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Le geste de sauvegarde des objets numériques: L'éditorialisation de soi à  l'épreuve des réseaux

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par Francois Pelissolo
CELSA - Master 2 Recherche 2018
  

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E.3.a.5 Les discours sur l'opposition réel-virtuel

- « Je ne vois pas l'intérêt de sauvegarder des données virtuelles »

- « La sécurité des données sur le net est très virtuelle. Une donnée hébergée à l'extérieur est potentiellement déjà corrompue. »

- « Ces documents ne sont ni "virtuels" ni "dématérialisés", ils ont bien une matérialité physique. »

- « Le virtuel m'a beaucoup soulagé en termes de papiers » - « Perte physique de clefs USB contenant des photos »

Enfin, parmi les discours, nous avons aussi relevé cette synthèse de Flichy dans « Le Sacre de l'Amateur »27 (page 14) : « A la question de savoir ce qui leur manquerait s'ils étaient privés de leur ordinateur, 14% des individus répondent : "Tout." ». Plus que le chiffre (basé sur une étude du Ministère de la Culture de 2007, en cours de remise à jour pour 2018 et dont on peut s'attendre à le voir augmenter) c'est l'existence d'une telle bascule mentale vers le « tout numérique » dans une frange de la population qui laisse deviner l'impact possible de cette bascule en termes de perception des objets, et donc des sauvegardes qui y sont associées.

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27 (Flichy, 2010)

E.3.a.6 L'économie de la sauvegarde, stratégies de gain de temps

« Je suis indépendante, enseignante, formatrice et produis tous mes contenus. Ces derniers représentent une somme de travail immense et les perdre me mettrait "en danger" professionnellement car je n'aurais pas la possibilité temporelle de les construire à nouveau. » (Delphine, 46 ans, questionnaire)

Emmanuel Hoog (directeur de l'INA) sur France Culture en 201528 évoque, entre autres, le modèle patrimonial de l'INA et explique (à 45'30) : « Le temps des archives est un temps long. [...] Le retour sur investissement est de plusieurs dizaines voire centaines d'années. ». Il évoque aussi le différentiel entre la taille du stock des archives et la très faible proportion de celles-ci réellement utilisées (environ 100 000 heures numérisées pour une heure réellement utilisée). Et il estime qu'aucun système de marché « pur » (c'est-à-dire sans subvention des institutions) ne peut supporter seul une telle balance économique.

Pour une institution, la sauvegarde d'un patrimoine est un enjeu économique au sens financier. Pour un particulier, il s'agit avant tout de l'économie d'une ressource finie : le temps. Il y a en premier lieu, à la manière d'une assurance s'agissant d'un bien de valeur, un choix à faire entre le temps alloué à sauvegarder son patrimoine numérique et le temps que l'on risque de perdre à le reconstituer en cas de perte. Ou à en déplorer la perte, dans le cas de biens non remplaçables - ceux qui s'inscrivent dans un registre affectif ou mémoriel en particulier.

Il n'est donc pas étonnant qu'on retrouve sur le plan de la sauvegarde des discours évoquant « La cigale et la fourmi » de la fable : prudents d'un côté, insouciants de l'autre. Si on prend la peine d'analyser la logique des « fourmis » du numérique, on peut constater qu'il existe trois principaux modes d'utilisation des objets numériques par les particuliers :

- La production de contenus (le cas échéant)

- La consommation, souvent précédée par une recherche et une collecte

- L'échange

Chacun de ses modes possède son temps propre, que décide de lui allouer chaque individu en

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28 (Richeux, 2015)

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fonction de ses priorités - ou de la maîtrise qu'il a de celles-ci, puisqu'on sait que le combat vital de chaque fournisseur de contenu est de capter le maximum de notre attention, que nous le voulions ou non. Le temps dévolu à la sauvegarde n'apparaît pas explicitement dans la plupart des études sur le comportement des internautes, telles celles du Ministère de la Culture.

Hormis l'aspect temps, l'aspect financier subsiste dans l'économie de la sauvegarde : il existe des solutions payantes, et même si elles sont en priorité destinées aux entreprises, certaines réponses au questionnaire montrent le côté rassurant d'avoir recours à une solution payante. La désillusion est d'autant plus forte en cas de défaillance : Sylvie raconte avoir dû porter plainte pour accéder elle-même au disque dur d'un hébergeur (heureusement situé en France) qui avait déposé le bilan et coupé tous ses services sans aucune notification préalable. La plateforme de blogs 20six a connu plusieurs crashs entre 2006 et 2008, et de manière indifférenciée entre clients payants et gratuits. Le fait que les principaux acteurs du Cloud soient des multinationales du web (Google, Amazon, Apple...) semble aujourd'hui suffisamment rassurant pour que leurs utilisateurs expriment un sentiment de confiance dans leur investissement financier dans une sauvegarde sur le Cloud.

Un coup d'oeil vers la problématique des sauvegardes physiques montre que les individus sont prêts à dépenser des sommes conséquentes pour mettre leurs biens à l'abri, parfois dans les situations les plus précaires : la requête Google [surendettement "garde meubles"] renvoie ainsi 4 900 réponses. Avec une sécurité pourtant pas garantie à 100%, puisque ces gardes meubles peuvent aussi être victimes d'incendies (cas d'une soixantaine de boxes de stockage pour particulier détruits à Montrouge en juillet 201729). Elle met en avant une troisième variable économique : l'espace. Son impact est évident dans le cas du monde physique, d'autant plus dans un contexte de logement cher30, il est probable qu'elle prenne une importance croissante dans le monde numérique, essentiellement en raison de la part croissante des contenus de type vidéo.

L'angle économique éclaire aussi une différence clé entre objet physique et numérique : il est peu envisageable qu'un objet numérique puisse servir de caution à un prêt comme peut l'être un

29 (Le Parisien, 2017)

30 Valérie Guillard cite même le cas d'une personne qui soupçonne son conjoint d'avoir poussé à l'achat d'une résidence secondaire dans le but secret de disposer de plus d'espace pour accumuler des objets

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bijou. Cette question renvoie à celle de la valeur des objets numériques, traitée dans le thème 9. « Le temps différé » (dans le blog du CR2PA 31 )

« Le temps réel imposé par le monde numérique ne laisse plus le temps de prendre le temps. Les maîtres mots sont court terme et immédiateté. On agit dans l'instant sans mettre son geste en perspective. L'enjeu aujourd'hui n'est plus seulement dans la bonne gestion des traces produites mais dans le contrôle de la production des traces. »

E.3.a.7 La sauvegarde personnelle et les institutions

Autant la sauvegarde des objets physiques relève assez peu des institutions32 (à l'exception des notaires et des garde-meubles), autant celles-ci sont omniprésentes s'agissant des objets numériques. On relèvera ainsi les fournisseurs de produits et de services qui conservent les factures et les contrats en ligne (sans parler des services bancaires), les fournisseurs d'accès et de services de messagerie, les hébergeurs de contenus, structurés ou non (Cloud, blogs, sites perso...), les plateformes de musique ou de vidéo en ligne, sans parler des entités régulatrices et des services d'archivage publics comme Internet Archive ou les autres dispositifs gouvernementaux de patrimonialisation du web... Et bien entendu les réseaux sociaux et tous les autres sites et applications sur lesquels chacun est amené à inscrire ses traces, qu'il s'agisse de contenus reconnus comme tels (textes, photos, vidéos) ou d'objets plus furtifs : messages, commentaires, listes de préférences...

Observer les comportements liés à la sauvegarde individuelle face aux institutions montre une tension entre deux natures de dispositifs : ceux reposant sur l'individu autonome (copier-coller des textes mis en ligne, stockage par ses propres moyens des fichiers à conserver), et ceux reposant en totalité (dans le cas des réseaux sociaux et des factures) ou partiellement (pour le Cloud) sur des dispositifs institutionnels. L'analyse des discours au sein du questionnaire permet de relever un mot-clé : celui de « confiance » :

« Confiance dans le Cloud Google »

« Je fais plus confiance maintenant à un NAS que je me suis en place à la maison. Mais s'il disparait ce sera la même chose qu'en ligne. »

31 (CR2PA, 2015)

32 Les institutions prises au sens large, c'est-à-dire en incluant les entreprises commerciales

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« En fait, je n'ai qu'une confiance moyenne dans les sauvegardes numériques. Je me rends compte que je vois les objets numériques comme des objets temporaires - ayant un temps de vie de 5 à 10 ans. » « On n'est jamais trop sûr de ses sauvegardes, nous faisons trop confiance au matériel. Une vraie sauvegarde est un peu compliquée à mettre en oeuvre dans un cadre perso. »

« Généralement, je fais confiance à la capacité de stockage de ma boite et je consulte souvent de très anciens messages (j'utilise Gmail) »

On notera au passage l'absence du mot « méfiance » : la confiance n'est pas toujours totale, mais on peut imaginer que l'internaute évitera tout simplement d'utiliser un dispositif dont il se méfie. On nous a cité l'exemple d'un site de sauvegarde des mots dont l'extension en « .ru » jouait un rôle de repoussoir immédiat. Dans le cas général, l'utilisateur oscille entre confiance totale33 et mesurée, d'une part car la pérennité des acteurs du net est notoirement non garantie, mais aussi car leurs politiques peuvent varier de manière brutale, à l'instar de Google Drive dont les prix d'entrée sur une offre de stockage ont été multipliés par 20 en 201734. La thèse de Leyoudec35 montre l'exemple de la société Perfect Memory (spécialisée dans la gestion de documents vidéo) qui est passée, pour des raisons de rentabilité commerciale, du B2C (services aux particuliers) au B2B (service aux entreprises). Dans de telles situations, les offres sont rarement totalement abandonnées, afin d'éviter un recours légal des clients lésés, mais elles sont laissées en jachère d'une manière telle (bugs, crashes fréquents, perte de fonctionnalités) que le résultat est le même pour ses usagers et nécessite une migration vers d'autres offres, la portabilité des données n'étant d'ailleurs pas toujours au rendez-vous.

Cette insécurité relative est vécue diversement suivant que les services proposés sont payants ou non, mais dans les deux cas, la majorité des discours est empreinte d'un fatalisme qui évoque l'attitude générale des individus « dominés » face à la culture du pouvoir dominant (bricolage pour Bourdieu, braconnage pour de Certeau). Il est plaisant d'ailleurs de constater que la dépersonnalisation liée au numérique engendre une forme d'égalité devant la maltraitance

33 Même si le fait que le site officiel des impôts - opérateur a priori le plus inaltérable d'entre tous, et supposé conserver les documents en ligne - propose à la fin de chaque opération de conserver sa propre trace « en local » peut laisser rêveur. L'objectif de cette proposition est sans doute d'amadouer le contribuable méfiant. Espérons que l'administration n'irait pas reprocher à ses usagers de ne pas avoir effectué leurs propres sauvegardes si d'aventure elle perdait des données...

34 ( lemondeinformatique.fr, 2017)

35 (Leyoudec, 2017)

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institutionnelle : nous avons ainsi entendu un PDG milliardaire se plaindre de ne pouvoir utiliser l'application Uber à cause d'une anomalie dans la gestion de son compte, et de n'avoir aucun recours possible, en dépit de son statut social : l'assistance de l'application étant totalement impersonnelle et donc « équitable ».

Les applications web étant cependant rarement « ouvertes »36, elles laissent peu de place pour le bricolage aux les usagers méfiants face aux institutions (cf. thème 11 : stratégies et discours). Il en découle des stratégies « survivalistes » (basées par exemple sur DarkCloud/DarkNet, cités en entretien par Emma), qui évoquent dans leur discours des dystopies comme celles des romans « 1984 » ou « Fahrenheit 451 », où les Hommes-livres se nomment par le titre du livre qu'ils ont appris par coeur.

On assiste ainsi à un combat larvé entre des visions P2P (peer-to-peer) et pyramidales du net : Internet a permis de révéler l'existence d'une mémoire d'individus en réseau, alternative aux structures légales et commerciales - qui leur font souvent la guerre. Certains des titres mp3 qui étaient disponibles sur la plateforme P2P AudioGalaxy37 en 2002 ne sont toujours pas sur les plateformes légales payantes Deezer ou Spotify en 2017. Cardon et Levrel38 évoquent la « vigilance participative » de Wikipédia qu'ils qualifient « d'encyclopédie des ignorants » - au sens introduit par Jacques Rancière dans « Le Maître ignorant »39 à partir de la figure de Joseph Jacotot. Encyclopédie qui, tout en rejetant le clivage expert / public des institutions traditionnelles, dispose auprès du public d'un crédit de confiance comparable voire supérieur à bien des institutions. Sans parler du fait que la plupart des institutions, commerciales comme publiques, s'appuient aujourd'hui sur des logiciels « libres » tels que Linux ou Apache. Le peer-to-peer peut tout aussi bien pencher vers l'anarchie ou la piraterie, l'illégalité le rapprochant souvent du DarkNet, mais on ne saurait le limiter à cela.

Car si l'anarchie et la piraterie sont perçues comme des menaces par les médias et le grand public,

36 Même les exports Excel des comptes bancaires sont, soit inexistants, soit pauvres en fonctionnalités, malgré les demandes incessantes des clients sur les forums de demandes d'évolution des applications bancaires

37 (wikipedia, 2014)

38 (Cardon & Levrel, 2009)

39 (Rancière, 2004)

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les institutions peuvent être concrètement vécues comme tout aussi menaçantes pour les internautes : amendes ou suspension de connexion par Hadopi, fermetures de comptes (définitives ou temporaires) pour Facebook (pour outrage aux bonnes moeurs, avec l'exemple fameux de « L'origine du monde » de Courbet) ou YouTube (pour violation de copyrights), avec toutes les pertes de contenus et de liens relationnels qui s'ensuivent. Des structures légales s'opposent de manière systématique et outillée (vigiles professionnels du web, robots inquisiteurs) à la diffusion et à la « valorisation » de contenus par des indépendants : à l'exemple de Moulinsart Editions qui met fin (entre autres) en 2016 aux parodies, pourtant populaires (36 000 suiveurs), de « Un faux graphiste »40. Ce monopole détenu sur certains contenus par des institutions pose question : un journaliste d'Europe 1 raconte ainsi que pendant son congé maladie, l'ensemble des archives radio qu'il avait conservées dans son bureau, à son initiative personnelle, avait été détruites irrémédiablement par un collègue mécontent de l'encombrement que cela représentait. En comparaison, une connaissance sauvegardée en P2P sera plus résistance à la malveillance, ou même aux accidents, car répartie en de multiples endroits.

Un aperçu de l'incertitude liée aux sauvegardes institutionnelles est offert par un document d'étude du Ministère de la Culture (selon une enquête du Monde 41) qui préconise de « réduire le champ d'archivage "aux archives essentielles pour les générations futures", sans préciser ce que l'on entend par "archives essentielles" ».

E.3.a.8 Sauvegardes assurées « automatiquement » par les institutions

Cas du smartphone « j'ai sauvegardé mon smartphone » : en général ce sont les contacts et les photos. Sauvegarde « transparente » (Apple, Samsung). Quand ça marche (et c'est vrai de plus en plus souvent) c'est simple, quand ça ne marche pas, on perd « tout », d'où le fameux « renvoyez moi vos contacts en MP » sur les réseaux sociaux. Côté Orwellien de cette transparAnce (à l'instar de la différance derridienne) rassurante.

40 ( nouvelobs.com, 2016)

41 (Fabre, 2017)

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault