adapter le texte au public grec, par exemple de ne pas
utiliser de pluriel pour faire parler Dieu ou encore d'éviter les
anthropomorphismes136.
Littérairement, il y a des écarts stylistiques
importants entre le texte original et la traduction, le texte cible connaissant
des tours idiomatiques grecs. Il y a, comme dans toute traduction, un
allongement par rapport au modèle, car toute traduction devient toujours
un peu commentaire. Dans la traduction de textes religieux en particulier,
aÞn de rendre l'esprit du texte, la traduction est toujours
mêlée d'interprétation137.
Aussi, certains rabbins de Palestine, s'ils ont presque tous
reconnu plus ou moins explicitement que la
136 ibid., p. 209
137 Marc de Launay, Qu'est-ce que traduire, Paris, Vrin, 2006
traduction de la Septante était une bonne traduction,
si la question de son inspiration semble avoir trouvé une réponse
positive, pour certains, elle demeure une belle inÞdèle.
une belle inÞdèle
Nous ne jugerons pas ici de ce qu'est la Septante par rapport
à son modèle hébra
·que, mais, dans les
problématiques de réécriture et de traduction, la venue du
texte de Pascal Quignard en 1994, l'année même de la parution du
premier manuel français sur les études septantiques, celui de
Marguerite Harl, La Bible grecque des Spetante, Du Juda
·sme
hellénistique au Christianisme ancien138, il est
intéressant de voir dans quelles mesures Les Septante sont une belle
inÞdèle de la Lettre d'Aristée.
Revenons pour commencer sur la genèse de ce livre de
Pascal Quignard. Cet ouvrage est illustré par les pastels du peintre
Pierre Skira. Le projet des Septante est le premier à avoir réuni
les deux amis. Au cours d'une conversation, cette idée de faire revivre
l'Ïuvre des soixante-douze rabbins d'Alexandrie surgit, le projet
s'élabore : Pierre Skira réalise soixante-dix toiles aux
138 op. cit., Paris, Cerf/CNRS, 1994
pastels représentant des livres, toutes sont
assemblées en un grand cadre de deux mètres cinquante de hauteur,
et derrière chaque toile l'écrivain voulait glisser, écrit
sur papier bible, un extrait autographe de son texte. Il en résulte un
livre, dont l'éditeur est un galeriste, Patrice Trigano, qui
présente en miroir du texte de Pascal Quignard les livres peints par
Pierre Skira.
La lettre du texte respecte l'idée d'ensemble du texte
d'Aristée, mais des détails viennent souligner l'écart
entre la source et le texte final.
La lettre d'Aristée est à la première
personne, dans une situation de correspondance entre le rédacteur et le
destinataire, alors que le texte de Pascal Quignard se présente comme un
récit sur le mode impersonnel, détaché même, puisque
le premier chapitre, qui introduit la création de l'Ïuvre Les
Septante, nomme le peintre et l'écrivain par leur état civil et
leur provenance régionale : Ç Pierre Skira, Parisien, et Pascal
Quignard, Normand, montrèrent les Septante le 4 octobre
1994139 (É) È. L'auteur fait cependant une
référence à son texte source : Ç Le Juif
Aristée écrivit au Grec Philocrate ce qui s'était
passé140. È
139 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p. 9
140 ibid., p. 76
L'auteur introduit le contexte de création et
d'enrichissement de la bibliothèque d'Alexandrie, Ç manquaient
les livres des Juifs141. È Là Pascal Quignard
réinvente l'histoire, puisqu'il explique la présence de Juifs
à Alexandrie par leur propre volonté, ils seraient Ç
accourus du monde entier È, ce qui, nous l'avons vu, est historiquement
faux.
Il évalue le nombre de ces Juifs à trois cent
mille, ce qui est supérieur aux hypothèses historiques. Mais il
ne se trompe pas en précisant leur statut politique, une
politeuma142, et la sociologie de cette communauté.
Le roi Ptolémée Philadelphe143
désire obtenir les livres de la Torah. A sa demande, l'Ethnarque
d'Alexandrie, dirigeant de la communauté juive de la ville, va trouver
Ç le fonctionnaire juif Aristée È et lui fait part de la
requête royale. Ce dernier se charge de communiquer à
André, médecin privé du roi, son désir de voir en
échange des livres la libération des Juifs d'Alexandrie
réduits en esclavage. Ç Je saisis le prétexte de nos
livres pour délivrer ces gens de mon peuple parce que je voudrais que
vous procuriez au roi le motif d'un acte généreux. Qu'il
décrète la libération des soldats et le rachat des
esclaves. Daigne notre Dieu, qui n'a pas de
141 ibid., p. 10
142 ibid., p. 12
143 ibid., p. 55
visage, poser son regard sur lui144 ! >> La
libération des soldats est un ajout de Pascal Quignard.
Lors de la livraison des livres de la Torah - dont les lettres
hébra
·ques sont d'or, comme dans la Lettre -, Pascal Quignard
met en scène la déception du roi qui découvre l'alphabet
hébreu. Ç Une fontaine scellée, quelle soif apaise-t-elle
? >> Démétrios d'Abdère145, chargé
de la bibliothèque d'Egypte146, propose au roi
d'écrire au Grand Prêtre de Jérusalem Ç aÞn
d'obtenir la traduction la plus exacte mais aussi la plus sLre, pour
établir un texte digne de ton empire et conforme à ton
intention147. >>
Aristée est envoyé auprès du Grand
Prêtre Eléazar. Ç Tu vas pourvoir les bouches des Grecs de
quelque chose d'éternel148. >> Il adresse au roi la
liste des savants qu'il lui envoie. Ici pascal Quignard respecte parfaitement
le texte de la lettre. Les Soixante-douze sont nommés, six pour chacune
des douze tribus. Ç C'étaient tous des hommes du plus grand
mérite, d'excellente éducation, tous barbus, de parents
déjà distingués et qui non seulement étaient
passés ma»tres dans les lettres juda
·ques mais qui
s'étaient tous adonnés à la culture
144 ibid., p. 14
145 ibid., p. 16
146 ibid., p. 41
147 ibid., p. 16
148 ibid., p. 23
hellénique149. È Ces hommes, ainsi
présentés par Pascal Quignard, portent déjà en eux
quelque chose de providentiel tant ils correspondent au type même du
savant, du lettré. L'attribut physique de la barbe, si elle est une
obligation chez les Juifs religieux, constitue dans l'imaginaire
littéraire le signe de la sagesse et de la connaissance.
Les Soixante-douze à Alexandrie sont accueillis puis
interrogés ; le roi leur pose des questions à chacun. Pascal
Quignard ne transcrit que cinq de ces questions qui sont toutes l'occasion de
faire voir la grande sagesse des savants de Judée. Elles portent sur des
questions philosophiques majeures, le pouvoir, la guerre, la mort et la
sagesse150. Ç C'est ainsi que le roi d'Egypte
découvrit que les Soixante-douze étaient sages. È Petite
sentence conclusive qui vient à la fin de ce chapitre comme dans un
petit conte vérifier que l'information majeure est saisie par le
lecteur.
L'élément perturbateur intervient alors, c'est
Ménémède, qui Ç n'aimait pas les
Juifs151 È. Il se méfie de la ruse des Juifs, un
poncif antisémite, et pousse le roi à les faire séparer
afin d'éviter un possible complot. Lors de la visite de la ville, il
tente de corrompre les sages, il les
149 ibid., p. 28
150 ibid., pp. 31-32
151 ibid., p. 41
emmène au théâtre où une femme se
dénude152, mais tous sont vertueux et quittent la salle. Il
en résulte la fermeture de tous les théâtres Juifs
d'Alexandrie et l'exil d'Ezéchiel le dramaturge. Cette mise à
l'épreuve, qui est la seconde, après les questions du roi, fait
encore triompher les savants.
La construction des maisons pour les accueillir sur l'»le
de Pharos prend six jours, comme la Création. Les soixante-douze
intègrent les soixante-douze maisons séparées les unes des
autres, menés sur l'»le par soixante-douze barques, comptés
à l'embarquement et au débarquement. La traduction commence, et
avec elle une série de péripéties qui ralentissent le
travail des traducteurs. A trois reprises, chiffre clé dans le conte, -
il y a presque toujours trois mises à l'épreuve - un des savants
commet un péché et provoque l'effacement miraculeux de l'ensemble
des soixante-douze traductions, Ç tout le texte grec traduisant la Torah
fut effacé, soixante-douze fois effacé153 È.
Les deux premières fois Aristée est l'agent du remède, il
fait passer des notes de cellule en cellule pour savoir d'où vient le
péché. Le premier, le 36ème jour, est un des savants,
Sabbaté, détourné par une prostituée,
Théodotée, envoyée par Ménémède ;
Ç L'un de nous est lié È dit la
152 ibid., p. 43
153 ibid., p. 58
note. Le deuxième, le 54ème jour, est l'un
d'eux, Jason, qui a mangé du cheval offert par
Ménémède ; Ç Qui n'a pas rincé sa bouche ?
È demande la note. Le troisième effacement a lieu le 70ème
jour, jour de Sabbat, alors que l'un des traducteurs, Abram, allume une bougie
pour noter une idée de traduction. Mais Aristée n'est pas
là pour aider les savants à découvrir qui a
péché. Ç L'un de nous a oublié que l'Eternel est
dans sa nuit le samedi. È Mais la note s'envole sur la mer. Une mouette
l'attrape, Abram la voit et se lave de son péché. Alors
appara»t Dieu, Ç l'Innommable ßottait sur les eaux. Les eaux
s'ouvrirent. L'Imprononçable pénétra leurs oreilles.
(É) C'est ainsi que l'Eternel leur apparut. C'est ainsi qu'ils virent le
Dieu de l'Ancien Abraham, qui fut le Dieu de l'Ancien Isaac, qui fit le Dieu de
l'Ancien Jacob154. È
Le 72ème jour la traduction est achevée.
Soixantedouze lecteurs Grecs, soixante-douze Juifs d'Alexandrie et les
Soixante-douze - trois fois soixante-douze - rencontrent le roi et comparent
les textes. Ç (É) il ne se trouva aucune différence et par
un miracle admirable de Dieu on vit que c'était en vertu d'un don que
ces hommes étaient tombés d'accord dans la traduction. Là
où ils avaient ajouté un mot, tous l'avaient ajouté de
concert, et là om ils avaient retranché, tous avaient
retranché
154 ibid., p. 64
pareillement155. È Ç C'était
plus qu'une concordance, c'était une voix156. È Le
texte est déclaré immuable157. Quant à
Ménémède, il est puni par le roi.
Pascal Quignard livre dans ce récit une
véritable réécriture. La source Aristée est
citée158. Il fait même état des discordances
entre les différentes sources historiques, comme le font les chercheurs
sur la Septante :
C'est Aristée qui précise dans sa Lettre que les
traducteurs furent au nombre de soixante-douze. Philon le Juif se contente de
dire qu'ils étaient très nombreux. Josèphe le Juif
[Flavius Josèphe, une source du Ier siècle de notre ère
dont les informations proviennent de la Lettre d'Aristée] est le premier
à donner le chiffre rond de soixante-dix que la tradition grecque
postérieure a maintenu en disant les Septante159.
La démarche quignardienne, si elle comporte des aspects
historiques, une attitude de Þdélité aux travaux
scientiÞques, reste cependant une démarche littéraire avant
tout. On retrouve dans le récit des Septante tous les
éléments structurels du conte. Nous utilisons ici les
155 ibid., p. 65
156 ibid., p. 74
157 idem
158 ibid., p. 76
159 idem
théories de Propp160 sur les schémas
actantiel et narratif du conte. La situation initiale est celle de
l'équilibre, le roi et les traducteurs ont un contrat, la traduction en
échange de la libération des esclaves. Les héros sont donc
les traducteurs, les Soixante-douze, ces sages dont nous avons vu les attributs
typiques et les prérogatives qui en font des stéréotypes :
savants et vertueux. Le déséquilibre vient de l'agent
perturbateur, l'opposant qu'est Ménémède qui n'aime pas
les Juifs. La complication qu'il provoque est une forme de mise à
l'épreuve des héros. Il leur tend des pièges, trois fois.
Le rTMle d'adjuvant est joué par Aristée qui est celui qui rend
possible la réparation des péchés. Cependant ce rTMle est
également endossé par la divinité, ce qui donne le
caractère merveilleux de l'histoire. La résolution intervient
alors, gr%oce à la divinité. Le contrat est rempli, l'opposant
est puni, l'équilibre est rétabli.
Pascal Quignard ajoute une morale, élément non
systématique du conte :
C'est à Alexandrie que le Pentateuque fut traduit en
grec et ce jour fut déclaré par les Juifs de Jérusalem un
jour de deuil national. (É) Eléazar dit qu'en quittant la langue
oà il avait parlé à son peuple, qu'en quittant la seule
oreille des siens, l'Eternel avait commencé à mourir parce-ce que
toute leur histoire
160 Vladimir Propp, Morphologie des contes, Paris, Seuil, 1970
jusqu'à ce jour s'était déroulée dans
un lieu et dans un temps oà l'Eternel vivait161.
Traduire le sacré, quitter la langue divine,
l'hébreu, c'est déjà lui faire perdre de sa dimension
sacrée. Traduire la langue divine, c'est atteindre au Ç nom de
l'être È, c'est le mettre Ç à portée de
main162 È. C'est l'enseignement que tire Pascal Quignard de
cette histoire de la rédaction de la Bible d'Alexandrie. Ç Les
Hébreux refusèrent aux Soixante-dix la traduction de la Torah car
c'était quitter la langue dans laquelle Dieu leur avait
parlé163. È
De cette histoire il fait un conte. En
réécrivant la Lettre d'Aristée, Pascal Quignard nous livre
une belle inÞdèle, l'esprit du texte source est conservé,
mais l'écrivain l'améliore, lui donne une dimension
légendaire. La structure du conte qu'il utilise donne en effet une
dimension supplémentaire à cette histoire déjà
chargée de merveilleux.
La symbolique des chiffres est un élément majeur
de cette réécriture merveilleuse. Soixante-douze héros,
soixante-douze questions, soixante-douze jours de
161 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p.
77
162 Petits Traités, op. cit., XXXVIIème
traité, Ç La passion de Guy Le Fèvre de la Boderie
È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p. 255
163 Sordidissimes, op. cit., chapitre XXIV, Ç Le 19 mars
2000 à Mons È, Paris, Grasset, 2005, p. 87
traduction. Six jours de préparation, comme les six
jours de la création du monde. Trois mises à l'épreuve. Et
enfin le chiffre un, l'unique, la résolution finale dans la voie unique,
dans la voix unique, celle de Dieu.
Pascal Quignard sort le récit de la rédaction de
la Septante du sacré et le tire vers le conte merveilleux. Son ton,
parfois didactique et démonstratif, est à l'image de celui des
contes pour enfants. L'esthétique de la répétition, de la
formulette - Ç c'est ainsi que È est ici un refrain -, de la
phrase concise - souvent simplement sujet/verbe/complément -, mais aussi
de l'enseignement spirituel, avec les questions posées aux sages et
leurs réponses dignes d'une pensée orientale :
Qu'enseigne la sagesse ?
(É) Il y a le respect de la tradition (É) à
chaque fois que la cendre peut redevenir bois.
Et il se mit à sangloter164.
Pascal Quignard donne de l'histoire de la Septante une version
contée, une version enrichie par rapport à son modèle
initial et posent ainsi les problématiques de la
réécriture. Dans toute traduction - la question est ici mise en
ab»me par l'histoire d'une traduction -, dans toute
réécriture, se pose les questions de l'originellité et de
l'originalité. En proposant une telle morale à l'histoire de la
traduction de la Torah en grec, Pascal Quignard
164 Les Septante, op. cit., Paris, Patrice Trigano, 1994, p.
32
semble condamner la traduction qui perd l'esprit du texte
originel. Mais en proposant lui-même une réécriture, il se
met du côté de l'originalité et de la création, de
la recréation.
Cette apparente contradiction se résout dans l'oeuvre
de Pascal Quignard ; Ç être original, c'est être près
de l'origine165. È Toucher aux textes premiers, aux textes
bibliques en l'occurrence, à l'histoire des textes bibliques, c'est
à la fois être originel, près de l'origine tant
recherchée, et être original, être dans la création
littéraire, dans l'invention et l'imagination.
2 . les textes cibles de Pascal Quignard : esquisse
d'un art poétique
La quête originelle est bien ce qui anime
l'écriture de Pascal Quignard. Et c'est en cela que son approche de la
Bible fait sens. Elle est un biais, un matériau littéraire de
cette quête. Les outils de l'écrivain sont toutes les formes de
réécriture.
Les références et les citations de vers
bibliques et d'épisodes bibliques sont, nous l'avons vu, un moyen de
faire appel à l'imaginaire collectif des lecteurs.
165 Sur le Jadis, op. cit., chapitre LXXIII, Ç Les trois
listes de fantômes È, Paris, Grasset, 2002, p. 199
Traduire des vers bibliques est pour Pascal Quignard un jeu ;
il se pla»t à élaborer un texte multilingue ; une mini-Babel
se constitue sous sa plume dans une entreprise de déprogrammation
subversive. Le mélange des langues, latin, grec, français,
allemand, anglais, aboutit selon Yves Hersant à une Ç langue
étrange et multiplexe166 È, volontairement aberrante
parfois : Ç Ovide a écrit : A dance By an Huntsman in the
night167. È Traduire en tous sens est pour l'écrivain
abolir les frontières entre les langues et rétablir le concept
d'une langue unique et supérieure, comme une Ursprache, ainsi que nous
l'avons vu. Traduire la Bible est un moyen d'abolir les frontières du
temps, c'est mêler l'ancien et le moderne, c'est lier le sacré au
profane dans une quête supérieure de sens areligieux.
Toute réécriture est ainsi inscrite dans cette
quête générale. Celle-ci se traduit dans la lettre
quignardienne par la quête d'une écriture plus originelle, plus
originale, qui semble se diriger vers la forme du conte, vers une
esthétique du petit et du concis.
Nous voulons dans cette partie explorer quel serait un possible
Ç art poétique È de l'écrivain. DéÞnir
quels
166 Yves Hersant, Ç Le latin sur le bout de la langue
È, Fabienne DurandBogaert, Yves Hersant (dir.), Pascal Quignard,
Critique, tome LXIII, n °721-722, juin-juillet 2007, p. 455
167 Pour trouver les enfers, Paris, Galilée, 2006,
§60
sont les enjeux de cette esthétique du fragment que
semble contenir son écriture et dont on trouve les traces les plus
manifestes dans la forme simple qu'est le conte.
a . une esthétique du fragment
Ç La fragmentation est l'âme de
l'art168. È
Les réécritures bibliques apparaissent dans
l'édiÞce des essais de Pascal Quignard comme des vitraux dans une
cathédrale : elles représentent l'esprit impalpable qui y
règne, elles y diffusent une lumière, des couleurs. Elles
émaillent son texte comme les vitraux percent la pierre. Elles
apparaissent par touche, séparées les unes des autres.
L'unité biblique est rompue ; la somme, l'ensemble,
l'édiÞce qu'est le texte biblique est démonté, ses
pierres en sont désolidarisées, et Pascal Quignard se pla»t
à en émailler sont texte. Mais ces morceaux, il ne se contente
pas de les glisser dans l'édiÞce de sa pensée, avant cela,
il les retaille, les polie, les retravaille.
Nous assistons, dans le traitement des textes bibliques par
Pascal Quignard, à un double phénomène de fragmentation et
de réécriture. La Bible est éclatée dans les textes
quignardiens et ces éclats sont
168 Les Ombres errantes, op. cit., Paris, Grasset, 2002, p. 62
retravaillés, remodelés, transformés par
la plume quignardienne. Nous avons déterminé
précédemment quels sont ces fractions, ces morceaux de Bible.
Nous voulons, avant de revenir sur eux, poser un regard sur cette
méthode de réécriture qu'est la fragmentation et en
déÞnir les enjeux. Nous utilisons pour cette analyse les propos de
l'auteur dans son ouvrage Une Gêne technique à l'égard des
fragments169 qui porte sur La Bruyère, auteur le premier, aux
yeux de Pascal Quignard, à avoir systématiser l'écriture
fragmentaire.
théorie du fragment
L'écriture fragmentaire est bien ce qui
caractérise l'Ïuvre de Pascal Quignard. Les Petits Traités
et le Dernier Royaume en sont les meilleurs exemples, cinquante-six
traités eux-mêmes découpés en souschapitres par des
pattes de mouche constituent le premier ensemble, une succession de
pensées de longueur variable, organisées plus ou moins
thématiquement en chapitres constitue le second ensemble qui est un work
in progress. Une écriture en lambeaux qui correspond, qui incarne
l'esthétique des sordidae qu'est celle de l'écrivain. Un goLt
pour ce qui est
169 op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986,
réédition Galilée, 2005
en morceaux, ce qui est dépecé, de facon
générale pour tout ce qui est vile et que nous dissimulons
à notre propre conscience.
La désarticulation est un thème cher à
l'écrivain qui a consacré une préface aux Blasons
anatomiques du corps féminin :
Rares sont les époques qui dirent aussi
précisément quel idéal du corps féminin de la femme
tyrannisait leur désir. Rares aussi bien les époques oà
les poètes avouèrent aussi crüment les répugnances
que les corps des femmes suscitaient en eux. De l'enfance à la mort nous
ne cessons d'explorer à l'aveuglette une sorte de corps qui nous
contient sans doute mais aussi qui nous ravit à nous-mêmes. Nous
ne le possédons jamais. Nous ne le comprenons jamais. (É) Des
morceaux de membres partout, des déchets, des fragments de peau partout
et des cicatrices partout qui les suturent mais qui brusquement, on ne sait
pourquoi, saignent un peu, comme la lance du conte, ou qui brusquement
s'irritent ou purulent, tels des souvenirs violents qui reviennent à
l'improviste et gagnent et empourprent en un instant la face170.
Le corps, sa désarticulation, ses déchets, son
ordure sont ce qui intéresse Pascal Quignard, ce qui suscite chez lui
une fascination, ce qui est selon lui la vraie nature de l'homme et de ce
monde. Un goLt qui se retrouve dans son écriture qui est paratactique,
déconstruite, hachée, brusque, erratique, fulgurante. Elle est
faite de segments, de propositions juxtaposées ; Pascal Quignard
pratique
170 Blasons anatomiques du corps féminin, Paris,
Gallimard, 1982, p. 144
abondamment l'asyndète et le zeugma. Une percussion,
une explosion parfois. Une écriture multidirectionnelle171,
destinée à dérouter le lecteur, à le surprendre.
Pascal Quignard place cette écriture sous le patronage
de La Bruyère. Comme lui, dont il fait une supposée biographie
dans Une Gene esthétique à l'égard des
fragments172, il veut privilégier le discontinu au
linéaire, prôné par le classicisme à la Boileau, il
préfère les bouts, les morceaux, les miettes, les rognures, les
lambeaux. Il préfère la miniature, à l'instar de son
personnage Edouard Fufooz qui collectionne les choses les plus petites du monde
dans Les Escaliers de Chambord173.
Pascal Quignard, glosant le patronage de
Théophraste revendiqué par La Bruyère,
évoque les Proverbes de Salomon174, dont il dit qu'ils sont
sans rapport, mais qu'ils restent une source pour la forme. Le proverbe, tel
que pratiqué dans le livre biblique, semble obéir à un
Ç dualisme réßexe175 È, mettant toujours
en
171 Olivier Renault, Ç L'éclat bouleversant de
l'attaque È, Pascal Quignard, Critique, tome LXIII,
n°721-722, juin-juillet 2007, p. 467
172 op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986
173 Les Escaliers de Chambord, Paris, Gallimard, 1989
174 Une Gene technique à l'égard des fragments,
op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 17
175 ibid., p. 49
balance une notion et son contraire, soulignant toujours la
séparation, l'opposition.
De Salomon176 à Pascal Quignard en passant
par La Bruyère, on passe du proverbe au fragment en conservant la forme
d'une série discontinue de passages réßexifs,
poétiques, narratifs.
Le fragment est Ç la citation, le reliquat, le
talisman, l'abandon, l'ongle, le bout de tunique, l'os, le
déchet177 (É) È Citations que tire Pascal
Quignard de la Bible. Reliquats que sont les vestiges des textes apocryphes,
destinés à tomber dans l'oubli de la civilisation qui les
rejette. Talismans que sont certaines scènes bibliques qui nous
délivrent les secrets de notre être, comme le sacrifice d'Abraham,
Ç il y a dans notre héritage des plaies incurables178
È. Bout de tunique, comme Ç la frange du vêtement È
du Christ qu'une femme saisit dans l'attente d'un miracle qui arrive
effectivement179. Déchets de l'existence quotidienne, de
toute l'existence.
176 TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp. 967-1000
177 Une Gêne technique à l'égard des
fragments, op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 44
178 Sur le Jadis, op. cit., chapitre XCV, Ç La montagne
È, Paris, Grasset, 2002, p. 302
179 Evangile selon Luc, Ç Guérison d'une femme et
résurrection de la fille de Ja
·ros È, 8 ; 44, TOB,
op.cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 1482
vie fragmentée
Aux yeux de Pascal Quignard, c'est bien de l'existence
elle-même que procède cette fragmentation, la séparation
des sexes étant une rupture en soi, la différenciation des sexes
étant une séparation de l'homme d'avec lui-même. C'est ce
que raconte le second récit de création de l'homme :
Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l'homme qui
s'endormit ; il prit une de ses côtes et referma les chairs à sa
place. Le Seigneur Dieu transforma la côte qu'il avait prise à
l'home en une femme qu'il lui amena. L'homme s'écria : Ç Voici
cette fois l'os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l'appellera
femme car c'est de l'homme qu'elle a été prise180.
È
De l'ish est créée l'isha, de la
séparation de la chair d'avec le corps vient la différentiation
des sexes.
La naissance humaine est elle aussi en soi un
déchirement, une séparation, une mise en pièce du couple
mère-enfant. La défusion des corps, dans la différence des
sexes et dans la naissance, rend l'existence humaine Ç structurellement
fragmentaire181 È.
180 Genèse, Ç Le paradis terrestre È, 2 ;
21-23, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 24
181 Une Gêne technique à l'égard des
fragments, op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 27
La séparation d'avec la femme, d'avec la mère,
d'avec Ç une femme qui parlait l'allemand È, d'avec une femme
qu'on a aimée, voilà les déchirements qui mettent la vie
d'un homme en morceaux, en miettes, en lambeaux.
La mort enÞn est une séparation, une rupture
ultime. Ç Pour les hommes la vie est 1. inachevable, 2. interrompue, 3.
malmenée de part en part par cette coupure imprévisible. Telle
est la condition temporelle de l'homme182. È
La vie est éclatée, découpée,
hachée, succession de séparations auxquelles l'écriture ne
sert pas de suture, de couture, puisqu'elle est elle-même encore
fragmentée, inquiète, discontinue.
écriture en lambeaux
Pascal Quignard s'attache au détail, à la petite
chose, au moindre. Le tout petit, un seul mot parfois peut contenir et
résumer la totalité d'une pensée. Les lapsus en disent
parfois plus long que tout un discours. Voilà un postulat qui dirige
l'attention de l'écrivain et justiÞe son écriture.
182 Sur le Jadis, op. cit., chapitre XLVI, Ç Sur le mot
grec aorista È, Paris, Grasset, 2002, p. 130
L'élément premier de cette écriture
fragmentaire est l'attaque, cette facon qu'a l'auteur de lancer une phrase
affirmative au lecteur. Des éléments donnés sans
explication, livrés dans leur étrangeté, dans leur
incongruité. Une déclaration, une proclamation, un ton formel qui
surprend le lecteur, l'arrache à la douceur de la lecture, le fait
s'interroger ; pourquoi ? est-ce vrai ?
Les premiers mots des livres de Pascal Quignard sont toujours
des provocations. <<Jean de La Bruyère avait une
préférence marquée pour la couleur verte183.
È << Tous les matins du monde sont sans retour184.
È << Le chant du coq, l'aube, les chiens qui aboient, la
clarté qui se répand, l'homme qui se lève, la nature, le
temps, le rêve, la lucidité, tout est féroce185.
È Une attaca, un bloc, une
hétérogénéité, une plongée dans
l'univers quignardien, une rupture sans préparation d'avec le monde
<< réel È. Pascal Quignard ne ménage pas son
lecteur, aucune complaisance, c'est une forme de violence qu'il lui
inßige.
Le corps des livres de Pascal Quignard reste dans cette
esthétique de la discontinuité et de la rupture. Les chapitres ne
se suivent pas thématiquement. Ils sont
183 Une Gêne technique à l'égard des
fragments, op.cit., Saint Clément, Fata Morgana, 1986, p. 7
184 Petits Traités, op. cit., premier traité,
<< Traité sur Cordesse È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, p. 13
185 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre premier, Paris,
Grasset, 2002, p. 7
découpés en une infinité de petites
parties séparées ou non par des pattes de mouche. En leur sein,
les phrases ne sont pas toujours coordonnées entre elles, Pascal
Quignard usant de la parataxe. Au cÏur de la phrase enfin, les mots ne
sont pas toujours liés non plus, les figures du zeugma et de
l'asyndète dominent. Un seul exemple :
Collection de peintures mirifiques et ruineuses Un hareng
saur.
Un petit morceau de pain rongé.
Une ciboule et son vase.
Hu»tres et jambon.
Une flute contenant du vin rouge de 1640. Tabac et pipe.
Une botte d'asperge du XIXème
siècle186.
Une liste qui atteste à la fois de cette
écriture hachée et du goLt de Pascal Quignard pour les choses
viles de l'existence, des véritables natures mortes ici.
A toutes les échelles donc Pascal Quignard pratique et
affectionne la fragmentation. C'est bien ce travail de mise en pièce
qu'il réalise avec la Bible. Il brise l'ensemble, il brise la somme et
parsème son texte des morceaux ainsi obtenus. Il y a des pertes.
Beaucoup de livres de la Bible ne sont jamais évoqués par Pascal
Quignard. Quant à ceux qui sont cités, leur destinée est
incertaine. Certains épisodes seront réduits, diminués,
186 Sordidissimes, op. cit., chapitre LXI, Paris, Grasset, 2005,
p. 185
restreints pour Þnalement n'être plus que quelques
mots, Ezéchiel est réduit à une phrase187,
alors que Jonas188 est réécrit presque dans son
intégralité, entre deux volumes du Dernier Royaume, alors que la
Genèse est constamment convoquée, qu'elle émaille
l'ensemble de l'Ïuvre essayistique de Pascal Quignard.
Certains épisodes retiennent en effet
particulièrement l'attention de l'écrivain, donnant
lieu à nos yeux à une réécriture utilisant la forme
du conte.
b . le conte
<< Les contes précèdent à jamais les
pensées189. È
conte
L'histoire du conte est fondée sur une contradiction
majeure, celle d'une forme orale devenue écrite. Le conte est donc
à la fois une forme originelle, orale, on parle de
187 Les Paradisiaques, op. cit., chapitre VIII, <<
L'étreinte fabuleuse È, Paris, Grasset, 2005, p. 37 ; cite
Ezéchiel, 7 ; 22, TOB, op.cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, p. 627
188 Sur le Jadis, op.cit., chapitre LXXVIII, Paris, Grasset,
2002, p. 226 et Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LXXIV, Paris, Grasset,
2005, p. 252 ; cite Jonas 1-4, TOB, op.cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp.
712-714
189 Sordidissimes, op.cit., chapitre XX, << Sur la
braguette saillante des Portugais en 1542 È, Paris, grasset, 2005, p.
72
conte populaire, et une forme récente, écrite,
on parle alors de conte littéraire.
Au Moyen åge, le terme conte a une acception obscure, on
ne sait pas vraiment si elle désigne alors le texte lui-même ou sa
source orale. A partir de cette période et jusqu'à nos jours, le
terme conte désigne toujours une forme brève, une contrainte due
à son origine orale. Le conte devient le lieu spécifique
d'expression du merveilleux gr%oce aux contes de fées du XVIIème
siècle dont Perrault est le grand représentant. Le
XVIIIème siècle est celui du conte philosophique, dont Voltaire
est la meilleure illustration ; la liberté offerte par le
caractère merveilleux du conte laisse le champ libre aux utopies du
siècle. La forme brève du conte se confond parfois au
XIXème siècle avec la nouvelle, mais celui-ci reste toujours
tourné vers le merveilleux. Les siècles de la modernité
enfin sont ceux de la redéfinition et de la théorisation.
Les travaux de Propp190 et de
Bettelheim191, qui s'intéresse en particulier aux contes de
fées, nous permettent de restituer ici les enjeux majeurs de la forme du
conte. Tradition orale à l'origine, le conte a fait l'objet au fil des
siècles d'un processus de mise en écrit que l'on peut
caractériser de réécriture, car il met en action un
190 Vladimir Propp, Morphologie des contes, op.cit., Paris,
Seuil, 1970
191 Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées,
Paris, Gallimard, 1976
phénomène de fixation du texte étranger
à la tradition orale, mouvante et changeante par définition.
Ecrire le conte, c'est en donner une réécriture
définitive, figée, fixée. La mise en écrit est
fixante.
Devenu genre écrit, le conte conserve certains codes de
l'oralité : la brièveté, la rapidité, la
linéarité et l'aspect ludique. Il est le lieu
privilégié de l'imagination et de la création car il est
un lieu de liberté. Il a des vertus divertissantes, ainsi le conte
merveilleux, ou édifiantes, ainsi le conte philosophique.
Cependant, la tradition de la morale, qu'elle soit
formulée à la fin du texte ou quelle soit latente dans le corps
du texte, place le conte dans le domaine de l'éducatif, un aspect
largement démontré par les travaux de Bettelheim. Le conte est
toujours porteur d'un sens. Il n'est pas une simple histoire. S'il appartient
assurément au domaine du narratif, il reste proche des ses
ancêtres de la tradition orale que sont le mythe ou le proverbe, version
longue ou courte de la sagesse populaire.
De ces deux ancêtres majeurs il conserve du premier le
lien avec le merveilleux, appelé divin par les croyants, mais aussi le
réßexe de la redite, de la répétition, outil
didactique permettant d`assurer la communication, la transmission du message.
Du second il retient le goLt de
la formulette, la pointe, la Ç lance192
È dit Pascal Quignard.
contes quignardiens
Le conte est bien la forme qui intéresse le plus
l'écrivain. Cette forme simple semble constituer à ses yeux
l'objectif de l'écriture, symbole de concision la plus extreme, forme
ramassée dont la charge significative est profonde.
Pascal Quignard, de son propre aveu, dirige son
écriture vers cette forme qui allie la sobriété et la
force de sens. Dans son oeuvre les contes sont nombreux. En voici les
principaux exemples.
La Frontière193 est un ouvrage dans lequel
il crée un conte d'après les secrets que contiennent les azulejos
du palais de la Frontière près de Lisbonne. Avec le concours de
José Meco, historien de l'art spécialiste des azulejos, Pascal
Quignard reconstitue l'intrigue amoureuse et politique des amours de
Mademoiselle d'Alcobaça, Monsieur d'Oreiras et Monsieur de Jaume.
192 Blasons anatomiques du corps féminin, Paris,
Gallimard, 1982, p. 144
193 Paris, Michel Chandeigne, 1992
L'univers médiéval se retrouve dans L'amour
conjugal194, un conte sur l'amour et la vengeance dans un
décor de chevaliers et de Ç pastelliers È.
L'enfant au visage couleur de la mort195 est le
conte d'un enfant qui, pour avoir lu les livres, porte sur son visage la
couleur de la mort. Toute personne qui s'approche de l'enfant est lentement
mais irrémédiablement emporté dans la mort. Lorsque
l'enfant veut prendre femme, trois jeunes filles se présentent
successivement, trois noces ; les deux premières décèdent,
mais lors de la nuit nuptiale avec la troisième, l'enfant au visage
couleur de la mort Ç s'évanouit (É) faisant place à
la page d'un livre enluminé196. È Sur cette enluminure
est un Ç homme plus beau que n'est la naissance du jour197
È, et la troisième jeune fille s'éprend de cette figure de
papier, de cette image, elle la tient en main Ç sans cesse È,
cette Ç tête merveilleuse198 È, jusqu'à
en mourir elle aussi. Alors la mère de l'enfant brLle l'image, la page
enluminée, et dans les ßammes, celle-ci se contorsionne, Ç
développe l'image (É) de la tête
194 L'amour conjugal, Paris, Patrice Trigano, 1994
195 L'enfant au visage couleur de la mort, Paris, Galilée,
2005
196 ibid., p. 62
197 ibid., p. 64
198 ibid., p. 73
enluminée sur la page du livre199. È
Rythme ternaire, éléments de merveilleux, autant de signes de la
grammaire du conte qui sont présents ici.
La peinture de Valerio Adami, peintre et ami, lui inspire un
conte sur la création artistique : le père mort Ç arrache
toutes les lignes qui (É) couvrent [la toile] È du peintre et
Ç il les met sur son cr%one.200 È Puis il lui prend
ses yeux et s'en va regarder les vagues sur la rive d'un lac et leur parle. Un
conte narré par fragments, segments de phrases qui semblent
indépendants les uns des autres par les sauts de ligne, un effet de
juxtaposition, d'assemblage.
Quartier de la transportation201 est le livret
d'une exposition de Jean-Paul Marcheschi, un ami peintre de Pascal Quignard. Un
projet destiné à conserver la mémoire des bagnards de
Saint-Laurent-du-Maroni. L'artiste et l'écrivain ont créé
des vies humaines, inventé des silhouettes et des légendes.
Pascal Quignard invente des vies minuscules, en quelques lignes, des contes de
vies à ces êtres de mémoire. Il leur donne des
prénoms, des lieux de résidence, des épisodes de vie :
Haeno, Michel, Fursy, Lilith, Goliath, Eve, Annette, Gabin, Kouan Yin et
à chacun il rend son histoire, il crée sa légende.
199 ibid., p. 76
200 Valerio Adami, Paris, Galilée, 2006, p. 61
201 Quartier de la transportation, Rodez, éd. du Rouergue,
2006
Voici les principaux contes que contient l'Ïuvre de
Pascal Quignard. Mais si ces cinq contes le sont à l'échelle d'un
livre entier, les autres ouvrages de l'écrivain en contiennent de plus
petits encore. Les essais en comportent de nombreux. Les épisodes
bibliques en sont parfois la source.
contes bibliques
D'un mot, d'une image, d'une vision Pascal Quignard
recrée une histoire. Nous voulons ici revenir sur les
réécritures bibliques qui constituent à nos yeux une mise
en conte et expliquer en quoi nous pensons pouvoir faire commencer ces
récits par Ç il était une fois È.
Certains textes bibliques font, nous l'avons vu, l'objet d'une
réécriture dans leur ensemble, dans leur entièreté.
Sans forcément être repris dans leur intégralité,
certains textes sont réécrits dans la majeure partie des
éléments et surtout de l'esprit qu'ils contiennent.
Des personnages sont au centre de l'attention et de
l'écriture de Pascal Quignard. Jésus le premier, dont quasiment
toute la vie est réécrite, véritable petit évangile
que nous propose Pascal Quignard. Ç Il était une fois È un
petit enfant né à Nazareth qui fut placé dans une
mangeoire car ses parents étaient pauvres et manquaient de place (Les
Paradisiaques chapitre LXXV p. 260-261, Luc 2, TOB p. 1470). Il s'appelait
Jésus. Il était le Þls de Dieu et devint prêcheur. Un
jour, près du Temple de Jérusalem, devant la foule, il se baissa
pour écrire sur le sol (Petits Traités XXIème
traité p. 515 ; Jean 8, TOB p. 1525) mais personne n'y prêta
attention sauf son ami Jean, le plus Þdèle de ses compagnons. Ces
derniers, les apôtres, le suivirent dans les miracles qu'il accomplit,
comme celui d'une femme atteinte d'une hémorragie qui, touchant la
frange du manteau de Jésus, guérit immédiatement
(Sordidissimes chapitre LIV Ç Conte de l'hémorro
·sse
È p. 170, Luc 8 ; 43, TOB p. 1482). Mais la parole du Þls de Dieu
n'était pas la bienvenue sur terre, certains de ses compagnons la mirent
en doute (Petits Traités LIVème traité p. 584, Les Ombres
errantes chapitre XIX, p. 64 et Sordidissimes chapitre LXIV p. 192 ; Matthieu
27, Marc 14, Luc 22, Jean 14, TOB pp. 1433, 1461, 1505, 1535), et la
société le jugea (Les Ombres errantes chapitre XIX p. 59 ; Jean
18, TOB p. 1540) et le
condamna. Il fut crucifié dans la ville de
Jérusalem. Lorsqu'il est sur la croix,
un petit oiseau gris tout à coup descend et volette
autour de la croix. Il s'approche de Jésus et essaie à l'aide de
son bec d'arracher le clou qui est à la droite du seigneur et qui perce
sa main.
Le clou bouge un peu ; le sang coule sur sa gorge ; il recommence
encore.
Jésus ouvre les yeux, tourne son visage vers le petit
oiseau gris, le regarde qui s'échine. A voix très basse il lui
chuchote qu'en souvenir du secours qu'il a cherché à lui porter
sa poitrine restera marquée de son sang jusqu'à la fin des temps,
jusqu'à la fin du monde, jusqu'à l'engloutissement des oiseaux
dans l'espace202.
Au cours de la passion, un centurion romain, Longin, sur ordre
de Pilate, perce le ßanc du fils de Dieu.
C'était en vendredi - le jour oà
poussèrent les ronces et les épines, oà furent faites les
langues, oà s'approchèrent pour la première fois une femme
et un homme, oà Dieu inventa les sanglots. Alors le ciel s'obscurcit.
Alors la terre trembla. A cet instant, le sang de Jésus de Nazareth qui
coulait doucement sur le bois de la lance atteignit les doigts du centurion
Longin et les poissa. Il porta la main à ses yeux.
A l'instant oà le centurion Longin frotte ses yeux avec
le sang de Jésus de Nazareth qui coulait sur la hampe de sa lance,
aussitôt ses yeux se déssillèrent. Il crut. Il
renonça à l'état militaire. Il passa vingt-huit ans dans
un monastère, à Césarée, en
Capadoce203.
202 Petits Traités, op.cit., XXIIème traité,
Ç Traité du rouge gorge È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, p. 531
203 Petits Traités, op.cit., LVIème traité,
Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p.
615
Il mourut sur cette croix, ses derniers mots furent
adressés à son père, Ç Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m'as-tu abandonné ? È (Petits Traités XLVIème
traité p. 427, Matthieu TOB p. 1435, Marc TOB p. 1463). Quelques jours
plus tard, il revient à la vie, mais ses anciens amis ne le
reconnaissent pas, pas même la femme qu'il a aimée et qui l'a
aimé, Marie-Madeleine (Les Paradisiaques chapitre XXII p. 78-79 et
chapitre LXV pp. 224-225 ; Jean 20, TOB p. 1543).
Telle est l'histoire de Jésus que nous raconte Pascal
Quignard, un puzzle à reconstituer au fil de la lecture et qui nous
donne les clés d'un véritable petit conte : un héros, une
mission, une élection, des adjuvants, des opposants, du merveilleux, un
animal magique, des preuves et des épreuves et une fin. Une
écriture simple, concise, des répétitions qui soulignent
ce sur quoi l'attention doit se porter - le sang sur la lance. Une grammaire du
conte qui est ici respectée.
Outre Jésus, d'autres personnages de la Bible
retiennent l'attention de l'écrivain. Deux figures de l'Ancien Testament
deviennent les héros des contes quignardiens : Elisée et
Jonas.
Ç Il était une fois È un ermite, Elie,
qui vivait dans une grotte dans le Mont Horeb. Il refusait de Ç
reconna»tre
Dieu dans le bruit de l'ouragan È. Un jour, Ç il
y eut le bruit d'une brise légère. Dès qu'Elie l'entendit,
il se voila la face avec son manteau. Puis il sortit et se tint à
l'entrée de la grotte204. È Il refusait de descendre
de sa grotte. Il refusa de descendre conseiller le roi Akhazias qui lui envoya
trois émissaires (Rois II, 1 TOB p. 418).
Alors il élut pour successeur Elisée.
Elisée ne remercia pas son maître mais répondit, levant les
bras lentement :
-Je sais que vous mourrez mais silence !
Aussitôt saint Elie mourut.
Alors Elisée continua de se pencher et ramassa le manteau
de saint Elie.
A dater de ce jour oà Elisée ramassa son
manteau, l'expression Ç être près d'Elisée È,
signiÞa Ç être heureux È.
S'approchait-on de lui, le soleil lançait ses rayons,
du sel surgissait dans la paume des mains, une écuelle neuve se posait
sur la table, une eau jaillissait à côté du pied. On voyait
bien que Dieu était auprès de cet homme.
Un jour, il se trouva que des petits enfants le suivaient en
troupe sur le sentier du mont Carmel ; ils se moquaient de son apparence.
Excédé saint Elisée tourna son regard vers la forêt.
Deux ours sortirent des buissons de l'orée et les quarante-deux petits
enfants périrent sans exception, tous déchirés, tous
dévorés. C'était un homme merveilleux.
(É) Un jour vint oà Elisée fut
frappé par la maladie qui devait aboutir à sa mort. Ce
jour-là Joas lui-même se déplaça. Arrivé au
pied du mont Carmel, il se déchaussa. Pieds nus, il monta vers lui. Il
pénétra
204 Petits Traités, op.cit., LVIème traité,
Ç Longin È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio, 1997, p.
619
dans la grotte du saint. Il s'approcha de lui dans le noir car
le volet de la fenêtre de l'ermite était refermé. (Il y
avait une cahute de planches dans la grotte du mont Carmel.) Debout, touchant
le bois de la fenêtre, le roi Joas se mit à pleurer.
Il pleura tellement que ses larmes, passant par la rainure de
la fenêtre, coulaient sur le visage de l'ermite. Alors le vieil
Elisée se réveilla de la mort qui était en train de venir
et dit au roi, en s'essuyant la bouche et le visage avec le pan du manteau de
saint Elie :
-Va chercher un arc.
On apporta un arc au roi Joas.
-Bande ton arc.
Il le banda.
-Ouvre la fenêtre vers l'orient.
Il ouvrit le volet de planches.
-Tire !
Il tira.
Alors Elisée expira205.
Cette histoire est la réécriture exacte des vers
sur Elie et Elisée dans le second livre de Rois (Rois II 2 ; 3, 5, 13,
20, 21, 23-25, et 13 ; 14-17, 20 TOB pp. 418-419 et 433). Tous les
éléments du conte ne sont pas présents, mais la concision
et la linéarité du point de vue de la forme et la présence
d'un héros (Elisée), d'une mission (succéder à
Elie), d'un objet symbolique (le manteau), du merveilleux (les ours sortis de
la forêt) et d'une fin (la mort d'Elisée) du point de vue du
contenu en font le récit d'une destinée racontée,
contée.
205 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LI, Ç L'ombre
d'Elisée È, Paris, Grasset, 2005, pp. 175-177
Jonas suscite aussi l'écriture d'un conte. Ç Il
était une fois È un homme, Jonas, qui voulait Ç se rendre
È à Tarsis. Il embarqua au port de Joppé. Le navire fut
pris dans une tempête et ses matelots tirèrent au sort un homme
à donner à la mer en sacrifice pour l'apaiser. Jonas fut
désigné. Il se laissa jeter à l'eau sans résister.
Un poisson l'engloutit. Submergé, Ç à l'instant
d'être engouffré dans l'ab»me È il s'écria :
Ç L'algue entoure ma tête, je descends dans les pays
d'autrefois206. È
Le personnage biblique fuit en fait une requête divine,
la tempête est le signe de la colère de Dieu et, avalé par
le poisson, c'est à Dieu que s'adresse Jonas207. La
divinité est évacuée au bénéfice de la
nature qui devient l'agent divin, la divinité à apaiser. Ce
conte, qui présente une nouvelle fois les éléments
clés du genre, héros, mission, opposants, mise à
l'épreuve et merveilleux, comporte une dimension quasi animiste.
Enfin, deux personnages de la tradition chrétienne,
absents des Ecritures mais présents dans la littérature et
l'imaginaire chrétiens, Alexis et Eustache, deux saints, font l'objet
d'un retravail par Pascal Quignard.
206 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LXXIV, Ç
Joppé È, Paris, Grasset, 2005, p. 252
207 Jonas, 1-4, TOB, op. cit., Paris, Cerf, [1975], 2004, pp.
712-714
La vie d'Alexis, dont le poème agiographique
rédigé
en 1041 par Tedbalt qui en fait le récit est une
source de
la littérature française et de la langue
française, est
réécrite par Pascal Quignard dans Les
Paradisiaques208.
Ç Il était une fois >> le
fils d'un préfet et d'une patricienne
romains. Alexius devint adulte
et voulut prendre femme.
Le soir de sa noce, il refusa de coucher avec sa
femme, il
lui donna Ç un anneau d'or qui faisait le gage de
sa
servilité symbolique et la quitta. >> Il se rendit à
Edesse, en
Syrie, où se trouvait alors le saint suaire. Il fit
vÏu de
pauvreté et rentra à la basilique de la Vierge
Marie
d'Edesse où il resta dix-sept ans. Ç Soudain il eut
envie
de rentrer chez lui. >> Il rentra chez son père. Mais
à
Rome, personne ne le reconna»t. Il vécut en
mendiant
dans le palais de son père, inconnu, pendant dix-sept
ans
à nouveau. Sentant sa mort venir, il nota le récit de sa
vie.
Une nuit, deux empereurs, Arcadius et Honoruis, et le
pape Innocent
Ç firent tous les trois le même rêve qui leur
montre un
mort sous l'escalier préfectoral. >> Alexis
fut
découvert et le récit de sa vie avec lui, un officier
prend le
parchemin et Ç lit tout haut, devant tous, sa vie
secrète.>>
Ç Alexius quitte les siens pour rejoindre
l'unique
image. >> Voilà la quête du héros, une
quête qui ne sera
reconnu de personne de son vivant. Une quête
qui est
208 op.cit., chapitre XXVII, Ç Alexuis fils d'Euphemianus
>>, Paris, Grasset, 2005, pp. 140-144
sous le signe du merveilleux : le parallélisme des
durées, deux fois dix-sept ans, scelle la destinée du
héros. L'anneau est l'élément magique symbole de cette
quête, l'anneau étant un objet clé de l'univers des contes.
Le songe commun est aussi une donnée majeure du merveilleux du conte. Un
conte qui nous dit l'importance et le sens de toute vie secrète.
Le martyr d'Eustache-Placidus nous est enÞn
raconté dans un autre chapitre des Paradisiaques209. Ç
Il était une fois È un homme qui s'appelait Eustache et dont le
nom précédent était Placidus. Il dirigeait les
armées de l'empereur Trajan. Avec sa femme, ils avaient des jumeaux. Un
jour qu'il était à la chasse, Placidus leva un cerf, mais au
moment de le tuer, il eut la vision d'une croix dans les bois de l'animal,
Ç (c'était l'image de la croix servile sur laquelle le Þls
d'un dieu avait été cruciÞé sous l'empereur
Tibère.) È L'homme-cerf lui parla et lui dit Ç à
toi aussi il faut une souffrance. È Rentré chez lui, il
décida de se convertir Ç au dieu en forme de croix È. Sa
femme, ses deux enfants et lui furent baptisés. Il s'appela
désormais Eustache. Le pays d'Argentario, où ils vivaient, fut
alors touché de multiples épidémies et la famille eut
juste le temps de fuir en embarquant sur un bateau. Mais les matelots les
trahirent et jetèrent Eustache et ses deux
209 op. cit., chapitre LX, Ç Eustachius ante Placidus
vocabaturÉ È, Paris, Grasset, 2005, pp. 200-203
enfants à la mer aÞn de garder la femme à
leur merci. Tous les trois nagèrent jusqu'en Afrique, mais
arrivés là, chacun des deux enfants était sur la rive d'un
ßeuve et Eustache au milieu vit un crocodile s'emparer de la petite
Þlle et un lion du petit garçon. Ç La douleur de Placidus
fut plus profonde que celle de Job. È Mais les enfants avaient
été sauvés par des bergers et des pécheurs, ils
servaient alors dans l'armée d'Afrique. Mais la femme était
toujours en vie, elle était esclave dans l'armée Afrique.
Eustache retrouva l'empereur Trajan qui était en Afrique et prit le
commandement de l'armée. La première fois qu'ils se revirent avec
sa femme ils ne se reconnurent pas, avec leurs enfants ils ne se reconnurent
pas. La seconde fois qu'ils se revirent, ils parlèrent et tous se
reconnurent. L'armée de Trajan fut battue par Hadrien. Eustache et sa
famille, convertis au Ç dieu de la croix È, refusèrent de
sacriÞer à l'empereur. Ils furent exposés sur le champ.
Mais dans le cirque, les fauves, un lion et un crocodile, se
détournèrent d'eux après avoir reconnu les enfants qu'ils
avaient secourus des années plus tTMt. Ç Le douze des calendes
d'octobre È, Eustache et les siens furent sacriÞés.
Un héros, un animal magique (l'homme-cerf), une
destinée (celle de vivre un martyre similaire à celui du Christ),
des adjuvants merveilleux (les fauves bienveillants), des opposants (pirates,
empereur), et une
fin chargée de sens, une nouvelle fois tous les
éléments du conte sont présents.
Ainsi narrées, ces cinq vies, Jésus,
Elisée, Jonas, Alexis et Eustache, constituent cinq petits contes, cinq
destinées dont la dimension divine est évacuée par Pascal
Quignard au profit de leur dimension littéraire et philosophique. Ces
cinq personnages sont des héros, ils suscitent admiration, pitié
et crainte, et l'essence de leurs existences ne nécessite pas de longs
discours, quelques pages, quelques lignes suffisent pour en faire ressentir la
teneur et la profondeur.
Ces histoires, ces légendes, ces contes sont dans
l'écriture quignardienne une expérience, celle du changement de
forme. Les personnages bibliques et de la tradition chrétienne
deviennent des héros littéraires, incarnent des destinées
Ç romanesques È. La lettre biblique, dense, massive presque,
devient fragments, morceaux éparpillés, lambeaux parsemés
au gré de l'écriture.
3 . changement de forme; la quête d'une
forme
originelle
Dans son traitement de la source biblique, dans ses
réécritures, Pascal Quignard opère un changement de forme
significatif. Changer de forme est toujours générateur de sens.
Mais, à un degré supérieur, dans l'écriture de
Pascal Quignard, ce changement de forme fait sens dans sa démarche
générale de quête des origines.
du monument à la poussière
De l'éclatement de la Bible naissent des éclats
de Bible, des éclats bibliques. Pascal Quignard fragmente son texte
source, le découpe, le dépèce, le malmène, et
recompose, recolle, réorganise les restes, les scories, les bribes qui
ont survécu à son entreprise sauvage.
Lorsqu'il découpe la vie de Jésus en onze
fragments qu'il éparpille aux quatre coins de son oeuvre, Pascal
Quignard fait retour vers l'animalité première qui est la
nôtre, vers notre sauvagerie initiale, vers notre férocité
originelle. Comme nos ancêtres dans les forêts, Pascal Quignard
erre dans la Bible à la recherche d'une proie. Comme nos ancêtres
affamés il se jette sur la plus belle bête : Jésus, figure
centrale du Nouveau Testament, Jonas, un des personnages les plus connus de la
Bible, mais aussi Alexis, héros du livre ancêtre de la
littérature
française et Eustache, personnage de La Légende
dorée de Voragine, elle aussi à l'alpha de la littérature
française. Et il déchire ses proies, s'en régale.
D'Elisée qui laisse les ours dévorer les quarante-deux enfants du
Carmel, Pascal Quignard dit qu'il Ç était un homme
merveilleux210 È. Eloge de la cruauté, de la
férocité, de la brutalité principielle.
Le changement de forme est une brutalité faite au texte
source. Il est une transformation. Partant de la somme, de
l'édiÞce qu'est le texte biblique, Pascal Quignard effectue un
travail de réécriture majeur en tirant le texte biblique vers le
conte, vers le fragment. Ce qui est grand et dense devient petit et
épars. Cette démarche est, nous l'avons vu,
idéologiquement désacralisante, la
·cisante. La Bible est
une source littéraire, pas seulement un livre de foi.
Littérairement, c'est un plaidoyer pour une forme, plaidoyer pour
l'inÞme et le minuscule.
Les réécritures bibliques de Pascal Quignard
sont l'essai d'une autre expérience du Livre. Les vies minuscules, les
petits contes que nous propose l'écrivain vont dans le sens de la
Ç redécouverte de la singularité du
210 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LI, Ç L'ombre
d'Elisée È, Paris, Grasset, 2005, p. 175
petit contre la domination du monumental211
È. D'un monument Pascal Quignard fait de la poussière, cette
matière dont nous sommes initialement issus. Retour à la
poussière, retour à la matière initiale, originelle.
retour vers les origines
Ainsi, faisant l'éloge de la férocité,
pratiquant l'esthétique du sordide, Pascal Quignard affectionne
particulièrement tout ce qui touche à notre origine, tout ce qui
est le signe de ce que nous fûmes et que nous rejetons, que nous refusons
d'avoir été, que nous refusons d'être. Sauvages nous
fûmes ; barbares nous sommes, semble nous dire Pascal Quignard lors qu'il
établit ce lien entre notre origine chasseresse et nos comportements
bellicistes modernes. Dans son écriture malmenante et brusque,
l'écrivain assume cette part d'origine qui est en lui, qui est en
nous.
Son écriture se tourne ainsi vers ses propres origines,
et les origines de l'écriture sont multiples et complexes. L'origine de
l'écriture, c'est la main qui trace : c'est la poussière de
couleur qui frotte une paroi, c'est le stylet qui grave une tablette, c'est le
pinceau qui effleure un
211 Dominique Viart, Ç Le moindre mot È, art.
cité, Pascal Quignard, Revue des Sciences Humaines, n°
260, octobre-décembre 2000, p. 64
parchemin. Puis c'est la machine, qui impose la même
écriture, la même forme aux lettres.
L'ancêtre de l'écriture, c'est la parole. Les
histoires furent racontées avant d'être écrites.
L'ancêtre de la lecture, c'est l'écoute, l'attention à la
voix.
Le grand ancêtre du livre, c'est le Livre, c'est la
Bible, c'est la première parole, la première écriture, la
première impression. L'ancêtre de la littérature
française, c'est la Vie de Saint Alexis, source la plus lointaine de la
langue française, c'est La Légende dorée, livre le plus
lu, le plus copié, le plus commenté avec la Bible au
XIIIème siècle.
L'ancêtre du français, ce sont le grec et le
latin. Pascal Quignard écrit même
Thèse :
Le Français n'est pas du latin qui a
dérivé. (Syntaxe qui n'a rien à voir avec Rome. Lexique
qui n'a rien à voir avec Athènes. Etc.)
Contre-argument :
C'est du latin tout court.
(Nationalisme :
Le latin, c'es du français de cuisine212.)
Pascal Quignard, dans l'ensemble de sa démarche,
réalise un retour vers l'origine, un retour vers l'originel, vers la
source, vers l'alpha, vers ce qu'il nomme l'objet petit a. L'écrivain
nous propose une archéologie de notre être et de nos pratiques de
langage, car l'homme se
212 Petits Traités, op. cit., IXème traité,
Ç Les langues et la mort È, Paris, Gallimard, [1990], coll.
Folio, 1997, p. 160
définit ainsi : Ç nous somme un peu de
poussière et nous savons quelques chose des langues213.
È
Choisissant le conte et le fragment, Pascal Quignard se tourne
vers l'origine, car ils sont originaires, originels. La fragmentation est
à la source de toute l'expérience humaine, de l'origine de
l'individu à sa séparation finale d'avec le monde. Le conte est
tourné vers l'enfance, vers le silence de l'enfant qui écoute, il
est tourné vers le rêve, il est tourné vers ce monde de
l'avant qui est le Perdu de Pascal Quignard.
Mais dans cette remontée vers l'originel, le conte
appara»t comme une donnée paradoxale. Le retour vers le conte
constitue en soi un retour vers l'oralité. Pascal Quignard
développe dans l'ensemble de son oeuvre une haine de la parole. Il dit
écrire car c'est Ç la seule façon de parler en se
taisant214. È Une quête de silence. Une quête de
nuit. Une haine de la parole qui s'étend en une haine du langage. Pascal
Quignard est le Ç misologue È, le Ç logoclaste È,
le Ç phonoclaste È.
Il y a dans l'écriture et dans la vie de Pascal
Quignard un désir de quitter la langue, de s'arracher à cette
fatalité, de s'en défaire. Mais le silence est tout aussi
dangereux. Le mot sur le bout de la langue, l'autisme sont les
213 Petits Traités, op. cit., XLIIIème
traité, Ç L'oreille de Marie È, Paris, Gallimard, [1990],
coll. Folio, 1997, p. 370, cite Bérulle.
214 Le nom sur le bout de la langue, op. cit., Paris, P.O.L,
1993, p. 62
expériences de cette tragédie du silence.
<< Le langage est la seule résurrection pour ce qui a
disparu215 È ; aussi défaillant soit-il, le langage
est le seul à pouvoir exercer cette transmission216, cette
tentative de retour du Perdu. Il est l'unique moyen de consulter, de sonder les
origines du monde, de l'homme, de l'individu, de l'écriture, de la
littérature.
A l'image des Þls de Noé qui recouvrent la
nudité de leur père << à reculons (incedentes
retrorsum)217 È, Pascal Quignard écrit à
reculons, s'en retourne vers là d'où il vient, vers là
d'où nous venons. Un saumon qui fraie pour aller mourir là
où il vint au monde.
Se retournant sur son origine, se retournant sur son enfance,
Pascal Quignard se retourne sur la Bible. Elle est à la source de son
écriture. Nous avons vu les traitements qu'il lui inßige, le
travail de découpage qu'il effectue pour intégrer ce
matériau primaire, premier, principiel à sa démarche
littéraire.
215 Sur le Jadis, op.cit., chapitre XI, Paris, Grasset, 2002, p.
28
216 Laurence Werner David, << La mémoire la plus
lointaine È, Fabienne Durand-Bogaert, Yves Hersant (dir.), Pascal
Quignard, Critique, tome LXIII, n °721-722, juin-juillet 2007, p. 509
217 Les Paradisiaques, op.cit., chapitre LIII, << Le bois
sacré È, Paris, Grasset, 2005, p. 179-180
conclusion : Ç incende quod odorasti
È
Ç Il n'y a pas Ç le livre È. Il y eut des
livres218. È
Il y a dans les réécritures bibliques une double
dimension d'attraction-répulsion par rapport à la source. Les
pages de l'Ïuvre de Pascal Quignard sont pleines de cette attraction, de
cette attirance presque incontrôlable, presque réßexe vers
ce texte. Il est le socle de la culture de l'écrivain. Il est à
l'alpha de la littérature. C'est une source inévitable.
En même temps, le travail de réécriture
qu'effectue Pascal Quignard constitue un travail de mise à distance, un
repositionnement idéologique. Il y a par rapport au dogmatisme biblique
une répulsion elle aussi réßexe par moments. Le texte
biblique est rejeté en ce qu'il constitue l'origine des religions et
donc la source de certains aspects intransigeants de la foi.
Mais l'écriture quignardienne ne se veut pas
idéologique. Ce phénomène d'attraction-répulsion se
retrouve sur le plan littéraire. Le livre qu'est la Bible exerce une
attraction en tant que tel, une attraction littéraire. En tant que tel,
en tant que Ç le Livre È, en tant que livre unique, il exerce
aussi cette répulsion, ce rejet de l'unique.
218 Petits Traités, op. cit., XVIIème
traité, Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio,
1997, p. 316
Entre ces deux tendances, Pascal Quignard, par le biais de la
réécriture, opère un travail de prise en compte et de
remise en question.
1 . attraction biblique
Le nombre et la diversité des références
à la Bible dont nous avons fait l'examen dans cette étude
attestent de l'indéniable attraction exercée par la source
biblique sur l'écriture et l'imaginaire de Pascal Quignard. Elle
s'explique par des raisons biographiques culturelles, la Bible est le fondement
de la culture catholique dans laquelle a été élevé
l'écrivain. Elle est à la source de la littérature
européenne aussi, de toute la culture judéochrétienne.
source
La Bible attire, intéresse, fascine parfois en tant que
source culturelle. Elle est à la clé de la culture
européenne et de la littérature en particulier. La Bible,
manuscrit le plus copié, premier livre imprimé, livre le plus
vendu et le plus lu, reste aujourd'hui le livre commun à toute la
culture européenne. A travers les siècles qui Þrent notre
humanité, elle a toujours eu un rTMle clé, un rTMle majeur.
Elle a été et reste une source majeure
d'inspiration pour la littérature, La Légende dorée,
source affectionnée par Pascal Quignard, qui fait le récit de la
vie de centaines de saints, en est la première preuve. La place
occupée par les épisodes et les personnages bibliques dans
l'Ïuvre de Pascal Quignard en est la preuve la plus récente. La
Bible est une source majeure de la littérature.
Pour Pascal Quignard elle est, nous l'avons vu, le terreau
propice à l'imagination ; à partir de détails
l'écrivain glose, invente et crée des histoires, des contes.
origine
Ces histoires et ces contes sont tous dirigés par une
question, la question majeure de l'entreprise quignardienne, celle de la
recherche des origines. L'écriture de Pascal Quignard est une
écriture à reculons, une écriture à rebours, elle
se tourne, se retourne, agit par tours et détours. Toujours elle se
dirige vers l'avant, l'ante, vers l'origine.
La Bible est à ce titre une source clé. En elle
se concentrent des aspects de l'origine du monde, de l'origine de l'homme, de
l'origine de la langue, de l'origine de l'écriture, de l'origine de la
littérature enÞn.
A cette source, Pascal Quignard puise le matériau le
plus large possible, afin de toucher au plus grand nombre d'aspects de
l'origine possible. Aussi son attitude par rapport à ce texte-source est
diverse. Dans le travail de réécriture, Pascal Quignard adopte
des formes différentes, de la citation à la traduction, nous
l'avons vu. Elles se font aussi sur différents modes que nous voulons
envisager à présent.
L'entreprise de réécriture des textes
sacrés, qu'ils soient du canon ou apocryphes, constitue en soi une
désacralisation. Nous avons vu dans les réécritures des
livres de Jonas et d'Elie que la dimension divine est évacuée au
profit de la nature. C'est elle dont la colère doit être
apaisée par le sacrifice de Jonas, c'est elle qui venge Elisée
dont les enfants du Carmel se sont moqués. Le traitement scientifique de
la création, l'acquisition de l'écriture quignardienne aux
thèses darwinistes achève de prouver que le divin est
évacué, rendu obsolète.
Ainsi la Bible est une source dans la quête de
l'origine, mais elle n'est en rien une fin, en rien une réponse. Elle
n'est qu'un outil dans l'entreprise de l'écrivain. Elle est
utilisée et dépassée.
Le regard de Pascal Quignard est celui d'un lecteur, comme il
se définit lui-même, et d'un écrivain. Son entreprise est
littéraire, ainsi la Bible est-elle utilisée comme source
littéraire, ce qui semble constituer l'étape
supérieure de cette désacralisation. La Bible,
non seulement privée de sa dimension divine, est livrée à
la lecture des profanes, elle n'est plus un livre de foi mais un objet
littéraire. C'est bien ce à quoi semble nous inviter les contes
que réécrit Pascal Quignard, à relire la Bible comme un
grand recueil d'histoires merveilleuses, avec des héros, des personnages
bienveillants, d'autres malveillants, des aventures et de la magie. Une
entreprise de la
·cisation en somme.
Car Pascal Quignard remet fortement en question cette source
majeure qu'est la Bible. Le texte sacré, si l'écrivain y puise
largement, est fortement critiqué, et pas seulement sur des aspects
théologiques.
2 . répulsion
L'effet de répulsion exercé par la Bible, tel
qu'on peut le percevoir dans les écrits de Pascal Quignard, est de deux
natures. La première, nous l'avons déjà
évoquée, est d'ordre idéologique. La seconde est elle
d'ordre littéraire.
idéologie
L'un des ressorts de la désacralisation entreprise par
Pascal Quignard est la dénonciation. Ultime étape du travail de
remise en question qu'il effectue par rapport à la Bible, la
dénonciation des crimes générés par les religions,
par le Christianisme219 en particulier, dont est issu
l'écrivain et qu'il semble dès lors repousser avec
dégoût.
le refus de l'unité
EnÞn, le second aspect du rejet de la source biblique
par Pascal Quignard est celui du refus de l'unicité. Un refus de ce qui
prétend à l'unité et à l'unicité. Ç
Il n'y a pas Ç le livre È. Il y eut des livres220.
È
La Bible n'est pas le premier livre, n'est pas la source
unique. Elle est une source parmi d'autres. Même, au sein des
écritures sacrées, le canon n'est pas la seule source, pas
l'unique source. Les textes apocryphes sont également dignes
d'intérêt ; ainsi nous le montre l'écrivain en puisant ses
références dans des textes non reconnus pas le canon.
219 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre XXVII, Paris,
Grasset, 2002, p. 87
220 Petits Traités, op. cit., XVIIème
traité, Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio,
1997, p. 316
Refus du dogmatisme de l'unique. Pascal Quignard prTMne le
multiple et la diversité. Dans ses sources mais dans les langues aussi.
Si sa préférence va au latin, le multilinguisme de ses oeuvres
est la preuve de ce rejet. En est aussi une preuve ses écrits sur Babel,
épisode clé de la Bible, symbole des interrogations des hommes
sur leurs origines. L'écriture plurilingue de Pascal Quignard, qui
mêle aussi les alphabets d'ailleurs, se situe bien dans
l'après-Babel, après la langue unique, après la domination
de l'un.
Ce refus de l'unique se retrouve dans l'écriture de
Pascal Quignard même, puisqu'il pratique la fragmentation, la mise en
pièce de l'un, de l'édiÞce. A l'unité il
préfère le morceau.
Cet Ç art poétique È du petit, du
fragmenté, de la solitude en somme se retrouve dans l'amour de
l'anachorèse exprimé par l'écrivain à diverses
reprises dans son oeuvre et dans ses entretiens. Pascal Quignard brise la
linéarité, brise l'unité. Il refuse le Livre unique, le
Dieu unique, refuse la société, le monde, ce monde qu'il semble
ne pas toujours comprendre, refus de l'unité à laquelle
prétende ce monde. Un monde qu'il semble pourtant interroger sans cesse
dans ses écrits.
Ainsi le paradoxe de ses écrits : ils interrogent le
monde dans son intégralité et en tirent un aspect que
nous jugeons encyclopédique. Pourtant, cette forme est
bien à l'opposé de l'écriture fragmentaire ;
l'encyclopédie est monolithe, exhaustive, elle tend à
l'homogénéité. Alors que l'écriture quignardienne
est plus que jamais celle de l'hétérogène : apophtegmes,
ha
·ku parfois, aphorismes, autant de petites formes fragmentaires qui
parsèment les livres de Pascal Quignard.
Mais le refus de l'unité, le refus de l'unicité
ne constitue pas un refus de la totalité. Et c'es bien un sentiment de
totalité qui émane des pages de ces essais ; la Bible, en tant
que tout, agit comme un modèle/contremodèle. Dans ce jeu des
formes et de mises en forme, si le conte semble être la quête de
Pascal Quignard, si le fragment emporte sa préférence, c'est dans
l'essai, la forme de ses écrits, que le conte vient se nicher. L'essai
est en effet le genre qui englobe toutes ces formes fragmentaires. L'essai,
signe de la démarche totalisante des écrits de Pascal
Quignard.
Dans le foisonnement de lances, d'essais, de tentatives que
fait Pascal Quignard dans sa remontée épique vers les origines,
remontée sinueuse, faite de tours et de détours, de retours et de
sauts, parcours complexe dans lequel la Bible tient une place majeure et
complexe. Elle y est présente comme dans une mosa
·que, par
touches, touches en aquarelle parfois, tant l'original
est aisé à déceler, touches en peinture
à l'huile d'autres fois, tant la matière épaisse recouvre
l'original, le laissant presque imperceptible.
Visible invisible, la Bible est déguisée dans le
texte de Pascal Quignard. Elle est maquillée, grimée, pour
être mise en valeur ou au contraire pour être moquée, comme
un bouffon royal. Cachée parfois, de honte. Les
réécritures bibliques sont dans les essais de Pascal Quignard
comme l'outil littéraire nécessaire pour l'intégration de
ce matériau primaire, indispensable, irréfutable, inoubliable
qu'est la Bible.
bibliographies
I . bibliographie quignardienne
1 . corpus
Petits Traités, [1990], Paris, Gallimard, coll. Folio,
1997, tomes I à VIII
Les Septante, Paris, Patrice Trigano, 1994
Dernier Royaume, tomes I à V :
-Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002 -Sur le Jadis, Paris,
Grasset, 2002
-Ab»mes, Paris, Grasset, 2002
-Les Paradisiaques, Paris, Grasset, 2005 -Sordidissimes, Paris,
Grasset, 2005
2 . autres
Alexandra de Lycophron, Paris, Mercure de France, 1971
Blasons anatomiques du corps féminin, préface de
Pascal Quignard, Paris, Gallimard, 1982
Une Gene technique à l'égard des fragments,
SaintClément, Fata Morgana, 1986, réédition
Galilée, 2005
Les Escaliers de Chambord, Paris, Gallimard, 1989
Kong Souen-Long, Sur le doigt qui montre cela, Paris, Michel
Chandeigne, 1990
La Frontière, Paris, Michel Chandeigne, 1992
Le Nom sur le bout de la langue, Paris, P.O.L, 1993 L'amour
conjugal, Paris, Patrice Trigano, 1994
Le Sexe et l'effroi, Paris, Gallimard, 1994
Inter aerias fagos, Paris, [Orange Export Ltd, 1979],
Galilée, 2005
L'enfant au visage couleur de la mort, Paris, Galilée,
2005
Quartier de la transportation, Rodez, éd. du Rouergue,
2006
Valerio Adami, Paris, Galilée, 2006
Pour trouver les enfers, Paris, Galilée, 2006 La Nuit
sexuelle, Paris, Flammarion, 2007 II . bibliographie
critique
1 . généralités sur Pascal
Quignard
ARGAN Catherine, entretien avec Pascal Quignard, Lire, septembre
2002, pp. 96-102
BONNEFIS Philippe, LYOTARD Dolorès (dir.), Pascal
Quignard, figure d'un lettré, colloque de Cerisy-la-Salle du 10 au 17
juillet 2004, Paris, Galilée, 2005
DURAND-BOGAERT Fabienne, HERSANT Yves (dir.), Pascal Quignard,
Critique, tome LXIII, n°721-722, juin-juillet 2007
KANTCHEFF Christophe, entretien avec Pascal Quignard, Le
Matricule des Anges, n° 10, 15 décembre 1994-15 février
1995
LAPEYRE-DESMAISON Chantal, Pascal Quignard le solitaire,
Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, [2002], Galilée, coll.
Lignes Þctives, 2006
LYOTARD Dolores (dir.), Pascal Quignard, Revue des Sciences
Humaines, n°260, octobre-décembre 2000
MALATERRE Jacques, Ç A mi-mots. Pascal Quignard È,
MK2 doc, 2004
PAUTROT Jean-Louis, ALLEGRE Christian, Ç Pascal
Quignard, ou le noyau incommunicable È, Etudes françaises,
n°40, 2, Presses Universitaires de Montréal, 2004
SALGAS Jean-Pierre, Ç Ecrire n'est pas un choix mais un
symptôme È, article paru dans La Quinzaine littéraire,
n° 565, mars 1990, pp. 17-19
SAUTEL Nadine, entretien avec Pascal Quignard, Ç La
nostalgie du perdu È, Le Magazine Littéraire, n° 412,
septembre 2002, pp. 98-103
2 . sur la Septante
COUSIN Hugues, La Bible grecque, La Septante,
Supplément aux Cahiers Evangile, n°74, Paris, Cerf, décembre
1990
DORIVAL Gilles, HARL Marguerite, MUNNICH Olivier, La Bible
grecque des Septante, Du Juda
·sme hellénistique au
christianisme ancien, Paris, Cerf/CNRS, 1988
DORIVAL Gilles, MUNNICH Olivier (dir.), Ç Selon les
Septante È, Hommage à Marguerite Harl, Paris, Cerf, 1995
HARL Marguerite, Ç La place de la Septante dans les
études bibliques È, Esprit et Vie, n°65, septembre 2002
JOOSTER Jean, LE MOIGNE Philippe (dir.), L'apport de la
Septante aux études sur l'Antiquité, actes du colloque de
Strasbourg des 8 et 9 novembre 2002, Paris, Cerf, 2002
3 . sur la lettre d'Aristée
HADAS Moses (trad.), Aristeas to Philocrates,
Harper&Brothers, New-York, 1951
PELLETIER André (trad.), Lettre d'Aristée à
Philocrate, Paris, Cerf, 1962
THACHERAY John (trad.), The Letter of Aristeas, London,
Macmillan, 1904
4 . théorie de la traduction
DE LAUNAY Marc, Qu'est-ce que traduire ?, Paris, Vrin, 2006
DOSSE Mathieu, PESLIER Julia, «Au (re)commencement du texte
: est-ce traduire, est-ce commenter ? È, Acta Fabula, vol. 9, n° 2,
URL :
http://www.fabula.org/revue/
document3874.php, février 2008
ECO Umberto, Dire presque la même chose, Paris, Grasset,
2007
MESCHONNIC Henri, Poétique du traduire, Paris, Verdier,
1999
NOUSS Alexis, Ç L'essai sur la traduction de Walter
Benjamin. Traductions critiques È, TTR, Université McGill,
Montréal, vol. X, n°2, 1997
STEINER George, After Babel, Oxford University Press, New York,
1975
Après Babel. Une poétique du dire et de la
traduction, Paris, Albin Michel, 1978
5 . théorie du conte
BETTELHEIM Bruno, Psychanalyse des contes de fées, Paris,
Gallimard, 1976
LEVI-STRAUSS Claude, La structure et la forme, Paris, Seuil,
1960
PROPP Vladimir, Morphologie des contes, Paris, Seuil, 1970
6 . ouvrages généraux
GERARD André-Marie, Dictionnaire de la Bible, Paris,
Robert Laffont, 1990
Traduction Îcuménique de la Bible, [1975], Paris,
SBF/ Cerf, 2004
La Bible d'Alexandrie, traduction et notes de Marguerite Harl,
Paris, Cerf, depuis 1986