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La négociation de la prise en charge dans une maison de repos et de soins bruxelloise

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par Anne- Claire ORBAN
Université libre de Bruxelles - Master en anthropologie 2012
  

Disponible en mode multipage

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UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES

FACULTE DES SCIENCES SOCIALES ET POLITIQUES Département des sciences sociales et des sciences du travail

Année académique 2012 - 2013

Directeur: M. le Professeur Marc Lenaerts

LA NÉGOCIATION DE LA PRISE EN CHARGE DANS UNE MAISON DE REPOS ET DE SOINS BRUXELLOISE.

Anne-Claire ORBAN

Mémoire présenté en vue de l'obtention du grade de Master en Anthropologie à finalité sociale et culturelle

Petit regard enfin « aux Copaing' » grâce à qui ces années universitaires se termineront en beauté !

Je remercie chaleureusement Mathilde, Mme Oste et le Docteur Tudor pour le temps qu'ils m'ont chacun accordé mais surtout pour leur ouverture, leur sympathie et leur accueil à chacune de mes visites. Merci à Valérie pour le refuge qu'elle m'offrait dans son local de secrétariat. Sans eux, ce terrain aurait été bien moins agréable.

Merci au CPAS de Bruxelles et à Mr. Marc de m'avoir ouvert les portes de l'établissement avec tellement de confiance.

Merci à mes lecteurs, Mme Carbonnelle et Mr Lebeer de m'avoir remise sur la voie quand je m'égarais. Il ne s'agissait peut-être que de petits conseils insignifiants à leurs yeux, mais croyez-moi, ils m'ont été capitaux ! Merci à Mr Lenaerts également.

Un tout grand Merci à « mes ptits vieux » pour leur relecture (et à Marie-Claire, pour le temps passé à s'énerver devant l'imprimante. Ne t'inquiète pas, ça ne marche jamais comme on veut ces trucs là !) ; à mes parents : à ma mère pour son attention quotidienne (notamment les crèmes pudding du dimanche, même ratées...) et son implication dans mes études en général, à la « larme à l'oeil » encourageante de mon père et à ses conseils perspicaces ; à mon petit frère pour m'avoir prêter sa chaise de bureau grise si confortable... ; à Kim pour ses encouragements et la confiance qu'il me donne dans les moments de doute (et c'est pas facile !) ; à Marie pour ses virgules ; à la communauté Libre Office pour leur traitement de texte si simple à utiliser ; et à Laurie, Astrid et Guénaëlle pour le soutien mutuel apporté pendant notre semaine Blocus périgourdine.

Ils y vivent, elles y travaillent Ils y pensent, elles y pansent Ils ont le temps, elles ne l'ont pas Ils y rêvent, elles s'épuisent

&&&

Lieu entre deux mondes Où au final, au lieu que ne s'affrontent Ceux et celles que tout sépare C'est autour de l'amour pour l'autre Que chacun trouve sa part

1

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 3

PARTIE I : LE CONTEXTE DIT « LOINTAIN »,

Ou : Analyse des éléments de la situation

9

CHAPITRE 1 : UNE MAISON DE REPOS ET DE SOINS 10

1.1 Une population spécifique 10

Une première sélection, 10 ; Une seconde sélection, 14

1.2 Une vue de l'intérieur 15

CHAPITRE 2 : UN ÉTABLISSEMENT DU 16ÈME SIÈCLE 18

2.1 Le bâtiment et sa direction 18

2.2 Évolution du règlement 20

Critère de sélection, 20 ; Normes d'hygiène, 21 ; Vie sexuelle, 21 ; Travail forcé, 22 ; Culte, 23 ; Civilité, 23

CHAPITRE 3 : UN ÉTABLISSEMENT PUBLIC 28

3.1 Public, privé, ASBL : quelles différences ? 28

3.2 Un contrôle externe 28

3.3 Une certaine population 30

3.4 Immobilité et persistance 31

3.5 Réinsertion sociale 35

CHAPITRE 4 : UNE MAISON BRUXELLOISE 36

4.1 Offre résidentielle à Bruxelles 36

4.2 Une taille et un prix 37

4.3 Une certaine population 37

CHAPTIRE 5 : Coup d'oeil sur l'organisation officielle 39

5.1 La structure de la maison 39

5.2 Trois sous-division 46

Division spatiale, 46 ; Division fonctionnelle, 49 ; Division temporelle, 52

56

57

CONCLUSION PARTIE I

Ou : Que retenir pour la suite ?

PARTIE II : LE CONTEXTE DIT « PROCHE »

Ou : Le grand plongeon dans les négociations.

CHAPITRE 6 : UN MYSTÉRIEUX TRIANGLE 58

6.1 « Brainstorming » et catégorisation 58

6.2 Les « patients » : le pôle hospitalier 62

2

La matérialité, 62 ; Le fonctionnement d'équipe, 63 ; Les soins, 64 ; Qu'en disent les résidents ?,64

6.3 Les « résidents » : le pôle palliatif 65

Le respect de la liberté, 67 ; Le fonctionnement d'équipe, 68

6.4 Les « résidants » : le pôle domicile 70
L'intimité et l'intrusion, 71 ; La vie privée, 72

6.5 Une quatrième dimension... 73

6.6 Une situation qui coince 75

CHAPITRE 7 : VOUS AVEZ DIT BIEN-ÊTRE ? 78

7.1 Stimuler 79

7.2 Converser 83

7.3 Surveiller 84

7.4 Se reposer 86

CHAPITRE 8 : AU-DELÀ DE LA HIÉRARCHIE 89

8.1 Histoire d'amour ou d'amitié, la question des affinités 89

Choix affectif des résidents, 90 ; Choix affectif du personnel, 92 ; Un apprentissage partagé, 93

8.2 Histoire de techniques et d'expérience, la place du savoir-faire 97

Frontière Médecin -- Direction, 97 ; Frontière Infirmière --

Médecin, 98 ; Frontière Aide-soignante -- Infirmière, 99 ; Frontière Aide-logistique -- Personnel soignant, 101

8.3 Derrière la scène... 102

CHAPITRE 9 : ÉLARGIR LE MONDE : UN PERSONNAGE AMBIGU 105

9.1 Mi dedans, mi dehors : une place paradoxale 105

9.2 Soupape de sécurité 108

9.3 Une transgression sélective 110

CHAPITRE 10 : MÉTHODOLOGIE SUIVIE 113

10.1 Une entrée négociée et « encliquée » 113

10.2 Différents groupes, différents « territoires », différentes approches 117

10.3 Oui mais concrètement ? 119

10.4 Et théoriquement ? 120

DISCUSSIONS CONCLUSIVES

Ou : L'histoire dont ils sont les héros.

124

LISTE DES ENCADRÉS 132

LISTE DES RÉFÉRENCES CITÉES 133

ANNEXES 139

3

INTRODUCTION

Vous avez 60 ans ou plus ? Sachez que vous faites aujourd'hui partie de la catégorie des « personnes âgées »... Vous ne les avez pas encore ? Vous y arriverez ! D'ici une vingtaine d'années, vous serez peut-être le belge sur 5 ayant plus de 65 ans ( ou serez-vous dans les 3% des plus de 85 ans ?) (Rapport fédéral KCE 2011). Et à ce moment, comment vivrez-vous ? Seul ? En institution ? En ville ? À la campagne ? Aidé d'auxiliaires de vie ? Peut-être de robots ? Nul ne sait. Le secteur de la prise en charge des personnes âgées évolue sans cesse, et rapidement ! En effet, les données démographiques le confirment, le nombre de personnes âgées prend une proportion grandissante au sein de la population belge1. Pour y répondre, ce secteur devrait augmenter, pour 2025, sa capacité de lits de 1.600 (s'il augmente également son offre de soins à domicile de 50 %) à 3.500 unités de logement sur le sol belge (KCE 2011). A cela s'ajoute l'explosion de diverses alternatives à l'institutionnalisation en maison de repos : centres de jour, résidences-services, etc., formant ainsi une palette variée de lieux hétérotopiques (Foucault 2004) dédiés à la gestion de l'avancée en âge et accueillant chacun une sous-population spécifique (cf. chapitre 1). L'ethnographie présentée dans le cadre de ce mémoire se penche sur l'un de ces lieux, illustrant une voie de prise en charge parmi d'autres : une maison de repos et de soins, mixte, de grande taille, publique, bruxelloise, et prenant vie dans un bâtiment du 16ème siècle. Je la nomme ici, Résidence des Capucines.

Qu'étudier dans un établissement de la sorte ? Si le travail de préparation au mémoire rendu en 1er master nous pousse plutôt vers la démarche déductive (production d'un état de la littérature et définition de premières hypothèses), « On ne commence pas avec une théorie pour la prouver mais bien plutôt avec un domaine d'étude et on permet à ce qui est pertinent pour ce domaine d'émerger », nous dit Anselm Strauss (1992b : 53). Ainsi, la remarque du directeur face aux pratiques et comportements du personnel de soin, à savoir « ici, c'est difficile de leur faire passer les idées de « confort », de « bien-être » », fut l'élément déclencheur de ma réflexion : il existe des acteurs aux intérêts divergents au sein de la maison tournant autour d'une pratique commune, à savoir, la prise en charge de la personne âgée. Partant d'éléments du terrain, je m'inscris ici dans la dite « grounded theory ».

Ce constat d'intérêts d'acteurs divers dans la maison fait notamment écho aux travaux

1 Source : SPF Économie, PME, Classes moyennes et Énergie, Direction générale Statistique et Information économique, Service Démographie, Population, www.statbel.fgov.be/figures/p opulation_fr.asp, 2006

4

d'Howard Becker et ses mondes de l'art où l'auteur met en avant le « réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des oeuvres » (1988 : 22). Il ajoute plus loin :

«L'étude de l'art comme action collective participe d'une démarche qui s'applique plus généralement à l'analyse de l'organisation sociale. Nous pouvons examiner n'importe quel événement [...] et essayer de cerner le réseau, grand ou petit, dont l'action collective a permis à l'événement de se produire sous cette forme. Nous pouvons rechercher les réseaux dont la coopération est devenue régulière ou routinière, et préciser les conventi ons2 qui permettent à leurs différents membres de coordonner leurs activités respectives » (1988 : 364).

Chaque monde social nous dit Strauss (1978 : 122) possède au moins une activité primaire, s'ancre dans un/des site(s) spécifique(s), utilise une certaine technologie et tend à s'organiser (entendu ici, à diviser le travail) au fur et à mesure de son développement. L'activité primaire et principale de la maison, sans surprise, se trouve être la prise en charge de la personne âgée, tentant d'assurer son « bien-être ». Ainsi, on peut lire dans le dépliant publicitaire de la maison : « Notre priorité est donnée au bien-être et à l'épanouissement des capacités de chacun. À cet effet, nous proposons une prise en charge adaptée ainsi qu'une gamme d'animations variées » (dépliant officiel). Cependant, nous dit-Strauss :

« Certaines, et peut-être la plupart des organisations, peuvent être considérées comme des arènes où les membres de sous-mondes, ou de mondes sociaux différents, revendiquent différentes positions, recherchent différents objectifs, s'engagent dans des contestations, et créent ou cassent des alliances, dans le but de réaliser les choses qu'ils espèrent faire » (1978 : 125).

Ainsi, derrière la structure formelle et la hiérarchie officielle existantes dans l'organisation, il existe également un ordre sous-jacent, un ordre implicite, fait de négociations quotidiennes, « un ordre négocié » (Strauss 1992b) entre les acteurs en jeu. La sociologie de l'organisation comprend d'ailleurs de nombreux auteurs mettant en avant les logiques sous-jacentes et informelles, l'autonomisation de l'acteur, et, plus généralement, l'organisation sociale du travail, et ce, à différentes époques (notamment Mayo dans les années 30' ; Blau 1955 ; Crozier et Reynaud dans les années 60 ; etc.)3.

A ce versant penchant vers la sociologie du travail et des organisations, s'ajoute un deuxième, se rapprochant alors de travaux tels que ceux de Goffman (1968), Scott (1990), ou plus récemment Mallon (2005) : l'étude des stratégies mises en place par les acteurs dits

2 « ensemble de pratiques propres à un groupe social » d'après Menger (1988 : 10).

3 Pour un historique de l'avènement de la négociation et ses défenseurs actuels, voir Kuty (2008).

4 Si le lecteur désire prendre connaissance en profondeur de ma méthodologique avant de commencer la lecture de ce travail, je lui propose de se rendre avant tout au chapitre 10.

5

« dominés », « reclus » dans un système, une institution les contraignant. En effet, les institutions de prise en charge diffèrent d'autres formes d'organisation par l'objet dont elles s'occupent : des humains. Ces derniers entrent alors également dans l'organisation du travail (Strauss et c o. 1997), prenant place dans le jeu d'acteurs annoncé ci-dessus. Tout au long de ce mémoire, vous remarquerez la présence d'encadrés, listés en fin de travail. Chacun de ceux-ci reprend une stratégie développée par un ou plusieurs acteurs face à l'organisation officielle, hiérarchisée, bureaucratique, illustrant ainsi le versant plus informel de la prise en charge. Ces micro-situations illustrent le pouvoir des acteurs, la créativité dont ils font preuve pour jouer, contourner les contraintes institutionnelles et arriver à leurs fins.

Parmi les « innombrables mondes discernables » (voir Strauss 1978 : 121), le monde étudié dans le cadre de ce mémoire et la population prise en compte se limitent aux murs de l'établissement, aux murs de cette institution totale (Goffman 1968). Ce petit monde, ce « sous-système » fait partie d'un monde plus large, « un monde global », (Becker 1988 171173) le monde de la prise en charge des personnes âgées. Ainsi, j'ai volontairement écarté certains acteurs, participant pourtant parfois activement à la prise en charge de la personne dans l'établissement (je pense ici aux familles). De plus, certains acteurs (comme l'assistante sociale, la psychologue ou les kinésithérapeutes), travaillant pourtant au sein de la maison, se voient ici quelque peu mis de côté, semblant avoir moins d'importance pour les résidents interrogés (cf. chapitre 10). Ainsi, si j'avais rencontré d'autres résidents, certains de ces acteurs ici oubliés seraient alors apparus. Si le terrain est, comme nous dit Sophie Caratini (2004 : 107), « une mise en lumière [il est] donc une mise en ombre aussi. Le discours ne repose que sur les phénomènes observés et ne dit rien de ceux qui sont écartés ». Vous voilà donc prévenus de cette mise en ombre...

Je tente dans ce mémoire de me positionner au plus proche des acteurs, de leur « donner la voix » (Goffman 1968), de montrer leurs stratégies d'adaptation, leur créativité, face aux contraintes hiérarchiques et institutionnelles, refusant ainsi l'idée de monde fixé et de structures contraignantes. Pour ce faire, j'ai tantôt conversé avec les acteurs via, comme on les appelle, des entretiens semi-directifs, tantôt observé l'organisation d'un service spécifique, en tant que personne « volante », sans rôle officiel attribué. Je pouvais ainsi m'approcher de tous les acteurs et tenter de récolter « les différents sons de cloche », comme me le conseillait Mr. Lenaerts4. Je me place ainsi dans le mouvement de chercheurs qui « inscrivent leurs travaux sous le sceau de l'interactionnisme [et] partagent une conception assez similaire de l'acteur

« Pour découvrir les formes locales de coordination il est nécessaire d'accéder aux

6

social. Tous refusent explicitement d'en faire, selon le mot d'Harold Garfinkel, un idiot culturel (cultural dope) » (Lallement 2007 : 199). Toutefois, si cette tradition se veut antidéterministe « soulignant le potentiel créatif des individus et des groupes agissant face aux limitations sociales » (ma traduction), ces limitations restent néanmoins le cadre de l'action et si les individus façonnent leur société, ils sont façonnés par cette dernière en retour (Strauss 1978 : 119 -- 120). Dans un autre écrit, Strauss (1992 : 12) nomme ces limitations sociales et structurelles, « contexte lointain », où prennent place les négociations, le « contexte proche ».

Pour cette raison, à l'instar d'Isabelle Baszanger et ses cliniques de la douleur (1995), je divise ce travail en deux parties, suivant l'approche « pragmatique » de Nicolas Dodier :

« Sur le plan méthodologique, une pragmatique sociologique articule deux entrées dans l'action. L'une consiste à observer les appuis conventionnels au repos, inscrits dans la matière, par l'intermédiaire d'objets, d'écrits ou plus généralement de traces de l'activité humaine. L'autre entrée consiste à observer les actions concrètes. Cette deuxième entrée complète la première en ouvrant un accès à toutes les ressources qui n'existent que sous une forme animée, actualisées dans des actes humains (gestes, actes de langage), articulés eux-mêmes au fonctionnement des objets et à l'existence d'êtres vivants. (Dodier 1993 : 80)

Dans la première partie de ce travail, je tente donc de faire le point sur les différents éléments qui caractérisent mon terrain d'observation, et ce, afin de mieux comprendre ce qu'implique précisément chacun d'eux dans le fonctionnement de l'établissement, de mieux comprendre la « situation » (Goffman 1973a) du lieu observé. Je me discipline alors à décomposer l'établissement, de façon assez méthodique, en ses différents « facteurs de contingences » (Mintzberg 1998). Je situe tout d'abord (chapitre 1) l'élément « maison de repos et de soins » dans le monde plus vaste du paysage institutionnel actuel et tente de mettre en avant les implications sociales qui en découlent. Ensuite, si « la vie de l'oeuvre dépend aussi d'autres acteurs agissant dans un temps différent de celui de l'auteur » (Menger 1988 : 10), il en est de même pour la prise en charge actuelle des personnes âgées. Un détour par l'histoire de l'établissement observé, mis en lien avec l'histoire de la prise en charge générale, puisque l'une ne peut pas être compris sans l'autre (Hennion 1993), s'avère donc nécessaire pour comprendre le mode de prise en charge actuel (chapitre 2). Suivent les conséquences d'être une maison de repos et de soins « publique » et « bruxelloise » (chapitre 3 et 4). Enfin, je termine par décrire l'organisation officielle de la maison, étape inévitable pour comprendre « ce qui ce cache derrière » (chapitre 5).

7

terrains de leur existence empirique » nous dit Nicolas Dodier (1993 : 81). La seconde partie se force alors à comprendre comment « les conceptions et les principes fondamentaux [de l'établissement] s'appliquent et s'agencent dans le fonctionnement quotidien des services [...] » (Castra 2003 : 14), en d'autres mots, comment se réalise pratiquement, « en acte » (Baszanger 1995) la prise en charge des personnes âgées en institution. Il s'agit ici de plonger au coeur des interactions, des négociations quotidiennes. Un premier résultat d'observation fait l'objet du premier chapitre : l'existence de trois pôles, au centre desquels la maison de repos et de soins se situe, en perpétuel mouvement (chapitre 6). Selon ces trois pôles, le bien-être de la personne prend des formes et des impératifs différents (chapitre 7). Suit la mise en avant de trois logiques, dépassant la hiérarchie formelle, structurant les relations au sein de la maison (chapitre 8). Enfin, les aides-ménagères qui selon moi, illustrent les « voix étouffées » (Molinier 2013), sont dans ce mémoire revalorisées en tant qu'acteurs à part entière (chapitre 9). Un chapitre méthodologique (chapitre 10) précédera aux discussions finales.

L'approche pragmatique et celle en terme de monde social prônent toutes deux, en plus des discours des acteurs, la prise en compte « de matière palpable » (Strauss 1978) comme les objets, les lieux, mais également l'histoire, l'environnement ou encore le contexte socio-politique, dans la compréhension des situations. Ainsi vous trouverez dans ce mémoire des références historiques, architecturales, matérielles, ou politiques tentant d'éclairer certains comportements d'acteurs.

Enfin, pourquoi un tel terrain et une telle perspective ? « On n'est pas anthropologue par accident, [...] cette quête de l'altérité, qui est aussi une quête d'identité [...] dont l'archéologie est à chercher bien en deçà de la première expérience de terrain » (Caratini 2004 : 5). Je dois ici avouer l'amour et le respect que je porte à mes grands-parents et la tendresse que j'ai toujours eue envers les personnes âgées en général. L'idée de faire un mémoire dans ce domaine me paraissait alors évidente. Mais en plus de ce penchant personnel, il existerait une tendance sociétale à se porter vers ces questions. Selon Michel Philibert (1984), la gérontologie, à savoir la « science qui s'occupe des problèmes biologiques, psychologiques, sociaux et économiques posés par les personnes âgées » (Larousse 2013), est née en réponse à l'avènement, fin 19ème siècle et dans les sociétés industrielles, des disciplines prenant l'une pour objet la vie des enfants et l'autre celles des nouveaux travailleurs de l'industrie. À partir de 1940, pour « combler ce trou » entre la fin de travail et la mort, trou rassemblant de plus en plus d'individus, se développe la gérontologie. Depuis, les regards sur les personnes âgées, autant sociaux que médicaux, fleurissent.

8

De plus, selon Quivy et Van Campenhoudt (2006 : 85 -- 90), les paradigmes utilisés en sciences sociales dépendent du contexte de l'époque. Ainsi, ils notent que dans les années 60' et 70', l'idée était plutôt à l'étude de la reproduction sociale et idéologique, dans un but de contestation du modèle libéral et capitaliste. Dans les années 80', une vague d'études sur les organisations prend forme. Cette époque est la période de rationalité économique et de remise en cause de la générosité de l'état-providence. Enfin, depuis les années 90', les chercheurs se penchent plutôt sur l'étude des projets, des stratégies d'acteur contre le système. L'accent est mis sur l'autonomie de la personne, nous entrons alors dans l'ère de l'interactionnisme. « Mais le lecteur se doute bien que l'on ne saute pas subitement [...] dans une nouvelle époque » fait remarquer Olgierd Kuty (2008 : 2), les évolutions théoriques sont progressives. Ainsi, la théorie de la négociation aurait déjà germé dans les années 30' aux Etats-Unis, suite aux bouleversements économiques et structurels. Cette « négociation embryonnaire » y prend les traits de l' « entente ». Elle s'illustre ensuite sous l' « arrangement » dans les années 60-70'. La négociation actuelle enfin, prend la forme d' « accord », et ce, depuis les années 80 et 90'.

Par ces deux réflexions, je montre ici que les thèmes de recherche et les problématiques associées sont loin d'être les seuls fruits de l'envie, de la sensibilité du chercheur, mais se voient prédéterminés par des effets de mode, des domaines en vogue au moment de la recherche. L'ethnographie ici présentée répond de ces tendances.

La notion de monde social sera ici l'unité d'analyse, le prisme sur le monde, pour comprendre les tractations entre acteurs au sein de l'établissement et mettre en avant l'ordre qui s'y négocie. Comprendre comment les acteurs en jeu arrivent à « faire un monde » (Molinier 2013) ; comprendre comment chacun arrive à trouver son équilibre (ou non) ; comprendre les conséquences de la division du travail sur la réalisation de l'objectif principal de la maison, à savoir, la garantie du bien-être du résident ; comprendre comment le personnel assure ce bien-être du résident dans un organisation bureaucratique ; comment les acteurs arrivent à faire face aux imprévus du « matériel humain » (Goffman 1968) ; comment le personnel gère le travail de « care » en équipe ; comprendre comment chaque personne, véhiculant une certaine vision de la prise en charge, tente de la faire valoir ; comment chacun atteint ( ou pas) ses objectifs dans un mode de vie/un lieu de travail standardisé ; mettre en avant les alliances, « qui agit ensemble pour produire quoi » (Becker 1988 : 365) ; bref, comprendre comment « tiennent ensemble » (Hennion et Vidal Naquet 2012) tous ces éléments, aux intérêts parfois contradictoires, tantôt en conflit, tantôt coopérant. Telles sont les questions qui jalonnent ce travail, travail que je vous laisse découvrir maintenant.

9

PARTIE I

LE CONTEXTE DIT « LOINTAIN »

Ou : Analyse des éléments de la situation

Page de couverture du dépliant
officiel de la maison

10

CHAPITRE 1 :

UNE MAISON DE REPOS ET DE SOINS

1.1 Une population spécifique

Une première sélection

Pour bien comprendre le type de population fréquentant les maisons de repos et de soins, il faut se pencher sur la situation actuelle de la prise en charge, sur les différents services proposés aux personnes âgées face au vieillissement. Aujourd'hui, et ce depuis les années 20005, on observe une diversification et une multiplication des établissements et des services dédiés à cette population. Suite à cela, des centres d'informations - comme l'Asbl bruxelloise « Infor-home » ou la Sprl « Webseni or » - « renseigne[nt] les personnes âgées et leur entourage sur le choix de maisons de repos et se mobilise[nt] continuellement pour une amélioration de leur qualité de vie » (Infor-home).

En Belgique, pour les personnes de 60 ans au moins, existent des maisons de repos et maisons de repos et de soins, des résidences-service, des centres de soins et centres d'accueil de jour et des centres dits de court séjour. Chaque établissement accueille un type particulier de personnes, en fonction entre autres de leur revenus et de leur état de dépendance et/ou d'autonomie6. Avant de passer à la population prise en charge par les maisons de repos (et de soins), voyons en vitesse ce qu'il en est dans les autres types de services.

La résidence-service comprend un ensemble de bâtiments destinés aux personnes âgées autonomes qui y vivent en tant que propriétaires ou locataires et disposent, selon leurs envies, de toutes sortes de services (repas, activités, entretien, soins infirmiers,...). Les centres de soins de jour (une dizaine dans la région bruxelloise) prennent « en charge les personnes en souffrance psychique et/ou physique nécessitant un accompagnement et des soins pendant la journée afin de retarder un placement en maison de repos » (CSJ 2013). Les centres d'accueil de jour (2 en région bruxelloise) proposent la même formule que les précédents mais visent un public moins souffrant. Un centre de court séjour est un « établissement d'hébergement,

5 Selon les chiffres de l'INAMI en 2013

6 Il s'agit de deux processus différents : le degré de dépendance se mesure par la capacité, ou non, d'accomplir des actes quotidiens (évaluation par l'échelle de Katz), tandis que l'autonomie signifie la capacité à régler sa vie, à prendre des décisions, à s'assumer seul, que l'on soit valide ou non (dépendant ou non) (Cadarec 2004 ; Drulhe et Clément 1998).

11

médicalisé ou non, visant à assurer la sécurité matérielle, affective et psychologique des personnes âgées pour une durée de séjour qui peut varier de quelques jours à quelques semaines » (Webseni or 2013).

À ces formes plus conventionnelles de prise en charge de la personne nécessiteuse, s'ajoutent encore les dites « alternatives ». Ainsi, il existe les formules d'habitats groupés, de logements intergénérati onnels ou encore, les services de coordination de soins à domicile qui permettent à la personne de rester le plus longtemps possible dans son milieu. Ainsi, dans cette panoplie de possibilité, les maisons de repos (et de soins), illustrent « le dernier chez-soi » (Mallon 2005), pour ceux pour qui « la crise se routinise » (Baszanger 1995 : 8).

La population acceptée dans une maison de repos - MR - diffère de celle d'une maison de repos et de soins - MRS : la première accueillera des « personnes valides ou dont l'état de santé ne permet plus la vie à domicile à des conditions satisfaisantes » (Ville de Bruxelles 2013). Une MR ne se voit pas obligée d'installer une « fonction palliative »7 (FWSP 2013). La MRS, elle, illustre une « structure intermédiaire entre la maison de repos et l'hôpital, où sont hébergées, de manière collective et permanente, des personnes fortement dépendantes qui y bénéficient des soins requis, de services collectifs et d'aides à la vie journalière » (COCOM 2013), autrement dit, elle se destine « aux personnes âgées nécessitant des soins ou une aide dans les actes de la vie quotidienne » (Ville de Bruxelles 2013).

 

Lits MR Lits MRS

Répartition des lits

La maison observée relève d'une troisième catégorie : les maisons « mixtes », accueillant autant les personnes MR (59) que MRS (78). En d'autres termes, la maison est à 43% maison de repos et 57% maisons de repos et de soins comme l'illustre le graphique « Répartition des lits ». Le point 1.2 traite plus en profondeur ce constat et les conséquences que cela implique.

Ainsi la prise en charge des personnes âgées s'effectue selon un processus graduel, jouant entre le maintien de son autonomie et sa prise en charge par une personne/une institution tiers. Le Service Public Fédéral - SPF - divise la prise en charge comme suit :

« Les soins personnels, où la personne âgée s'occupe elle-même de ses soins, constituent le premier niveau. Ensuite, viennent les soins sous couvert où la famille, les amis ou les voisins s'occupent de la personne âgée. Les soins extra-muros (troisième niveau) sont [...] des soins professionnels mais qui sont prodigués au domicile des personnes âgées. [... Vient enfin] le dernier

7 Grossièrement, il s'agit de mettre en place un accompagnement spécifique pour les personnes mourantes.

12

(quatrième) niveau de l'offre de soins, notamment les soins intra-muros, qui comme leur nom l'indique, se dispensent à l'intérieur d'un établissement. Les MRPA8 et les MRS ne sont qu'une -- bien évidemment importante -- partie des soins intra-muros qui intègrent également les centres de soins de jour, les centres pour séjour de courte durée [également définis comme les soins transmuraux] et les serviceflats » (SPF 2009 : 9).

Ce continuum de la prise en charge, s'étendant des « soins ambulatoires (censés permettre aux personnes âgées de continuer à demeurer chez elles) aux dispositifs de soins résidentiels (les soins étant alors entièrement pris en charge par une institution » et peuplé de « solutions intermédiaires recherchant un équilibre entre soins et autonomie » (T.d.b.9. 2012 : 277), s'inscrit dans un processus de médicalisation de la vieillesse par lequel le recours aux professionnels pour « tout ce qui touche la santé et le corps » (Faure 1998 : 63) augmente. Cette situation de continuum, Jean-Louis Genard l'explique : selon lui, nous sommes passés d'une anthropologie disjonctive à une anthropologie conjonctive. Il nomme cela l'évolution des « coordonnées anthropologiques », « c'est-à-dire des grilles interprétatives à partir desquelles se construisent les représentations de l'humain » (Genard 2009 : 27).

En effet, selon Jean-Pierre Bois, au Moyen Âge, les personnes âgées étaient associées aux indigents, aux malades et connaissaient un sort égal : l'enfermement. Au cours de cette période, « il n'est pas encore question d'une identification par l'âge, dans une société qui n'est pas numérique, où l'homme ne connaît généralement pas sa date de naissance, où seules comptent la capacité à travailler, et le salut dans la vie éternelle » (Bois 2002 : 14). Ce n'est qu'au 16ème siècle que « les vieux » commencèrent à apparaître sur la scène sociale, dit autrement, que le critère de l'âge fut différencié des autres critères de pauvreté. Commenceront alors à être distingués les mendiants, les malades ou infirmes et les vieillards.

Cette division se marque au niveau institutionnel : auparavant internés dans les dépôts de mendicités ou les maladreries, au 17ème et bien plus encore dans les siècles suivants, les vieillards connaissent une prise en charge spécifique, via les hôpitaux généraux (France) et les hospices. Ce n'est que fin 19ème (France) qu'on sépare explicitement les populations d'hôpital et d'hospice, ce dernier accueillant jusqu'en 1975 (date de suppression légale de ce type d'établissement) les enfants orphelins et les vieillards.

L'histoire racontée ici par Bois illustre la période appelée « disjonctive » par Genard, séparant la population en deux groupes distincts : d'un côté les personnes responsables, de

8 MRPA -- Maison de Repos pour Personnes Âgées ; dans ce travail je l'abrégerai à MR -- Maison de repos.

9 Tableau de bord de la santé en région bruxelloise 2010

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l'autre, les irresp onsables10. L'anthropologie conjonctive, liée elle à la deuxième modernité (du 18ème à nos jours), définit tous les hommes en tant que responsables et irresponsables. Il n'y a plus disjonction mais bien « continuum anthropologique » et de ce fait, une atténuation des limites entre le normal et le pathologique. « Le modèle anthropologique aujourd'hui dominant placerait donc l'homme au coeur de ce continuum, toujours dans l'entre-deux du normal et du pathologique, toujours donc fragile, toujours vulnérable, mais aussi toujours responsable bien que toujours excusable » (Genard 2009 : 32).

Ce même auteur nomme « pluralisme institutionnel » ce paysage institutionnel actuel complexe. Si lors de la première modernité, l'individu était soit libre, soit enfermé (asile, prison,...), aujourd'hui, ces lieux ne forment plus que les extrêmes. « La deuxième moitié du 20ème siècle a ainsi vu se développer un ensemble de dispositifs (...) qui « peuplent » d'une certaine façon le continuum anthropologique en offrant des formes de soins et de prise en charge adaptées aux différents cas se situant au fil du continuum » (Genard 2009 : 36). Hélène Thomas se montre plus critique sur la question : cette panoplie d'établissements engendrerait la dépendance des personnes âgées. En effet, depuis les années 90', la vieillesse serait vue comme « une nouvelle catégorie d'action sanitaire et sociale » (2010 : 53), plaçant les personnes âgées dans la catégorie des « vulnérables » qu'il faut protéger. Cette surprotecti on les rendrait dépendants, incapables de se prendre en charge. J'y reviens.

Dans notre cas, les maisons de repos (et de soins) entendues ici11 comme « un lieu de résidence [...] où un grand nombre d'individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (G offman 1968 : 41) illustreraient alors l'extrémité de la prise en charge, rassemblant sous leurs toits, les personnes les moins aptes à vivre seules. Michel Foucault place ce type d'établissement entre l'« hétérotopie de crise » et l' « hétérotopie de déviation »12, « après tout, la vieillesse est une crise, mais également une déviation puisque, dans nos sociétés où le loisir est la règle, l'oisiveté forme une sorte de déviance » (2004 : 16). Toutefois, la tendance actuelle, tend vers

10 Pour plus de détails sur ces clivages, je vous propose la lecture de Robert Castel, 1995. Les métamorphoses de la question sociale. Paris : Gallimard.

11 Isabelle Mallon refuse ce parallèle car il existe de nombreuses façon de vivre en maison de repos et ces dernières, à l'inverse des institutions totalitaires, ne sont pas des formes d'orthopédie sociale. Il me semble cependant que qualifier une maison de repos d'institution totalitaire n'interdit pas l'idée d'importation de la vie antérieure et reconstruction d'une vie mêlant vie privée et vie institutionnelle. Drulhe et Clément (1998) nomment ce processus « déprise » où l'individu s'adapte sans cesse à ses nouvelles conditions de vie.

12 «Hétérotopie de crise» : «lieux [...] réservés aux individus qui se trouvent par rapport à la société et au milieu humain dans lequel ils vivent, en état de crise ». « Hétérotopie de déviation » : lieux « où on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée » (2004 : 15 - 16)

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le maintien à domicile et la préservation de l'autonomie13 de la pers onne14. Ainsi, si proportionnellement à la population vieillissante, le nombre de lits en MR décroit et que certes, le nombre de lits en MRS croît15, les places en centres de soins de jour et en centres de courte durée, elles, explosent ! Ainsi, affirme le docteur Tudor, médecin de l'établissement :

« Il faut pas oublier que ici [dans les maisons de repos et de soins], ce n'est qu'une toute petite part de la population âgée hein ! La plupart, ils s'arrangent autrement, ou ils restent chez eux! » (dr. T.).

Une seconde sélection

Notons qu'il n'existe pas une population propre à la totalité des maisons de repos, ni une population propre aux maisons de repos et de soins. En plus de cette division institutionnelle classant les personnes âgées en différentes catégories selon leurs besoins d'aide, il existe une sous-division au sein même de ces catégories. Dans l'établissement investigué, le directeur choisit ses résidents. En effet, il peut accueillir « certains types de résidents mais pas tous ! ». Chaque type d'établissement de prise en charge sélectionne ainsi les types de démence, les types de pathologies, les types de comportements acceptés ou refusés. Ainsi, en plus de l'origine spatiale de la personne (priorité aux citoyens de Bruxelles) et de son âge (au moins 60 ans16), le directeur explique :

« Il y a aussi certains types de résidents qu'on sait pas accueillir vu notre architecture. Par exemple, des gens qui sont... des grands fugueurs ! Vu qu'on a pas un service fermé, c'est très difficile pour nous à gérer ces gens là. Si on a par exemple un pyromane, ça arrive, mais ça on sait pas gérer non plus ! Y a encore quand même d'autres petites choses, par exemple, des gens qui demandent des actes techniques que le personnel ici ne maitrise pas... ça peut arriver. Donc heu, à ce niveau, ça s'est refusé. Pour le reste, la plupart des choses qu'on refuse temporairement, sous réserve, c'est quand on a pas une chambre qui est adaptée à la situation du résident [...] Ici il y a une grande partie de l'établissement, qui est moins accessible pour les chaises roulantes... et où il y a moins de surveillance aussi. Donc on va pas mettre quelqu'un aveugle là-bas ou quelqu'un qui est en chaise roulante... [...] mais c'est lié à notre architecture, un peu particulière » (Mr Marc).

Que tirer de ces renseignements ? L'établissement investigué étant une maison de repos et de soins, les personnes accueillies y sont pour le reste de leurs jours (Mme Ve. :

13 Il s'agit d'une priorité du Groupe de Travail Intercabinet « soins aux personnes âgées ». Voir également le rapport « Vivre chez soi apres 65 ans. Atlas des besoins et des acteurs a Bruxelles » publié en 2007 par l'observatoire de Bruxelles : www . observatbru . be

14 L'INAMI soutient cette tendance depuis 2009. Voir l'Arrêté Royal A.R. 2-7-2009 concernant le financement de soins alternatifs et de soutien aux soins à des personnes âgées fragiles (Moniteur belge 16/07/09)

15 En juillet 2009, seuls 5,24% de la population belge de 60+ pouvaient bénéficier d'une place en établissement. Source : Perspectives démographiques, BFP - SPF Economie (DGSIE), p. 14

16 « Les Ministres autorisent, à titre exceptionnel, l'admission de résidents de moins de 60 ans dans le respect des conditions définies par la loi » (art. 6 du ROI) : 10% de personnes de moins de 60 ans sont acceptés.

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« Vous savez, on est ici pour mourir hein ! », constat partagé par l'ensemble des résidents interrogés). Toutes ces personnes (au moins 90%), ayant 60 ans au moins, présentent des états de santé fortement variables : désir de prévention des chutes, léger trouble de la mémoire à la perte totale d'autonomie ou la dépendance totale. La population au sein même de cette maison est ainsi très hétérogène mais toutes ces personnes ont en commun qu'elles ne peuvent/veulent plus vivre seules. Elles ne souffrent pas de « maladies » douloureuses, mais de « maladies » handicapantes17, caractéristique de l'avancée en âge (Pince 2000 ; M oulias 2000). Suite à l'architecture de la maison, la direction refuse les fugueurs, les pyromanes et les cas trop lourds et accepte officiellement : les « Alzheimer ; Déments ; Invalides ; Parkinson ; Semi-valides ; Valides » (Webseni or 2013). Point que le directeur tend à souligner : « c'est important de montrer nos limites, il faut être honnête, il faut montrer ce qu'on a, mais aussi ce qu'on n'a pas ! On ne peut pas accepter n'importe quel type de personne » (Mr Marc). Cette maison de repos et de soins opère donc, au-delà des normes légales, une seconde sélection, qui alors lui est propre, selon ses capacités matérielles et la structure de l'établissement.

1.2 Une vue de l'intérieur

Comme mentionné ci-dessus, cet établissement est qualifié de « mixte ». Ceci n'a rien d'exceptionnel : la reconversion de lits MR en lits MRS s'avère être la tendance actuelle de prise en charge. Depuis 1996 à Bruxelles, le nombre de lits MR a diminué de 20% tandis que l'offre de lits MRS a augmenté de 300% (selon les chiffres de l'INAMI 2013).

Pour expliquer brièvement la situation : les MRS, regroupant des cas plus lourds, bénéficient d'agréments supplémentaires, c'est-à-dire du personnel qualifié. Une maison de repos doit comprendre au minimum 25 lits MRS pour être reconnue maison de repos et de soins et disposer de ce personnel supplémentaire. Le SPF conclut : « au niveau des maisons de repos, on a besoin d'un bon mélange de personnes âgées valides et dépendantes ainsi que d'unités de logement MRPA et MRS, et ce, non seulement d'un point de vue financier, mais aussi du point de vue de la qualité de vie au sein de la maison de repos » (SPF 2009 : 32). Bref, il semble être plus intéressant pour un établissement d'être mixte.

Cependant, ce regroupement, s'il améliore la « qualité de vie » du personnel (en ce sens qu'être soignant dans un établissement exclusivement réservé aux cas lourds est bien plus

17 Être vieux n'est pourtant pas être « malade ». Cependant, dans notre ère médicalisée (Aiach et Delanoë 1998), toute déviance devient pathologie, d'où le terme « maladie ». Ces « maladies » handicapantes sont d'ordre sensoriel (vue, ouie,...), infectieux (respiratoire, urinaire), nutritionnel (carences liées à l'âge), moteur (atteinte à la mobilité), psychique (la démence, alzheimer,...) (Pince 2000).

16

fatiguant que dans un établissement mixte), il n'améliore en rien celle des résidents valides et autonomes. Brièvement, j'ai constaté sur mon terrain trois conséquences de ce regroupement. Premièrement, ces résidents semblent éviter les contacts avec « les débiles », « les gagas », « les fous » (selon leurs termes). S'ensuit une désertion des activités communes, lieu de « confrontation incessante avec la vieillesse » (Mall on 2005 : 115). Ces résidents restent alors dans leur chambre ou, s'ils en sont capables, sortent de l'établissement, fuyant ce « dispositif », au sens foucaldien, qui les rend vieux. Erving Goffman parle lui de la peur de la « contamination morale » ressentie par les « reclus ». Ces derniers refusent « la conception du monde et d'eux-mêmes à laquelle ils sont censés devoir s'identifier» (1968 : 357).

La deuxième conséquence de cette mixité se présente par l'agressivité inter-résidents. J'ai été choquée des propos échangés entre-eux, suite, certainement, à la non-compréhension des pathologies/démences/dégradations des uns et des autres. Ne comprenant pas pourquoi une telle personne mange la bouche ouverte, une autre lui crie « mais c'est dégueulasse, t'es vraiment une femme dégueulasse, tu manges comme un cochon ! » ; un autre, un peu plus loin, se fâche sur sa voisine qui lui répète pour la troisième fois qu'il y a cinéma cet après-midi là. Une autre encore essaie de faire la causette avec sa voisine de table au restaurant. Cette dernière tout d'un coup se fâche et lui crie « Ta gueule ! », laissant cette première tout émue. Si l'agressivité entre résidents était bien palpable dans l'établissement, je pense néanmoins qu'elle peut exister au sein d'établissements « purs » (MRS ou MR).

Enfin, troisièmement, et ceci serait une des caractéristiques d'un système bureaucratique (Mintzberg 1998 ; Busino 1993 ; Genard 2012) ainsi que d'une institution totalitaire (Goffman 1968), le personnel aurait tendance à homogénéiser ses tâches ainsi que le type de relation entretenue avec les résidents, ce qui amènerait les plaintes d'infantilisation :

Mr Bou. : « Ici, les débiles et les alzheimer, ça fait 80% de la population ! Alors le personnel, il se conduit en fonction de la majorité des résidents ! Résultat, on est tous considérés comme des enfants de 6 ans ! [...] Tous considérés comme des MRS ! » ; Mme Co. : « Oh vous savez, ici on est comme des grands enfants ! On dirait qu'on retourne en enfance ! On ne peut rien décider, tout est fait à ta place ! » ; Mme Ve. : « Vous savez dans les maisons de repos, il faut pas trop demander ! [...] on nous prend pour des gosses hein ! » « On est infantilisé, on n'a plus le droit de rien, rien... on est très... caporalisés... cadrés ! `fin je comprends, beaucoup de gens ici ont l'esprit dérangé ! »

Ainsi les résidents se sentant sains d'esprit seraient associés à la masse de résidents plus déments et considérés comme tel. La standardisation de la prise en charge donne lieu à de mini-frustrations quotidiennes comme par exemple, la frustration de résidents face aux

18 En effet, lors du conseil des résidents (3 mois après mon arrivée), j'ai encore découvert de nouveaux visages.

17

couteaux non-coupants : « on pourrait se scier la main, ça ne laisserait aucune trace ! ». Mr Mohe, secrétaire, de répondre : « ceux qui ont parkinson, ils risqueraient de se couper un doigt ! Donc c'est mieux que tout le monde ait un couteau lisse... ». Même constat pour le type de nourriture, pour les horaires, pour les activités, bref, la liste est longue. La vie quotidienne s'abaisse au niveau des personnes démentes, au détriment des autres, valides et autonomes.

De ces trois conséquences, la première seulement a entravé quelque peu mon observation. En effet, les résidents « qui sont justes là pour un problème de santé » (Mr B ou.) se montrent plus mobiles et plus discrets, voire invisibles18, donc plus difficiles à trouver !

***

La population présente en maison de repos se trouve ainsi sélectionnée parmi les personnes âgées ne pouvant plus vivre seules. Contrairement aux illusions populaires, (« aujourd'hui tout le monde meurt en maison de repos ! »), suite au développement des services de soins à domicile et des centres de courte durée, les personnes âgées hébergée dans ce type d'établissement ne constituent qu'une toute petite partie de la population des 60+. Les maisons de repos (et de soins) illustrent les « dernières formes » de prise en charge sur le continuum institutionnel. De plus, suivant la tendance actuelle de création de maisons mixtes, se retrouve un panel très diversifié de profils de résidents dans l'établissement, engendrant alors des tensions au sein de ce groupe de personnes. Nous verrons plus loin que les personnes MR sont néanmoins séparées des personnes MRS, créant alors des espaces aux dynamiques tout à fait différentes.

Néanmoins, si le présent chapitre situe le lieu de terrain observé dans le paysage institutionnel actuel, il n'illustre en rien la trajectoire historique qui amena l'établissement à la fonction de maison de repos et de soins. L' « archéologie » de ce bâtiment fait l'objet du chapitre suivant, l'analyse historique de la prise en charge des personnes âgées étant nécessaire pour comprendre le contexte actuel (notamment Philibert 1984 ; Rosenmayr 2001).

18

CHAPITRE 2 :

UN ETABLISSEMENT DU 16ème SIECLE

« Il y a toujours trois soeurs dans la maison, elles s'occupent de petites choses, elles aident par exemple à tenir la caisse ou à organiser les messes, ... mais elles sont très âgées maintenant ! [...] Enfin, elles sont toujours chez elles ici, elles ont leur appartement dans une partie à part de la maison, avec leur cuisine et tout ce qu'il faut ! » (Mr Marc. directeur de la maison )

 

Comment ce bâtiment, à l'architecture quelque peu atypique, est-il devenu une maison de repos et de soins ? D'où viennent les soeurs qui circulent dans les couloirs ? Pour y répondre, il faut se tourner vers l'histoire de l'établissement, cette dernière prenant place dans le « monde » de la prise en charge (Becker 1988 ; D odier 1993). L'évolution du bâtiment et de la direction ainsi que celle du règlement et de la population accueillie forment les deux points de ce chapitre.

a Les Capucines » vues du ciel 2.1 Le bâtiment et sa direction

C'est au 16ème siècle, dans un quartier riche hors des remparts de la ville de Bruxelles, au croisement des rues A. et des U., que le Seigneur de Havré fit construire l'Hôtel Havré, s'insérant parfaitement dans le paysage de la « rue aristocratique bordée de vastes hôtels de maitre » (Mardaga 1994 : 413) qu'était la rue des U.. En 1673, l'hôtel et toutes ses dépendances sont vendus aux dames Ursulines de Mons, ayant, depuis peu, l'autorisation de migrer sur Bruxelles19. En 1798, les soeurs sont expulsées du bâtiment et le projet d'hospice de Grégoire Sjongers, à la tête de divers refuges pour indigents, est retenu.

Fin mai 1805, l'ancien couvent se recycle ainsi en « refuge pour vieillards aux Capucines » et accueille 32 pensionnaires. Sjongers à sa tête, le refuge est alors financé par certains « bienfaiteurs fortunés » (Expo 2003) de la ville de Bruxelles. En 1808, le bâtiment, alors propriété de Napoléon, est légué à la ville de Bruxelles à condition qu'elle s'engage à

19 Voir l'ouvrage de 1903 intitulé Sainte-Ursule et ses légions pour l'histoire de la migration de ces soeurs.

19

« maintenir cet établissement et de faire à ses frais les réparations de tout genre »20.

Après quelques années difficiles financièrement, la commission administrative fit appel, en 1837, aux soeurs de la Providence21, qui gérèrent alors la direction interne de l'établissement, et ce, jusqu'en 1977.

Début du 20ème siècle, le bâtiment étant vétuste et à la limite de l'insalubrité, des travaux de rénovation sont entrepris. Le financement provient d'abord de dons privés et ensuite du Conseil des Hospices (qui deviendra par la suite la Commission de l'Assistance Publique - CAP - , puis le Centre Public d'Action Sociale - CPAS - que nous connaissons actuellement). Ce dernier viendra également en aide au refuge lors de la première guerre mondial, le refuge abritant alors 357 pensionnaires (dont de nombreux orphelins et pauvres accueillis durant cette période difficile).

Un changement radical dans la gestion de l'établissement s'opère dans la période de l'entre deux guerres : « les liens entre le Refuge et la CAP sont très anciens, leurs relations, longtemps informelles, sont pour la première fois codifiées en 1929 de façon à les mettre en concordance avec les lois régissant la bienfaisance publique » (Expo 2003). Ce n'est que la continuation logique de ce processus qui s'illustre dans les années 70' : le CPAS de Bruxelles prend en main la gestion de l'établissement. Ceci entraîne une métamorphose importante au niveau directionnel : la laïcisation de l'établissement. A partir de 1977, la direction est laïque.

Le Refuge est requalifié « maison de repos » en 1976 et devient « maison de repos et de soins » en 1993, accueillant aujourd'hui 137 résidents. Cette dernière étape de l'évolution de l'établissement illustre la tendance générale annoncée plus haut de regroupement des lits MR et MRS. José Pince (2000), analysant les aspects financiers qui tournent autour de la prise en charge des personnes âgées, confirme que cette requalification de lits « normaux » en lits « pathologiques » constitue un réel avantage pour les établissements de prise en charge. De plus, plus l'établissement est grand, plus cela sera avantageux financièrement. Ces structures, mixtes et importantes, symbolisent selon lui les nouveaux dispositifs de prise en charge.

L'histoire de ce bâtiment recoupe bien celle que raconte Bernard Hervy (1999) : l'origine des maisons de repos (et de soins) serait à chercher dans les établissements religieux accueillant ces exclus (malades, orphelins, handicapés, vieillards,...), et ce, depuis le moyen-

20 Extrait du décret impérial, signé par Napoléon le 11 décembre 1808, faisant ainsi don du bâtiment à la ville.

21 Ces soeurs avaient acquis une bonne réputation en matière de gestion d'établissements de prise en charge et resteront actives en Belgique notamment dans les écoles, les prisons et les hospices.

20

âge22. Si en France, les hospices sont restés pour la plupart, des établissements religieux jusqu'en 1880, date à partir de laquelle s'opère la laïcisation de la fonction publique, en Belgique, la situation se rapproche plutôt de celle décrite par Robert Castel :

« même du point de vue institutionnel, le rôle de l'Église est à lire en continuité d'avantage qu'en rupture avec les exigences d'une gestion de l'assistance sur une base locale. Si les principales pratiques assistantielles se sont localisées d'abord dans les couvents et les institutions religieuses, et si l'Église a été longtemps la principale administrative de l'assistance, le passage s'est fait sans solution de continuité avec les autorités laïques. Il y a d'ailleurs moins eu passage que collaboration et renvois incessants entre une pluralité d'instances [...] dont les différences ne relèvent nullement de l'opposition du public et du privé » (1995 : 92).

C'est bien ce que la brève histoire de l'établissement met en avant : un va et vient entre aide religieuse et aide publique, de façon plus ou moins formalisée. Ainsi pouvons-nous comprendre la présence des trois dernières religieuses de la maison : « au pouvoir » jusqu'en 1977, ayant toujours vécu dans cet établissement, elles sont là chez elles et le CPAS les autorise à rester. Il ne leur incombe plus aucune obligation mais l'une d'elle s'occupe toujours de gérer la caisse du petit magasin (mouchoirs, bics, shampoings, etc.) tenue à l'accueil, l'autre s'occupe de la chapelle et des messes, et la troisième, fort âgée, reste dans l'appartement à l'écart de la vie de la maison. Ces soeurs sont, pour ainsi dire, une empreinte de l'histoire...

2.2 Evolution du règlement

Critères de sélection

En 1805, la maison actuelle se présente comme « un humble refuge abritant de pauvres vieillards » (Expo 2003) avec au total, 32 personnes dont 5 aveugles et 3 centenaires. À cette époque, les vieillards souffrant de maladies contagieuses se voyaient refusés et les personnes candidates devaient présenter leur certificat d'indigence, délivré par le curé de la paroisse. L'entrée et le séjour au refuge étaient alors gratuits.

L'augmentation du nombre de résidents entraîne une modification du règlement ainsi que les conditions d'accès. Ces dernières, en 1824, stipulent que :

«pour être admis au Refuge gratuitement, il faut avoir 70 ans accomplis, être domicilié à Bruxelles depuis dix ans au moins, et être muni d'un bon certificat de moralité et d'indigence, délivré par MM. les curés, maître des pauvres et commissaire de police de l'arrondissement du domicile (...) »

22 George Minois (1987) fait remonter l'origine de ces établissements au 13ème siècle.

21

(art.29) ; « aucun individu atteint de cécité, de maladies incurables et chroniques, ne pourra être admis » (art.37) (Expo 2003).

Il faut préciser qu'il ne s'agissait pas de chambres individuelles comme aujourd'hui mais bien de dortoirs, l'un pour hommes, l'autre pour femmes ; le risque d'épidémie et de contagion était donc bien réel. Néanmoins, tout doucement, la sélection de candidats se durcit.

Aujourd'hui, la sélection s'opère toujours sur base territoriale (art. 5/a du ROI), le certificat d'indigence et le rapport du chirurgien sont remplacés par un « bilan médical, psycho-social et financier » (art. 5/b du ROI) ; et le candidat doit être âgé de 60ans au moins23. Officiellement : « La maison de repos s'adresse à tout résident, qu'il soit valide ou qu'il nécessite des soins ou de l'aide dans les actes de la vie journalière. Elle dispose, en tout temps, du personnel suffisant en nombre et en qualification pour fournir au résident les soins nécessaires et assurer l'entretien et la propreté des locaux » (art. 6 du ROI). J'ai montré cependant dans le chapitre précédent que s'opérait une seconde sélection, propre à chaque établissement, selon le type d'architecture, le type de pathologie du candidat, selon le nombre et surtout l'emplacement des places disponibles dans l'établissement.

Normes d'hygîène

En 1816 sort le premier « règlement du directeur ». Celui-ci stipule entre autre que :

« Tous les samedis, le directeur fera une inspection bien exacte de la maison pour s'assurer si les literies, les murs, les fenêtres sont tenus bien propres et en bon état, ce qui est un point très essentiel tant pour la santé des Individus que pour l'honneur de la maison » (art.8) (Expo 2003).

Aujourd'hui, l'article 12 du ROI demandant au résident d'être décent sur lui, de maintenir sa literie propre et de respecter les ordres du personnel en matière d'hygiène, lui fait écho. Cependant, malgré le fait que « la direction de l'établissement veillera à la tenue et à l'hygiène des résidents » (art. 12), le directeur semble être totalement détaché de la vie pratique de la maison et délègue donc ces tâches au personnel.

îe sexuelle

En 1808, le premier couple de vieillards entre dans l'établissement mais ils dormiront dans les dortoirs séparés. Il faut attendre une quarantaine d'années pour que soit construite une aile réservée aux couples : « le mari et la femme y sont admis, et peuvent y continuer la vie

23 Une maison de repos et de soins, comme je le mentionnais, peut accueillir néanmoins 10 % de -- 60 ans.

22

commune » (règlement 1949). Néanmoins, les religieuses alors à la tête du refuge (jusqu'en 1977) ne voient pas d'un très bon oeil cette cohabitation des sexes. Aujourd'hui, et il me semble que c'est ici le domaine qui a le plus évolué, la maison de repos « garantit au résident le respect de sa vie sexuelle et affective et de son orientation sexuelle » (art.3 ROI). Certains membres du personnel restent toutefois mal à l'aise devant cette liberté promise et acceptent difficilement les relations sexuelles au sein des résidents.

Travail forcé

La gratuité du 19ème siècle n'était en réalité pas si gratuite : les pensionnaires se voient obligés de travailler aux côtés des soeurs. On peut lire dans le règlement de 1877 :

«Les pensionnaires valides doivent aide et assistance dans les travaux de ménage ou tous autres ; ces travaux seront proportionnés à leurs forces et à leurs aptitudes. Les pensionnaires désignés par les personnes déléguées ne peuvent se soustraire, sous peine de consigne ou d'exclusion, à l'obligation de soigner les infirmes» (art. 15) ; « Le travail dans les ateliers commencera, dans la première période [septembre - avril], à 8 %2 heures pour cesser à midi, et recommencera à 1 %2 heure pour finir à 4 %2 heures. Dans la seconde période [mai - août], les heures de travail sont fixées de 8 heures à midi et de 1 %2 heure à 5 heures de relevée » (art.21) (Expo 2003).

Ainsi les hommes s'occupent entre autre du charbon et du bétail ; les femmes de la préparation des repas. On retrouve cette logique, décrite par Robert Castel, de mise au travail forcé, comme il était le cas dans l'Hôpital général ou dans les dépôts de mendicité du 18ème siècle. Ces institutions de travail, basée sur « la technologie panoptique et la division des tâches » (1995 : 253), accueillaient les « pauvres », définis alors comme « toute personne qui n'aurait point de propriété apparente ou présumable, ou de moyens de subsistance honnêtes ou suffisants » (J. Bentham cité dans Castel 1995 : idem). Le refuge pour vieillards suivait cette même logique de mise au travail des pensionnaires.

Aujourd'hui, le seul « travail » en charge du résident se résume à « veiller à ne pas porter atteinte à la propreté de la chambre, de l'établissement et des abords » (art. 19/c ROI). Toutes les autres tâches se voient effectuées par le personnel, tant les repas24 que toutes petites réparati ons25. Loin de faire travailler les résidents, l'idée est maintenant de les laisser se « reposer », même s'ils désirent mettre la main à la pâte (cf. chapitre 7).

24 « L'établissement assure [...] au moins un repas chaud par jour [...] ; l'établissement doit pouvoir à tout moment servir une collation aux résidents qui le souhaitent [...] sans frais supplémentaires » (art. 13 ROI)

25 « Seul le service d'entretien est habilité à réaliser des menus travaux d'aménagement [...] » (art. 19/d ROI).

23

Culte

A titre plutôt anecdotique, si la prière du soir est obligatoire au milieu du 19ème au risque d'être « consignés pour huit jours et, en cas de récidive, pour quinze », fin de ce siècle, l'obligation est levée. Cependant, les pensionnaires se voient obligés de se rendre aux « services funèbres » (enterrements) de riches personnes car grossissant l'assemblée, ils reçoivent une petite somme d'argent que le refuge ne refuse pas. Ainsi, « à cet effet, ils s'habilleront de la manière la plus convenable possible » (art. 14, 1877). Aujourd'hui, la liberté de culte est de mise et aucune obligation ne persiste.

Civilité

En 1877 : « Il est strictement défendu de se servir d'expressions injurieuses ou grossières ; toutes querelles, injures et voies de faits sont sévèrement punies. Une première querelle est punie d'une consigne de huit jours à un mois, les récidivistes peuvent être exclus. » (art. 32) ;

En 2011 : « Afin de créer un climat paisible et harmonieux, les résidents sont invités à se comporter entre eux avec courtoisie et à s'aider mutuellement. Le résident traitera le personnel avec bienveillance et politesse [...]. » (art. 3)

Ces illustrations montrent bien la transition dans la gestion de corps que propose Michel Foucault (1975). Sans entrer dans les détails, on remarque d'abord l'utilisation de la menace de la sanction directe (exclusion) puis par la suite, la référence à la discipline, à la civilité, cachant alors les sanctions sous-jacentes, entendues sous l'expression « prendre les mesures qui s'imposent » (art. 21 du ROI).

*

J'ai tenté de montrer dans cette seconde partie de chapitre l'évolution des objets, ici le règlement et la convention, permettant la c oordinati on26 entre les acteurs que Nicolas Dodier (1993) appelle « appuis conventionnels communs » et que Foucault nomme « l'infra-pénalité » (1975). Il s'opère en réalité, un changement radical de vision des bénéficiaires. D'un refuge accueillant les indigents, s'élevant parfois à plusieurs centaines et ne possédant que peu de droits mais bien des devoirs, on trouve aujourd'hui un lieu tout autre :

En 1877 : «Tous les pensionnaires doivent respect et obéissance à l'Administrateur ainsi qu'aux personnes déléguées. Ils sont tenus de se conformer aux ordres qui leur sont transmis » (art.3)

En 2011 : « La maison de repos garantit au résident de pouvoir mener une vie conforme à la

26 Attention à ne pas confondre coordination et coopération. Cette dernière « doit [...] être comprise comme une condition nécessaire pour la réussite d'une activité coopérative » (Menger 1988 : 18). Pour aller plus loin, voir Ullman-Margalit E., 1977. The Emergence of Norms. Oxford : Clarendon Press.

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dignité humaine, notamment en s'abstenant de toute mesure de contrainte à son encontre, [...]27. La maison de repos garantit au résident la plus grande liberté lors de son occupation des lieux, pour autant qu'elle ne porte pas préjudice aux autres et à la vie collective » (art 3 du ROI) .

Loin de nous le travail forcé, les obligations strictes, les interdits, etc. Aujourd'hui la priorité est aux résidents : ils forment le point central, le noeud autour duquel l'institution doit tourner. Dupré-Lévêque note qu'actuellement l'institution « n'est plus un lieu de pouvoir, capable de contraindre les résidents à certaines activités ou rôle, même si elle estime qu'ils sont essentiels à la stabilité de leur identité » (2001 : 221). L'établissement n'agit plus dans une optique de charité, qui placerait les bénéficiaires dans une position de redevabilité mais bien dans une optique de contrat où l'individu « est censé avoir accepté une fois pour toutes, [les lois] mêmes qui risquent de le punir » (Foucault 1975 : 106) et de réciprocité (Genard 2009). Le résident est de nos jours amené à participer à l'organisation de la vie collective via le conseil participatif et la « boite à suggestions » (cependant vide la plupart du temps). Il est également autorisé (art. 18 ROI) à introduire une plainte auprès du directeur et/ou auprès de l'administration. La logique est inversée : d'un pensionnaire soumis aux exigences du refuge, on passe à une maison de repos devant répondre aux exigences des résidents.

Encadré 1 : Le travail des résidents

Anselm Strauss (et c o. 1997) note que si il n'existe plus de travail officiel, les patients d'hôpitaux participent néanmoins activement à l'organisation du travail, assurant son bon fonctionnement. Les résidents agissent tout d'abord « avec tact » (Goffman 1973a : 219), c'est-à-dire qu'ils se conforment au rôle que l'on attend d'eux et ne cherchent pas à perturber la pièce : « on les comprend bien », « je vais pas les déranger pour ça », « si je peux les faire rire, je le fais ! Ça doit pas être facile de travailler ici tous les jours... », « tant que je peux le faire seule, autant le faire ! » sont des phrases souvent répétées par les résidents, faisant écho à l'idée de « dressage des corps » que je développe plus loin (cf. chapitre 8). Ainsi, il est demandé aux résidents de rec onnaitre le travail des soignants (de Hennezel 2004) et de coopérer (Genard 2009b)28. Toutefois, James Scott (2008) note que si cela illustre le « texte public », d'autres discours peuvent être tenus, illustrant alors le « texte caché » (cf. chapitre 9).

Ainsi, en plus de cette reconnaissance du travail du personnel, les résidents offrent différents degrés d'entraide au quotidien (faire leur lit, gérer leurs médicaments, etc.). Si Mallon y voit un moyen de se démarquer des autres en montrant que l'on peut se passer du personnel (2005 : 144), je pense que ces résidents ont également besoin de ces gestes pour se sentir « vivre », se sentir utiles (cf. déprise inquiète, chapitre 7). Il s'agit alors d'une

27 Exception : voir les « mesures en matière de contention, surveillance ou isolement » (art. 16)

28 Excepté pour les personnes placées en soins palliatifs envers qui « toute attente de réciprocité se trouve tendanciellement levée même si elle peut bien sûr être présente. Les conditions de l'intervention sont telles

que rien ne peut lui être demandé en échange.» (2009b : 6)

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forme de coopération : les soignants délèguent aux résidents pour leur faire plaisir et ceux-ci prennent ces tâches à coeur, pour eux et pour soulager le pers onnel29.

Cette transition se ressent dans les termes utilisés également : le refuge, « lieu, endroit où quelqu'un qui est poursuivi ou menacé peut se mettre à l'abri » (Larousse 2013) devient résidence, maison, «bâtiment construit pour servir d'habitation aux personnes » (idem) ; le pensionnaire, « personne logée et nourrie dans un établissement public spécial » (idem) devient résident, « personne qui habite dans un lieu donné » (idem). Le refuge offrait hospitalité, la maison de repos encadre les différents « chez-soi », sur base d'un contrat, d'un accord explicite entre les deux parties30. De plus, les sanctions s'externalisent (art. 15 ROI) : le directeur peut se décharger de la responsabilité d'une décision et envoyer l'affaire au niveau du CPAS. Ce dernier peut alors l'envoyer devant la justice belge. On retrouve ici l'idée de Michel Foucault (1975) qui remarque que les sanctions se voient prises en dehors des lieux des délits, dans les tribunaux. Cela permet de donner un caractère officiel, légal, aux déviances rapportées mais aussi de déresponsabiliser les acteurs en jeu.

Je pense pouvoir avancer ici que la prise en charge des personnes âgées a évolué d'une prise en charge totale au niveau décisionnel (aucun espace pour l'autonomie des pensionnaires) mais demandant une aide physique (travail forcé), à aujourd'hui l'inverse : une prise en charge matérielle et physique mais une demande de participation financière et décisionnelle, illustrée par le schéma « Évolution de la prise en charge » :

Évolution de la prise en charge

Je me tourne encore vers Jean-Louis Genard pour aller ici plus loin. Le grand partage (fous/sains d'esprit ; coupable/innocent ; malade/en bonne santé ; etc.), dont je parlais plus

29 Notons le cas de Mme Van. qui a décidé de prendre en charge ses médicaments, non pas par désir de soulager le personnel, ni par souci de garder son autonomie mais mécontente des trop nombreuses fautes dans la préparation de ses médicaments...

30 Via la signature du règlement d'ordre intérieur et de la convention du CPAS tous deux arrêtés par le conseil de l'Action Sociale le 29 juin 2011« approuvée par les membres du Collège réuni de la Commission Communautaire Commune de Bruxelles-Capitale, [...] et ce, conformément à l'article 41, $1, de l'arrêté du Collège réuni du 3 septembre 2009 [...] » (ROI et Convention page 1)

31 Termes du dépliant officiel de la maison

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haut, n'a donc plus lieu d'être aujourd'hui. Si, lors de la première modernité, les vieillards étaient enfermés, considérés comme irresponsables et demandant donc une prise en charge totale au niveau décisionnel, la deuxième modernité, se base sur le postulat que l'individu :

« se trouve à tout moment, dans sa fragilité, susceptible de basculer, de décrocher, mais en même temps, chacun possède toujours des ressources qu'il s'agit de déceler, et sur lesquelles il faut s'appuyer. » L'individu garde toujours ainsi « la capacité de se prendre en charge, de s'assumer, d'être responsable de soi, de s'en sortir, de pouvoir être autonome » (Genard 2009 : 35).

Ainsi les structures de prise en charge actuelles ont pour but de promouvoir l'autonomie de la personne le plus longtemps possible, contrairement à ce qu'Hélène Thomas observe (cf. chapitre 1). Elles forment de multiples « dispositifs de « capacitati ons » qui plutôt que de se contenter de ranger des êtres dans des classes [comme nous l'avons vu dans l'histoire de Jean-Pierre Bois], s'efforceront de les tirer vers des états de renforcement de leur pouvoir-être et faire, c'est-à-dire de leur autonomie » (Genard : 31). Ainsi, s'explique le désir de préserver l'autonomie, la capacité décisionnelle de la personne dans la maison observée.

En ce qui concerne le désir de laisser se reposer les personnes, le désir de créer des espaces où elles pourront terminer leurs jours « dignement », dans un « climat paisible et harmonieux »31, je pense que l'idée de « dette sociale » (Feller 2005 ; Gutton 1988 et Bois 1989 dans Bourdelais 1990) peut nous éclairer : ayant travaillé pour la patrie toute leur vie, il faudrait aujourd'hui témoigner du respect aux anciens. Ceci expliquerait en partie l'avènement d'une politique propre à la vieillesse, séparée de l'assistance aux pauvres, reconnaissant alors un statut particulier et une prise en charge particulière, plus respectueuse des personnes âgées. Michel Philibert note que ce droit au repos (illustré par le système de pension) a été octroyé aux personnes âgées depuis le milieu du siècle passé, suite au constat de leur inadaptabilité aux nouvelles conditions de travail, étant plus lentes et moins flexibles :

« A mesure que les gens vivent plus vieux, que les conditions sociales du travail laissent moins d'initiative et d'adaptation à sa tâche au travailleur individuel, à mesure que le travailleur âgé est perçu par son employeur et ses jeunes collègues comme incapable de tenir utilement son emploi, que les systèmes de pension se généralisent, une population âgée croissante se voit soumise à, ou bénéficiaire de, un statut particulier, et va vivre, pour une période de vie de plus en plus longue, dans une situation d'oisiveté pensionnée et instituée, avec des ressources diminuées, un droit au repos prenant insidieusement la relève du droit au travail » (Philibert 1984 : 21).

***

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Le style de prise en charge prônée dans la maison de repos et de soins observée résulte d'une longue histoire, mêlant histoire sociale, dite « histoire générale » (Philibert 1984), et histoire spécifique à l'établissement, les deux étant inséparables (Dodier 1993). Les documents propres à la maison et les analyses d'historiens ont permis de montrer que l'évolution de l'établissement est à comprendre en lien avec l'évolution des formes de prise en charge de la personne âgée. Cela permet de « renouveler le regard et rompre avec l'évidence » (Urbain 2003 : 114), rompre avec la naturalisation de cette prise en charge en mettant ici en avant la spécificité de cette dernière (autonomie et contribution financière mais non corporelle) où les résidents sont au centre des préoccupations et le personnel à leur service. Ils deviennent clients à satisfaire et profitent de l'appui du directeur au lieu de pensionnaires dans une position de redevabilité. Gardez cela en tête à la lecture de ce mémoire car les conséquences de ce renversement se font toujours ressentir aujourd'hui.

Tournons-nous maintenant, comme annoncé en début de travail, vers les caractères public et bruxellois de la maison. Qu'elles en sont les implications concrètes ?

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CHAPITRE 3 :

UN ETABLISSEMENT PUBLIC

3.1 Public, privé, ASBL : quelles différences ?

En Belgique, la gestion des maisons de repos (et de soins) peut être soit de nature privée (c'est-à-dire à caractère commercial) ; soit aux mains d'une ASBL (privée mais non commerciale) ; soit de nature publique (gérée par un CPAS). À Bruxelles, 73% relèvent du domaine privé ; 12% d'une ASBL ; et 15% du public (T.d.b. 2010 : 281). L'établissement traité dans ce mémoire fait partie d'un des 5 établissements d'accueil pour personnes âgées gérés par le CPAS de Bruxelles-Capitale. Succinctement, les maisons de repos publiques et sous forme d'ASBL sont de plus grande taille que les maisons privées, ce qui ce confirme dans l'établissement observé : d'après Mr Marc, la taille moyenne d'une maison de repos (et de soins) serait de 90 unités de l ogement32. L'établissement en question en comprend 137, il s'agit donc d'une structure « relativement grande » d'après ses mots. Qui dit grande structure dit tendance à la standardisation comme méthode privilégiée de coordination (Mintzberg 1998).

De plus, après comparaison des prix demandés à la j ournée33, les maisons de repos publiques se situent entre les ASBL (plus chères) et les privées (moins chères) (SPF 2009). « Une explication possible peut être la politique différente qui est notamment menée par rapport à l'effectif en personnel. Une maison de repos privée tentera d'employer un encadrement minimal en personnel pour réduire ainsi les coûts et pouvoir demander un prix journalier inférieur. Une maison de repos sous forme d'ASBL sera, en revanche, moins tentée de réaliser des économies sur le personnel, ce qui l'obligera à pratiquer des prix journaliers supérieurs. Cela vaut aussi pour une maison de repos du CPAS, mais le prix journalier sera maintenu à un niveau légèrement inférieur grâce à l'intervention financière de l'autorité commune dans le fonctionnement de la maison de repos » (SPF 2009 : 25). Je reviendrai sur le prix de l'établissement dans le chapitre suivant.

3.2 Un contrôle externe

Le directeur m'a confié qu'en réalité, il n'avait pas beaucoup de pouvoir dans la

32 C'est-à-dire les lits disponibles, donc la capacité d'accueil des établissements. Autrement dit, leur taille.

33 Attention, le prix varie en fonction de chaque établissement en fonction des différents services proposés.

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maison : sa tâche se « résume » à faire l'intermédiaire entre le CPAS de Bruxelles et l'organisation de la maison de repos et de soins. Ainsi, me dit-il, il se trouve parfois incapable de répondre aux demandes de résidents vu les normes décidées au niveau supérieur, appliquées alors dans les cinq établissements, de façon homogène. Par exemple, le CPAS n'alloue pas de fonds pour l'aménagement et l'entretien de cuisine : les repas proviennent des Cuisines Bruxelloises qui les apportent matin, midi et soir. Dans la maison, il reste juste la préparation de gaufres les mardis et jeudis, ayant notamment pour but d'emplir l'établissement d'une bonne odeur, et d'ainsi créer un sentiment de « chez-soi », toujours d'après le directeur.

Face à cette situation de délocalisation imposée de préparation des repas, comment répondre à la demande des résidents qui se plaignent, par exemple, de ne jamais avoir de frites ? En effet, les repas étant préparés bien avant la distribution, ils sont réchauffés sur place. Les frites ne sauraient subir ce traitement, elles en perdraient tout leur croquant ! Mr Marc s'est alors permis d'acheter deux grosses friteuses (service de +- 40 personnes) qu'il entrepose à la cave. Ainsi, de temps à autre, des frites sont proposées aux résidents34, mais cette information doit rester confidentielle, le directeur y engageant sa propre responsabilité.

Ce pouvoir externe, analysé comme un des facteurs de contingence pouvant pousser l'organisation vers l'une ou l'autre configuration structurelle, « a pour effet de concentrer les pouvoirs de décision au sommet de la hiérarchie et d'encourager l'utilisation de règles et de procédures pour le contrôle interne » (Mintzberg 1998 : 260). En d'autres mots, le fait que l'organisation soit contrôlée par l'extérieur, encourage la centralisation et la formalisation de la structure, et ce, afin que le contrôle soit plus facilement réalisable. Cela a tendance à accroître un style d'organisation bureaucratique.

Ce contrôle externe, je l'ai ressenti dès mon entrée sur ce terrain. Lors du premier échange de mails avec Monsieur Marc35, il m'a demandé un projet écrit de mémoire, « vu que je suis obligé d'envoyer votre projet à mes supérieurs » et ensuite, suite à une interprétation différente du mot « fin de vie » utilisé dans la description de mon projet, il me refusa l'accès de la maison. Pourquoi ? Derrière le mot « fin de vie » se cache, croyait-il, la question de l'euthanasie, question assez controversée. Sans entrer dans les détails, il me fait comprendre que la maison se devait de garder une certaine position sur la scène politique, et qu'une investigation autour d'une question aussi délicate et controversée n'était pas la bienvenue dans

34 Et ceux-ci en sont plus que ravis ! rai constaté moi-même leur enthousiasme et leurs remerciements lors du conseil des résidents de février 2013.

35 Conversation en Annexe 2.

36 Ceci peut s'expliquer par le pluralisme institutionnel qui existe aujourd'hui, dont les résidences-service, assez coûteuses, font partie et vers lesquelles une personne aisée nécessitant de l'aide peut alors se tourner.

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un organisme du CPAS. En réalité, c'est l'image du CPAS que véhicule la maison. Le directeur se doit donc de rester prudent (Mintzberg 1998) et de me refuser l'accès à ce terrain, pour des questions extérieures à lui.

Michel Crozier (1964) montre qu'en réalité, dans une organisation bureaucratique de ce type (cf. chapitre 5), la hiérarchie formelle est trompeuse : les hauts dirigeants ne feraient que suivre les règles, s'y soumettraient plus que tout autre personne tandis que les « petits » effectifs, les exécutants, se situant dans le bas auraient plus de marge de manoeuvre. Crozier observe donc un déplacement du pouvoir, et ce grâce à l'organisation bureaucratique elle-même. Je pense pouvoir rapprocher cette théorie du cas observé : le directeur n'a fait que suivre les règles vu son statut de subordonné direct et isolé au CPAS. Au niveau du personnel par contre, aborder le thème de la mort, de l'euthanasie, n'a posé aucun problème. Ainsi donc, à l'instar de l'état dans le domaine de l'art, le CPAS de Bruxelles « joue fatalement un certain rôle dans la réalisation [de la prise en charge]. [Il] défend ses intérêts en soutenant ce qu'il approuve et en mettant des entraves à ce qu'il désapprouve, ou en l'interdisant purement et simplement » (Becker 1988 : 178 -- 179).

3.3 Une certaine population

La plupart des résidents de la maison dépend du CPAS, n'ayant pas de revenus suffisants pour se prendre en charge (SPF 2009 : 30). Cela rejoint les observations d'Hélène Thomas (2010) qui remarque une grande proportion de classes populaires dans les maison de rep os36. Isabelle Mallon (2005), elle, précise que si les personnes de milieux aisés font plus facilement le choix de venir en maison de repos, les personnes de milieux populaires, plus attachées à leur domicile, ne prendront la décision d'entrer en établissement que par défaut, en dernier recours. Ceci ne facilite alors pas l'adaptation à la vie institutionnelle. Goffman (1968) le confirme : les reclus demanderont un plus long temps d'adaptation si il n'ont pas fait le choix d'entrer en établissement. Et de fait, d'après le directeur, ces personnes sont plus exigeantes, plus récalcitrantes aux normes, que les « payantes » comme il les appelle.

Face à cette population moins aisée, il existe dans la maison tout un système de redistribution des biens afin d'aider les résidents à recréer un cadre de vie « digne ». Des brocantes se voient organisées à intervalles réguliers où les résidents peuvent acheter, pour un prix symbolique, des vêtements, des bibelots de toute sorte, des sacs, des chaussures, etc. Les

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meubles des défunts isolés sont stockés à la cave, permettant aux nouveaux arrivants, parfois ne possédant qu'une valise de vêtements (et encore), de meubler leur chambre et de rendre le cadre de vie plus agréable et pratique. La lingerie garde également en réserve de nombreuses pièces, comme des chemises de nuit, des sous-vêtements, des pulls, à disposition des résidents. Ainsi j'ai rencontré Mme De. qui, arrivée à la maison avec les seuls habits qu'elle a pu récupérer de son ancien appartement (son manteau de fourrure et quelques pièces légères), a alors reçut une chemise de nuit de la maison et des pantoufles « d'une autre qui était morte hein ! Mais bon, moi j'm'en fous, j'en avais pas, alors j'suis bien contente ! ».

Lors de mes premières visites, comme je le développais plus haut, j'ai été choquée de la non-communication entre résidents. Selon Isabelle Mallon les maisons de repos accueillant une population aisée, connaissent une certaine sociabilité : les résidents entretiennent entre eux de nombreux « liens faibles ». De l'autre côté, dans les maisons de repos accueillant une population moins aisée, la sociabilité reste très faible. Les résidents alors évitent les relations plus profondes avec d'autres résidents, au risque de les voir devenir des « relations d'interdépendance pesantes » (2005 : 47). J'y reviendrai dans la suite du mémoire.

Encadré 2 : L'entraide (1)

Il existe néanmoins une forme d'entraide dans le groupe des résident : Mr Br. face à l'injustice que subissait son ami Mr Lef., ne recevant pas de gaufre comme les autres s'insurge ! Mme Redman, l'ergothérapeute, a répondu que « moi au moins, je prends soin de sa santé ! » Mr Lef. étant diabétique. Mme De. prit sous son aile Mme Vin., nouvelle arrivante, et la guida dans les maisons et les activités ; Mr K. fait les courses pour l'un ou l'autre résident immobilisé ; Mr Le. se charge de transmettre directement chez la chef de service les demandes de l'un ou l'autre de ses voisins ; etc.

D'un côté donc, on assiste à une redistribution des biens, un partage collectif mais de l'autre à des rapports sociaux de non-engagement, de non-participation. D'un côté, les résidents sont dépendants des personnes décédées ; de l'autre, totalement indépendants des vivants. Ceci peut être considéré comme une caractéristique des maisons publiques.

3.4 Immobilité et persistance

Une dernière caractéristique de la maison termine ce chapitre. Comme me le mentionnait Mr Marc, une MRS publique trouvera toujours des résidents pour remplir ses chambres. Le CPAS se charge d'envoyer des candidats, la demande sera donc constante. Ceci

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illustre un des facteurs de contingence qu'Henry Mintzberg met en avant : la stabilité de l'environnement, entendu comme « tout ce qui est situé en dehors de l'organisation : sa technologie [...] , les clients et concurrents, la distribution géographique de ses activité, le climat économique, politique et même météorologique [...] » (1998 : 245). Au plus l'environnement de l'organisation sera dynamique, complexe, hostile et ses marchés divers, au plus l'organisation aura besoin de flexibilité et donc aura tendance à se montrer organique. Au contraire, « dans un environnement stable, une organisation peut prédire les conditions dans lesquelles elle se trouvera, donc toute chose étant égale par ailleurs, elle peut isoler son centre opérationnel et en standardiser les activités (établir des règles, formaliser le travail, planifier les actions) ou peut-être standardiser les qualifications. Dans un environnement très stable, toute l'organisation prend la forme d'un type protégé et serein qui peut standardiser les procédures de haut en bas » (1998 : 248).

Dans notre cas, la technologie utilisée reste constante (les techniques de soins n'évoluent pas rapidement) ; les clients également ; la concurrence réduite au minimum (vs. maisons privées plus sujettes à la concurrence) ; activités très localisées géographiquement (au sein même de la maison) ; les climats économique et politique (le météorologique n'étant pas un facteur de perturbation ici) fixes également. La stabilité et la simplicité de l'environnement pousse la maison à adopter une structure centralisée et mécanique, dont l'une des caractéristiques est son incapacité à gérer les situations sortant du planning officiel.

Encadré 3 : Gérer l'exceptionnel

«Rédiger intégralement le scénario [...] est un procédé très efficace, à condition qu'aucun événement fâcheux ne vienne rompre le cours pré-établi des paroles et des actes » (Goffman 1973a : 215).

Stratégies du personnel

Bernadette est la responsable, aidée « du robot », de la préparation quotidienne (excepté samedi et dimanche) des médicaments. J'ai assisté un matin au rapport infirmier à la situation suivante : Mme Oste, infirmière chef du secteur 2, s'est retrouvée le jour précédent, n'ayant pas été prévenue de l'absence de Bernadette, sans médicament préparé pour ses résidents. Elle s'est alors attellée elle-même à la tâche, laissant son travail du jour de côté, engendrant des difficultés dans la suite de l'organisation. Dans le secteur 1, l'infirmière de nuit consciente de l'absence de Bernadette, avait pris en charge pendant sa garde, la préparation des médicaments. Son équipe l'en remercie. La prise d'initiative de l'une a « sauvé » son secteur d'une situation de stress, comme cela le fut dans le secteur 2.

Dans le cas de situations inattendues comme l'absence d'une personne-clé, il est demandé au personnel de faire preuve d'initiative puisque aucune règle spécifique ne traite de ces

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situations. Ainsi, la prise d'initiative est réprimée en ce qui concerne une résidente chahutant dans les couloirs (cf. chapitre 6) car pour ces situations, il y a des règles. Par contre, pour les situations anomiques, sans règle précise, les soignants sont priés de « savoir » ce qu'il faut faire : s'informer et « réparer » la situation entre eux, « s'ajuster mutuellement » (Mintzberg 1998) et combler les trous laissés par le règlement.

Stratégies de résidents

Comment les résidents arrivent-ils à faire entendre leurs désirs et à les résoudre ? Mr. Boe, poète, avait l'habitude d'enregistrer ses créations sur magnétophone. Ce dernier malheureusement « est cassé ». Ne sachant pas à qui demander, il se résigne aujourd'hui à les écrire. L'abandon semble être sa solution personnelle : « c'est difficile de demander que quelqu'un vienne [...]. Vous savez ici tout le monde travaille. Alors si je sais vivre comme ça, c'est bon. ». Son réveil indiquait également une mauvaise heure. Aucune tâche n'étant dévolue à la remise à l'heure des réveils des résidents, il reste ainsi depuis « oh ça fait longtemps vous savez! », de nouveau résignation. Heureusement qu'une petite étudiante en anthropologie lui a alors corrigé l'heure...

D'autres résidents se montrent plus actifs dans la résolution de leurs situations « exceptionnelles » : Mr Li. par exemple, aime écrire et veut noter ses mémoires pour les générations futures. Il a alors demandé à Mme Annette, « son rayon de soleil », un calepin et un stylo à bille ; Mme Dem. demande à Christelle, de partir à la recherche de son pull perdu ; Mme C o. a signalé à l'ergothérapeute qu'elle adore coudre, depuis elle reçoit patrons, aiguilles et fil à intervalles réguliers ; etc. Cependant, ne confier ses demandes qu'à une seule personne peut être dangereux : Mr Ci. a ainsi confié/s'est vu confier sa gestion de cigarettes à Mme Annette. J'assiste, lors de sa demande hebdomadaire, à la frustration de ce résident, ayant raté sa livraison précédente :

Mme A. : «Mais vous avez déjà eu deux paquets aujourd'hui !

Mr CL : Oui mais la semaine passée...

Mme A. : Ah mais la semaine passée, j'étais malade hein ! C'était ma collègue qui devait vous les donner normalement... (il rouspète un peu car la semaine passée elle n'était pas là et il n'a donc pas reçu ses cigarettes). Mais monsieur, ça arrive à tout le monde d'être malade !

Mr CL : mais je les ai pas eues...

Mme A. : mais enfin monsieur, il n'y a pas que moi dans la maison hein ! vous pouvez demander à quelqu'un d'autre d'aller vous chercher vos cigarettes ! » (et elle s'en va)

D'autres résidents encore utilisent le conseil des résidents une fois tous les trois mois pour faire entendre leurs demandes : Mme Be. y demande une nouvelle chaise comportant des accoudoirs. Elle demande également si « quelqu'un » pourra l'aider à descendre ses bagages le mois suivant lors de son départ en vacances. Mme Van. voudrait des couteaux plus tranchants ; Mr Bou. de la viande avec des os ; Mme Fl., grande voyageuse, souhaite visiter Liège, etc. Toutes ces demandes, le directeur les délègue aux chefs présents : la chaise et les bagages vers Mme Moreau, l'alimentation vers le diététicien, et l'excursion vers l'animatrice et l'ergothérapeute, travaillant en binôme.

Cette immobilité de la maison, je l'ai ressentie lors de la présentation de mon rapport au directeur. En effet, il m'était demandé de mettre à profit ma recherche et d'investiguer pour le CPAS quelques thèmes comme le sentiment d'autonomie, l'appréciation ou non des

34

activités, etc. auprès des résidents (cf. chapitre 10). Pensant que ce rapport leur serait utile, j'ai pris la tâche sérieusement. Quelle ne fut pas ma déception lorsque, devant le directeur, ce dernier n'y montra aucun signe d'intérêt ! Mes réflexions pour tenter d'améliorer la structure furent négligées. Cette situation illustre selon moi, l'environnement non-concurrentiel et la stabilité des marchés qui entourent la maison, n'offrant à cette dernière, aucune raison d'évoluer. Cela illustre également la difficulté de modifier l'organisation lorsque l'organisation comprend des professionnels agissant plus isolément (Mintzberg 1998).

3.5 Réinsertion sociale

« Lorsqu'une personne doit justifier d'une période de travail pour obtenir le bénéfice complet de certaines allocations sociales ou afin de favoriser l'expérience professionnelle de l'intéressé, le CPAS prend toutes dispositions de nature à lui procurer un emploi à temps plein ou à temps partiel. Le cas échéant, il fournit cette forme d'aide sociale en agissant lui-même comme employeur pour la période visée ». (article 60 § 7 de la loi organique des CPAS du 08/07/1976).

L'établissement observé accueille des personnes dites « sous article 60 », pour des périodes de prestation de 12 mois pour les moins de 36 ans ; 18 mois pour les 36 -- 49 ans ; 24 mois pour les 50ans et plus. « Aux Capucines », ces personnes sont engagées en tant qu'aide-logistiques ou aides d'entretien. Elles forment une population quelque peu à part dans la maison, étant présentes pour une brève période (il s'agit souvent de jeunes personnes), elles semblent moins investies dans l'établissement que d'autres membres du personnel.

Encadré 4 : Un équilibre déséquilibré (1) - Vers l'aliénation.

Une organisation engageant du personnel salarié trouve son équilibre via la rémunération. Etzioni (1961) nomme cet équilibre, l'échange : le personnel est payé en fonction du travail accompli / des heures prestées. Il se doit de respecter les règles, Etzioni parle alors de discipline. Néanmoins, deux types d'excès s'observent dans la maison, s'écartant donc de cet équilibre : la participation et l'aliénation. Je traite dans cet encadré du second type.

Un problème récurrent dans la maison selon le personnel soignant et le directeur est la non-fiabilité des aides-logistiques, tous sous article 60 :

« Certains sont très motivés ! D'autres s'en foutent complètement et ils faut les chercher partout ! ils font le juste minimum !! Au moindre truc, ils sont à la maison, ils viennent pas ! » (Mme Oste, infirmière chef) ; « ça dépend vraiment sur qui on tombe hein, mais certains on sait jamais si on va les voir arriver le matin ou pas, c'est toujours comme ça, on sait pas ! » (Mireille, aide-soignante).

Ces derniers n'ont pas choisi de venir travailler en maison de repos et de soins. Certains

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peuvent y trouver une sorte de révélation et choisissent de continuer dans le métier (par exemple via une formation d'aide-soignante), d'autres resteront indifférents à la condition des personnes âgées tout au long de leur prestation, ce qui choque certains résidents : « Ils n'en n'ont rien à foutre hein ! ils sont là pour toucher le chômage après ! Il y a quelques exceptions hein, comme toujours... » (Mme Van.).

Ceux d'entre eux non-motivés par le travail représentent l'intégration par aliénation. Et cela leur donne énormément de pouvoir. En effet, une personne aliénée à son travail sera découragée, « abandon[nera] toute velléité » (Desmarez 2008 : 49), ne trouvera aucune motivation à sortir de chez elle, si ce n'est le fait peut-être de ne pas se faire virer (Etzioni 1961). Or, dans notre cas, Mr Marc m'explique que, sous article 60, ces personnes dépendent des caisses du CPAS. Cependant après leur prestation, elles sortiront de ces caisses, seront alors en charge de l'état et toucheront le chômage. Le CPAS a tout intérêt, pour réduire ses coûts, à « faire sortir » ces personnes de son financement, donc à les faire prester au plus vite ces quelques mois. Il est ainsi demandé au directeur de ne pas virer ces dernières, de les garder dans la maison, afin de terminer la réinsertion sociale au plus vite.

Comment assurer alors la motivation de ces personnes, n'ayant pas choisi leur terrain de travail (en effet, le CPAS leur propose un travail spécifique), ne l'acceptant parfois que pour bénéficier d'une meilleure condition par la suite, et, qui plus est, n'étant pas sous la pression d'un potentiel licenciement malgré un mauvais travail ou un taux d'absentéisme important non justifié ? Difficile, me confie Mr Marc.

Ces aides-logistiques créent ce que Michel Crozier nomme « zones d'incertitude » : « si vous êtes la personne qui contrôle une telle zone, et bien vous aurez du pouvoir sur ceux qui sont affectés par l'incertitude que vous contrôlez » (1994). Ainsi, à l'instar des ouvriers d'entretien (1964), laissant l'équipe nursing et le directeur dans le doute permanent sur leur présence et leur motivation au travail, les aides-logistiques détiennent un réel pouvoir dans l'organisation, obligeant la réorganisation du travail journalier.

***

D'après ces éléments (taille importante, contrôle externe, environnement très stable), il semble qu'un établissement public ait tendance à la bureaucratisation. Cette standardisation de la prise en charge des personnes âgées serait la cause de nombreuses petites frustrations quotidiennes, tant du côté des résidents que du personnel. Tout au long de ce mémoire, je montre néanmoins que les acteurs, de façon individuelle ou collective, arrivent à contourner ces règles afin d'éviter au maximum ces frustrations, à l'instar de Mr Marc et des friteuses. De plus, au sein de l'établissement public, malgré une redistribution des ressources, la sociabilité entre résidents serait assez faible, ce qui, je pense, a des répercussions sur les relations entretenues avec le personnel (cf. chapitre 8). Terminons le tour de la question par les implications du caractère bruxellois de la maison.

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CHAPITRE 4 :

UNE MAISON BRUXELLOISE

Si la caractéristique d'être bruxelloise, gérée par la Commission Communautaire Commune (comme 70% des établissements de ce genre selon de T.d.b. 2010), relève moins de particularités que le fait d'être publique, voici toutefois quelques éléments intéressants.

4.1 Offre résidentielle à Bruxelles

En 2008, seuls 10% des personnes belges, âgées de 80 ans et plus, habitent sur le sol bruxellois, même constat pour le pourcentage des 60+, ne s'élevant qu'à 8,3% de la population nati onale37. S'ensuit logiquement que Bruxelles se trouve être la région contenant le moins d'unités de logement disponibles. En moyenne, en région bruxelloise, on compte un lit pour dix candidats de 60+ ; et plus précisément à (1000) Bruxelles, un lit pour sept candidats38. L'offre y semble donc quelque peu meilleure que dans les autres communes de la capitale et ceci signifie que les candidats à l'entrée en établissement ont théoriquement plus de choix.

Néanmoins, sur ce territoire (ainsi qu'en Wallonie) la majorité des unités de logements disponibles relèvent de maisons de repos privées et « la part de marché des maisons de repos du CPAS et sous forme d'ASBL dans le nombre d'unités de logement est bien plus réduite à Bruxelles et dans les provinces wallonnes [qu'en Flandre] » (SPF 2009 : 19). Il s'ensuit que, la demande pour les maisons publiques étant élevée, les candidats à celles-ci ont moins de choix. De plus, sur le territoire bruxellois, la population âgée a tendance à consommer peu de soins à domicile, favorisant au contraire les soins en institutions. Cela accroît également le nombre de candidats et donc la demande (T.d.b. 2010) (cf. demande constante, chapitre 3). Il semble également que l'offre résidentielle à Bruxelles (MR et MRS) baisse continuellement depuis une dizaine d'années, au profit de résidences-services. Cette fermeture de maisons touchant particulièrement les petites structures, les établissements plus importants (plus de 75 lits) voient leur proportion augmenter (InforHome 2009). La maison observée se place parmi ces grands établissements et ses résidents pourraient montrer de plus grandes difficultés d'adaptation (cf. chapitre 3) vu le choix restreint de maisons publiques à Bruxelles.

37 Source : 1955-2008 : observations, Eurostat ; 2009-2050 : Perspectives démographiques, BFP -- SPF (2009)

38 Source : Home-Info, Infor-Home et Registre national 2008

39 Source : Direction générale Statistique et Information économique du SPF Economie, Registre national, 2008

40 Source : Direction générale Statistique et Information économique du SPF Economie, Registre national, 2008

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4.2 Une taille et un prix

Pour rappel, les maisons de repos (et de soins) privées sont généralement de plus petite taille que les maisons publiques et les ASBL. Un établissement (privé/public/ASBL confondus) compte en moyenne à Bruxelles, 86 places (87 pour la Flandre, 69 pour la Wallonie) (INAMI 2013). L'établissement étudié en comptant 137, il s'agit d'une structure plus importante que la moyenne belge et bruxelloise.

Question de prix : au-delà du fait que « les chambres d'une maison de repos peuvent [..] fortement différer » en fonction de la taille, la vue, les rénovations, les équipements, etc. (SPF 2009 : 23), le prix moyen d'une chambre à Bruxelles s'élève à 35,5€ / jour (Flandre 41€/j. et Wallonie 32€/j.). Dans notre cas, le prix journalier tourne autour de 43€ selon les facilités de la chambre. Cela signifie en terme de population fréquentant l'établissement, que les personnes payantes, sont des personnes assez aisées. Il y aurait donc un contraste entre les personnes dépendantes du CPAS, plus démunies, et ces personnes payantes. Cependant, je ne l'ai pas remarqué lors de mes observations.

4.3 Une certaine population

Il est reconnu, les femmes ont une espérance de vie plus longue que les hommes. À Bruxelles en 2008, la population des 85+ compte 74% de femmes39. « Il en résulte que les personnes seules très âgées sont surtout des femmes et qu'elles sont donc surreprésentées en maisons de repos et de soins » (T.d.b. 2010 : 251). Ceci s'illustre également dans l'établissement investigué. Or, tout à fait par hasard, j'ai récolté les témoignages de 7 femmes et 7 hommes. Si ceci semble égalitaire de premier abord, cela ne représente pas le sexe ratio de la population générale ; ce n'est donc pas un « échantillon représentatif ».

L'établissement fait aussi écho à un autre constat démographique bruxellois : la proportion croissante de jeunes personnes (20-40ans) non-belges (T.d.b 2010 : 18)40. En effet, si la plupart des résidents sont d'origine belge, la plupart du personnel provient du nord ou du centre de l'Afrique. Le directeur m'a d'ailleurs confié que cette situation selon lui ne convient pas aux résidents : venant de mondes trop différents, aucune communication entre personnel et résidents ne serait possible, ce qui selon lui amène des états de dépression et d'anxiété du côté des personnes âgées. Selon Hélène Thomas, la tension est inévitable : on demande à des

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femmes « peu qualifiées, au statut précaire, issues de classes populaires » (2010 : 66), de faire preuve de conversation, de tact, de sollicitude, bref, de « compétences relationnelles sophistiquées » (idem: 67) et ce, pour un salaire peu élevé.

A titre plutôt anecdotique, Hulin et Blood (1968) ont montré que les ouvriers de milieu urbain s'accommodaient mieux à la routine au travail que leurs confrères ruraux. Ceci serait dû au fait que, dans une ville, les personnes préfèrent moins s'investir dans leurs relations sociales et professionnelles. Pour ce mémoire, cela signifierait que le personnel d'une maison de repos bruxelloise s'acclimaterait facilement au travail de soin, assez routinier. D'après mes observations et témoignages récoltés, si certes le personnel pointe cette routinisation du travail, seule une aide-soignante s'en est réellement plainte. J'y reviens au chapitre suivant.

***

Une maison de repos et de soins, publique, bruxelloise amène dans un lieu fermé une population aux profils très hétérogènes : des résidents déments, valides, invalides, autonomes, de moyenne d'âge de 82-83 ans, principalement d'origine belge ; un personnel souvent d'origine étrangère, parfois peu ou pas qualifié ; des professionnels de tous horizons : social, juridique, médical, comptabilité, ... illustrés dans les différentes fonctions travaillant dans l'établissement ; des carrières très diverses également : 20 ans de carrière pour certains, stage de 3 semaines pour d'autres, période de 12 à 18 mois pour les « articles 60 », période de transition avant de chercher un autre emploi pour les derniers, ... ; femmes et hommes ; vieux et jeunes ; dépendants du CPAS et «payants » ; ... Un beau melting-pot comme dit chez nous !

Comment alors ce lieu hétérotopique, illustrant « la plus petite parcelle du monde, et [...] la totalité du monde du monde » (Foucault 2004 : 17), notamment pour les résidents ne pouvant plus se mouvoir hors des murs de l'institution, prend-t-il forme officiellement ? Comment chacun arrive-t-il à trouver sa place ? Le chapitre suivant tend à expliquer comment de façon officielle tout ce petit monde s'organise quotidiennement et ainsi montre la place que chacun occupe dans la hiérarchie du travail. Les résidents sont dans le prochains chapitre évincés, étant, je le rappelle, considérés comme clients à satisfaire donc n'entrant d'aucune manière officielle dans la division du travail.

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41 Annexe 3.

CHAPITRE 5 :

COUP D'OEIL SUR L'ORGANISATION OFFICIELLE

Mettant en avant l'organisation officielle de la maison de repos et de soins, ce chapitre se divise en deux parties : la présentation de l'organigramme et la présentation des divisions spatiale, temporelle et fonctionnelle au sein de l'établissement. Toutefois, je n'entrerai pas ici dans les détails précis. Il s'agit de donner au lecteur une vue d'ensemble de l'organisation de la maison car « on ne peut [.. pas] faire de bonnes études au niveau microscopique sans une identification soigneuse et précise des conditions structurelles y afférant [...] » (Strauss 1992a : 13). Des points plus ciblés, concernant les tâches précises (reprises dans les « profils de fonction » du personnel) seront abordés au cours des chapitres suivants, en regard avec mes observations. Je me tourne ici vers l'approche de la pragmatique sociologique, et propose la première forme d'entrée dans l'action sociale : « observer les appuis conventionnels au repos, inscrits dans la matière, par l'intermédiaire d'objets, d'écrits ou plus généralement de traces de l'activité humaine » (D odier 1993 : 80).

5.1 La structure de la maison

«Bonjour Mme Orban, En dessous, vous trouvez quelques documents concernant notre maison de repos. N'hésitez pas à me contacter en cas de questions. Structure: 137 lits, 78 MRS + 59 MR. Age: +-82 ans. Bonne journée. » documents joints : organigramme interne, organigramme général, convention du CPAS, règlement d'ordre intérieur, historique de la maison, projets d'animation et programme des mois de mai 2012 et juin 2012. (mail du 04/09/2012)

J'ai ainsi reçu deux organigrammes (interne et externe)41 alors que je n'étais pas encore acceptée officiellement (en attente de la réponse du CPAS). Que nous révèlent-ils ? La citation suivante, certes un peu longue, explique bien les avantages et inconvénients de ce type de document :

« L'organigramme est une description discutable de la structure. La plupart des organisations le trouvent toujours indispensable et, inévitablement le donnent avant tout autre élément quand elles veulent décrire la structure. [... Malgré les réticences de spécialistes d'organisation] Il ne faut pourtant pas rejeter l'organigramme ; il faut plutôt le considérer avec un peu de recul, comme un document qui donne des informations utiles, même s'il omet d'autres informations également

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valables. L'organigramme est un peu comme une carte ; une carte est en effet précieuse pour repérer les villes et les routes qui les relient , mais elle ne dit rien des relations économiques et sociales de la région. Parallèlement, même si l'organigramme ne décrit pas les relations informelles, il donne une image exacte de la division du travail et indique au premier coup d'oeil : 1) quels postes existent dans l'organisation; 2) comment sont-ils groupés en unités et 3) comment l'autorité formelle circule entre eux (Mintzberg 1998 : 52).

Voici donc l'organigramme interne, simplifié, de la maison de repos et de soins inspiré du document officiel (en annexe) :

Organigramme simplifié

Il existe officiellement quatre groupes distincts travaillant de façon autonome : le groupe « nursing »42 comprenant tout le personnel nursing (infirmières, aides-soignantes, aides-logistiques) et le personnel plus extérieur mais alloué aux MRS, à savoir, l'ergothérapeute, le kinésithérapeute et l'animatrice. Il s'agit du groupe le plus peuplé43 de la maison et le plus hiérarchisé. Le groupe logistique comprend tout le personnel d'entretien et d'hôtellerie, soit environs 27 pers onnes44. Le troisième groupe, comprenant le personnel administratif, compte entre 7 et 8 pers onnes45. Les externes enfin, une dizaine, sont les personnes indépendantes de la maison, engagées au niveau du CPAS et travaillant également dans d'autres structures publiques. L'existence de ces différents groupes ne facilite pas la communication au sein de la maison, notamment pour les résidents : Mr Li. témoigne ainsi :

42 J'entends par «groupe nursing », tous les membres du groupe ; par «personnel nursing », les infirmières, aides-logistiques, aides-soignants ; par « personnel soignant » infirmiers et aides-soignants seulement.

43 Infirmiers 15 ETP (tous temps plein sauf deux mi-temps) = 16 infirmiers ; Aides-soignants 28 ETP (10% temps plein et 90% entre 20 et 32h semaine) = +- 39 aides-soignantes ; Aides-logistiques 12 ETP = 12 personnes ; Ergothérapeute 0,90 ETP = 1 personne ; Animation 0,90 ETP = 1 personne ; Kinésithérapeute 2,60 ETP = 3 personnes. Au total, le groupe nursing compte environs 72 personnes. A cela, il faut ajouter la directrice nursing (1) et le secrétariat (4-5 personnes).

44 +- 23 ETP dont 80% à temps plein, soit +- 18 personnes à temps plein, et 6ETP d'une moyenne de 26h/semaine, soit 9 personnes.

45 Administration : 7,5 ETP. Ne sachant pas s'il s'agit de temps pleins ou partiels, je me base sur mes observations : un faible « turn over » me fait supposer qu'il s'agit pour la plupart de temps pleins.

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« on sait jamais quand [une demande] reviendra ! D'ailleurs parfois ça revient jamais ! ». Mr Li. « subit » la hiérarchie décisionnelle : sa demande monte vers les chefs de groupes puis redescend et peut ainsi facilement se perdre.

Encadré 5: L'avantage des courts-circuits

« [Le personnel] ne dit jamais non ici ! Toujours oui : oui je le signalerai, oui je m'en occuperai, oui je l'inscris pour demain... Je n'ai jamais entendu, en 3 ans, quelqu'un du personnel dire «non ce n'est pas possible... Mais y a pas de suite alors hein, ça se perd parmi l'une ou l'autre personne ici... » (Mr. K.) ; « Ici, ils vous répondent toujours, mais c'est des «non-réponses »46 que moi j'appelle ça ! Dans le sens, ils vous répondent mais ils disent qu'ils n'y sont pour rien, que c'est la faute à untel, au directeur, aux cuisines bruxell oises47, ou alors à un autre... ils nous prennent pour des gosses, à qui on répond pas ! » (Mme Du.)

Comment font les résidents lorsqu'ils ont une demande rapide à formuler ? Subissent-ils cette « gangrène administrative » (de Hennezel 2004) fait de « non-réponses » ? Ou

profitent-ils cette division hiérarchique ?

Que faites-vous en cas de lampe cassée ? « ah ça je sais pas... je n'ai pas encore eu le cas. C'est sûrement l'homme à tout faire qui vient, l'intendant, je sais pas comment on appelle ça. » (Mme De.) ; « il faut sonner hein... je ne sais pas qui il faut appeler mais on peut toujours appeler quelqu'un... » (Mme Ve.)

D'autres résidents par contre ont appris à jouer avec cette structure. Mr K., Mme Du., Mme Van., Mr Bou. savent exactement quoi demander à qui : ils arrivent ainsi à contourner la

lenteur de l'organisation :

«J'arrive toujours à avoir ce que je veux ! Je sais à qui et quand il faut demander. Je vais pas interrompre quelqu'un qui n'y connait rien et qui n'est pas du service. Il va vous envoyer au diable ! Donc ça sert à rien d'aller le voir lui ! » (Mme Du.) ;

« Je préfère demander à la dame du bureau en bas, qui est une personne indépendante, qui sort tous les jours, je lui demande et j'ai toujours satisfaction, parce que je ne demande pas la mer à boire hein ! » Faut savoir à qui demander quoi ! « Oui, oui, mais les personnes qui arrivent ici, les premières semaines, y a pas une personne qui est habilitée à expliquer comment ça va, qui sont les chefs, et comment... non, il faut qu'ils sucent ça du pouce hein ! » (Mr K.)

Comment expliquer ces types contrastés de comportements ? Tout d'abord, le degré de

démence joue énormément, une personne tout à fait autonome et saine d'esprit retiendra et comprendra plus facilement les noms des responsables et la structure de la maison.

Ensuite, il semblerait que le critère d'ancienneté joue un rôle important : « on apprend petit à petit... » (Mr Boe. résident depuis 2 ans) ; « Je suppose que [la personne appelée] le

transmet à la personne qu'il faut, moi je connais pas les responsables, peut-être que quand j'en aurai besoin je les connaîtrai... » (Mme B o. résidente depuis 2 mois). Enfin, le fait de pouvoir se déplacer semble un critère essentiel48 pour court-circuiter la hiérarchie :

46 Notons ici le comportement de Paola. Afin d'éviter ces « non réponses » concernant leurs médicaments, elle demande à Bernadette, de lui laisser de temps en temps préparer les médicaments. Ainsi, se tient-elle informée des changements de traitements, révise les notices, bref, elle est à même de répondre correctement aux résidents face à leurs nombreuses pilules, et ce, par initiative personnelle.

47 Organisation chargée d'apportée les repas dans tous les établissements du CPAS de Bruxelles.

48 Certes des contacts par téléphone peuvent être établis, comme Mr Bou. le fait, mais il faut savoir que le téléphone est payant dans cette maison de repos et de soins, tous les résidents ne le possèdent donc pas.

49 Mintzberg note que paradoxalement, au bout de cette évolution se retrouve parfois l'ajustement mutuel, mécanisme de coordination palliant aux effets négatifs de la standardisation.

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« Celui qui sait marcher ça va... mais celui là qui sait pas marcher... il appelle l'infirmière et l'infirmière téléphone à la chef entretien et ... elle téléphone à quelqu'un du service, d'entretien aussi, parce qu'ils font tout ces deux là ! » (Mr K. à propos d'une lampe cassée)

Une stratégie également utilisée par les résidents pour court-circuiter la structure s'illustre par le réseau inter-résidents présent dans la maison. « ça va bien plus vite qu'on n'croit ! » me dit Mme Annette, se chargeant des courses extérieures. Les commandes se passent ainsi entre les uns et les autres pour que le premier entrant en contact avec Mme Annette, les lui transmette.

Henry Mintzberg dans ses travaux tente de « comprendre la manière dont les organisations s'y prennent pour formuler leurs stratégies » (1998 : 9), autrement dit, comment ces dernières se structurent, comment elles mettent en pratique, ou encore comment elles rendent concrète la réalisation de leur projet et de leurs objectifs.

L'organigramme présenté donne déjà une partie de réponse, l'autre partie sera à chercher dans les observations empiriques. Dans le chapitre 2, je montrais l'évolution de la nature de la direction et de la population fréquentant l'établissement pour arriver aujourd'hui à une explosion tant du personnel (105 d'après Mr Marc) que des résidents (32 vieillards en 1805, 137 aujourd'hui). Selon Mintzberg « toute activité humaine organisée [...] doit répondre à deux exigences fondamentales et contradictoires : la division du travail entre les différentes tâches à accomplir et la coordination de ces tâches pour l'accomplissement du travail » (1998 : 18). Cela implique que « la réalisation de l'objet [...] repose sur l'exercice de certaines activités par certaines personnes au moment voulu » (Becker 1988 : 37). Au fur et à mesure que l'organisation gagne en taille (et en âge), elle verra ses mécanismes de coordination évoluer, passant ainsi de l'ajustement mutuel (coordination informelle), à la supervision directe (un responsable du travail des autres), à la standardisation -- du travail et/ou des produits et/ou des qualifications - (chacun sait alors ce qu'il a à faire)49.

De plus, cette spécialisation du travail touche depuis peu et fortement le domaine du soin, du « care ». On assiste depuis les années 1950, à une explosion des métiers autour de la prise en charge de la personne fragilisée : « historiquement, à l'exception des actes médicaux, l'aide-familial-e était donc polyvalent-e et effectuait des tâches ménagères, d'accompagnement à la gestion du ménages (sic.), de présence active auprès des bénéficiaires, éducatives... il ou elle produisait également les soins de confort (non médicaux) aux bénéficiaires [...] Mais, au

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fil du temps, une série de métiers ont vu le jour, pour répondre aux différentes demandes. Sont ainsi apparus les métiers d'aide-ménager-e social-e, de garde à domicile et, tout récemment, celui d'aide-soignant-e, afin de pallier le manque d'infirmier-es sur le marché du travail » (Dieu et Pironet 2010 : 2). S'ensuivit notamment une dévalorisation du métier d'aide familiale et de femme ménagère (ayant elle aussi dans les années 70, un rôle d'accompagnement et d'aide à la personne). Michel Foucault montre également l'évolution du rôle du médecin, dans les hôpitaux, au cours des trois derniers siècles : de plus en plus présent, le médecin supplante le personnel religieux et ne lui confie plus qu'un rôle de subordonné, se crée alors la fonction d'infirmier remplaçant ce personnel. D'un lieu d'assistance, l'hôpital devient un lieu de connaissance et de savoir sur le corps (1975 : 218). Bref, on assiste aujourd'hui à une professionnalisation, une externalisation du « care » (Da Roit et Le Bihan 2009), sous-tendant une hiérarchisation des métiers tournant autour de la personne fragilisée (Rigaux 2012).

La maison de repos et de soins observée a ainsi connu la même évolution de professionnalisation du soin : passant d'une organisation à ajustement mutuel, la structure actuelle tend plutôt vers la supervision directe (via les différents chefs) et vers la standardisation permettant la coordination sans supervision :

« Je joue à la responsabilisation, je vais pas courir après toi chaque fois, tout est noté, toutes les tâches sont attribuées, comme ça, tout le monde sait ce qu'il a à faire» (Mr Val. inf. chef) ; «moi quand j'envoie une aide-soignante dans une chambre, je dois pas lui dire ce qu'il faut faire ! Elle a appris, elle doit savoir ses tâches. Si elle sait pas, alors y a un problème » (Mme Oste, inf. chef)

Néanmoins, si « chacun sait ce qu'il peut faire », l'accession à ce savoir diffère selon les fonctions. Dans le cas de métiers spécialisés ('cinésithérapeute ; ergothérapeute ; médecin ; infirmier ; aide-soignant50), c'est la standardisation par qualifications qui coordonne le travail. Attention, en pratique me dit Mme Oste : « parfois les infirmières font trop ou alors les ergo et les 'cinés viennent trop dans le travail des infirmières, et on ne sait plus où est la limite ! ça c'est souvent source de conflit ».

Il faut aussi noter qu'il y a une dizaine d'années, « c'était le monde à l'envers! » (Dr.Tudor) : les infirmières se voyaient exécuter les ordres des aides-soignantes « et limite, elles, elles répondaient aux aides-ménagères ! » ajoute-t-il. Aujourd'hui, suite à l'engagement de personnel infirmier supplémentaire ainsi qu'au désir de la direction de réinsérer une hiérarchie stricte et de resserrer le contrôle sur le personnel, il n'en est plus ainsi.

50 Fonction ambiguë : Elles ont certes suivis une formation d'un an mais ne sont pas pour autant spécialisées.

51 Médecins, ergothérapeute, infirmiers, aides-soignants, etc. sont formés à l'extérieur (haute école, université).

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Officiellement la standardisation par qualification devrait régir les relations médecin / infirmier ou infirmier/aide-soignant, mais cela s'avère plus complexe en pratique, l'expérience des uns et des autres et le fait de devoir travailler en équipe brouillant les frontières (cf. Chapitre 8). Pour y remédier, sont apparus les « profils de fonction », documents reprenant toutes les tâches tombant sous la responsabilité de chaque fonction, illustrant la coordination des procédés de travail (Mintzberg 1998). Les soins prodigués par l'équipe nursing oscillent donc entre standardisation des qualifications et des procédés. Les tâches des aides-logistiques et aides-ménagères, ne demandant aucune formation préalable, sont apprises au sein même de l'établissement51. Mintzberg (1998 : 109) appelle cela la « formation », c'est-à-dire le processus par lequel la personne intègre les connaissances, les aptitudes relatives à sa tâche et les conventions de l'organisation (Becker 1988). Il s'agit également ici d'une standardisation des procédés : le contenu du travail est programmé.

Toutefois, des mécanismes officiels d'ajustements mutuels prennent également place dans la coordination des activités : il s'agit des rapports quotidiens lors des roulements d'équipe et des réunions interdisciplinaires. Mintzberg les nomme « comités permanents », c'est-à dire des « groupement[s] interdépartementa[ux] de nature stable qui [sont] réuni[s] régulièrement pour discuter de sujets d'intérêts communs » (1998 : 158). Ce premier ajustement s'effectue pour des raisons pratiques : seules quelques soignants (souvent 3) assurent le service de nuit, le rapport permet donc à ces dernières d'informer les équipes de jour des événements nocturnes. De cette façon, la communication entre services est rapide, précise et efficace. La nécessité d'ajustement mutuel est moins évidente pour les réunions interdisciplinaires, discutant de questions plus « importantes » (comme « placer » la personne en soins palliatifs). Ces décisions pourraient, comme toutes les autres, être prises au niveau individuel ou en petit comité et être inscrites, parmi les autres sur le mur du local infirmier. Cependant, le docteur Tudor m'explique que ces réunions sont nécessaires vu la délicatesse des sujets abordés et surtout l'émotivité qu'ils entraînent. La présence de ce mode de coordination illustre une nouvelle approche de la personne, éloignée de l'approche hospitalière (Strauss 1992b ; Castra 2003). Je reviens sur ces réunions plus loin (cf. chapitre 6).

La structure de la maison balance donc entre un mode de bureaucratie mécaniste (notamment formation interne du personnel comme les aides-logistiques ou les aides-ménagères) et un mode de bureaucratie professionnelle (formation externe du personnel comme les infirmières ou les médecins). Cette tension mécaniste/professionnelle s'illustre

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également dans le type d'organisation propre aux différents groupes52 :

· Au sein du groupe nursing, s'opère une hiérarchie assez rigide, illustrant une structure dite « pointue » : la directrice nursing contrôle les trois chefs infirmiers (aux trois étages), eux-mêmes contrôlant les infirmiers, ces derniers, les aides-soignants, et les aides-soignants, les aides-logistiques. Ce groupe constitue la principale « ligne hiérarchique » de la maison (Mintzberg 1998).

· Le groupe des externes constitué de personnes plus indépendantes n'est pas repris dans l'organisation interne de la structure. Cela peut d'ailleurs être source de tensions : « les professionnels dans ces structures ne se considèrent généralement pas comme faisant partie d'une équipe. Pour beaucoup d'entre eux, l'organisation est presque accessoire, c'est un endroit commode pour exercer leur profession» (Mintzberg 1998 : 331). Cette tension, je l'ai constatée entre le directeur, Mr Marc et le docteur Tudor. Ainsi ce dernier m'a relaté la « guerre » qui se jouait entre eux autour du protocole à effectuer lors du décès d'une personne. Le docteur Tudor s'insurge contre le fait de le faire venir constater la mort pendant la nuit :

«Alors l'infirmière de nuit, elle m'appelle et elle me dit : « Monsieur untel est décédé », mais que voulez-vous que j'y fasse moi ? Ça va rien changer que je me pointe à 3h du mat' à la maison hein ! Il est mort, il est mort, ça peut attendre quelques heures! C'est pas humain ça d'appeler un médecin en pleine nuit pour qu'il se relève, moi je trouve que c'est pas humain ça ! Alors, depuis que c'est le nouveau directeur, on m'a appelé 3x le premier mois ! La première fois, je reste calme, j'explique que je verrai le cas le lendemain matin, la deuxième fois, je m'énerve un peu mais toujours calme, mais la troisième fois alors ! Là je l'ai engueulée la pauvre infirmière ! « C'est honteux d'appeler des gens dans la nuit comme ça !! faites un peu preuve de bon sens nom de dieu ! » que j'lui ai dit... oh la pauvre, elle n'y peut rien elle... elle ne fait qu'appliquer ce qu'on lui a dit de faire, et si elle le fait pas, c'est elle qui se fait taper sur les doigts... » (Dr. T).

· Au sein du groupe d'entretien, une dynamique différente prend forme : certes, il y a une chef, Mme Moreau, dépendant directement du directeur, mais sous elle se trouve directement la masse du personnel, sans hiérarchie entre eux, Mintzberg (1998) parle de structure « aplatie ». Je développerai cette situation et ses implications dans le chapitre consacré aux aides-ménagères (cf. chapitre 9).

52 Je ne traiterai pas du groupe administratif ici, n'ayant pas assez d'information sur leur type de coordination.

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5.2 Trois sous-divisions

Division spatiale

Répartition des ailes

Pour rappel, le bâtiment fut construit au 16ème siècle et son architecture quelque peu spécifique implique une certaine organisation spatiale et une certaine gestion des résidents. On y trouve 6 ailes : l'aile Jésuites ; l'aile Ursulines ; l'aile Jardin ; l'aile Accolay ; l'aile Impérial et l'aile Centre.

La maison comprend également cinq étages : le sous-sol (étage 0), l'entresol (0/1), le premier étage (1), le second (2) et le troisième (3). Selon l'étage et l'aile, on trouvera une certaine population, tant au niveau des résidents que du personnel. Ainsi, si l'on croise les ailes et les étages et qu'on enlève les parties non-utilisées de la maison (ancienne cuisine, cave, ...), la maison se divise en 21 parties habitables. Ces 21 parties sont réparties en 3 secteurs : le secteur 1 reprenant les lits du premier étage et de l'aile jardin au sous-sol dite Rez Jardin ; le secteur 2, les lits du second étage et ceux des entresols Accolay et Jardin ; le secteur 3 se limite au 3ème étage. À chaque secteur, son personnel !

Position locaux infirmiers

Entre ces 21 espaces, les résidents sont répartis comme suit : les plus valides habiteront dans les espaces les plus éloignés des locaux infirmiers et les moins faciles d'accès tandis que les résidents plus dépendants se verront attribués les chambres proches des locaux de soins, et dont l'accès est facilité (plans inclinés, ascenseurs à proximité). De ce fait, les niveaux 0 et 0/1, reçoivent principalement des résidents indépendants, pour la plupart ayant reçu le « grade » de O sur l'échelle de Katz. Les trois autres étages quant à eux, sont mixtes : les parties Ursulines, Jésuites et Centre accueillent plutôt des résidents MR tandis que les parties Accolay, Jardin et Impérial accueillent plutôt des personnes MRS, les locaux infirmiers des trois étages se situant aux carrefours de ces trois dernières parties.

Les ailes MRS, « médicalisées », ainsi que l'entresol et le sous-sol ont été rénovés il y a peu, de sorte que ces espaces s'apparentent plus à l'architecture hospitalière que les parties MR leur faisant face, prenant toujours place dans l'ancienne architecture du bâtiment.

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Ailes rénovées Ailes anciennes

Le personnel se déploie également différemment selon les espaces : le personnel nursing fréquente principalement dans les ailes médicalisées (Accolay, Jardin et Impérial). Les ailes Jésuites et Ursulines, ainsi que le sous-sol et l'entresol (je le répète, symbolisant la partie MR de la maison étant plus éloignés des locaux de soins) reçoivent peu de visites du personnel, vu la relative bonne santé des résidents y habitant.

Une différence notoire se fait sentir entre ces deux types de lieux : le bruit. Dans les parties MR, règne un calme absolu, les résidents savent encore lire par exemple, ou sortir de l'établissement. Ces espaces paraissent vides de vie. Dans les parties MRS, les télévisions (d'un niveau sonore assez élevé vu le degré de surdité de certains résidents) se mêlent aux cris des personnes démentes et le personnel, alors en grand nombre dans un petit espace, accroît ce sentiment d'oppression. D'un côté des espaces « sans vie »53 qui pourtant accueillent des personnes pleines de vie ; de l'autre des espaces très vivants accueillant pourtant les personnes les plus « abîmées ». En découle que, dans les espaces MR, le personnel le plus visible est alors le personnel d'entretien alors qu'il passe presque inaperçu dans les parties médicalisées, comme engloutis dans le flot de personnes s'y agitant.

Quelles implications a cette division spatiale sur le travail quotidien ? Chaque équipe travaillant de façon autonome et indépendante, il y a peu de communication entre secteurs, confirmant le constat de Mintzberg (1998). Ainsi, à titre d'exemple, Mr Marc et le diététicien constatent un problème récurrent : le pain, et ce, malgré les modifications régulières des commandes (plus ou moins de gris, plus ou moins de blanc en fonction des demandes des secteurs). Ainsi, quotidiennement, la maison reçoit sa commande de pain qu'il faut alors diviser entre étages. Les pains étant distribués entiers, il s'ensuit un surplus de blanc/gris d'un

53 Entendu ici, sans vie « extérieure », « publique ». La vie en « coulisse », en chambre, étant bien présente.

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côté et inévitablement un manque de l'autre54. Le directeur rappelle au conseil des résidents l'importance de la communication entre étages ; il aimerait que le personnel régule lui-même ce problème de pain en se déplaçant physiquement d'un étage à l'autre.

Une dernière précision, il arrive également qu'il y aie entraide entre les services, mais de façon officielle et cadrée : une semaine mi-mars 2013, le secteur 3 manquait de personnel. Une tournante a alors été établie par la directrice nursing, pour que chaque jour une aide-soignante du secteur 1 ou du secteur 2, y soit envoyée pour la matinée.

En plus de tout cela, du côté de l'équipe nursing, « dans chaque service, les tâches sont réparties, donc chaque personne sait de quel résident elle va s'occuper, elle sait de quel côté elle va aller » (Pauline, infirmière). Il y a donc une sous-division spatiale interne au secteur, mise en place par le/la chef infirmier(e). Mr Val, infirmier chef 1èr étage, évalue quotidiennement la charge de travail et prend lui-même en charge l'aile présentant les cas plus difficiles ; il place ensuite les autres infirmier(e)s aux espaces vacants. Néanmoins, il tente d'assigner une personne à une aile pour plusieurs jours d'affilée, afin qu'elle ne doive pas se familiariser chaque jour avec de nouveaux cas. Du côté de l'équipe d'entretien, les postes sont plus stables et chaque personne devient responsable d'un espace pour un temps relativement long ! Par exemple, Isabelle s'est occupée de l'entresol pendant une dizaine d'années avant d'être affectée au sous-sol il y a quelques semaines de cela55.

À cela il faut ajouter la remarque suivante : les locaux de pause sont également répartis dans la maison. Les équipes nursing ont chacune à leur disposition un espace collectif, avec table, chaise, micro-onde, café, etc. à leurs étages respectifs tandis que le personnel d'entretien se voit octroyer un local de pause au sous-sol, et ce, pour tous secteurs confondus. Les externes et le personnel administratif se réunissent également dans un local à part. Les médecins ne participent pas aux pauses du personnel nursing et s'ils leur arrivent de passer la tête dans le local, c'est pour demander un renseignement ; ils ne s'asseyent, à ma connaissance, jamais. Ces espaces de pause éparpillés ne favorisent pas l'ajustement mutuel entre fonctions (Mintzberg 1998). D'un autre côté, Michel Castra (2003) montre que ces endroits de relaxation sont nécessaires à la survie du groupe, tant pour évacuer les tensions que pour resserrer les liens « in-group ». Si toutes les fonctions se voyaient attribuer le même local, cette fonction de relâchement de pression fonctionnerait peut-être moins efficacement.

54 Le pain se calcule par tranches par résidents et non par pain entier nécessaire. Ainsi, il manque parfois 6 tranches d'un côté, 10 de l'autre, et le troisième étage se retrouve en surplus de 16, que souvent, il jette.

55 Aujourd'hui le secteur 1 doit prendre en charge son étage et le sous-sol (et non plus l'entresol) et le secteur 2, son étage et l'entresol (et non plus le sous-sol), et ce afin de mieux répartir la charge de travail.

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Division fonctionnelle

« il faut de l'ordre hein ! Il faut qu'on sache qui fait quoi pour que ça roule ! Il faut que ça roule, de jour comme de nuit ! » c'est important pour vous alors l'ordre ? « Oh oui ! Très important ! » (Mathilde, aide-soignante) ; « ici c'est comme ça hein ! (en tranchant sèchement l'air de sa main) Tout le monde à sa place ! » (Christelle, aide-ménagère)

Comme je le disais précédemment, la prise en charge des résidents est répartie en de nombreux acteurs, se voyant chacun attribuer un « faisceau de tâches à accomplir » (Hughes 1971 dans Becker 1988 : 37). Au sein de l'équipe nursing, en plus des qualifications de chacun, tout est minutieusement noté dans les « profils de fonctions », unifiés pour toutes les aides-soignant(e)s, les aides-logistiques, les infirmier(e)s, les infirmier(e)s chef, et ce, de façon identique pour tous les établissements gérés par le CPAS de 1000 Bruxelles. Ces profils de fonction reprennent la mission générale de chaque fonction, la position hiérarchique, et l'ensemble des tâches à effectuer. Par exemple, « l'aide-soignante collabore activement au bien-être physique et affectif de la personne âgée et / ou patient. Elle / il travaille sous la responsabilité de l'infirmière » (mission et position). Ses fonctions, sans détailler, concernent « les soins d'hygiène » ; « les soins de base » ; « l'aide à l'alimentation et l'hydratation » ; « l'aide à la mobilisation » ; « la prévention et la sécurité » ; « les tâches relationnelles » ; « les tâches logistiques » et « les tâches administratives » (Profil de fonction aide-soignante).

Notons toutefois que, si les tâches semblent nombreuses et variées dans le profil de fonction de l'aide-soignante, à la question : que faites-vous dans la journée en tant qu'aide-soignante ?, voici quelques réponses :

«Nous les aides-soignantes, on fait les toilettes, on distribue les repas et on les fait manger... on fait faire un tour pipi après manger... quoi encore ? on fait le tour d'hydratation... ah oui, on doit aussi être à l'écoute » (Julie) ; « On commence par le débrief' avec les équipes de nuit, puis on fait les toilettes, puis les petits déjeuners... après on fait l'hydratation puis c'est le dîner puis on conduit les résidents à la cafeteria ou à des activités prévues. A 4h on fait le tour des chambres... après, à 17h30 on aide pour le souper et puis on fait la mise au lit » (Josette) ; « Quand j'arrive à 7h30, parce que moi je commence à 7h30, je fais les toilettes et puis vers 11h il y a l'hydratation et puis à midi le dîner. Après je change les personnes et je termine vers 13h30 » (Cécile).

Les tâches paraissent à première vue assez routinières et peu variées et certaines aides-soignantes le notent : « ici c'est la routine ! C'est tous les jours la même chose... Chaque jour les mêmes tâches » ; « on désapprend ici... » ; « on fait beaucoup de toilettes ! ». Il s'agit ici d'une caractéristique de la bureaucratie mécaniste, où les tâches sont assez étroites, c'est-à-

Selon Jacques Theureau, la planification des tâches est certes possible mais toujours

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dire, présentant peu de variations (Mintzberg 1998), ce que Jacques Theureau théorise sous le nom d' « activités sérielles », c'est-à-dire des « séquences concernant un même type de soin pour une série de patientes, soumises à des prescriptions écrites ou à des règles dont l'application est sous le contrôle [du soignant] » (1993 : 164).

Encadré 6 : Face à la routine

Mathilde, aide-soignante mais ancienne infirmière au Togo, se plaint de cette « répétitivité ». Cependant, elle développe sa propre stratégie pour accéder aux tâches plus valorisées : s'arrangeant pour finir son travail d'aide-soignante vers 11h45, elle se rue vers le chariot médicaments afin de distribuer ces derniers, tâche normalement dévolue aux infirmières : « Je sais pas pourquoi, moi j'aime bien faire ça ! Et puis j'étais infirmière avant alors je sais le faire...! ». Lorsqu'elle dit cela, une de ses collègues rétorque : « oui, mais c'est pas ta tâche de faire ça ! », Mathilde reprend « oui, oui, c'est pas ma tâche, je sais, c'est pas ma tâche... » et me sourit.

Les infirmières, elles, sont censées avoir un travail plus large notamment par le fait qu'elles ont en charge tout un volet administratif (remplir les dossiers médicaux). Elles prennent également en charge les toilettes mais il s'agit des plus « difficiles » (résidents présentant des plaies par exemple). Les soins qu'elles procurent ensuite varient dans le temps et selon les personnes, même si, de manière générale, d'après Marion, infirmière, le même type de plaie revient régulièrement (notamment les escarres).

Le profil de fonction des aides-logistiques reprend également une palette variée de tâches : l'arrosage des plantes vertes, le rangement des armoires, diverses courses extérieures, la préparation des repas, etc. Ces derniers néanmoins se voient chacun formés dans un domaine spécifique : certains resteront dans les étages, aux côtés de l'équipe nursing (refaire les lits, distribuer les repas, etc.), d'autres prendront en charge la mobilisation des résidents, leurs courses etc. Les aides-logistiques ne peuvent prodiguer le moindre soin aux résidents.

Du côté de l'équipe d'entretien, le travail est également bien défini et délimité. Si je n'ai pas obtenu de profil de fonction pour ces personnes, Christelle, aide-ménagère, explique :

«Nous on peut aller qu'en surface et nettoyer les sols... On ne peut pas aller nettoyer dans les armoires ou les tiroirs ! ça c'est le boulot de l'aide logistique ! Nous on n'est pas censé savoir ce qu'il y a dans les armoires [des résidents ou du personnel]. Mais bon, tu sais, quand tu nettoies, parfois t'es obligé d'ouvrir les portes, alors bon, moi je sais souvent ce qu'il y a dedans hein»

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sujette au réajustement selon les incidents, les priorités du moment. Ainsi, si une personne chute, Aïcha (aide-soignante) m'explique qu'elle appelle une infirmière, celle-ci arrête directement ses soins pour se rendre chez le résident au sol, le temps qu'il faudra pour stabiliser la situation. Un membre du personnel absent demande également réajustement de l'équipe, spécialement l'absence du chef hiérarchique. J'y reviendrai (cf. chapitre 8).

Encadré 7 : Les techniques de délégation (1) - « Bystander effect »

«Eux [aides-logistiques et aides-ménagères] ont le temps pendant qu'ils nettoient ou bien font les lits... parfois ça dure une demi-heure, alors ils ont le temps d'e parler ! » (Aïcha, A-S) ; « Nous on n'a pas le temps de parler avec eux, on reste que 10 minutes pour les soins... et puis les soins c'est tout le temps la même chose, on n'a pas l'occasion de parler d'autre chose... Mais les aides-logistiques ont des tâches plus variées, ils peuvent faire des choses différentes avec la personne ! Ils peuvent parler plus, avoir des discussions plus variées... » (Paola, infirmière)

Contrairement à ce que prône la psychanalyste Jan Bauer (1995), c'est-à-dire la mise à disposition d'une personne-ressource qui ne servirait « qu'à » écouter les personnes, dans la MRS observée cette tâche d'écoute et de conversation avec le résident, revient dans chaque profil de fonction et n'est attribuée à personne spécifiquement. Selon Marie de Hennezel, il est plus facile pour le personnel hospitalier de se « limiter » aux tâches techniques et de laisser les tâches relationnelles aux aides-logistiques et ménagères (2004 : 82), situation différente en soins palliatifs où, selon Michel Castra, les infirmières sont les véritables spécialistes de l'écoute (2003 : 91). Ici, les soignantes justifient cette délégation par le fait qu'elle n'ont pas le temps, que d'autres personnes dont les tâches techniques sont plus longues, sont plus habilitées à prendre ce rôle en main, ou qu'il s'agit d'une question de respect envers le résident : ne pas entrer dans sa vie intime. Ces différentes explications à la non-écoute illustrent le fait que « chacun des participants est autorisé à proposer la version officielle concernant les questions qui sont vitales pour lui, sans être d'une importance immédiate pour les autres » (Goffman 1973a : 19). Il s'agit également d'une stratégie de protection de soi (cf. chapitre 8).

Cependant, mes observations des relations aides-logistiques/résidents ou d'aides-ménagères (art. 60)/résidents ne semblent pas répondre au souhait des soignants. Sans entrer dans les détails, je reprends ici une situation qui m'a interpellée :

Deux aides-logistiques entrent dans la chambre alors que je parle avec Mr Boe. Aucune ne lui adresse la parole. Mr Boe m'explique qu'elles sont stagiaires infirmières. Elles se regardent et rigolent. Mr Boe. les fixe, un peu étonné : « Ce n'est pas ça ? Vous n'allez pas devenir infirmières ? » Pas de réponse. Il reprend « hé, mesdemoiselles, je vous parle hein ! », l'une d'elle alors : « non, non ». « Ah bon je pensais... » leur dit-il. [...] Quelques secondes plus tard, un aide-soignant entre emprunter un drap pour un autre résident : « ça va monsieur Boe. aujourd'hui ? » « Non, ça va pas trop... », « Comment ça, ça va pas trop ? Vous avez de magnifiques créatures autour de vous et vous n'êtes pas content ? » et ils rient et repartent.

Et en effet, lorsque je demande aux résidents le contact qu'ils ont avec ces aides, les réponses ne sont pas des plus enjouées : « oh ils ne parlent pas beaucoup vous savez ! » (Mme B o.) ; « Ici c'est juste de la politesse « s'il vous plait », « merci »... et encore ! » (Mme C o.) ; « Le personnel ne parle pas avec nous. Il fait son travail. Il s'approche pas. Ça c'est pour des questions heu... qu'il n'y ait pas de frôlement, et tout ça ! Les hommes

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sont des chasseurs ! Ils veulent éviter les accidents [l'excitation du résident] » (Mr B oe.).

Je n'avance pas ici qu'il n'y a pas d'échange entre les résidents et les aides-logistiques ou ménagères, loin de là ! J'ai montre plus loin que certaines aides-ménagères prennent parfois une place importante dans la vie des résidents (cf. chapitre 9). Il s'agit ici de mettre en avant le processus de diffusion de la responsabilité, mieux connu sous le nom

d' « effet du témoin » ou « bystander effect »56. Au final, la tâche de l'écoute à la personne, même si incombant à chaque fonction, semble rester vacante. Walter Hesbeen (2012), lui même infirmier, offre un regard assez réaliste et intime sur cette écoute : parfois, raconte-t-il, les soignants se voient utilisés comme « punching-ball », sur lesquels les patients déchargent leurs émotions. Que répondre alors face à l'angoisse de la mort l'envie d'en finir ? Ces questions, ces situations font peur à chacun de nous. Ainsi, au même titre que le manque de temps ou de la préservation de soi (mise à distance), cette peur serait également un élément expliquant cette délégation de l'écoute et de la conversation.

 

Division temporelle

La maison de repos et de soins observée emploie un grand nombre de personnes (environ 105), présentes entre 20h et 38h/semaine. L'établissement vit selon des temporalités différentes qu'on se trouve un jour de la semaine ou du week-end.

Au sein de l'équipe nursing, le personnel soignant se divise la journée comme suit : 7h-13h3057 ; 15h30-20h ; 20h-7h. Entre chaque roulement d'équipe, s'effectue un rapport, illustrant je le rappelle, une forme d'ajustement mutuel. Le rapport du matin est le plus officialisé et vu comme le plus important tandis qu'un rapport plus informel s'effectue entre les deux équipes de jour. Le dernier rapport, le moins formalisé, se réalise entre l'infirmière de nuit et les soignants de l'après-midi.

Samedi et dimanche, les « électrons libres », entendu comme toute personne travaillant de façon indépendante, c'est-à-dire autant les dits officiellement « externes » que les professionnels engagés dans le cadre de la MRS (voir supra), se font rares et la maison tourne au ralenti : seules l'équipe nursing et l'équipe d'entretien sont présentes, toutes deux réduites58. Il faut prendre en compte également les jours de repos du personnel, leurs congés et leurs absences pour cause médicale. Le directeur m'explique que certaines aides-soignantes ont plus

56 Pour de plus amples informations concernant cet effet psycho-social, voir John Darley et Bibb Latané, 1968. Bystander intervention in emergencies: Diffusion of responsibility, in Journal of Personality and Social Psychology, vol. 8 : 377-383. Ou Peggy Chekroun, 2008. Pourquoi les individus aident-ils moins autrui lorsqu'ils sont nombreux ?, dans Revue Électronique de Psychologie Sociale, vol. 2 : 9-16

57 Entre 13h30 et 15h30, seule une infirmière, accompagnée parfois d'une aide-soignante, ou une ou deux aides-soignantes assurent le service et sont responsables d'informer l'équipe suivante des événements du matin.

58 Au second étage, l'équipe nursing passe de +- 8 personnes en semaine, à +- 4 le week-end. Au niveau de l'entretien, de +- 5 personnes par étage en semaine, on passe à 1 seul le week-end.

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de 5 enfants, elles doivent donc s'absenter assez souvent pour s'occuper d'eux ; d'autres, encore jeunes, tombent enceintes tous les ans, et s'absentent alors quelques mois sur l'année ; d'autres encore s'arrangent pour travailler énormément pendant 6 mois puis profiter des 6 autres mois pour rentrer dans leur pays. Cela crée évidemment des trous dans l'organisation et des modifications du rythmes de travail. Ainsi, les soignantes interrogées ne semblent pas être dérangée par le sous-effectif du week-end, habituées aux « trous » en semaine également.

Encadré 8: La division temporelle, entre aubaine et enfer !

« Le week-end c'est plus calme. On travaille plus vite mais c'est plus calme... » (Murielle, A-S) : plus vite car il faut couvrir la même charge de travail à effectif réduit ; plus calme car pas d'appel de l'ergothérapeute, pas d'activité, pas de tournée du médecin, etc. Le weekend, « on est plus libres » et moins « sous pression » dit Aïcha. De plus, les médecins étant absents, les infirmières peuvent plus facilement débuter ou arrêter un traitement de leur propre chef. Les aides-soignantes par contre, ne semblent pas prendre plus d'initiatives. À l'inverse, du point de vue du personnel d'entretien, ces deux jours restent une épreuve plutôt qu'un plaisir :« On n'a pas le temps hein ! On passe un coup pour dire que c'est fait mais b on... voilà, y a trop de travail le week-end ! » dit Christelle.

Si certains résidents y déplorent l'absence d'activité (Mme De. : « c'est mort ici le weekend ! Y a rien, on s'ennuie ! »), le personnel réduit (Mme Ve. : « Ma pauvre chérie ! ici pour avoir quelqu'un, c'est pas facile hein ! surtout le week-end ! »), d'autres tirent néanmoins profit de cette situation. Mme Du. a profité de ce sous-effectif éphémère pour se rendre utile au restaurant (débarrasser les tables) : « je sais que le week-end, y a moins de hiérarchie donc les décisions vont plus vite ! Si j'avais demandé ça la semaine alors là ! Il aurait fallu demander à la principale, de la principale, aller chez le directeur... et alors il aurait fait une réunion... et j'aurais été morte et enterrée depuis longtemps ! » me dit-elle. L'effectif réduit profite donc en partie au personnel nursing (travail plus calme et prise d'initiative infirmière) et à certains résidents, en demande de réponses rapides.

 

De plus, si les infirmiers et les aides-logistiques ont pour la plupart des temps pleins, seuls 10% des aides-soignantes connaissent la même situation, les autres oscillent entre 20 et 32heures/semaine. Les médecins eux, se partagent les matinées : le docteur Tudor prend en charge trois jours tandis que le docteur Lemah et le docteur Alsteen n'en prennent qu'un.

A cela, il faut ajouter une remarque sur la présence à long terme : les aides-logistiques restent pour une durée de 12 à 18 mois ; les infirmières rencontrées semblent également assez jeunes, l'une d'elle me raconte que le temps moyen de prestation en maison de repos s'élève à quelques années, vu l'usure qu'engendre l'omniprésence de la mort et le travail non-motivant. Les aides-soignantes par contre, semblent rester pour de plus longues carrières.

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Toutes ces informations pour présenter le haut « turn over » du personnel de soins sur le temps court. Il m'est d'ailleurs arrivé plusieurs fois de vouloir rencontrer une personne et de rater mon objectif, étant présente la mauvaise heure ou le mauvais jour. Sur le long terme, le temps de carrière varie selon les fonctions.

L'équipe d'entretien, bien que je n'ai pas possession des horaires prestés, comprend 80% de temps plein, c'est-à-dire qu'une très grosse majorité y travaillent la plupart des jours de la semaine, à horaires fixes. Ce groupe compte une vingtaine de personnes et ces dernières s'occupent des chambres de tous les résidents, les passant quotidiennement à l'eau et les récurant une fois par semaine. Sur le long terme, ce personnel semble plus stable que les aides-logistiques et les infirmières. Si en leur sein, se trouvent également des « articles 60 », certaines personnes rencontrées travaillent dans l'établissement depuis 20 ; 17 ; 15 ans ! Une longue carrière dans la maison, sans perspective de promotion ici puisque comme je le disais, il s'agit d'une structure organisationnelle aplatie. Un groupe donc plus stable que le précédent.

La carrière des externes se compte également en années, allant pour le docteur Tudor à plus de 20 ans de prestation dans l'établissement. Il est compréhensible que ce dernier, ayant connu nombre de directeurs avant celui-ci59, s'oppose aux mesures de Mr Marc qu'il compare avec l'ancienne directrice, beaucoup plus flexible...

*

Ainsi tant sur le court que le long terme, tant spatialement que fonctionnellement, la maison semble être en perpétuel mouvement.

Encadré 9: Tirer profit du mouvement

Mme B o., depuis 2 mois dans l'établissement, ne sait pas encore ce qui est permis ou non dans la maison, elle comprend l'organisation « petit à petit, en demandant à l'une et à l'autre ». Cette résidente possède néanmoins son stock de médicaments et son propre thermos de café : « j'ai toujours bu du café moi ! Depuis toujours, même le soir j'en bois après le repas... et j'arrive à dormir hein ! ». Ainsi sans savoir si elle était autorisée ou non à avoir du café dans sa chambre, elle fait remplir chaque matin au restaurant son thermos au petit-déjeuner. Elle peut ainsi « savourer »60 son café au long de la journée. Cependant, me confie-t-elle, elle place ce thermos derrière une lampe « pour ne pas qu'on le voit trop... je sais pas si je peux ou pas, alors tant qu'ils le voient pas, moi ça m'arrange! ». Mme B o.

 

59 Première directrice engagée par la fonction publique de 1977 à 1993 ; un directeur 1993-2003 ; un autre 2003-2006 ; une directrice 2006-2007 ; et le directeur actuel depuis 2007.

60 Savourer est un bien grand mot, le café de la maison n'est pas des meilleurs...

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joue entre le dit et le non-dit pour arriver à ses fins et agit aussi de la sorte avec ses médicaments : « je les mets bien en vue pour pas qu'on me dise que je cache des choses, mais je vais pas moi même aller leur dire que j'en ai ! Elles le savent toujours pas pour le moment... alors moi, ça m'arrange de les garder ici » dit-elle d'un air complice.

Cette résidente profite « que tout bouge », « qu'on ne sait jamais ce qu'il se passe, y a des changements tout le temps ici ! », profite du flou ressenti autour d'elle pour elle-même jouer entre le permis et le non-permis. Elle profite de ne pas c onnaitre (et de ne pas chercher à c onnaitre) le règlement pour garder ses habitudes antérieures. Le regard de Mme B o. sur la maison fait écho à ce que Mintzberg appelle « flux régulés », c'est-à-dire des « flux harmonieux de matériels, d'informations et de processus de décision » (1998 : 62) excepté qu'elle ne les trouve pas harmonieux mais chaotiques, et ce, à son avantage !

***

Vous voilà donc informés de l'organisation officielle de la maison. Le premier point de ce chapitre se concentrant sur l'organigramme répond à une présentation de l'organisation comme un « système d'autorité formelle », c'est-à-dire principalement en terme de supervision directe (Mintzberg 1998). Toujours selon Mintzberg, il s'agit de la première strate d'analyse et celle-ci est nécessaire pour comprendre la structure informelle, conditionnée par cette structure. Le deuxième point abordé, se penchant sur les mouvements de personnes tant dans le temps, dans l'espace, et sur leurs tâches, amène une autre dimension de l'organisation : il montre cette dernière comme un « système de flux régulés », il s'agit de la seconde strate d'analyse. La troisième strate, la communication informelle, a déjà été abordée via l'encadré 5 portant sur les courts-circuits, et revient plus tard dans ce travail (cf. chapitre 8).

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61 Pour un ouvrage sur le sujet, je vous conseille CONRAD P., 2007. The medicalization of society. On the transformation of human conditions into treatable disorders. Baltimore, Johns Hopkins University Press.

CONCLUSION PARTIE I

Ou : que retenir pour la suite ?

La première partie de ce travail concernait ce que Strauss nomme le « contexte lointain » (1992b). Au fil des chapitres, j'ai montré l'évolution de l'établissement et son avènement en tant qu'organisation standardisée et ceci suite, entre autre, à sa taille grandissante et la tendance générale de professionnalisation du soin et de médicalisation de la s ociété61 accroissant le nombre de personnes autour de la personne fragilisée. Si l'organigramme présenté ici illustre la structure formelle, le « squelette » de l'organisation selon le terme de Van de Ven (1976 dans Mintzberg 1998), il peut être affiné. Le graphique ci-dessous montre ainsi, de façon plus subtile, la place des uns et des autres dans l'organisation. Il met en avant la structure pointue de la ligne hiérarchique principale, la position extérieure de ceux que je nomme « électrons libres », le pouvoir externe (CPAS), et la structure aplatie du groupe d'entretien.

Les places officielles qu'occupent les acteurs dans la structure organisationnelle conditionnent leurs actions et leurs relations avec la personne âgée, ainsi que leur rapport au travail. Je demande alors au lecteur de garder en tête cette structure pour la suite de la lecture.

Structure analytique

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PARTIE II

LE CONTEXTE DIT « PROCHE »

Ou : le grand plongeon dans les négociations.

1mage modifiée,

source : http://kindo.com/blog/category/famille/fr/

58

Brainstorming reprenant des termes attachés à la maison observée, c'est-à-dire tant les termes énoncés lors des entretiens, que les termes utilisés officiellement dans la maison, notamment dans le dépliant publicitaire.

CHAPITRE 6 :

UN MYSTÉRIEUX TRIANGLE

Mme Redman : « attendez, attendez [changeant les piles de la Wii], il faut être patient » Mr Bou. : « Ah oui, ça on sait qu'ici on est considéré comme des patients ! (Elle rit) mais moi, moi je suis un senior actif !! »

6.1 « Brainstorming » et catégorisation

Soit ces quelques termes attachés à la maison de repos et de soins observée :

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Après lecture de ces termes, revenons à la définiti on d'une maison de repos et de soins proposée par la Commission Communautaire Commune :

« Structure intermédiaire entre la maison de repos et l'hôpital, où sont hébergées, de manière collective et permanente, des personnes fortement dépendantes qui y bénéficient des soins requis, de services collectifs et d'aides à la vie journalière » (COCOM 2013). Structure où la santé est posée comme impératif illustrant « un état général de bien-être » et rassemblant dans ce but un « ensemble de soins infirmiers, paramédicaux, médicaux et pharmaceutiques » (art. 2 ROI).

Cependant, un tel établissement doit également être un « lieu de vie » (cf. chapitre 2), chercher à satisfaire le résident, et créer des « chez-soi » :

« Le projet de vie est défini par le gestionnaire et le directeur, en collaboration avec le personnel et le conseil participatif, en vue de favoriser l'épanouissement et le bien-être des personnes âgées, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'établissement » (art. 1/c du modèle de ROI proposé par COCOM62) ; « [...] Chaque membre du personnel de l'établissement doit veiller à respecter la vie privée de la personne âgée » (idem art. 3) ; « La collaboration active des résidents est sollicitée, tant dans le domaine du délassement que dans l'aménagement du cadre de vie » (idem art. 17)

Le directeur m'explique qu'il lui est difficile de faire passer ces idées (respect, autonomie, vie privée de la personne âgée) au personnel. Selon lui, le résident doit être au centre des préoccupations, doit pouvoir être libre de décider le plus longtemps possible et doit pouvoir assouvir ses désirs tant qu'ils ne portent pas atteinte à autrui. Ses demandes doivent être rapportées aux supérieurs hiérarchiques afin qu'ils prennent les mesures nécessaires63 pour le satisfaire. Cependant, comme le montre Michel Crozier (1964), plus on s'élève dans la hiérarchie, moins on accède facilement au « terrain » et plus les informations reçues sont biaisées par les acteurs intermédiaires. Ceux qui ont le pouvoir de décider n'ont pas les informations adéquates, les intermédiaires les substituant parfois volontairement.

Ainsi le directeur s'insurge contre le fait que le personnel garde les informations allant à l'encontre de leur philosophie (notamment les soignants, véhiculant une sorte de « santéisme » (Aïach 1998), d' « hospitalisme » : nourriture saine, poumons sains, sexualité absente, primauté de la vie). Soit le schéma « Rétention d'informations » (esquissé par Mr Marc. Je l'améliore ici).

62 En effet, la COCOM propose un modèle de convention et un modèle de règlement d'ordre intérieur pour tous ses établissements de soins. La maison observée reprend ces modèles, ne les modifiant que très peu. URL : http://www.inforhomes-asbl.be/fr/index.php? option=com_content&view=article&id=274%3Alegislation-modeles-de-documents-inforhomes&catid=1&Itemid=44

63 L'accord de la direction est entre autres nécessaire pour autoriser le résident à fumer, à exercer une activité lucrative dans la maison, à apporter ses meubles, à posséder des appareils électriques (art. 19 ROI).

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Rétention d'informations

Ceci pose problème. Légalement, si un résident demande pour mourir, sa demande doit être notée. Si elle se réitère 3 fois, elle doit être examinée en équipe pluridisciplinaire et par deux médecins.

J'espère montrer ici l'ambiguïté : d'un côté, la garantie d'une attention accrue à la santé grâce à un personnel de soins qualifié, de l'autre, la promesse d'un lieu de vie adapté et la garantie du respect de la vie privée, des envies personnelles du résident. Ce sont ces tensions entre « vie privée » et « lieu de soin », entre « individualité » et « collectivité », qui m'ont frappées lors de mes observations de terrain. La question qui m'est alors venue à l'esprit a été la suivante : au final, au-delà des définitions officielles, qu'est-ce réellement qu'une maison de repos et de soins ? Ma réponse, au fil des observations, s'énonce sous forme de schéma, mettant en tension trois lieux spécifiques, représentant il me semble, trois « types idéaux » :

On peut alors replacer les mots du cercle ci-dessus au sein de ces trois pôles :

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Ainsi que les différents protagonistes64 présents dans la maison et présentés plus haut65 :

Le tout est de comprendre comment tout cela « tient ensemble » (Henni on et Vidal-Naquet 2012), comment tout cela forme un « monde » (Becker 1988) : le monde social de la maison de repos et de soins... Je trouve dans l'analyse du film Suisse d'Olivier Moeschler, le même cheminement de pensée et la même mise en forme triangulaire :

« Dans le « film » du cinéma suisse et de sa politique [...], il n'y a pas de bons ou de méchants. Il n'y a que des protagonistes [...] qui se battent parfois pour le premier rôle, avec leurs desseins et leurs stratégies, leurs réussites et leurs échecs. [...]. Le triangle Etat-cinéma-publics est, en Suisse, dans le meilleur des cas, un « trio » dont chaque membre joue harmonieusement sa partition. Il peut aussi -- bien souvent -- devenir un « ménage à trois » dans lequel rien ne va plus, les critiques fusent, les têtes tombent ! Ce triangle sera notre guide, l'outil heuristique qui nous aidera à décrire la passionnante histoire de la genèse et des redéfinitions de la politique du 7ème art en Suisse ». (Moeschler 2011 : 20)

À l'instar de ce chercheur, le triangle, ici soins palliatifs-hôpital-domicile, sera notre « outil heuristique » qui aidera à rendre compte de ce qu'est la prise en charge des personnes âgées dans la maison de repos et de soins observée. Avant de passer à l'analyse plus en détails de ces trois lieux, aux « philosophies »66 spécifiques, se confrontant dans l'espace fermé qu'est l'établissement de prise en charge, voici une situation un peu cocasse, observée dans la maison. Regardez la photo « Couloir second étage ».

 
 
 
 
 
 

64 J'oublie expressément les aides-ménagères dans ce schéma, comme elles sont oubliées dans l'organisation de la maison. Je leur consacre néanmoins un chapitre entier par la suite. J'oublie également le personnel administratif qui me semble un peu en dehors de ce triangle. Néanmoins, je montrerai qu'ils ont également leur rôle dans la vie des personnes âgées.

65 Notons que certains personnages peuvent prendre place dans différents pôles, comme c'est le cas de l'assistante sociale, ou des externes de la maison.

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Comme vous, lecteur, le constatez, un fauteuil est installé au milieu du couloir, illustrant le désir de Mr Marc de se détacher de l'image d'hôpital que véhicule sa maison : « Vous aimez bien vous [le nouveau style] ? moi je trouve que les couloirs font trop hôpitaux ! » m'annonce-t-il. Il désire également, en plus de repeindre les murs en couleur, troquer les uniformes blancs du personnel pour des uniformes colorés.

Ces trois pôles, ce « triangle infernal » (Moeschler 2011), s'interpénètrent sans cesse et forment selon moi la base, mais une base en mouvement, de la maison de repos et de soins. Cette dernière oscille entre ce trio et subit des ajustements permanents créant alors certaines tensions entre les acteurs, les uns se rapprochant d'un pôle, les autres d'un autre.

6.2 Les « patients » : le pôle hospitalier

Comme l'annonce la COCOM ci-dessus ainsi que le directeur67, la MRS semble avoir de nombreux points communs avec l'hôpital. La situation est pourtant plus subtile.

Espace de rassemblement

La matérialité

À ce niveau, il est vrai, les couloirs et les chambres (cf. photo des ailes médicalisées, voir infra) ont l'allure plus hospitalière68 : sol et murs lisses et épurés, longs couloirs droit, néons au plafond, mobilier fonctionnel (cf. Ci-à gauche), peu de décoration ni de personnalisation.

Un local de pause a été accordé par le directeur, à la demande du personnel : selon lui, un local interdit aux résidents et réservé au personnel, au milieu du lieu de travail, est une caractéristique du milieu hospitalier. Dans d'autres maisons de repos, dit-il, il existe un lieu de pause pour résidents et personnel. Néanmoins, les portes de ces locaux (au niveaux 1 et 2) restent toujours ouvertes. Michel Castra (2003) montre que l'ouverture de ces dernières se trouve être une caractéristique des locaux de personnel de soins ; cela permet au personnel de rester attentif aux événements extérieurs. Erving Goffman définit les moments de pause, donc retirés de la scène, comme des moments où les acteurs peuvent se relaxer, où ils peuvent oser parler de propos hors

66 Philosophie entendue ici comme une «Manière de voir, de comprendre, d'interpréter le monde, les choses de la vie, qui guide le comportement » (Larousse 2013).

67 En effet, me dit-il, les soins dispensés dans l'établissement sont de plus en plus techniques et complexes, réduisant ainsi les allers-retours vers l'institution hospitalière, fatigants pour les résidents.

68 Attention, j'ai annoncé qu'il s'agissant d' « idéaux-types », donc par définition, irréels et ne renvoyant pas à un lieu précis et unique.

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profession. Cependant l'auteur parle d' « extrême limite », c'est-à-dire que les acteurs peuvent s'éloigner de la scène, de leur profession, de leurs devoirs, mais à tout moment, ils doivent pouvoir revenir dans leur fonction. Ils ne peuvent pas dépasser la limite qui les empêcherait alors « lorsque l'alerte est donnée, [de] se ruer comme [des] fou[s] à [leur] place pour ne pas se faire prendre hors de la base » (1973a : 214). Il me semble que la fermeture des portes symboliserait le point de non-retour, le franchissement de la limite, empêchant alors les soignants d'être à l'écoute et de rapidement réagir.

Revenons aux fournitures « hospitalières » de l'établissement : au sol des ailes médicalisées, du vinyle. Cela facilite le nettoyage mais également la circulation des chariots ou des chaises roulantes ainsi que des personnes ayant des difficultés de marche (sol égalisé et lisse). Des plans inclinés remplacent également les anciens escaliers des ailes médicalisées. Au niveau des chambres, les résidents dorment tous, sans exception (MR et MRS), dans des lits médicalisés (c'est-à-dire avec possibilité de monter et descendre le matelas, de placer des barreaux et un perroquet) à côté de tables de nuit sur roues, munies d'une plaque rabattable permettant de manger couché. Une résidente, Mme Va., me fait remarquer que les lampes dans les chambres ne sont pas centrales comme dans la plupart des habitations, mais bien placées au dessus du lit, sous forme de néon, comme dans la plupart des chambres hospitalières. Elle n'apprécie pas cela. Les arguments avancés par le directeur pour expliquer ces intrusions de matériaux, d'objets hospitaliers sont les suivants : si l'état de la personne se détériore, elle pourra néanmoins rester dans sa chambre, le matériel étant déjà sur place. La logique suivie semble être de mettre du médical dans le domicile pour assurer justement ce maintien au domicile le plus longtemps possible, sans devoir déménager dans du médical... Vous me suivez ? Ces lits, tables de nuit, douches adaptées aux chaises roulantes, sont donc imposés à tous les résidents par mesure de prévention.

Le fonctionnement d'équipe

L'équipe nursing fonctionne comme le fait une équipe hospitalière, à la structure « pointue » : les fonctions y sont fortement hiérarchisées. Le directeur me rappelle : « elles se croient comme à l'hôpital ici, et c'est vrai, les équipes sont les mêmes au fond... », ou Julie, aide-soignante, « ici c'est les mêmes équipes qu'à l'hôpital hein, c'est la même chose... les mêmes fonctions ! ». Mathilde, aide-soignante, y voit pourtant une différence notoire :

« ça bouge plus ! là, y a du travail ! parfois, c'est une collègue qui disait : « hé, il est 15h30 !! » parce qu'on travaille tellement qu'on oubliait le temps ! ici c'est différent, c'est la routine... le

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temps passe pas, tous les jours c'est la même chose... à l'hôpital, les cas sont différents ! toutes les 2 ou 3 semaines y a du changement, c'est motivant ! on change de tâche tout le temps ! » (Math.).

Si à l'hôpital, il existe un haut « turn over » des personnes hospitalisées, dans une MRS, et ce n'est un secret pour personne, « ils sont là pour mourir », donc pour un temps indéterminé, parfois très long. Ceci donne en contre partie le temps au personnel de connaître les personnes de qui ils/elles s'occupent. Le travail se voit moins stressant, plus lent, ce qui est ici une caractéristique du fonctionnement des unités de soins palliatifs (Castra 2003).

Les soins

Si les fournitures, l'agencement des ailes médicalisées, l'organisation des équipes, la « technicisati on » des soins et l'augmentation du matériel médical tendent à rassembler autour du pôle hospitalier, au niveau du travail quotidien des soignants, cela est plus subtil. En effet, les membres du personnel soignant ayant travaillé en milieu hospitalier auparavant s'offusquent parfois de ne pas trouver le matériel adéquat ni les mêmes conditions de travail qu'à l'hôpital. Ainsi Mr Val. s'indigne devant les bidons de désinfectant. En maison de repos, sont livrés de gros bidons de liquide avec lesquels le personnel remplit de plus petits, transportables, qui serviront aux soins dans les chambres. À l'hôpital me dit-il, le désinfectant arrive directement dans de petits conditionnements, donc directement utilisables pour le soin et présentant un degré de stérilité plus élevé. Aïcha, aide-soignante, m'explique : « oh ici, on a de plus en plus de matériel hein, mais bon, toujours pas assez, donc on fait ce qu'on peut ! » et Paola, infirmière, de conclure : « ici moi je dis, on ne fait pas des soins stériles, mais on fait des soins propres », étant donné les conditions de travail « précaires » (Mr Val).

Qu'en disent les résidents ?

« le personnel à l'hôpital est épouvantable ! Ici, ils sont tous gentils... » (Mme Ve.) ; « oh ici, on ne se sent pas à l'hôpital ! un hôpital c'est tout à fait différent ! l'hôpital c'est un lieu de douleur hein ! », « à l'hôpital, c'est le silence ! Puis, c'est comme un grand magasin, tout se ressemble ! » (Mr Boe.) ; « Quel horreur là-bas ! Je préfère mourir ici, au calme ! » (Mme De.)

Les résidents interrogés ressentent une différence fondamentale avec l'hôpital. Ceci peut être expliqué en regard de leur « carrière » (Goffman 1968) personnelle. La « carrière » typique du résident serait, comme Mr Marc le note, un problème personnel, entraînant un séjour à l'hôpital, parfois une période de ré-éducation, et l'entrée en maison de repos et de soins. Le choc entre mode de vie hospitalier, dans lequel ils sont plongés brutalement, et leur

69 Attention toutefois, j'ai rencontré des personnes restant très critiques face à la maison de repos et de soins malgré un séjour à l'hôpital avant d'y entrer.

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vie au domicile est si fort, que le « retour » dans une MRS, parait une alternative viable. Le passage par l'hôpital semble adoucir l'entrée en maison de repos et de s oins69.

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On le voit donc, d'un regard extérieur, comme celui du directeur ou le mien au départ de mes observations, éloigné des pratiques quotidiennes, l'établissement s'« hospitalise ». Mr Marc tente alors de modifier les objets, les fournitures, les couleurs bref, la facette « matérielle » de l'établissement pour se détacher de cette image. Il désire également accroître l'efficacité et la régularité des réunions interdisciplinaires, signe d'une autre approche de soin (cf. infra). Pourtant, malgré un fonctionnement d'équipe similaire et une certaine idée « santéiste », le personnel et les résidents, au quotidien, ne ressentent pas aussi fort cette « hospitalisation » et pointent des différences notables : peu de matériel, lieu plus calme, plus serein, plus lent, etc. Les résidents interrogés ne voient d'ailleurs pas la blancheur des uniformes du personnel comme une présence de l'hôpital dans la maison de repos, contrairement à l'idée de Mr Marc. De plus, ils ne semblent pas désirer investir les couloirs en s'appropriant les fauteuils installés pour eux (cf. supra), ces derniers restent très souvent vides.

6.3 Les « résidents » : le pôle palliatif

« Penser les malades en longue durée en des termes qui ne sont plus médicaux » (Strauss 1992b : 28) et « faire vivre et laisser mourir » (Memmi 2003), pourraient être les deux phrases maîtresses de ce pôle. En effet, le directeur m'explique que la maison prône ce qu'il appelle une « philosophie palliative » : la personne se trouve au centre de l'organisation, avec ses intérêts, ses désirs, et le personnel doit être au service de cette personne (cf. chapitre 2), afin de lui garantir « une vie conforme à la dignité humaine [... ainsi que] la plus grande liberté lors de son occupation des lieux » (art. 3 ROI). Tout cela dans le but de favoriser son « épanouissement » et son « bien-être » (art. 2 ROI). Dans cette optique, le personnel doit oeuvrer à l'amélioration de la qualité de vie de la personne et surtout, ne rien lui imposer, ne la forcer à rien. Cette philosophie ne promeut pas les pratiques d'euthanasie, on laisse mourir ( on ne s'acharne pas) mais on ne fait pas mourir.

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Encadré 10 : Une limitation protectrice

Mr Marc, directeur de la maison, considérant le personnel comme étant au service des résidents, un problème se pose alors : Jusqu'où vont les tâches à remplir ? Quelles tâches relèvent-elles du travail professionnel et de la relation humaine (écoute, gentillesse, ...C ? Pascale Molinier remarque que dans le souci de l'autre, la charge de travail se voit illimitée : « il y a toujours quelque chose à faire dans une maison de repos, les soignantes peuvent toujours être sollicitées ! » (2013), les demandes des résidents pouvant être sans fin. Ainsi, le personnel doit trouver des indicateurs objectifs de limitation de la charge de travail afin de profiter de moments de pause, nécessaires et mérités et de finir leur travail à temps, ainsi que de se protéger de leurs propres émotions en limitant leur engagement affectif. Ainsi, le « bureaucratisme » (Busino 1993 : 104), c'est-à-dire « la manière d'être » attachée à la bureaucratie, peut être utilisé comme technique de protection par le personnel.

Les aides-logistiques élabore également une technique de limitation de tâche. Face à l'appel d'un résident, Paola raconte (et Julie acquiesce) :

«ils savent très bien ce qu'ils peuvent faire et ne peuvent pas faire hein. Et parfois ils jouent dessus ! ça sonne et ils disent « non non c'est pas pour moi » mais ils pourraient très bien aller voir hein ! y a des fois, le résident il a juste besoin d'un verre d'eau hein, et eux, ils sont habilités à leur donner un verre d'eau mais non, dès que ça sonne, on se dit que c'est pour quelque chose de médical donc du coup, on se dit qu'on peut pas répondre aux sonnettes »

Ainsi le personnel de la maison semble profiter de la liberté d'être fonctionnaire, c'est-à-dire ne devant répondre officiellement qu'aux devoirs de sa fonction, n'étant pas engagé personnellement mais sur base contractuelle (Busino 1993 : 41), pour limiter leur charge de travail. Cette protection peut néanmoins donner lieu à des situations catastrophiques. Mathilde raconte que, sa garde de nuit terminée et devant se rendre au rapport du matin, elle a laissé seule, après vérification des fonctions vitales et placement d'un oreiller, une résidente tombée au sol. Peu après, l'équipe de jour trouva cette personne, à terre, la tête en sang... Cette vieille dame avait décidé de se relever et était retombée, se cognant la tête. Situation délicate pour la soignante : d'un point de vue technique elle a rempli son rôle (vérification des fonctions vitales et délégation à l'équipe de jour), d'un point de vue officiel, son horaire prenait fin, et de son point de vue, le confort de la personne était assuré (le coussin). Pourtant, cela n'a pas suffi, le matériel humain n'ayant pas obéi aux règles prédites.

Notons que pour tenter d'éviter ce genre de situation, une jeune psychologue, Laurie, est engagée (début d'année scolaire 2012). Officiellement « référent démence », elle est néanmoins chargée de susciter chez le personnel un désir de bien faire, qui dépasserait les horaires et leur charge de travail habituelle.

Cette « philosophie palliative » s'apparente évidemment à celle présente dans les unités de soins palliatifs. Michel Castra parle de « nursing de fin de vie », opérant dans un contexte peu technique, valorisant la subjectivité de la personne, « tout en s'efforçant de répondre à la détresse morale et psychologique de ces patients » (2003 : 3). Il définit les activités du personnel comme suit :

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« L'essentiel de leur activité concerne bien moins le cure (soins de réparation) que le care (prendre soin). Les soins palliatifs consacrent une rupture entre les deux types de soins habituellement menés en continuité : on renoue avec la prédominance historique des soins courants d'entretien du corps, accompagnant de cette manière l'aggravation du processus de dégénérescence lié à la maladie [...]. Les infirmiers et les aides-soignants exercent ainsi pour partie de leur travail des fonctions comparables aux tâches anciennes d'assistance aux mourants, ne requérant aucun savoir formel et n'impliquant qu'une connaissance technique limitée » (2003 : 166).

On retrouve ici de nombreuses caractéristiques d'une maison de repos et de soins : confort (« on fait tout pour qu'ils soient bien »), peu de technique (« ici on désapprend » ; « c'est tous les jours la routine »), assistance (« on est là pour les aider »)70. Ce dernier point, « les tâches anciennes d'assistance », prend d'autant plus de poids lorsque l'on connaît l'histoire de l'établissement, tenu auparavant par des religieuses (cf. chapitre 2). J'aborde à la suite deux points reflétant cette philosophie au sein de l'établissement : le respect de la liberté du résident et les réunions pluridisciplinaires.

Le respect de la liberté (tant de mouvement que décisionnelle)

La direction s'oppose à toute forme de contrainte. Si les mesures de contention « dures » (comme les sangles ou les barres de lits) demandent prescription médicale et concertation en équipe pluridisciplinaire (art. 16 ROI) pour être appliquées ; les mesures plus « molles » comme monter le lit pour empêcher la personne de se lever, donner des somnifères, positionner la personne en lui installant les pieds en hauteur (de sorte qu'elle n'ait pas assez de force pour relever ses jambes et se mettre debout), se voient beaucoup plus difficiles à contrôler. Cependant, il insiste, toute mesure de la sorte est interdite au nom de la liberté de mouvement de la personne (art. 3 ROI).

Toujours selon Mr Marc., ayant suivi une formation en soins palliatifs (approche sociale), « si la personne n'a plus envie de manger, c'est son choix... vous savez, à l'approche de la mort, le corps se détache tout doucement de la vie... Ces personnes se sentent partir, il faut respecter cela... l'homme n'est pas éternel il faut l'accepter...». On ne force donc pas, on incite. Christelle, aide-ménagère, n'est pourtant pas de cet avis. Manger donne la vie":

« Ici on ne les force pas... s'ils ne veulent plus manger, on peut pas les forcer mais moi je trouve

70 Ces quelques phrases, je les ai souvent entendues de la bouche de soignants.

71 L'équipe du second étage m'a également rapporté le cas d'un époux voulant continuer à nourrir sa femme, celle-ci étant pourtant sous gavage. L'équipe avait beau lui expliquer qu'elle était nourrie par sonde, il n'entendait rien : pour lui, seul la réelle nourriture était source de vie et pouvait guérir son épouse...

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qu'on devrait ! Ma mère, elle est morte et j'aurais bien aimé qu'on la force à manger pour qu'elle
vive un peu plus longtemps ! moi j'trouve qu'on devrait les faire manger même s'ils veulent pas ! »

Du côté du personnel soignant, tous ont intégré cette règle et se disent d'accord avec ce principe de « non-forçage » mais d'incitation. À ma question : et si une personne ne veut vraiment pas manger / prendre un médicament / se laver, que faites-vous ?, la plupart des répondants commencent d'abord par spécifier qu'« ici on ne force jamais une personne ! on peut essayer de la convaincre mais on ne pourra jamais la forcer ! » (Julie, aide-soignante).

Cependant, lorsque je pose la même question aux résidents, les réponses diffèrent quelque peu : Mme Ve. « Aha essayez seulement ! ils vous tirent par la peau du dos si vous ne le faites pas ! » ; Mr Bou. « Ici on doit toujours dire OUI ». Le sentiment d'autonomie et de possibilité d'opposition chez les résidents semble donc assez limité... En effet, derrière l'acceptation théorique de ce principe par le personnel se cache une réalité plus complexe. Lors d'une fête du vendredi après-midi72 par exemple, Mr Ci., résident désorienté, demande pour retourner dans sa chambre mais ne connaît pas le chemin jusque chez lui. Une aide-soignante arrive et lui répond qu'elle le reconduira dans 10 minutes. 30 minutes plus tard, il est toujours assis et demande pour rentrer. A-t-il été forcé de rester ou l'a-t-on incité ? Même constat pour la prise de médicaments, Mme Re. pense l'avoir déjà pris, une soignante lui affirme le contraire et lui pose le médicament sur les lèvres, forçage ou incitation ? Ce principe incontrôlable et « non-objectivable », sera toujours laissé au jugement des acteurs, les uns considérant un geste comme obligation, les autres comme incitation...

Le fonctionnement d'équipe

Un élément déjà mentionné plus haut rapproche la maison d'une gestion palliative : les réunions pluridisciplinaires. Ces réunions en effet illustrent un trait d'une nouvelle approche de soin, apparue dans les années d'après-guerre, symbolisant elle-même un tournant dans la médecine et la manière d'aborder les corps. Norbert Elias, dans son célèbre ouvrage La Civilisation des moeurs (1973), montre les transformations, les siècles derniers, des mentalités face au corps et à la mort (en occident). Nous vivons aujourd'hui, explique-t-il, dans une époque où la violence physique, la violence sur les corps disparaît au profit d'une sensibilité accrue à la souffrance d'autrui. Du côté de la médecine, de nombreuses formes de soins dites parallèles apparaissent et tentent d'appréhender la souffrance de l'homme dans sa globalité, tentent de dépasser la dichotomie corps/esprit amenée par les premiers anatomistes, et surtout

72 Je reviens plus en détails sur ces fêtes au chapitre 7.

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par Vésale au 16ème siècle, avec son ouvrage « De corporis humani fabrica » (1543). « Dans l'élaboration graduelle de son savoir et de son savoir-faire, la médecine a négligé le sujet et son histoire, son milieu social, son rapport au désir, à l'angoisse, à la mort, le sens de la maladie » (le Breton 2008 : 110). Les formes de soin alternatives aujourd'hui tentent de prendre le contre-pied de cette « anatomisation » du corps.

Isabelle Baszanger (1995) montre cette transformation du modèle de soin médical à travers l'avènement des cliniques de la douleur. Au sein de celles-ci les patients deviennent les acteurs centraux et la médecine plus holiste. Y est dispensée une médecine de la personne totale, malade, souffrante, où psyché et soma sont confondus. Dans ce « monde social de la douleur » (Baszanger 1995), Michel Castra explique l'avènement des soins palliatifs. Selon lui, le constat de « l'incapacité de notre société à gérer de manière satisfaisante la phase terminale de l'existence » (2003 : 30) a été l'élément déclencheur d'une crise de la société occidentale au milieu de notre siècle. L'hôpital se voit critiqué pour ne plus être adapté aux nouveaux types de maladies, c'est-à-dire les maladies lentes, chroniques, entraînant la souffrance ou la mort sur un temps relativement long (également Strauss 1992b ; le Breton 2008). S'en est suivi une transformation de la médecine dans les années 70' et l'avènement des soins palliatifs, prônant une « mort consciente, maitrisée, anticipée » (Castra 2003 : 35). Au sein de ceux-ci ainsi qu'au sein des cliniques de la douleur, le patient revient au centre de la scène médicale, entouré d'une équipe pluridisciplinaire, ayant pour but de le soulager et de l'encadrer dans sa maladie/sa souffrance et ce, dans tous les aspects de son existence.

La philosophie palliative propose ainsi une gestion commune des personnes en charge, une gestion pluridisciplinaire. Marie de Hennezel (2004 : 18-19) cite une de ses répondantes : « l'hôpital est une entreprise, ça doit tourner, mais côté humain, l'hôpital est malade » et plus loin, « en unité de soins palliatifs, j'ai rencontré des médecins très humains. Là, il n'y a plus de hiérarchie. L'aide-soignante a autant d'importance que le cadre » (Élisabeth) . Cette équipe pluridisciplinaire, moins hiérarchisée, symbolise une approche globale de la personne, un « système thérapeutique » (le Breton 2008 : 108) spécifique : « la doctrine n'est donc pas fondamentalement une et homogène, mais composée de différents registres correspondant à la spécificité des intervenants et fondant les bases de cette pluridisciplinarité » (Castra 2003 : 7071). Cette équipe concrétise l'existence du « monde social », c'est-à-dire d'un monde composé d'acteurs de tout horizon mais se rassemblant autour d'une activité primaire (Strauss 1978) : la recherche de bien-être.

73 Je les appelle «personnels» car deux chats «publics» séjournent dans la maison ainsi qu'un canari et quelques poissons dans la cafeteria, plus deux perruches dans le hall principal.

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Respect de l'autonomie de la personne, respect de la liberté de mouvement et réunions pluridisciplinaires sont des éléments qui font, me semble-t-il, pencher la maison vers une gestion palliative. Le directeur tente encore d'accroître cette dernière en sensibilisant le personnel (cf. supra, encadré 10), en augmentant la coopération entre les différentes fonctions, et en modifiant la matérialité de la maison (cf. Supra).

6.4 Les « résidants » : le pôle domicile

Les termes « résidence » ou « maison » se trouvent être révélateurs de ce pôle (cf. chapitre 2) : ils marquent l'évolution de la prise en charge des personnes âgées dans l'établissement, passant d'un refuge où le pensionnaire est logé et nourri, à une maison/résidence où le résident « demeure habituellement » (Larousse 2013). Il s'agit aujourd'hui d'« intégrer du domicile dans de l'institutionnel » (Molinier 2013).

Si ce n'est pas une obligation, l'assistante sociale et le directeur insistent néanmoins fortement sur les bénéfices de l'appropriation de la chambre par le résident. Ces derniers sont invités à apporter leurs objets personnels, parfois même leurs meubles, « à condition que ceux-ci respectent les critères de sécurité, ne gênent pas l'occupation normale et n'altèrent pas l'hygiène des lieux » (art. 19/d du ROI). Ainsi Mme Va. a personnalisé sa chambre avec des tableaux de son ancien chat (les animaux pers onnels73 étant interdits), et m'explique qu'« on l'a fait un peu soi-même son atmosphère ! ». La plupart des résidents interrogés se sentent « chez-eux » dans leur chambre, « je suis ici dans mon domaine, j'me sens bien » (Mr K.) et ce, même si «c'est toujours mieux à la maison hein ! au début c'est difficile de s'adapter ! » (Mme C o.). Il est ici demandé au résident de s'approprier l'espace à l'aide de « marqueurs » personnels, et de faire de sa chambre un « territoire de la possession », c'est-à-dire un territoire où « un ensemble d'objets identifiables au moi [sont] disposés autour du corps où qu'il soit » (Goffman 1973b : 50-53). Ainsi, si l'espace du couloirs « s'hospitalise », l'espace des chambres « se domicilise ».

Néanmoins, si certaines fournitures se voient acceptées, d'autres le sont plus difficilement, et ceci dans un but sécuritaire. C'est le cas d'appareils chauffants tels que fers à repasser, taques électriques, chauffage d'appoint qui ne sont acceptés qu'à titre exceptionnel et

De manière générale, il y a une plainte des résidents d'être considérés comme « à disposition » du personnel, s'illustrant tant dans cette situation d'intrusion dans l'espace

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sous l'accord de la direction (éviter les incendies ou les brûlures). Cependant, Mme Va. se fait cuire des oeufs au micro-onde lorsque le repas ne lui plait guère ; Mr K. boit son propre café préparé par ses soins dans sa chambre ; Mr De. lui, se contente de thé tout au long de la journée grâce à son chauffe-eau personnel. En réalité le personnel « sait» qui a les capacités de gérer du matériel « dangereux » et qui ne les a pas. Le directeur permet ainsi à certains de posséder ces appareils. Je montrerai par la suite, à l'instar d'Isabelle Mallon (2005) et d'Erving Goffman (1968), qu'il existe de nombreuses « adaptations secondaires » permettant aux résidents de « continuer leur vie » malgré les contraintes de l'établissement.

L'intimité et l'intrusion

La chambre forme ainsi le « territoire », entendu comme l'« espace géographique propre à une personne ou à un groupe, caractérisé par des limites, plus ou moins fixes, et par la qualité d'intrus appliquée à celui qui les franchit » (Kattan-Farhat 1993 : 179), l'espace privé opposé au couloir qui illustre le « lieu public par excellence » (idem : 188). Une remarque intéressante ici : le personnel soignant se permet l'entrée sur le territoire des résidents (parfois sans frapper), ils ne répondent pas de la catégorie d'« intrus ». Moi même n'y répondait pas

plus, j'ai été étonnée d'ailleurs de la facilité à m'introduire dans les chambres, en tant que
personne extérieure et inconnue des résidents. Voulant d'ailleurs frapper aux portes et attendre l'autorisation du résident, je reçus du personnel ce genre de remarque : « Oh mais tu peux entrer comme ça hein !! », dans le sens : pas besoin d'attendre qu'ils te répondent, entre directement. Pourtant il est stipulé dans le règlement que « chaque membre du personnel de l'établissement doit veiller à respecter la vie privée du résident, notamment en s'annonçant avant d'entrer dans la chambre » (art. 3).

Cette situation de non-respect de leur intimité énerve d'ailleurs certains résidents : Mme Va. m'explique qu'elle était à la toilette, en train de s'essuyer les fesses et quelqu'un est entré directement dans sa salle de bain pour lui tendre un nouveau rouleau de papier toilette, « y a quand même de quoi attraper une crise hein !? On rentre pas dans une toilette !! mais c'est comme ça ici... » ; Mme W. « je vais pas parler du petit personnel, c'est pas bien, mais bon, le directeur ne le fait pas [entrer sans "frapper], l'assistance sociale non plus,... par contre les aides logistiques, les aides ménagères,... les... les aides-soignantes, eux bien! ». Les résidents ont appris à ne pas les considérer comme intrus.

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personnel que lors des situations de rendez-vous médicaux : « on nous prévient jamais quand on a rendez-vous, on l'apprend le matin même ! Ou alors même pas, ils viennent nous chercher et ils nous disent, allez ! Vous êtes pas prêts ? Mais vous avez rendez-vous dans 20minutes à l'hôpital ! » (Mr W.) ou encore lors d'activités : Mr Boe. m'explique que le jour de sa fête d'anniversaire74, on est venu le chercher 5 minutes avant en lui disant « allez ! c'est votre fête aujourd'hui ! ». N'étant pas au courant, il avait sur lui une chemise sale. Amené ainsi dans la cafeteria, il s'est senti mal à l'aise tout l'après-midi devant les familles présentes...

Revenons à cette idée de chambre comme « territoire », interdite aux « intrus ». Si le personnel y est « accepté » ainsi que je le fus, cela est différent pour les autres résidents : la présence de l'un d'entre eux dans leur espace privé est vue comme intolérable. Ainsi, Mme S o., démente, passe son temps à se promener dans les couloirs, elle entre alors dans les chambres, s'endort parfois sur les lits des autres résidents, provoquant un tollé général !

Cette permission sélective d'intrusion dans l'espace intime illustre selon moi une facette de la tension entre les pôles hôpital et domicile. D'un côté le résident est vu comme passif, à disposition du personnel (logique hospitalière : le Breton 2008 ; Byron Good 1998 ; Strauss 1992b) et de l'autre, on lui demande de créer un espace privé, intime, un espace propre et personnel, inaccessible aux autres résidents (logique du domicile).

La vie privée

Se situant à égale distance entre le pôle hospitalier et le domicile (en tant qu'informations privées de la personne), le secret médical se doit d'être respecté (art. 15/f ROI). Pourtant, à mon arrivée, je reçus la structure des chambres, avec les noms des personnes et le grade obtenu sur l'échelle de Katz. Avant même d'entrer en contact avec les résidents, je connaissais leur état de dépendance. Même constat lors de ma tournée avec l'assistante sociale, le premier jour d'observation : nous avons fait le tour des chambres et j'ai appris qui était incontinent, alcoolique, SDF, etc. Ces dernières informations relèvent selon moi, du domaine du privé (d'ailleurs l'assistante sociale parlait à voix basse pour ne pas nous faire entendre des résidents, confirmant mon impression). Si à l'hôpital, comme je le mentionnais ci-dessus, l'histoire, la vie personnelle de la personne, est passée sous silence, dans une maison de repos et de soins, où prônant une approche plus holiste de la personne, il n'est pas étonnant que de telles informations circulent, et ce, dans le but d'apporter une meilleure prise en charge au

74 Chaque mois, une fête d'anniversaire commune est organisée pour tous les résidents à fêter ce mois-là. Ils sont rassemblés dans la cafeteria, les familles invitées, les gâteux sortis. Les résidents reçoivent aussi de petits cadeaux. Mr Boe. m'avoue avoir été déçu du cadeau de cette année : un paquet de Cent Wafers .

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résident. De nouveau ici, on voit la tension entre le respect de la vie privée et le besoin de la faire connaître au personnel afin d'assurer l'accompagnement de la personne. La connaissance des informations privées participe au dispositif panoptique (cf. chapitre 7).

6.5 Une quatrième dimension...

Cette analyse en trois pôles oublie toutefois une dimension les contraignant toutes trois : le fait de vivre en communauté dans un établissement fermé, à l'architecture spécifique, au nombre élevé de personnes, etc. Bref le fait de prendre place dans une institution.

« Au début, je me dis « je dois, je dois,... [me forcer à m'adapter]) On est plus chez soi hein, on est libre mais on n'est pas libre à 100% hein, faut manger c'que l'on nous donne, il faut suivre le règlement, ... il faut s'adapter à tout le monde ! Y a de tout ici ! Mélange de classes, et de tout ! » (Mme Co.) ; « Vous savez dans les maisons de repos, il faut pas trop demander hein ! Il faut aller à la douche, il faut se lever tôt, il faut faire ceci, il faut faire cela, ... ! » (Mme Ve.).

J'appelle cette dimension « les contraintes institutionnelles » et la schématise comme suit :

Ou en terme de mots du brainstorming de départ :

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La vie en collectivité implique l'établissement de règles pour assurer le déroulement pacifiste de cette dernière. Mme Oste, infirmière chef, explique ainsi :

«ils sont chez eux hein ici... mais ce que je leur rappelle tout le temps, c'est qu'on vit en communauté, faut savoir respecter les autres. Si vous agressez les gens ou injuriez le personnel, ou si vous aimez trop les femmes, ça ne va pas hein, il faut trouver une solution ! » (Mme Oste)

Ainsi par exemple, l'article 19 du règlement d'ordre intérieur, intitulé « Mesures d'intérêt général », stipule que les résidents ne peuvent nuire à autrui en montant trop haut le son de la radio ou la télévision et qu'ils veilleront à la propreté de leur chambre et des abords. Le résident se conduira avec courtoisie tant envers les autres résidents qu'envers le personnel et aidera la personne dans le besoin (art. 3). Les repas seront servis à partir de 7h30 ; 11h30 et 17h30 (art. 13). L'article 20 stipule qu'« il est essentiel que le résident prenne toutes les dispositions nécessaires pour éviter ce qui peut causer un incendie ». Ainsi, aucun appareil chauffant n'est accepté (sauf exception, voir supra) ; seules les télévisions à écrans plats sont permises (sauf accord de la direction) ; il est « strictement interdit de fumer dans la chambre »75 et dans la maison de repos (sauf accord de la direction) ; de brûler des bougies ; de boire de l'alcool à outrance ; ... Bref, interdit de nuire à autrui. Ceci rappelle la théorie de Michel Foucault concernant le déplacement du droit de punir, passant « de la vengeance du souverain à la défense de la société » (1975 : 107). L'individu est puni lorsqu'il porte atteinte à la collectivité. Le personnel également se voit soumis aux mêmes impératifs.

Ces contraintes, les résidents doivent s'y faire et le plus gros effort semble être l'adaptation aux horaires, certains ne s'y habituant pas : Mme Va. ramène son repas du soir dans sa chambre considérant que l'on mange trop tôt ; Mr R. va directement au magasin acheter sa nourriture (baguette et charcuterie) car il ne mange jamais à midi et préfère manger plus tard. D'autres plaintes prennent place notamment concernant la nourriture, la sécurité excessive (cf. couteaux non tranchants) ou l'hygiène excessive (alors qu'il s'agit d'un intérêt général : les résidents doivent être propres pour ne pas incommoder leurs voisins).

Mr Bou. fut carrément puni par le directeur car il injuriait l'aide-ménagère venant faire sa chambre, considérant qu'elle n'avait pas besoin de nettoyer aussi souvent. De plus, il aurait nui au régime alimentaire d'une autre résidente et n'aurait pas respecter les heures de soins. Aujourd'hui, il lui est demandé de sortir de sa chambre tous les jours entre 14h et 15h pour le

75 Je rencontrai néanmoins plusieurs résidents fumant dans leur chambre. Ces derniers sont alors demandés de fermer leur porte et d'ouvrir leur fenêtre régulièrement. Le stock de cigarettes de certains résidents (4 ou 5) est géré par le bureau administratif qui les leur fournit régulièrement.

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ménage ; il lui est interdit de passer dans l'aile Imperial pour ne plus avoir accès à la chambre de « sa grande amie » comme il dit ; il lui est demandé de descendre manger au restaurant tous les jours. Mr Bou. m'explique qu'aujourd'hui il respecte les règles scrupuleusement, ne voulant pas être renvoyé « où irais-je alors ? » ! En effet, « en cas de non-respect du règlement ou de troubles graves au bon ordre, la direction en avertit le gestionnaire qui a la faculté de prendre les mesures qui s'imposent, y compris le transfert ou l'expulsion » (art. 21 du ROI).

6.6 Une situation qui coince

Je terminerai ce chapitre par une situation courante mettant en avant et confrontant ces 4 dimensions, appliquant la méthode d'Anselm Strauss (1992b) : l'analyse de différents points de vue d'acteurs autour d'un événement précis qu'est ici, la chute d'une résidente en pleine nuit. Mme De. est une personne démente et fortement désorientée. La nuit, elle se lève et se promène dans la maison. Elle se perd et tente alors d'entrer dans les chambres d'autres résidents, parfois en s'énervant. La nuit du 06 au 07 février, vers 3h00, Mme De. tombe non loin de la porte de Mr et Mme W., se cognant la tête contre la rampe. Ces derniers se réveillent et Mme W. sort. Leur voisine, Mme C., appelle l'équipe de garde qui après un court instant arrive et accompagne Mme De. dans sa chambre. Le lendemain je la vis, son visage était couvert de bleus.

Au petit matin du 07 février donc, au rapport infirmier (roulement d'équipe), une des soignantes de nuit se plaint du comportement de cette résidente, bruyante et dérangeante pour les autres résidents et dangereuse pour elle-même. Elle demande alors à la directrice nursing si des mesures de contention ne pourraient pas être envisagées. Directement, Mme Petit s'écrie : « il n'est pas question de barreaux ici ! », l'utilisation de mesures de contention ne rentrait pas dans la philosophie de la maison, « en plus, c'est illégal sans prescription... ». La soignante de nuit reprit alors, « et des calmants peut-être ? », « Non, reprend Mme Oste, prenant la relève pour la journée, elle ne réagit pas bien aux calmants... ». La directrice nursing se rend compte de l'impasse de la situation et termine par : « c'est un problème, mais c'est comme ça... ». Aucune solution envisagée pour résoudre la situation, le rapport prit fin.

Dans la matinée, je me rends dans le bureau de Mme Petit pour reparler de cet événement. Elle m'explique que dans ce cas, c'est la personne individuelle « qui a gagné », elle restera libre de ses mouvements, comme la maison le demande ; les autres résidents, la collectivité, « ont perdu » la bataille, et devront subir les allées et venues de cette résidente

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démente jusqu'au jour où elle ne saura plus marcher. La maison garantissant la liberté de la personne, aucune mesure de contention (dure ou molle) ne peut être envisagée. Plus encore : « normalement, ajoute-t-elle, il faut placer les lits le plus bas possible... si on pense que le résident risque de tomber, on peut mettre un tapis de mousse au pied de son lit pour qu'il ne se fasse pas mal en tombant par exemple... mais on ne peut pas le maintenir au lit ». On préfère ainsi que le résident tombe, se lève, réveille les autres plutôt que de le contraindre à rester couché. Entre bien-être de la communauté et respect de la mobilité individuelle, le deuxième choix prime. Et elle termine : « personne n'a la faute... C'est une situation qui coince... ».

K. Wetzelaer, formateur de soignants notamment concernant la contention, décrit bien cette tension entre liberté de la personne qui a le droit d'aller et venir et contention qui garantit pourtant la sécurité autant d'elle-même que de son entourage. Tout le noeud est ici : comment allier liberté et sécurité ? Contenir une personne immobile, comme le demande la soignante de nuit, irait à l'encontre des principes de la maison, suivant cette philosophie palliative du « non-forçage » mais de l'incitation (informations des fiches de formation).

Du côté des résidents, Mr et Mme W. ainsi que Mme C. s'énervent contre cette personne qui frappe aux portes, les ouvre et entre dans leurs chambres. Mme W. me raconte que trois fois la semaine précédente, elle s'était levée, entre 3 et 4 heures du matin, pour raccompagner cette dame dans sa chambre. Pourquoi vous n'appelez pas alors l'infirmière de nuit? « Oh, elles ont tellement de travail, on ne va pas les déranger pour ça ! » elle ajoute : « et puis, souvent la fille, elle dort, et elle a bien raison d'ailleurs, c'est normal, je vais pas la réveiller pour reconduire cette dame alors que moi aussi je sais où est sa chambre... ». On sent alors la tension entre le domicile qui devrait être un espace intime et privé et la vie en collectivité, notamment avec des déments. Pourtant, Mme W. se rend compte que cette dame n'y est pour rien, qu'elle est malade, elle se rend compte qu'il n'y a pas de solution puisque appeler l'équipe nuit ne résoudra pas la situation, Mme W. sait qu'elle doit prendre sur elle et supporter les dérangements « de cette situation qui coince ». Soit le schéma :

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... où la liberté d'une personne est privilégiée au détriment de la tranquillité des résidents, du personnel, et de la santé de cette dernière. Ceci rejoint le constat que Goffman pose dans son analyse d'un hôpital psychiatrique : « la conviction qu'il faut, dans son intérêt [d'un reclus], respecter certaines règles peut imposer la nécessité d'en violer d'autres, ce qui exige un difficile dosage des fins poursuivies » (1968 : 125).

***

Négocier un ordre social (Strauss et c o. 1997) mêlant acteurs hospitaliers, philosophie palliative, préservant des « chez-soi», le tout entouré de contraintes institutionnelles, telle est la difficile mission de la maison de repos et de soins. Antoine Hennion, à propos de l'art, pose la question : « Comment rendre compte de ce qui se passe sans considérer d'un côté l'oeuvre, la production culturelle, de l'autre le public ? Comment dépasser ce grand partage ? » (1993 : 216). Ce grand partage, je tente de le surmonter dans la suite de ce mémoire en mettant en avant les micro-scènes quotidiennes, formant le monde quotidien, formant « la » prise en charge des personnes âgées, tiraillée entre ces philosophies distinctes, entre ces trois « types-idéaux », encadrés de contraintes institutionnelles.

Tout d'abord, si de prime abord, tous les acteurs en jeu s'accordent sur l'objectif principal de la maison, ces derniers l'appliquent différemment au quotidien, selon leur vision, leur valeurs, etc. J'ai déjà montré qu'il existe une forme de rétention de l'information de la part du personnel nursing (cf. Supra), les tensions ne s'arrêtent pas là et s'illustrent de nombreuses façons. Comment le bien-être des résidents prend-t-il forme, prend-t-il « acte » (Baszanger 1995) selon les différents acteurs ? Entrons dans le chapitre 7.

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CHAPITRE 7 :

VOUS AVEZ DIT BIEN-ÊTRE ?

Pascale Molinier (2013) pointe un élément intéressant pour ce mémoire : chacun, à partir de sa position, de son expérience, a un point de vue personnel sur ce qui est bon pour la personne prise en charge. Cela crée alors des tensions autour du « care »76, entendu ici comme le « souci de l'autre » (de Hennezel 2004), « l'attention à l'autre » (Tronto 2009), comme comportement cherchant à comprendre les besoins de l'autre pour qu'il se sente bien. Cette notion de « care » ne reprend pas un nombre d'actes précis, au contraire, elle varie pour chaque personne, pour chaque résident. De tous petits actes banals, quotidiens participent au confort de la personne (Soliveres 2001 ; Véga 2000). Mme Oste, m'explique que certaines aides-soignantes ne soulèvent pas cette importance :

«Parfois ils se rendent pas compte mais changer le lit d'une personne, ou bien changer son pampers, c'est beaucoup plus important pour la personne que le reste ! Vous vous rendez pas compte comment ils sont soulagés quand on les change ! C'est ça aussi qu'il faut se dire, c'est aller plus loin que l'acte lui-même hein... c'est pas juste changer une personne qu'ils font, c'est participer à son confort, c'est la soulager ! » (Mme Oste).

Ainsi cette chef infirmière cherche à casser l'idée des aides-soignantes qui se voient comme « personnel de renfort », chargé d'activités moins dignes de respect (Becker 1988 : 41). Cette division morale du travail (Arborio 1995) s'appuiant sur la technicité des tâches, les odeurs, etc. bref sur les aspects pratiques du travail, me semble accentuée par le mode de fonctionnement bureaucratique, amenant une concentration sur les moyens et non sur les fins.

Le travail du care, non quantifiable, non définissable, non énumérable, s'illustre donc dans tous les petits actes quotidiens qui permettent le bien-être de la personne. Le « care » étant une notion perméable et malléable suivant le contexte dans lequel elle évolue, comment s'effectue-t-il en MRS, balancée entre les trois lieux décrits ci-dessus ? Si dans les discours, chaque acteur agit pour le bien-être de la personne, ceci illustre le « contrat de base de l'institution » sur lequel « tout le monde est d'accord » (Strauss 1992b : 95) dans les pratiques, les comportements diffèrent. Il s'agit ici de « l'objet-frontière » aussi robuste que souple d'Isabelle Baszanger (1995 : 173), offrant une position commune face à l'extérieur

76 Pour aller plus en profondeur sur cette notion : Moliner P., Laugier S., Paperman P. (dir.), (2009). Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Petite Bibliothèque Payot.

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(renforcement du in-group) mais s'effectuant de différentes manières au sein de la population étudiée. Comment se met en pratique le bien-être de la personne ? Comment se soucie-t-on d'elle ? Il s'agit de « comprendre comment l'homme réalise des choses » (Hennion 1993 : 34).

7.1 Stimuler

« Une personne qui veut rien faire, qui reste dans son lit, c'est pas bon ça ! » (Mr Marc)

Depuis janvier 2013, tous les vendredis après-midi, dans les « zones publiques » des ailes médicalisées, se tiennent de « petites fêtes ». Musique, collation et verre de bulles (sans alcool) sont au rendez-vous ! C'est l'occasion, me dit le directeur, de créer un cadre de vie plus amical que le cadre de vie hospitalier, l'occasion également de permettre aux résidents de se connaître entre eux ainsi que d'approcher le personnel d'une manière moins formelle. James Scott (2008) montre que ce genre de fêtes permettent de renverser les rapports de force et de libérer la parole des uns et des autres, rendus égaux pour un court instant. Cependant, à ces fêtes ne participent qu'une petite partie des résidents, tout au plus à une dizaine par étage.

« Participer » semble néanmois un terme un peu fort : certains résidents « amenés »77 à la fête sont totalement déments. Ils ne « participent » pas mais « sont présents ». Et encore, j'ai déjà relaté le cas de Mr Ci. ne désirant pas prendre part à la fête mais trop désorienté que pour retrouver seul le chemin de sa chambre. Ce résident s'est vu « obligé » de rester le temps d'une demi-heure et de boire son verre de bulles. Au sein de cette dizaine de résidents, certains donc ne désirent pas y participer mais y sont quelque peu contraints.

Comment expliquer ce peu de motivation des personnes à se rendre aux fêtes organisées ? Il peut s'agir d'une conséquence du regroupement MR / MRS dont j'ai déjà parlé : le désir de non-participation, principalement observé chez les résidents valides et autonomes. Dans l'esprit de ces personnes, ces fêtes animent ceux qui n'ont rien d'autre à faire, assez « gaga » pour claquer des mains comme des enfants devant un show de marionnettes :

«Ils font des fêtes là-bas... ils mettent de la musique et alors ils dansent et font je sais pas quoi... mais moi, non. Moi non j'ai pas envie d'aller là » (Mme De.) ; « Alors ce qui est fou, c'est le vendredi, ils font leur petite fête là, ils boivent des petites bu-bulles, y a d'la musique, et les débiles alors, ils tapent dans les mains, ils sont contents ! Pfff... » (Mr Bou.)

Le directeur me dit également être mécontent de la tournure que prennent ces fêtes : selon lui, le personnel doit être au service du résident, chercher à le satisfaire en premier. Or

77 « Amenés » : soit se déplaçant en chaise roulante ; soit désorientés

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lors de ces fêtes, le personnel apporte de la musique africaine et/ou arabe et non de la musique des années 60' pouvant plaire aux résidents. Mr Marc déplore le fait que le personnel danse et rigole sans prêter attention aux résidents, alors spectateurs, au lieu de les poser en acteurs principaux. Ce que j'ai observé diffère quelque peu. Certes la musique est principalement (nord) africaine mais les résidents ne sont pas négligés pour autant, ils sont invités à danser, à rires, à parler, etc. Il ne faut pas oublier que viennent principalement à ces fêtes, les personnes que l'on « amène », moins mobiles et/ou vives d'esprit, ne facilitant pas la mise d'ambiance...

Encadré 11 : La partialité du directeur en jeu

Mme Chi. a compris que le directeur était « du côté » des résidents. De fait, lors des conseils des résidents, le directeur ne cache pas qu'il comprend les résidents et qu'il est avec eux. Il demande même parfois le nom de la personne ayant, d'après le résident plaintif, mal agi pour la convoquer dans son bureau par la suite. Il évite ainsi les faces à faces, servant d' « écran protecteur » (Busino 1993 : 99) entre les soignants et les résidents. Bref, Mme Chi. a bien compris cela et en joue devant le nouveau personnel : elle les teste, leur demandant de nombreux services (des « caprices » selon l'équipe du second), les menaçant, s'ils ne les effectuent pas, de se plaindre au directeur. Une jeune aide-soignante est ainsi arrivée à la pause, complètement perturbée par Mme Chi. qui l'avait rendue folle en demandant de l'eau puis refusant le verre, puis vidant ce dernier d'un trait et redemandant de l'eau, pour ensuite écraser le verre (en plastique), énervée, et le jeter par terre... L'équipe nursing du second la rassura directement, elles connaissaient ses caprices, il ne faut pas s'inquiéter pour cela. La stratégie de cette résidente est donc éphémère... jusqu'au nouvel arrivant !

 

Pour rappel, une fête d'anniversaire est organisée mensuellement à la cafeteria. Néanmoins, et ici il s'agit des dires du directeur de nouveau, ces fêtes ne ravissent pas tous les résidents : pour certains, ce n'est qu'une occasion supplémentaire de leur rappeler qu'ils sont seuls et qu'ils vieillissent. C'est le cas d'une résidente fêtant ses 108 ans, félicitée par l'échevin de la ville de Bruxelles et interrogée par les journalistes alors qu'elle vivait cette année supplémentaire non pas comme un prestige mais plutôt comme une fatalité. Ces fêtes réunissent d'un côté les personnes âgées entourées par leur famille et de l'autre, les isolées, « accentu[ant] la solitude de ceux vivant en communauté » (Mallon 2005 : 157).

De nombreuses activités se voient également organisées : activité mémoire, chorale, mots croisés, cinéma, etc., prises en charge par Mme Redman, ergothérapeute, portant un uniforme blanc à l'instar du personnel soignant. Ce port de l'uniforme illustre selon moi le désir de rendre l'activité « professionnelle » et d'ainsi se détacher du « simple délassement ». Par exemple, l'activité Wii permet d'entretenir les réflexes des résidents me dit-elle,

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s'inscrivant ainsi pleinement dans l'objectif de la maison : stimuler la personne pour stabiliser, maintenir son état, stimulation devenue impératif médical (Mallon 2005). Cette activité permet d'un côté le maintien en forme physique « après ça, on sent ses bras hein ! c'est bien de bouger un peu ! » (Mme M.) ; « pour maintenir le cerveau en action » (Mr B ou.) ; de l'autre, permet aux résidents de se rencontrer, d'entretenir une vie sociale dans la maison. Ainsi toutes ces activités « sont regroupées selon un plan unique et rationnel, consciemment conçu pour répondre au but officiel de l'institution » (G offman 1968 : 48).

Cependant, durant ces activités, les résidents ne se parlent pas. Les conversations n'avaient lieu qu'entre résidents (A et C) et ergothérapeute (B), comme si les autres résidents présents « n'étaient pas là », des « non-personnes » (G offman 1973a : 147), n'entrant pas en compte dans l'interaction. Le réseau social alors apparent prend la forme d'un réseau de liens non-redondants (Godechot et Mari ot : 2004).

 
 
 

Le bien-être selon « la direction »78 s'illustre donc comme suit : faire participer les personnes à la vie sociale, éviter l'isolement et le désoeuvrement, effectuer un « travail socialisateur » (Castra 2003), leur faire rencontrer d'autres résidents, entretenir des relations sociales dans des conditions voulues agréables pour tout le monde,... le tout afin d'éviter la mort sociale de l'individu. La maison de repos et de soins devant répondre de la définition « lieu de vie », le directeur, aidé du personnel, tente d'y introduire une vie quotidienne animée, des contacts sociaux, de la conversation, etc. bref, du mouvement.

Cependant et pour rappel (cf. Chapitre 2), Delphine Dupré-Lévêque note que les institutions actuelles de prise en charge, contrairement à celles des années 70', n'ont plus le pouvoir d'obliger les résidents à participer à la vie collective, même si ces activités sont estimées nécessaires à la « stabilité de leur identité » (2005 : 221). Ainsi malgré un désir de les stimuler, le personnel aurait moins de légitimité d'y arriver. Cela confirme mes observations.

Ce non-engagement s'explique par d'abord des critères purement physiques : surdité, mauvaise articulation, démence,... Tout cela entrave la conversation entre résidents. Mais, comme je le disais plus tôt, il me semble qu'une grande partie de l'explication tient au regroupement de divers degrés de démence dans la maison. Les résidents « moins abîmés » ne désirent pas spécialement participer à la vie de la maison de repos et de soins, ne veulent pas se mêler aux résidents déments au risque peut-être d'y être comparés. Ils préfèrent alors

78 Entendez ici la philosophie générale de la maison, illustrée par le directeur.

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« s'instruire à la télévision » (Mme Van.) ; coudre (Mme C o.) ; lire (Mme Ve.) ; surfer sur internet (Mme Va.), etc. Ensuite, entreprendre une relation avec un autre résident est toujours risqué. Ainsi Mme De. s'est investie dans l'accueil d'une résidente plus jeune, la présentant aux autres, lui montrant la maison, l'emmenant avec elle lors de sorties, etc. pour, au final, recevoir une série d'insultes de cette dernière, souffrant de troubles comportementaux. Bouleversée, elle me jura que plus jamais elle ne l'aiderait ! Mme W. également était amie avec Mme Ve. mais cette dernière, devenue trop envahissante, surveillait tout ce qu'elle faisait, Mme W. décida de couper les ponts et ne lui adresse aujourd'hui plus la parole. Mme Du. elle, avait pris l'habitude de jouer au scrabble avec une autre résidente, il y a de ça 2 ans. Cette dernière a décliné très vite et se trouve aujourd'hui démente. Mme Du. m'explique qu'elle avait essayé d'aider cette amie, de la prendre en charge, mais que très vite, cette situation était devenue trop lourde. Aujourd'hui, elle ne la voit plus. Mme Hu. c onnait la même situation avec sa soeur dont elle s'occupe malgré les conseils de l'ergothérapeute lui demandant d'arrêter ses efforts et de se reposer... et les exemples continuent.

Un engagement envers un autre résident ou une relation d'amitié engendrent un risque de perte, de peine, de relation trop encombrante (Mallon 2005), de contamination morale (Goffman 1968). Toutefois, les résidents plus valides profitent des activités extérieures (comme aller à l'opéra) pour apprendre à se connaître en petit comité. Mme De. ainsi me raconte qu'elle adore écouter Mr Bou. et Mr De., selon elle, très intelligents et cultivés ! Attention, il arrive de voir deux personnes se prendre d'amitié, l'une pour l'autre, à l'intérieur de la maison, comme Mr J. et Mme Ma., discutant de leur passion commune, la lecture.

Ainsi, on le voit, le désir de stimulation sociale, intellectuelle et physique, prônée par le personnel, ne semble pas répondre entièrement aux désirs des résidents79. Ils préfèrent semble-t-il rester seuls et vaquer à leurs occupations personnelles plutôt de façon isolée. Ces comportements de replis sur soi ne participent alors pas à l'idée d'une maison de repos et de soins comme « lieu de vie », ni à l'idée d'une atmosphère vivante et dynamique, bref à l'idée que « nous » (entendu ici comme vous et moi, toujours dans la vie active) nous faisons d'une vie en collectivité. Il y aurait une forme de transfert, une projection de ce qui « nous » (illustré par les personnages du personnel et du directeur) fait plaisir, sur les résidents. La maison se base sur le postulat qu'une vie agréable se doit d'être remplie d'activités et de contacts sociaux, de fêtes et d'activités, à l'instar de nos exigences de vie, alors que les personnes interrogées au contraire, semblent donner la primauté à la tranquillité, qu'on ne les embête pas. Mr Le. me

79 Attention, je parle des résidents ayant le choix d'y aller ou non : des résidents autonomes et indépendants.

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raconte ainsi, ne voyant pourtant pas l'intérêt de participer aux activités organisées, qu'il a donné son accord à l'animatrice « pour qu'elle me laisse tranquille ! Et pour lui faire plaisir aussi... » et s'est rendu à la guinguette80 organisée dans un établissement non loin de là. Aujourd'hui il ne participe pas pour autant plus aux activités, mais au moins, maintenant, l'animatrice « le laisse tranquille » et ne vient plus lui demander de faire un effort pour venir.

7.2 Converser

« Bonjour ! » ; « ça va ? » ; « Vous avez bien mangé ? » « bien dormi ? » ; ... Ces phrases, Mr Marc les déplore. Le personnel, d'origine étrangère (cf. chapitre 4), n'a pas les capacités, selon lui, de parler d'autre chose avec les résidents car ils ne partagent pas la même culture, pas les mêmes références historiques. De plus, dit-il, le personnel ne devrait pas parler arabe ou swahili devant les résidents car cela les exclut de la conversation (de nouveau ici l'idée de « non-personne » de Goffman 1973a). En plus d'illustrer un manque de respect, ce peu de conversation, toujours selon lui, entraînerait dépression et angoisse chez les résidents.

Cependant, lorsque je demande à Mr Boe. s'il désire parler de son histoire personnelle, il me répond par la négative. Il a trop peur que les souvenirs des autres n'entravent sa mémoire et ne contredisent les siens. Je suppose de nouveau que Mr Marc part du postulat que les résidents ont envie de parler, ont envie de converser avec le personnel, on retrouve ici encore l'idée de transfert où ce que devrait être le bien-être selon un homme de 37 ans, vif d'esprit, actif, cultivé, et possédant encore toutes ses fonctions (notamment la parole, l'ouïe) se voit appliquer sur des résidents de +- 80 ans, plus usés par la vie. Ces derniers ne préféreraient-ils pas entendre des voix plutôt que de participer à une conversation ? Pascale Molinier (2013) s'est posée la même question et remarque, également en MRS, que les soignantes parlant en arabe lors de la sieste des résidents, n'empêchent pas ceux-ci de s'assoupir, bercés par les voix.

Attention, loin de moi l'idée que les résidents n'ont pas envie de conversation ! Je pointe seulement le fait qu'ils vivent dans un corps différent du nôtre, avec des envies différentes également que celles d'hommes et de femmes actives. Peut-être sont-ils contents parfois de ne pas devoir faire d'effort de compréhension, ni de réponse. Le postulat du directeur qu'il faut faire parler les résidents, les mettre au centre des conversations sinon ils dépriment est peut-être alors à nuancer.

80 Fête organisée une fois par mois tour à tour entre les cinq établissements du CPAS de Bruxelles-Capitale

Il existe ici donc une certaine tension entre le fait de vouloir surveiller la personne et le désir de cette dernière de préserver son intimité. Anselm Strauss observe la même situation à

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7.3 Surveiller

« On lui a tellement répété qu'il était chez lui, que c'était chez lui sa chambre, que après, plus personne ne pouvait y entrer ! ça je trouve pas ça normal moi ! A force de crier tout le temps chez-soi, chez-soi, on arrive à des situations où on ne peut plus entrer dans les chambres ! Oui d'accord, c'est leur chambre, mais il reste en maison de repos ! et nous on doit pouvoir y entrer, on doit les surveiller ! Là, aucun membre du personnel ne pouvait entrer dans sa chambre, « jusqu'à la fin de sa vie » qu'il avait dit. Alors nous, on lui a expliqué que c'était une question de sécurité, qu'on devait voir si tout allait bien. Sinon à quoi ça sert de venir en maison de repos ? » (Mathilde, A-S)

Selon cette aide-soignante, prônant une logique médicale (pôle hospitalier) plutôt que d'hébergement (pôle domicile) (Mallon 2005 : 18), le but premier d'une maison de repos reste de surveiller, d'assurer le « safety wor'c » (Strauss 1997 : 69), au détriment peut-être de leur vie privée et de leur désir de solitude. Son argument principal se base sur on ne sait jamais ce qui peut se passer d'où l'accès nécessaire aux chambres de façon permanente. Mme Oste, infirmière chef, m'explique également, qu'il y a toujours quelqu'un qui passe, au moins une fois dans la journée, même s'il n'y a rien de spécial à vérifier (cf. chapitre 9). Ainsi, « on sait toujours tout ! ». Cela rejoint l'idée de panoptique où les états, les humeurs, les changements de la personne sont connus (Castra 2003 : 134), situation similaire au sein de l'hôpital, comme le montre Foucault (Vandewalle 2006). La définition du bien-être de la personne tend ici à s'illustrer par le maintien de l'état de bonne santé, garantie par la surveillance continuelle du personnel. Ceci illustre une des conséquences sociales de la médicalisation de la vie, à savoir « le passage de la surveillance médicale du pathologique à la surveillance médicale du pathologique et d'autres sphères de la vie » (Drulhe et Clément 1998 : 83). Il faut aujourd'hui déjà surveiller les futurs potentiels malades (Conrad 2007 : 151).

Du côté des résidents, comme je le mentionne plus haut, c'est le désir de tranquillité qui prend le devant. « On n'est jamais tranquille, jamais ! On dit maison de repos mais c'est pas du tout du repos ! » (Mr Li.) ; même chose pour le couple W. face aux allées et venues dans leur chambre : « on n'est jamais tranquille ici !! » et ils ajoutent « une fois c'est pour vous réveiller, une autre fois, c'est pour les médicaments, puis l'après-midi, on ne sait jamais quand (!), c'est le 'ciné ! » ; Mme B o. elle, a décidé de fermer continuellement sa porte à clé, ainsi me dit-elle, le personnel est obligé d'attendre pour entrer ! (cf. supra, l'intimité et l'intrusion).

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l'hôpital : « à l'hôpital, les infirmières ont tendance à voir toute expression ou tout acte pour trouver l'intimité comme une façon de les rejeter et ont du mal à le comprendre ou à le tolérer» (1992b : 128). Cela semble également être le cas dans la maison observée.

Toutefois, d'autre, comme Mr Le. et Mr Boe. trouvent cette surveillance bénéfique : sachant qu'il y aura toujours quelqu'un à appeler en cas de soucis, ils se sentent en sécurité. Mr Le. (me parlant des repas) : « si on n'est pas là dans les 5 minutes, alors ils appellent et on vient vous chercher ! Ah non, pour ça c'est très bien ! Moi je trouve ça bien ! » Mme C o. partage également ce sentiment et la surveillance continuelle était une des raisons recherchée par son entrée en institution, « ici y a toujours quelqu'un hein... et ça, c'est bien! ».

L'architecture de la maison pourrait être un premier élément pour mieux comprendre ces divergences d'opinion, les espaces « particip[ant] aussi à la définition et à la production de [...] rapports sociaux » (Castra 2003 : 127). Souvenez-vous : d'une part, il y a les ailes médicalisées, de l'autre, les non médicalisées, réservées aux résidents plus indépendants. Dans ces secondes parties, le personnel se fait beaucoup plus rare et n'y circule quasiment que le personnel d'entretien. S'y sentirait alors un sentiment plus grand de calme et d'isolement et une vision bénéfique de la surveillance, cette dernière plus éloignée et moins directe ? Et au contraire, dans les ailes médicalisées, une plus grande activité et plus de bruit expliqueraient ce sentiment de « non-repos » et une vision plus négative de la présence de personnel ? Il en découle que le sentiment de non-tranquillité pourrait s'expliquer ici par une présence plus ou moins importante de personnel. A cela il faut évidemment ajouter les différences de caractère, les raisons de l'entrée en MRS, les désirs de la personne, etc.

Bref, ce désir de tranquillité et de vie privée dont j'ai déjà parlé précédemment s'oppose au désir de surveillance par le personnel, pour qui cette surveillance fait partie d'un devoir de sécurité, permettant de garantir la bonne santé de la personne, et ce suivant l'idée que « la santé est un état général de bien-être » (art. 2/b du ROI)81. Cette prévention du risque se retrouve d'ailleurs dans de nombreuses situations quotidiennes frustrant ainsi certains résidents plus valides (cf. plainte des couteaux non-tranchants).

81 J'aurais pu également parler ici de l'utilisation de cette surveillance par les résidents. Leleu (2000), Amyot (2013), Caron (2000) remarquent que les personnes âgées se conforment au rôle que l'on attend d'elles et apprennent à séparer les « demandes recevables » des « irrecevables » (Leleu 2000) afin d'utiliser les « recevables » à d'autres fins : ainsi une personne se sentant seule se plaindra d'une douleur somatique pour faire venir une soignante et avoir quelqu'un avec qui parler. J-J Amyot parle ainsi du « paradoxe de l'expert » illustrant le fait que les experts croient connaitre les personnes âgées alors que ces dernières cachent leurs réels désirs pour se conformer aux désirs attendus et entendus.

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7.4 Se reposer

Une des caractéristiques communes aux institutions totalitaires sont de casser « les frontières qui séparent ordinairement [l'endroit où l'individu dort ; l'endroit où il travaille ; et l'endroit où il se distrait] » et d'appliquer au reclus « un traitement collectif conforme à un système d'organisation bureaucratique qui prend en charge tous ses besoins, quelle que soit en l'occurrence la nécessité ou l'efficacité de ce système » (Goffman 1968 : 48). Une MRS offre ainsi au résident une prise en charge totale et comble les besoins qu'elle considère comme nécessaires : repas, lit, soins, délassement. Contrairement au siècle dernier, on n'attend ni aide, ni travail de la part des résidents et cette prise en charge matérielle (mais non décisionnelle, cf. chapitre 2) est considérée comme bénéfique pour le résident : il peut enfin se laisser gâter, se laisser vivre. Leur bien-être passant entre autre par la suppression des tâches domestiques, les résidents sont dépossédés de la gestion de leur quotidien, pour leur bien (Mallon 2005 : 147).

Cependant, pour un homme, une femme, ayant travaillé toute sa vie, ayant tenu un ménage, se voir retirer tous ses devoirs domestiques peut amener un sentiment de désoeuvrement, voir d'inutilité. Ainsi Mme Du. me raconte qu'arrivée dans la maison, elle a demandé un balai : « « Non, non, vous êtes ici pour vous reposer ! » qu'ils m'ont dit!! ». Elle ne s'avoue pas vaincue et demande alors au restaurant pour aider à débarrasser les tables, « pour faire quelque chose d'utile ! Je voulais me rendre utile ! », ce qu'elle fit pendant 2 ans. Aujourd'hui, ne pouvant plus mener à bien cette tâche suite à un bras défaillant, elle s'ennuie et elle déprime, « tout est fait pour moi... je peux plus rien faire ! »...

De nouveau, d'autres résidents trouvent cette prise en charge totale très positive : Mr Le. demanda également un balai à son arrivée : « alors ils ont rit ! Ils m'ont dit qu'ici je n'avais pas à nettoyer ma chambre !! ... Oh ben moi, j'me suis dit : ah bon, ben... la bonne affaire quoi, je dois même pas nettoyer ma chambre ! » et il rit.

Deux réactions devant une même situation, deux profils de personnes totalement différents : Mme Du. semble être une personne assez négative, elle souffre énormément « des nerfs », se sent rejetée des activités organisées, elle ne voulait pas entrer en maison de repos mais le maintien à domicile n'était plus possible. Selon les terminol ogies82 de Dupré-Lévêque (2001) et Mallon (2005), elle se placerait du côté des « inadaptés ». Mr Le., jeune résident (62

82 Selon ces auteurs, il y a trois trois façons de vivre en maison de repos : 1) La personne moulant sa vie quotidienne à celle de l'institution. Elle a intériorisé les contraintes institutionnelles et ne les ressent plus (obéissance - soumission). 2) La personne continuant à mener une vie personnelle extérieure. Les règles, également intériorisées, forment son cadre de vie (équilibre). 3) La personne qui subit plutôt que ne vit l'institution : révolte, fuite, ennui et mauvaise adaptation (inadapté).

Ce désir de « se rendre utile », « continuer à faire seul » est théorisé par S. Clément et J. Mantovani (1999) sous la notion de « déprise inquiète ». Si celle de « déprise » signifie « le

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ans), siffle et rit facilement. Un accident de moto (le jour de ses 40 ans) l'a forcé à arrêter de travailler et à se rendre à l'armée du salut où il a vécu (et travaillé) pendant 20 ans. Cette personne, plutôt positive, ne participe pas aux activités collectives, elle s'occupe seule (écoute de la musique classique et sorties extérieures). Ainsi, il se placerait du côté de « l'équilibre », une personne mi-dedans, mi-dehors.

Selon le degré d'acceptation de sa nouvelle condition donc, le résident interpréterait les règles de l'institution comme des contraintes ou comme, au contraire, des points positifs. Cette explication est également valable pour la surveillance (vue comme positive ou négative en fonction du vécu antérieur de la personne et des raisons de son entrée en établissement), et ceci rejoint l'idée de Goffman (1968) et Mallon (2005) suivant lesquels, les conditions d'entrée en établissement influencent fortement le processus d'adaptation à l'institution.

Ce sentiment d'inutilité peut amener certains résidents très loin : Mme Ve. m'explique ainsi qu'elle aimerait pouvoir se faire euthanasier car, devenue complètement inutile, elle occupe une chambre alors que quelqu'un d'autre en aurait peut-être besoin. Pour la psychologue de la maison et le médecin, il n'y a aucune raison de lui accorder le droit de mourir. Mais ceci touche un autre débat, que pour rappel, je n'ai pas droit d'aborder ici...

Toutefois, certains résidents pallient à ce désoeuvrement par de nombreuses petites stratégies, tels de « petits îlots de vie active » (Goffman 1968 : 115). Ainsi Mr K., ancien SDF, a pris le rôle de facteur de la maison : il prend en charge la distribution de courrier entre différents établissements du CPAS. Ce résident, d'après Mme Oste, aurait envie de rendre la pareille à la maison en se rendant utile, comprenant la chance qu'il avait à y séjourner. Mme Dé. elle, s'est approprié une fonction d'aide-logisitique, elle va et vient dans la maison, chercher telle chose pour un membre du personnel, conduire un résident à la chorale, en amener un autre au cinéma, etc.. Mme Hu., se rend utile à la lessive, en repliant des vêtements, « elle nous aide beaucoup quand elle vient ! » m'informe la responsable lingerie.

Si les cas ci-dessus ne concernent que peu de résidents, de nombreuses personnes, principalement MR se sont arrangées avec le personnel pour continuer à faire leur lit : « tant que je sais encore le faire, alors je le fais ! » Mme B o. ou alors, « elles ont déjà tellement de travail ! Je vais pas les embêter avec ça ! » Mme W.. (cf. encadré 1 : le travail des résidents).

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processus de réaménagement de la vie qui tient compte des modifications dans les compétences personnelles, de la trajectoire de la vie antérieure, des situations interpersonnelles d'aujourd'hui dans un contexte social particulier » (Clément et Membrado 2010 : 118), la notion de « déprise inquiète » illustre, chez la personne âgée, la peur de perdre le contrôle de son corps et donc le désir de travailler ce dernier. Ainsi faire sa toilette seul, lire, découper son bout de viande, deviennent des exercices de préservation des fonctions, plus que l'acte lui-même accompli (le moyen prime sur le résultat de l'acte).

On comprend ici toute la tension entre le bien-être proposé par la maison de repos et de soins s'illustrant par une prise en charge totale de la personne, une facilitation de sa vie et une exemption des tâches ménagères et domestiques, et de l'autre côté, certaines personnes désireuses de toujours se sentir utiles, de continuer à faire des choses, de faire travailler leur corps via de tous petits gestes. Cette prise en charge de tous les besoins prônée dans la maison en fait alors sa force d'attraction pour certains (ne plus rien devoir faire, se laisser vivre) mais son talon d'Achille pour d'autres, se sentant alors désoeuvrés et parfois inutiles.

***

Dans cet établissement clos, fonctionnant comme entité presque autonome et autarcique, se côtoie un panel très diversifié de profils, venant d'horizons très variés, formant ainsi « réseau d'acteurs coopérant dans l'accomplissement d'activités spécifiques » (Menger 1988 : 8), les résidents y compris. Dans ce réseau, chaque acteur véhicule sa vision de ce qu'être bien implique, suivant le pôle où il se place (cf. chapitre 6). Ainsi j'ai tenté de montrer comment ces différentes mises en pratique de l'objectif principal de la maison auquel tout le monde adhère, entrent en tension dans les domaines de la stimulation, de la conversation, de la surveillance et du repos imposés. Chaque acteur tend à faire valoir sa vision, « se bat pour le premier rôle » (Moeschler 2011), créant ainsi « un univers où rien n'est strictement déterminé » (Strauss 1992b : 75).

Si ce chapitre était dédié aux tensions sur le « fond », sur l'objectif «partagé » de la maison, le chapitre suivant revient sur la « forme » et met en avant trois logiques parallèles sous-tendant l'organisation du travail au quotidien. Voyons donc ce qui se cache au-delà de la hiérarchie.

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CHAPITRE 8 :

AU-DELÀ DE LA HIÉRARCHIE

Travaille-t-on de façon identique dans une entreprise, à tout hasard, agro-alimentaire de la région de Tournais que dans une institution de soins de la région bruxelloise ? Bien que les structures organisationnelles puissent se ressembler (différents services, division et hiérarchie du travail), rien n'est moins sûr. En effet, travailler sur du « matériel humain » implique un autre rapport au travail que le travail sur objet ou aliment, inanimé. De plus, travailler en équipe autour de mêmes tâches, le « care », tâches relativement stables au fil du temps et des années, permet l'acquisition de savoir-faire au sein du personnel, supplantant quelque fois la hiérarchie du travail. Enfin, et c'est ici un élément qui pourrait être commun aux deux organisations présentées, les coulisses (dans notre cas, les locaux de pause du personnel) offrent également une autre forme d'organisation, alors informelle. C'est sur ces trois situations que je me penche dans ce chapitre.

8.1 Histoire d'amour ou d'amitié, la question des affinités

« La tâche du personnel d'encadrement n'est pas d'effectuer un service mais de travailler sur des objets, des produits, à cela près que ces objets, ces produits, sont des hommes » (Goffman 1968 : 121)

Travailler avec du « matériel humain » (Goffman 1968) implique, entre autres, le danger de confondre rôle de soignant et de proche. Lorsque je demande aux soignants comment gérer le fait de travailler sur ce matériel spécifique, voici leurs réponses :

« Y en a qui sont gentils, y en a qui sont méchants... mais on est censée répondre à tout le monde ! On doit faire la même chose à tout le monde ! » (Pauline, infirmière) ; « On doit être neutre hein ! Sinon on fait pas bien son travail» (Aïcha, aide-soignante) ; «Moi je donne les soins, je suis là pour les soins. Il faut garder la distance entre les résidents et les soignants ! » (Mathilde, aide-soignante) «moi je pars d'une logique qu'il faut être professionnel, c'est pas bien d'installer cette relation. Moi je pense que c'est mieux d'être égal avec tout le monde » (Julie, aide-soignante).

Ces discours relèveraient d'une forme de « loyauté dramaturgique », c'est-à-dire du désir de cacher des comportements contraires au rôle que l'on attend de la personne. De plus, les acteurs « renforce[raie]nt leur façade quand ils se trouvent parmi des personnes qu'ils ne connaissaient pas auparavant » (Goffman 1973a : 210), c'est-à-dire devant moi.

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Erving Goffman (1968) toujours note que, dans certains cas, le travail sur l'homme peut s'apparenter au travail sur l'objet, l'homme étant alors vu comme un article inanimé. Isabelle Mallon pointe ce même constat concernant les personnes dépendantes : « le traitement bureaucratique des résidents dépendants les réduit à des sujets biologiques (au sens médical du terme), sans plus tenir compte de leur dimension sociale et historique » (2005 : 185). Qu'en est-il dans la maison observée ? De quelle nature sont les liens ?

Choix affectif des résidents

A cela ajoutons, Mr. Boe et sa relation forte avec l'ancienne directrice ; Mme Dem. et son amie Christelle, aide-ménagère ; Mr. Le et son amitié avec Viviane, responsable cafeteria ; et sûrement bien d'autres !

Les résidents, on le voit, choisissent un ( ou quelques, mais toujours très peu) membre(s) du personnel au(x)quel(s) ils s'attachent particulièrement. Mr Marc connaît cette situation : « chacun trouve sa personne de référence » me dit-il. Pour Jérémy Fleury et Catherine Simard, l'entrée en hébergement et le vieillissement de la personne ainsi que de son entourage entraînent « des changements au niveau social : chez certaines personnes, l'admission en centre d'hébergement engendre un rétrécissement du cercle social. La perte d'un conjoint, la perte des amis, l'éloignement de la famille peuvent conduire à l'isolement et au repli sur soi » (2012 : 2). Albert Memmi (1997) parle également de ce rétrécissement du cercle social avec l'entrée en établissement. Selon lui, une des conséquences de ce phénomène est l'importance croissante que prennent les personnes de l'entourage direct du résident.

83 On peut supposer que plus une personne reste soutenue par son entourage privé (ami, famille), moins elle sera dépendante des liens créés dans l'institution. Mais ceci, je ne l'ai pas vérifié.

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Il faut garder à l'esprit également que la sociabilité inter-résidents reste très faible, situation due d'abord au souhait de rester extérieur et de ne pas être comparé aux « gaga » et aux « débiles » ; au désir de ne pas s'engager dans des relations trop encombrantes ; et peut-être à ce que Mallon (2005) décrivait comme une caractéristique d'une population moins aisée, être moins friande de contacts sociaux (cf. chapitre 3). L'entourage du résident se résumerait donc aux membres du personnel, ceux-ci devenant les seules personnes potentielles pouvant combler leur besoin affectif. Certains résidents pourraient alors créer une forme de dépendance affective envers ces derniers83.

Cependant, la profondeur et la nature des liens diffèrent selon les parties de l'échange. Ainsi, Mme De. a été fort peinée du comportement de l'ergothérapeute, Mme Redman, avec qui elle pensait avoir une relation bien particulière. Lorsqu'elle était malade en effet, Mme Redman n'est pas venue prendre de ses nouvelles : « Oh j'étais déçue de ne pas l'avoir vue ! Je ne comprends pas comment on peut ne pas prendre de nouvelles ! ». Mme De. considérant l'ergothérapeute presque comme une amie, s'attendait à ce que cette dernière lui témoigne les mêmes sentiments en retour... Or pour Mme Redman, Mme De. est peut-être une personne très sympathique mais reste une résidente dans un ensemble de résidents, dont elle s'occupe en tant que professionnelle.

Ces relations privilégiées, décrites par Melville Dalton comme des « liens spontanés et flexibles établis entre les membres de l'organisation sur base de sentiments et d'intérêts personnels » (1959 : 219), les résidents les utilisent pour faire passer des demandes plus exceptionnelles et/ou plus personnelles (cf. encadré 3 : Gérer l'exceptionnel). Si en entreprise ces liens sont utilisés pour détourner des biens et des services (Dalton 1959), en MRS les conséquences semblent moins nocives pour l'établissement : par exemple, Mme Dem. demande à Christelle de se renseigner où a disparu son pull. Cette dernière lui promet qu'elle mènera sa petite enquête et qu'elle en parlera à la responsable lingerie lors de leur pause cigarettes commune. Ces relations permettent également de court-circuiter la hiérarchie en évitant le passage par les échelons formels. David Conrath (1973) explique que ces communications informelles sont nécessaires pour faire face aux situations imprévues et exceptionnelles, il s'agit ici, pour reprendre la terminologie de Mintzberg (1998), d'ajustement mutuel. Ainsi, Mme Dem. aurait dû officiellement faire appel à une aide-logistique ou une soignante pour que cette dernière constate la perte du pull, en avertisse la chef d'entretien, Mme Moreau qui elle même devait en informer la responsable lessive. Mme De. « utilise »

84 Ce qui n'est ni l'avis d'Anne-Marie Marché-Paillé (2010), ni de Marie de Hennezel (2004) pour qui la familiarité se voit nécessaire pour une bonne prise en charge de la personne par le personnel, même de soins.

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également Mme Redman pour arriver à ses fins : si officiellement les résidents doivent faire appel et s'inscrire auprès de l'animatrice, Nadia, pour participer aux activités extérieures, Mme De. demande à l'ergothérapeute, Mme Redman, de l'inscrire à ces activités et de venir la chercher en temps voulu. Mme De. bénéficie ainsi d'un certain privilège (Goffman 1968).

Choix affectif du personnel

Ça vous arrive d'éviter un résident que vous n'aimez pas ? Ou de favoriser un contact avec un autre ? Les réponses sont catégoriques : le personnel se dit neutre et impartial. C'est d'ailleurs l'avis de la direction. Pascale Molinier (2013) explique qu'au niveau directionnel, la familiarité est considérée comme un manque de respect envers le résident, de plus, cela nuirait au professi onnalisme84. Pourtant, selon Erving Goffman : « quelque soit la distance que le personnel essaie de mettre en lui et ces « matériaux », ceux-ci peuvent faire naître des sentiments de camaraderie, voire d'amitié. Il existe un danger permanent que le reclus prennent une apparence humaine » (1968 : 129).

Ainsi, le personnel utilisera de petits noms amicaux pour certains, et les noms de famille pour d'autres ; vouvoiement des uns et tutoiement des autres ; contacts physiques (prendre la main, pincer les fesses, caresser la tête, etc. ) avec celui-ci mais pas celui là, petits cadeaux pour certains, des remarques un peu brusques telle que « Hé Monique ! T'as pris tes médoc' aujourd'hui ? », etc. « On peut s'attendre à ce que les acteurs renoncent à maintenir strictement leur façade lorsqu'ils sont avec des personnes connues depuis plus longtemps [...] » (Goffman 1973a : 210). Le personnel se permet de laisser tomber le masque de la profession pour laisser apparaître émotions et affinités.

Bref, la neutralité (et nous sommes bien placés en anthropologie pour le confirmer) semble un objectif complexe à mettre en oeuvre dans le travail sur la personne. Quelles en sont alors les conséquences ? Au niveau des résidents, Mr. Li. et Mme Du. par exemple, se plaignent de favoritisme dans la maison. Mr. Li. « sait » qu'il y a des échanges de cadeaux, de biens, que certains résidents sont mieux traités que d'autres, etc. « mais on ferme les yeux la dessus hein! ». Mme Du. « sait » que le personnel privilégie certains résidents dans l'inscription aux activés extérieures, « moi ils ne m'aiment pas, je le sais ! Alors j'ai jamais ma place ! », Mme B o. partage son avis : « oui c'est dommage, c'est toujours les mêmes qui y vont... c'est un peu dommage... mais bon ». Ces résidents « savent » sans savoir vraiment, à

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l'instar des rituels créés par Houseman (2002) où les personnes voient mais ne voient pas tout, entendent mais n'entendent pas tout, s'informant principalement par les bruits de couloir, qui j'en témoigne, vont bon train dans l'établissement observé...

Au niveau des tâches, Julie, aide-soignante, me confie que « si on a un problème avec un résident, alors on demande pour changer ou on attend un peu ». Malheureusement, je n'ai pas récolté plus d'informations sur la définition de « problème avec un résident », je ne peux que supposer qu'il s'agit de problèmes dus à la confrontation entre le caractère du résident et celui du soignant, laissant pour solution de proposer un autre soignant ou d'attendre que les deux personnes se soient calmées. Cependant cette question restera ici sans réponse.

Un apprentissage partagé

Comment arriver à l'harmonie, à un ordre social stable dans ce monde composé d'êtres humains en interactions, aux attentes différentes les uns envers les autres ? « On apprend » me dit-on. Tant le personnel que les résidents « apprennent » les comportements sociaux adéquats, facilitant alors les rapports sociaux entre groupes et évitant les « pièges » de l'affectivité.

Selon Mathilde, aide-soignante, la relation résident / soignant doit s'apparenter à une relation de « cohabitation » et de « respect mutuel ». « Il faut se construire une carapace ! » et être « insensible », tous les jours un résident peut mourir ou insulter un soignant, « beaucoup arrêtent après trois ans à cause de ça... c'est trop dur ! ». Et ce témoignage trouve écho :

« Au début c'est difficile de travailler ici... on voit les gens qui meurent les uns après les autres... ça vous fait quelque chose ! C'est humain ! Mais il faut apprendre à garder la distance, à faire le deuil vite, sinon c'est toi qui meurt ! » (Pauline, infirmière) ; « On vit avec eux ! Ça fait 6 ans que je vis avec eux ! On s'attache à eux, on les connaît... alors que ce soit une mort brusque ou lente, ça fait quelque chose ! Mais ils sont pas là pour mourir sinon pourquoi on les soignerait ? Alors on se dit que c'est comme ça, et qu'il faut s'occuper des autres ! » (Aïcha, A-S)

On comprend dans ces discours, la difficulté des soignants à travailler avec des personnes âgées en fin de parcours. L'expérience les amène à repenser la relation au résident, pour se préserver elles-mêmes, tout en jonglant avec ces rapprochements affectifs (petits noms, bisous, etc.), les soignants apprennent ainsi à jouer entre investissement personnel et préservation de soi (Castra 2003). Mais cela prend du temps : Céline, stagiaire, n'a pas encore appris à gérer ses émotions face aux résidents décédés. Par ailleurs, elle déplore aussi le manque de temps accordé à la conversation avec le résident : « on va de plus en plus vite !! on

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prend pas le temps de rester un peu avec eux, il faut toujours avoir fini à temps et y a beaucoup de monde ! Parfois on fait même pas les soins de bouche pour gagner du temps ! ».

Encadré 12 : Un équilibre déséquilibré (2) - Vers la participation
Suite de l'encadré 3 -- Vers l'aliénation

Le penchant vers la participation s'illustre d'abord par « une contamination involontaire du temps hors travail » (Dej ours 1993 : 55). Par exemple, Jeanne, aide-soignante, revient dans la maison ses week-end et jours de congé rendre visite à une résidente pour qui elle s'est prise de tendresse (cf. chapitre 9). Mme Annette, travaillant au bureau administratif, présente une forme beaucoup plus forte de participation. Elle m'explique qu'elle ne peut faire autrement que de passer plusieurs heures par semaine, hors temps de travail, pour répondre aux demandes des résidents : le vendredi, en plus de ses courses habituelles, elle se charge d'acheter tous les produits désirés des personnes âgées. Cependant, ces dernières assez exigeantes me dit-t-elle, elle se voit aller chercher les biscuits d'un tel chez Aldi, le fromage d'une telle chez Colruyt, les bonbons à l'anis d'une troisième chez Lidl, etc. Elle se retrouve également de temps en temps sur le marché d'Anderlecht à la recherche de sous-vêtements pour les résidentes aux petits moyens. Ainsi, certains lundis, elle arrive (en transports en commun) énormément chargée : « et c'est lourd hein ! En plus le bus ne me dépose pas tout près d'ici, alors j'marche pendant quelques centaines de mètres avec tous ces sacs ! Parfois j'en ai vraiment marre... ». Depuis un certain temps maintenant, elle se bat avec le directeur pour faire rec onnaitre ce travail comme nécessaire au bien-être des résidents. Elle aimerait pouvoir l'effectuer pendant ses heures de travail, donc payées, mais le directeur ne l'entend pas ainsi.

Pourquoi continue-t-elle ? « mais tu sais, y en a, ils n'ont plus que ça... ils ne demandent pas grand chose tu vois, juste un paquet de bonbons, mais c'est leur petit plaisir, la seule chose qu'ils peuvent encore choisir... alors moi, ça, ça m'fend le coeur, j'peux pas arrêter de leur donner ça... ». Mme Annette a basculé vers la participation, c'est-à-dire qu'elle s'implique plus qu'il n'est nécessaire dans son travail. D'un côté cela la frustre et elle aimerait que ce travail soit reconnu mais, de l'autre, elle ne veut pas arrêter d'effectuer ces charges supplémentaires, brouillant ainsi les frontières entre vie personnelle et professionnelle (Castra 2003).

Ce penchant vers la participation peut également s'introduire au sein même du travail, par le partage des buts, des objectifs de l'organisation, il s'agit d'une « implication morale » (Desmarez 2008 : 50).

C'est pas trop dur de travailler avec des gens qui meurent ? « Non... c'est normal hein ! Chacun son tour... c'est son jour, puis ce sera le mien... puis le tien tu sais ! » Oui oui je sais bien... moi j'aurais vraiment du mal à travailler avec des personnes âgées, ça doit être vraiment dur de ne pas s'attacher... «Ben on nous apprend hein... à pas s'attacher, à garder de la distance... Enfin bon, là-bas [de l'autre côté du couloir], il y en a une qui va de moins en moins bien et ça... ça, ça me fait mal... » dit-elle avec la main sur le coeur.

Cependant, surtout en début de carrière, une telle forme de participation n'est-elle pas inévitable dans tout travail sur la personne ? Une stagiaire, Céline, racontant la mort de deux résidents dont elle s'était occupée, me dit qu'elle ne voudra jamais travailler en MRS, « c'est trop dur ! ». Elle n'a pas encore appris les techniques permettant de mettre la distance et de réduire l'implication morale.

 

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Le personnel soignant apprend, au fil du temps, à « mettre la distance » (cf. encadré 10 : Une limitation protectrice), cependant même pour une soignante habituée, le résident peut à tout moment prendre forme humaine (Goffman 1968). Ainsi « la perméabilité des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, le caractère imprévisible et incontrôlable du surgissement des émotions, donnent une dimension de « risque professionnel » à ces phénomènes d'implication excessive » (Castra 2003 : 286).

Les résidents également doivent se discipliner, à ce type de relation et entrer dans le rôle qu'on attend d'eux. Cet apprentissage, Goffman l'appelle « adaptation primaire », où l'individu « se transforme en « collaborateur » et il devient un membre « normal », « programmé », ou « incorporé » » (1968 : 267). Suite à cette intériorisation de la relation avec le personnel de soins, les personnes « de coeur » ne sont jamais choisies au sein de ceux-ci, mais plutôt à côté : secrétaire, responsable médicaments, infirmière chef, responsable cafeteria, ergothérapeute, aide-ménagère, etc. Ces personnes, plus extérieures, peuvent poser une limite par l'éloignement physique. Le personnel soignant lui, toujours sur place, ne peut poser de limite que socialement, et ce, dès le départ :

«Nous on les respecte, et eux, ils doivent nous respecter aussi ! On apprend à leur faire respecter la limite, on les cadre quand on sent que ça va trop loin... » (Mathilde, A-S); « il faut pas leur laisser prendre de mauvaises habitudes ! Sinon si ils s'habituent... enfin quand ils pourront plus faire ce qu'ils veulent, alors là ce sera un problème ! Il faut les cadrer dès le départ. » (Patricia, Infirmière)

Ceci rejoint les observations de Michel Castra, dont le témoignage d'Hélène, infirmière en soins palliatifs. Elle explique que l'on peut donner beaucoup à un patient (en terme de soins, d'écoute, de satisfaction de ses désirs) qui reste pour un court séjour, mais « quand le patient reste beaucoup plus longtemps, ça devient une habitude, après ça devient un dû et on induit un comportement chez le patient. On a tellement donné, ça devient difficile. Je pense qu'on peut donner énormément mais sur une courte période » (2003 : 193). Dès les premiers contacts donc, le personnel cadre les résidents, il prend les devants et instaure une relation adéquate, maintenant l'ordre sur le long terme. Deux aides-soignantes racontent :

« Si un résident il veut parler, faut lui expliquer que y a du travail ! Qu'on a du travail qui nous attend ! Et puis on n'a pas le temps de parler! » et la seconde de reprendre : « enfin, il faut surtout garder la distance par respect pour eux, c'est leur vie intime. Moi je leur dis : c'est votre vie intime, vous devez la préservez » ; « et ils finissent par comprendre ! Maintenant, tous, ils se comportent bien ! » (Aïcha et Mathilde, A-S)

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Ainsi, « chaque site va être le théâtre de rituels définis avec des prescriptions et des proscriptions, rituels qui jalonneront et permettront l'accomplissement du programme avec un minimum de sécurité interacti onnelle pour les différents acteurs » (C osnier 1993 : 29), construisant ainsi une « catégorie relativement homogène » (Castra 2003 : 192) de résidents.

Les relations inter-groupes sont donc le fruit d'un apprentissage réciproque créant « la distance » nécessaire entre soignants et résidents. Cette distance reste néanmoins définie dès le départ par le personnel, en position de « donner le ton à l'échange » (Scott 2008 et Goffman 1973a). Les résidents sont demandés de garder leurs états d'âme par exemple mais doivent se laisser appeler « ma cocotte » et se laisser embrasser, parce que « donner des bisous, oui on peut! C'est pas dépasser la limite ça! » (Julie, aide-soignante). Pourtant :

« Quand j'suis arrivée, on m'a même appelé chouchou (elle rit)... mais bon, ça va, ça me dérange pas hein ! D'autres, ils m'appellent Madame B o. » (Mme Bo.) ; « Ici, elles vous disent directement « ma chérie »... ça c'est pas nécessaire mais bon, elles le disent avec chaleur et croyant que ça vous fait du bien et oui, ça nous fait du bien hein ! quand elle me prend dans ses bras et qu'elle m'embrasse « oh toi toi toi » ben... je fais pareil hein, pas le choix ! (elle rit) » (Mme De.)

Ces deux résidentes ont été surprises donc de cette approche du personnel, elles se sont maintenant habituées. Il s'agit d'une forme de coordination par socialisation, c'est-à-dire via un « processus par lequel sont acquises les normes de l'organisation au profit de celle-ci » (Mintzberg 1998 : 109). Il en résulte une internalisation des comportements standardisés, un « dressage des corps », rendant ces derniers « obéissants et utiles » (Foucault 1975 : 162).

Pourquoi les résidents « obéissent »-ils ? Il me semble qu'il existe toujours la peur de se faire mal voir, la peur de ne plus recevoir d'attention, et peut-être aussi l'envie de recevoir des privilèges, à l'instar d'autres résidents (cf. Mr Li. et Mme Du. face au favoritisme). Et de fait, Scott (2008) montre qu'au plus une personne obéit aux normes en vigueur, au plus elle se voit octroyer des faveurs ; Strauss (1997) note qu'un patient calme et obéissant attire la sympathie et la gentillesse des soignants ; Castra (2003) pointe également les différences de traitements entre les « bons » patients, ayant intériorisé la « bonne » façon de mourir et les « mauvais » patients, criant, se plaignant, etc., attirant alors les critiques du personnel. Foucault (1975) enfin parle de « sanction normalisatrice » agissant plutôt par récompenses que par peines, ce trait étant selon lui caractéristique de tout établissement disciplinaire. Si les trois premiers auteurs voient la conformité aux règles comme une technique pouvant être mise en place par l'acteur afin de recevoir les bénéfices corrélés, Foucault y voit la trace du pouvoir

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disciplinaire, dressant les corps, sans quelconque pouvoir de l'acteur : « l'effet correctif qu'on attend ne passe que d'une façon accessoire par l'expiation et le repentir ; il est obtenu directement par la mécanique d'un dressage » (1975 : 211).

Les résidents semblent conscients qu'ils vivent en monde clos et que « tout se sait » (Mme Oste), d'où un sentiment de devoir se comporter constamment comme il faut et ce, avec tout le monde car le moindre écart pourrait faire le tour du personnel. Le rapprochement avec le dispositif panoptique est clair : « l'effet majeur du panoptique [est d'] induire chez le détenu un état de conscience et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans ses actions » (Foucault 1975 : 234). Ce dispositif permet d'assurer le « bon redressement » (idem : 200) des corps et du coup, l'ordre dans le service. S'ensuit le choix, parfois à leur insu et à leurs dépends, de « personne de coeur » hors personnel soignant, alors plus ouvertes à la relation puisque plus extérieures, ayant l'avantage de la distance physique donc du moins grand contact avec les résidents.

8.2 Histoire de technique et d'expérience, la place du savoir-faire

« C'est vraiment ça, on est confronté des fois à des trucs et on se dit « elle aurait pu le faire » mais la loi nous l'interdit de le faire... pour se protéger soi-même aussi, même si c'était pour sauver le résident, la famille peut se retourner contre nous et on est en tort... » (Paola, infirmière)

Officiellement, la coordination des tâches dans ce type d'organisation se fait par standardisation, c'est-à-dire que le personnel connaît les limites de son faisceau de tâches (via une formation extérieure ou intérieure et les profils de fonction), s'il les dépasse, il devient punissable devant la loi. Néanmoins, une autre logique agit sur le travail et la répartition des tâches : l'expérience acquise par la personne. C'est sur cette seconde logique de coordination rendant les frontières entre fonctions floues et plus perméables, que je me penche ici.

Frontière Médecin -- Direction

Le docteur Tudor travaille depuis une vingtaine d'années dans la maison observée. Il a ainsi vu défiler quelques directeurs et a également acquis un grand savoir-faire dans la prise en charge des personnes âgées. Le directeur actuel, 37 ans, est juriste de formation, à la tête de l'établissement depuis 2007 (6 ans). Face aux nouvelles mesures de la direction dans la gestion des décès (cf. chapitre 5), ce médecin s'emporte ! Il a compris, au fil des années, que l'appel

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des familles en pleine nuit ne vaut pas la peine. De plus, il ne le faisait pas avec les autres directeurs/trices, pourquoi commencer et changer ses habitudes maintenant ? Comme je l'expliquais plus haut, une bureaucratie professionnelle peut voir naître des tensions entre ses externes et le règlement de l'institution illustré par la figure du directeur (Mintzberg 1998). Ces externes ne voudraient pas se plier aux règles car ils savent mieux comment faire, de par leur qualification certes, mais également, comme ici, de part leur expérience acquise.

Frontière 1nfirmière -- Médecin

«D'une certaine manière, y a beaucoup de choses que je maitrise un peu plus que le médecin dans le domaine de soigner le résident, parce que je le connais dans sa globalité » (Paola, infirmière)

J'ai moi-même assisté à une conversation entre le docteur Tudor et l'infirmière chef, Mme Oste, concernant une résidente qui présente un problème de s onde85. Si celle-ci débute par les conseils du médecin vers l'infirmière, cette dernière prend le relais et termine en expliquant au médecin ce qui, selon elle, faudrait faire. Il acquiesce et accepte sa proposition. Cet échange montre la confiance que porte le médecin à cette infirmière. Il me confie d'ailleurs un jour : « elles ne font pas tout ce que je veux hein ! Même si normalement elles doivent m'obéir ! ». Parfois donc, les infirmières prennent l'initiative, les médecins absents pour un certain temps, de débuter un traitement médicamenteux et en informent le médecin par après, celui-ci approuve souvent, car « elles connaissent le protocole, parfois moi, je viens juste pour assurer la formalité hein ». Dans le cas d'escarres par exemple, ce médecin reconnaît qu'elles s'y connaissent mieux que lui, qu'elles maîtrisent mieux « l'arc de travail » (Strauss 1992b), y étant régulièrement confrontées.

Paola, depuis quelques années dans la maison, m'explique que, malgré qu'elles lui soient hiérarchiquement subordonnées, « on a la chance des fois, de pouvoir, je vais dire, gagner le médecin à notre cause » en lui proposant un traitement à l'essai. Si ce traitement s'avère inefficace, alors on revient à celui prôné par le médecin. « En général tout ce qui concerne les pansements, les médecins, ils nous font confiance parce qu'ils savent qu'on connaît la situation » ajoute-t-elle. Si dans les hôpitaux les situations banales se voient gérées par le médecin généraliste et les maladies « difficiles » par les médecins spécialistes (Strauss 1992b : 26), dans la MRS observée, on « descend » d'un étage et les situations banales, de routine, semblent être gérées par le personnel infirmier tandis que les plus difficiles par le généraliste. Toutefois, il est difficile de pointer la personne principale coordinatrice des tâches

85 Conversation en annexe 4.

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de la trajectoire : une situation de désaccord amène tractations entre les acteurs (idem : 158). Ainsi, il me semble avoir senti une réelle émancipation de la fonction d'infirmière, un élargissement86 de leurs tâches, un gain de pouvoir dans l'organisation alors que « le médecin [lui,] perd de sa hauteur » (Castra 2003 : 184), à l'instar de la médecine palliative.

De plus, pour rappel, l'établissement assure la prise en charge des résidents via des réunions pluridisciplinaires, signe d'une plus grande prise en compte des « petites voix » et donc d'une moins grande rigidité hiérarchique (Castra 2003 ; de Hennezel 2004). J'ai ainsi assisté à une demande d'infirmière de placer une résidente en soins palliatifs, avec comme argument « nous on trouve que son état s'est dégradé, vraiment... ». Le docteur Lemah alors de garde donna son acc ord87 et pria l'assistante sociale de convier la famille pour discuter des modalités de prise en charge. La « trajectoire » (Strauss 1992b) du résident se décide entre tous les acteurs engagés, chacun apportant sa vision de la situati on88.

Attention, cette reconnaissance et cette confiance accordée aux infirmières reste sélective. Le docteur Tudor, n'appréciant pas Mme Petit, directrice nursing (terme qu'il conteste), normalement infirmière de formation, lui reproche de mettre son grain de sel dans les traitements, alors qu' « elle n'a même pas fini ses études » (2 ans au lieu de 3). Il ne l'apprécie pas non plus car il n'accepte pas ses ordres en tant que directrice nursing, trop rigide et trop « de droite » (lui se qualifiant « de gauche ») à son goût. « Alors, je lui dit, « oui oui » mais après, je l'écoute pas ! Elle est pas médecin hein ! »... En plus du savoir-faire de la personne, entrent en compte les éléments de confiance et d'amitié.

Frontière Aide-soignante -- 1nfirmière

« Normalement les aides-soignantes ne peuvent pas pratiquer d'acte infirmier » (Dr. Tudor). Cependant en l'absence de personnel infirmier et lorsque la procédure de soins leur est familière, les aides-soignantes prennent en charge de « petits pansements » par exemple. « Elle sait très bien, parce qu'elle a vu plusieurs fois le faire [par infirmière], alors elle le fait. Et l'infirmière après peut être contente que le travail soit déjà fait » (Mme Oste, inf. chef).

Mathilde, un matin où « la personne au-dessus » était absente, décide « pas d'arrêter

86 Mintzberg (1998) parle de «largeur» de tâche : plus une tâche est large, plus elle comprend de nombreux gestes variés. Au contraire, plus une tâche est étroite, au plus le travail sera routinier.

87 Le médecin connaissait déjà le cas préoccupant de la personne, il n'aurait pas donné son accord sans cela.

88 J'ai assisté par exemple à une discussion quelque peu acharnée entre l'assistante sociale et le docteur Lemah concernant la pratique de l'euthanasie : la première prônant cette dernière, le second l'acceptant difficilement, « la mort ce sera toujours un échec pour moi ! » lance-t-il.

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hein ! Mais j'ai suspendu» le traitement d'une personne (amenant de nombreuses éruptions cutanées) en attendant l'avis de l'infirmière. Mais elle reprend : « sinon, on doit toujours exécuter ce qu'on nous dit ! Même si on croit que ça va pas marcher, c'est comme ça...! [...] Pourtant moi je suis là tous les jours, tous les matins avec les résidents ! Et le médecin lui, il est jamais là ! Pourtant c'est lui qui prescrit... moi je ne fait que constater... ». Cette aide-soignante semble frustrée du peu de liberté qu'elle possède, pourtant elle « sait » aussi89.

Face à la douleur au pied inexplicable de Mr Vi., Nicole, aide-soignante assez jeune, décida de mettre le pied dans de l'eau chaude, juste pour soulager ce résident. Elle pense qu'il n'y a rien d'autre à faire dit-elle à Mme Oste. J'ai également observé une situation où une aide-soignante plus âgée expliquait au stagiaire infirmier comment distribuer les médicaments, et accompagnait ce dernier dans sa tâche.

Toute la tension se trouve dans la gestion de ce savoir-faire : si les tâches officielles sont délimitées, les gestes pratiques, eux, s'apprennent par l'expérience. Ainsi :

« On peut arriver à une sorte de transdisciplinarité : les aides-soignantes font des trucs presque d'infirmières, et l'infirmière aussi, elle fait certaines tâches de l'aide-soignante. Y a un moment, on est tellement « entre» qu'on a plus les limites ! Y a plus de frontière entre nos fonctions et ça peut créer des conflits [...] on a difficile parce qu'on travaille ensemble, on est tellement habituée, qu'on ne c onnait plus nos limites... » (Mme Oste)

Cette situation de « fl outage » de frontière se ressentait fortement il y a une dizaine d'années (cf. chapitre 5, « monde à l'envers ») : les aides-soignantes plus nombreuses avaient tout le pouvoir et dictaient aux infirmières les tâches à faire. L'arrivée de nombreuses infirmières et la rigidification de la division du travail (assurée par Mme Petit) ont réduit cette logique de coordination par savoir-faire au profit de la coordination par standardisation entre ces deux fonctions, réduisant alors la « profondeur »90 des tâches des aides-soignantes. Il reste néanmoins quelques reliquats du temps de cette époque : 2 ou 3 aides-soignantes plus anciennes y avaient suivi (suite au manque de personnel infirmier) une formation en soins infirmiers. Aujourd'hui elles sont toujours habilitées à faire les injections par exemple, geste interdit aux autres aides-soignantes. Mais cette situation se raréfie, ces personnes partant à la retraite.

89 Mathilde était infirmière au Togo mais travaille ici comme aide-soignante, son diplôme n'étant pas reconnu.

90 Plus un travail permet le contrôle de l'acteur sur celui-ci, la prise d'initiative, la réflexion, plus ce travail sera « profond » ; au contraire, du travail d'exécutant, routinier, alors moins « profond » (Mintzberg 1998)

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Frontière Aide-logistique - Personnel soignant

Le faisceau de tâches des aides-logistiques comprend principalement les tâches d'aide au personnel. Tant les aides-soignantes que les infirmières peuvent ainsi s'approprier, si elles le désirent, l'une de leur tâche. Cependant, ces aides ne peuvent par exemple, pas relever une personne tombée à terre, « ils ne sont pas formés pour ça » (Julie, aide-soignante). Ils peuvent la rattraper, la soutenir si elle perd l'équilibre, mais relever la personne relève des tâches du personnel soignant... mais «bon ils peuvent l'aider à le lever, on n'est pas pointilleux à ce point-là, mais normalement, ils ne sont pas habilités à faire ça » (Paola, infirmière).

On comprend que même si non-habilitée à le faire, toute personne sait relever une autre et sait aider à manger. J'ai moi-même, sans suivre de formation, nourri des résidents du second étage d'abord aux côtés de Mme Oste, ensuite lorsque je suivais Joëlle, jeune aide-logistique. Dans ce deuxième cas, il s'agissait de résidents dépendants et déments. En ce qui concerne les chutes, on peut imaginer, n'ayant pas observé cette situation, que les soignants s'aident des aides-logistiques pour relever la personne, les fonctions vitales étant mesurées.

Encadré 13 : L'entraide (2)

« On travaille ensemble » ; « on voit entre nous qui fait quoi » ; « on forme une équipe » ;
« il faut tout couvrir » ; « on s'arrange toujours » ; etc. sont des phrases qui reviennent

régulièrement dans les discours, les soignants semblant montrer un réel désir d'entraide.
Comme le note de Hennezel, dans un établissement de prise en charge, il faut assurer la

continuité des soins, même en sous-effectif, l'entraide entre membres du personnel est
donc nécessaire (2004 : 73). En effet, si les activités sont planifiables, il reste toujours une

part d'imprévisibilité qui bouleverse l'ordre établi et demande réajustement dans l'équipe
(Theureau 1993). Ainsi, en fonction du personnel présent et de la charge de travail, l'équipe

« s'arrange » pour que tout soit fait. Selon son savoir-faire, une personne peut apporter son aide à la fonction en besoin :

« Ça arrive qu'elles soient débordées ou quoi, alors ça peut arriver que je prenne la responsabilité de faire des petits pansements ou quoi, ou alors [l'infirmière] peut me dire, «voilà, maintenant, tu peux donner les médicaments », des choses comme ça, je le fais, y a pas de souci» (Julie, aide-soignante) ; «Les aides logistiques distribuent les repas dans les chambres et ils aident les personnes à manger. Évidemment si moi je suis soignante et que je m'occupe de cette personne-là à ce moment, je vais pas attendre que l'aide logistique revienne, je vais moi l'aider à manger» (Paola, infirmière) ; « Je peux faire des toilettes, je peux donner à manger, je peux faire les chambres, mais ce n'est pas ma fonction première, il faut pas que j'oublie que je suis aussi de l'autre côté ! Mais je peux aider pour faire plaisir» (Mme Oste, infirmière chef) ; «Quand j'ai fini, soit je vais aider une collègue, soit je commence la distribution médicaments, soit je vais remplacer une infirmière si elle fait une tâche que je peux faire et je la laisse faire une tâche d'infirmière, comme distribuer les médicaments » (Mathilde, aide-soignante).

Le matin de cette conversation avec Mme Oste, je lui demande à quand remontait sa

 

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dernière toilette, elle me répond : « ce matin même ! ». De plus, lors des repas, cette personne se présente pour aider son équipe à nourrir les résidents. Un matin, les aides-logistiques absents, Elle s'attelle à la confection des tartines. Cela a été pointé à la pause : « et ce matin, Mme Oste, elle a même fait les tartines ! », lança l'une d'elle admirative.

De plus, à l'instar du fonctionnement du service de soins palliatifs étudié par Castra (2003), il y a entraide dans le sens où si un soignant éprouve de réelles difficultés avec un résident, un échange inter-soignants reste possible. S'il s'agit d'un résident « impossible à faire », « moi je ne vais pas envoyer une nouvelle là, je vais envoyer quelqu'un qui a plus d'expérience », tenant ainsi compte des capacités de chacun, me dit Mme Oste,.

Je ne consacre pas de paragraphe aux aides-ménagères ici, elles ont droit au chapitre entier suivant. De même, si l'infirmière chef, Mme Oste, m'a expliqué certaines tensions entre les kinés ou l'ergothérapeute et le personnel soignant (les uns empiétant trop sur le travail des autres et inversement), je n'ai pas récolté assez d'informations que pour y dédier un paragraphe. Je termine ici par conclure, à l'instar de la situation décrite en hôpital par Strauss (et c o.) en 196391 (1992b), que dans cette maison de repos et de soins, « le travail quotidien fait l'objet de multiples tractations entre médecins, infirmières et aides-soignantes pour déterminer la division du travail [...] » (Lallement 2007 : 204).

8.3 Derrière la scène...

Un dernier point allant au-delà de la hiérarchie termine ce chapitre : la place que prennent les « grandes gueules » comme dit vulgairement. En effet, la position qu'occupe chacun dans la hiérarchie du travail sert de cadre aux relations qu'entretiennent les individus mais cela, sur la « scène publique » (G offman 1973a). En coulisses, c'est à dire ici le local de pause du second étage (cf. chapitre 10), ce cadre formel s'amenuise et une autre logique prend forme : une sorte de leadership informel. Ainsi, les acteurs en coulisses, semblent laisser tomber leurs masques officiels, laisser quelque peu leur fonction dans le couloir et adoptent de nouveaux rôles (Strauss 1992a). Les sujets abordés ne touchent que rarement les soins ou les résidents, au profit des derniers potins de stars, des enfants, de recettes de cuisine, etc. On y mange, boit et partage de temps en temps des biscuits ou un repas que l'une ou l'autre amène.

Cependant, tout le monde n'y prend pas une place similaire : lorsque la chef infirmière est présente, elle semble garder la place principale, elle mène facilement les conversations, prend facilement également la parole, et les personnes présentes l'intègrent souvent dans les

91 « The Hospital and Its Negotiated Order », in FRIEDSON E. (eds.), 1963. The Hospital in modern society, New-York, Free Press of Glencoe.

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échanges, lui demandant son avis, lui faisant part de leurs expériences, etc. On sent qu'elle est une femme sûre d'elle et respectée tant par son grade (chef) que pour la personne qu'elle incarne (à l'écoute tant du personnel que des résidents, calme, riante, de bon conseil,...).

Cette dernière absente, alors prend la place de leader de la conversation une aide-soignante assez imposante, Joséphine, depuis 6 -- 7 ans dans la maison. Signe révélateur, elle s'approprie le siège et la place de Mme Oste, en bout de table, sur la chaise de bureau (voir graphique plus bas). Cette personne, de corpulence assez forte et d'un volume sonore important, monopolise souvent la parole. Drôle et assurée, les autres l'écoutent et rigolent de ses histoires, elle s'installe et on l'installe au centre des conversations. Face à elle, se trouvent d'autres « grandes gueules », mêmes si moins assurées ; des personnes « neutres » (ni silencieuses ni imposantes) ; et les dites « effacées » (notamment Julie, depuis moins d'un an dans la maison et Patricia, depuis quelques mois). Ces deux personnes ne parlent jamais, ou alors à voix basse, et ne participent pas activement aux conversations. Elles s'assoient toujours du côté des portes tandis que les aides-soignantes plus âgées, dont Joséphine, s'installent de l'autre côté de la table. Soit le schéma suivant :

 

ù

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Répartition des places dans les coulisses du second étage

Une situation de domination implicite se crée alors, suite à cette répartition des places92. En effet, si un résident appelle lors de la pause, qui se lève ? D'après Julie, « donc heu, si une personne demande de l'aide, à ce moment-là, on regarde sur le DECT93, « ah c'est la chambre untel », et heu, de son initiative, chacune... une prend l'initiative et voilà quoi ». Néanmoins, d'après mes observations, il me semble que les personnes « effacées », ainsi que la chef infirmière (présidant l'assemblée tout en étant proche de la scène publique), interrompent plus facilement leur pause que les personnes se trouvant de l'autre côté de la

92 Chaque fois que je me suis rendue en observation, les personnes se trouvaient aux mêmes places dans le local, je me suis donc appropriée également la place derrière la table et devant une porte pour pouvoir continuer à observer les interactions dans le couloir.

93 Téléphone interne sans fil que toute personne a sur elle.

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table. Ces dernières pour s'extraire de leur place, le local étant assez étroit, doivent en effet faire bouger leurs voisines pour pouvoir passer entre la table et le mur du fond et accéder aux portes. Ces « grandes gueules » ont, je suppose, pu accéder à ces places privilégiées de tranquillité au fur et à mesure qu'elles acquéraient du « poids », de la confiance, de l'expérience, de la renommée, dans l'établissement94 et que les anciennes prenaient leur retraite ou s'en allaient. Elles se rapprochent du point d'« extrême limite » (Goffman 1973a) dont je parlais plus tôt, alors que les nouvelles, occupant les places proches des portes, en restent écartées, pouvant à tout moment et plus facilement se « ruer » hors des coulisses lors d'appel et reprendre leur rôle sur la scène publique...

***

Travailler sur du matériel humain ne s'apparente pas au travail en usine sur les objets inanimés, travailler sur ce matériel amène un jeu d'affinité : sympathie, transfert, choc de caractère, animosité, etc. Ce jeu d'affinité se voit néanmoins contrôlé par le personnel qui « maîtrise [les règles du] théâtre » (Scott 2008 : 48) et discipline ainsi leur propre corps et ceux des résidents. Ces derniers face à cette mise à distance protectrice (cf. encadré 10) du personnel nursing, se tournent vers les acteurs dont les tâches se voient limitées dans le temps et dans l'espace. De plus, le travail sur ce matériel âgé, n'évoluant pas comme évoluent par exemple le domaine de la nanotechnol ogie, permet au personnel soignant d'acquérir de l'expérience, du savoir-faire au fil des années prestées. Ces deux logiques influencent le travail de prise en charge et se superposent à l'organigramme présenté en début de travail, rendant ce dernier plus complexe et mettant à mal le critère d'interchangeabilité du personnel (en effet, une personne ne vaut plus l'autre), caractéristique d'une bureaucratie mécaniste (Mintzberg 1998). Les coulisses offrent également un lieu de brouillage de fonctions : dans le local de pause, la hiérarchie officielle n'a plus lieu d'être et la coordination (qui parle, qui se lève) s'effectue alors par ajustement mutuel (Mintzberg 1998), laissant place à une forme de domination informelle des plus âgées sur les nouvelles.

Dans le chapitre suivant, je présente une partie du personnel oublié dans la hiérarchie officielle de la prise en charge : les aides-ménagères. Entre mise à l'écart et mise en avant, ces personnes participent tout autant à la prise en charge des personnes âgées, comme le sont par exemple les imprimeurs dans le monde de l'art de Becker (1988).

94 Attention, je ne dis pas que toutes les anciennes prennent des places de leader informels ni que toutes les nouvelles sont effacées. Joelle, aide-logistique travaillant depuis 8 mois, ose s'imposer devant les autres et se fait également entendre. Cependant elle occupe également une place proche des portes de sortie.

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CHAPITRE 9 :

ÉLARGIR LE MONDE : UN PERSONNAGE AMBIGU

«Les ménagères n'ont rien à voir avec nous, elles ont leur chef directe qui est Mme Moreau ; d'ailleurs on différencie toujours l'équipe nursing avec l'équipe du nettoyage » (Paola, infirmière)

Ce témoignage reflète bien, il me semble, la philosophie générale de la maison envers les aides-ménagères : elles sont à l'écart. Souvenez-vous le schéma de la structure de la maison (cf. chapitre 5), l'équipe d'entretien occupe une place extérieure à la ligne hiérarchique principale et possède une structure beaucoup plus aplatie : un chef, Mme Moreau, et sous elle, tous les membres du personnel, égaux. Pourtant, ces derniers sont parfois les seules personnes que les résidents, résidant dans les ailes MR, indépendants et ne nécessitant aucune aide extérieure, côtoient. Les aides-ménagères peuvent alors prendre une place importante dans leur vie (cf. chapitre 8). Enfin, ces aides, contrairement au personnel de soins, ne connaissent ni la gradation de la personne sur l'échelle de Katz, ni ses problèmes médicaux. Contrairement à l'assistante sociale, elles ne connaissent ni les antécédents de la personne, ni ses difficultés financières, ni les raisons pour lesquelles le résident est arrivé en maison de repos et de soins. Elles ne connaissent en vérité que le nom de la personne, le reste dépend du degré d'intimité qu'elles nouent avec le résident. Place extérieure au niveau de la structure versus donc place centrale dans la vie de certains résidents. Attardons-nous sur ce constat et les conséquences qui en découlent pour la prise en charge de la personne âgée.

9.1 Mi dedans, mi dehors : une place paradoxale

Lorsque, face au personnel soignant m'affirmant que tous les résidents reçoivent au moins une visite de « surveillance » par jour (cf. chapitre 7), je demande mais qu'en est-il alors des résidents indépendants ne recevant pas vos visites ? :

«mais il y a les aides-ménagères hein ! Elles nous rapportent les nouvelles des uns et des autres... » (Mme Oste, inf. chef) ; « on reçoit les rapports des aides ménagères si elles ont trouvé une pilule ou si il y a quelque chose d'anormal... » (Pauline, inf.) ; « les aides-ménagères viennent nous prévenir lorsqu'elles trouvent un médicament par terre ou quoi... elles viennent le rapporter au bureau de soin, ou alors elles le disent à quelqu'un qui vient nous le dire » (Mathilde, A-S).

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Il y a donc une sorte de délégation officielle du rôle de surveillance des résidents vers les aides-ménagères, pourtant il n'existe pas de réunion réunissant personnel nursing et d'entretien, ni de local de pause commun (cf. chapitre 5), comment l'information se transmet-elle alors ? Par canaux informels. Or, quand Christelle se rend au local de soins rapporter une information, « tu sais c'qu'ils me répondent ? « Qu'est-ce que tu veux qu'on foute avec ça ?! » et j'me fais remballer ! Alors maintenant, merci hein, j'les jette directement moi [les cachets] et j'le signale plus !». Pourtant lors de son entrée dans la maison (il y a 20 ans), elle trouvait important de reléguer cette information. Mais « C'est rare qu'on m'écoute ! Très très rare ! Tout dépend de l'humeur de la personne à qui j'en parle ! ».

Sandra elle, travaillant depuis 8 mois (art. 60), ramasse régulièrement des pilules mais « pour être honnête avec vous, je n'en ai encore jamais parlé... », elle les jette n'osant pas les rendre aux résidents. Mireille par contre ne semble pas y porter grande attention, et à ma question, Vous faites quoi si vous trouvez des médicaments par terre ?, de me répondre, « ben rien... et puis j'ai jamais connu ça moi... ».

Cependant, Isabelle, 17 ans de service, prend le contre pied : si Jeanne, Sandra, Christelle jettent les médicaments car « on ne sait pas à qui ils sont ! » (Christelle) et « de toute manière, ils ne les prendraient pas si ils me voyaient les ramasser par terre » (Jeanne), Isabelle elle, les rend à la personne « car souvent, elle oublie hein, elles ont la tête ailleurs ! », ou le pose sur la table de nuit de manière visible. Si elle constate quelque chose d'anormal, un comportement agressif, un tiroir rempli de médicaments (la personne ne les prenait plus et « c'est vrai, elle n'allait pas bien ! »), elle en réfère à Mme Moreau, ou, mais plus rarement, au personnel de soins. Par contre, si elle trouve du sang par terre, « les infirmières doivent être au courant alors ! », elle ne juge pas nécessaire de transmettre l'information.

Au niveau de la lingerie également, si l'une des deux responsables trouve du sang sur les vêtements, elle lave du mieux qu'elle peut certes mais ne transmet pas l'information suivant le même raisonnement : le personnel doit alors être au courant. Pourtant, les résidents indépendants peuvent gérer leur linge seuls, soit sans contrôle du personnel nursing.

On le voit, d'un côté dans les discours du personnel soignant, les aides-ménagères sont essentielles pour mettre en pratique leur vision du bien-être ; mais de l'autre, ces aides-ménagères ne transmettent pas les informations. Rapide petit retour sur cette situation, pourquoi l'information ne se transmet-elle pas ?

95 Retenir les informations, se déplacer au local de soins, expliquer, se faire remballer, et au final jeter le cachet

96 Auteur notamment de Social Behavior. Its elementary forms (1961).

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Tout d'abord, en plus des difficultés de communication propres à toute organisation bureaucratique, notamment toute organisation divisée en service (Mintzberg 1998), les tâches des ménagères sont, à l'instar des autres fonctions, définies précisément. Pour rappel, elles ne peuvent nettoyer qu'en surface, « enlever les traces et les odeurs » (Christelle). Une fois semaine, elles voient leurs tâches élargies et prennent en charge le grand nettoyage, notamment « l'hygiène des tiroirs ». Elles n'ont pas la responsabilité de ranger les pièces ni de ramasser les objets au sol (que ce soit les langes ou les excréments de résidents). Elles ne peuvent avoir avec les résidents que des contacts verbaux ; tout contact physique leur est proscrit. Certaines aides-ménagères, comme Sandra et Mireille, se contentent de ce qui leur est demandé, ceci étant d'ailleurs une conséquence de la division du travail : la concentration sur sa propre tâche, au détriment des buts généraux de l'organisation (Mintzberg 1998). Il faut noter que ces deux personnes répondent de l'article 60, et travaillent donc dans la maison pour une courte durée, ce qui réduit, je suppose, l'attachement à l'organisation et le désir de participer aux objectifs généraux de cette dernière.

Christelle et Jeanne, anciennes dans la maison, trouvent important de participer au bien-être des résidents en transmettant les informations recueillies au personnel adéquat. Elles se disent attachées aux personnes âgées, un peu trop peut-être, selon Jeanne (cf. Encadré 12 : Vers la participation). Cependant, lassées des « on ne peut rien faire avec ça hein ! » illustrant l'échec de communication, elles ont appris à ne plus rapporter l'information. Cette démarche coûte cher pour peu de résultats95, répondant alors à la loi de Georges Homans96: « il y a interaction entre deux individus dans la mesure où celle-ci implique un échange d'avantages. Une interaction trop coûteuse pour une des deux parties a [...] peu de chances de perdurer » (dans Lallement 2007 : 179). Par expérience, elles se sont disciplinées au rôle attendu d'elles, reflétant de nouveau l'idée de dressage des corps, dont le personnel soignant tient la tête.

Enfin Isabelle, « malgré » ses 17 ans de carrière, continue à transmettre certaines informations. Elle n'évoque aucun échec de communication et trouve qu'il lui incombe de participer au bien-être des résidents : « vous savez, je suis avec eux toute la journée ! Je les c onnait ! Et je sais quand ils vont pas bien, alors je dois le dire je trouve... ».

La différence d'implantation spatiale de ces personnes pourrait amener un élément d'explication : Christelle travaille au 3ème étage, Jeanne au 2ème et Isabelle au 1er étage et au sous-sol. Or, Mme Moreau possède son bureau également au sous-sol de la maison. Ainsi, les

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deux premières se voient reléguer l'information au bureau de soins tandis qu'Isabelle peut se rendre directement chez sa chef de service, peut-être plus à l'écoute de son personnel que ne l'est le personnel soignant ?

9.2 Soupape de sécurité

Cette trentaine de personnel d'entretien se trouvant hors de la ligne hiérarchique et n'ayant qu'une unique supérieure, me semblent jouir de plus de libertés dans leur rapport à la personne âgée. À l'inverse des équipe nursing où les chefs travaillent au sein de l'équipe, permettant un contrôle constant, Mme Moreau possède son bureau à l'entresol. Ainsi, « il peut y avoir plus de libertés dans la structure aplatie où l'existence de contacts relativement distants entre le supérieur et ses subordonnés force ces derniers à réussir ou à évaluer par eux-mêmes » (Mintzberg 1998 : 140).

Ayant suivi Christelle et Jeanne dans leurs services, j'ai constaté entre elles et les résidents une certaine connivence : critique commune du personnel nursing, du directeur, des médecins, bref, ils se défoulent ensemble dans une organisation où peu de place est laissée à ce genre de conversations (cf. effet panoptique, chapitre 8). Ainsi Mme Dem. explique en longueur la négligence de la soignante venue l'habiller le matin même, Christelle la soutient entièrement : « de toute manière, y en a aucune qu'est correcte avec les résidents ! »; Mr Ro. s'en prend lui au médecin qu'il juge incompétent face à sa douleur, Jeanne lui répond que ici les vieux remèdes, ils n'y pensent même pas et que cela est fort malheureux de ne penser que par les médicaments ; Mr D. et Christelle s'insurgent ensemble contre le gaspillage de nourriture dans la maison ; etc. Ces moments de défoulement répondent en quelque sorte à la situation décrite par Hannah Arendt (1969) : dans un régime bureaucratique, « une tyrannie sans tyran [...] dominée par l'Anonyme, on ne trouve plus personne pour crier ses revendications» (Busino 1993 : 111). Les résidents alors s'exprimeraient avec ceux qui les écoutent, même si impuissants, les aides-ménagères, élaborant ainsi le « texte caché » si cher à James Scott (2008), tenu secret des « dominants » (ici, les soignants).

J'ai tenté d'analyser s'il y avait une différence de contact entre les résidents résidant dans les ailes non-médicalisées et ceux résidant dans les ailes médicalisées. J'imaginais que peut-être les aides-ménagères prendraient plus de liberté dans les premières zones, loin du local infirmier et donc du regard du personnel soignant (cf. chapitre 5). Je n'ai malheureusement pas eu le temps d'investiguer cette question. Christelle, m'affirma cependant

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qu'elle se comportait partout de la même façon, personnel nursing ou non. Je continue néanmoins à penser que, sous les potentiels regard et écoute du personnel soignant, les aides-ménagères surveillent plus leurs gestes et leur langage, mais je ne peux ici que supposer.

Revenons aux actes observés. Face au pied douloureux de Mr Ro., Jeanne lui propose deux capsules de javel avec lesquelles il fera un bain de pieds97 : « mais fais le ce soir hein, parce que s'ils te voient avec ça, moi j'vais pas passer un bon moment hein... » lui dit-elle. Il promet qu'il le fera devant le journal télévisé de 19h30. Christelle elle, ne se prive pas pour ouvrir tiroirs et armoires, ni pour jeter gants de toilette usés, coupe-ongles, savons, shampoings, etc. choses qu'elle devrait laisser à l'initiative du personnel nursing.

Je remarque toutefois que les résidents ne sont pas toujours contents de ces prises d'initiative. Ainsi Mr De. s'insurge contre le fait que son aide-ménagère lui retire ses restes de nourriture qu'il garde précieusement dans sa chambre pour remplacer lorsque le repas du jour ne lui plaît pas. Et vous ne pouvez pas leur dire que vous aimeriez garder ça ? «C'est inutile, elles n'en font qu'à leur tête ! ». Plus tard, lorsque j'accompagne Christelle, nous passons dans la chambre de Mr De. Et, jetant un pot de confiture ouvert, elle me dit : « ah il n'aime pas hein ça ! Je sais bien ! Il va m'en vouloir encore... mais bon, moi je peux pas laisser ça là hein ! C'est dégueulasse !! ». Tension ici entre le respect de la vie privée et les contraintes d'hygiène.

Les aides-ménagères rencontrées semblent apprécier le rapport avec les résidents car si elles symbolisent la soupape de ceux-ci, ils sont la leur également : « Quand je suis ici, avec eux, j'me sens bien ! C'est mon valium comme j'dis toujours ! » (Christelle) ; « Moi j'aime travailler avec des personnes âgées, plus qu'avec des enfants par exemple, ici ils sont calmes, ils sont paisibles... » (Isabelle). Ces ruptures avec le temps traditionnel, avec le temps extérieur, Foucault les appelle « hétérochronies » (2004 : 17). Face à une hiérarchie sociale les plaçant au dernier échelon, les aides-ménagères trouvent satisfaction dans la relation avec les résidents. Pourtant, et ce, au même titre que le personnel de soins, le personnel d'entretien doit apprendre à garder une distance affective avec les personnes âgées : « Ici, je le dis toujours, il faut avoir un coeur de pierre ! » (Christelle). Jeanne, elle, s'est jurée de ne plus jamais s'attacher à un/une résident(e) car elle en a trop souffert auparavant. Et pourtant, aujourd'hui, elle continue de rendre visite à une vieille dame, isolée... je sais que je devrais pas, mais c'est plus fort que moi, et je m'attends encore à souffrir ! laisse-t-elle entendre. Cette stratégie de survie au sein de l'organisation (connivence avec les résidents) est donc à double tranchant.

97 L'eau de javel aurait des propriétés curatives et désinfectantes selon Mr Ro. et Jeanne.

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9.3 Une transgression sélective

Que ce soit Jeanne ou Christelle, toutes deux transgressent les règles dans l'intérêt du résident. Il y a deux ans, Christelle a relevé une résidente, ne pouvant pas se résoudre à la laisser à terre. De même, ayant du mal à refuser de l'eau à une personne, il lui est déjà arrivé de lui donner à boire, le personnel nursing ne se présentant pas directement. Pourtant, si un résident a besoin d'un pull, d'un verre d'eau, de se laver les mains, tombe, veut manger, etc. l'aide-ménagère doit faire appel à une aide-logistique ou une soignante.

Néanmoins,, si Christelle accepte de transgresser les règles pour ce qui lui semble juste, brandit ces dernières quand il s'agit de se faire respecter du personnel nursing. Elle me raconte que si les soignants n'évacuent pas les pampers sales des chambres et si personne ne se présente alors qu'elle appelle, alors elle lance ces derniers au milieu du couloir principal : « si ma chef arrive à ce moment là, moi j'explique qui faut pas se foutre de ma tête hein ! ». Même constat pour les excréments de résidents au sol, c'est aux soignants de ramasser le plus gros, l'aide-ménagère ne fait que peaufiner le travail. Christelle a fait un jour une scène devant un tas d'excréments, elle a crié aux soignants que ce n'est pas sa tâche ! Sa chef s'en est mêlée et lui donna raison. Habituée à ces situations, Christelle apprend également aux nouveaux aides-ménagers à ne pas se laisser avoir, ne pas se laisser attribuer des tâches qui ne leur incombent pas : « ils [le personnel nursing] essaient d'avoir les jeunes en leur disant de nettoyer à leur place, mais moi ça je les préviens les jeunes ! Et je les défends ! ».

Encadré 14 : Les techniques de délégation (2) - Le « sale-boulot ».

Si il existe une délégation de l'écoute et de la conversation (cf. encadré 7), il existe également une délégation du « sale-boulot » intra ou inter-fonctions, vers notamment les aides-ménagères et les stagiaires. À l'inverse des aides-ménagères qui peuvent faire valoir leurs droits et refuser d'effectuer une tâche, les stagiaires, cotés à la fin de leur stage, ont tout intérêt à accepter le travail qu'on leur donne. Ainsi Christelle, aide-ménagère, me raconte que lorsqu'il y a des défécations de résident au sol, du vomi dans les draps, etc. bref, des « tâches jugées ennuyeuses, rebutantes ou indignes » (Becker 1988 : 37), l'équipe nursing envoie facilement un/une stagiaire98.

J'ai également observé une aide-soignante assez âgée (donc ayant connu les années de gloire des aides-soignantes -- « le monde à l'envers ») exiger d'un stagiaire infirmier de faire le tour des chambres, prendre les commandes des boissons et des morceaux de tartes, aller les chercher à la cafeteria et se charger de la distribution, tâche réservée aux aides-logistiques. A décharge de la soignante, il faut avouer que ce stagiaire n'était pas des plus motivés et suscitait assez souvent l'énervement de l'équipe en coulisses...

 

98 Becker reprend ici les idées de Everett Hughes, 1971. The Sociological Eye. Chicago : Aldine, pp 311-315.

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Ces situations peuvent être éclairées par les théories de Michel Crozier qui « défini[t] le pouvoir en terme « relationnel »: on n'a pas de pouvoir hors de relations avec autrui, et ce que l'on appelle pouvoir, c'est une relation dans laquelle les « termes de l'échange » vous sont favorables » (1994). Les soignantes auraient donc du pouvoir sur les stagiaires : elles tirent avantage de l'échange malgré le fait que ces stagiaires viennent pour apprendre les gestes infirmiers et se positionnent « au-dessus » des aides-soignantes.

On le voit, au niveau de l'organisation du travail, cette aide-ménagère, et je suppose la plupart d'entre elles, mais à des degrés divers de révolte, font valoir leurs droits. Christelle ne veut pas se voir attribuer les tâches ingrates, elle ne veut pas que son travail devienne le « boulot-fourre-tout », un boulot de « renfort » (Becker 1988), reprenant tout ce qu'on laisse derrière, c'est-à-dire les tâches résiduelles. Elle utilise ici la division du travail pour revaloriser son métier, pour se réaffirmer et, si possible, enfoncer le personnel nursing :

«Moi ma salle de bain, elle est propre, le reste je m'en fou ! » dit-elle en déplaçant les chariots de cette pièce vers le couloir, « j'aimerais que le directeur il vienne et il voit ça et alors j'lui dirais « ah mais monsieur, moi ça c'est pas ma tâche ! C'est elles qui mettent ça n'importe où ! » (Christelle).

Ce comportement serait typique des divergences d'intérêt au sein d'un monde. Becker note qu'un employé « engagé pour [...] une fonction précise, à laquelle il consacre tout son temps, [... peut devenir] si fier, si jaloux de son travail qu'il peut, par un comportement typiquement corporatiste, contrarier le processus d'ensemble [...]. Du moment qu'il a accompli correctement sa tâche, le reste lui importe peu » (1988 : 102).

Les aides-ménagères99 opèrent donc une transgression sélective des règles. Ainsi, « les règles n'ont pas le statut universel, à tout moment, elles requièrent un jugement par rapport à leur application à tel ou tel cas » (Strauss 1992b : 94). En coulisses (entendu ici, les chambres des résidents), les transgressions sont fréquentes alors que sur la scène publique, ces mêmes règles sont mises en avant et défendues scrupuleusement. Les aides-ménagères jouent donc entre mise à distance de la division du travail et mise en avant de cette dernière. Ces transgressions doivent toutefois rester inconnues de la direction, il s'agit de fautes professionnelles (même si on peut imaginer que le directeur et la chef d'entretien ne soient pas dupes et se doutent bien des arrangements entre résidents et personnel d'entretien) et du personnel nursing, cela mettrait à mal leur crédibilité !

99 Parler aux noms « des » aides-ménagères est osé puisque je n'ai rencontré que peu d'entre elles. Je n'avance donc pas que ces comportements soient communs à tous les membres du groupe. Les « article 60 », présents pour une courte durée et exprimant peut-être moins leurs revendications, forment déjà une variation.

Avant de passer à la discussion finale, je vous propose de comprendre en détail les données ici présentées par la description de ma méthodologie d'enquête et de recherche.

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Ces situations de délégation de travail par les soignants (« stratégie offensive ») et la non-acceptation de ce travail (« stratégie défensive ») répondent à ce que Michel Crozier et Erhard Friedber décrivent concernant le comportement de l'acteur dans une organisation :

« Son comportement [de l'acteur] pourra et devra s'analyser comme l'expression d'une stratégie rationnelle visant à utiliser son pouvoir au mieux pour accroître ses "gains", à travers sa participation à l'organisation. En d'autres termes, il tentera à tout instant de mettre à profit sa marge de liberté pour négocier sa "participation", en s'efforçant de "manipuler" ses partenaires et l'organisation dans son ensemble de telle sorte que cette participation soit payante pour lui. La mise en oeuvre de telles stratégies comportera toujours deux aspects contradictoires et complémentaires. En effet, chaque acteur s'efforcera simultanément de contraindre les autres membres de l'organisation pour satisfaire ses propres exigences (stratégie offensive) et d'échapper à leur contrainte par la protection systématique de sa propre marge de liberté et de manoeuvre (stratégie défensive) » (Crozier et Friedberg 1977 : 79 -- 80)

***

Si pour Pascale Molinier (2013) les « voix étouffées » s'illustrent dans la personne de l'aide-soignante, sur mon terrain, ces voix non-entendues se sont révélées être les aides-ménagères. En effet, aides-soignantes et infirmières travaillant main dans la main, c'est avec ces aides-ménagères que la distance se fait plus ressentir, à l'instar des observations de Michel Castra en soins palliatifs (2003 : 184). Ces aides-ménagères, ne connaissant rien de la personne âgée (ni degré de dépendance, ni situation financière, etc.), permettent à cette dernière de se construire une identité différente de celle de véhiculée par le personnel nursing, lui permettent d'échapper au monde de la maison de repos et de créer un « espace autre » (Foucault 2004) où un rapport plus égal prend forme : deux être humains, inconnus l'un de l'autre, apprennent à se c onnaitre. Ce rapport égalitaire, amené notamment par leur place officielle dans l'organigramme (extérieure et structure aplatie), permet à l'un comme à l'autre d'évacuer tension et énervement et de trouver un équilibre au sein de l'établissement. Par ce dernier chapitre mettant en avant le rôle des aides-ménagères dans la prise en charge des résidents, j'espère redonner valeur et importance à ces personnes, participant ainsi au « repeuplement du monde » (Henni on 1993) de la prise en charge des personnes âgées dans cette maison de repos et de soins.

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CHAPITRE 10 :

MÉTHODOLOGIE SUIVIE

Je m'attache en cette fin de mémoire100 à décrire quelques traits importants du terrain permettant la contextualisation des données récoltées. « Dans une démarche réflexive, [les travaux] pourront analyser le contexte de la recherche ; la façon de négocier son accès au terrain ; les difficultés d'accès à l'information ou les stratégies d'encliquage ou d'instrumentalisation ; les risques que prend parfois le chercheur et ceux qu'il peut faire prendre à ses différents interlocuteurs ; les questions de protection des informations et des informateurs et de propriété des données ; la confrontation des discours et des savoirs sur l'objet ; la façon dont l'anthropologue influe sur son objet et dont, en retour, il est lui-même influencé par son positionnement particulier ; la manière dont ces relations d'enquête influent sur les stratégies d'écriture et de publication, en termes de confidentialité, protection des sources, etc. » (APAD 2013). Voici mon « récit des conditions d'enquête » (Bizeul 1998) !

10.1 Une entrée négociée et « enc~iguée »

Tout d'abord, quelle technique d'approche ? J'ai contacté la maison par e-mail fin juillet, ayant au préalable passé en revue toutes les maisons de repos et de soins de la ville de Bruxelles (inforhomes-asbl.be), sélectionné les maisons ayant un assez grand nombre de résidents (au moins 50 résidents) et se trouvant dans un endroit accessible de mon domicile. Je regardais également les infrastructures proposées et éliminais les maisons sans activité organisée. Je me suis directement présentée comme étudiante en anthropologie, attirée par les questions sur la vieillesse et ayant besoin d'un terrain d'investigation pour mon mémoire.

J'ai été agréablement surprise de la facilité avec laquelle je suis entrée sur ce terrain : dès le départ, le directeur était enclin à me laisser observer l'organisation de « sa » maison. Il m'a toutefois interdit d'aborder le sujet de la mort (touchant à l'euthanasie), sujet politique et trop sensible selon lui. Cela a d'ailleurs amené une discussion tendue : le mot « fin de vie »,

100Certains me reprocheront ce choix et me diront qu'une méthodologie se place en début de travail afin de permettre au lecteur de contextualiser les données dès le départ. Cela se défend. Dans ce travail toutefois, j'ai préféré annoncer dans les grandes lignes ma position sur le terrain dans l'introduction et placer cette méthodologie détaillée en fin de travail, afin de faire plonger le lecteur directement après l'introduction au coeur du sujet de mémoire. De plus, un tel chapitre en fin de travail permet, me semble-t-il, la sensibilisation du lecteur au terrain étant effectuée, de mieux comprendre les choix méthodologiques effectués.

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utilisé dans mon projet de mémoire pour parler de « vieillesse », signifiait pour lui « patients palliatifs » alors qu'il signifiait « vieillesse » pour moi. Ce malentendu réglé, la maison m'était ouverte, tous les jours de la semaine, à toute heure. Je m'y suis rendue les mois d'octobre et novembre 2012 puis, ayant demandé de prolonger mon observation, les mois de février et mars 2013, à raison d'en moyenne 2 visites par semaine.

Sophie Caratini montre bien que la présence du chercheur sur le terrain est le fruit de négociations. Les armes pour se faire accepter selon elle, sont : la séduction ; la nécessité de prouver le but scientifique de la recherche aux autorités locales ; et celle de tenir ces autorités au courant des actions de l'anthropologue (2004 : 41-44). Dans mon cas, les trois techniques ont été utilisées : je suis une fille cherchant à être acceptée, à bien me faire voir, face à Mr Marc, homme, 37 ans. La séduction a joué. J'ai fourni une lettre de recommandation de mon promoteur et j'informais de temps à autre ce directeur de mes avancées (j'y reviens ci-après).

Mes observations n'ont cependant pas été « gratuites », Mr Marc (c'est-à-dire le CPAS, cf. chapitre 3) a de mes contacts avec les résidents pour connaître l'avis de ces derniers sur la maison, touchant ici à la question plus large de l'instrumentalisation du chercheur et du «prix» des données101. Ceci a permis d'introduire un rapport de réciprocité que je trouvais d'abord juste mais par la suite encombrant. Juste d'abord. Sophie Caratini note que « parfois pour se libérer de cette sensation de dette, [le chercheur ...] rend de multiples services » (2004 : 23) et se détache alors de la « position de débiteur ». De plus, ces questions, « faciles » à poser (demandant des réponses claires et précises des résidents), m'ont permis parfois d'instaurer un rapport de confidence avec le résident. Encombrant ensuite. Ceci m'a demandé un travail supplémentaire de tri des données, qui, au final, n'a pas eu l'impact attendu (le directeur n'a pas semblé y porter beaucoup d'importance lors de ma présentation).

Cette entrée « par la grande porte » (avec l'accord du directeur) me coûta également cher sur le terrain, et ce, auprès du personnel de soins. Daniel Bizeul (1998) parle des difficultés d'investiguer un terrain « en conflit », bien que dans mon cas, le conflit ne soit ni violent ni fort apparent, certaines tensions existent entre différents groupes, dont entre le directeur et le personnel. Lors de mes premières observations au sein du personnel, aux questionnements sur ma présence dans l'établissement, je répondais que oui oui, le directeur est au courant, il m'a donné son accord. Ainsi, mon entrée fit écho à la situation d' « encliquage » décrite par Olivier de Sardan :

101Que le prix soit matériel (monétaire) ou immatériel (informations en échange).

De ce « danger », le directeur en était conscient. Il désirait me remettre « sur la bonne

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«L'insertion du chercheur dans une société ne se fait jamais avec la société dans son ensemble, mais à travers des groupes particuliers. Il s'insère dans certains réseaux et pas d'autres. C'est ce que nous appellerons « encliquage » (...). Le chercheur peut toujours être assimilé, souvent malgré lui, mais parfois avec sa complicité, à une « clique » ou une « faction » locale, ce qui lui offre un double inconvénient. D'un côté, il risque de se faire trop l'écho de sa « clique » adoptive et d'en reprendre les points de vue. De l'autre, il risque de se voir fermer les portes des autres « cliques » locales. » (2003 : 93 -- 94)

Et de fait, par la suite, j'ai senti la réticence du personnel à me parler, le recours aux discours « tout faits », l'utilisation de termes officiels, etc. Je n'avais alors pas accès aux réelles pratiques, peut-être moins avouables. Dans ces moments, je me voyais appliquée un rôle de « délatrice », un rôle d'espionne accédant « aux coulisses », susceptible de divulguer des « informations destructrices en public », ici la direction (Goffman 1973a). Une aide-soignante, Catherine, me fit particulièrement sentir que ma présence la gênait : elle ne m'adressa la parole qu'après un mois de participation aux pauses d'équipe, et ce après m'avoir demandé : « Tu t'entends bien avec le directeur toi ? » Non non, je le connais pas hein ! « ah d'accord... parce que lui et moi, on n'est pas copains hein (les autres rigolent et confirment) ! Il faudrait pas que t'aille lui raconter c'que j'dis ! ». Ce n'est qu'au fil du temps et ce, au sein d'une même équipe (du second), que ma présence a été acceptée et que les personnes ont osé « se lâcher » un peu, me racontant des anecdotes, des histoires cachées, etc. Ceci confirme la théorie de Goffman (1973a) sur la « loyauté dramaturgique ». Selon celle-ci, les individus renforcent leur rôle officiel devant des personnes inconnues, et laissent tomber leur masque devant des personnes connues. La légitimation officielle de ma présence (l'accord du directeur) a donc été ce que je nomme, une « délégitimati on pratique » (ma présence, au début, n'était pas la bienvenue au sein de l'équipe. Par la suite, nous nous entendions bien!).

Dès le départ, le directeur me demande de lui faire part de mes observations, et ce, après chaque venue dans l'établissement. Je représentais sûrement pour lui, un « danger » :

« Le chercheur, tout comme il en serait d'un journaliste ou d'un contrôleur de l'État, représente un danger. D'abord, il constitue «un élément relativement incontrôlable au sein d'un système par ailleurs extrêmement contrôlé», ainsi que le remarque Spencer (1973, p. 93) [...]. Ensuite, il va s'intéresser à des aspects qui contredisent l'image officielle, il va être témoin ou être mis au courant d'actes illégaux, de pratiques condamnables, de conflits de diverses sortes, il va entendre des propos susceptibles de provoquer des remous à l'intérieur et de susciter l'indignation à l'extérieur. »

(Bizeul 1998 : 758).

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voie », m'expliquer le pourquoi de tel choix, de telle situation, ayant peur que, sans c onnaitre les impératifs et les contraintes institutionnels, je ne comprenne pas ou que j'interprète mal les situations observées et ne présente une mauvaise image de la maison. Comment gérer cette situation où l'un des camps cherche à « encliquer », à imposer sa vision de la situation au chercheur ? Ma solution fut de ne pas raconter tout au directeur, d'éviter les rencontres et surtout de plutôt poser des questions au lieu d'y répondre. Néanmoins, j'ai senti qu'il me trouvait cachotière, qu'il se méfiait de moi sur la fin... Ceci, je pense, a été la cause de la détérioration de nos relations en fin de terrain, alors que je m'éloignais de son emprise.

De manière générale, face aux différentes personnes, je me présentais toujours comme étudiante. Devant les externes, je n'ai rencontré aucune difficulté à parler de sciences sociales. Cependant, devant une personne âgée, ne comprenant pas le sens du mot « anthropologie », je disais faire un « stage » dans la maison, où je me chargeais de comprendre le fonctionnement de la maison de repos et de c onnaitre leur avis sur cela. Selon le degré de compréhension de la personne, j'ajoutais parfois des explications sur ma thématique de recherche. Face à certains membres du personnel, les mêmes difficultés de non-compréhension sont apparues. J'expliquais alors que j'étudiais les relations sociales et la coordination des personnes dans un milieu fermé (ici l'établissement). Bref, j'adaptais mon discours en fonction de la personne qui me faisait face.

Si au départ le directeur me chargea, à ma demande, de distribuer aux résidents de petites cartes (concernant la journée internationale des personnes âgées -- 1er octobre), je n'ai par la suite, plus pris aucun rôle « officiel ». Je suis toujours restée volante, à part, extérieure à chaque groupe, position offrant ses avantages et ses inconvénients : avantages car je n'avais de ce fait, aucune obligation d'heure, de jour, de tâche et je voyageais entre les groupes en réduisant les risques d' « encliquage ». Inconvénients car je n'ai alors jamais réellement ressenti, vécu, la vie d'un groupe. Néanmoins, mon sujet de mémoire étant la négociation de la prise en charge, impliquant par définition plusieurs acteurs, cette position m'a permis d'entendre « les différents sons de cloche », comme le prône Anselm Strauss : « la vision du monde interacti onniste, sa définition de la vie sociale comme action collective engagent le chercheur à prendre en compte le point de vue et les actions de tous les acteurs » (1992b : 58). J'ai ainsi pu participer à différentes tâches : une journée passée avec Joëlle, aide-logistique ; quelques après-midi avec Christelle ou Jeanne, aides-ménagères ; aide à la distribution des repas dans le secteur 2 ; alimenter des résidents dépendants toujours dans ce secteur deux et ce, à plusieurs reprises ; participation et aide à l'ergothérapeute dans les activités ; etc.

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10.2 Différents groupes, différents territoires, différentes approches

«L'identité que le chercheur se voit d'entrée de jeu attribuée repose pour une part sur des caractères immédiatement perceptibles comme le sexe, le type racial, l'âge apparent, la qualité physique. Elle induit sur ses interlocuteurs des attentes et des réactions plus ou moins stéréotypées, qui orientent en retour son mode de présence » (Bizeul 1998 : 754)

Quel ne fut pas mon désarroi face à une population importante (+1- 240 personnes) mais surtout très hétérogène (cf. les 4 premiers chapitres) ! Comment alors aborder cette dernière ? Olivier de Sardan apporte une première réponse à ma situation. L'auteur prône la méthode ECRIS - Enquête Collective Rapide d'Identification des conflits et des groupes Stratégiques -, où il considère le paysage social comme une « arène » : « un lieu de confrontations concrètes d'acteurs sociaux en interaction autour d'enjeux communs » (2003 : 24). Toutefois, dans mon cas ethnographique, il ne s'agit pas de conflits au sens fort mais plutôt de négociations. J'ai donc opéré une première division, classant la population en trois groupes distincts sociologiquement : les résidents ; le personnel ; les « électrons libres », pour la plupart, des « externes ». Comme le remarque Caratini, la pratique du terrain est un « ensemble de relations qu'il faut établir avec des inconnus sur leur propre territoire » (2004 : 22), j'ai utilisé différentes approches pour appréhender ces divers « territoires », en fonction notamment, de mes « caractères immédiatement perceptibles ».

· Le groupe « Résidents ». La moyenne d'âge de ce groupe monte à 82-83 ans (d'après les chiffres de la direction). La limite d'âge pour entrer en maison de repos (en Belgique) est de 60 ans et une maison de repos belge ne peut accepter que 10% de résidents en dessous de cette limite. Sur mon terrain, je n'ai interrogé qu'une personne de 58 ans. Il faut toutefois se rendre compte que ces jeunes personnes sont arrivées « pour une bonne raison » (Mme Tulipe, assistante sociale) et ne s'apparentent pas à une personne de 58 ans à l'extérieur de l'établissement. Ces jeunes ne constituent donc spécialement une source d'informations «plus fiable » qu'une personne de 90 ans.

Mes répondants officiels (entretiens seul à seul, parfois sur rendez-vous, avec dictaphone, dans leur chambre) se divisent entre 7 femmes et 7 hommes. Ceci n'est pas représentatif du sexe-ratio de la population de la maison de repos qui, comme beaucoup d'autres, comprend plus de femmes que d'hommes. Ces répondants sont pour la plupart d'origine belge et dépendent du CPAS. Un problème rencontré avec ces personnes âgées en général a été leur perte de mémoire et donc l'oubli constant du pourquoi de ma présence.

102Entendez bien que je ne séduis pas les personnes âgées au sens fort, mais que mes caractéristiques physiques (blonde, blanche, jeune) m'ont fait directement appréciée par les résidents.

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Néanmoins, les personnes étant habituées à voir défiler du monde et ayant envie de parler, cette perte de mémoire n'a pas entravé mes recherches. J'ai d'ailleurs été étonnée de la facilité avec laquelle certains me parlaient de problèmes intimes, de problèmes avec le personnel, sans se soucier de savoir qui j'étais. Dans ce groupe, le fait d'être une fille, belge, à l'allure classique, leur rappelant peut-être l'une ou l'autre petite-fille, semble avoir joué en ma faveur. Et le directeur me l'avait annoncé au départ, les résidents ne verraient selon lui, aucun inconvénient à parler « à une jeune fille blonde » (Mr Marc).Ces personnes ne demandaient pas un degré confiance important, la séduction a donc suffi102.

Dans mon cas, ce qui a dicté mes choix de répondants a été évidemment le degré de capacité des personnes à pouvoir me répondre. Tant pour la phase exploratoire que celle d'observation (Quivy et Van Campenhoudt : 2006), j'ai utilisé la technique « boule de neige » (via des conseils du personnel ou de résidents) pour rencontrer des personnes cohérentes et « s ondables ». J'ai également participé aux activités proposées par l'ergothérapeute ainsi qu'au conseil des résidents (1fois/3mois), ce qui m'a donné un aperçu des personnes cohérentes, sachant parler de manière compréhensible. Néanmoins, et je reprends l'expression d'Isabelle Mallon (2005), seules ont accepté de converser, les personnes ayant un « moi acceptable ». Ainsi, certains m'ont refusé la conversation, se trouvant trop vieux, ou plus assez en forme. Malgré mon avis contraire, considérant la personne comme tout à fait capable de répondre, j'acceptais ces refus. Situation qui illustre, comme dans toute ethnographie, la dépendance du chercheur face à ses interlocuteurs (Bizeul 1998 ; Caratini 2004).

· Le groupe « Personnel ». Les personnes rencontrées, maj oritairement des femmes, se situent entre 25 et 50 ans. J'ai récolté les témoignages complets (entretiens seul à seul, avec dictaphone et questions précises) de 7 femmes et 1 homme. Comme je le disais, et comme me l'a confirmé Guy Lebeer, le personnel de soins (les membres du personnel d'entretien rencontrés étant plus francs), se réfugient souvent derrière le règlement, reprennent les mots officiels pour expliquer les situations. Il s'agirait d'une caractéristique du milieu médical.

Ainsi récolter de vive voix des réponses concrètes concernant leur pratique réelle m'a été assez ardu ! La technique prônée par Quivy et Van Campenhoudt (2006) de poser le moins de questions possibles et/ou les plus larges possibles afin de laisser l'individu exprimer sa réalité, n'a ici pas été efficace. D'abord je pense que le personnel avait peur que ces informations ne parviennent au directeur ; ensuite ces personnes ne parlant parfois pas bien

103Ici, participation au sens faible : je suivais une femme d'entretien dans sa tournée de nettoyage, entrant avec elle dans les chambres, mais sans moi-même faire l'acte de nettoyer.

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français, reprenaient les mots exacts que l'on retrouve dans le règlement d'ordre intérieur ; enfin, parler de leurs pratiques à une jeune universitaire belge, venant enquêter sur leur territoire pouvait paraitre violent, d'où un désir de préservation...Pour Olivier de Sardan (2003), il peut aussi s'agir du biais de « désirabilité sociale » : se montrer irréprochable dans sa pratique. Ma porte de sortie alors, sous les conseils de mon lecteur Mr Guy Lebeer, a été de poser des questions les plus concrètes possibles et de sans cesse leur demander d'exemplifier.

Je le disais, le personnel provient principalement de l'étranger, avec une majorité de personnes africaines et marocaines. Dans ce contexte, moi, blonde, blanche, universitaire démarquait quelque peu. Je me suis surprise à modifier ma façon de parler, à adopter un langage plus « populaire », des intonations différentes, afin de moins faire tâche et de me « fondre » dans la conversation... Mon profil a ici joué en ma défaveur.

· Le groupe « électrons libres » : groupe très hétérogène reprenant le directeur, la chef nursing, l'assistante sociale, l'ergothérapeute, le médecin, la psychologue, l'animatrice, les 'cinés, les personnes à l'administration, etc., plus indépendants par rapport à la maison. Citons qu'ils sont pour la plupart belges, aux alentours de 40 ans (26 ans pour la psychologue et 63 ans pour le docteur Tudor) ayant suivi des études, parlant bien français, et plus aptes à comprendre mes questions plus abstraites. Des trois groupes, c'est de celui-ci dont je me suis sentie socialement la plus proche. Ils ont vite compris ma position et parfois même, comme l'ergothérapeute, m'expliquaient leur point de vue sans même que je ne leur demande, essayant ainsi de m'aider dans ma recherche. J'ai principalement conversé avec le docteur Tudor, avec lequel une certaine amitié s'est nouée, et avec le directeur, j'ai plutôt observé ou parlé de façon informelle avec les autres « électrons ».

10.3 Oui mais concrètement ?

Les données mises en avant dans ce mémoire proviennent donc d'entretiens semi-directifs, illustrant les « observations indirectes » (Quivy et Van Campenhoudt : 2006), de conversations plus informelles (en groupe, lors d'activités, dans les couloirs, etc.) et de mes observations, dites « observations directes » (idem : 2006), lors de ma participation aux repas ou au nettoyage des chambres103, bref de mon observation générale de la vie en maison de repos et de soins. J'ai également tenté de récolter des réponses par questionnaires auprès du personnel nursing mais cette tentative fut peu fructueuse : sur 25 questionnaires distribués (en

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main propre, avec explications pers onnalisées104 !), je n'en ai reçu que 3 en retour, dont 2 inutilisables vu la brièveté des réponses (Oui ou Non). Je me base également sur les documents officiels, dits « compléments d'exploration » (idem : 2006) fournis par le directeur (voir littérature citée) ainsi que la répartition « locale » des tâches par étage (entre les ailes).

J'ai profité du climat chaleureux d'une équipe (2ème étage) pour passer mes journées à leurs côtés et profiter ainsi de leurs conversations. Cela a été ma solution face à cet établissement fragmenté tant spatialement que temporellement. Il a fallu néanmoins du temps pour qu'elles me fassent confiance, qu'elles laissent leur rôle de soignantes « dans le couloir ».

J'ai assisté aux réunions plus formelles : conseil des résidents, rapports du matin et réunions interdisciplinaires. Je « zonais » également près des lieux publics (cafétéria, restaurant) pour me faire voir des résidents et les habituer à mon visage, c'était également une occasion d'observer le quotidien de la maison. Par contre, je n'ai pas participé aux soins techniques en tant que tel, ne voulant pas déranger les résidents et m'immiscer dans leur intimité, même, si le personnel n'y aurait sûrement vu aucun inconvénient...

Cependant, l'hétérogénéité de cette population et l'importante division des tâches liées au « care », impliquent n'avoir que quelques entretiens par fonction. Ceci pourrait être vu comme une lacune car les données alors ne proviennent pas d'un échantillon représentatif de la fonction en question. Ainsi je n'ai côtoyé réellement qu'une aide-logistique, Joëlle, et deux aides-ménagères, Jeanne et Christelle, peu de gens par rapport à la fonction d'aide-soignante, bien plus représentée105! De plus, dans le groupe des « électrons libres », chaque personne incarne une fonction particulière et toutes ces personnes participent à la prise en charge de la personne âgée. J'ai alors suivi le conseil de mon promoteur, Marc Lenaerts, et n'ai véritablement pris en compte que les personnes importantes pour les résidents interrogés, les personnes qu'ils considèrent faisant partie de leur monde. Ainsi, une personne comme l'assistante sociale, Mme Tulipe, peut-être importante pour d'autres, n'est pas revenue dans les discours de mes répondants et se voit donc quelque peu évincée de ce mémoire...

10.4 Et théoriquement ?

Contrairement à la démarche de Quivy et Van Campenhoudt (2006), démarche plutôt déductive divisant la recherche en trois étapes (la rupture avec les fausses évidences, la

104C'est-à-dire en demandant à la personne si elle avait envie de répondre et en expliquant bien que cela était important pour moi. La plupart des personnes ont répondu qu'elles s'engageaient à le faire.

105Voir la liste des interlocuteurs en annexe 1.

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construction du cadre théorique de référence et l'expérimentation sur le terrain), j'aborde dans ce mémoire la démarche d'Anselm Strauss, qu'il nomme « grounded theory » (1992b). Ainsi, le processus de recherche sera non-linéaire et amènera des allers-retours entre la collecte de données, le codage et la rédaction de notes. C'est cette démarche que j'ai suivie, modifiant mon sujet de recherche en fonction de ce qui m'a frappé sur le terrain et par la suite, redéfinissant sans cesse les questions et les points à observer. Il faut également noter que ce travail n'est valable que pour un endroit, à un moment précis, les informations avancées ici n'ont pas la prétention d'aller au-delà.

***

Pour résumer ma démarche donc, face à cette large population, j'ai divisé en groupes stratégiques et ai développé des stratégies d'approches différentes selon ces derniers : l'effet «boule de neige» au sein du groupe de résidents, à l'instar de la technique d'Isabelle Mallon (2005), évitant ainsi les personnes à la mémoire dégradée ; le choix de personnes sympathiques et ouvertes au sein du personnel ; le choix d'un lieu spécifique pour mes observations (second étage), méthodologie faisant écho à celle d'Erving Goffman (1968). Cela me permet d'éviter la situation où « à force de trop vouloir enlacer, on enlace mal », décrite par mon lecteur, Mr Lebeer.

A ceux qui clameront que je n'ai pas fait de « vrai » terrain anthropologique, qu'une maison de repos reste un terrain facile car proche, « at home », je répondrai que certes cette population n'a pas été compliquée à aborder, notamment par le partage d'une langue similaire mais que néanmoins, «l'altérité est partout, et d'abord dans le rapport entre les sexes et les générations, donc en soi » (Caratini 2004 : 29). De plus, comme Fatima Outtara (2004 : 636) note, « les conditions méthodologiques et épistémologiques de la description dans un contexte de proximité culturelle au milieu » sont rarement ni développées ni mises en avant, contrairement à celles des terrains dits « exotiques ». Mathieu Hilgers, dans un cours d'anthropologie du proche à l'ULB (2010-2011), montre d'ailleurs bien les débats tournant autour de la question de l'étude du proche. La principale difficulté à observer un tel terrain s'illustre paradoxalement dans le partage d'une même culture, du même langage, des mêmes catégories de pensée. En effet, il faut arriver à déconstruire le phénomène « escamoté et occulté par la métaphorisation » (Drulhe et Clément 1998), démolir ces concepts acquis, « allant de soi », ce qui n'est pas chose facile ! J'ai ainsi tenté dans ce mémoire, de reprendre au maximum les termes émics, de ne porter aucun jugement de valeur, de retracer un

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historique de la prise en charge, bref, de tâcher de me détacher de mes présupposés. Néanmoins, comme je le mentionnais dans l'introduction, le choix de ce terrain découle de mon attachement, mon attirance pour les personnes âgées. Influencée par des écrits de révolte tels que On achève bien nos vieux, de Jean-Charles Escribano (2007) ou Lettre à la vieillesse en occident, de Michèle Mdonna Dsbazeille (2004), dénonçant la mauvaise prise en charge de la personne âgée dans notre société, je m'attendais à me voir « prendre parti » pour les résidents face à un personnel indifférent et standardisant la prise en charge. Il n'en a pourtant pas été ainsi. Si au départ, je dois avouer avoir été choquée par le comportement du personnel envers les résidents (non-écoute, non-attention, non-réponses, etc.), au fil des mes contacts avec ce milieu, je me suis prise d'admiration et de respect pour le personnel de la maison, effectuant un travail formidable, difficile et peu valorisé. Peut-être que le lecteur a senti cette prise à parti involontaire dans la lecture...

Premières notes de terrain :

« On les force à prendre des médicaments sans leur donner d'explication ! On laisse des personnes seules, face à un mur, criant, appelant « au secours » !! On les laisse assises après le repas dans l'espace commun... elles s'y endorment ! Et elles restent jusque au moins 14h ! Le personnel s'en rend-il compte ?? » (notes de terrain 02/10/2012)

« ! CHOC ! le personnel est si peu investi !!! Ils sont plutôt à rire entre eux au lieu de s'occuper des personnes encore assises à table ! Ils parlent fort pour se faire comprendre de l'autre côté de la pièce ! Comme si les personnes âgées n'étaient pas là !! » (notes de terrain 06/10/2012)

En guise de conclusion je m'appuie sur les réflexions de Daniel Bizeul et confirme que le chercheur n'est jamais « maître des relations engagées » (1998 : 751). Strauss (1997) note également cette dépendance au bon-vouloir des individus, caractéristique propre à toute science sur l'homme. Ainsi, en fonction du type de profil, du groupe de personnes, auquel le chercheur fait face, ce dernier doit modifier ses angles d'approches, ses « stratégies » pour réussir à récolter les informations qu'il désire. De plus dans un « terrain marqué par l'antagonisme entre groupes » (Bizeul 1998 : 756), je me voyais parfois soupçonnée d'être de connivence avec la direction ; de ce fait, j'essayais, du côté du personnel, de ne citer le nom du directeur que rarement, pour éviter de me faire passer pour « délatrice ». à l'instar de l'approche développée par Howard Becker (1988), j'ai tenté de rester la plus fidèle possible aux situations observées, de mettre en avant dans ce travail « des acteurs réels dans des

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situations réelles » (Menger 1988 : 13), tenté également de retranscrire le plus honnêtement possible les conversations entendues. Ceci répond à la condition posée par Strauss pour se valoir d'une bonne recherche : les individus étudiés peuvent alors se reconnaître dans mon travail (1992b : 144). Ma grande interrogation reste maintenant celle-ci : doit-on rendre une copie de notre mémoire aux membres du terrain qui nous l'ont demandé ? Si pas, n'est-ce pas une rupture de réciprocité ? Si bien, alors comment écrire sans blesser les gens ? Et ce mémoire décrivant les écarts, les libertés du personnel et des résidents, ne donne-t-il pas les clés pour un plus grand contrôle de la part de la direction ? N'est-ce pas au final trahir mes interlocuteurs principaux (pour lesquels, il faut l'avouer, j'éprouve beaucoup de sympathie et de reconnaissance) que de faire parvenir ce travail à Mr Marc ?

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Revenons aux deux approches que proposent Crozier et Friedberg (1977). La première, ici la seconde facette de l'horlogerie, concerne les « appuis conventionnels de l'action au

DISCUSSIONS CONCLUSIVES

Ou : L'histoire dont ils sont les héros.

«Une organisation ne peut être analysée comme l'ensemble transparent que beaucoup de ses dirigeants voudraient qu'elle soit [...]. Organisation évoque avant tout un ensemble de rouages compliqués, mais parfaitement agencés. Cette horlogerie semble admirable tant qu'on l'examine seulement sous l'angle du résultat à obtenir : le produit qui tombe en bout de chaîne. Elle change en revanche radicalement de signification si on découvre que ces rouages sont constitués par des hommes » (Crozier et Friedberg 1977 : 35-38).

Si comme le proposent les auteurs ci-dessus, ce mémoire se consacre d'abord à l'horlogerie officielle, c'est-à-dire la structure organisationnelle de l'établissement, et ensuite à l'horlogerie « de terrain », c'est-à-dire les négociations, stratégies d'acteurs quotidiennes, j'y ajoute une troisième facette : le processus historique et les « facteurs de contingences » (Mintzberg 1998) qui ont amené la maison de repos et de soins à adopter une telle structure et à accueillir une telle population. Cela répond à l'idée qu'un « monde » contemporain reprend également tout ce qui a été fait avant, jusqu'à « celui qui a eu l'idée » (Becker 1988 : 28).

Ainsi, premièrement, l'histoire de l'établissement mise en lien avec des processus socio-historiques plus généraux (Henni on 1993 ; Bois 2002 ; Genard 2009 ; Feller 2005 ; etc.) ; deuxièmement, l'évolution du règlement en parallèle avec le mouvement d'humanisation des institutions et la suppression de la violence physique (Elias 1973) au profit d'une discipline normalisatrice (Foucault 1975), faisant ainsi émerger les notions de « civilité », « d'intérêt général » au sein de l'établissement ; troisièmement, les implications d'être une maison de repos et de soins publique, impliquant notamment un contrôle externe par le CPAS qui, à l'instar de l'état dans la réalisation d'oeuvres d'art, «participe au réseau de coopération [... en ce qu'il] limite la marge de manoeuvre des [acteurs...] en soutenant directement ou indirectement les activités qu'il approuve » (Becker 1988 : 206), et ce, par, entre autre, le règlement d'ordre intérieur et la convention proposés par la COCOM ; et quatrièmement, les conséquences sociales qu'implique une implantation sur le sol bruxellois, forment cette facette supplémentaire nécessaire pour la compréhension de l'horlogerie actuelle.

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repos », « c'est-à-dire l'ensemble des ressources qui permettent d'élaborer une communauté, même minimale, de perspectives pour coordonner des actions » (D odier 1993 : 65-66). Ces appuis s'illustrent ici par les documents officiels, connus des acteurs, le « socle commun » (B oltanski et Thévenot 1991 dans Dodier 1993), cadrant alors les formes que prennent leurs actions et comportements, de façon formelle comme informelle (Strauss 1992). Il s'agit par exemple de l'organigramme représentant la hiérarchie décisionnelle officielle, des profils de fonction, du règlement d'ordre intérieur, du but officiel d'une MRS, etc.

La structure de l'établissement se voit ici qualifiée de « bureaucratie professionnelle », coordonnant alors ses activités par la standardisation des qualifications et comprenant également un volet mécaniste, qui lui, recourt à la standardisation des procédés de travail pour assurer la coordination entre acteurs (Mintzberg 1998). À celles-ci s'ajoutent des mécanismes d'ajustement mutuel, tant prévus qu'informels, et une supervision directe dans le groupe nursing, même si les chefs infirmiers ne s'en prévalent pas. Ces deux types de bureaucraties amènent ce que Thompson nomme des « bureaupathol ogies » (1961) : lenteur du système, problèmes de communication, concentration sur les moyens, difficulté à prendre en charge les demandes non-routinières, manque d'adaptation, manque de motivation, etc. (Mintzberg 1998). Charles Perrow montre que même un hôpital peut ressembler à une chaîne de montage et tire les conclusions suivantes face à un service gynécologique : « Pour la mère, la naissance est unique, mais pour le médecin et le reste du personnel, il s'agit d'un travail répété plusieurs fois par jour » (1970 : 74). Ainsi, une caractéristique de la bureaucratie professionnelle serait de classer et ranger les clients « en catégories parce que traiter chaque cas comme un cas unique imposant une analyse complète exigerait d'énormes ressources » (idem : 58).

Face à ces « bureaupathol ogies », à la « gangrène administrative » (de Hennezel 2004), à l'homogénéisation de la prise en charge, et à la hiérarchie décisionnelle, les acteurs en jeu, tant membres du personnel que résidents, élaborent différentes formes de réponses, allant parfois, pour le personnel, à l'encontre même de règles légales. Selon Peter Blau (1955), ces réponses (individuelles ou collectives mais en tout cas imprévues dans le schéma organisationnel de base) forment pourtant le système de règles informelles inévitable et nécessaire à tout fonctionnement d'organisation bureaucratique. Sans cette « vie clandestine » (Goffman 1968), l'organisation deviendrait inopérante. Je montre d'ailleurs comment les « chefs » (notamment la directrice nursing) comptent sur cette vie parallèle et attendent du personnel qu'il « sache » quoi faire devant des situations anomiques, escomptant une prise d'initiative de ces derniers, prise d'initiative qui, au détour, devient faute professionnelle s'il

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existe une quelconque manière officielle et standardisée de répondre à la situation.

Ainsi donc, entre mise à profit de la division du travail, contournement des règles officielles, court-circuit de la hiérarchie, initiative personnelle, profit de l'absence de face-à-face (Busino 1993), profit de la situation de « flux régulés » (Mintzberg 1998), etc., chacun tente d'aménager ce que j'appellerai ses « techniques de survie », prenant parfois la forme de « petits scandales » (Goffman 1968). Ceci découlerait en partie d'un certain « désir inné d'autonomie et d'indépendance [...] provoquant une réaction aux lois imposées » (Scott 2008 : 124 -- 125), mais également d'un désir de parvenir à ses fins, de rester cohérent avec son vécu antérieur, malgré les contraintes institutionnelles propres à l'établissement observé et à toute vie en collectivité ainsi que en « institution totale » (Goffman 1968).

La seconde approche, troisième facette donc, se concentrant alors sur ces rouages internes de l'horlogerie, ces actions concrètes, ces « ressources qui n'existent que sous une forme animée, actualisées dans les actes humains » (D odier 1993 : 80), je l'ai nommée, reprenant la notion d'Anselm Strauss (1992b), le « contexte proche ». Cette entrée dans l'action illustre la coordination interne et propre aux acteurs, afin soit d'assurer le bien-être du résident pris en charge (but officiel), soit d'assurer leur propre équilibre entre « culture importée » (G offman 1968 : 55) et culture imposée (institutionnelle) et d'atteindre ainsi leurs objectifs personnels (but officieux). Cette coordination « de terrain » se traduit, au niveau du personnel, par la gestion des affinités et du savoir-faire de chacun (sur la scène publique) et par une forme de leadership informel (en coulisses). Au niveau des résidents, j'ai montré les nombreuses stratégies d' « adaptations secondaires » qui, en permettant « d'obtenir des satisfactions interdites ou bien des satisfactions autorisées par des moyens défendus » (Goffman 1968 : 99), permettent aux uns et aux autres de continuer leur vie antérieure malgré le passage en institution et un mode de vie standardisé, segmenté (spatialement, fonctionnellement et temporellement) et contraignant (règles de vie en collectivité). Évidemment, des frustrations subsistent et subsisteront toujours suite aux impératifs de la vie en collectivité et du travail en équipe, mais il semble que les personnes tentent au moins d'adoucir les conséquences de ces frustrations sur leur quotidien.

Ainsi, par la mise en avant de ces trois facettes, de ces trois approches de la MRS « Les Capucines », ce travail permet d'« accéder aux différentes modalités par lesquelles les personnes établissent, dans le moment présent, un lien entre leur expérience personnelle, les traces du passé livrées par l'environnement et leurs horizons d'attente » (D odier 1993 : 68).

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Cependant, tout serait trop beau si la coordination s'établissait sans heurt, sans tension et en totale compréhension des attentes, des désirs, des uns et des autres. En effet, « l'engagement simultané dans la même forme de coordination [...] n'est alors qu'un cas particulier de coordination » (Dodier 1993 : 74) et Olivier Moeschler d'ajouter : « Il n'y a pas de bons ou de méchants. Il n'y a que des protagonistes [...] qui se battent parfois pour le premier rôle, avec leurs desseins et leurs stratégies, leurs réussites et leurs échecs » (2011 : 20). Ces tensions inter-individus, je les ai comprises comme résultant de tensions entre trois lieux spécifiques, sous-tendant chacun une philosophie propre, trois « types idéaux », prônant trois « coordonnées anthropologiques » (Genard 2009) différentes en quelque sorte, c'est-à-dire, trois façons de représenter l'humain, dans ce cas ci, le résident. De ces trois visions du résidents, découlent diverses visions de ce qui est bon pour lui, différentes visions du « care » (Molinier 2013) entendu comme la recherche de ce que l'autre a besoin pour se sentir bien (Tronto 2000). Ces trois pôles, que sont les soins palliatifs -véhiculant notamment les idées de confort et de qualité de vie-, l'hôpital -idées de « santéisme » (Aïach 1998) et de prévention- et le domicile -idées d'autonomie et de vie privée-, formant « la » prise en charge, « articule[nt] entre eux des êtres dans une totalité englobante, autosuffisante et exclusive » (Dodier 1993 : 74) qu'est ici l'établissement. Les tensions entre ces trois lieux s'illustrent dans de nombreux aspects de l'établissement : architecture, fonctionnement d'équipe, activités, rapport aux résidents, etc. Ainsi, face à ces différentes visions du résident, le personnel de la maison (tout confondu) se trouve être, à l'instar du personnel de soins à domicile, « des « intervenants » qui sont là pour « agir » en s'efforçant de tenir ensemble des objectifs qui ne sont pas toujours conciliables » (Henni on et Vidal-Naquet 2012 : 94)

Selon qu'ils se placent d'un côté ou l'autre pourtant, tous les acteurs oeuvrent autour du même objectif déclaré : le bien-être des résidents, formant alors l' « activité primaire » (Strauss 1992b) du monde, l' « objet frontière » (Baszanger 1995), présenté dans ce mémoire. Cependant, confronter ce terme « bien-être » au terrain, mettre en avant son « épaisseur pragmatique » (Dodier 1993), révèle qu'il prend acte de façon bien différentes selon les acteurs, selon leur vision de l'homme : entre rétention d'informations, stimulation, conversation, surveillance et repos, le bien-être se voit tiraillé, chacun transférant ce qu'il pense être la bonne pratique sur des résidents, aux attentes et histoires personnelles variées.

B oltanski et Thévenot (1991) expliquent ces tensions, ces « disputes » (Dodier 1993), par l'appartenance à différentes « cités », différents « modèles de justice » malgré le partage de références communes, malgré l'appartenance à un même « monde », expression qui, « ne

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l'oublions pas, est simplement une façon de désigner les personnes qui participent couramment à la réalisation [de la prise en charge des résidents dans cet établissement] » (Becker 1988 : 175). On peut ainsi voir dans cet maison de repos et de soins le côtoiement de « cités » à la fois marchande (illustrée par le personnel salarié et les rivalités entre foncti ons106), civique (pluridisciplinarité, autonomie décisionnelle des résidents, intérêt général, entraide), et domestique (cadre dit « familial », bienveillant mais aussi hiérarchique). À cela s'ajoutent les émotions, les liens affectifs, et ce, plutôt dans les coulisses, voire une « cité de l'opinion » dans les coulisses du personnel du secteur 2 (prise de parole, mise en scène, « grande-gueules »). Cette différence de régime entre la scène et les coulisses répond au postulat de l' « hétérogénéité interne de l'action » où les personnes « traversent des scènes successives, dans lesquelles elles changent de régime, que ce soit sous la pression des dispositifs rencontrés, sous celle des autres personnes, ou en fonction de leurs orientations intérieures » (Dodier 1993 : 75).

Les solutions apportées pour assurer la coordination, la « synchronie interactionnelle » (Cosnier 1993 : 18), au quotidien, sur la scène publique, de ces différents mondes sociaux, de ces différentes cités s'avèrent être d'une part, je l'ai dis, la régulation du travail, au sein du personnel, par la standardisation des qualifications et des procédés de travail (néanmoins renégociées entre acteurs), et d'autre part, une forme de dressage des corps, dont le personnel soignant « donne le ton » (Goffman 1973a). Cette dernière technique illustre un résultat d'observation assez intéressant. Michel Crozier (1964) propose d'analyser une organisation en terme de pouvoir, pouvoir qui serait relationnel, et qui ne se situerait pas où l'on croit (c'est-à-dire en haut de la hiérarchie). Le pouvoir, dit-il, « c'est une relation dans laquelle les « termes de l'échange » vous sont favorables » (1994). Dans cette ethnographie, je montre qu'un certain pouvoir revient aux mains des aides-logistiques, laissant planer le doute sur leur présence quotidienne et sur leur motivation au travail, mais également aux mains du personnel soignant que sont les infirmières et les aides-soignantes. Ces dernières en effet sont en contact continuel avec les résidents et « contrôlent » le type et la profondeur des relations engagées avec ces derniers. J'ai montré, à l'instar de Jacques Cosnier, que cette mise à distance, illustrait une « attitude défensive et autoprotectrice », et Cosnier d'ajouter « [...] avec évidemment en conséquences des difficultés d'écoute des patients... » (1993 : 20) d'où les techniques de délégation, ou « bystander effect », également présentées. À cela s'ajoute, en plus de dicter les

106Typ ologie présentée par GROOTAERS D., 2007. « Schématisation des principaux éléments de la typologie des sept « mondes de la justification » d'après Boltanski L., Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur (Paris, Gallimard, 1991) ; B oltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, (Paris, Gallimard, 1999, p. 155-208) » META, Atelier d'histoire et de projets pour l'éducation.

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comportements de ces résidents, le contrôle des comportements des aides-ménagères, et il arrive également à ce personnel (ici les infirmières) de « gagner le médecin à leur cause ». Enfin, le directeur, Mr Marc, me confie être totalement soumis à ces femmes, qui « pour une raison ou l'autre » prennent des jours de congé qu'il ne peut pas refuser vu leurs explications (enfants malades, enceintes, parents malades, etc.). Ces personnes semblent donc illustrer la figure du groupe « dominant » dans la maison.

Face aux aides-ménagères et aux résidents, le personnel de soin possède donc une sorte de pouvoir disciplinaire, qui ne punit par réellement mais dresse les corps (Foucault 1975), illustrant un engagement « asymétrique » où « une grande incertitude règne alors, du point de vue de la personne qui ne maîtrise pas cette forme de coordination » (D odier 1993 : 79). Ce pouvoir est renforcé, dans le cas des résidents, par le sentiment que « tout se sait », faisant écho au dispositif panoptique. Aides-ménagères et résidents, semblant tous deux avoir intériorisé le comportement adéquat en présence du personnel de soin, se réunissent parfois pour protester silencieusement contre ces « dominants », ils créent alors ensemble le « texte caché » (Scott 2008), leur permettant de trouver un équilibre, un sens, au sein de l'institution. Les résidents, face à cette mise à distance du personnel soignant, apprennent également à rechercher leurs « personnes de coeur » parmi les autres membres du personnel, dont les « électrons libres », ayant la possibilité d'établir une distance physique (en effet, leur travail n'est pas continuel, contrairement au « care »). Ces derniers se voient parfois attribuer des sentiments plus forts qu'ils n'éprouvent envers les résidents, amenant alors la déception de ces-derniers.

« Parler de l'organisation d'un monde [...] c'est une autre façon de parler de la distribution des savoirs et de leur rôle dans l'action collective » nous dit Becker (1988 : 88). Il s'agit également de parler de la distribution du pouvoir comme je viens de montrer. J'ai tenté dans ce mémoire d'élargir le monde étudié, en y intégrant des acteurs oubliés : parmi d'autres, les aides d'entretien, les secrétaires et les personnes « du bureau » (administration). En effet, ces personnes ne semblent pas recevoir de crédit sur la scène extérieure, il n'en est fait, par exemple, aucune allusion dans le dépliant publicitaire de la maison, comme si seul le personnel médico-social « savait » comment prendre en charge et donc avait l'autorisation, la légitimité de le faire. Dans ce travail, je « repeuple » (Hennion 1993) ce monde en y intégrant des acteurs qui n'ont certes pas le même « savoir » que celui du personnel médico-social, mais qui entrent toutefois pleinement dans l'« épaisseur collective » (Menger 1988 : 12) de la prise en charge de la MRS observée.

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J'ai tenté donc de comprendre « la version définitive » (Becker 1988 » de la prise en charge, sa concrétisation, sa structure, son « épaisseur pragmatique » (D odier 1993). Comment, en d'autres termes, un « monde social » prend forme, prend vie, alliant passé, présent, et aspirations futures. « La » réponse me semble s'illustrer sous forme de schéma où tous les éléments contribuent à l'activité primaire : assurer le bien-être des résidents.

Épaisseur du monde observes

Schéma où chaque élément, tant matériel qu'immatériel, influence l'« ici et maintenant », le tout s'ordonnant d'une manière exclusive, formant l' « ordre négocié » de la prise en charge dans cet établissement spécifique. Cet ordre se négocie entre acteurs, chacun tentant « à tout instant de mettre à profit sa marge de liberté pour négocier sa participation, en s'efforçant de manipuler ses partenaires et l'organisation dans son ensemble de telle sorte que cette participation soit payante pour lui » (Crozier et Friedberg, 1977 : 90). Les soignants, les résidents, les aides-ménagères, les aides-logistiques, les électrons libres, etc., tous les acteurs en jeu tente de trouver leur propre équilibre dans la maison, selon la place qu'ils occupent et via différentes stratégies. La personne peut y voir « la preuve importante qu'[elle] est encore son propre maître et qu'[elle] dispose d'un certain pouvoir sur son milieu » (Goffman 1968 : 99). Ainsi, l'ordre négocié de la maison de repos et de soins observée peut s'apparenter à une forme de jeu de rôle : l'acteur devient le personnage qui fait preuve d'auto-réflexivité et de créativité, mettant à mal l'image d'une organisation bureaucratique rigide et paralysante ; le

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principe du jeu est de laisser ces acteurs créer l'histoire au fur et à mesure, en faisant leur choix parmi les options proposées et ce, à chaque situation ; la partie se déroule à l'intérieur du bâtiment ; le nombre de joueurs varie dans le temps et l'espace, allant de 50 à 100 personnes ; le but affiché est de garantir le bien-être des personnes âgées ; et le but recherché, de trouver un équilibre de vie / de travail au sein de l'établissement. L'astuce, car il y a toujours une astuce aux jeux de société, est d'établir un plan, entendu ici, un organigramme (Règles du jeu inspirées de Planet'Anim : Jeu et activités sportives).

Ainsi, si « l'interaction est guidée par des règles, des normes et des obligations [...], ses résultats ne sont pas considérés comme toujours ou entièrement prévisibles » (Strauss 1992b : 18). Les acteurs créent l'histoire, ils en sont les héros. Toutefois, il faut préciser ici que si ce mémoire s'attache aux formes d'arrangement, aux contournements, aux prises d'initiatives, cette « vie clandestine » reste peu visible. Sa mise en avant dans ce travail laisse à penser que les négociations forment la part principale de l'organisation de la maison, or, les acteurs semblent tout d'abord respecter les règles formelles. Les ajustements s'y ajoutent par la suite.

Entre « domicilati on » - illustrée sur la scène extérieure par la domiciliation et sur la scène intérieure par l'appropriation des espaces privés (les « marqueurs »), par la promesse du respect de la vie privée, d'autonomie, etc.-, « palliativati on » - illustrée sur la scène extérieure par l'obligation pour les MRS d'introduire une « fonction palliative » dans la maison et sur la scène intérieure par la garantie de confort, de liberté, par la garantie d'un personnel au service des résidents, etc. - , « hospitalisation » - illustrée sur la scène publique par une autorisation à traiter des cas de plus en plus difficiles et techniques en MRS et sur la scène intérieure, par une architecture dite « hospitalière », par l'utilisation du terme « patient », par un certain « santéisme » --, la maison de repos et de soins se voit balancée.

Aller au-delà de « ces grands partages », tel a été l'objectif de ce travail. J'ai ici tenté de « suivre les acteurs » (Dodier 1993), de rendre compte comment ces derniers « forment un monde » (M oliner 2013), « tiennent ensemble » (Hennion et Vidal-Naquet 2012) ; se coordonnent et s'ajustent (Mintzberg 1998 ; Dodier 1993) ; coopèrent (Becker 1988) ; s'entraident, entrent en conflit, etc.. afin de créer, malgré la tension entre salariés et « reclus » que je crois inhérente à tout établissement de soins (les premiers considérant l'institution comme lieu de travail, les seconds, comme lieu de vie), et malgré un beau melting-pot d'acteurs, un établissement, un monde, qui fonctionne «pas si mal que ça hein ! » (Mr Marc.).

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LISTE DES ENCADRES

Encadré 1 : Le travail des résidents 24

Encadré 2 : L'entraide (1) 31

Encadré 3 : Gérer l'exceptionnel 32

Encadré 4 : Un équilibre déséquilibré (1) - Vers l'aliénation. 34

Encadré 5 : L'avantage des courts-circuits 41

Encadré 6 : Face à la routine 50

Encadré 7 : Les techniques de délégation (1) - « Bystander effect » 51

Encadré 8 : La division temporelle, entre aubaine et enfer ! 53

Encadré 9 : Tirer profit du mouvement 54

Encadré 10 : Une limitation protectrice 66

Encadré 11 : La partialité du directeur en jeu 80

Encadré 12 : Un équilibre déséquilibré (2) - Vers la participation. 94

Encadré 13 : L'entraide (2) 101

Encadré 14 : Les techniques de délégation (2) - Le « sale-boulot ». 110

Premières notes de terrain 122

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développement ou d'urgence Accès, risques, savoirs, restitutions.
http://apad2013.wordpress.c om/appel-a-c ontributions/. Consulté juillet 2013.

COCOM -- Commission Communautaire Commune. http://www.ccc-ggc.irisnet.be. Avril à juillet 2013.

CPSI - Centre de formation Pour les Secteurs Infirmier et de santé. www.cpsi.be. Juin 2013. CSJ-- Centre de séjour de jour. http://www.centredes oinsdej our.be/. Juin à juillet 2013. INFORHOME. http://www.inforhomes-asbl.be/. Octobre 2012 à juillet 2013.

FWSP - Fédération Wallonie des soins palliatifs. http://www.soinspalliatifs.be. Juin 2013. INAMI. http://www.inami.fgov.be/. Octobre 2012 à juillet 2013.

KCE. 2011. Rapport « Soins résidentiels pour les personnes âgées en Belgique : projections 20112025 », Centre fédéral d'expertise des soins de santé. www.kce.fgov.be. Juillet 2013.

Larousse. http://www.larousse.fr/encycl opedie ; http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais. Juin à Juillet 2013.

T.d.b - Tableau de bord de la santé en région bruxelloise. 2010. Publié par l'Observatoire de la Santé et du Social à Bruxelles, COCOM. http://www. observatbru.be/documents/ publications/publicati ons-sante/tableaux-de-b ord-sante.xml?lang=fr

SPF - Service Public Fédéral Economie, PME. 2009. Etude sectorielle des maisons de repos. http://ec onomie.fgov.be/fr/modules/publications/analyses_etudes/etude_sectorielle_ maisons_de_rep os_.jsp.

Ville de Bruxelles. http://www.bruxelles.be/artdet.cfm/5425. Mai à juillet 2013. WEBSENIOR. www.websenior.be/. Avril à juillet 2013.

Documents internes

Répartition des tâches interne au secteur 2. Affichée au le local de pause 2ème

K. Wetzelaer. Fiches de formation : les mesures de contention. Affichées au local de pause.

Profils de fonctions (Aide-logistique, aide-soignante, infirmière (chef)). Reçus de Paola.

Répartition horaire du personnel.

Expo 2003. Notes commentant l'exposition sur l'histoire de la maison.

Convention entre le CPAS et les résidents 2012. Reçus du

Règlement ordre intérieur 2012 directeur.

Organigramme interne 2008.

Organigramme externe 2009.

Répartition des chambres avec grade d'échelle de Katz pour chaque résident.

139

ANNEXES

ANNEXE 1 : Liste des interlocuteurs cités dans ce mémoire ainsi que mon rapport entretenu avec eux et les modalités de récolte de données.

Par « entretien », j'entends un dialogue semi-directif, face à face et seule à seule avec la personne, de durée variable (entre 45 minutes et 2 heures), enregistré sur dictaphone et retranscrit mot pour mot.

Par « conversation », j'entends un échange d'informations plus informel, non-enregistré, parfois en présence d'autres personnes dans la pièce, parfois au détour d'un couloir ou d'une activité. Prise de notes fin de journée et recomposition la plus honnête possible des dialogues.

Par « conversation de groupe », j'entends une discussion générale sur un thème spécifique où plusieurs personnes prennent part, non enregistrée également. Prise de notes et recomposition.

Par « observation », j'entends tout simplement l'observation de la personne, sans entrer dans l'interaction, ni dans l'activité qu'elle entreprend. Prise de notes.

Mr Marc

Directeur de la maison depuis 2007, juriste de formation. Premier contact sur le terrain, il m'a permis d'y entrer. Nous avons eu par la suite de nombreuses conversations et deux entretiens sur rendez-vous. Mr Marc espérait que je le tienne informer après chaque passage, chose que j'évitais.

Mr Moh

Secrétaire principal, il s'occupe de l'accueil un jour semaine et prend un travail administratif les autres jours. Il m'offrait un refuge (l'accueil) lors des moments plus difficiles en début de terrain, ainsi qu'un bon point d'observation des résidents entrant et sortant. Nous parlions de tout et de rien, il m'apprenait le fonctionnement de la maison.

Valérie

Secrétaire d'accueil mi-semaine et ce depuis une vingtaine d'année. Très ouverte et appréciée des résidents ainsi que de moi-même, elle reçoit régulièrement des résidentes, venues passer le temps et faire la conversation. Elle illustrait également un refuge accueillant et sympathique, je passais la voir à chaque visite.

Mme Redman

Ergothérapeute, très appréciée dans la maison. De façon spontanée, elle m'expliquait son travail. Nous conversions plutôt au début de ce terrain, lors des activités, de façon informelle. Je l'ai aidée quelque fois dans le déroulement des activités.

Mme Petit

Directrice du personnel nursing depuis une dizaine d'années. Assez stricte, elle s'attelle à faire respecter le règlement. Nous avons eu une conversation en face à face, le reste était observation (notamment lors des rapports matinaux).

Mme Moreau

Directrice du personnel d'entretien, dite « la chef d'entretien ». Peu de contact. Observation.

Mme Oste

Infirmière chef, secteur 2. Femme très dynamique, très impliquée dans son équipe et fort appréciée. Je lui dois une grande partie de ce mémoire, m'accordant un bon nombre d'heures, elle m'a aidée à mûrir certaines réflexions, à comprendre ce monde de la gériatrie, inconnu au départ. Elle me laissait la suivre dans le local de soin, dans les locaux de rangement, etc. où je l'aidais de temps à autre (ranger les boites par exemple). Nous n'avons eu qu'un entretien, le reste était conversations et observations.

Mr Valentin

Infirmier chef, secteur 1. Ancien gérant d'équipe en hôpital. Moins impliqué dans son équipe, je ne le voyais pas souvent. Nous avons eu un entretien sur la gestion du personnel, le reste était observation.

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Paola

Infirmière, responsable secteur 3 (en attendant l'engagement d'une nouvelle infirmière chef), très ouverte à la conversation. Un entretien.

Thérèse

Infirmière, secteur 2, jeune. Conversations de groupe.

Patricia

Infirmière, secteur 2, nouvelle dans la maison, assez timide et ne parlant pas bien français. Nous avons eu une conversation dans le local de pause, seule à seule.

Marion

Infirmière, secteur 2, jeune. Conversations de groupe.

Mathilde

Aide-soignante, secteur 1, ancienne infirmière au Togo. Travaille dans la maison depuis quelques années, après avoir travaillé dans un autre établissement de soins du CPAS. Une des personne les plus amicales et des plus franches que j'ai rencontrées, nous avons échangé longtemps sur des sujets divers, sous forme de conversations, seule à seule ou de groupe. Je lui dois énormément.

Aïcha

Aide-soignante, secteur 1, jeune maman, très directe et franche mais ne comprenant parfois pas bien mes questions. De nombreuses conversations dans le local de pause et eu détour de couloirs.

Julie

Aide-soignante très jeune, secteur 2. Dans la maison depuis quelques mois. Très douce. Ses réponses restaient très (trop) proches des morts officiels et du règlement. Un entretien assez formel.

Joséphine

Aide-soignante secteur 2, plus ancienne. S'impose facilement dans les conversations. Un peu intimidée par ce personnage, il m'a fallu 2 mois pour lui engager la conversation. Principalement conversations de groupe.

Murielle

Aide-soignante secteur 2, plus âgée. Parle facilement. Conversations de groupe.

Catherine

Aide-soignante secteur 2, ancienne ayant connu « le monde à l'envers ». « Bon tu veux savoir quoi ? » m'a-t-elle demandé après avoir compris que je n'étais pas « du côté du directeur ». Franche et directe, elle me raconta la difficulté du travail d'aide-soignante.

Nicole

Aide-soignante du secteur 2. Conversations de groupe.

Josette

Aide-soignante secteur 2. Dans la maison depuis quelques années. Conversation avec questions précises sur le déroulement de ses journées et conversations de groupe.

Cécile

Aide-soignante, secteur 1. Questions précises sur l'organisation de sa journée et conversations de groupe.

Joëlle

Aide-logistique, jeune, pour un contrat de 12 mois. Je l'ai suivie durant son service et l'ai aidée dans ses tâches de préparation des repas, distribution et aide à l'alimentation des résidents. Personne très franche, et peu investie dans la maison. Conversations, observations et conversations de groupe.

Karim

Aide-logistique, ouvert, dynamique et très souriant, il ne passait pas beaucoup de temps dans le local de pause avec l'équipe nursing mais semblait apprécié de tout le monde, les résidents et moi-même y compris. Il était entre autre chargé de la mobilité des résidents. Conversations de groupe.

Dr. Tudor

Médecin principal de la maison, travaillant au sein de l'établissement depuis 20 ans. Très ouvert. Intéressé par l'anthropologie, nous conversions de temps à autre sur mes observations et les réflexions que j'en tirais. J'ai effectué deux entretiens et de nombreuses conversations. Je lui dois beaucoup également.

Dr. Lemah

Médecin de la maison, présent un jour semaine, je ne le voyais pas souvent. Néanmoins, ma présence aux réunions pluridisciplinaires ne le dérangeait pas, ni mes questions quand un terme m'échappait. Nos conversations s'arrêtent à ces réunions.

Dr. Alsteen

Médecin de la maison que je n'ai jamais vue.

Laurie

Psychologue, arrivée début d'année scolaire 2012. Engagée pour sensibiliser le personnel, elle n'arrive toujours pas à se faire une place. Nous avons discuté à propos du fonctionnement de la maison, elle aussi étant intéressée par ces questions.

141

Céline

Stagiaire avec qui j'ai bavardé une fois. Elle avait peur que je ne répète ses propos donc se montrait prudente au départ. Une fois rassurée sur ma présence, elle me raconte ses impressions sur la prise en charge de la personne. Une conversation seule à seule.

Nadia

Responsable animation, travaillant en binôme avec Mme Redman, et chargée d'activités en extérieur, je n'ai jamais vraiment parlé avec elle, juste des observations.

Mme Tulippe

Assistante sociale. Elle m'a fait faire le tour des chambres lors de ma première visite mais nos contacts seule à seule se sont arrêtés là. Je la côtoyais par la suite durant les réunions pluridisciplinaire et dans les couloirs de temps à autres, mais elle restait principalement dans son bureau, au 3ème étage.

Bernadette

Responsable médicaments, nous nous croisions de temps à autre au détour d'un couloir mais sans grande conversation.

Sandra

Aide-ménagère sous article 60, personne ne parlant pas encore bien français, elle était peu bavarde. Principalement observation et questions précises et courtes.

Jeanne

Aide-ménagère, 20 ans de carrière, très avenante et ouverte. Appelle tout le monde par « chouchou ». Je l'ai suivie quelque fois dans ses déplacements, en profitant pour converser autour de questions très variées. Elle y répondait sans problème.

Christelle

Aide-ménagère, 20 ans de carrière, également très avenante et ouverte. Elle me présenta certains résidents et acceptait que je l'accompagne dans son travail. Personne assez révoltée contre le système de prise en charge de la maison et contre le personnel nursing, elle m'expliqua en longueur la guerre qu'elle menait continuellement, parfois illégalement. Nous avons eu de nombreuses conversations.

Isabelle

Aide-ménagère, 17 ans de carrière, personne posée et agréable à écouter. Nous avons eu une conversation où elle m'expliqua son indignation sur le changement de secteur. Elle répondait sans se cacher à mes questions.

Albert

Homme d'entretien, dit « l'homme à tout faire ». Très apprécié de tout le monde. Nous nous croisions assez souvent, sans pour autant prendre le temps de se parler.

Mireille

Aide-ménagère, sous article 60, peu bavarde et peu encline à répondre à mes questions.

À ceux-ci s'ajoutent les personnes observées tout au long du terrain, dont je reprends les comportements dans ce mémoire, mais de façon plus sporadique, ne nécessitant pas alors l'attribution d'un prénom spécifique.

142

ANNEXE 2 : Conversation entre Mr Marc et moi-même autour du projet de mémoire.

«Bonjour Mme Orban, [...] Vous orientez votre mémoire vers les résidents en fin de vie, ce qui n'a pas été expliqué durant le rendez-vous. [...]. Malheureusement, je ne peux pas répondre affirmativement à votre question de faire des enquêtes/interviews dans le cadre de votre mémoire "la médicalisation de la fin de vie des personnes âgées » (mail du directeur 06/09/2012)

Je répondis qu'il y avait mauvaise compréhension du mot « fin de vie », que dans mon sens, cela signifiait vieillesse et non résidents palliatifs.

« Ok, j'ai bien compris votre explication. Vu que je suis obligé d'envoyer votre projet à mes supérieurs, il est nécessaire que vous m'envoyer une demande sans le mot "fin de vie". Sinon, on peut avoir les mêmes confusions. Est-ce que c'est possible? » (idem 10/09/2012)

Je lui envoyai mon projet officiel

Et le lendemain : « J'ai envoyé votre proposition à mon directeur-générale. Dès son accord, nous avons besoin d'un document officiel de votre école » (idem 11/09/2012)

Je le remerciai grandement

Une semaine plus tard : « Une petite question concernant votre enquête. Nous sommes intéressée de savoir comment les résidents se sentent chez nous. Tenant compte de votre projet, je veux savoir s'il y a une possibilité d'intégrer quelques questions dans votre projet: c.à.d.: (.. il m'explique les questions qui les -- entendu le CPAS -- intéressent) (idem 18/09/2012) »

Ce directeur étant néerlandophone de base, il ne maîtrise pas parfaitement l'orthographe ni la grammaire française.

143

ANNEXE 3 : Organigrammes interne (1) et externe (2).

(1)

ORGANIGRAM -- ORGANIGRAMME

Directeur - Directeur

Ad j u nct-Directeur - Directeur-Adjoirt

EXTE RN

RO91 - nrtzsithérapie NR)

_ _ - racina

L_--___ _ 1.:,,_,,_ D__.__-_

Directe Nursing - Directrice Nursna

 
 

Secretariaat Nursing -

 

Secrétariat Nursing (AIA)

 
 

Hoofdverpleegktrndige Ui -Chef Nursng U1

 

Hoofdv erpleeglarndige U2 -Chef NLa srrg U2

 

Hoafc erpleeglarndipe U3 -Chef Nursng U3

 

Kinesitherapie (RvT) - Kinesthérapie (MRS)

 

E rg otheiapier'Anirnatie - E rgothziapier Aninvation

 

Hoofd Logistiek - Responsable Logstique

Secretanaat Loostek

Nachtrraker- Veileurs de nuit

Administratie - Administration

Boekhouder - Comptable

Tu in man -Jardinier

Minibus

Klusjesdienst- Maintenance

Interne Linineindienst -Service du linge intern

Onder houdsploeg - Equipe Entretien

Restaurant - Restaurant

Dire r3ieseris-SecrétaFe de direction

Onthaal - Accued

Sociaal As sistente Assistante Sxciale

Fakturratie - Facb.iration

Kassa - Caisse

RUSSEL 1G67 BRLJXELLES

(2)

rVoorzitir .ai het OCM's`,' - Président du CPAS

Raad van het OCMW -Conseil du CPAS

Secretaris- eneraal -Secrétaire-Général

Département des finances

Département du personnel

Département des travaux

Département de l'action Sociale (DAS)

Dépa&
·ement de la recette

Nos partenaires exte nes

- Repas ; Les Cuisines Bruxelloises

Linge de l'établissement non-résident ; Servioe du linge Forêt - Pharmade

- Plusieurs fournisseurs

- Les hôpitaux

- Infor-homes (httpïfiwwirLinforharnes-asbl.be/)

Departement des Etablissements et sains médicaux (DE5r
·1) -Directeur-Genéral

E E :--:c-

5gr. -=

_~- --__--: Y: - - -_- E _- a- -
(SAPA- =_er,rice de placement

:E -- - : - -''rue rra> - - -

-- El -

EEE

.. - =-j-ra--

ORGANIGRAr1 -- ORGAFIIGRAI.1r1E

Dr T. « oui, oui, ça va » et me regardant « voilà, un bel exemple d'interaction hein ! » [ils rient]

144

ANNEXE 4 : Conversation entre Mme Oste et le docteur Tudor (20/02/2013).

Dr T. « le fameux clamp là, je l'ai examiné, effectivement, en fait, c'est pas le tube de la sonde

qui est abîmé...[Mme Ab. : « c'est le clamp ! »] c'est le clamp en plastique, qui n'est plus suffisant. mais on sait pas le retirer, il faudrait retirer la sonde pour pouvoir retirer le clamp du tube... »

Mme Os. « oui... mais qu'est ce qu'il faut faire alors... »

Dr T. «ben il faudrait un autre clamp... »

Mme Os. « mais nous, on n'en a pas ici ! c'est en gastro qu'ils ont ça. »

Dr T. « oui mais l'envoyer rien que pour un clamp... parce que j'ai vu que un jour, enfin un

certain moment, elle a gardé sa sonde pendant 3 ans »

Mme Os. «oui ça je sais ! j'en avais parlé avec vous et c'est ça qu'elle est restée longtemps à l'hôpital parce que c'était tout à fait collé à la paroi... mais là, en plus, elle est restée plus d'un mois comme ça, on l'a changée de côté pour pas que ça coule trop...mais il faut quand même heu... »

Dr T. « ah vous croyez qu'il quand même faut changer la sonde alors ? »

Mme Os. « oui, oui, quand on compare avec d'autres patientes, leur sonde est propre hein ! »

Dr T. « mais le tuyau vous le trouvez vieux, ... ou ... ? »

Mme Os. « heu... il faut bien rincer, quand c'est bien rincé, y a pas de problème » [...]

Dr T. « mais Colette (autre infirmière) me dit même que il faut exercer une certaine pression

pour injecter les médicaments par-là ! »

Mme Os. « ah, ça j'ai pas senti... moi je trouve que c'est... »

Dr T. « et on sait pas pincer autrement... ? »

Mme Os. «mais non, mais non, elle est couchée là, c'est du métal là [elle montre l'endroit sur son ventre] toute la nuit et la journée... »

Dr T. « Ah oui... b on... en fait, ce clampage devrait rester... »

Mme Os. « oui en fait, rester ouvert quand il y a l'eau [quand on hydrate la personne] mais une fois qu'il n'y a d'eau, il faut fermer ! [Dr T. : « ah oui... »] mais quand elle bouge, ça s'ouvre et alors là on trouve beaucoup de liquide gastrique, oui oui... [Dr. T.: « ouai, c'est ça... »] mais je crois que ça ne va pas prendre longtemps hein, l'ouverture est assez accessible, il faut une nouvelle sonde et la mettre, ça demande pas longtemps. »






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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon