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Les types de médiations de l'œuvre révélés par la gestualisation du corps-signifiant du visiteur. Pour une ethnographie de l'expérience de visite

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par Audrey PEREZ
Université Pierre Mendès France, Grenoble II  - Master 2 recherche en médiation, art et culture 2012
  

Disponible en mode multipage

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AVANT--PROPOS

Dans le cadre de mon Master 2 de recherche en Médiation, Art, Culture, j'ai souhaité faire progresser mon analyse vers une sociologie de l'expérience de visite. L'enjeu de cette recherche en 3 volumes (Etude: volume 1, Entretiens: volume 2 et Annexes: volume 3) était d'observer les différents types de processus de production du sens chez le visiteur. J'ai donc étudié les différents types de mouvements interprétatifs mis en oeuvre par le visiteur lors de son expérience de visite. Pour la construction d'une terminologie, j'ai qualifié ces processus interprétatifs de « gestes », au sens de différents types d' « actes interprétatifs ».

De fait, je me suis m'intéressée à l'analyse de ces différents types de médiation de l'oeuvre produits par le visiteur à travers ses déplacements et ses discours à l'intérieur de la situation1 de visite. En outre, j'ai étudié différents types de dynamique de visite, en observant les particularités et les ressemblances présentes chez 8 individus. J'ai aussi engagé une réflexion autour de la mise en mouvement, autour de la « gestualisation » des cadres2 de médiation de l'oeuvre.

Dans un second temps, ce cadre théorique m'a permis de construire différentes caractéristiques relatives à l'observation de ces médiations. J'ai procédé alors à la construction de « registres gestuels » au sens de différents types de médiations individuelles et collectives, de différents types de trajets - corporels et mentaux - d'une « gestualisation » de l'oeuvre déployés par le visiteur dans son activité de médiation de l'oeuvre.

En effet, il semble important avant de commencer l'examen de mon objet de recherche, de définir de manière plus précise ce que j'entends par processus de « gestualisation ».

1 Jean Davallon, L'exposition à l'oeuvre, stratégies de communications et médiations symboliques, L'Harmattan, Paris, 1999.

2 Erwing Goffman, Le sens commun, les cadres de l'expérience, les Editions de Minuit, 1974.

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Dans cette analyse, j'ai défini ce processus comme l'ensemble des différents processus de médiation inhérents à la construction du sens et à l'interprétation d'une oeuvre. J'ai étudié la gestualisation comme l'ensemble de différents types de mouvements interprétatifs de visite me permettant d'observer le cheminement du visiteur durant son activité corporelle, symbolique et mémorielle de visite.

La fabrication de différents registres gestuels potentiels m'a permis d'évaluer certains plans relatifs à l'élaboration de la construction du sens chez le visiteur. Mais aussi, de réfléchir sur la relation que le visiteur entretient avec l'espace-temps à l'intérieur de la situation de visite. Cette terminologie des différentes strates de la construction du sens et de l'interprétation durant l'activité de visite, m'a permis de mettre en évidence différents types de plans dans l'activité de réception, à travers différents types de relation à l'image.

Gilles Deleuze 3 parle de différents types de rapports médiatiques à l'image cinématographique, sur lesquels je me suis appuyée pour analyser les différentes strates techniques de la réception de l'oeuvre par le visiteur. Tout d'abord, par la conceptualisation de l'« image-perception », comme la réception d'un ensemble d'éléments agissant sur un centre et qui varient par rapport à lui; mais aussi, par la conceptualisation de l'« image-mouvement », comme la réception d'un ensemble acentré d'éléments variables qui agissent et réagissent les uns avec les autres. Et enfin, Deleuze conceptualise l'« image-action » comme la réaction du centre à l'ensemble.

Cette étape d'analyse autour de l'activité de visite a exigé de ma part un retour sur mon objet d'étude de Master 1, dans lequel je m'étais intéressée au fonctionnement du discours « hypermédiatique4 » de l'exposition. Mais aussi à la manière dont celui-ci permettait au visiteur de devenir acteur, à travers une « gestualisation » de sa pratique d'appropriation du monde de l'oeuvre.

Dans cette perspective, l'activité de visite s'apparentait à une sorte d'exercice de représentation, d'improvisation de sa propre posture de spectateur au sein du dispositif médiatique.

3 Gilles Deleuze, Cinéma 1, L'Image--Mouvement, Editions de Minuit, Collection « Critique », Paris, 1983.

4 Jean Davallon, op., cit. p. 260.

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En effet, il semblerait que « tout groupe assigne des places. C'est de celles-ci que l'on regarde ou que l'on forme la mémoire, remarque Paul Ricoeur dans sa réflexion sur Maurice Halbwachs (2000).5 »

En ce qui concerne la posture de visiteur, sa place ne relève pas exclusivement de déterminations biologiques, mais de places symboliques, d'identités que chacun des individus représente socialement. En effet, on ne saurait penser la relation au visiteur sans penser sa relation sociale au monde: « les souvenirs individuels sont toujours fondés sur des relations sociales, et donc du collectif. 6 » Ainsi d'après Halbwachs, pas d'événement ou de figures gardés en souvenir par le public qui ne présente ces deux caractères : « d'une part, il restitue un tableau singulièrement riche, et en profondeur, puisque nous y retrouvons les réalités que personnellement nous connaissons par l'expérience la plus intime; d'autre part, il (l'événement) nous oblige à l'envisager du point de vue de notre groupe, c'est-à-dire à nous rappeler les rapports (sociaux) de parenté qui expliquent son intérêt pour tous les nôtres.7 »

J'ai donc défini le concept de posture de visite comme le statut emprunté par le visiteur dans sa relation sociale et institutionnelle, à la fois individuelle et collective à l'espace muséal. Mais, cette posture serait également définie selon la manière dont le visiteur se confronte au langage du « visiteur--modèle8 » à travers un statut de négociation de l'oeuvre au sein de l'exposition.

En outre, Halbwachs constate aussi que certains groupes sociaux seraient plus sensibles aux conditions présentes qu'au prestige du passé. Ils organiseraient « leur vie sur de nouvelles bases. (...) Elles (Ces dernières) dessinent les traits d'une société où les barrières que les traditions particulières dressent entre les groupes sociaux seraient abaissées, où le groupe social n'absorberait plus l'individu tout entier, où la représentation du groupe s'élargirait et se fondrait en partie dans d'autres formes de groupements sociaux. Leurs idées et croyances représentent les traditions naissantes de ces groupes sociaux plus étendus où les anciennes représentations seront absorbées.9 »

5 Roger Odin, Les espaces de communication, Introduction à la sémio-pragmatique, PUG, Grenoble, 2011, p. 84.

6 Ibid., p. 85.

7 Ibid., p. 85.

8 Jean Davallon, op. cit. p 15.

9 Roger Odin, op. cit, p. 94.

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Cette description par Halbwachs rend compte de la façon dont les actants sont construits à travers une nouvelle structure, celle de membre (du public) : étant donné que les contraintes hiérarchiques diminuent, les individus prennent le pas sur l'institution et les relations interpersonnelles l'emportent sur les relations sociales définies.

En outre, j'ai analysé ce type de relation à travers celle que le visiteur entretient avec le dispositif d'installation numérique. Je m'étais appuyée sur le concept socio-technique d'« objet-frontière10 » emprunté à Patrice Flichy. Ce concept me permit d'analyser une nouvelle forme de relation du visiteur à l'oeuvre, à travers un redimensionnement de l'activité de visite par la mise en relief d'une pratique de l'écran11. Le visiteur se retrouvait immergé dans un espace « infra-mince12 » de la représentation entre la scène et l'oeuvre.

Dans la poursuite de notre réflexion de Master 2, je parlerais plutôt d'un exercice de « déterritorialisation13 » de la langue du visiteur, et de son interprétation de l'oeuvre. C'est-à-dire que le visiteur se situerait dans une co-construction du sens et de l'interprétation où il opérerait une co-présence, une négociation entre son monde utopique, son imaginaire, et celui de l'oeuvre qui déborderait:

« Se servir du polylinguisme dans sa propre langue, faire de celle-ci un usage mineur ou intensif (...) trouver les points de non-culture et de sous développement, les zones de tiers-monde linguistiques par où la langue s'échappe, un animal se greffe, un agencement se branche.14 » Tout l'enjeu de cette déterritorialisation de l'interprétation et du langage de l'oeuvre se situerait dans un exercice de négociation: entre la représentation du monde de l'oeuvre et celle du monde social du visiteur, à travers un double mouvement de fictionnalisation.

Nicolas Bourriaud quant à lui, dans L'esthétique relationnelle, propose le concept de délocalisation : « l'art n'exerce son devoir critique vis-à-vis de la technique qu'à partir du moment où il déplace ses enjeux15. »

10 Patrice Flichy, L'imaginaire d'Internet, Editions La Découverte, Paris, 2001.

11 Caroline Angé, « Approche des problématiques du texte d'écran », Recherches & Travaux, n° 72, 2008.

12 Georges Perec, L'infra-ordinaire, Seuil, Paris, 1989.

13 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka, Pour une littérature mineure, « qu'est-ce qu'une littérature mineure? », Les éditions de Minuit, collection « Critique », Paris, 1975, p. 49.

14 Ibid., p.49.

15 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Dijon, 2001, p. 69.

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Il me semble qu'il en aille de même dans l'exercice d'interprétation de l'oeuvre. C'est-à-dire que la construction de la représentation du visiteur n'a de sens que parce qu'elle est mise en discussion avec l'intériorisation d'autres représentations.

Dans cette perspective, l'oeuvre ne se réduirait plus à une simple base de données, à la matrice d'un réseau signifiant que les divers publics devraient appréhender. L'interprétation serait à entendre comme un déplacement, une « situation16 ». Pour Wolfgang Iser, le processus de lecture crée en effet une interaction entre deux sujets : « ce que le texte provoque, relève de l'intersubjectif. 17» En effet, il remarque que si les stratégies textuelles ébauchent les conditions de perception du texte, c'est dans la mémoire du lecteur que se déroule l'élaboration du sens de la lecture.

Il décrit le lecteur avec une posture qui oscillerait entre deux : une première posture faisant référence à l'implication, où il saisit une situation; et une seconde posture, celle de mise à distance du texte, où le lecteur associerait cette configuration à des expériences passées de lectures, d'activités de visite ou de situations de vie.

Jean-Pierre Esquenazi, dans son ouvrage « Sociologie des publics », donne l'exemple du film La chambre du fils, de Nanni Moretti, qui raconte la mort d'un enfant du point de vue de ses parents; ce film est évidemment source d'associations d'idées pour tous les spectateurs qui sont aussi parents. La compréhension et le sens ne s'établiraient pour Iser qu'à l'issue de cette seconde étape, ou plutôt de chacune de leurs nombreuses occurrences. Car le processus se poursuit pendant toute la lecture et même au-delà, à travers chacune des articulations ou chacune des pauses du texte qui inciteraient le lecteur à une forme spécifique de distanciation et de remémoration.

Comme constaté chez Iser, je m'intéresse à la situation du lecteur-visiteur dans son activité de visite à travers l'observation de ses habitudes et de ses pratiques usuelles, physiques et symboliques.

16 Guy Debord, « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l'organisation, de l'action et de la tendance situationniste internationale », 1957, p. 324.

17 Jean Pierre Esquenazi, Sociologie des publics, Editions La Découverte, Paris, 2003, p. 13.

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Aussi, semblerait-il que Maurice Halbwachs18 évoque la mémoire comme un phénomène se référant à une somme de faits privés rassemblés par une conscience individuelle, ou aux traces particulières de la mémoire collective.

Concernant mon hypothèse, j'ai essayé de savoir comment le processus d'interprétation de l `oeuvre émerge durant l'activité de visite, en observant les différentes étapes de la construction du sens chez le visiteur à travers l'étude de différents « registres gestuels ». Tout d'abord corporels, spatio-temporels, symboliques et mémoriels, où la mémoire du « corps signifiant19 » du visiteur jouerait un rôle de médiateur de l'oeuvre.

18 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, Paris, 1925.

19 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 51.

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Introduction

Cette réflexion autour de l'exposition et du spectateur s'inscrit dans une problématisation que j'ai commencée durant une grande partie de ma scolarité en école supérieure d'art. Dans le cadre de cette formation, mon statut d'apprentie-plasticienne me donne aujourd'hui d'avoir un certain recul concernant la mise en oeuvre d'un dispositif et d'une mise en espace de l'oeuvre.

En outre, j'ai été imprégnée durant cette période de formation par une réflexion sur la conceptualisation d'un critère d'intentionnalité, véhiculé par la construction du processus de mon propre travail de recherche autour de l'oeuvre.

Lors de cette activité de production d'oeuvres, j'étais amenée à réfléchir sur la place que je proposais à un public potentiel, en essayant de le placer au coeur du processus de production de l'oeuvre. Ce fut d'ailleurs un de mes questionnements concernant la relation du plasticien avec son spectateur, à travers des réflexions autour d'un « pacte de lecture20 » : réflexions tout d'abord orientées vers une forme « d'authenticité » durant la première période de ma formation en école d'art, qui se sont avérées plus en accord ensuite avec des critères de « générosité » et de « don » dans la seconde partie de ce cursus. Ce critère de générosité permettrait à l'oeuvre d'être un vaste creuset de l'imaginaire du visiteur.

De plus, cette pratique individuelle de la conception et de la monstration d'un dispositif d'exposition s'est accompagnée d'une pratique régulière de ce que l'on considère comme la phase de construction, à travers la collaboration à plusieurs montages d'expositions. Celle-ci s'étant déroulée dans des structures culturelles me permettant de m'immiscer dans les « coulisses » de l'oeuvre, à la naissance même de la production de l'événement.

De même, ma culture de l'exposition s'est aussi nourrie de différentes visites de lieux dédiés à la culture artistique, mais aussi de toutes mes autres expériences socio-culturelles au gré des échanges et rencontres que j'ai pu faire.

20 Umberto Eco, L'oeuvre ouverte, Editions du Seuil, Paris, 1965.

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Aussi, ma formation transdisciplinaire de Médiation, Art, Culture me permet de continuer à progresser dans cette réflexion, en me concentrant cette fois-ci de manière plus précise sur les interrelations tissées entre les trois pôles de production du sens, à l'intérieur du système triadique de Peirce (Peirce, 1990) : oeuvre, production et réception.

Enfin, il semble important de constater que ma posture de visiteur régulier au sein de la structure du VOG - dans laquelle je vais poursuivre mon étude de terrain - suppose de prendre quelques précautions relatives à l'apprentissage de ma posture d'observateur.

L'objectif de cette mise en garde vise à se rendre compte de l'importance de se détacher de ses pré-notions, de ses pré-requis sur le lieu d'institution, et de se concentrer sur les conditions de production de ses propres observations, du côté de la fabrication des données dans un espace dédié à l'art contemporain.

Somme toute, la connaissance de ce lieu me donne la possibilité de mobiliser certaines connaissances et compétences sous la forme d'une « observation participante » - au sens de Bruno Latour - qui me donne une idée de la construction d'un certain type de langage et de certains rituels de visite.

I. Une première approche ethnographique du lieu d'enquête

1. Historique du lieu

Implanté dans la ville de Fontaine, le VOG donne directement sur la rue, le long de laquelle passe quotidiennement le tramway près des berges de l'Isère. Il a ouvert ses portes au public en 2005, et compte à son actif plus de 35 expositions en 8 années d'existence.

Ce lieu dédié à la création contemporaine revendique la diffusion d'oeuvres d `artistes émergents ou reconnus, tant sur la scène régionale qu'internationale; avec plusieurs partenariats du VOG avec d'autres institutions culturelles de France, comme par exemple le Centre d'Art du Parc St-Léger à Pougues-les-Eaux pour la co-exposition du diptyque d'Alain Bublex, en 2012 ; mais aussi avec L'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne, plus récemment, dans le cadre de l'exposition de Mathilde Barrio Nuevo.

Du point de vue de son identité, le VOG s'inscrit dans une réflexion institutionnelle autour de l'accessibilité au plus grand nombre, à travers des enjeux liés plus directement à l'action socioculturelle d'un territoire.

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En outre, j'ai remarqué différents types de dispositifs de médiation tentant de répondre aux besoins des différents publics : des médiations individuelles pour chaque visiteur, des visites guidées le samedi, ou ludiques pour les familles (mises en place en 2011).

Mais aussi des visites accompagnées d'outils pédagogiques pour les publics scolaires (assorties d'un dossier pédagogique à disposition des enseignants), ainsi que des conférences d'histoire de l'art et des rencontres avec les artistes.

2. Description de l'espace d'exposition

L'espace d'exposition est constitué de trois espaces: un grand espace de 73m2 constitué d'une grande baie vitrée donnant sur l'extérieur de la rue, et de deux espaces de taille moyenne de 17,08 m2 et 18, 46 m2 donnant sur l'intérieur des habitations.

Soit un total de 109, 17 m2 de surface exposable (Annexes 1, 2, 3 et 4 p. 2, 3, 4 et 5).

Chaque exposition reçoit en moyenne plus de 500 visiteurs, sans compter les groupes et les actions spécifiques. On constate que le VOG accueille, entre le « tout public » et les scolaires, plus de 60 % de personnes de Fontaine, avec un ample travail de communication et de signalétique de proximité.

Chacune des expositions donne lieu à un vernissage qui remporte un certain succès auprès des visiteurs. Pendant la durée de l'exposition, une Médiatrice est chargée d'accueillir le public et de l'accompagner dans sa visite s'il le souhaite. J'ai d'ailleurs notée l'existence d'une atmosphère plutôt conviviale, permettant de tisser des relations régulières avec le public.

II. Protocole de terrain

1. Construction des paramètres d'observation des visiteurs

Dans le cadre de la construction de notre enquête de terrain, j'ai choisi de prendre pour situation l'exposition de Lina Jabbour, proposée au VOG du 24 janvier au 23 février 2013. A cette étape de la recherche, je ne disposais que de peu de renseignements sur l'artiste et sur le travail qu'elle souhaitait présenter. Par ailleurs, mon choix s'est porté sur l'exposition de Lina Jabbour, du fait qu'elle traite de la thématique du voyage, de la déambulation et de l'exil. Je souhaitais donc savoir ce que le processus de l'oeuvre allait produire comme effet sur le visiteur lors de son parcours.

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J'ai choisi ce thème à partir d'un texte informatif de la Médiatrice du lieu, expliquant son processus de production de l'oeuvre : « Lina Jabbour a toujours questionné les notions de voyage et de déambulation. Elle photographie les villes au gré de ses envies, le médium utilisé est souvent le dessin mural qui lui permet de s'approprier les lieux qu'elle occupe. D'origine libanaise, cette artiste vivant à Marseille questionne très justement l'exode21. »

Durant cette observation, j'ai souhaité assister au montage de l'exposition, afin de prendre contact avec la réalisation du dispositif d'exposition pour m'imprégner de l'univers de l'artiste, et faire une première étape d'observation à travers une analyse sémiotique de la mise en scène du dispositif. Mais aussi, afin de comprendre l'éventuelle position de l'artiste vis-à-vis de son futur public.

Puis, j'ai observé avec acuité l'événement, lors du vernissage, afin de dégager une approche globale de la réception de celui-ci, marquant la phase initiale du processus de monstration et de réception du spectateur.

Enfin, je me suis focalisée sur l'étude de la réception des visiteurs en me concentrant sur l'étude de ce qu'on appelle les « visites libres », afin de prendre en compte les caractéristiques inhérentes à la motivation du visiteur.

J'ai émis l'hypothèse d'une expérimentation comprenant 8 individus au total, en observant un panel d'individus issus de catégories socio-culturelles diverses. (Annexe 5 p. 6 à 8). En outre, j'ai effectué cette étude de terrain pendant la première moitié de la période d'exposition, soit environ deux semaines. Mon enquête s'est inscrite dans les créneaux suivants: les mercredis et samedis en priorité, lesquels d'après le personnel du VOG semblaient être les principaux jours d'affluence des visiteurs. Mes horaires d'entretien se sont donc articulés avec les horaires d'ouverture du Centre d'art, c'est-à-dire de 14h à 19h, durant la période du 24 janvier au 21 février 2013 au plus tard.

21 Programmation 2012-2013, VOG, 2012.

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Après examen de certains points méthodologiques inhérents à l'étude de terrain, j'ai essayé de définir les enjeux liés à ma démarche:

« Comment la gestualisation du corps-signifiant du visiteur révèle-t-elle différents types de médiations de l'oeuvre ? »

J'ai donc fait émerger trois pôles de signification, relatifs à la mise en mouvement physique et symbolique du spectateur, où l'interprétation et la réception seraient toutes deux liées aux relations entretenues entre l'espace--temps, le corps et la mémoire.

Pour ce faire, j'ai construit divers « registres gestuels » liés au processus de visite du spectateur. Des registres gestuels corporels, des registres gestuels mémoriels et des registres gestuels spatio-temporels.

2. Une ethnographie du visiteur à partir de la construction de registres gestuels

a) Les registres gestuels corporels

Tout d'abord, j'ai pu distinguer un registre faisant référence à ce que je considère comme un registre gestuel de type corporel (Annexe 6 p. 9).

Ce registre comporte l'analyse:

- de la durée de la visite : c'est-à-dire le temps que le visiteur met pour parcourir l'exposition. J'analyserai son cheminement dans sa relation au parcours.

- du temps passé devant chaque objet d'art, me faisant en effet penser à l'étude de Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pelder22.

- J'ai aussi analysé ce qu'Eliseo Veron appelle des noeuds décisionnels:

« Un noeud décisionnel est donc un point défini par le faisceau de directions possibles à suivre par un sujet arrivé à ce point. Et une exposition peut-être représentée sous la forme d'une configuration de noeuds décisionnels. 23»

22 Jean- Claude Passeron et Emmanuel Pelder, Le temps donné aux tableaux, Marseille, CERCOM/IMEREC, 1991.

23 Ibid., p. 51.

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L'analyse des noeuds décisionnels m'a permis de commencer à prendre en compte le « corps-signifiant » du visiteur. En effet, cette modélisation du cheminement du visiteur permet de se représenter son « trajet » (J. Piaget, 1928), son cheminement sensoriel, corporel et symbolique, au sein de l'espace. C'est-à-dire que d'un point de vue du corps-signifiant du visiteur, chaque point de l'espace pourrait ainsi être conceptualisé comme un faisceau de directions possibles à suivre par le sujet arrivé à ce point. Et ainsi, la trajectoire de l'exposition peut-être représentée sous la forme d'une configuration de noeuds décisionnels.

- de la dynamique de la marche, à travers l'observation du nombre de ralentissements et d'accélérations du visiteur, mais aussi la manière dont il se déplace par une démarche lente, assurée, hésitante... etc.

- de la posture physique, à travers l'observation de la raideur ou de la fluidité du corps - des mouvements, des gestes et de leur amplitude

- la présence ou non de « direction zéro 24» d'un noeud de la visite, qui implique que le visiteur revienne sur ses pas

- La systématisation de gestes spécifiques.

b) Les registres gestuels spatio--temporels

Puis dans un second temps, j'ai analysé ce que je considère comme un registre gestuel de type spatio-temporel. Ce registre comporte l'analyse, cette fois-ci:

- du temps de l'oeuvre, au sens du temps de la technique (au sens de H.T. Hall): c'est-à-dire une analyse sémiotique de l'exposition dans la relation que le visiteur entretient avec la lecture de l'espace et de la mise en scène.

Une analyse au sens de Marie-Sylvie Poli, de ce qu'elle définit comme des textes endo-scéniques aux plans macro-structurel ou micro-structurel, mais aussi de ce qu'elle définit comme des messages endo-scéniques (Annexe 7 p. 10).

24 Eliseo Veron, Martine Levasseur, op. cit, p. 52.

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- de la « proxémie25 » : c'est-à-dire de la proximité et de l'éloignement du visiteur avec les objets et (ou) avec les espaces au sein du Centre d'art et de l'exposition.

- des « espaces potentiels26 », des espaces transitoires, transitionnels (au sens de Winnicott).

- des immersions au sens de Jean-Paul Fourmentraux27, c'est-à-dire: l'analyse des degrés d'immersion des dispositifs proposés à travers l'évaluation du degré d'englobement du corps du visiteur à l'intérieur de l'oeuvre.

- de la relation du visiteur aux espaces vides: c'est-à-dire la manière dont le visiteur réagit, lorsqu'il se trouve confronté à la traversée d'un espace sans objets autour de lui.

- de l'attitude du visiteur face à la recherche d'information à l'intérieur de l'espace d'exposition, au sens de Marie-Sylvie Poli28. C'est-à-dire d'évaluer la manière dont le visiteur se comporte face à la recherche et à la lecture des informations textuelles et sémiotiques présentes durant son parcours de visite. C'est-à-dire la mise en scène de l'exposition: comment situe-t-elle le visiteur, comment la mise en scène lui est-elle donnée à voir, comment lui est-elle présentée, comment la mise en scène textuelle propose-t-elle au visiteur une explication?

- Et l'analyse de l'attitude du visiteur face à l'ordre chronologique du parcours d'exposition, en m'appuyant sur les résultats proposés par Eliseo Veron dans son ethnographie du parcours d'exposition.

c) Les registres gestuels symboliques et mémoriels

Enfin, dans un dernier temps, j'ai analysé ce que je considère comme un registre gestuel de type symbolique et mémoriel (Annexe 8 p. 11).

25 Edward T. Hall, Le langage silencieux, Seuil, Points Essais, 2007.

26 Emmanuel Belin, Une sociologie des espaces potentiels, Logique dispositive et expérience ordinaire, De Boeck, Bruxelles, 2002.

27 Jean-Paul Fourmentraux, « L'ère post-média, Humanités digitales et cultures numériques », Hermann, Collection Cultures numériques, 2012, p.220.

28 Marie-Sylvie Poli, Le texte au musée: une approche sémiotique, L'Harmattan, Paris, 2002, p. 51.

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Ce registre comporte l'analyse des projections fictionnelles liées à l'interprétation du contexte culturel : d'après E. T. Hall, ce registre s'articule autour de ce que l'on peut considérer comme un temps informel. J'ai analysé dans cette partie la relation du visiteur au récit, sous trois formes: d'abord l'histoire, en temps que relation du visiteur avec les événements racontés, c'est-à-dire la relation que le visiteur entretient avec la thématique du monde utopique de l'exposition.

Mais aussi la relation que le visiteur entretient avec le récit comme producteur d'un « acte narratif29 » : c'est-à-dire le processus engagé par le visiteur dans son activité de construction du sens.

Enfin, en troisième lieu, je me suis intéressée au récit du point de vue d'un discours: c'est-à-dire la relation que le visiteur engage dans la co-construction du sens entre le monde de l'oeuvre et son monde intérieur. Cette étape du processus de l'activité de visite développe la relation du visiteur avec la phase de négociation de l'oeuvre. De façon plus précise, j'ai analysé les caractéristiques de la construction du récit fictionnel à partir des modalités de surgissement des représentations du visiteur.

Les types de sous--registres gestuels narratifs du visiteur:

- Mode fictionnel : faisant appel à l'histoire, à l'univers de l'oeuvre

- Mode documentarisant : faisant appel à la remémoration du récit de l'expérience de visite en prenant du recul

- Mode du témoignage : faisant référence à la manière dont le visiteur a vécu cette expérience à travers une retranscription des émotions

- Mode fabularisant : faisant appel à la manière dont le visiteur invoque son système de valeurs et de représentations sociales

- Mode moralisant: en référence à la transmission de ces valeurs.

29 Gérard Genette, Figures, essais, Editions du Seuil, Paris, 1966.

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Les types de registres gestuels symboliques: Mode esthétique

- Analyse des impressions sensorielles de visite: l'ambiance globale de la réception de l'exposition, la prise en compte du ressenti du visiteur à travers une qualification de ses émotions. Par exemple à travers des critères d'attention, d'amusement, de tristesse, de colère, de peur, d'anxiété, de dégoût, de bien-être, de bonheur, de surprise, de honte, de révolte, de tension et/ou d'ennui.

Mode artistique

- Analyse de la construction d'un énonciateur appartenant au domaine de l'art (étiquette artistique). Attribution d'un nom propre (à partir de recherches biographiques, d'analyses thématiques et stylistiques, de comparaisons avec d'autres artistes, et d'histoire de l'art).

Les types de registres--gestuels mémoriels:

- Des types de modalités de remémoration: l'étude se concentre sur l'analyse des images-souvenirs30, au sens d'informations me permettant de recueillir en partie la manière dont le visiteur construit son interprétation symbolique de l'oeuvre. Mais aussi le « lieu31 » d'où le visiteur parle de sa culture. D'où le visiteur se situe par rapport à l'objet.

Mode intime

Le visiteur fait appel à un souvenir à partir de son propre vécu. Roger Odin entend le « mode intime » comme le mode par lequel le visiteur revient sur sa vie et son passé familial.

Mode privé

Le visiteur fait appel au souvenir à partir d'un passé commun, d'un événement ou d'un vécu socio-historique collectif, faisant référence à un groupe social défini. Faire revivre le passé de façon collective, c'est ce qu'Edward S. Casey (1987) appelle le « reminiscing32

30 Gilbert Simondon, « Imagination et Invention (1965-1966) », Chatou, Editions de la transparence, 2008, p.206.

31 Michel de Certeau, La culture au pluriel, Christian Bourgeois Editeur, Collection Points Essais, Paris, 1980, p.193.

32 Roger Odin, Les espaces de communications, Introduction à la sémio-pragmatique, PUF, Grenoble, 2011, p.86.

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Chapitre 1

Analyse socio-poétique de l'espace
Une socio--sémiotique de l'acte de création

Dans cette partie de la recherche je me suis concentrée sur l'analyse du processus de création, à travers l'observation et la participation aux différentes étapes du montage de l'exposition intitulée Nuages de poussière de Lina Jabbour, du mardi 15 janvier au samedi 19 janvier 2013.

Sous la forme d'un carnet de bord qui retrace mon expérience du montage, j'ai essayé de mettre en évidence les divers enjeux inhérents à l'acte de création, en m'intéressant plus précisément à la manière dont dans l'organisation du travail de création, les acteurs s'articulent autour de la technique, par l'analyse des étapes de production de l'oeuvre et des différents types d'interrelations.

I. Mardi 15 janvier 2013, 9hOO, au VOG

Aujourd'hui, c'est mon premier jour d'observation du montage de l'exposition. Celui-ci ayant déjà commencé un jour auparavant, je me sens un peu stressée à l'idée de ne pas avoir été présente dès le premier jour du montage car je n'avais pas encore terminé mes partiels du premier semestre. Par la vitre du tram, je jette un coup d'oeil à l'extérieur: c'est la tempête de neige!

Lorsque j'arrive devant la baie vitrée du VOG, j'aperçois un homme qui semble s'occuper de recouvrir les murs d'enduit et de plâtre, comme s'il effaçait les traces des stigmates de l'espace laissées par l'exposition précédente de Marc Desgrandchamps (du 15 novembre au 22 décembre 2012). Il semble être l'un des premiers acteurs présents sur le site, et je lui fais signe de me laisser entrer. Une demi-heure plus tard, ce fut ma première rencontre avec Lina, l'artiste, et avec son jeune assistant Anthony, étudiant de 3ème année à l'école d'art de Clermont-Ferrand.

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Petit à petit, la Médiatrice du lieu, Clémence, les rejoint pour revêtir à son tour une combinaison et un masque, me faisant penser aux tenues des agents de décontamination sanitaire comme celles utilisées dans les zones irradiées par les accidents nucléaire comme à Fukushima. (Annexe 9 -- p.12)

Avant de commencer à travailler dans le dernier espace au fond du VOG, Marielle, la directrice du lieu d'exposition, réunit la plupart des acteurs du montage (sauf le plâtrier), afin de faire un petit débriefing sur la manière dont l'artiste souhaite organiser son temps en fonction de l'appropriation des différents espaces d'exposition.

La discussion s'orienta essentiellement autour du temps dédié à chaque espace, en fonction de la progression du montage, mais aussi en fonction de la gestion du temps par rapport aux différentes techniques employées. Comme une sorte de micro--management, le dialogue s'organise autour de la gestion de la production et de l'accrochage des oeuvres selon la deadline du vernissage, fixé au jeudi 24 janvier à 18h00. (Annexe 10 - p. 12). Au cours de la discussion, Marielle demanda à Lina de réfléchir dès le début de la semaine au prix qu'elle comptait attribuer à ses oeuvres, afin qu'elle puisse les assurer pendant le temps de l'exposition.

La discussion se concentrait davantage sur la « post--prod », comme par exemple le nombre de catalogues (environ 300) mis à la disposition des visiteurs. Mais aussi sur la qualité du travail de la personne chargée de la communication. A cet instant, j'eus l'étrange sensation que la réalisation du montage semblait n'être finalement plus qu'une « formalité », en observant l'orchestration méticuleuse du travail, de la réflexion et de l'organisation préalablement pensées par les divers acteurs au cours de leurs échanges.

Cependant, je savais par expérience que cette illusion était simplement le reflet de la longue préparation effectuée au cours de l'année. D'ailleurs, j'ai remarqué que le traitement du catalogue de l'exposition pour le visiteur avait été pensé par Lina comme une sorte de prolongement de l'expérience de visite, un album « perceptif » pour que le visiteur puisse poursuivre son expérience sensorielle au--delà de l'espace d'exposition. (Annexe 11 - p. 13) : « Lina Jabbour est une artiste d'origine libanaise basée à Marseille. Son support de prédilection est le dessin, qu'elle qualifie d'espace--plan où tout est possible.

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Au VOG, son exposition Nuage de poussière alterne avec des dessins muraux, des dessins sur papier et des dessins sur calque nous plongeant dans une atmosphère orangée évoquant autant ouragans, tempêtes de sable qu'essais nucléaires. Des formes solitaires, palmiers, voiture égarée, océan bouleversé apparaissent et semblent s'effacer, filtrées par la couleur et menacées de disparition. Après avoir travaillé sur le thème de l'errance et de l'exil, elle évoque désormais un nouvel univers intérieur, où la douceur apparente réussit à contenir une émotion parfois violente. Elle nous immerge, une fois de plus, dans une ambiance très particulière où se mêlent onirisme, beauté et destruction.33 »

A la fin de la discussion, Lina commença à m'expliquer l'essence même de son processus de travail en me montrant certaines photographies et vidéos l'ayant inspirée sur Internet. C'est le cas par exemple, de la vidéo Castle Bravo34 sur Youtube (Annexe 12 - p. 14) montrant les conséquences des essais et des accidents nucléaires du 1er mars 1954 dans les atolls habités de Rongelap, Rongerick et Utirih, contaminés par les retombés de l'arme nucléaire. Sa série de 9 dessins, Castle Bravo, est constituée de « Rayures horizontales sur papier calque (qui) représentent des palmiers courbés sous le fouet d'un vent provoqué par une explosion atomique.35»

Et c'est le cas aussi des photographies lunaires d'une tempête36 de sable survenue à Ryad en 2009, tirées de l'actualité internationale37 et se rapportant à son triptyque intitulé Tempête orange. Cet article titrait: « Une impressionnante tempête de sable a frappé la capitale de l'Arabie Saoudite, mardi 11 mars 2009. (L') un de nos observateurs sur place est sorti pour photographier les rues désertes, au coeur de la bourrasque38. » Ahmed, photographe-témoin de la scène, commente son expérience : « La tempête est arrivée en quelques minutes, c'était assez étrange! Tout d'un coup, tout a changé, la ville entière est devenue orange. Le sable est resté quelques heures, puis a disparu.

33 Texte introductif au catalogue de présentation rédigé par le Maire et l'Adjoint à la Culture de la Ville de Fontaine.

34 www.youtube.com.

35 Laetitia Giry, Sous la tempête, Le Petit Bulletin, rubrique Exposition, Centre d'art, n° 875, 2013, p. 7.

36 www.youtube.com.

37 www.observers.france24.com.

38 Ibid.

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Il y a eu beaucoup d'accidents à cause du manque de visibilité. On n'a pas l'habitude des tempêtes de sable. On a souvent des vents très violents ici, mais on n'a jamais vu ça ! » (Annexe 13- p. 14)

En outre, je remarquai comme trace sociale de la mémoire du passage de cette tempête, la prise de parole d'un des internautes de ce site; le 30 mars 2009, il avait commenté ainsi les photographies d'Ahmed : « Salâm aaleykoum, un très bon rappel pour ceux qui croient. Merci. » Peut--être avait--il interprété cet événement comme un message de Dieu, une mise à l'épreuve de l'Homme, une réflexion sur notre bref passage sur Terre à travers une prise de conscience de l'importance de la préservation de la nature - ainsi qu'une réaffirmation de la place infime de l'Homme au sein de l'Univers : « On reviendrait ainsi à une certaine genèse du dessin en train de se créer, retrouvant par là même le souffle d'espoir que la peur et la destruction balaient d'un trait. Comme un combat entre la puissance créatrice et la fragile réalité.39 »

En outre, Lina m'a confié que cette relation médiatique et engagée avec ces photographies et ces vidéos était inscrite dans un processus de création davantage lié au traitement de l'image et aux différentes modulations du phénomène (du processus de production de l'oeuvre), plutôt que dans l'expression d'un parti pris militant. Elle m'a aussi expliqué choisir tout d'abord des images en créant des captures d'écran à partir de son ordinateur.

Au fur et à mesure de la production de l'oeuvre et avant même la création de son dessin, elle m'a décrit les traitements numériques successifs infligés à la photographie à l'aide de Photoshop, lui permettant de jouer sur les différents paramètres de l'image afin d'arriver à une sorte d'épuisement. Enfin, comme des sortes de guides lignes, ces photographies lui servent de modèle pour réaliser ses dessins finaux.

Vers 10h30, en descendant boire un café avec l'équipe dans le bureau du VOG, la discussion était centrée sur la rencontre prochaine de Marielle avec le directeur artistique du Musée d'art contemporain de Lyon, Thierry Raspail, chargé de la Biennale d'art contemporain, pour lui proposer de publier un article sur le VOG en 1ère page du catalogue Résonance40

39 Laetitia Giry., op.cit, p. 7.

40 www.culture.lyon.fr.

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(diffusé à environ 30.000 exemplaires): regroupant l'actualité de plus de 90 centres d'art, galeries privées, institutions culturelles et associations d'artistes durant la Biennale de Lyon. Comme une sorte de parcours qui permet au public le plus large d'avoir accès, dans l'agglomération lyonnaise et en Région Rhône--Alpes, à plus de 130 événements.

Au fur et à mesure du déroulement de la journée, le processus de l'oeuvre commençait de manière discrète et silencieuse, à envahir l'espace. La ligne semblait être l'un des vecteurs de la mise en action du processus de l'oeuvre. Tel un voyage, une déambulation de la gestualisation du tracé au coeur de ses dessins, le territoire de l'oeuvre se métamorphosait progressivement au rythme de ces lignes de fuite.

La variable cataclysmique semblait faire corps avec le mouvement presque organique de ses dessins, comme un motif inscrit dans la forme, un crissement de la ligne, une vibration sonore envahissant l'espace d'exposition. A travers l'espace, la voix du créateur semblait entrer en disjonction: « Nous devons envisager la forme dans toute sa plénitude et sous tous ses aspects, la forme comme construction de la matière, qu'elle se manifeste par l'équilibre des masses, par les variations du clair à l'obscur, par le ton, par la touche, par la tache, qu'elle soit architecturée, sculptée, peinte ou gravée.41 »

Lina continua à me parler de son travail, en me montrant certaines de ses oeuvres sur son site Internet. L'obsession de l'espace plan--lignes semble contaminer l'ensemble de ses oeuvres: « Tandis que le tremblement de terre existe indépendamment du sismographe et les variations barométriques en dehors des traits du curseur, l'oeuvre d'art n'existe qu'en tant que forme. En d'autres termes, l'oeuvre n'est pas la trace ou la courbe de l'art en tant qu'activité, elle est l'art même; elle ne désigne pas, elle l'engendre.42» C'est, en effet, ce que j'ai pu ressentir en me projetant dans sa pièce intitulée Dodéka, réalisée en 2011. (Annexe 14 p. 15).

Dans une réinvention perpétuelle de la ligne, la vibration de la couleur entrait en résonance, en dialogue et en disparition jusque dans les moindres recoins de l'espace.

41 Henri Focillon, Vie des formes, suivi de : L'éloge de la main, 1934, Quadrige/PUF, édition 2010, p. 3.

42 Ibid.

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La fascination de Lina pour le mouvement semblait sublimer le murmure de l'explosion de la couleur au sein de ses divers espaces fantomatiques. La série Castle Bravo, composée de 9 dessins réalisés à la mine graphite sur du papier calque nous plonge au coeur de ce processus, où le mouvement de la ligne semble s'effacer progressivement au fur et à mesure de notre passage dans l'espace.

L'ondulation et la sensualité des matières et des formes s'entrechoquaient dans un va--et-- vient entre l'espace plan et la ligne. Mon regard semblait se situer dans une zone indéterminée de flottement entre plusieurs espaces frontières, où la perception infra--mince de l'espace sonore vacillait entre présence et absence de la ligne.

Le montage commença dans l'espace n° 3 (Annexe 15 - p. 15) le plus éloigné de l'entrée du Centre d'art, comme s'il se construisait dans le mouvement inverse du sens de circulation du visiteur dans l'espace. Le sol était recouvert de bâches, l'espace était clos; nous y accédions en traversant deux sas hermétiquement fermés, me faisant penser aux différents sas de décontaminations lors d'une épidémie, d'un accident nucléaire, ou bien lors de fouilles archéologiques permettant de délimiter, protéger et sécuriser l'espace de production de l'oeuvre.

Tels des mineurs ou des scientifiques, Lina, Anthony et Clémence enfilèrent leurs combinaisons et leurs masques. L'orchestration du processus de production de cette installation commençait à prendre forme. Chacun de ces acteurs prenait progressivement possession de son rôle. Guidée par Lina, la production de l'oeuvre émergeait sous la forme de différentes lignes se mettant à vibrer à intervalles réguliers dans l'espace. Tel un instrument, le cordeau dessinait de façon assez expérimentale la partition de Lina dans l'espace. Comme une sorte d'improvisation partagée, l'espace se démultipliait au fur et à mesure de la modulation des gestes de ces trois producteurs.

Partant du ciel (haut de l'espace) pour rejoindre la terre, Lina orchestrait la tension du processus de création au gré du pincement du cordeau (Annexe 16- p. 16).

Progressivement, l'espace se recouvrait d'une fumée noire se dégageant des entrailles de leur instrument (Annexe 17-- p. 16) La répétition de leurs gestes dessinait de manière assez diffuse le motif et l'ombre de cette ligne devenue presque audible.

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La voix de Lina guidait le tempo, instaurant progressivement un véritable dessein par une gestualisation de plus en plus fluide et aboutie entre chacun des acteurs. Par la fenêtre, la tempête de neige continuait son ouvrage...

La persistance de cette vibration environnante semblait avoir contaminé ma perception. Plus les lignes se construisaient, plus j'avais l'impression de me situer à l'intérieur du crissement de la neige sur l'écran d'une télévision. De temps à autre, pour prendre un certain recul sur leur progression mais aussi pour décontracter leurs corps, les trois producteurs descendaient de leurs échelles pour avoir une vue d'ensemble de leur partition. Vers 11 heures, Marielle vint à leur rencontre pour évaluer l'avancement de la production, pour se faire une idée de sa progression dans le temps.

En outre, je me suis vite rendu compte que je n'étais pas vêtue d'une tenue appropriée pour observer ce phénomène: je me recouvrais peu à peu d'une légère pellicule de graphite, m'immergeant progressivement et silencieusement au coeur de l'élaboration de ce processus. Un nuage de poussière presque imperceptible flottait au dessus de nos têtes, envahissant nos voies respiratoires malgré nos masques de protection, comme si nous nous retrouvions sous terre. (Annexe 18 - p. 17)

Deleuze exprime cette sensation au sujet de l'acte de création cinématographique des frères Straub: « (...) La parole s'élève dans l'air, la terre s'enfonce de plus en plus (...) La disjonction (se créer à l'intérieur de la perception) de ce que l'on voit la terre déserte, lourde de ce qu'il y a dessous. La terre se gondole de ce que la voix nous dit. L'espace vide prend son sens au moment où on le traverse. 43» Ma perception visuelle de l'espace clignotait entre la deuxième et la troisième dimension, entre l'illusion du papier et l'appropriation physique de cet environnement englobant en devenir. Durant le montage, un bruit sourd se dégageait des enceintes restées allumées accidentellement dans l'espace, comme une sorte de présence fantomatique.

Au bout d'un certain temps, j'ai eu la sensation de développer une forme d'hypersensibilité aux divers mouvements de ces corps en action.

43 Qu'est--ce que l'acte de création artistique ? Gilles Deleuze - www.youtube.fr

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Durant cette observation, je me suis rendu compte de la manière dont les multiples pressions liées au contrôle et au relâchement du fil du cordeau influençaient l'intensité des diverses modulations, des différentes variations de couleurs. Comme une sorte de danse à l'unisson, la vibration se nourrissait des imperfections de l'espace et de l'épuisement de la gestuelle de ses performers.

En outre, l'orchestration du processus s'accompagnait régulièrement du remplissage du cordeau en graphite, me faisant penser au remplissage d'une arme en poudre à canon, propice à la prolifération de cet acte de résistance44 : « Tiens c'est chargé! » a dit plusieurs fois Lina à ses assistants (Annexe 19 p. 17).

Le dialogue et la concertation semblaient avoir remplacé la raideur mécanique de leurs gestes répétitifs : « Deux traits où l'on recharge le cordeau et après on l'épuise ! » En regardant par la fenêtre, j'aperçois la neige qui continue à tomber, les balcons en brique orange résonnent avec le processus de création, des lignes orangées se mêlent au mouvement incessant des flocons. L'odeur du graphite se répandait de plus en plus au sein de cet espace confiné.

Le motif de la ligne semblait s'être transformé en un algorithme sonore, les prémisses d'un bégaiement de la langue: « (...) l'orage comme l'orage de ton cou cou de tes paupières les paupières de ton sang ton sang caressant palpitant frissonnantfrissonnant et pur pur comme l'orange orange de tes genoux de tes narines de ton haleine de ton ventre je dis ventre mais je pense à la nage à la nage du nuage nuage du secret le secret merveilleux merveilleux (...) 45»

Vers 11h30, l'espace vacillait entre la tension perceptive de la 2ème et de la 3ème dimensions, sous la forme d'une feuille de papier. Lina opérait de façon artisanale quelques retouches au fusain, en gommant certaines imperfections liées à la propagation du graphite lors du pincement du cordeau: « On évolue! Comme on dit en Bénin », s'exclama Lina. L'avènement de cette vibration, de cette ligne de fuite était de plus en plus palpable (Annexe 20 p. 18).

44 Gilles Deleuze, « Qu'est ce que l'acte de création ? »

45 Luca Ghérasim, Le rêve en action, in Héros--Limite, Editions Le Soleil Noir, 1953.

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Ils reprirent le travail vers 14h00. Les trames (les lignes de l'oeuvre) ressemblaient de plus en plus aux traces laissées par la salissure des presses rotatives sur le papier d'impression des journaux.

A cette heure-ci, le rituel se déroulait dans une ambiance assez silencieuse, les gestes étaient devenus plus lents et plus précis.

Après le pincement du fil du cordeau par Lina, je pouvais sentir un certain relâchement de la concentration, comme une sorte de décompression liée à la récurrence et à la précision méticuleuse des gestes à accomplir. Au fur et à mesure de l'épuisement du fil du cordeau, l'irrégularité et le dédoublement des lignes accompagnaient la vibration de l'espace, à mi-chemin entre matérialisation et dématérialisation de l'espace de la représentation.

Tels des artisans de la production du sens, nous pouvions percevoir un certain émerveillement à chaque pincement du fil, qui laissait s'échapper le spectacle lent d'un léger filet de nuage de poussière se diffusant dans l'air. La progression de la ligne dessinait en quelque sorte l'immanence du trait laissé par le passage du fil du cordeau.

Petit à petit, je pouvais presque sentir la pulsation de l'espace de production au gré des aléas et passages des producteurs. Le dehors semblait s'imprégner du dedans. Au cours de cette gestualisation cadencée, le devenir de l'oeuvre s'installait.

Le langage de l'oeuvre continuait à propager son bégaiement; les producteurs commençaient à ne plus pouvoir communiquer de façon lisible, l'épuisement commençait à les envahir et l'intensité de la vibration de l'oeuvre laissait place au relâchement flottant des corps.

Lina exprimait ce rituel à travers l'expression de la mécanique du geste. Sur chacun des trois murs dédiés à l'espace de la production, l'artiste posait graduellement certains jalons permettant de définir les contours du territoire de l'oeuvre.

Le dialogue avec l'espace paraissait de plus en plus fluide. Comme une ombre, une présence fantomatique, le tracé dévoilait le passage de cette vibration. 15h35, Lina me demanda l'heure, le temps semblait être suspendu.

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Au fur et à mesure du remplissage de l'espace, elle se demandait s'il ne serait pas intéressant de laisser les espacements (verticaux) vides, entre les 3 plans (verticaux) de l'espace de l'oeuvre et les arêtes des deux coins de cet espace (Annexe 21 p. 18). En insistant sur la capacité visuelle du spectateur à reconstituer lui-même le raccordement des lignes (horizontales) de façon mentale.

Ayant commencé par le mur de gauche, ils s'attaquaient à présent au mur central de l'espace. Les trois producteurs s'affairaient à l'ouvrage de manière plus affirmée, et reproduisaient l'algorithme initial de leur premier passage sur le mur de gauche. La répétition de l'énonciation produisait une forme de résonance46 (Gilbert Simondon, 1958) entre chacun de ces trois écrans (murs): « Rien n'est plus douloureux et angoissant qu'une pensée qui s'échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l'oubli ou précipitées dans d'autres que nous ne maîtrisons pas davantage. Ce sont des variabilités infinies dont la disparition et l'apparition coïncident. Ce sont des vitesses infinies qui se confondent avec l'immobilité du néant incolore et silencieux qu'elles parcourent, sans nature ni pensée. C'est l'instant dont nous ne savons s'il est trop long ou trop court pour le temps.47»

L'air devenait de plus en plus pesant, comme si la moiteur de la terre envahissait l'atmosphère du processus de création. La poudre de graphite commençait à nous irriter le blanc des yeux. Le fil du cordeau commençait à « scier » les doigts de Clémence. A cette étape de la production, le dialogue semblait être un catalyseur efficace dans l'exécution de ces différents gestes techniques. Le fil du cordeau liait de façon assez fluide les gestes à l'unisson de ces trois producteurs, autour d'une tension silencieuse devenue palpable (Annexe 22 p.19). Le fusain envahissait petit à petit les corps en mouvement des producteurs. La partition de l'oeuvre continuait à se dévoiler au fur et à mesure de la construction de cet algorithme: le processus « machinait! » (cf : Gilles Deleuze) Le fil du cordeau me rappela le fil d'Ariane, et chacune de ces lignes racontait sa propre histoire qui permettait au producteur de tendre vers l'oeuvre. Et le rythme du déroulement et de l'enroulement du fil me fit penser à la toile de Pénélope, tissée le jour et défaite la nuit48...

46 Yves Citton, « Politiques de l'individuation. Penser avec Simondon », Multitudes 18, automne 2004.

47 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 189.

48 Homère, L'Odyssée, 8ème siècle environ avant J.-C.

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II. 2ème jour d'observation: Mercredi 16 janvier 2013

Vers 9h00, à l'intérieur du Centre d'art, 6 personnes étaient présentes: Marielle, Clémence, Lina, Anthony, Zelda (jeune enseignante en formation au VOG) et moi-même).

9h26, la fatigue commence à se faire sentir. Lina, Clémence et Anthony semblaient avoir travaillé sur cette oeuvre jusqu'à 23 heures la veille. En arrivant dans l'espace, je m'aperçus qu'ils avaient réussi à avancer le travail sur le mur central à plus de la moitié de sa hauteur. Un besoin de café commençait à se faire sentir...

Leurs corps commençaient à être contractés, du fait notamment des nombreux gestes répétitifs et minutieux effectués la veille, prolongés jusqu'à tard dans la nuit. Lina et Clémence discutaient d'ailleurs de la manière dont elles avaient essayé de se délasser et de se décrasser, sous la douche la veille chez elles. L'ambiance semblait relativement détendue, mais on aurait dit que ces acteurs n'avaient pas réellement réussi à décrocher durant leur soirée, comme s'ils avaient été obsédés par le mouvement de l'oeuvre.

Ce matin-là, l'espace du VOG s'apparentait davantage à un lieu de vie collectif où chacun circulait (Annexe 23 p. 19). L'espace principal d'exposition prenait des allures de cuisine. Puis après le petit déjeuner, les acteurs reprirent leurs rôles respectifs: telle une représentation où chacun des acteurs retrouve ses marques dans l'organisation sociale du processus de création.

Marielle resta en bas, pour s'occuper de différentes tâches liées à la gestion du Centre durant la matinée. Le sol du dernier espace de l'exposition s'était recouvert d'une fine pellicule de poussière charbonneuse.

Les trois acteurs s'organisèrent autour du réagencement et du nettoyage régulier du dispositif de production technique de l'oeuvre, afin de favoriser le bon déroulement des opérations. Cette étape de cadrage et de recadrage de la zone de production semblait permettre une prise de recul, une certaine visibilité de l'intégralité de l'espace. Lina remplit à nouveau le cordeau, pendant que ses deux assistants redélimitaient un territoire d'action en protégeant soigneusement les « zones non braconnées », au sens de Michel de Certeau.

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Individuellement et collectivement, ils prirent respectivement certaines précautions d'usage, comme des sportifs de haut niveau. Ce fut en effet le cas de Clémence, qui se protégea les mains comme une boxeuse en entourant ses doigts de scotch papier, pour atténuer les brûlures provoquées par les frottements du fil sur ses blessures. (Annexe 24 p. 20)

Le dialogue s'engagea alors autour du devenir de l'oeuvre et de l'avancée de l'agencement de l'exposition.

Lina exprima sa volonté de poursuivre l'épuisement de la ligne à travers le désir d'une saturation de l'espace. La générosité et l'entraide furent les maîtres--mots du tissage relationnel autour de cette production. Lina battait la cadence, Anthony validait le réglage et le guidage des lignes, pendant que Clémence accompagnait ce mouvement à travers la mise en tension du cordeau.

Le contraste entre les différentes modulations colorées des lignes se fit dans un accord collégial, entre les perceptions visuelles de ces trois producteurs. Le mouvement du claquage du cordeau s'enchaînait au rythme de la voix de Lina qui guidait le tempo, l'oreille et la main, telle un métronome.

L'intensité de la tension du fil s'expérimentait sur chacune des lignes. Le réajustement des gestes des producteurs s'accompagnait d'argumentations techniques: changeant au fur et à mesure leur position corporelle comme s'ils devenaient eux--mêmes des outils (Annexe 25 p. 20). En outre, ce réajustement physique s'accompagnait de divers réajustements picturaux, liés aux couches de graphite déposées sur le mur - elles--mêmes dépendantes de la dose de graphite versée dans le réservoir du cordeau de maçon.

L'intensification et la variabilité de la couleur se situaient ainsi autant dans les outils que dans les corps des acteurs.

Les modulations de l'espace semblaient prendre la forme d'une mélodie visuelle où chacun des acteurs rejouait sa propre partition, à travers la mise en discussion perpétuelle de la variabilité technique49 de l'oeuvre.

Telle une guitariste, Lina intensifiait les modularités50 vibrantes de sa couleur au rythme du pincement du fil de son cordeau.

49 Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Les presses du réel, Dijon, 2010, p. 405.

50 Ibid., p. 103.

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Certaines plaisanteries fusaient parfois, générant quelques lignes de fuite51 apaisantes face à la tension mécanique de leurs gestes. Chacun des acteurs commençait à utiliser un champ lexical proche de la notion d'épuisement du trait.

10h 23, la ligne s'abstrayait dans l'espace, et ces diverses trames commençaient à vibrer les unes avec les autres en laissant place à une unité sonore de l'espace. La disposition de cet environnement dans l'agencement global des autres oeuvres semblait définir la fin d'un voyage, la synthèse d'une déambulation. En effet, j'ai presque eu l'impression de commencer le processus par son achèvement, comme l'exprime Bob Dylan dans un de ses poèmes, « Je construis et reconstruis sur ce qui est en attente52 ».

A l'extérieur le soleil se couche, laissant se découper sur Fontaine certaines ombres du VOG comme si l'exposition commençait à envahir la ville, à déborder du cadre de la production de l'oeuvre (Annexe 26 p. 21). Le rythme de la production se fluidifiait, la cadence semblait avoir pris une certaine vitesse de croisière.

Lina entama une discussion au sujet des photographies témoignant de la déflagration de la bombe d'Hiroshima, en expliquant sa fascination autour du questionnement lié aux traces, aux empreintes du passage de la vie terrestre, au passage des corps, des individus, des civilisations: comme une réflexion anthropologique sur l'existence de l'Homme, elle me rappela la pensée nomade de Deleuze: « La vitesse absolue, c'est la vitesse des nomades, même quand ils se déplacent lentement. Les nomades sont toujours au milieu (...) (Ils) n'ont pas d'histoire, ils ont seulement de la géographie.53 »

Cette rythmique commençait à envahir chacune de mes interventions photographiques, ainsi que le rythme d'écriture de mes propres lignes. J'avais l'impression malgré moi, de m'immiscer dans la chorégraphie millimétrée du pincement du fil du cordeau.

D'ailleurs, le crissement de l'enregistrement électronique de mes photographies sur mon téléphone portable semblait suivre le rythme de la production de l'oeuvre.

51 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, Champs essais, 1996, p. 8.

52 Ibid., p. 13.

53 Ibid., p. 39.

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L'avancée de la création ne se calculait plus en fonction de la lumière extérieure ou bien de l'heure, mais en fonction du nombre de barreaux d'échelle descendus, reflétant le découpage d'un Temps en fonction de la propagation du tracé des lignes dans l'espace. (Annexe 27 p. 22)

« Les devenirs c'est de la géographie, ce sont des orientations des directions des entrées et des sorties54 ». La sculpture de l'espace se dessinait peu à peu... à travers la progression de ces lignes de fuite.

Vers 15h06, après la ritualisation de leurs gestes sous la forme d'une transe, les corps des producteurs semblaient enfin apaisés et sereins. La ligne-plan se déployait pour laisser place à la vibration sonore. A cet instant, comme une sorte de performance de l'espace, le devenir des lignes entrait en disjonction. L'onde de choc de l'espace résonnait au rythme du cordeau qui de temps à autre se dédoublait sur cette toile-écran55.

A chaque claquement du fil, je ressentais une sorte d'explosion liée à ma représentation mentale de la détonation du nuage d'Hiroshima. Ce processus assez artisanal de dessin au graphite me fit penser à l'acte d'écriture. C'est comme si l'écriture se dévoilait, en même temps qu'elle se fondait dans l'espace.

« Ecrire, c'est tracer des lignes de fuite qui ne sont pas imaginaires et qu'on est bien forcé de suivre, parce que l'écriture nous y engage, nous y embarque en réalité. Ecrire, c'est devenir, ce n'est pas du tout devenir écrivain. C'est devenir autre chose56. »

Le passage de cette vibration, ce chaos flottant de façon silencieuse se mit en suspens, dans l'attente d'un devenir incertain: plus de cris, plus de vie... seuls présents le passage et l'écho de ce phénomène. Cette atmosphère de suspension dans le temps fut l'objet d'ailleurs, d'un léger malaise de la directrice du VOG, qui avait du mal à évaluer le timing dans cette déconstruction progressive du temps de l'oeuvre. Un léger écart semblait se jouer, entre le langage de la production de l'oeuvre et celle du travail de management et de gestion événementiels de la directrice. Ces deux conceptions du temps commençaient à s'affronter de façon imperceptible.

54 Ibid., p. 8.

55 Jean--Pierre Balpe, Contextes de l'art numérique, Hermès Science, Paris, 2000, p. 115.

56 Gilles Deleuze et Claire Parnet., op.cit. p. 54.

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Vers 17h00, nous entrâmes dans une autre phase de la production de l'oeuvre, où j'avais l'impression de faire corps avec les mouvements et l'épuisement des producteurs. Je me suis rendu compte que j'avais de plus en plus de mal à écrire, comme si je subissais de plein fouet la tension de l'oeuvre. Le temps semble s'allonger, le son du fil qui se déroule et s'enroule semble faire corps avec la production. Puis, l'expression de la temporalité s'exprima en termes de lignes qu'il restait à tracer: il en restait 14. L'excitation et l'attente de la vision globale de l'oeuvre devinrent à cet instant, le centre de toutes les préoccupations.

17h31, la réalisation finale de l'oeuvre allait bientôt voir le jour: plus que 6... 5... Lina rechargea le cordeau, 4... Ils commencèrent à enlever les bâches pour laisser apparaître les contours de l'oeuvre : 3... 2... Ainsi fut tirée la dernière ligne constituant la partition de l'oeuvre. Anthony signifia la fin de cette étape de production en annonçant l'heure: 17h23 (Annexe 28 p. 22).

La nuit était en train de tomber, et en regardant à travers la baie, je vis à nouveau l'espace de production s'y refléter.

18h00, la visite du Chargé de la Culture à Fontaine donna lieu à la première monstration de cet environnement (de cette oeuvre), invité par la Directrice à voir l'avancée du montage en avant-première. Il avait l'air plutôt intéressé par la progression de l'oeuvre et nous fit remarquer que cette ambiance de production assez charbonneuse lui faisait penser aux mines de St-Etienne.

III. 3ème jour d'observation : le 17 janvier 2013

Le montage d'exposition s'étant poursuivi le soir précédent, je ne savais pas encore ce matin-là, dans quel état j'allais retrouver l'espace. En attendant de pouvoir observer la progression du montage, je regardais la neige tomber par la fenêtre du tramway. 9h15, ce matin il semblerait que nous attendions un certain nombre de personnes. Tout d'abord, j'ai pu observer le passage rapide d'une personne en charge de l'affichage et de la communication visuelle donnant aux passants et aux visiteurs les informations pratiques sur l'exposition: Lina Jabbour, exposition du 24 janvier au 23 février 2013, de 14h à 19h, du mercredi au samedi. (Annexe 29 p. 23)

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Ensuite j'ai vu arriver Zelda, une jeune enseignante en formation au VOG, s'occupant actuellement de la gestion des procédures et des textes relatifs aux demandes de mécénat. Puis, j'ai assisté à une sorte de « cafouillage » entre les personnels chargés du nettoyage des baies vitrées du VOG devant intervenir vers 9h00, et l'afficheur de la communication visuelle.

En effet, tenus d'arriver dans les même créneaux horaires, ils n'avaient pas été informés du passage les uns des autres, d'où un léger contentieux dans l'ordre d'exécution des tâches. En outre, l'afficheur de la communication en charge du marouflage du sticker sur la vitre semblait assez pressé, et nous a même confié qu'il venait là pour remplacer exceptionnellement ses employés. Les deux hommes chargés du nettoyage des vitres semblaient un peu perturbés, mais firent tranquillement leur travail en suivant méticuleusement leurs gestes respectifs, l'un étant à l'extérieur et l'autre à l'intérieur du VOG.

Dans un brouhaha général, les acteurs se démultiplièrent, remplissant singulièrement leurs tâches. Lina, Clémence, Zelda, Anthony et moi-même avons été un peu décontenancés au passage de ces divers techniciens, assez pressés dans l'ensemble. Le contraste de temporalité avec la cadence du monde extérieur, paraissait saisissant.

De temps à autre et malgré la tempête sévissant dehors, des passants au pas pressé jetaient quelques regards furtifs vers l'intérieur, tout en continuant leur chemin.

Marielle et Lina regardaient la gestuelle technique des laveurs de vitres, en observant cette tâche quotidienne. Anthony prit son petit déjeuner, pendant que Clémence passait l'aspirateur dans la salle d'à-côté sur le sol maculé de graphite. Zelda discutait avec Marielle, pendant que Lina improvisait au fond du second espace un lieu de travail à proximité de la lumière du jour, pour déballer sa série de 9 petits dessins intitulée Castle Bravo (Annexe 30 p. 23).

Vers 10h30, Lina réfléchit à la gestion de son matériel de production, mais aussi aux systèmes d'accrochage et d'exposition de ses dessins, en écoutant nos suggestions. Zelda proposa d'aller chercher le matériel manquant:

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« clous à tête plate larges, de longueur de 2 à 1,7 cm - bâche un peu épaisse - 2 rouleaux de scotch double--face blanc ou beige, un peu épais de 2 et 7 cm57 ». Pendant que Clémence et moi étions occupées à noter les mesures du mur du 1er couloir devant contenir la série Castle Bravo.

En discutant avec Lina des conditions et des mesures de son accrochage, je me suis rendu compte qu'elle souhaitait installer ses dessins à 1m 60 du sol, parce que cela correspond aux mesures d'accrochage traditionnelles, mais aussi par souci de créer une vision d'ensemble horizontale.

Ce qui est amusant, c'est que cette dimension correspondait pratiquement à la hauteur du regard de Lina, comme si elle nous proposait de manière physique une certaine proximité, une certaine intimité anthropomorphique avec son regard.

Deux équipes étaient en train de se constituer: D'un côté, Lina et Anthony commencèrent à réaliser au fusain le dessin du mur de gauche dans l'espace principal, à partir de la rétroprojection d'un dessin de Lina. Cette image représentait de façon diffuse et presque abstraite, un paysage me rappelant une vue de coucher de soleil avec une mer assez agitée (Annexe 31 p. 24). De l'autre, Clémence et moi étions en train d'investir le mur du couloir faisant la jonction entre le 1er et le 2nd espace d'exposition.

Durant leur production, Lina et Anthony ont été confrontés à une nouvelle problématique technique. En effet, lors de l'exécution du dessin, ils se sont rendu compte qu'il leur manquait un certain obscurcissement de l'espace leur permettant de visualiser précisément les traits du dessin rétro-- projeté.

Ils ont donc demandé à la Directrice s'il était possible de baisser les stores des baies vitrées, afin de créer un dispositif58 propice à la production de ce dessin mural. Mais étant donné le problème d'enroulement de ces derniers, Marielle refusa catégoriquement d'assombrir l'espace.

57 Liste de fournitures écrite par Lina pour Zelda.

58 Jean Davallon, L'exposition à l'oeuvre, Stratégies de communication et médiation symbolique, L'Harmattan, Paris, 1999, p. 22.

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Cette problématique mit nos cerveaux en ébullition, afin d'inventer un agencement59 permettant de faire ce fameux noir indispensable à la réalisation de la pièce. Après quelques minutes de réflexion, Lina demanda à Clémence où se trouvaient les sacs-poubelle destinés au nettoyage du Centre d'art. Nous commençâmes à découper ces larges masses opaques en créant une sorte de tissage entre ces toiles plastique, ce qui permit d'obscurcir de manière temporaire une bonne partie de l'espace principal.

A 16h38, Clémence et moi avions fini d'accrocher les 9 dessins Castle Bravo.

Ne connaissant pas encore très bien la nouvelle Médiatrice du lieu, Clémence, j'ai pu ainsi nouer une nouvelle forme de proximité avec elle. Lina et Anthony en étaient presque à la moitié de la réalisation de leur dessin. Je me suis sentie à cet instant-là, au même titre que toute l'équipe de montage, plongée au sein du processus de fabrication de l'oeuvre qui envahissait progressivement l'espace d'exposition. L'atmosphère générale du montage me permettait de me projeter dans les prémisses de cet événement.

Poursuivant leur dessein, Lina et Anthony s'étaient assis sur des cartons leur permettant de s'installer plus confortablement dans l'espace. J'eus l'impression d'observer le mouvement du spectacle de l'existence: tous deux, fusain à la main, dessinant la métaphore du passage de l'Homme sur Terre. Ce format carte postale me fit penser à la représentation métaphorique de la mort à travers le coucher du soleil, comme si ces deux acteurs étaient en train de tracer un cheminement métaphysique de l'être en devenir (Annexe 32 p. 25). Faisant face au tumulte de l'Océan Pacifique (titre de l'oeuvre) sur leur radeau de carton, ils tentaient de donner vie au son infigurable, au cri de la vie (Annexe 33, p. 25).

Le remplissage des différentes strates de l'image apparaissait comme au cours de la révélation sur le papier d'une photographie argentique. Vers 17h 55, Lina définissait un nouveau territoire lui permettant de déballer le reste de ses dessins. Vers 18h46, Nous venions de découvrir la série intitulée Tempête orange. En me rapprochant de ce tryptique, je fus assez intriguée par l'analogie entre le motif de la vibration colorée faite par le geste de Lina aux crayons de couleurs, et le résultat énigmatique né de la capture photographique par Philippe Trepier60 de l'environnement Trame.

59 Gilles Deleuze, Cinéma 1, L'Image-- mouvement, Les Editions de Minuit, Paris, 1983, p. 220.

60 Photographe de la Ville de Fontaine.

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IV. 4ème jour de montage, Vendredi 18 janvier 2013

9h00, il semblerait que Lina, Clémence et Anthony aient veillé tard la nuit dernière, pour finir le dessin au fusain et commencer à prendre les mesures destinées à recouvrir les baies vitrées du VOG de grands lés de papier calque. En passant en tramway devant les vitrines du VOG, j'ai entre-aperçu l'avancée du montage. Les vitres de l'espace étaient recouvertes de calques, ce qui excita ma curiosité. La tempête de neige de la veille s'était dissipée.

A l'intérieur de l'espace principal, cette pellicule de calque tamisait les rais de lumière en créant une atmosphère englobante et intimiste. « Enrobée dans un cocon agréable à l'oeil...61», cette ambiance me faisait penser à un Ryad marocain. D'ailleurs, elle me fit aussi penser aux différents drapés portés par les Berbères dans leur voyage à travers le désert. A cette heure-là, l'espace était encore assez silencieux.

Le dessin au fusain semblait avoir avancé, durant la nuit dernière. En jetant un coup d'oeil vers les dessins orangés de la série Tempête orange (disposés au sol sur des bâches, avec des poids sur chacun des angles pour redresser le papier déformé), j'eus l'impression qu'ils s'étaient un peu détendus.

En effet, ces dessins avaient été transportés, roulés dans des tubes, d'où une déformation de l'aspect plan du dessin (Annexe 34 p. 26).

J'aperçus dehors, le passage d'une classe d'école primaire devant le Centre. Leurs regards en disaient long sur leur curiosité. Peut-être viendraient-ils bientôt au VOG, pour faire l'expérience de visite de l'exposition.

Comme sur des radeaux en carton, Lina et Anthony continuaient de sculpter le pli62 de leur vague (cf : Océan Pacifique). La poétique du trait accompagnait le léger son du fusain frottant la peau de l'espace. Emouvant spectacle du flux et du reflux de la main du dessinateur, sculptant le passage de sa propre existence.

De temps à autre, Lina et Anthony prenaient chacun à leur tour un certain recul contemplatif sur l'agencement de ce paysage mouvant. Au dessus de leurs têtes, dans la partie supérieure de l'oeuvre, une masse lumineuse surplombait l'horizon.

61 Laetitia Giry., op.cit, p.7.

62 Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Les Editions de Minuit, collection critique, 1988, p. 191.

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Comme la trace d'un voyage à travers l'écriture, j'eus l'impression qu'ils m'invitaient à contempler la réalité de ma propre existence.

Aussi me suis-je rendu compte au cours de ma déambulation dans l'espace global de l'exposition, d'une forme de principe de résonance entre chacune des oeuvres commençant à dialoguer les unes avec les autres. « (Cette réalité) éthique (serait) bien structurée en réseau, c'est-à-dire qu'il y (aurait) une résonnance des actes les uns par rapports aux autres, non pas à travers leurs normes implicites ou explicites, mais directement dans le système qu'ils forment et qui est le devenir être63. »

L'impression d'une fluidité, mais aussi la sensation d'une perception aérienne s'accompagnaient d'un autre mouvement plus proche du sol, me permettant de raccorder ces différents mouvements.

A nouveau, l'atmosphère semblait assez détendue, je pris ce laps de temps pour continuer ma discussion avec Lina sur son travail de création.

Elle commença par me décrire une oeuvre qu'elle avait auparavant réalisée dans une librairie (oeuvre intitulée Parasite et Carnivore, réalisée en 2006), où elle s'intéressait à l'idée du grignotage et au rapport du grignotage à la matérialité de l'objet livre. Puis, je me suis demandé quel type de livres elle pouvait bien lire (Annexe 35 p. 27).

Elle me répondit qu'elle était « mordue de BD » mais aussi de romans, et qu'elle s'ennuyait un peu dans les ouvrages de philosophie, car cela conditionnerait sa pensée et limiterait la production mentale de ses images.

Elle me cita tout de même un ouvrage de Didi-Huberman, intitulé L'Homme qui marchait dans la couleur64. Ce livre définit l'artiste comme une figure inventrice de lieux. Cette posture façonnerait, donnerait chair à des espaces improbables. Son héros James Turrell, inventerait des lieux en passant tout d'abord par un travail sur la lumière, tel un sculpteur qui donnerait consistance à ces choses immatérielles que sont la couleur, l'espacement, la limite, le ciel, le rai, la nuit. Ses chambres à voir, comme il les décrit, seraient construites comme des lieux où voir a lieu, c'est-à-dire où voir deviendrait l'expérience de la chôra (périphérie rurale), faisant référence à ce lieu « absolu » de la fable platonicienne.

63 Gilbert Simondon, L'individu et sa genèse physico-biologique (1964), Grenoble, Milan, 1995, p. 245.

64 Georges Didi-Huberman, L'Homme qui marchait dans la couleur (James Turell), série Fable du Lieu, 2001.

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Quelque chose qui évoquerait aussi ce que les psychanalystes nomment des « rêves blancs ». Cette sculpture de surplombs, de ciels et de volcans est ici présentée comme une fable de cheminements. En sorte que regarder une oeuvre d'art équivaudrait à marcher dans le désert.

Puis, elle me raconta son expérience de work in progress: à l'intérieur d'une cabane dédiée à la production de dessins 24 heures sur 24, en collaboration avec 6 ou 7 autres artistes, à partir du récit des histoires des visiteurs.

Dans l'après-midi, nous commençâmes à réfléchir sur l'accrochage de la série Tempête orange. Cette série était composée d'un tryptique représentant, de gauche à droite: une tempête de sable vue d'une ville, une tempête de sable monochrome plus petite, et enfin, un dernier dessin représentant cette tempête sévissant dans une palmeraie. »... constitué de plusieurs couches de crayons de couleurs, de plusieurs strates appliquées avec patience et minutie, il (le triptyque) enveloppe le regard de vagues d'un orangé chaud et tremblant (...) voitures et palmiers sont rendus fantomatiques, deviennent des silhouettes vulnérables, soumises au voile brûlant d'un crépuscule apocalyptique65(Annexe 36 p. 27)

Lina souhaitait en effet réfléchir sur son accrochage, de telle sorte qu'il puisse se fondre avec les éléments architecturaux disposés au sein de l'espace principal. Comme par exemple, faire attention à ne pas obstruer le champ de vision par des piliers disposés à l'intérieur de l'espace principal d'exposition.

Je commençais à prendre davantage d'assurance vis-à-vis de l'ambigüité de ma posture d'observateur-participant au sein du dispositif de production de l'oeuvre.

Alors que jusque-là, je m'étais trouvée en position soit de créateur (plasticien), soit de monteur d'exposition, soit de visiteur.

Après une nouvelle visite de l'exposition, je me rendu compte d'un certain nombre de principes de résonance, de renvois indiciels66 entre les différentes composantes de l'espace:

65 Laetitia Giry., op. cit, p.7.

66 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 25.

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«Tout ce passe comme si ce qui pourraitfaire que l'exposition peut-être un texte, c'est à dire une cohérence de propositions, reliées entre-elles par un topic, ou un thème commun» (Eco, 1992), se trouvait tellement peu lisible que c'est seulement l'activité du récepteur qui permettrait de définir des articulations, qui feraient émerger des règles combinatoires, et que pourrait alors se construire un thème commun; bref, que le texte en viendrait à être produit.» Le lino orange disposé au sol renvoyait à la tonalité colorée du tryptique, qui elle-même renvoyait à la couleur du catalogue (Annexe 37 p. 28). Et de façon cette fois-ci assez insolite, cette couleur renvoyait à celle du mobilier et à la charte graphique du lieu d'exposition.

De même, telle une atmosphère sonore récurrente dans l'ensemble de l'exposition, la vibration visuelle du tracé créait une sorte d'unité langagière à l'exposition. Les lés de papier calque renvoyaient aux dessins de la série des 9 petits dessins, intitulée Castle Bravo. L'éclairage criard des phares de voiture sur un dessin du tryptique de Tempête orange me renvoyait aux néons de l'espace du VOG...

Après cette observation, je me suis concentrée sur la place hypothétique du parcours du Visiteur modèle67 et de sa déambulation au sein de l'espace. «En effet, dans l'exposition, la question cruciale est moins celle d'une interaction entre l'instance de production et celle de la réception, que la question de la capacité de l'agencement lui-même à être un mécanisme capable de prévoir les mouvements de l'autre et de lui proposer un Visiteur Modèle.68»

V. Analyse socio--sémiotique de l'exposition

1) Analyse du dispositif d'exposition

Avant de poursuivre l'examen des procédures d'institution du fonctionnement langagier d'une exposition, nous nous appuierons sur Jean Davallon pour redéfinir le terme de « dispositif69 ». Il analyse dans un corpus de textes différentes manières de le définir, que nous étudierons dans leur contexte théorique afin de dégager quelques-uns des événements qui auraient marqué son usage.

67 Jean Davallon., op. cit, p. 15.

68 Ibid., p. 15.

69 Ibid., p. 22.

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Lorsque nous évoquons le terme de « dispositif », nous l'engageons tout d'abord au sens de Michel Foucault70 qui le compare à des événements discursifs (Michel Foucault, 1975).

L'ouvrage de Jean-François Lyotard71 inscrit cette notion de dispositif dans une approche de l'oeuvre d'art selon laquelle le désir se mettrait en texte, en scène et en forme. D'après lui, l'oeuvre résulterait d'une mise en forme de dispositifs pulsionnels métaphorisant l'énergie en objet (Lyotard, 1994).

En outre, Jean-Louis Braudy dans un article sur le cinéma, nous démontre comment le dispositif, par sa mise en relation psychique au spectateur, créerait un dispositif générateur d'un effet--sujet (Braudy, 1975). En parallèle à cette référence à la psychanalyse, le terme de dispositif serait également issu de la théorie de l'énonciation (Benveniste, 1974), selon laquelle ce dernier ne se réduirait pas à la parole comme acte d'utilisation de la langue.

Pour Davallon, la distinction entre langue et discours correspondrait à deux modes de signifiance sémiotique et sémantique. Louis Marin l'évoque au sens d'un dispositif perspectif, qui serait en mesure de métaphoriser l'appareil d'énonciation. Celui-ci désignerait la perspective et la composition de figures d'énonciation, où la structure formelle serait située entre énonciation et représentation.

Dans cette perspective, le dispositif serait au service du récit iconique, à la fois parce qu'il s'y inscrirait, et qu'il le transformerait pour représenter l'histoire.

Enfin, pour Eliseo Veron, le dispositif ferait référence à la situation d'énonciation, mais il prendrait en compte ce qui se trouve à l'extérieur de l'objet de langage lui-même. C'est-à-dire qu'il aborderait la relation entre le monde de l'image et le monde réel, où le spectateur concret se situerait. Veron explique ainsi comment l'énonciation dans le dispositif se modifierait en même temps que le statut de la représentation qui serait donnée au monde (Véron 1978).

Finalement, nous pourrions nous demander dans quelle mesure la conceptualisation du dispositif selon Eliseo Veron, pourrait nous permettre d'engager une redéfinition du dispositif d'exposition au travers du récit.

70 Ibid.

71 Ibid., p. 23.

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2) La place du Visiteur Modèle : une analyse du parcours d'exposition

La déambulation proposée par l'artiste commencerait tout d'abord par le tryptique intitulé Tempête orange (objet n°2), car elle figure comme l'un des premiers objets proposés au regard du spectateur. En effet, située dans la continuité de l'axe directionnel de l'entrée du VOG, cette oeuvre semble de prime abord, marquer le début du parcours. Cependant, il est intéressant de constater qu'on peut aussi considérer le début du parcours de visite avant même l'entrée dans le lieu.

C'est en effet ce que suggère Lina, en choisissant de recouvrir les baies vitrées de l'espace d'exposition de grands lés de papier calque. Telle une invitation à la curiosité, à la découverte et à l'immersion dans son univers, elle communique avec l'extérieur du lieu d'exposition en suscitant la curiosité des riverains. Vue de l'intérieur, cette atmosphère tamisée permet au spectateur de s'immerger dans une autre dimension et de l'amener à se déconditionner, à créer les conditions nécessaires de réception de son travail: «Pour Jauss, la réception des oeuvres est une appropriation active, qui en modifie la valeur et le sens au cours des générations, jusqu'au moment présent où nous nous trouvons, face à ces oeuvres, dans notre horizon propre, en situation de lecteurs où d'historiens72

Il est intéressant de constater que la lecture proposée du parcours d'exposition et son pacte de lecture73 ne sont pas les mêmes que ceux suggérés par le plan descriptif de l'exposition (Annexe 38 p. 29). Réalisé par la Médiatrice, ce plan a été initié en numérotant les objets selon la représentation d'un balayage visuel de l'espace, suivant une lecture de bas en haut correspondant dans l'espace à une présentation début et fin. Hiérarchisation plutôt neutre qui reflète une volonté de ne pas être trop directif, ou de ne pas trop influencer les visiteurs dans le choix de leur parcours. «La seule opportunité qui s'offre (alors) est d'aller à sa rencontre (celle de l'oeuvre) avec notre propre horizon...74»

72 Florent Gaudez, Pour une socio-anthropologie du texte littéraire, Approche sociologique du Texte- Acteur chez Julio Cortázar, L'Harmattan, Logiques sociales, 1997, p. 41.

73 Umberto Eco, Lector in fabula, Ed. Grasset et Fasquelle, 1979, p. 62.

74 Florent Gaudez., op.cit, p. 41.

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En outre, nous remarquons que le parti pris de l'artiste est de ne pas superposer textes descriptifs, informations sur l'oeuvre et objets au sein d'un même espace : pas de cartels - ce qui permet de ne pas perturber l'expérience du visiteur concernant les espaces à caractère immersif.

De même, le parti pris de concevoir un catalogue ne retraçant pas l'intégralité des objets présentés dans l'exposition, mais de se concentrer sur les 9 dessins de la série Castle Bravo, renforce la volonté de Lina de laisser le visiteur vivre l'expérience de ce passage : expérience de l'activité de visite comme métaphore du passage de ce visiteur sur Terre, qui avance sur les traces de sa propre existence.

Puis, en avançant à l'intérieur du 1er Espace, le visiteur apercevrait sur son passage le dessin mural (objet n°3) intitulé Océan Pacifique75. Ensuite, il traverserait la série Castle Bravo76 disposée sur le mur de droite du couloir, faisant la jonction entre le 1er et le 2ème Espace de façon particulière. En effet, cet espace-transition dessinerait une sorte de pont, qui créerait un va--et--vient permanent entre les trois espaces.

Par la production de ce non-lieu, cet objet constitue à mon avis, le coeur même de sa problématique liée de façon métaphysique à l'expression du passage de l'Homme sur Terre.

Ensuite, le parcours du visiteur se poursuivrait dans le 3ème espace, dans lequel il lui serait proposé de s'immerger à l'intérieur de ce que Lina considère comme un dessin mural (tracé au graphite par un cordeau de maçon), et que j'aurais envie de définir plutôt comme un environnement. En effet, d'un point de vue général, nous avons remarqué la prédominance technique de matières, de médiums, ainsi que la trace d'outils faisant référence à la gestuelle, à la précision et à la souplesse, mais aussi aux nuances apportées par la technique du dessin.

Mural, environnemental, déambulatoire, le tracé invite le visiteur par sa gestuelle, à réinventer sa propre existence et son cheminement, en se questionnant sur l'essence même de la vie.

75 Dessin mural au fusain et revêtement de sol vinyle, 2013.

76 Série de 9 dessins, Mine graphite sur papier calque 21 x 29,7cm-- 2012.

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En outre, cette observation socio--sémiotique du parcours d'exposition me permet déjà de postuler que l'analyse de l'expérience de visite globale propose une activité potentiellement ouverte, donnant au visiteur une forme de liberté et de fluidité dans sa déambulation.

Du point de vue de l'analyse du cheminement de mon échantillonnage de visiteur, j'ai d'abord essayé de définir différents types de tracés potentiels (sur un plan de l'exposition) par la prise en compte des noeuds décisionnels77 (et directionnels) potentiels, afin d'envisager certains repères spatio--temporels inhérents à la déambulation dans l'exposition (Annexe 39 p. 30).

VI. Jeudi 24 janvier, 2013 : jour du vernissage

16h38, je commence à être un peu stressée... mon ressenti tenant aussi bien à l'empathie qu'à l'accompagnement de la naissance de cet événement.

Arrivée à 18h12 au VOG, j'aperçois Lina au fond de son exposition dans l'environnement Trame, en train de discuter de façon décontractée avec ses visiteurs (Annexe 40 p. 31).

Puis, vient l'heure de l'inauguration de l'exposition par la prise de parole de la Directrice du Centre d'art, du Chargé de la Culture de Fontaine, puis celle de l'artiste expliquant son travail. Une soixantaine de personnes de divers horizons, âgés en moyenne d'une quarantaine d'années, assistent au vernissage (Annexe 41 p. 32).

La Directrice, Marielle Bouchard, parle la première, en introduisant le processus de création de Lina : «... elle nous offre une très belle exposition où se mêlent onirisme et destruction, par la couleur orangée qui nous fait penser à des essais nucléaires...» Elle met d'ailleurs un point d'honneur à décrire l'impression globale de l'exposition vue de jour, en essayant de retranscrire l'atmosphère diffusée par la présence des lés de calque sur les vitres du VOG.

Puis, elle décrit le processus de création d'un point de vue de la relation de Lina avec la Technique et le Temps : «C'est un travail qui est long (...) surtout quand elle (Lina) fait un dessin, elle met un mois et demi à le concrétiser (...) La salle du fond a été faite au cordeau de maçon... tous les 1cm... C'est un travail qui a pris deux jours, c'est énorme! » Ensuite, elle se concentre sur la spécificité du catalogue de Lina :

77 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 51.

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«Cette fois--ci, le catalogue se veut comme une continuité de l'expérience de l'oeuvre de l'artiste, à travers le renvoi visuel du papier calque présent dans le catalogue.» Pour conclure, elle décrit cette exposition comme une sorte de processus expérimental, un dialogue perpétuel du visiteur avec l'oeuvre durant l'expérience de visite (Annexe 42 p. 33).

Edouard Schoene (Chargé de la Culture) poursuit alors l'inauguration de cette exposition en resituant l'univers de Lina à travers l'expression de la singularité de ses dessins : « des dessins, des fresques, le noir, le blanc, le papier, le calque. Des formes, des traits, des évocations... la présence de la photographie.» Puis, il resitue les circonstances de sa rencontre avec l'artiste : «Je suis arrivé pendant qu'elle travaillait avec ses collaborateurs. On avait l'impression qu'ils sortaient des mines de La Mure !»

Il fit un parallèle entre le travail de Lina et l'esthétique du pensable art: de l'art pensable, en faisant référence à deux street artists de Besançon, produisant leurs oeuvres au moyen de cordes enduites de peinture projetée contre des immeubles. Mais aussi avec un concert présenté par La Source (salle de spectacle de Fontaine) quelques jours auparavant : «Le groupe MAM78 a enflammé le public avec un feu d'artifice sonore: énergique et raffiné, sur fond de vidéos dont certaines se rapprochaient de l'ambiance de ce lieu (l'exposition de Lina) que vous avez créée.»

Puis, il finit son discours en réaffirmant l'importance de la place de la Culture dans la Cité, en essayant de rendre le public conscient de l'importance de la mobilisation de chacun, autour de la situation financière délicate dans laquelle les collectivités locales se trouvent actuellement. Enfin, vient la prise de parole assez humble de Lina : «Merci à cette exposition d'avoir pu se faire, et puis... je vous invite à boire un verre... et à discuter avec plaisir devant les oeuvres... Voilà, je ne suis pas très douée pour ce genre d'exercice, donc je préfère que ce soit de manière... en comité plus restreint. Merci encore !»

Soit dit juste pour l'anecdote : le choix de servir de la Pina Colada me semblait refléter ce besoin de représenter de manière dérivée un désir paradoxal de souligner l'exotisme de « ce voyage », comme une invitation à prolonger cette représentation européenne et un peu kitch de « l'ailleurs ».

78 Concert prévu le 17 janvier 2013, 20h30, à La Source, Ville de Fontaine.

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Pour conclure cette première partie, en sondant certaines personnes de façon succincte lors du vernissage, j'ai constaté de bons retours de l'ensemble du public concernant cette exposition.

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Chapitre 2

Analyse de l'expérience de visite

Une ethnographie du corps--signifiant du visiteur

Dans cette deuxième partie de l'analyse liée à la gestualisation de l'oeuvre, je me suis concentrée sur l'analyse de l'expérience de visite à travers une ethnographie du corps-- signifiant79 du visiteur (Veron, 1989). Et cela, à partir d'un échantillon de 8 visiteurs de générations, d'âges, de sexes, de milieux socioprofessionnels et de lieux géographiques différents dans la région, ainsi que de différentes cultures d'origine ou d'appartenance.

J'ai choisi d'informer les visiteurs de ma présence au cours de leur observation de l'exposition, afin de ne pas les perturber pendant le cours de leur visite. Après observation, j'ai pu constater qu'ils ne s'étaient pas réellement sentis mal à l'aise du fait de ma présence et de ma captation filmique. Dans la plupart des cas, ils continuaient leur chemin sans se soucier du regard que je pouvais porter sur leurs agissements. Ce fut une étape très enrichissante, tant par la richesse et la variété des récits, des propositions inférentielles (iconographiques et sensorielles), que par les rencontres et les divers échanges auxquels je me suis confrontée. C'est le cas par exemple de la visite de Fatma, (visiteur n° 1).

A) Analyse du visiteur n°1 : Fatma

Ce visiteur est une étudiante tunisienne de 27 ans, célibataire et qui habite Grenoble. Après mon observation au cours de cet entretien, elle m'a dit avoir été éduquée dans une famille traditionaliste d'enseignants théologiens. Sous l'angle des événements qui auraient marqué sa vie, elle m'a confié avoir perdu son père lorsqu'elle était encore enfant.

Concernant la relation qu'elle a pu entretenir avec l'art et la culture, elle m'a expliqué avoir obtenu récemment un master en communication culturelle en France. Et du côté de ses centres d'intérêt, elle pratique la photographie depuis de nombreuses années et aime écouter de la musique.

79 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 51.

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Le vendredi 25 janvier 2013

Durée de visite: 30 minutes.

Temps passé devant les oeuvres : 25 minutes

Il est tout d'abord important de constater qu'elle a été perturbée, au cours de sa visite, par une médiation faite auprès d'une classe d'élèves visitant l'exposition, et qui me semble avoir un peu modifié le cours de sa trajectoire. (Annexe 43 p. 33)

A l'issue de la visite, elle m'a dit que la principale trace laissée par cette expérience de l'oeuvre se traduisait par une impression omniprésente et sensorielle du rythme. Pour elle, cette exposition exprime une métaphore des différentes étapes de la vie.

Elle commence sa déambulation dans l'exposition par la série Tempête orange, disposée à l'entrée du VOG. Sa démarche est assez détendue, les mains dans les poches, même si elle n'a tout de même pas souhaité laisser son sac et son manteau au vestiaire. J'observe une démarche de visite méticuleuse, avec de longs temps d'arrêt devant les oeuvres et entre chacun des espaces de l'exposition. En notant tout de même certaines accélérations de la marche, lors de la traversée des 2 couloirs.

Elle effectue d'abord un premier trajet chronologique jusqu'à l'environnement Trame au fond du VOG, de façon appliquée et sans dire un mot. Je constate d'ailleurs une certaine hésitation avant d'entrer dans le couloir rejoignant l'environnement Trame, à cause d'une classe d'élèves en train d'écouter la Médiatrice. Comme suggéré précédemment, la présence des élèves dans l'Espace l'a tout d'abord empêchée d'évoluer sans entrave à l'intérieur de l'oeuvre. (Annexe 44 p. 34)

Au début de ce premier trajet, elle avance directement vers la série Tempête orange. Elle jette tout d'abord un coup d'oeil sur le premier dessin de droite (Les palmiers), puis elle avance d'un pas pour se retrouver nez à nez avec ce dessin, et pour regarder de façon plus précise la variation et la technique du trait exprimant les différentes modulations colorées de l'oeuvre (Annexe 45 p. 34).

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Elle balaye ensuite l'intégralité de la surface du dessin, en effectuant un mouvement circulaire du regard allant de bas en haut et de droite à gauche. Puis, elle fait un pas de côté rapide vers le second dessin (Le Monochrome), qui n'a pas l'air de réellement l'attirer. Elle continue son cheminement en s'avançant vers le 3ème (La voiture), et jette un bref coup d'oeil vers le dessin mural (l'installation) intitulé Océan Pacifique, ce qui lui fait faire un pas en diagonale en la déséquilibrant quelque peu. (Annexe 46 p. 35)

En regardant le 3ème dessin de la série Tempête orange, Fatma jette un coup d'oeil circulaire similaire à celui effectué précédemment. Elle semble captivée par la couleur des phares des voitures. Elle fait un pas en arrière pour se détacher de l'oeuvre, puis avance du côté droit du dispositif Océan Pacifique, en croisant ses pieds presque en zig--zag en s'amusant: gestuelle qui s'apparenterait, dans le travail ethnographique d'Eliseo Veron, à une forte implication du visiteur dans son modèle d'analyse typologique des visiteurs.

Elle s'arrête à nouveau, les pieds bien ancrés au sol, les mains dans les poches. A nouveau elle lance un regard, dessinant une direction haut-bas.

Ensuite, elle longue une petite portion du mur opposé à la série Castel Bravo, disposée dans le couloir et faisant la jonction entre le 1er et le 2nd Espace.

Elle s'arrête au niveau du 2ème dessin dans le sens de la marche, puis elle fait un autre pas pour regarder le 3ème en balayant ensuite du regard les trois premiers dessins déjà contemplés. Elle fait un autre pas pour regarder le 4ème et marche jusqu'au 9ème et dernier dessin de la série, en les regardant défiler au fur et à mesure de sa progression (Annexe 47 p. 35).

Elle jete à nouveau un coup d'oeil, en rebalayant rapidement du regard l'intégralité de la série dans le sens inverse de sa progression (vue d'ensemble du dispositif). Et elle marche en direction du 3ème Espace, en regardant au passage par la fenêtre du 2nd Espace qu'elle est en train de traverser. Elle n'entre pas directement dans ce deuxième couloir plus étroit, du fait notamment - comme dit précédemment - de la présence d'abord sonore puis visuelle d'un public scolaire. Mais aussi sans doute parce qu'elle ne peut pas évaluer le volume, la superficie ni le nombre de personnes présentes dans ce lieu, en raison de l'étroitesse du couloir nous y conduisant.

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Fatma traverse le couloir et s'arrête à l'orée de l'Espace 3, occupé par les élèves assis au sol sur la majeure partie de la surface de déambulation au sein de l'oeuvre. Elle prend tout de même le temps, malgré la distance, d'opérer un large balayage circulaire du regard.

Elle se penche un peu vers le mur de droite qu'elle ne peut pas bien regarder, car située trop près de la tranche de ce mur qui lui obstrue le regard. (Annexe 48 p. 36) Elle écoute un bref instant le discours de la Médiatrice, puis elle adresse un sourire à une petite fille... un peu surprise de notre présence.

Puis elle recule de quelques pas, pour laisser passer les enfants qui viennent de finir leur visite scolaire. Pendant que l'Espace se vide, elle commence à s'approcher de l'environnement Trame. Son regard balaye à nouveau et de manière circulaire l'intégralité des 3 espaces--plans plusieurs fois d'affilée, comme si le fait de se retrouver dans un environnement immersif exigeait d'elle de recueillir davantage d'informations sur la spatialisation du dispositif de l'oeuvre.

Nous rejoignons l'Espace n°2 pour laisser sortir tous les élèves de l'environnement, afin de rentrer nous-mêmes dans cet espace. Et Fatma peut enfin avancer jusqu'au milieu de l'Espace 3.

Elle prend progressivement du recul, en marche arrière vers la fenêtre, comme si elle essayait de faire un dézoom général de l'environnement. (Annexe 49 p. 36) Et elle continue à jeter d'amples regards circulaires...

Elle se situe à la frontière entre l'intérieur et l'extérieur du territoire de l'oeuvre, dans une zone infra-mince située entre l'oeuvre et l'expôt (Davallon, 1999). En effet, l'approche de l'installation ne mettrait plus le « regardeur » à l'extérieur du dispositif, mais l'engloberait. Elle le traiterait à la fois comme un percepteur et un participant au monde sensoriel exposé.

Lors de son activité de visite, le spectateur éprouverait en effet un besoin de points de référence stables, d'éléments « dans » lesquels il pourrait se laisser guider vers autre chose: « La pratique de la mise en exposition serait alors de créer un monde clos, saturé d'objets accumulés, un spectacle chargé de sens80 ».

80 Jean Davallon, op. cit. p. 193.

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C'est en cela que l'exposition serait un monde réflexible où les objets seraient présentés pour s'offrir aux visiteurs, qui eux-mêmes seraient là pour les représenter.

Cette mise en scène réciproque de la présence et de l'absence de cet objet-frontière81 inviterait le regardeur vers un ailleurs. « L'oeuvre ne se donnerait pas à voir comme une totalité spatiale parcourable par le regard, (mais) comme une durée à parcourir82 ».

J'observe que Fatma pose le pied gauche dans le prolongement de ce qu'elle regarde, et le second perpendiculairement au premier: c'est-à-dire ouvert à 90° vers l'extérieur à droite. Puis, elle fixe un moment le liséré noir sur lequel reposent les 3 plans de l'environnement. Puis, elle se rapproche ensuite du mur de droite, de la même façon qu'elle a regardé la série Tempête orange: nez à nez avec le motif de la trame (Annexe 50 p. 37). Puis, elle regarde à nouveau le liséré noir disposé au sol. Elle recula à nouveau et prit enfin la parole : « En tous cas, c'est pas un truc collé par-dessus ! » Puis, elle regarde longuement le haut de l'oeuvre.

Elle fait ensuite remarquer qu'à la place de l'artiste, elle aurait fondu le boîtier de l'alarme (présent dans l'environnement) dans le motif de l'oeuvre, car elle trouve que cette interruption visuelle dans le rythme de l'oeuvre coupe celui-ci de façon un peu radicale, et va donc à l'encontre du plaisir de la continuité dans la lecture de l'oeuvre.

Interprétation - Récit de visite

Au cours de cette partie de l'entretien, j'essaye de me rapprocher de la manière dont elle s'approprie le langage de l'oeuvre et de ce à quoi cela lui fait penser.

Il est important de rappeler, à cette étape de l'analyse, que ce visiteur - au même titre que les 7 autres - n'est pas mis en contact directement avec les textes explicatifs proposant une interprétation de l'oeuvre, qui pourraient influencer de façon exagérée l'interprétation et le décryptage singulier et individuel de cette oeuvre.

81 Patrice Flichy, L'imaginaire d'Internet, La Découverte, Paris, 2001, p. 273.

82 Nicolas Bourriaud, L'Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Dijon, 2001, p. 75.

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Je lui demande tout d'abord ce que l'oeuvre lui fait ressentir à l'intérieur de l'environnement. Elle me répond alors qu'elle n'arrive pas à interpréter ce que l'artiste veut signifier à travers ses lignes.

Puis, elle commence à me décrire la sensation d'« activité », avec de grands gestes circulaires des mains qui décrivent de façon gestuelle le mouvement de cette « extrême rapidité » (Annexe 51 p. 37).

Elle se penche vers l'oeuvre tout en appuyant sa tête contre une de ses mains, en regardant l'oeuvre de manière songeuse et interrogative: « Peut--être que ça illustre les hauts et les bas de la vie ? ... Je sais pas ! » me dit-elle avec un sourire un peu gêné. « Mais pourquoi... il y a plus d'ombre qu'il n'y a de blanc dans le dessin ? » se demande-t-elle en riant. La métaphore de la vie et l'expression de la tension de cette dualité venaient envahir le corps et l'esprit de ce visiteur : « Y a tellement de rythme... plus que de stabilité, je trouve ! »

Je lui demande ensuite quel type de sentiment cette oeuvre évoque en elle, et si son sentiment envers l'oeuvre est positif, négatif ou interrogatif, en fonction des impressions qu'elle me décrit. « Pour moi, cela représente le combat de la vie ! » me dit-elle, émue et avec le sourire. Je ne peux m'empêcher de capter du regard la pudeur émotive de cette jeune femme tunisienne avec qui juste avant la visite, j'avais parlé du contexte sociopolitique de son pays. « C'est aussi le fait que l'on doive toujours courir, que c'est une course contre la montre ! Je sais qu'il y a trop de choses à faire dans cette vie, qu'on n'arrivera jamais à tout faire... C'est ça, ce qu'elle (l'oeuvre) m'évoque le plus. »

Je lui demande ensuite ce que cela lui fait, du fait qu'elle se situe à cet instant à l'intérieur de l'oeuvre.

Tout d'abord, elle reste silencieuse sur le sujet, et me dit que cette oeuvre lui parle beaucoup. Un peu émue, elle se dit imprégnée par cette réflexion existentielle.

En scrutant les traits de son visage au moment où elle me décrit son ressenti, j'ai l'impression de me trouver face à une personne en train de se recueillir, comme si elle était en train de penser à un défunt (Annexe 52 p. 38).

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Elle s'interroge ensuite sur la technique déployée par le dispositif de l'oeuvre, comme pour revenir à des problématiques plus rationnelles. Elle se demande entre autres, pourquoi l'artiste a choisi de ne pas relier les trois plans de lignes entre les trois murs de l'espace.

Plus précisément, elle se demande pourquoi l'artiste a laissé des espacements blancs entre les trois pans. Elle le perçoit comme une sorte de rupture, et me dit qu'ils n'ont pas réellement lieu d'être ainsi. Puis, elle revient sur sa position: « Peut--être que c'étaient trois vies différentes, de trois personnes différentes... mais qu'elles se ressemblent beaucoup ! En fait, même si on fait des choix différents, qu'on a vécu des expériences différentes, en fin de compte on se ressemble tous! Parce que... regarde au niveau des traits, ce ne sont pas les mêmes, mais ils se ressemblent et ça finit toujours par un grand trait noir, et là (en me montrant du doigt) avec un grand trait blanc ! Comme si c'était le début de la vie (en pointant le haut de l'oeuvre) et la fin de la vie (vers le bas de l'oeuvre). »

Elle finit ce récit en regardant le liséré noir, et en se replongeant dans cette forme de recueillement. Puis, elle regarde à nouveau vers le haut comme en signe d'espoir, comme un retour dans l'ici et maintenant, et repart dans le sens inverse de son parcours de visite.

Elle revient vers le dessin Les palmiers (de la série Tempête orange): « J'aime beaucoup le rythme ! Le rythme des vagues, ça m'évoque le traitement graphique un peu enfantin. Regarde ce dégradé, là... c'estfait avec des crayons aquarelles. »

Je lui dis en effet que la série a bien été exécutée aux crayons de couleur, et elle a l'impression de voir le traitement graphique que l'on peut produire à l'ordinateur: ce qui est assez intéressant, étant donné le fait que Lina, l'artiste, soit effectivement passée par une étape de traitement d'image assisté par Photoshop. « Par rapport à ce rythme, c'est comme si c'était un dessin fait dans le sable ! »

D'après ce visiteur, c'est comme si les modulations des tracés lui faisaient penser aux traces des doigts d'un enfant ayant dessiné dans le sable. Comme pour exprimer ce plaisir ludique de l'oeuvre, elle se met à sourire. Peut-être est-elle en train de se remémorer certains souvenirs sur les plages tunisiennes... (Annexe 53 p. 38)

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« Le monochrome, ça ne me touche pas vraiment... Je comprends que c'est dans la continuité, mais ce n'est pas tout à fait la même chose ! Ça me rappelle les plages quand l'eau passe, je pense qu'elle (l'artiste) fait référence au reflux de l'eau emmenant avec elle le sable... Ça crée souvent ce genre de graphisme ! »

Elle revient vers le dernier dessin de la série (Tempête orange), qui lui fait penser à une photo prise de nuit. Elle me décrit la scène du dessin avec les éléments qu'elle reconnait, en traduisant les différents plans du dessin: par exemple le floutage au troisième plan, exprimant de manière picturale le lointain.

Puis, elle exprime une sorte de dualité entre le jour et la nuit, entre Les palmiers et La voiture et entre l'expression de l'agitation et celle du calme.

Elle s'avance à nouveau vers Océan Pacifique, en me disant qu'elle aime beaucoup cette oeuvre: « Je sens que c'est comme des trucs peints des années 80 (référence au Kitch). C'est comme si c'était une porte de garage mise en valeur, comme des stores de garage; mais c'est beaucoup plus mis en valeur. Ça ajoute un certain charme. J'aime beaucoup ça, parce que c'est quelque chose de banal dans la vie, qui peut être très charmant. Mais pour nous, vu qu'on le voit tous les jours, on sait pas bien le regarder, disons. Pour nous (je pense qu'elle signifiait: pour les Européens), c'est juste un truc banal et vulgaire, c'est juste qu'on le voit mal. » Cette réflexion est assez intéressante du point de vue de la représentation esthétique du Beau dans la Culture tunisienne.

Concernant un pays marqué par la tradition de l'artisanat, je perçois chez elle l'expression d'une forme d'émerveillement culturel, bien éloigné du consensus esthétique de la production artistique en France et en Europe.

Puis, elle revient vers la série Castle Bravo, en me décrivant avec la main tendue et ouverte vers le haut, son ressenti de cette série : « Ça, c'est quelque chose qui était présent, qui était une vérité à un moment donné et qui s'est progressivement effacé avec le temps... On existe un jour, et on s'estompe jusqu'à ce qu'on disparaisse», me dit-elle en balayant la série du regard et d'un geste de la main. Elle me montre le 9ème dessin de la série, en me disant de regarder les traits: « Ici, ça commence à se ressembler (les traits) ... ça montre la futilité des choses, que rien ne valait la peine enfin de compte... » me dit-elle avec un sourire un peu blasé.

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Puis, elle déclare à voix basse que si c'était elle qui avait conçu cette exposition, elle aurait plutôt choisi d'accrocher cette série dans le sens inverse, ce qui d'après elle aurait donné une vision plus optimiste de l'existence de l'Homme.

A la fin de l'entretien, je lui demande de choisir sur Internet quelques images lui faisant penser à l'exposition de Lina, en les intitulant avec les mots-clés utilisés pour la recherche.

Elle choisit 6 images lui faisant penser à cette exposition:

1) La première, « Cocotier », lui fait penser au dessin de la palmeraie dans la série Tempête Orange.

2) La deuxième, « Photo voiture vitesse nuit », lui rappelle le dessin La voiture dans la série Tempête orange.

3) La troisième image, « Dessin sur sable », relate bien le tracé d'un dessin sur le sable avec les doigts.

4) La quatrième, « Rusty shetter » en anglais, exprime un « volet roulant rouillé » se référant au dessin mural (à l'installation) Océan Pacifique.

5) La cinquième, « Pollock », lui rappelle ce dessin mural à travers la représentation de la gestuelle picturale de Jackson Pollock.

6) De même, la sixième image, « Anouar Brahem - jaquette de disque » lui fait penser d'un point de vue pictural, à la pochette d'un album de musique.

B) Analyse du visiteur n°4 : Gilles

Ce visiteur est un homme d'une cinquantaine d'années, originaire de Bretagne. Il travaille en Ardèche comme cadre dans les équipements sportifs de montagne, notamment pour le ski, et vit au Bourget-du-Lac. Il est divorcé et père d'une petite fille, et sa compagne est le visiteur n°3 (Isabelle). Il n'a pas l'habitude de visiter des centres d'art et ne fréquente jamais d'autres types d'institutions culturelles. Il pratique le sport, la moto, et il aime les jeux de logique et la lecture.

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Le samedi 26 janvier 2013

Durée de visite : 8 minutes

Temps passé devant les oeuvres : 8 minutes

Il commence sa visite en jetant un coup d'oeil de haut en bas sur la série Tempête orange et se dirige vers le dessin mural Océan Pacifique (que nous considérons davantage comme un dispositif d'installation, du fait de la présence au sol du lino orange). A mi--parcours, il prend du recul pour regarder le triptyque (Tempête orange) dans son intégralité (Annexe 54 p. 39). Sa démarche est posée, les mains dans les poches et le regard scrutateur. Puis, il recule jusqu'à atteindre la bordure du lino orange, tout en continuant à regarder cette série.

Il s'arrête fixement face à La voiture et refait son trajet à distance de la série dans le sens inverse, en regardant la série au fur et à mesure de sa marche (Annexe 55 p. 39). Il regarde à nouveau Les palmiers, et sa distance par rapport à l'oeuvre est assez importante: il se situe au niveau du premier pilier de l'espace principal (Annexe 56 p. 40). Puis, il repart dans l'autre sens pour rejoindre Océan Pacifique.

Il avance jusqu'à l'angle gauche du lino orange et fixe du regard le dessin au fusain (Annexe 57 p. 40). Puis, il contourne ce dispositif par l'extérieur et jette un nouveau un coup d'oeil sur le dernier dessin de la série Tempête orange (La voiture).

Il atteint directement la série Castle Bravo, et en passant devant la succession des différents dessins, son regard se fait plus lent et progressif. Il s'arrête au niveau du 7ème dessin, à distance de la série et presque au fond de l'Espace n°2 (Annexe 58 p. 41).

Puis, il balaye plusieurs fois la série du regard et continue sa déambulation, en regardant très brièvement par la fenêtre de l'Espace n°2. Il va directement dans l'Espace n°3 de l'environnement Trame, en baissant un peu la tête dans le couloir du fait de sa grande taille.

Il s'arrête directement vers la fenêtre, en jetant un coup d'oeil au passage. Il s'asseoit sur le rebord de cette fenêtre, en croisant les mains et les jambes (Annexe 59 p.41). Il regarde l'oeuvre de haut en bas, de gauche à droite puis de bas en haut.

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Interprétation - Récit de visite

Je lui demande à quoi cet espace lui fait penser : « Pour l'instant, j'arrive pas... autant la première là-bas, je trouve qu'il y a un côté reposant, le premier grand qui ressemble un peu à ça ! La grande, centrale, avec un lino orange devant. Ça peut-être un mélange de sable, de nuages ou de brouillard, ça a un côté reposant, apaisant. Là, je n'arrive pas, je sais pas, c'est non définissable ! J'ai pas de... non, y a rien qui me fait penser à quelque chose. Y a rien qui se dégage de précis. Autant la première, ouais... là-bas (Océan Pacifique), oui très belle, très agréable... Là, je suis un peu... peu importe... On va déjà aller voir les autres. » Nous faisons marche arrière, et sa marche est alors plus rapide.

Il s'arrête sur le 7ème dessin de la série Castle Bravo : « Ben, il peut y avoir plusieurs lectures. Je dirais... de droite à gauche, ça fait carrément penser à un nuage atomique, ouais, qui vient souffler... » Ainsi me décrit-il la série, en balayant de la main... (Annexe 60 p. 42) « ... les palmiers, swchitt ! Rasez tout çà pour faire disparaître tout le truc! On démarre de là... » dit-il en pointant l'index vers le premier dessin: « Jusqu'à... jusqu'à la disparition totale ! Vraiment, la première impression, c'est ça ! C'est vraiment le balayage suite à un champignon atomique, au souffle... qui réduit tout ça ! Je disais qu'il y avait deux lectures possibles... en fait, non!

Yen a qu'une comme ça... » dit-il, en me montrant le trajet de sa lecture du bout des doigts. « C'est étonnant, parce que t'en as un qui est beaucoup plus jaune que les autres. Est-ce que c'est vraiment volontaire... ou pas ? » Je lui explique que c'est une erreur de papier et il me répond: « Arff ! C'est ce que je me suis dit, je ne comprenais pas pourquoi il y avait des différences de nuance ! » « Non mais vraiment... ça, la plage de palmiers, puis wwoufff ! Fuuuttt ! et... plus rien!»

Il avance en direction de l'Espace n°1 et se retourne vers moi : « L'autre là-bas, la pièce du fond, je suis vraiment... » me dit-il en se pinçant les lèvres et en secouant sa tête de droite à gauche, comme pour dire non de façon gestuelle (Annexe 61 p. 42) : « J'arrive pas à voir quelque chose de... » me dit-il en retournant sur ses pas pour essayer de revivre l'expérience de l'environnement Trame. Dès qu'il entre à nouveau, il se frappe la cuisse pour affirmer qu'il n'arrive pas à comprendre, à connaître la signification que cette oeuvre lui procure: « Nan, c'est... Sans toucher, je peux me rapprocher?»

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Je lui fais comprendre qu'il peut. Il se rapproche du mur de droite, les mains dans les poches et la tête légèrement inclinée vers l'avant, le regard fixe et les sourcils froncés (Annexe 62 p. 43).

Il balance ensuite sa tête en arrière pour faire progresser sa vision jusqu'en-haut du dispositif (Annexe 63 p. 43). Puis, il fixe du regard la ligne la plus foncée au milieu de l'oeuvre ; et il balaye du regard la moitié de ce pan de mur en diagonale pour rejoindre (du regard) l'extrémité gauche de ce mur. Il continue sa progression vers le mur du centre, en considérant le milieu de l'oeuvre et en longeant les murs. Puis, il regarde en arrivant près de l'extrémité droite du mur de gauche, et finit son trajet comme s'il venait de suivre approximativement une trajectoire circulaire à l'intérieur de l'environnement: « Je vais être très cru... c'est du papier, quoi! Ouais... nan, ça ne m'inspire pas du tout, du tout... du tout! » (Annexe 64 p. 44). Il ressort du couloir et regarde au passage la série Castle Bravo, en revalidant sa première impression: « J'ai pas de deuxième lecture, je suis arrivé tout en enfilade, j'ai tout de suite vu... tac... tac... tac... » me montre-t-il en balayant de la main les dessins de la série... « Les successions d'images qui font disparaître... ouais, ce que je considère comme des palmiers, des arbres et... » (Annexe 65 p. 44)

Il se met à rire, de façon un peu ironique ou bien cynique... (Annexe 66 p. 45) « ... Le souffle atomique qui balaye tout ça ! » me dit-il en continuant d'avancer vers l'installation Océan Pacifique et en jetant un coup d'oeil au passage sur la série Tempête orange.

Il se place vers le milieu de l'oeuvre, et me dit: « J'y vois beaucoup de choses... le reflet de la mer, les nuages, le sable. C'est calme, c'est reposant, c'est sympa ! » Il se retourne en direction de la série Tempête orange en disant: « Là, bon... » (il se met à inspirer)... « ... Ca pourrait être une tempête de sable orange en Australie, ça m'inspire moins... »

Pour clore cet entretien, je lui demande quelles oeuvres l'avaient le plus, et ensuite le moins attiré pendant sa visite. Je lui demande à la lueur de ses réactions, si effectivement d'après ce que j'avais pu voir et comprendre, si celle du fond était celle qui l'avait le moins attiré; et si l'oeuvre du début de son parcours était celle qu'il avait le plus appréciée. Il confirme mes hypothèses et me dit que « Oui, c'est celle que j'ai le plus appréciée, mais aussi la série des petits... (Castle Bravo) ».

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Il se retourne vers la série Tempête orange: « là... nan, ouais non... non, j'arrive pas... » Il se gratte le nez... « Suivant la teinte, le fait que les phares soient allumés, mais voilà... Tempête de sable australienne, mais y a des voitures, donc ce n'est pas dans le désert! Par contre, ça (Océan Pacifique) c'est joli, ouais... ça peut--être plein d'éléments différents: aussi bien du sable que le mouvement de l'eau, un temps de brouillard... » Il se met à sourire. (Annexe 67 p. 45) «... Ca oui, ça c'est très joli. Par contre, le lien avec ça ? (le lino orange) Je ne sais pas, mais bon... » Je lui explique pourquoi l'artiste a décidé de placer ce lino devant son dessin au fusain. Et qu'il est situé devant le dessin pour pouvoir se refléter, les jours de beau temps, à l'intérieur du dessin au fusain. Cependant, il ne peut pas en effet le constater de façon flagrante, étant donné le manque de luminosité à l'extérieur ce jour--là: « On le voit vaguement en bas! Effectivement, ouais... donc ça donne une autre dimension, une autre vision différente, ouais... là alors, là d'accord... parce que tel qu'il est là, on ne voit pas... Okay ! »

A la fin de sa visite, il choisit 4 images

1) La première, « Bikini nucléaire », lui fait penser à la série Castle Bravo et au mouvement de propagation de l'onde de choc d'une bombe atomique dans un paysage insulaire.

2) La seconde image, « Mer de brouillard », lui fait penser à l'abstraction d'une côte dans le brouillard.

3) La troisième, « Tempête de sable à Sydney », lui fait penser à la série Tempête orange.

4) Il finit par une quatrième image des plus surprenantes, « Prison », représentant les barreaux d'une prison qui pour lui, reflètent le sentiment de son incapacité à percer l'environnement Trame.

C) Analyse du visiteur n°6 : Kevin

Ce visiteur est un jeune homme de 28 ans, célibataire et vivant en couple avec une Brésilienne à Grenoble. Il est titulaire d'une licence en histoire de l'art et passionné par la photographie, le dessin et l'expographie. Il pratique le yoga. Il est actuellement magasinier, et gère son association de projets interculturels qui lui a permis récemment de voyager dans le cadre d'une exposition photographique au Cambodge.

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Le mercredi 30 janvier 2013

Durée de visite: 15 minutes

Temps passé devant les oeuvres : 12 minutes

Il commence sa visite en passant entre les deux piliers de l'espace principal, pour rejoindre le milieu de la série Tempête orange. Il s'arrête un court instant pour regarder ce triptyque, puis il tourne la tête vers le dessin au fusain de l'installation Océan Pacifique. Il se retourne à nouveau en direction du dernier dessin de la série (La voiture). Sa démarche est lente et tranquille.

Il avance dans le 1er couloir, tout en regardant la série Castle Bravo. Il s'arrête, les mains dans les poches, au niveau du 9ème dessin et balaye du regard la série dans son intégralité, dans le sens inverse de sa déambulation. Il fait ce geste plusieurs fois, puis il prend du recul et refait le trajet en sens inverse pour rejoindre le 1er dessin en regardant la succession des dessins (Annexe 68 p. 46) ; et il jette un coup d'oeil vers le 9ème dessin. Il recule à nouveau en se penchant légèrement en arrière, et repart dans le sens initial de sa marche pour rejoindre l'Espace 3.

Sa marche est plus lente, il s'arrête à la lisière de l'oeuvre dans cette zone infra--mince entre scène et oeuvre (Annexe 69 p. 46), et regarde autour de lui. Il s'approche du mur droit pour analyser de plus près le tracé des lignes, et regarde au sommet de l'angle gauche de ce mur tout en dessinant du regard un cercle, du haut en bas de l'oeuvre. Puis, il s'approche de l'angle droit. Il prend un certain recul et regarde le bas du dispositif, puis revient sur ses pas en sens inverse.

Il jette au passage un bref coup d'oeil sur la série Castle Bravo et continue sa déambulation en direction de l'installation Océan Pacifique. En contournant le pilier de droite il regarde le lino, puis le dessin mural au fusain, et à nouveau le sol orangé. Puis, il s'arrête juste devant le lino face à l'oeuvre, à la lisière du lino et presque en équilibre sur la pointe des pieds. Il prend du recul et s'avance vers l'angle droit de l'installation, et il jette un coup d'oeil du haut en bas.

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Il regarde à nouveau le lino, puis le bas du dessin au fusain, et avance en direction de Tempête orange en restant à distance de la série (derrière le 2ème pilier de l'Espace).

Il regarde un court instant vers l'entrée du VOG, puis s'approche de la série en longeant un à un les 3 dessins de ce triptyque. Tout d'abord il s'approche de La voiture, en se plaçant du côté de l'angle droit de ce dessin, presque entre celui-ci et Le Monochrome, et promène son regard de haut en bas.

Il fixe le liséré inférieur des dessins de cette série, en regardant attentivement le mouvement infligé au papier. Puis, il tourne la tête vers le Monochrome et Les palmiers, en fixant un moment les traits constituant les dessins.

Interprétation - Récit de visite

Quelques temps après, je lui demande quelles impressions il a à cet instant de sa visite. « Hum... hum ! Mes impressions ? » Il se retourne vers l'installation Océan Pacifique, puis après un bref silence, je comprend qu'il est un peu gêné par la présence de la caméra lorsqu'il prend la parole. Je décide donc de baisser le focus de mon téléphone portable, pour qu'il se sente plus à l'aise (Annexe 70 p. 47).

Il soupire et me dit: « C'est très... savoir ce qu'elle a voulu dire, c'est bien, mais... » Il se retourne vers la série Tempête orange et me dit: « J'aime bien les couleurs, ça me fait penser aux couleurs du Maghreb. Le lino, c'est marrant comme support, c'est assez sympa. Parce que c'est du vinyle, ça aussi ? » Demande-t-il en désignant la série Tempête orange. Je lui réponds que c'est du crayon de couleur. « Sur quoi ? Sur du papier ? (...) D'accord. Ah ouais (...) et là-derrière, y a une photo (derrière le dessin)? (...) Tout ça au crayon de couleur ! » fait-il, un peu étonné.

Je comprends, à cet instant, qu'il souhaite avoir des indications sur les différentes techniques employées. Je me permets donc de lui expliquer chacune des techniques employées sur les différentes oeuvres présentées : « Dis-donc, y a vraiment de la matière, c'est cool ça ! » En regardant à nouveau Les palmiers, il me dit: « Du coup, ça fait des effets de vagues ! »

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Il avance en direction du Monochrome sans vraiment le regarder, et s'arrête vers le 3ème dessin (La voiture) en regardant de plus près, presque nez à nez avec l'oeuvre, la couleur des phares de voitures; puis il prend du recul et regarde le haut du dessin. Il traverse la série du regard dans le sens inverse, sourit de manière un peu gênée et me dit à demi-mot: « Je ne sais pas quoi te dire ! » (Annexe 71 p. 47)

Je lui demande alors ce à quoi cette série lui fait penser: « Moi, honnêtement... ça fait très tempête de sable, ces trois--là! Ça fait vraiment une espèce de tempête de sable, c'est ça ! Comme dans un pays sans doute maghrébin, avec le orange (l'orange). J'aime bien son orange, c'est très sympa ! Mais ce n'est pas que du orange, en fait! En fait, y a plusieurs couleurs. » Il se rapproche du Monochrome presque nez à nez avec le dessin (Annexe 72 p. 48), et me dit « Parce qu'il y a du jaune, du blanc et du noir! Elle a dû y passer du temps, ouais (...) C'est du coloriage ! » me dit-il avec un sourire amusé.

Puis, il repart en direction de la série Castle Bravo et s'arrête au milieu cette dernière: « Ça, c'est de la mine de plomb ? » Il se rapproche d'un des dessins pour observer en détail les différents tracés (Annexe 73 p. 48) : « C'est vraiment sympa, l'espèce de dégradé! Surtout quand on est là ! » Il se situe au niveau du 9ème dessin et regarde la série en enfilade, selon un point de vue très précis (Annexe 74 p. 49). Il s'approche à nouveau du 1er dessin pour avoir le même point de vue en sens inverse, et dit: « J'ai vraiment une impression de vieille photo... d'anciennes photos, une espèce de vieux daguerréotype. Ou alors... une révélation de photo argentique: quand tu la passes dans les bains, l'image apparaît petit à petit ! » Il prend à nouveau du recul, en se plaçant de telle sorte de pouvoir embrasser tous les dessins d'un seul coup d'oeil (Annexe 75 p. 49). Puis il revient vers le 9ème dessin, et avance dans le couloir pour rejoindre l'environnement Trame.

Il avance cette fois-ci directement à l'intérieur de l'oeuvre, et prend du recul: « Et là, ça fait des lignes ! » remarque-t-il en souriant.

Il s'approche du mur de droite en regardant de près la ligne la plus sombre du dispositif (Annexe 76 p. 50). « Ouais, quand tu sais que c'est fait à la graphite, (au graphite), ça me fait penser aux mines de crayons B et HB : plus ou moins grasses que d'autres, donc qui font plus de... qui s'étalent plus! C'est marrant... Là, y a du 8 H et là, du 8 B » me dit-il en sélectionnant du doigt des lignes dans l'environnement.

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Il regarde à nouveau en haut et en bas, prend du recul et dit: « Après, est-ce que c'est de la déco ? Ou est-ce que c'est... Je suis sceptique par rapport à ça ! » Il prit du recul en ressortant progressivement de cette immersion et dit: « J'ai pas forcément de ressenti, tu vois... des lignes verticales... Je ne sais pas si y a une espèce de déformation de l'espace ! » Il regarde le sommet de l'oeuvre, (Tempête orange), et repart dans l'autre sens.

Il retourne vers l'installation Océan Pacifique et se place à nouveau à l'angle gauche de l'oeuvre (Annexe 77 p. 50) : « C'est sympa aussi, c'est dommage qu'on ne puisse pas marcher sur le lino. Je pense que la réaction, quand tu peux marcher sur l'oeuvre... change! Et tu entres directement en interaction avec l'oeuvre. Surtout quand elle est au sol comme ça ! Celle-là (l'oeuvre), elle appelle à marcher dessus ! » Je lui explique pourquoi Lina (l'artiste) avait conçu cette « masse colorée » comme une zone interdite à la déambulation, propice à la réflexion de la lumière orangée sur le dessin mural au fusain. « D'accord, ça fait une masse orange. Ça peut être un espace pas mal pour la méditation, parce que c'est assez reposant comme image. Le orange, c'est quelque chose qui est vachement expressif dans les couleurs chaudes: c'est la joie, c'est pas mal de choses... C'est le soleil aussi... Après, bah ! » Il se retourne vers la série Tempête orange: « dans les chakras, je crois que ça se situe au niveau du ventre, je crois! Annexe 78 p. 51) C'est tout ce qui est dé-stress. Après, je ne suis pas assez calé par rapport aux zones des chakras... J'adore les couleurs! En fait, c'est du coloriage... En fait, lorsque tu sais que ça a réellement été fait à la main, ça donne une autre idée ! Bon, le seul qui dévie un peu, là-bas, c'est celui avec les voitures. Ça fait vraiment impression photographique (la série), avec cette tempête de sable... »

Il décide d'aller prendre le fasicule d'explication. En lisant le titre de l'exposition : « C'est sûr que la poussière... est bien représentée ! »

Il lit pendant quelques instants la page de présentation de l'exposition et feuilleta les 4 premières pages en jetant un regard vers Océan Pacifique: « il est sympa ce catalogue, il est vraiment sympa... Il est simple, il est pas trop... Il est pas plein de texte!

C'est vraiment agréable! Après... dedans, ils parlent de destruction et du nucléaire... Y a des choses éparpillées, des choses qui se... Comment on dit? Une déflagration justement, qui ruine le paysage. Ça c'est vrai, je ne l'ai pas vue tout de suite... Quand on le sait, dans la démarche ça marche aussi, c'est pas mal ! »

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Je lui explique que la série Tempête orange a été réalisée à partir de photographies d'une tempête de sable prises à Ryad en Arabie, en 2009. Il me répond: « J'ai pris l'avion quand je suis allé au Cambodge et j'ai fait pas mal d'escales, dont une à Doya. Et en partant de Doya, on voit cette espèce de grosse... fin (enfin), c'est dans le sable, en fait. La vie est dans le sable... et en fait, quand on prend l'avion, au début on voit un petit peu la ligne, la skyline, puis au fur et à mesure qu'on s'envole (Annexe 79 p. 51), on voit ce nuage orange, orangé-marron qui fait penser à celle-là. Bon, c'est moins inquiétant. Mais c'est vraiment ça aussi ! » Il avance et dit: « C'est marrant, le seul petit point de vue », en parlant du 3ème dessin (Le Monochrome).

Je lui demande si ce dessin l'intrigue: « Du coup oui, parce qu'il est figuratif... enfin, on reconnaît les choses, donc il appelle plus... Il met l'Homme en scène plus que les autres ! » Je lui demande ensuite de préciser quelque peu le contexte de naissance de son souvenir de Doya sous le sable: « En fait, quand on décolle, du coup on voit la ville, petit à petit on ne la voit plus quand t'es en hauteur. On voit plus rien, parce que justement, tout est noyé dans le sable ! » Puis je finis mon analyse en lui demandant si parmi ses photographies, il n'a pas une photo aérienne de la ville de Doya.

A la fin de la visite, il choisit 5 images:

1) La première, « Sable », lui fait penser à l'atmosphère générale de l'exposition.

2) La seconde, « Pompidou - Fassbinder », lui fait penser au dispositif de mise en scène de l'image de la série Castle Bravo.

3) La troisième, « Doya », lui rappelle la série Tempête orange.

4) La quatrième, « La terre est bleue comme une orange », lui fait penser à l'espace de méditation s'inspirant de l'installation Océan Pacifique.

5) La cinquième, « Mandala », lui fait penser à travers la symbolique de la couleur orange, aux divers remplissages de couleur correspondant à des espaces de méditation.

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Chapitre 3

Analyse de la gestualisation du visiteur
Vers une ethnographie de l'activité de visite

I. Mise en place d'un dispositif ethnographique

Au préalable, je souhaite revenir sur les modalités de production de mes entretiens. En effet, il est important de rappeler la façon dont j'ai traité l'ensemble de mes données recueillies durant l'observation de chacune de ces expériences de visites : « Le bon détail est celui qui manifeste l'existence de la structure sociale83. »

Au cours de cette étude ethnographique, j'ai essayé au moyen du dispositif vidéographique de mon téléphone portable, de focaliser mon regard sur la production gestuelle, la gestualisation du visiteur : « (le) Geste est le nom de cette croisée où se rencontrent la vie et l'art, l'acte et la puissance, le général et le particulier, le texte et l'exécution. Fragment de vie soustrait au contexte de la neutralité esthétique : pure praxis.84 » (Agemben, 1990)

D'une part, cette captation m'a permis de suivre le visiteur durant sa déambulation dans l'exposition de façon ergonomique, du fait de la dimension de cet outil de captation, qui peut être tenu en main durant une longue période. D'autre part, la représentation du téléphone portable en tant qu'appareil vidéographique m'a semblée plus courante que celle de la caméra qui fait davantage référence, à mon avis, au reportage, à l'interview ou bien à la représentation d'un objet appartenant du champ cinématographique. Cet objet semblait donc plus approprié dans la mise en relation du visiteur avec ce type de dispositif interactionnel.

D'un point de vue méthodologique, cet outil a également participé à la retranscription ethnographique de la production gestuelle détaillée des visiteurs.

83 Albert Piette, Ethnographie de l'action, l'observation des détails, Editions Métailié, Paris, 1996, p. 54.

84 Yves Citton, Gestes d'humanités : anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Armand Colin, Le temps des idées, Paris, 2012.

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C'est le cas, par exemple, de l'étude méticuleuse du ralenti de leurs gestes : « L'ethnologue décrit un ensemble d'actions au sein d'une même cérémonie dont il cherche à (...) cerner la charte mentale (selon l'expression même de Malinowski)85. »

Cette observation filmique de la gestualisation du corps signifiant86 (Eliseo Veron, 1996) du visiteur s'est avérée efficace comme outil ethnographique dans la retranscription du mouvement de l' Ici et Maintenant de l'expérience, inhérente à la relation du visiteur à l'espace, au temps et à la construction du sens à travers le récit. « Ce qui importe d'observer, au--delà des lois et des normes organisationnelles de la vie sociale, c'est la manière dont l'action est réellement effectuée. Plusieurs pages de Malinowski sont ainsi imprégnées par une valorisation des détails du comportement réel à tel point que l'observation directe devient l'incontournable médiation pour un tel repérage.87 »

Françoise Parfait dans son ouvrage Vidéo un art contemporain propose plusieurs analyses du médium vidéographique en relation avec le fonctionnement de la mémoire. L'une de ses premières propositions porte sur la question du présent du médium. Selon elle, la spécificité de l'image vidéographique serait différente de celle de la photographie ou du cinéma: « elle s'inscrit toujours dans un présent de l'enregistrement ou de la diffusion de son image (...) Ainsi, de la même façon que la conscience du présent se fait dans le cerveau par le rappel constant de souvenirs, à court ou long terme, la vidéo déstocke ses réverses ou ses couches potentielles d'images auxquelles la matière pixellisée donne forme momentanément.88»

La vidéo permettrait donc d'après cette artiste et commissaire d'exposition de retranscrire cette rapidité du mouvement de l'appréhension du monde qui fait passer l'image qui est vue, au statut de souvenir, dès qu'elle n'est plus sous nos yeux. L'image vidéographique s'inscrirait de fait, dans un double mouvement de l'enregistrement de ce qui est vu, puis du stockage de l'image à laquelle nous pourrons faire appel ensuite, comme la mémoire fait appel à un souvenir.

85 Ibid., p. 53.

86 Eliseo Veron et Martine Levasseur op.cit., p. 50.

87 Ibid., p. 47.

88 Françoise Parfait, Vidéo un art contemporain, p. 338.

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En outre, elle présente la production vidéographique comme un flux ininterrompu qui capte en permanence, à l'image du cerveau.

Ainsi, l'image vidéographique serait toujours en mouvement, et celui--ci mouvement conditionnerait la perception que l'on peut en avoir; elle produirait une image évanescente, propice à rendre compte de subtils mouvements d'évanouissement de la forme de la pensée: « La spécificité vidéographique découle de la non-matérialité de l'image, qui permet de communiquer différents états psychologiques et mentaux.89 »

Finalement, l'instabilité et l'incomplétude de cette image requerraient de la part de l'observateur la mobilisation de sa mémoire et maintiendraient en alerte permanente son système perceptif: « La perception elle-même est modifiée face à l'écran électronique: l'empreinte laissée par les corps lumineux (...) est traitée de telle façon que les seuils de reconnaissance se trouvent déplacés de manière plus ou moins sensible selon les manipulations opérées par les signaux, reculant d'autant l'identification mimétique des objets de référence.90»

On peut donc faire le postulat que la vidéo dans son médium même, propose un nouveau paysage de perception dans lequel l'espace et le temps rendent compte d'une forme de pensée en image, fonctionnant sur le même principe que la mémoire.

A ce propos, il est essentiel de préciser que durant mes entretiens, je disposais d'un plan de l'espace d'exposition me permettant d'avoir un second point de vue sur la déambulation des visiteurs, à travers la retranscription presque simultanée du traçé ethnographique de leurs progressions dans l'espace d'exposition.

En outre, j'ai fait le choix d'un recadrage de l'entretien de visite sous la forme d'une interaction verbale et gestuelle avec chacun d'eux, dans le but de stimuler la production orale de leurs récits.

J'ai régulièrement essayé d'interagir de façon pertinente par rapport à l'évolution de leurs expériences, afin de révéler certaines informations souvent habituellement imperceptibles (discours intérieur) pour l'observateur dans un contexte de visite individuelle.

89 Mona Da Vinci, « Vidéo. The Art of the observable Dreams » dans Battcock, Editions New Artists'Video.

90 Françoise Parfait. op.cit. p. 339.

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Goffman caractérise l'observation participante: « comme une exposition de son propre corps et de sa propre personnalité (...) à tous les imprévus pouvant toucher un ensemble d'individus, afin de pénétrer physiquement et écologiquement leur réponse à la situation sociale91(Erving Goffman, 1989) A la fin de ces observations de visite, je leur ai demandé de choisir sur Internet des images témoignant de leurs différentes expériences de visite. Cette étape de collecte des données a été pour moi un moyen de capter un autre regard sur la gestualisation de visite; mais aussi sur la manière dont se construit la déterritorialisation du langage de l'oeuvre (Deleuze, 1996) au cours des diverses expériences produites par ces 8 visiteurs.

En outre, cette étude ethnographique sur la gestualisation des visiteurs a été complétée par la présence de questionnaires semi-directifs me permettant d'envisager chacune des déterritorialisations de leur récit de visite en relation « aux lieux d'où ils parlent de leur culture » (Michel de Certeau, 1974). « Jamais nous ne pouvons effacer ni surmonter l'altérité que maintiennent, devant nous et hors de nous, les expériences et les observations ancrées ailleurs, en d'autres places. 92»

II. Ethnographie des parcours

En retranscrivant ces entretiens et le tracé des différents parcours de visite, je me suis rendu compte d'une similitude entre, d'une part les stratégies d'appropriation gestuelles, décrites par Eliseo Veron et Martine Levasseur dans leur ethnographie des parcours93 (issue d'une exposition sur le thème Vacances en France94 à la Bibliothèque Publique d'Information du Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou);

et d'autres part, les stratégies gestualisées par les 8 visiteurs au cours de leur propre expériences de visite dans le cadre de l'exposition Nuages de poussière95 de Lina Jabbour au Centre d'art contemporain VOG.

91 Albert Piette, Ethnographie de l'action, L'observation des détails, Editions Métaillé, Paris, 1996, p. 88.

92 Michel de Certeau, La culture au pluriel, Christian Bourgois Editeur, Collection Point essais, Paris, 1993, p. 193.

93 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de l'exposition: l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 71.

94 Vacances en France: 1860--1982, Bibliothèque Publique d'information (BIP), Centre Georges Pompidou, 1984.

95 Lina Jabbour, Nuages de poussière, du 24 janvier au 23 février 2013, VOG, Centre d'art contemporain.

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Il semblerait que la modélisation du Bestiaire illustré (typologie) produit par ces chercheurs soit un outil méthodologique d'une grande richesse, permettant de dégager certaines relations tendancielles96 liées à la gestualisation du corps-signifiant97 du visiteur dans l'espace. Durant la retranscription des entretiens, j'ai donc pu observer l'existence d'une proximité entre les différents types d'appropriation gestuelle déployés par les visiteurs dans l'exposition de Lina Jabbour et ceux décrits par Eliseo Veron et Martine Levasseur dans leur étude, catégorisés en : Fourmi, Papillon, Sauterelle et Poisson.

Concernant l'échantillonnage de 8 visiteurs, j'ai pu analyser une proximité gestuelle avec la présence:

-- d'1 Fourmi : visiteur n°1 - Fatma.

-- de 2 Papillons : visiteur n° 2 - Laurence et visiteur n° 6 - Kévin.

-- de 2 Sauterelles : visiteur n° 3 - Isabelle et visiteur n° 7 - Gabrielle.

-- de 3 Poissons : visiteur n° 3 - Gilles, visiteur n° 5--Hédia et visiteur n° 8 -Marjorie.

Pour autant, je n'ai pas envisagé cette sociologie du geste comme la production scientifique d'une typologie fermée, mais bien comme une façon d'analyser la relation du corps signifiant du visiteur avec l'espace. Une sociologie de la relation du geste à l'espace et du récit à la déambulation: « C'est la géographie des représentations, parfois qualifiée de géographie cognitive ou phénoménologique, portant son attention sur les attitudes et les comportements des groupes humains dans l'espace, une géographie des espaces vécus (Frémont, 1976) qui fait le plus référence à ce que Moles qualifie de psycho-géographie (...) Un double mouvement, qui porte la psychologie vers la géographie et la géographie vers la psychologie, pour saisir comment l'espace devient lieu de vie des hommes (Bailly).98 »

Je me propose d'utiliser comme outil d'analyse certains fragments de mon compte rendu d'entretien: observations et ethnographies des parcours in vivo durant la visite, et visionnements a posteriori des vidéos et du récit, dans le but de mettre en évidence certaines caractéristiques liées à la gestalt de visite:

96 Jean--Claude Passeron et Emmanuel Pelder, « Le temps donné au regard. Enquête sur la réception de la peinture », Protée, vol n°2, 1999, p. 95.

97 Eliseo Veron, Martine Levasseur. op. cit, p. 51.

98 Abraham Moles et Elisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, L'Harmattan, Villes et Entreprises, 1998, Paris, p. 22.

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« Il s'agit d'un ensemble de processus qui ne se maintiennent qu'à travers leurs interactions. L'organisme est avant tout une structure dynamique, qui remplace ses propres matériaux et se reconstruit en permanence.99»

A) VISITE PROXIMALE - La fourmi ou le corps du spectateur

Cas de la stratégie de type Fourmi déployée par le visiteur n° 1 - Fatma.

Il semble, d'après Eliseo Veron que cette stratégie de visite soit intimement liée à une appropriation de type linéaire et chronologique (Annexe 80 p. 52).

En effet à l'issue de sa visite, Fatma m'a dit que la principale trace laissée par cette expérience se traduisait par l'omniprésence du rythme et par la métaphore des différentes étapes de la vie. J'envisage cette trace comme l'expression implicite d'une structuration chronologique de l'évolution de ce visiteur, face à sa propre condition humaine au coeur de la thématique existentialiste des oeuvres présentées dans cette exposition; mais aussi comme le principe constitutif d'appropriation de Fatma durant le processus de production du sens au cours de sa visite.

J'ai pu aussi noter une démarche de visite « assez méticuleuse », et avec de longs temps d'arrêt devant les oeuvres et entre chacun des espaces d'exposition. C'est le cas par exemple, de sa déambulation linéaire et chronologique auprès de la série Tempête orange.

Visiteur n° 1 - Fatma :

« Elle s'est directement avancée vers la série Tempête orange. Et a jeté un premier coup d'oeil sur le premier dessin de droite (Les palmiers), (...) A nouveau elle a fait un pas de côté rapide pour avancer vers le second dessin (Le monochrome). Elle a continué son cheminement en s'avançant vers le troisième (La voiture). »

On comprend, à travers le récit de sa déambulation, qu'elle a effectué son parcours en visionnant la succession chronologique des dessins, un à un. En outre, la Fourmi serait une figure qui se situe à une distance très réduite de l'oeuvre (par comparaison avec les autres types).

99 Victor Rosenthal et Yves Marie Viselli, « Sens et temps de la gestalt, Une théorie générale des formes », Intellectica, n° 128, p.168.

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C'est pourquoi Eliseo Veron et Martine Levasseur auraient décidé de considérer cette gestuelle de visite comme une stratégie d'appropriation de type proximale100. C'est ce que j'ai analysé à travers la restitution de la déambulation de ce visiteur.

Visiteur n° 1 - Fatma :

« ... puis elle s'est avancée d'un pas pour se retrouver nez à nez avec ce dessin » « nez à nez avec le motif de la trame »

Dans un souci d'exigence méthodique: « cette attitude pédagogique qui est, en soi, réceptive, peut prendre parfois la forme d'une inquiétude de ne pas profiter d'une exposition autant qu'on devrait le faire. 101 »

C'est ce que j'ai constaté dans le fragment de récit ci--dessous:

Visiteur n° 1 - Fatma :

« C'est aussi le fait que l'on doive toujours courir, que c'est une course contre la montre ! Je sais qu'il y a trop de choses à faire dans cette vie, qu'on n'arrivera jamais à tout faire, c'est ça ce qu'elle (l'oeuvre) m'évoque le plus. »

« Y a tellement de rythme... plus que de stabilité, je trouve! »

De plus, la Fourmi effectuerait les visites les plus longues avec un maximum d'arrêts : Fatma a effectué sa visite en 30 minutes (Annexe 81 et 82 p. 53 et 54) comportant 19 noeuds décisionnels: « Elle évite, dans la mesure du possible, de traverser des espaces vides, mêmes réduits: elle progresse autant que possible, le long d'un même mur102. »

Visiteur n° 1 - Fatma :

Elle s'est arrêtée au niveau du 2ème dessin dans le sens de la marche, puis elle a fait un autre pas pour regarder le 3ème en balayant ensuite du regard les trois premiers dessins déjà regardés. Elle a fait un autre pas pour regarder le 4ème et a marché jusqu'au 9ème et dernier dessin de la série, en les regardant défiler au fur et à mesure de sa progression.

Dans ce passage, j'ai pu analyser la proximité régulière de ce visiteur avec le mur droit sur lequel était disposée la série Castle Bravo.

100 Eliseo Veron, Martine Levasseur, op.cit., p. 63.

101 Ibid., p. 71.

102 Ibid., p. 63.

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En effet, son expérience de visite serait marquée par un étalement clair des éléments permettant de suivre la logique proposée: « de se repérer à tout moment, de suffisamment dégager pour bien voir sans se fatiguer, tout en s'assurant qu'on n'a rien raté103Sa stratégie de visite serait basée dès lors sur une attitude cohérente avec l'attitude réceptrice de la Fourmi, définie par la prédominance d'une logique forte:

Visiteur n° 1 - Fatma :

Elle s'est demandé entre autres, pourquoi l'artiste avait choisi de ne pas relier les trois plans de lignes entre les trois murs de l'espace. Plus précisément, pourquoi l'artiste avait laissé des espacements blancs entre les trois pans. Elle l'a perçu (tout d'abord) comme une sorte de rupture, et m'a dit qu'ils n'avaient pas réellement lieu d'être ainsi.

En outre, nous comprenons que l'articulation de la forme de l'oeuvre et du contenu se situe dans un processus de rationalisation de la signification. Dans ce cas précis, Fatma se questionne sur la cohérence des espacements blancs présents dans les angles de l'environnement Trame.

« Peut--être que c'étaient (finalement) trois vies différentes, de trois personnes différentes... mais qu'elles se ressemblent beaucoup I (...) En fait, même si on fait des choix différents, qu'on a vécu des expériences différentes, en fin de compte on se ressemble tous I Parce que... regarde au niveau des traits, ce ne sont pas les mêmes mais ils se ressemblent et ça finit toujours par un grand trait noir, et là (en me montrant du doigt) avec un grand trait blanc I Comme si c'était le début de la vie (en pointant le haut de l'oeuvre) et la fin de la vie (vers le bas de l'oeuvre).

»

D'après Eliseo Veron et Martine Levasseur, l'imaginaire de ce type de visiteur serait marqué par la figure classique et quelque peu sacrée du « musée ».

La Fourmi serait animée par l'archétype de la visite muséale : «...l'attitude pédagogique et réceptive à l'égard du fantasme de l'oeuvre plutôt qu'à l'égard du savoir en général, autrement dit, il s'agit d'une attente de didactisme à propos de l'art104 »

La négociation de la Fourmi peut--être alors qualifiée de culturelle : dans le sens où elle est déterminée par un lien particulier, sinon au thème de l'exposition, du moins à la représentation du Centre d'art comme institution de Culture. Mais sa stratégie serait relativement passive et quelque peu scolaire: elle exprimerait une forme de docilité.

103 Ibid., p. 74.

104 Ibid., p. 75.

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B) VISITE PENDULAIRE - Le papillon ou le corps du livre

Le cas de la stratégie de type Papillon : visiteur n° 2 - Laurence (Annexe 83 p. 55) et visiteur n° 6--Kevin (Annexe 83 p. 55).

Cette seconde stratégie du parcours de visite se distingue par une déambulation en « zigzag », avec un mouvement d'alternance: « gauche-droite-droite-gauche. » C'est pourquoi Eliseo Veron parle d'une visite pendulaire105 avec une gestualisation rythmique alternée : « ayant observé un panneau à sa gauche, le papillon va voir ensuite ce qu'il a en face, à sa droite106.»

Visiteur n° 2 -- Laurence:

« Son regard a balayé de droite à gauche ce triptyque. »

« Puis, elle a regardé de droite à gauche les 5 premiers dessins et a fait 2 pas en direction des 8ème et 9ème dessins de la série. »

« Elle a regardé de droite à gauche, s'est approchée du côté gauche de l'environnement »

« Elle a regardé plusieurs fois toute la série dans les deux sens (droite-gauche-gauche droite).»

« Elle est revenue au niveau du 1er dessin... »

« Elle s'est avancée jusqu'au 3ème dessin, et revenue sur ses pas en disant...»

« Elle a refait un balayage des yeux de droite à gauche et de gauche à droite dans la série.»

Visiteur n° 6 - Kevin:

« Il s'est arrêté un court instant pour regarder ce triptyque, puis il a tourné la tête vers le dessin au fusain de l'installation Océan Pacifique. Puis, s'est retourné à nouveau en direction du dernier dessin de la série (La voiture). »

« Il a regardé le lino, puis le dessin mural au fusain, et à nouveau le sol orangé. »

« Il a regardé à nouveau le lino, puis le bas du dessin au fusain et s'est avancé en direction de Tempête orange.»

105 Ibid., p. 64.

106 Ibid.

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Le temps de visite peut--être qualifié de semi--long: (23 minutes pour le visiteur n°2 - Laurence; et 15 minutes pour le visiteur n°6 - Kevin), comportant respectivement 27 et 16 noeuds décisionnels.

Par ailleurs, le papillon traite les panneaux comme de grandes pages, et son mouvement alterné reproduit le feuillettement d'un journal ou d'un livre.

Visiteur n° 2 - Laurence:

« C'est comme si j'étais dans un livre I »

1. Une stratégie associée à une forte motivation liée au thème

Visiteur n° 2 - Laurence:

« Elle s'est mise à chantonner... comme si elle était en train de résoudre une équation mathématique. » « Elle a ramené sa main sous son menton comme si elle était en train de se questionner. »

Le Papillon aurait une attente (plus ou moins implicite) en ce qui concerne l'énonciateur de l'exposition, c'est à dire l'exposant: « un intérêt non seulement sur le thème, mais sur la façon de le traiter, une curiosité, en quelque sorte, de savoir comment l'exposant s'est débrouillé en abordant un thème (...) La stratégie d'appropriation Papillon semblerait se situer à la fois sur le plan de l'énoncé (le thème) et sur le plan de l'énonciation (les questions concernant l'activité de l'exposant)107

Visiteur n° 2 - Laurence:

« Y a des signaux, mais je ne les comprends pas ! »

« C'est dingue ce truc, c'est impressionnant, c'est comme si y avait un message que je ne comprends pas... » « En fait, c'est peut--être à moi de l'écrire I C'est soit ça a été écrit... »

« Je ne sais pas si ce sont des lettres ou des chiffres, comme si c'étaient des signaux tout délavés. » Visiteur n° 6 - Kevin:

« C'est très... savoir ce qu'elle a voulu dire, c'est bien, mais... »

107 Ibid., p. 76.

72

«C'est sur quoi ? Sur du papier ? (...) D'accord. Ah, ouais (...) et là-derrière y a une photo (derrière le dessin)?

A la différence des Fourmis, la motivation des Papillons semble totalement étrangère au souci pédagogique: « à aucun moment il n'est question d'apprendre comme élément central; la visite ne semble pas être vécue de façon prédominante sur le registre didactique (...) même si l'enjeu de la visite ne peut pas être indifférencié totalement du contenu de l'exposition108L'intentionnalité liée à cette forte motivation implique la présence assez dominante du registre du plaisir, de la curiosité:

Visiteur n° 2 - Laurence:

« Elle eut une sorte de gémissement de surprise » « C'est dingue ce truc, c'est impressionnant »

Puis, elle s'est frotté les mains: « Les experts à Fontaine ! » m'a-t-elle dit, et elle avait sans doute l'impression d'être en train de rechercher des indices109 sur une scène de crime pour résoudre une enquête.

« C'est drôle en fait, les lignes choisies ! »

Il semble qu'elle ait été plus attirée par Les Palmiers, du fait de « sa couleur par rapport aux arbres... je peux rentrer dedans ! »

Visiteur n° 6 - Kévin :

« J'aime bien les couleurs, ça me fait penser aux couleurs du Maghreb »

« C'est cool, ça ! »

« J'aime bien son orange, c'est très sympa ! »

« C'est vraiment sympa, l'espèce de dégradé ! »

« C'est marrant! »

« C'est sympa aussi, c'est dommage qu'on ne puisse pas marcher sur le lino. Je pense que la réaction, quand tu peux marcher sur l'oeuvre, change! Et tu entres directement en interaction avec l'oeuvre. Surtout quand elle est au sol comme ça ! Celle-là (l'oeuvre) elle appelle à marcher dessus! »

108 Ibid. 109Ibid.

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2. Une stratégie de plan

Ce qui apparaît comme spécifique à la stratégie des papillons, c'est ce qu'on peut appeler le besoin de plan : « le besoin d'avoir une vue d'ensemble leur permettant de repérer ce qu'ils cherchent110J'ai constaté la présence de la systématisation de ce type de visionnement, chez ces visiteurs en quête d'une « vue d'ensemble ».

3. Une stratégie de « dézoom »

Visiteur n° 2 - Laurence:

Elle a découvert tout d'abord le dessin intitulé La voiture (série Tempête orange), et a continué sa déambulation à reculons en 3 ou 4 pas pour faire un Dézoom général sur l'intégralité de la série.

Visiteur n° 6 - Kevin:

Il a fait ce geste plusieurs fois, puis il a pris du recul et a refait le trajet en sens inverse pour rejoindre le 1er dessin en regardant la succession des dessins (...). Il a reculé à nouveau en se penchant légèrement en arrière et est reparti dans le sens initial de sa marche pour rejoindre l'Espace 3.

Il a pris un certain recul et regardé le bas du dispositif, puis il est revenu sur ses pas en sens inverse.

Ainsi, j'ai aussi analysé chez ces visiteur, la présence de plusieurs « retours en arrière » qu'Eliseo Veron appelle degré zéro de la visite. Cela pourrait à mon avis correspondre à l'une des modalités gestuelles de l'expression de ce besoin de plan dans le visionnement de l'oeuvre. Or, d'après Jean--Claude Passeron et Emmanuel Pelder, cette stratégie de retour en arrière signalerait: « l'existence d'une sorte de code muséal (...) On peut conjecturer qu'est intervenu ici un effet de disposition muséologique. Il pourrait aussi bien s'agir d'un aspect spécifique de l'effet-tableau111

Visiteur n° 2 - Laurence:

« Elle a continué à déambuler dans l'espace d'exposition, en essayant de créer une jonction visuelle entre les trois pans de mur. »

Visiteur n° 6 - Kevin:

« Situé au niveau du 9ème dessin et il a regardé la série en enfilade selon un point de vue très précis. » « Il s'est approché à nouveau du 1er dessin pour prendre le même point de vue en sens inverse. »

110 Ibid., p. 79.

111 Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pelder op.cit., p. 108.

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« Il a pris à nouveau du recul en se plaçant de telle sorte qu'il puisse embrasser tous les dessins d'un seul coup d'oeil. »

Ainsi plus que vers un « effet-tableau », les visiteurs se sont projetés dans ce qu'Eliseo Veron appelle la dimension « photographique de l'art112», comme le révèlent les fragments de leurs récits ci-dessous.

Visiteur n° 2 - Laurence:

« Les tons, en fait, je ne sais pas si on a des souvenirs en noir et blanc, ou en couleur ? »

« Celui-là en revanche, c'est comme si j'étais au cinéma... Je sais pas pourquoi... c'est peut-être le format. C'est comme un écran d'ordinateur! »

Visiteur n° 6 - Kevin:

« D'accord. Ah, ouais (...) et là-derrière,y a une photo (derrière le dessin) ? »

« J'ai vraiment une impression de vieille photo... d'anciennes photos, une espèce de vieux daguerréotype ou alors une révélation de photo argentique : quand tu la passes dans les bains, l'image apparaît petit à petit! »

« Ça fait vraiment impression photographique (la série) avec cette tempête de sable. »

Notons l'importance de ce dernier fragment, qui met en évidence la construction de la compréhension de l'oeuvre à travers la production mentale d'un point de vue photographique par ce visiteur:

« La vie est dans le sable... et en fait, quand on prend l'avion au début, on voit un petit peu la ligne, la skyline, puis au fur et à mesure qu'on s'envole, on voit ce nuage orange, orangé-marron qui fait penser à celle-là. »

Ainsi, la négociation du Papillon serait marquée par une stratégie spécifiquement orientée vers la motivation à l'égard du thème de l'exposition. Dans le cadre de ce critère d'intentionnalité, il sait ce qu'il est venu chercher. La négociation correspondrait donc bien au niveau culturel où l'exposant a défini son objet.

Selon Eliseo Veron, Le Papillon serait le visiteur qui déploie le mieux la maîtrise de son rapport à la culture. Son corps signifiant semblerait modelé par la figure de la lecture proprement dite, c'est-à-dire du livre.

112Eliseo Veron et Martine Levasseur, op.cit., p. 77.

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C) VISITE PUNCTUM - La sauterelle ou les « pseudopodes113 » :

Le cas de la stratégie de type Sauterelle: visiteur n° 3 - Isabelle (Annexe 84 p. 56) ; et le visiteur n° 7-- Gabrielle (Annexe 84 p. 56).

La troisième stratégie de visite, la Sauterelle, semble progresser « par bonds 114». On dirait qu'ayant aperçu au loin quelque chose qui l'intéresse, elle s'y dirige sans hésitation. C'est pourquoi nous avons appelé cette visite, la visite du punctum115 : « la visite (est) dynamisée, à chaque moment, par l'attirance d'un élément ponctuel. »

Selon Roland Barthes dans ses notes sur la photographie, le punctum serait: « la piqûre, le petit trou, la petite tache, la petite coupure, mais aussi le coup de dé, en latin. C'est le hasard qui, dans une photo à la fois me point, mais aussi me meurtrit. Il vient souvent de la co--présence de deux éléments discontinus hétérogènes, en ce qu'ils n'appartenaient pas au même monde (pas besoin d'aller jusqu'au bout du contraste) En quelque sorte, c'est la nuance du I love.116 » A ces deux nuances, Barthes ajoute une intuition forte. Le punctum serait le détail qui, dans l'expérience photographique, attire le regard. Sa seule présence arriverait à changer la lecture de la photographie.

1. Une stratégie liée au détail

Visiteur n° 3 - Isabelle:

Elle s'est avancée directement vers Les Palmiers, s'est arrêtée un court instant pour regarder le dessin puis elle a fait un pas pour regarder de plus près un détail à l'intérieur de ce dessin.

Elle a continué sa progression jusqu'au fond du mur pour se rapprocher du dessin et a fixé le centre de l'oeuvre, puis elle a fait un mouvement du regard du haut en bas et s'est approchée de l'oeuvre pour observer les détails des traits.

Le 7ème dessin semblait l'attirer, du fait qu'il fût différent des autres en raison de sa couleur plus jaunâtre. Elle a poursuivi sa visite en continuant vers le 2ème couloir, et a regardé un instant par la fenêtre de l'Espace 2. Elle s'est avancée dans le couloir et a jeté un coup d'oeil par une seconde fenêtre, puis elle est allée jusqu'à la fenêtre de l'Espace 3 où elle a regardé brièvement le paysage et les immeubles à l'extérieur.

113 Prolongement cytoplasmique émis par une cellule, par un protozoaire, qui leur sert de moyen de locomotion ou d'absorption d'autres cellules ou particules.

114 Ibid., p.66.

115 Roland Barthes, « La chambre claire, Notes sur la photographie » -- www.galerie-- photo.com -- 2003.

116 Ibid., p. 6.

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2. L'expression gestuelle du « pointer »

Cette stratégie du punctum serait en effet marquée par le double pointage à la fois visuel et gestuel. Cette appropriation de l'oeuvre se repère par la systématisation du « doigt qui montre » :

Visiteur n° 3 - Isabelle:

A-t-elle fait en dessinant de l'index la silhouette imaginaire d'un personnage.

En me montrant du doigt certains traits assez sombres de la surface du dessin mural. En pinçant d'une main les lignes de manière virtuelle.

Visiteur n° 7 - Gabrielle:

Le poing fermé projeté en arrière et avec le pouce donnant la direction du retour sur nos pas. M'a-t-elle dit en balayant du doigt les dessins.

Elle s'est mise à compter les dessins avec le doigt de sa main droite.

On peut même émettre l'hypothèse que la Sauterelle emploie un champ sémantique lié à l'expression gestuelle de se pointer (synonyme d'apparaître) C'est le cas par exemple chez Gabrielle de l'utilisation du verbe poindre.

« Mais je ne vois rien, je ne vois pas poindre un renouveau de vie... »

3. Aller vers le « punctum »

Chez la sauterelle, l'exposition serait ici perçue comme un divertissement plutôt que comme un objet culturel sérieux: « l'espace n'étant pas ressenti comme structuré d'une façon plutôt que d'une autre. La sauterelle va alors capter sur cette surface plus ou moins amorphe comme si elle tendait un pseudopode, les éléments de son propre désir117. »

Chez Gabrielle, cette attirance ponctuelle a été accentuée par une volonté de mise en contact directe avec l'oeuvre. Selon moi, il s'agirait d'une modalité empirique liée à la construction du sens.

Visiteur n° 7 - Gabrielle:

Elle a regardé vers le haut du dessin, l'a effleuré d'un doigt, et à nouveau a regardé vers le haut du dessin.

117 Eliseo Veron., op.cit, p. 86.

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D'après Eliseo Veron et Martine Levasseur, la sauterelle se livrerait à une appropriation purement subjective qui semblerait être associée à une certaine image du Centre d'art. Dans mon étude, Gabrielle s'est concentrée sur la restitution subjective de son expérience en faisant appel à son vécu (mode intime - mode privé : Roger Odin).

Visiteur n° 7 - Gabrielle:

« C'est pas gratuit si je parle de l'Australie ! »

« Bah... parce qu'il y a un... quelqu'un de ma famille qui vient de faire un voyage en Australie »

« Mais c'est tout à fait subjectif, ce que j'ai dit! »

« Je continue avec mon fantasme d'incendie dans la nature... »

« Enfin, c'est tout à fait personnel... ce que je dis! »

De plus, la présence des sauts, au cours de la déambulation de la Sauterelle, viserait à chaque fois un élément qui éveille sa curiosité, son souvenir et sa mémoire: « L'espace semble être reconstitué au rythme des pulsions.118 » J'ai perçu entre--autres, chez Isabelle, une sorte d'attitude ludique face à l'expérience de sa visite:

Visiteur n° 3 - Isabelle:

« Je ne sais pas pourquoi, mais ce palmier, ça me fait penser à la crête d'un Iroquois, tu vois là... on dirait sa tête, et là sur le dessus... les plumes de sa coiffe »

« On dirait une tempête de sable qui aurait enseveli ce paysage ! J'aime beaucoup la chaleur et le flouté de la couleur, dans ce dessin ! »

Elle s'est arrêtée un instant pour regarder ce dessin et s'est approchée de la couleur des phares de voitures.

Il est intéressant de constater que ce visiteur a essayé de marcher sur le lino orange en ne sachant pas que cela était interdit.

Elle m'a dit que cela lui faisait penser aux méandres de la pensée: « ça me fait penser au côté un peu compliqué du cerveau, à l'inconnu aussi. »

Elle m'a demandé quelle était la technique employée par l'artiste, car elle voulait savoir si l'oeuvre était bien faite au cordeau de maçon.

En effet, c'est son attirance et sa reconnaissance de la technique employée (qu'elle avait préalablement utilisée pour tirer des traits sur des charpentes de toiture) qui ont stimulé

118 Eliseo Veron., op.cit, p. 87.

78

Isabelle dans l'élaboration de la construction du sens de l'environnement Trame. Elle a donc reproduit le geste technique de ce souvenir en pinçant d'une main les lignes de manière virtuelle. Il est intéressant de constater qu'à la suite de cette reconnaissance, elle a pu engager une réflexion poétique autour de sa perception de l'oeuvre à travers la sensation kinesthésique de la vibration que j'avais moi--même expérimentée lors de mon analyse de l'acte de création (Chapitre 1).

« Y a une sorte de vibration dans le dessin, ça me fait penser à des ondes, à des ondes cardiaques», m'a--t--elle dit en dessinant de la main un mouvement de haut en bas reproduisant de façon gestuelle le schéma d'un électrocardiogramme.

Ainsi, la stratégie de la sauterelle serait celle qui nous apparaîtrait comme étant plus franchement en rupture avec l'univers du discours culturel. Tel un voyage subjectif: « la sauterelle désarticulerait la surface structurée où s'étalerait le propos culturel proposé, pour ne retenir que les quelques points avec lesquels elle se sentirait en résonnance119. »

D) VISITE POISSON : Le corps qui passe

Le cas de la stratégie de type Poisson: visiteur n° 4 - Gilles (Annexe 69 p. 57), le visiteur n° 5 -- Hédia (Annexe 69 p. 57) et le visiteur n° 8 - Marjorie (Annexe 69 - suite -- p.58).

Cette quatrième et dernière stratégie de visite appelée Poisson par Eliseo Veron et Martine Levasseur serait une appropriation du parcours dite par glissement ou par évitement: « Comme une sorte de passage.120» : le visiteur ne se sentirait aucunement gêné par les grands espaces vides. Sa trajectoire de visite apparaîtrait le plus souvent comme « une boucle » comme animée d'un mouvement circulaire.

Le Poisson semblerait parfaitement indifférent à l'ordre chronologique proposé par l'exposition. De ce point de vue, les poissons auraient une stratégie à l'opposé des papillons; ils exprimeraient le refus d'un « plan ».

119 Yves Citton, « Politiques de l'individuation, Penser avec Simondon, Sept résonnances de Simondon », Multitudes n° 18, 2004.

120 Eliseo Veron et Martine Levasseur, op.cit., p. 65.

79

Il ne s'agirait donc pas une vue d'ensemble pour mieux choisir, comme c'était le cas chez les papillons, mais d'une mise à distance en quelque sorte, d'une protection du Moi. Celle-ci permettrait au Poisson, au cas ou il le jugerait nécessaire de quitter immédiatement l'activité de visite ou bien lorsqu'il considérerait avoir passé assez de temps dans les lieux: « Chez les poissons, le besoin d'un certain recul et l'image de leur propre comportement comme circulaire, comme un parcours en boucle, semblent intimement associés.121 »

Visiteur n° 4 - Gilles:

Il a regardé à nouveau Les palmiers, et sa distance par rapport à l'oeuvre était assez importante.

Puis, il a contourné ce dispositif par l'extérieur et a jeté à nouveau un coup d'oeil sur le dernier dessin de la série Tempête orange (La voiture).

Il s'est arrêté au niveau du 7ème dessin, à distance de la série et presque au fond de l'Espace n°2.

En outre, ce mouvement de mise à distance proxémique122 de l'oeuvre par Gilles s'est accompagné de la production gestuelle d'un mouvement de repli sur lui-même, selon les codes communicationnels du langage infra-verbal (Ecole de Palo Alto, en Californie, 1950).

Il s'est arrêté directement vers la fenêtre, en jetant un coup d'oeil au passage. Puis, s'est assis sur le rebord de cette fenêtre en croisant les mains et les jambes.

Cette gestualisation pourrait être interprétée, d'après mes observations, en trois étapes: la première, matérialisée par l'expression corporelle du « repli physique » sur lui-même exprimant son incapacité à produire du sens. Suivie d'une seconde étape de « fuite », face à l'incompréhension de l'environnement Trame.

« Pour l'instant, j'arrive pas... autant la première là--bas,je trouve qu'il y a un côté reposant.

Là je suis un peu... peu importe... On va déjà aller voir les autres. » Nous avons fait marche arrière, sa marche était alors plus rapide.

Finalement, la troisième étape liée à la négociation de l'oeuvre ce serait faite en dehors de l'environnement Trame dans lequel il n'a manifestement pas pu entré.

Aussi, c'est à travers le choix de l'image « Prison » que ce sont révélées: son incapacité à entrer dans l'oeuvre et son incompréhension à la comprendre, qui ont engendrées un sentiment d' « enfermement ».

121 Ibid., p. 83.

122 E.T Hall, La dimension cachée, Editions du Seuil, « Points Essais », n°89, 1978.

80

Il s'est avancé en direction de l'Espace n°1 et s'est retourné vers moi : « L'autre là-bas, la pièce du fond, je suis vraiment... » me dit-il dit, en se pinçant les lèvres et en secouant la tête de droite à gauche, comme pour dire « non » de façon gestuelle : « J'arrive pas à voir quelque chose de... » m'a-t-il dit en retournant sur ses pas pour essayer de revivre l'expérience de l'environnement Trame.

Dès qu'il y est entré, il s'est frappé la cuisse comme pour affirmer qu'il n'arrivait pas à comprendre, à connaître la signification que cette oeuvre lui procurait:

« Nan, c'est... Sans toucher, je peux me rapprocher ? » Je lui ai fait comprendre qu'il le pouvait. Il s'est rapproché du mur de droite, les mains dans les poches et la tête légèrement inclinée vers l'avant, le regard fixe et les sourcils froncés.

Il a balancé ensuite sa tête en arrière pour faire progresser sa vision jusqu'en-haut du dispositif. Puis, il a fixé du regard la ligne la plus foncée au milieu de l'oeuvre ; et il a balayé du regard la moitié de ce pan de mur en diagonale pour rejoindre (du regard) l'extrémité gauche de ce mur. Il a continué sa progression vers le mur du centre, en considérant le milieu de l'oeuvre et en longeant les murs.

Puis, il a regardé en arrivant près de l'extrémité droite du mur de gauche, et a fini son trajet comme s'il venait de suivre approximativement une trajectoire circulaire à l'intérieur de l'environnement: « Je vais être très cru... c'est du papier, quoi ! Ouais... nan, ça ne m'inspire pas du tout, du tout... du tout! »

Le Poisson Hédia aurait manifesté un autre type de mise à distance corporelle à l'oeuvre, qui évoquerait le même sentiment lié à l'enfermement:

Visiteur n° 5 - Hédia :

Elle a fait un geste très rapide des mains de haut en bas, pour signifier la distance qu'elle mettait entre elle et son ressenti de l'oeuvre: « des, des... comme on voit... ».

Elle s'est retournée vers la fenêtre et a dit: « des stores qui sont... un truc fermé qui fait un peu comme... si c'était interdit d'y aller, interdit de voir... c'est vrai en plus!

Ce sont des stores, tu peux rien voir à l'intérieur... ça m'évoque pas quelque chose de joyeux ! J'ai senti comme si mon coeur se pressait, c'est comme s'il y avait un enfermement, un truc qui hop ! Stop ! N'avance plus... »

La stratégie du Poisson serait également marquée par la récurrence et la systématisation du coup d'oeil: « jeter un coup d'oeil123» : c'est-à-dire avoir quand même consommé l'objet et vu son style, mais tout en étant pressé et en ne voulant pas entrer dans une véritable négociation appropriative avec le sens proposé. On dirait que le Poisson a un rapport touristique à la culture. A ce propos, il est intéressant de constater que le temps investi, passé devant les oeuvres, correspondrait à peu près au temps de visite moyen. C'est le cas de Gilles qui a consacré les 8 minutes consacrées à l'exposition au visionnement des oeuvres.

123 Ibid., p. 84.

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1. Une stratégie de contournement par latéralisation

La manifestation de la « mise à distance » chez le Poisson Marjorie se gestualiserait sous la forme d'une stratégie de contournement de l'oeuvre se traduisant par la production d'une latéralisation corporelle face aux objets.

Visiteur n° 8 - Marjorie:

Le corps tourné dans le sens de la marche, la tête tournée vers la série.

Elle a tourné la tête vers l'environnement, en se situant toujours à l'extérieur de l'oeuvre.

En effet, cette stratégie corporelle de mise à distance de l'objet correspondrait, selon Giddens, à : « un geste non nécessairement conscient et réfléchi de mépris, sinon d'indifférence 124», que je qualifierais dans ce cas précis de stratégie d'évitement:

... me dit-elle en avançant dos à l'environnement.

2. Une stratégie gestuelle face à l'hésitation ou à l'ennui

Selon mes observations, il semblerait que le Poisson puisse adopter d'autres formes de stratégies infra-verbales face à l'hésitation: liée à l'incompréhension ou à la peur de se tromper ou encore à l'évocation d'un ennui corroborant la thèse de la rentabilité de l'objet culturel, selon l'analyse d'Eliseo Veron et de Martine Levasseur.

Visiteur n° 8 - Marjorie:

Elle s'est gratté le bout du nez et a dit: « Une tempête I... ». Elle a jeté un coup d'oeil vers Les palmiers et s'est mise à rire comme si elle avait l'impression de raconter n'importe quoi.

Visiteur n° 4 - Gilles:

Il s'est retourné vers la série Tempête orange: « là, nan, ouais non... non, j'arrive pas... » Il s'est également gratté le nez...

Le Poisson déploierait ainsi une stratégie « de retrait ». Il semblerait vouloir réduire au minimum la négociation avec l'exposant, tout en pouvant se dire qu'il a fait la visite. La focalisation sur le temps serait un prétexte qui masque un rapport de méfiance vis-à-vis des objets culturels.

124 Albert Piette, op.cit., p. 156.

82

Partie 2

Analyse ethno--photographique
Vers une déterritorialisation de l'oeuvre

« L'image est ce qui nous met en branle, ce qui nous aliène comme le ferait n'importe quelle émotion. L'observation phénoménologique qui en est le point de départ, est une invitation à se perdre au plus profond de nous-mêmes: Bachelard n'invoque pas une psychanalyse poétique, mais un laisser-aller de l'esprit, toujours ouvert à la possibilité de l'image en chaque point de l'Univers, proche ou lointain.125 »

« Nous pouvons espérer faire sentir toute l'élasticité psychologique d'une image qui nous émeut à des degrés de profondeur insoupçonnés.126 »

Dans cette dernière partie de l'analyse ethnographique, je me suis concentrée sur l'étude ethno--photographique des images choisies par les 8 visiteurs, juste après leur déambulation dans l'exposition. Il est important de rappeler que ces dernières ont été sélectionnées à partir d'un ordinateur connecté à Internet, que j'ai tenu à leur disposition, à la fin de chacune des visites. De plus, ils ont dû effectuer leurs choix à partir d'un moteur de recherche. Je ne leur avais pas donné de contraintes de nombre d'images, ni de source d'où devaient être tirées ces dernières.

Il s'est tout de même avéré que la plupart des photographies choisies avaient été capturées à partir de Google Images. A la fin de leur sélection, je leur ai également demandé de donner un titre à chacune d'elles, afin de compléter l'interprétation croisée que je souhaitais effectuer entre: l'expérience de visite, le récit produit par le visiteur, et l'oeuvre à laquelle l'image ou les images faisaient référence : « En révélant ce qui se donne à voir et ce qui se gestualise en laissant la réalité exister dans ses détails...127 »

125 Sébastien Robert, « Bachelard et l'imagination révélatrice », Exigence Littérature, 2010.

126 Ibid.

127 Albert Piette, op.cit., p. 157.

D'un point de vue méthodologique, je me suis focalisée sur l'analyse de la résonance128, du retentissement129 de ces photographies, au regard de la gestualisation de chacun des visiteurs, dans une volonté de révéler les caractéristiques de la déterritorialisation130 de l'oeuvre par le visiteur: « C'est ici que doit être sensibilisé le doublet phénoménologique des résonances et du retentissement. Les résonances se dispersent sur les différents plans de notre vie dans le monde, le retentissement nous appelle à un approfondissement de notre propre existence. Dans la résonance, nous entendons le poème, dans le retentissement nous le parlons, il est nôtre. Le retentissement opère un virement d'être.131»

J'ai observé que l'activité gestuelle de visite globale des oeuvres de cette exposition (par ces 8 individus) à travers la production inférentielle socio-sémiotique, s'était davantage portée sur deux types de dispositifs : d'une part, la série Tempête orange (contenant 12 images, dont 10 en référence au dessin Les palmiers et 2 en référence au dessin La voiture), et d'autre part, l'installation Océan Pacifique (contenant 10 images).

Cependant, il est intéressant de rappeler que lors de la sélection de ces traces photographiques, les visiteurs se situaient à proximité de ces deux dispositifs (Tempête orange et Océan Pacifique), ce qui peut-être significatif au regard de la densité de leur production. Mais aussi, parce que ces oeuvres ont été les premiers objets appréhendés par ces visiteurs du point de vue du processus de la remémoration et de celui de la construction du sens. « Le mode d'observation gestuelle se focalise non pas sur la culture en général ou l'interaction comme unités d'observation, mais sur les gestes des individus en interaction132. »

83

128 Yves Citton, « Politique de l'individuation. Penser avec Simondon, sept résonances de Simondon », Multitude : n° 18, 2004.

129 Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1957, p. 6.

130 Gilles Deleuze et Claire Parnet, op.cit., p. 47.

131 Gaston Bachelard, op.cit., p. 6.

132 Albert Piette, op.cit., p. 109.

84

I. Analyse des images liées à la série Tempête orange

1) Les palmiers

J'ai d'abord constaté que la plupart des images faisaient référence au dessin Les palmiers (de la série Tempête orange) et s'accordaient en majeure partie autour d'un imaginaire lié à la perception sensorielle de la chaleur (Annexe 70 - p. 58). En effet, il semblerait que la prédominance de l'orangé ait orienté la production signifiante de leurs images autour de cette sensation.

Cette perception s'est matérialisée, par exemple: sous la forme du feu dans l'image Chaleur (visiteur n°3) représentant la flamme d'une bougie vacillante en gros plan.

Visiteur n° 3 -- Isabelle:

« On dirait une tempête de sable qui aurait enseveli ce paysage ! J'aime beaucoup la chaleur et le flouté de la couleur dans ce dessin ! »

De même, l'image Incendie Fournaise (visiteur n° 7) témoigne de cette sensation à travers la photographie--témoin relatant un fait divers médiatisé où un grand--père sauva ses petits-- enfants des flammes d'un immense incendie en plongeant avec eux à l'eau, en Australie. Cette photographie choisie par ce visiteur met en scène le récit de ce sauvetage en focalisant notre regard sur ce contexte à la fois apocalyptique et héroïque.

Dans une seconde lecture, il semblerait que le photographe (Incendie Fournaise) ait focalisé son objectif sur l'expression de l'entraide et du soutien familial, représentés par les acteurs présents dans le cadre. « D'une certaine manière, puisque le mode mineur de la réalité où le détail particulier est un indice lui-même de l'Homme, collé à lui, en connexion physique apparente avec lui, il est presque transitivement logique que des photographies d'interactions humaines laissent voir cet effet d'humanité.133 »

Visiteur n° 7 -- Gabrielle:

« ... je suis sur une plage en Australie avec un soleil brûlant, je veux dire... pardon ! Du sable brûlant. Hum ! C'est pas gratuit si je parle de l'Australie ! (...) Bah... parce qu'il y a un... quelqu'un de ma famille qui vient de faire un voyage en Australie et qui m'a décrit un petit peu le climat de certains paysages. Notamment, cette personne est tombée à une période... dans le sud-est, où il y avaitjustement... des incendies ! »

133 Ibid., p. 154.

85

En outre, contrairement à la plupart des images produites dans ce corpus, le visiteur n° 8 se serait davantage approprié le dessin à travers la retranscription du mouvement graphique de la tempête sur les palmiers, ce qu'elle m'a du reste décrit « par mauvais temps » à travers l'image Tempête palmiers (visiteur n° 8).

Visiteur n° 8 -- Marjorie:

« Et l'autre, c'est des palmiers... Pour moi, ça ne représente pas le beau temps, mais bon ! Parce que pour moi, si y a une couche par-dessus, ça enlève le beau temps. On dirait que les palmiers sont tout secs! » m'a-t-elle dit en levant ses mains et en pinçant ses doigts entre eux, comme pour exprimer la sensation du sec par sa gestuelle.

Le visiteur n° 1 a lui aussi choisi une image faisant référence à l'expression graphique des modulations sur le sable, qui lui a fait penser à la sensation de la trace laissée lorsqu'on dessine sur le sable. Image qu'il a d'ailleurs intitulée : Dessin sur sable (visiteur n° 1).

Visiteur n° 1 -- Fatma :

« J'aime beaucoup le rythme! Le rythme des vagues, ça m'évoque le traitement graphique un peu enfantin. Regarde ce dégradé, là... c'estfait avec des crayons aquarelles. »

D'après ce visiteur, c'est comme si les modulations des tracés lui faisaient penser aux traces des doigts d'un enfant ayant dessiné sur le sable. Comme pour exprimer ce plaisir ludique de l'oeuvre, elle s'est mise à sourire. Peut-être était-elle en train de se remémorer certains souvenirs vécus sur les plages tunisiennes...

Quant à l'image produite par le visiteur n° 3, elle met en évidence la façon dont celui-ci s'est concentré sur un détail de l'oeuvre à travers la forme du feuillage d'un des palmiers, lui faisant penser à la coiffe d'un indien iroquois intitulée : Crête Iroquois (visiteur n° 3).

Visiteur n° 3 -- Isabelle: « Crête Iroquois »

« Elle s'est avancée directement vers Les palmiers, s'est arrêtée un court instant pour regarder le dessin, puis elle a fait un pas pour regarder de plus près un détail à l'intérieur de ce dessin, et m'a dit: « Je ne sais pas pourquoi, mais... ce palmier, ça me fait penser à la crête d'un Iroquois, tu vois là... on dirait sa tête, et là sur le dessus... les plumes de sa coiffe », a-t-elle fait en dessinant de l'index la silhouette imaginaire de ce personnage. »

A ce stade de l'analyse, je peux remarquer une analogie visuelle entre Cocotier (visiteur n° 1), Désert Palmiers (visiteur n° 2) et Coucher de soleil (visiteur n°5).

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Il est aussi intéressant de noter que les visiteurs n° 4 et n° 6 ont choisi tous deux la même image pour faire référence soit à une tempête de sable en Australie (Tempête de sable en Australie -- visiteur n° 4) soit à une tempête de sable dans la ville de Doya (Tempête de sable à Doya -- visiteur n° 6).

Visiteur n° 4 -- Gilles : « Tempête en Australie »

Il s'est retourné vers la série Tempête orange: « là... nan, ouais non... non, j'arrive pas... » Il s'est gratté le nez... « Suivant la teinte, le fait que les phares soient allumés, mais voilà... Tempête de sable australienne. »

Visiteur n° 6 -- Kevin: « Tempête à Doya »

« J'ai pris l'avion quand je suis allé au Cambodge et j'ai fait pas mal d'escales, dont une à Doya. Et en partant de Doya, on voit cette espèce de grosse... fin (enfin), c'est dans le sable, en fait. La vie est dans le sable... et en fait, quand on prend l'avion, au début on voit un petit peu la ligne, la skyline, puis au fur et à mesure qu'on s'envole... »

Il est également intéressant de constater que la plupart des images se référant au dessin Les palmiers (de la série Tempête orange) représentent des paysages sans la présence physique de l'Homme. Seules les images Crête Iroquois (visiteur n°3) et Incendie Fournaise (visiteur n°7) témoignent de la présence corporelle de l'Homme. En outre, Tempête de sable à Doya (visiteur n°6) et Tempête de sable en Australie (visiteur n°4) témoignent de la vie urbaine. Ces images sont sans doute imprégnées du dessin La voiture, qui a été vécu dans la plupart des cas comme moins parlant.

2) La voiture

Seuls, les visiteurs n°1 et 8 ont sélectionné parmi leurs images, des images faisant écho à cette partie du triptyque (Annexe 71 p. 59) : la photo Voiture vitesse (visiteur n° 1) représente le mouvement flou photographique d'une voiture sous un tunnel.

Visiteur n°1 - Fatma : « Photo voiture vitesse »

Elle est revenue vers le dernier dessin de la série (Tempête orange), qui lui a fait penser à une photo prise de nuit. Elle m'a décrit la scène du dessin avec les éléments qu'elle reconnaissait, en traduisant les différents plans du dessin : par exemple, le floutage au troisième plan, exprimant de manière picturale le lointain.

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Les informations autoroutes (visiteur n°8) représentent une photographie floue: prise d'une autoroute sous la pluie où les voitures arrivent dans le sens du regardeur (Marcel Duchamp, 1917), phares tout allumés.

Visiteur n°8 - Marjorie : « Les informations autoroutes »

Puis, elle est revenue vers la série Tempête orange, et m'a dit que ce dessin lui faisait aussi penser aux informations télévisées. Je lui ai alors demandé ce qui lui faisait penser à ça : « Bah, parce que souvent on voit le trafic, ce qui se passe sur les routes ou les autoroutes. Et par exemple, quand on part en vacances, si on associe les deux (La voiture et Les palmiers), on peut voir dans d'autres pays par exemple... qu'il y a des tempêtes. »

3) Le monochrome

Le monochrome n'a pas suscité la production d'images particulières, même si j'ai pu noter que la lecture de cette partie de la série (Les palmiers - Le monochrome et La voiture) avait souvent été interprétée dans la globalité de la série. Seuls, les visiteurs n° 1 et n° 8 ont eu une réelle production de discours à propos de la singularité de ce dessin dans la série.

Visiteur n°1 - Fatma :

« Le monochrome, ça ne me touche pas vraiment... Je comprends que c'est dans la continuité, mais ce n'est pas tout à fait la même chose! Ça me rappelle les plages quand l'eau passe, je pense qu'elle (l'artiste) fait référence au reflux de l'eau emmenant avec elle le sable... Ça crée souvent ce genre de graphisme! »

Puis, elle a exprimé une sorte de dualité entre le jour et la nuit, entre Les palmiers et La voiture et entre l'expression de l'agitation et celle du calme.

Visiteur n° 8 - Marjorie:

« Ça (Le Monochrome), ça me fait penser à toi! » m'a-t-elle dit en riant. Elle m'a dit ensuite que cela lui rappelait une peinture monochrome violette, que j'avais créée et accrochée chez moi.

II. Analyse des photographies liées à l'expérience d' Océan Pacifique:

La variété et la singularité des propositions inférentielles de ces 8 visiteurs ont été très riches concernant l'évocation de la diversité des champs culturels présents au sein des images choisies (Annexe 72 p. 59).

En effet, du point de vue des regroupements que j'ai effectués, la « perspective contemplative » semble être l'un des principaux moteurs perceptifs et émotionnels de bon nombre de ces visiteurs.

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C'est le cas du visiteur n° 3 avec Jetée, du visiteur n° 4 avec Mer de brouillard et du visiteur n° 8 avec Coucher de soleil. Ils se sont semble-t-il, projetés dans une expérience de contemplation similaire à celle vécue devant un paysage.

Visiteur n°3 -- Isabelle: « Jetée »

« Tu vois... là, m'a-t-elle répondu, j'ai l'impression devoir une jetée! » en me montrant du doigt certains traits assez sombres de la surface du dessin mural. « On dirait la mer, avec l'horizon. Ça me plaît bien, c'est comme si j'étais devant un paysage de Penvins (station balnéaire du Morbihan) par mauvais temps, quand la côte est sombre! »

Visiteur n° 4 -- Gilles : « Mer de brouillard »

« La grande, centrale, avec un lino orange devant. Ça peut être un mélange de sable, de nuages ou de brouillard, ça a un côté reposant, apaisant. »

« Autant la première, ouais... là-bas (Océan Pacifique), oui très belle, très agréable... »

« J'y vois beaucoup de choses... le reflet de la mer, les nuages, le sable. C'est calme, c'est reposant, c'est sympa ! »

Visiteur n° 8 -- Marjorie: « Coucher de soleil »

«... Je sais pas, on pourrait imaginer de l'eau avec des rochers... avec un peu de nuages, et voilà... » Elle a mis sa main derrière le cou comme pour exprimer une gêne, et s'est mise à rire: « Ouais, je vois de l'eau avec des rochers et après l'éloignement, on voit que le tableau s'éloigne petit à petit et après, y a une barre (une portion du dessin) pour représenter le ciel et les nuages... un peu. Peut-être le coucher de soleil (...)... Pour moi, je vois des traces et après, du coup ça part dans ce sens-là... » m'a-t-elle décrit d'un geste des mains exprimant le recul et l'éloignement progressif du soleil : « Ce serait le mouvement du soleil, avec les reflets sur l'eau... voilà ! »

De façon plus abstraite et orientée vers la méditation, l'expérience du visiteur n° 6 avec « La terre est bleue comme une orange134» et Mandala, développe un rapport à l'oeuvre proche de l'intériorisation mentale de cet état de contemplation.

Visiteur n° 6 -- Kevin: « La terre est bleue comme une orange »

« Ça peut être un espace pas mal pour la méditation, parce que c'est assez reposant comme image. Le orange, c'est quelque chose qui est vachement expressif dans les couleurs chaudes: c'est la joie, c'est pas mal de choses... C'est le soleil aussi... Après, bah! » Il s'est retourné vers la série Tempête orange: « dans les chakras, je crois que ça se situe au niveau du ventre, je crois ! »

Je tiens à préciser que Mandala est une image choisie durant notre trajet en tramway, a posteriori de la visite, dans le prolongement de ma discussion à l'extérieur du VOG avec ce visiteur.

134 Paul Eluard, L'amour de la poésie, 1929.

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La projection des images retranscrites par le visiteur n° 1 à travers Rusty Shetter, Pollock et Anouar Brahem jaquette de disque semble davantage avoir été expérimentée dans son rapport à la dynamique gestuelle du tracé et du graphisme de ce dessin mural (Océan Pacifique).

Visiteur n° 1 -- Fatma : « Rusty Shetter»

« Je sens que c'est comme des trucs peints des années 80 (référence au Kitch). C'est comme si c'était une porte de garage mise en valeur, comme des stores de garage; mais c'est beaucoup plus mis en valeur. Ça ajoute un certain charme. J'aime beaucoup ça, parce que c'est quelque chose de banal dans la vie, qui peut être très charmant. Mais pour nous, vu qu'on le voit tous les jours, on sait pas bien le regarder, disons. Pour nous (je pense qu'elle signifiait : pour les Européens), c'est juste un truc banal et vulgaire, c'estjuste qu'on le voit mal.»

Sa réflexion sur la représentation esthétique du Beau dans la Culture tunisienne semble avoir été marquée par une comparaison entre l'esthétique de la perpétuation d'une tradition artistique liée à l'artisanat, et l'esthétique de la productivité liée « aux canons » de la production artistique en France et en Europe.

Pollock et Anouar Brahem jaquette de disque: ces images ont été produites après la déambulation dans l'exposition, durant la sélection des images en regardant et en se remémorant l'expérience de l'oeuvre.

Ces deux photographies ont été choisies par le visiteur n° 1, en raison de la proximité gestuelle et graphique de ces images avec le dessin mural de l'installation Océan Pacifique.

En effet, c'est en résonance avec la facture du peintre Jackson Pollock que Fatma a cherché à retranscrire par le choix de ses photographies, le tracé laissé par le mouvement de la performance artistique du peintre (Action-Painting,1952). Dans une micro-analyse socioculturelle plus précise de ce visiteur (n°1), il semblerait que cette musique ait bercé une partie de son enfance.

En me renseignant sur ce compositeur, je me suis rendu compte que ce dernier avait fortement modifié le rôle traditionnel de l'oud (instrument de musique à cordes pincées), en le modernisant et en le confrontant aux musiques occidentales comme le jazz. Le second album, Conte de l'incroyable amour, d'Anouar Brahem fait référence à l'image de la pochette de l'album choisie par ce visiteur: cette musique se caractérise par une pratique musicale dite du « toucher contemplatif», ce qui est assez amusant au regard de l'expérience de cette oeuvre.

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Seules les images produites par le visiteur n° 2 : Ultra-book et par le n° 7 : Fournaise destructrice, semblent se détacher de cette perspective contemplative pour laisser place à « l'expérience du spectaculaire », que nous pourrions rapprocher du segment d'expérience faisant référence à la perspective cinématographique décrite par Olivier Caïra dans son ouvrage intitulé Jeux de rôle, les forges de la fiction135.

Visiteur n° 2 - Laurence: « Ultra book »

Elle a terminé sa visite par l'interprétation d'Océan Pacifique, en disant: « Celui-là en revanche, c'est comme si j'étais au cinéma. Je sais pas pourquoi... c'est peut-être le format. C'est comme un écran d'ordinateur ! »

Visiteur n°7 Gabrielle : « Fournaise incendie »

Photographie relatant un fait d'actualité récent en Australie, où un grand-père réussit à sauver ses petits-enfants des flammes d'un incendie ravageant toute une île, en les poussant à toute vitesse vers la mer proche où ils s'accrochèrent tous sous un ponton.

III. Analyse des images liées à la série Castle Bravo:

En outre, la plupart des images choisies en référence à la série Castle Bravo attestent de la perception kinesthésique du mouvement à travers des paysages mouvementés entrant en destruction (Annexe 73 p. 60) : c'est le cas de Bikini Nucléaire (visiteur n° 4), de Tempête de sable (n° 5) et de Tempête palmiers (n° 8).

Visiteur n° 4 - Gilles : « Bikini nucléaire »

Je dirais... de droite à gauche, ça fait carrément penser à un nuage atomique, ouais, qui vient souffler... (...) les palmiers, swchitt ! Rasez tout çà pour faire disparaître tout le truc! On démarre de là... » a-t-il dit en pointant l'index vers le premier dessin: « Jusqu'à... jusqu'à la disparition totale! Vraiment, la première impression, c'est ça ! C'est vraiment le balayage suite à un champignon atomique, au souffle... qui réduit tout ça (...) Non mais vraiment... ça, la plage de palmiers, puis wwoufff ! Fuuuttt ! et... plus rien ! »

Visiteur n° 5 - Hédia : « Tempête de sable »

« Et puis, comme si y avait le vent qui soufflait sur les palmiers pour les faire bouger! (...)« Là, on a l'impression que ça s'efface petit à petit, le sable de loin... ça cache tout, ça cache le paysage, ça cache les palmiers, ça cache tout... un grand vent qui... Une vue comme ça, de loin, qui cache ce qui est derrière, les palmiers... tout! (...)

Je commence à voir ça (1ère portion) et petit à petit, y a un vent qui se lève et qui te cache toute la vue! A partir de là (environ la moitié de la série), je vois comme si ça commence à cacher les palmiers; et puis, comme si ça bouge! Comme ça, penché. On dirait que c'est un grand vent qui fait souffler le sable, vraiment un vent très fort... et après (nouvelle gradation), que du sable! On ne voit plus les palmiers, on ne voit plus que le sable ! »

135 Olivier Caïra, Jeux de rôle, les forges de la fiction, Editions CNRS, Paris, 2007.

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De même, l'expression de la sensation du mouvement a été retranscrite par la mise en perspective d'un dispositif de visionnement de l'image, qui fait référence à la perception visuelle de ce visiteur au cours de sa déambulation devant la série. La segmentation de l'image Pompidou - Fassbinder (visiteur n° 6) semble mettre en évidence l'intuition du mouvement de l'image, cette partition liée au montage vidéographique (image par image).

Visiteur n° 6 -- Kevin: « Pompidou - Fassbinder »

« J'ai vraiment une impression de vieille photo... d'anciennes photos, une espèce de vieux daguerréotype. Ou alors... une révélation de photo argentique : quand tu la passes dans les bains, l'image apparaît petit à petit! »

Méandres du cerveau (visiteur n° 3), met en relief le mouvement traduit par la métaphore labyrinthique de la pensée.

Visiteur n°3 -- Isabelle: « Méandres du cerveau »

Je lui ai demandé à nouveau de m'expliquer ce qu'elle ressentait, face à ce dessin. Au départ, elle ne m'a pas répondu, puis elle m'a dit que cela lui faisait penser aux méandres de la pensée: ça me fait penser au côté un peu compliqué du cerveau, à l'inconnu aussi. »

IV. Analyse des images liées à l'environnement Trame:

Les propositions inférentielles socio--sémiotiques concernant l'environnement Trame semblent globalement liées tout d'abord à l'expression du « rejet » à travers des images faisant référence à « l'enfermement » telles que (Annexe 74 p. 60) : Prison (visiteur n° 4), Rideau de Fer (n° 5), Chambre d'hôpital psychiatrique (n° 8).

Visiteur n° 4 -- Gilles : « Prison »

Là, je n'arrive pas, je sais pas, c'est non définissable ! J'ai pas de... non, y a rien qui me fait penser à quelque chose. Y a rien qui se dégage de précis. « J'arrive pas à voir quelque chose de... » m'a t--il dit en retournant sur ses pas pour essayer de revivre l'expérience de l'environnement Trame. Dès qu'il y est entré à nouveau, il s'est frappé la cuisse pour affirmer qu'il n'arrivait pas à comprendre, à connaître la signification de cette oeuvre : « Nan, c'est... Sans toucher, je peux me rapprocher ? » Je lui ai fait comprendre qu'il le pouvait. Il s'est rapproché du mur de droite, les mains dans les poches et la tête légèrement inclinée vers l'avant, le regard fixe et les sourcils froncés.

Visiteur n° 5 -- Hédia : « Rideau de fer »

« Non, ça me met mal à l'aise, c'est vrai que ce sont des barres (en me montrant les lignes), des rideaux foncés, des choses qui sont interdites, un truc... voilà ! » Elle a fait un geste prompt des mains, de haut en bas, pour signifier la distance qu'elle mettait entre elle et son ressenti de l'oeuvre.

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« Des stores qui sont... un truc fermé, qui fait un peu comme si... c'était interdit d'y aller, interdit de voir... C'est vrai, en plus! Ce sont des stores, tu peux rien voir à l'intérieur... Ça m'évoque pas quelque chose de joyeux! J'ai senti comme si mon coeur se pressait. C'est comme s'il y avait un enfermement, un truc qui... hop ! Stop ! n'avance plus (...) je sens comme si c'était fermé... qu'il ne fallait plus avancer... C'est bon, j'avancerai pas! » m'a-t-elle dit en riant.

J'ai appris plus tard, pendant notre conversation, que cet espace souvent dédié à la production de dispositifs d'installation ou d'environnement, lui était régulièrement interdit d'accès durant les périodes d'exposition. Car il ne fallait pas faire le ménage dans ce lieu, en raison de la fragilité ou bien de la saleté des oeuvres qui y étaient présentées.

Elle me donna comme exemple l'exposition d'Alain Bublex en 2012, qui avait décidé d'exposer une moto avec des torchons sales au milieu, pleins de cambouis. Ce qui l'avait laissée alors assez perplexe, compte tenu de sa relation professionnelle avec ce lieu.

Les visiteurs n° 2 et 3 ont ressenti une proximité avec l'expression d'un langage presque imperceptible, proche d'une vibration d'un message codé, en référence aux images: Parchemin (visiteur n°2) et Ondes extra-terrestres (n° 3).

Visiteur n°2 - Laurence: « Parchemin »

Elle a soupiré à nouveau, et s'est avancée vers le haut du dispositif, puis elle a fléchi les genoux et a regardé à nouveau le mur du centre. « C'est comme si j'étais dans un livre ! » m'a-t-elle dit face à l'oeuvre, avec des mouvements de la main de haut en bas, comme pour me décrire la répétition de la trame et l'effacement de son écriture. « Y a des signaux, mais je ne les comprends pas ! » Elle a continué à déambuler dans l'espace d'exposition, en essayant de créer une jonction visuelle entre les trois pans de mur. Avec un regard haut-bas, elle m'a dit: « C'est dingue ce truc, c'est impressionnant, c'est comme si y avait un message que je ne comprends pas... »

« En fait, c'est peut-être à moi de l'écrire! C'est... soit ça a été écrit... » m'a-t-elle dit avec les paumes ouvertes vers le ciel, pour m'expliquer sa théorie. « Je ne sais pas si ce sont des lettres ou des chiffres... comme si c'étaient des signaux tous délavés. »

« C'est comme s'il y avait une empreinte et qu'il manquait quelque chose, pour... Ça me fait bizarre, en fait... Comme une trace... » Elle a claqué des mains: « Quelque chose! Tu t'éloignes de quelque chose et puis, ben... » Elle s'est mise à souffler « ... C'est comme si c'était caché derrière, c'est quelque chose qui est caché. »

Visiteur n°3 - Isabelle: « Ondes extra-terrestres »

Elle m'a dit: « Y a une sorte de vibration dans le dessin, ça me fait penser à des ondes, pas des ondes cardiaques», en dessinant de la main un mouvement de haut en bas reproduisant de façon gestuelle le schéma d'un électrocardiogramme.

« Mais des ondes radio, des trucs où tu peux capter les messages de l'au-delà... tu vois, un truc qui vienne de je ne sais où... » m'a-t-elle dit un peu amusée, avec des gestes horizontaux de la main.

Enfin, l'image Les Abysses (visiteur n°7) relate bien l'émotion rencontrée par ce visiteur à l'intérieur de l'espace de l'environnement Trame.

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Visiteur n°7 - Gabrielle : « Les Abysses »

Lorsqu'elle a pénétré dans cet espace, elle a essayé d'entrer en immersion dans l'oeuvre, mais a été obligée de reculer comme si elle ne s'y sentait pas en sécurité: elle l'a fait progressivement jusqu'au coin gauche (côté fenêtre) en regardant au passage par la fenêtre, de manière un peu perplexe.

« Y a un peu une idée de... d'enfermement... d'enfermement pas complet, hein ! Euh... parce qu'on n'est pas dans une cage, on n'est pas dans un quadrilatère fermé... Et voilà, j'ai l'impression d'être au pied d'un mur de béton, et d'être fragile et vulnérable: un peu perdue dans quelque chose que je n'identifie pas. Ça peut être... je ne sais pas... cette oeuvre moi, j'aurais pu l'intituler « Rien » ou bien « La peur ». C'est-à-dire voilà, on est là... on n'avance pas, on ne recule pas: une sensation d'écrasement de mon individu. Et en fait, ça pourrait signifier... l'Univers, et avec tout ce que cela suppose de notions parfaitement... des tas de choses que l'on ignore sur l'Univers, en fait!

Y a plein de choses à découvrir que la Science ignore, dont il faut nécessairement... Il y a une obligation d'humilité et de questionnement, bah... voilà ! Je pars un petit peu loin dans la métaphysique, parce que je ne retrouve rien de ce que je connais...

Il n'y a pas de trace de vie, c'est tout à fait abstrait, c'est abstrait et c'est vide, aussi ! J'ai l'impression qu'on peut le regarder pendant des heures... de presque voir le mur d'en face reculer... C'est, je ne sais pas... une certaine vastitude... Ce n'est pas cafardeux, ce n'est pas triste... Il n'y a aucune réponse à mes questions, aucune identification possible dans ce lieu. Si j'avais à l'intituler, je dirais: « l'Individu et l'Infini», ou bien « L'Homme face à l'Infini! »

V. Analyse des images liées à l'atmosphère globale de l'exposition

Seuls 3 visiteurs ont restitué de façon iconographique leur ressenti global de l'exposition comme s'ils faisaient un bilan, une synthèse émotionnelle de leur expérience de visite (Annexe 75 p. 61). Sable (visiteur n° 6), Nuages de poussière (n° 7) et Globe (n° 8) retracent en quelque sorte l'empreinte laissée par l'exposition chez ces visiteurs.

En effet, il semblerait que ces images reflètent assez bien la problématique que nous propose Lina au travers d'un questionnement autour du devenir-Homme. Ainsi, du point de vue de la production de ses images (collectées au cours des trois derniers entretiens), je peux me demander si de façon implicite je n'aurais pas inconsciemment orienté progressivement le cadre de l'interaction vers ce mouvement de synthèse.

Il est tout de même important de rappeler que cette étude n'entend pas enfermer la gestualisation du visiteur dans une simple production illustrative du récit.

Cependant, cela me permet d'essayer d'envisager le récit comme un des mouvements inhérents à l'activité de visite, au même titre que la production d'images qui m'a permis de mettre en évidence les différentes étapes de la construction du sens (Annexe 7 p. 21).

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En ce qui concerne les modalités énonciatives inhérentes à la production iconique et socioculturelle de ces images, je pourrais tout d'abord remarquer que les visiteurs n° 6 - Kevin et n° 1 - Fatma ont fait appel à des référents artistiques, comme Roger Odin136 a pu le souligner. Le mode artistique « dans sa forme pleine, est l'établissement d'une relation obligée entre les caractéristiques de l'Objet et un énonciateur désigné par un nom propre. Le mouvement qui relie Objet et nom propre s'effectue dans les deux sens: du nom propre vers l'Objet ou de l'Objet au nom propre. Dans les deux cas, c'est le nom propre qui est au coeur de la relation à l'Art. (...) Le mode artistique apparaît de la sorte comme reposant essentiellement sur un processus énonciatif (l'étiquetage ou l'énonciation d'un nom propre) et sur des processus discursifs137. »

Ainsi, Pompidou - Fassbinder, Pollock, La terre est bleue comme une orange, ont été choisis en faisant référence au domaine artistique. Il est intéressant de voir, à cette étape, la façon dont peut intervenir l'ancrage socio-culturel. En effet, ces deux visiteurs ont suivi pendant leur scolarité, des études de graphisme et d'histoire de l'art.

En ce qui concerne une modalité de rapprochement que nous pourrions qualifier de culturel, j'ai appris au cours de mes entretiens que deux de ces visiteurs, le visiteur n° 1 - Fatma et le visiteur n° 5 - Hédia, étaient de nationalité tunisienne.

Ces deux femmes ont toutes deux retranscrit de façon iconographique certaines des oeuvres, à travers la représentation d'un store fermé de garage: Rusty - Shetter (visiteur n° 1) et Rideau de fer (n° 5). Cependant, cette proximité visuelle ne s'est pas matérialisée à partir des deux mêmes oeuvres dans cette exposition.

L'une faisant référence à l'installation Océan Pacifique (visiteur n°1), et l'autre à l'environnement Trame (n° 5).

En outre, malgré l'analogie visuelle de ces deux images, il semble que cela ne se réfère pas à la même émotion face à l'oeuvre. L'une, perçue de façon positive (visiteur n°1) se réfère à une codification liée à l'appréciation esthétique de l'installation Océan Pacifique; quant à l'autre, elle serait davantage liée à la perception d'une zone d'insécurité et d'un rejet face à l'environnement Trame (visiteur n°5).

136 Roger Odin, Les espaces de communication, introduction à la sémio--pragmatique, PUG, Grenoble, 2011, p. 74.

137 Ibid., p. 75.

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Concernant un rapprochement que nous pourrions qualifier de géographique, la persistance de la « mer » semble avoir été beaucoup plus présente chez les visiteurs ayant eu dans leur vie un contact régulier et un souvenir affectif avec celle-ci. C'est le cas de Mer de brouillard (visiteur n° 4) et de Jetée (n° 3) qui ont toutes deux fait référence à la côte bretonne. Ce qui est assez pertinent, sachant qu'ils sont tous deux originaires de Bretagne, qu'ils vivent en couple et ont effectué leur visite de l'exposition l'un après l'autre.

Finalement à la lueur de cette analyse, j'ai pu constater un certain nombre de rapprochements inhérents aux différents contextes de productions de ces images au cours de la visite de ces 8 visiteurs. Cette ethno-photographie m'a permis de mettre en évidence la variété des propositions interprétatives que j'ai pu observée à travers différents types d'émotions, par la production de différents gestes, de différents récits de visites, ainsi que différentes modalités mémorielles et culturelles révélant la richesse et la diversité des formes d'appropriation et de négociation de chacune des oeuvres présentées dans cette exposition.

En conclusion

L'enjeu de cette recherche fut d'analyser l'articulation de certains fragments de gestes liés au processus de production du sens et de la connaissance chez le visiteur, dans l'étude de

l'expérience de visite d'une exposition d'art contemporain.

À

partir de l'élaboration d'une

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analyse ethnographique de la gestualisation de visite, j'ai observé la mise en branle et l'enchevêtrement de ces différents types de médiation de l'oeuvre - à travers l'observation des mouvements corporels, sensoriels, émotionnels, interprétatifs, mémoriels et culturels déployés par une cohorte de 8 visiteurs lors de leur déambulation dans l'exposition Nuages de poussière.

Cette immersion au coeur du processus de création de Lina Jabbour, m'a fait entrer en résonance avec l'univers nomade de cette artiste: cela m'a permis de dialoguer avec ses oeuvres, par le biais de mon propre corps, sous la forme d'une socio-analyse de mon appréhension de l'espace, de l'oeuvre et du sens. Cette expérience de montage a aussi engagé une réflexion sur la façon dont ont évolués les interrelations entre les différents types d'acteurs présents lors de la production de l'exposition. La richesse et la variété de ces entretiens de visite, ont révélé les modalités respectives d'appropriation et de compréhension gestuels des oeuvres par ces 8 visiteurs - par la mise en évidence de la production micro-gestuelle et infra-verbale liée aux états mentaux de ces individus durant leur expérience de visite. C'est aussi, à travers le récit de leurs expériences que j'ai pu tendre vers une première approche de cette déterritorialisation du langage de l'oeuvre au sein du processus de négociation à partir duquel on peut commencer à saisir certaines bribes expérientielles liées au lieu d'où le visiteur traite de sa propre culture. L'analyse croisée de cette étude sur la gestualisation de visite avec celle analysée par d'Eliseo Veron et Martine Levasseur dans le cadre leur ethnographie de l'exposition, m'a permis de manière large, d'envisager la gestualisation de visite sous la forme d'un trajet. Celui-ci dévoilant graduellement différents types de relations tendancielles de chacun de ces 8 individus vis-à-vis de l'espace ainsi que des objets culturels concernés, mais aussi les contenus de leur l'attention portée à l'univers de l'artiste. Enfin, l'analyse ethno-photographique de la déterritorialisation de l'oeuvre à travers la collecte d'images par les visiteurs m'a permis d'aller plus loin dans l'acquisition mémorielle et émotionnelle de leur expérience de visite.

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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

Ouvrages de sociologie

- de Certeau Michel, La culture au pluriel, Christian Bourgeois Editeur, collection Points Essais, Paris, 1980.

- Beaud Stéphane, Weber Florence, Guide de l'enquête de terrain, La Découverte, Collection Grands Repères, Paris, 2010.

- Esquenazi Jean-Pierre, Sociologie des publics, Éditions La Découverte, Paris, 2003.

- Gaudez Florent, Pour une socio--anthropologie du texte littéraire, Approche sociologique du Texte Acteur chez Julio Cortázar, L'Harmattan, Logiques sociales, 1997.

- Goffman Erwing, Le sens commun, les cadres de l'expérience, Les Éditions de Minuit, 1974.

- Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, Paris, 1925.

- Le Breton David, Sociologie du corps, PUF, collection Que sais-je? Paris, 1992.

- Moles Abraham et Rohmer Élisabeth, Psychosociologie de l'Espace, L'Harmattan Villes et Entreprises, Paris, 1998.

Ouvrages d'anthropologie

- Hall Edward T. Le langage silencieux, Seuil, Points Essais, 2007.

- Piette Albert, Anthropologie existentiale, Éditions Petra, Collection Anthropologie, Paris, 2009.

- Piette Albert, Ethnographie de l'action, L'observation des détails, Éditions Métailié, Paris, 1996.

Ouvrages de philosophie

- Bachelard Gaston, La poétique de l'espace, PUF, Quadrige Grands textes, Paris, 1957.

- Deleuze Gilles et Parnet Claire, Dialogues, Flammarion, Champs essais, Paris, 1996.

98

- Deleuze Gilles, Cinéma 1, L'Image-Mouvement, Editions de Minuit, Collection « Critique », Paris, 1983.

- Deleuze Gilles, Guattari Félix, Kafka, Pour une littérature mineure, « qu'est-ce qu'une littérature mineure? », Les éditions de Minuit, Collection « Critique », Paris, 1975.

- Simondon Gilbert, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1958.

Ouvrages d'esthétique ou de critique

- Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle, Les Presses du Réel, Dijon, 2001.

- Debord Guy, « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l'organisation, de l'action et de la tendance situationniste internationale », 1957.

- Michaud Yves, L'art à l'état gazeux, Hachette Littérature, Collection Pluriel, Paris, 2003.

- Perec Georges, L'infra-ordinaire, Seuil, Paris, 1989.

Ouvrages de linguistique

- Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, « Discours poétique, discours romanesque », Le Seuil, Paris, 1981.

- Eco Umberto, Lector in fabula, Ed. Grasset et Fasquelle, 1979.

- Eco Umberto, Les limites de l'interprétation, Bernard Grasset, Paris, 1992.

- Eco Umberto, L'oeuvre ouverte, Editions du Seuil, Paris, 1965.

- Poli Marie-Sylvie, Le texte au musée : une approche sémiotique, L'Harmattan, Paris, 2002.

Ouvrages de sciences de l'information et de la communication

- Angé Caroline, « Approche des problématiques du texte d'écran », Recherches & Travaux, n° 72, 2008.

- Balpe Jean-Pierre, Contextes de l'art numérique, Hermès Science, Paris, 2000.

- Citton Yves, « Politiques de l'individuation. Penser avec Simondon », Multitudes 18, automne 2004.

99

- Davallon Jean, L'exposition à l'oeuvre, stratégies de communications et médiations symboliques, L'Harmattan, Paris, 1999.

- Flichy Patrice, L'imaginaire d'Internet, Editions La Découverte, Paris, 2001.

- Fourmentraux Jean-Pierre, « L'Ere post-média, Humanités digitales et cultures numériques », Hermann, Collection Cultures numériques, 2012.

- Le Marec Joëlle, Publics et musées, la confiance éprouvée, L'Harmattan, Collection Communication et Civilisation, Paris, 2007.

- Manovich Lev, Le langage des nouveaux médias, Les presses du réel, Dijon, 2010.

- Odin Roger, Les espaces de communication, Introduction à la sémio--pragmatique, PUG, 2011.

-- Veron Eliseo, Levasseur Martine, Ethnographie de l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989.

Article

- Laetitia Giry, Sous la tempête, Le Petit Bulletin, rubrique Exposition, Centre d'art, n°875, 2013.

Sitographies

-- www.culture.lyon.fr

- www.observer.france.24.com - www.youtube.com






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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo