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Le statut et les droits de la femme dans la pensée de John Stuart Mill

( Télécharger le fichier original )
par Camille Lepoutre
Université Paris 2 Pantheon Assas - Master 2 Recherche Philosophie du droit et droit politique 2017
  

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Master 2 Philosophie du droit et droit politique (finalité recherche)

Année universitaire 2017-2018

Le statut et les droits de la femme dans la pensée de John Stuart Mill

Septembre 2018

Mémoire présenté et soutenu par Camille LEPOUTRE

Sous la direction de Monsieur le Professeur Philippe RAYNAUD

1

REMERCIEMENTS

J'adresse mes sincères remerciements à,

Monsieur le Professeur Philippe Raynaud pour avoir accepté de diriger mon mémoire mais plus encore pour l'intérêt qu'il a porté à mon sujet, pour ses conseils avisés et sa disponibilité,

Mes camarades de classe, pour leur soutien, leurs conseils et le partage de leur expérience, Ma famille et mes amis pour leur soutien indéfectible, leur confiance et leurs encouragements,

Mademoiselle Alice Fillion, sans qui ce mémoire se serait probablement perdu dans les méandres des voies postales, entre Montpellier et Paris.

2

ABREVIATIONS

Part. Partie

Art. Article

Ed. Edition

Ibid Ibidem (même endroit)

Op. cit. Opere citato (dans l'ouvrage cité)

p. Page

3

SOMMAIRE

Introduction 5

Première partie : Le socle théorique du féminisme millien 11

Titre premier : Une égalité naturelle 12

Chapitre 1 : Le renversement de l'opinion adverse 12

Chapitre 2 : La nature de la femme, une connaissance entravée 15

Titre deuxième : Une égalité juridique dans la sphère privée : le mariage 20

Chapitre 1 : Les conséquences néfastes du statut juridique de la femme 20

Chapitre 2 : La nécessaire intervention des lois civile et pénale pour empêcher cette tyrannie 25

Titre troisième : Une égalité juridique dans la sphère publique : un accès égal à l'éducation et aux

professions 29

Chapitre 1 : Un accès juste mais conditionné 29

Chapitre 2 : L'accès aux professions 33

Deuxième partie : Le féminisme millien ou la transposition logique des thèses de l'auteur à la

question féminine 38

Titre premier : L'éthologie et l'étude de la condition féminine 39

Chapitre 1 : L'éthologie dans le Système de logique 39

Chapitre 2 : La science de l'éthologie appliquée au cas des femmes 42

Titre deuxième : L'émancipation des femmes ou la doctrine de la liberté 46

Chapitre 1 : John Stuart Mill et la doctrine de la liberté 46

Chapitre 2 : La doctrine de la liberté appliquée au cas des femmes 50

Titre troisième : Une émancipation bénéfique ou la doctrine utilitariste 54

Chapitre 1 : L'utilitarisme millien 54

Chapitre 2 : La doctrine utilitariste appliquée au cas des femmes 57

Troisième partie : L'activisme influencé de John Stuart Mill 63

4

Titre premier : Un activisme induit par Harriet Taylor Mill 64

Chapitre 1 : Une influence induite par la nature de leur relation 64

Chapitre 2 : L'influence intellectuelle existant entre Harriet Taylor et John Stuart Mill 68

Titre deuxième : Une défense pragmatique, l'utilisation de la presse écrite 71

Chapitre 1 : Une dénonciation commune de l'injustice des tribunaux envers les femmes 71

Chapitre 2 : Les dénonciations « propres » à John Stuart Mill 75

Titre troisième : Un activisme opiniâtre dans le domaine politique 79

Chapitre 1 : Une argumentation théorique en faveur du suffrage féminin 79

Chapitre 2 : Les actions de John Stuart Mill en faveur du suffrage féminin durant son mandat 82

Conclusion du mémoire 87

5

Introduction

« Les êtres humains n'ont pas à la naissance la place qu'ils occuperont dans la vie et ne sont pas enchaînés inexorablement à la place à laquelle ils sont nés ».1

Telle est l'analyse qu'effectue John Stuart Mill de la société moderne dans laquelle il vit. Cette société anglaise du XIXe siècle est une société renouvelée et démocratique, régie par des principes nouveaux : la justice, la liberté, le mérite, ... Pour le philosophe qu'est Mill, ce nouvel état de fait marque la fin des temps où chaque individu avait une place prédéterminée au sein de la société et aucune perspective d'évolution sociale.

Pour l'auteur, l'histoire est une marche constante vers le progrès social. Les idéaux démocratiques de liberté et d'égalité ayant émergé au siècle des Lumières ont donc logiquement vocation à s'étendre à l'ensemble des sociétés et des relations qui les composent. Nous sommes d'ores et déjà entrés dans l'ère contemporaine et le modèle de vie en société qui se développe alors est celui dans lequel nous vivons encore actuellement.

Toutefois, ce ne sont que les prémices de cette structure sociale et les postulats de départ de cette dernière n'en sont qu'au stade des balbutiements. Ainsi, l'avènement de la société nouvelle n'empêche pas certaines « anomalies » de subsister. Certaines relations sont donc toujours régies conformément aux coutumes anciennes et prennent l'apparence de reliques.

Ainsi, alors même que l'Angleterre est régie par une femme, la reine Victoria, ces dernières ne bénéficient pas du progrès social et de l'avènement de ces principes nouveaux. Au contraire, « dans le dernier tiers du XIXe siècle, la sujétion des femmes est inscrite tant dans la loi que dans les pratiques sociales »2. Relique de temps révolus ? La position d'exclusion et d'infériorité des femmes s'explique également par le règne victorien marqué par le retour à des moeurs puritaines. Leur mise à l'écart est justifiée par leur rôle « naturel » d'épouse et de mère au foyer.

Il existe donc, en définitive, un décalage frappant entre les principes supposés orienter la société moderne et la position des femmes qui ne bénéficient à aucun moment de ce progrès. Cet

1 Stuart Mill (J.), « L'asservissement des femmes », Petite Bibliothèque Payot, 2016 p.49

2 op. cit. p.8 - Préface de Sylvie Schweitzer

écart va amener certaines femmes à dénoncer ce qui, pour elles, est une injustice infondée.

Le XIXe siècle, période puritaine par excellence, va donc également être le théâtre des premières véritables revendications féministes, même si ce terme n'est pas communément employé à l'époque. A la fin du XVIIIe siècle, une des premières féministes britanniques, Mary Wollstonecraft, rédige ce qui est considéré aujourd'hui comme l'un des premiers essais de philosophie féministe en Angleterre : A Vindication of the Rights of Woman (1792).

A l'époque de John Stuart Mill, certaines femmes se distinguent par l'intensité de leur militantisme. C'est le cas, par exemple de Josephine Butler, militante féministe qui dénonce notamment la situation des prostituées et se bat pour l'accès des femmes à une véritable éducation.

Surtout, les femmes se mobilisent en cercles, sociétés, associations afin de donner davantage de poids à leurs requêtes. Lydia Becker et Millicent Fawcett en sont deux exemples célèbres. Au XIXe siècle, ces deux femmes militaient au sein des tous premiers mouvements suffragistes. Barbara Bodichon, figure féministe importante, crée un des premiers cercles féministes anglais, fonde un journal visant à dédier un espace spécial pour les femmes sur les sujets féministes ou encore rédige une synthèse et critique des lois anglaises sur les femmes.

Dans ce mouvement de protestation des femmes contre leur condition, certains hommes trouvent également leur place. C'est le cas, par exemple, de l'écrivain William Thompson, célèbre notamment pour la publication d'un essai sur la condition des femmes : Appeal of One Half the Human Race, Women, Against the Pretensions of the Other Half, Men, to Retain Them in Political, and thence in Civil and Domestic Slavery. Notons, cela a son importance, que cet essai a plus tard été considéré comme l'écrit commun de William Thompson et d'Anna Wheeler, écrivain militante pour les droits des femmes.

Si les femmes, notamment des classes éduquées et politisées, s'engagent de plus en plus pour la défense de leurs droits ; la mobilisation des hommes est encore très timide. Dans sa majorité, l'opinion publique ne remet pas en cause la situation des femmes et, au contraire, empêche les partisans de l'égalité entre les hommes et les femmes de se faire entendre. Peu d'attention et de crédit est accordé aux mouvements féministes principalement composés de femmes.

6

Dans ce contexte, le philosophe et écrivain politique John Stuart Mill va représenter un

7

genre particulier et relativement inhabituel de défenseur des droits des femmes.

John Stuart Mill, né à Londres en 1806 et décédé à Avignon en 1873, est le fils de James Mill, utilitariste convaincu et ami de Jeremy Bentham. Celui-ci a une enfance quelque peu particulière du fait de l'éducation que décide de lui dispenser son père3. Ainsi, il débute l'apprentissage du grec à trois ans et celui du latin à huit ans. Il est initié à la philosophie, aux sciences, à l'économie, aux questions politiques et prend une avance considérable sur le niveau moyen d'éducation des enfants de son âge, même les plus éduqués. Ses journées sont rythmées par l'étude et ses seuls moments de répit sont les balades qu'il effectue en la compagnie de son père et durant lesquelles les deux discutent de ses dernières lectures.

Si cette éducation est, sans nulle doute, en partie à l'origine de l'esprit brillant que deviendra John Stuart Mill ; elle est également responsable, selon lui, de l'épisode dépressif de ses vingt ans. Dès son enfance, Mill n'a de contact social qu'avec des adultes et sa vie entière est organisée autour de son éducation intellectuelle. Cela va avoir pour conséquence, au début de son âge adulte, de rendre Mill insensible, incapable, selon lui, d'émotions et le plonger dans la mélancolie. Il va peu à peu sortir de cette crise, notamment, selon ses dires, grâce à la poésie qui lui permet à nouveau de ressentir des émotions.

C'est également à cette période que Mill remet en question les courants intellectuels qui lui ont été enseignés tels que l'utilitarisme et se tourne vers d'autres opinions. L'on trouve parfois, dans son oeuvre intellectuelle prolifique, des idées apparemment contradictoires. Cela peut, au moins en partie, être expliqué par l'évolution de sa pensée à mesure qu'il s'est enrichi de diverses influences.

John Stuart Mill fait partie des personnalités intellectuelles ayant un grand nombre de domaines d'intérêt et d'activité. Avant tout célèbre pour ses idées libérales et utilitaristes et pour ses écrits politiques et philosophiques ; il a également publié sur les sciences, l'économie, la religion, et cætera. Il est écrivain, philosophe, logicien mais aussi homme politique, journaliste. Il serait donc impensable de résumer son oeuvre à ces quelques lignes. Il réfléchit et écrit à la fois sur des thèmes philosophiques célèbres tels que la liberté, sur des questions de société et de gouvernement politique ou encore sur des sujets divers en lien avec l'actualité, anglaise ou non.

Il entretient un lien particulier avec la France où il se rend dès ses quatorze ans. Il écrit

3 Orazi (F.), « John Stuart Mill et Harriet Taylor : écrits sur l'égalité des sexes », ENS éditions, 2014 p.15-17

8

d'ailleurs en français, notamment pour correspondre avec des auteurs renommés tels qu'Auguste Comte. Il se rend régulièrement en France tout au long de sa vie et l'évoque dans plusieurs écrits, à propos de l'épisode de la Terreur, par exemple, ou encore des caractères nationaux. Il passe ses derniers moment avec son épouse Harriet Taylor, dont l'influence sur sa vie et son oeuvre sont indéniables, et les derniers instants de sa vie en France, à Avignon.

Dans la seconde moitié de sa vie, l'intérêt de John Stuart Mill pour la cause féminine va progressivement s'accroître jusqu'à devenir prééminente. A cette période, le philosophe a d'ores et déjà acquis une renommée grâce à divers essais politiques, philosophiques ou encore économiques. Il dispose ainsi d'une notoriété et d'un certain crédit en Angleterre mais aussi au sein des élites intellectuelles et sociales d'autres pays. Cette particularité va donner une importance à son engagement tardif en faveur des droits des femmes.

En effet, bien que John Stuart Mill se décrive (dans son Autobiographie4) comme favorable à l'égalité entre les hommes et les femmes depuis sa jeunesse, il ne prendra expressément position que bien plus tard. Ainsi, si l'on trouve, même parmi ses premiers écrits, certaines allusions à cette question ; il faut attendre 1869 pour que soit publié un essai spécialement consacré à ce sujet : De l'assujettissement des femmes5.

Cet ouvrage relativement conséquent constitue notre source principale d'informations sur le féminisme millien. Le titre original, The Subjection of Women, a donné lieu à différentes traductions. Le terme subjection a en effet été alternativement traduit par asservissement ou par assujettissement. Or, les définitions de ces deux termes varient sensiblement.

L'asservissement est défini comme l'action d'asservir ; l'assujettissement comme l'action d'assujettir. Les définitions6 données de ces deux verbes laissent apparaître plusieurs éléments communs : la mise en place forcée d'une dépendance et d'une soumission d'une part, d'une domination de l'autre, la privation de libre-arbitre, de liberté. Toutefois, un élément supplémentaire semble ressortir uniquement de l'assujettissement. L'action d'assujettir impliquerait la soumission à une norme, une règle, une loi ou un règlement.

L'assujettissement serait donc la sujétion, la soumission à une norme particulière et non à un

4 Stuart Mill (J.), « Autobiography », John M. Robson et Jack Stillinger, 1981

5 Stuart Mill (J.), op.cit.

6 Dictionnaire Larousse en ligne: https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais

9

simple pouvoir de fait. Cette qualification semble correspondre davantage pour décrire la condition des femmes dans l'Angleterre du XIXe siècle puisque leur infériorité et leur exclusion ressortait précisément de la loi.

Cette exclusion légale du fait du législateur va être dénoncée par John Stuart Mill dans son essai féministe. Mais, nous l'avons évoqué, il n'est pas le seul, à cette période, à s'indigner de la condition réservée aux femmes. Néanmoins, sa thèse a un caractère spécifique, et c'est notamment ce que nous allons tenter de démontrer dans notre recherche.

Les commentateurs de Mill ne s'accordent pas sur la qualité féministe de l'auteur. Ovationné par certains, il est qualifié de féministe tempéré, « traditionnel et patriarcal »7 par d'autres. Nous n'exprimerons aucune opinion sur ce sujet puisque le but de notre étude n'est pas d'évaluer les thèses féministes développées par Mill mais de les analyser afin d'en faire ressortir les principes fondateurs et les logiques internes. Il s'agit de donner au lecteur des éléments positifs et objectifs sur la pensée de John Stuart Mill afin qu'il se forge une opinion personnelle sur les points de divergence des commentateurs.

Nous allons donc nous intéresser au statut et aux droits dévolus à la femme dans la thèse millienne, par opposition à ceux qui sont les siens dans la société anglaise du XIXe siècle. Pour ce faire, il est essentiel d'avoir à l'esprit le contexte dans lequel Mill a exprimé cette opinion et de ne pas analyser son propos à l'aune des valeurs et des standards des sociétés occidentales du XXIe siècle. C'est donc vers cet idéal de neutralité que nous essaierons de tendre tout au long de cet exposé.

Le statut de la femme, ici, s'entend vis-à-vis de la société en général, et de l'homme en particulier. Nous nous intéresserons donc à la fois à la position de la femme au sein de la société, à la place qui lui est accordée par la loi et les moeurs ; et au rapport que celle-ci entretient avec l'homme, en particulier lorsqu'il s'agit de son époux. Il convient, pour cela, d'étudier comment sont réglés leur rapports par la loi et l'opinion publique mais aussi le statut qui lui est accordé par rapport à celui de l'homme (est-il inférieur, égal, supérieur?). Dans son oeuvre, John Stuart Mill décrit ce statut de la femme afin de le critiquer et de proposer un statut alternatif qui lui semble plus juste et bénéfique.

7 Lejeune, Françoise, "John Stuart Mill, un féministe sous influence", Ces Hommes qui épousèrent la cause des femmes (Martine Monacelli et Michel Prum eds), 2010 p.7

10

La question des droits sera davantage traitée de façon conditionnelle et non positive. En effet, l'angle adopté par John Stuart Mill est le suivant : il choisit de se concentrer non sur les droits qu'a la femme dans la société mais sur les droits qui lui sont injustement déniés. Il s'attache ensuite à défendre l'accès à ses droits pour la femme.

Nous choisissons ici volontairement de faire référence à la femme et non aux femmes afin, non d'en faire une catégorie naturelle distincte mais de mieux identifier les femmes comme constitutives du groupe de sexe féminin dans la société, par opposition au groupe de sexe masculin. Le but n'est pas d'envisager leurs rapports en termes de rivalité et d'affrontement mais seulement de mettre en exergue l'importance des différences de traitement qui existaient alors entre ces deux groupes.

Enfin, nous décidons de traiter la question du féminisme millien dans le cadre de sa pensée et de son oeuvre intellectuelle complète. En effet, les commentateurs de John Stuart Mill ne s'accordent pas sur ce point. Certains auteurs ont vivement critiqué De l'assujettissement qui, pour eux, n'avait aucune cohérence dans le parcours intellectuel du philosophe. Ils ont également reproché à ce dernier d'avoir été « aveuglé » par ses sentiments pour son épouse, Harriet Taylor. Ces critiques émanaient principalement des commentateurs du XIXe siècle. A l'inverse, les commentateurs plus récents ont fait un travail de recherche sur l'éventuel lien entre le féminisme millien et ses idées développées sur d'autres thèmes. D'autres se sont davantage appesanti sur l'influence d'Harriet Taylor sur les idées féministes de son époux, avec le risque, peut-être, de surestimer la dette que l'auteur avait envers celle-ci.

Le féminisme de John Stuart Mill s'inscrit-il ou dépasse-t-il le cadre de son oeuvre théorique ?

Pour répondre à cette interrogation, il nous faut nous intéresser à deux problématiques. Tout d'abord, existe-t-il un lien entre certaines thèses de l'auteur et ses idées féministes ? D'autre part, serait-il parvenu à un tel constat et un tel engagement en faveur de cette cause sans l'influence d'Harriet Taylor ?

Après avoir analysé précisément quelles sont les thèses de l'auteur sur la cause féminine (Première partie), nous tenterons de les mettre en perspective avec son oeuvre globale (Deuxième partie) et d'apprécier l'ampleur de l'influence d'Harriet Taylor dans son militantisme (Troisième partie).

PREMIERE PARTIE : Le socle théorique du féminisme millien

John Stuart Mill est un féministe de la première heure. Sa vie personnelle, le récit qu'il en fait dans son Autobiographie mais aussi ses écrits ne laissent aucun doute à ce sujet. Toutefois, De l'assujettissement8, essai qui constitue l'exposé principal de ses opinions sur la condition féminine, n'est publié qu'en 1869 soit quatre ans avant sa disparition. On y trouve l'aboutissement de ses thèses sur le sujet, dont certaines idées brièvement exposées dans des écrits plus anciens. Nous nous intéresserons donc principalement à cette oeuvre pour étudier le socle théorique développé par Mill à l'appui de ses idées féministes.

Le philosophe et logicien, comme dans ses divers essais, s'astreint ici à un raisonnement rigoureux. Il s'agit d'une oeuvre achevée visant à emporter l'adhésion du lecteur et à le rallier à la cause « féministe », bien que John Stuart Mill n'emploie ce mot à aucun moment. Pour ce faire, Mill débute par la démonstration d'une thèse essentielle à son oeuvre : celle de l'égalité naturelle entre les hommes et les femmes (Titre premier). Ce postulat va ensuite lui permettre de défendre ce qui, à ses yeux, ne serait qu'une conséquence logique de cette égalité naturelle et du principe de justice : l'égalité juridique dans les sphères privée (Titre deuxième) et publique (Titre troisième).

11

8 Stuart Mill (J.), op.cit.

12

Titre premier : Une égalité naturelle

Le principe fondateur de la démonstration de Mill dans De l'assujettissement est l'égalité naturelle entre les hommes et les femmes. Pour en apporter la preuve, il s'attelle d'une part à renverser l'opinion soutenant la thèse de l'inégalité naturelle entre les hommes et les femmes (Chapitre 1) et d'autre part à signifier l'impossibilité de connaître la « nature » de la femme (Chapitre 2).

Chapitre 1 : Le renversement de l'opinion adverse

Il s'agit ici de la partie négative de l'argumentation de Mill. Elle consiste à démontrer, non l'égalité naturelle, mais le caractère risible voire absurde de l'opinion inverse. Ainsi, il dénonce dès les premières pages de son ouvrage le fait que la croyance majoritaire en l'infériorité de la femme repose non sur la raison mais sur des sentiments et des intérêts (Section 1). Il vient de surcroît affirmer le caractère absurde des éléments prétendument scientifiques et rationnels invoqués à l'appui de cette opinion (Section 2).

Section 1 : Une opinion basée sur le sentiment et l'intérêt

John Stuart Mill annonce dans les premières pages de l'oeuvre cet état de fait : l'opinion « quasi universelle »9 selon laquelle les femmes seraient inférieures aux hommes « repose exclusivement sur des sentiments »10 et non sur des arguments rationnels. Nous serions tentés de considérer, de façon anachronique, que ce seul énoncé est déjà un moyen efficace de décrédibiliser cette croyance ; Mill affirme l'effet inverse dans la suite de son raisonnement. Selon lui, l'enracinement profond, dans les sentiments, de cette opinion explique la difficulté d'établir une discussion, un débat autour de son bien-fondé. Ainsi, Mill n'est nullement étonné que cette croyance en l'infériorité de la femme soit à la fois « moins attaqué[e] et moins ébranlé[e] »11.

Moins attaquée car défendre une idée contraire à l'opinion majoritaire suppose, selon Mill, de se plier à l'observation de certaines règles. Il en sera demandé davantage à cet adversaire qui

9 Stuart Mill (J.), op.cit. p.28

10 Ibid

11 Ibid

13

vient contredire une croyance profondément ancrée dans le « sentiment populaire »12 et s'appuyant sur un « usage universel »13. Ces éléments confèrent aux défenseurs de l'infériorité de la femme « une présomption en sa faveur qu'aucun raisonnement ne saurait faire disparaître, sauf chez des intelligences supérieures »14. Les individus tentés de débattre de cette croyance peuvent donc être découragés par la délicatesse de la tâche.

Moins ébranlée car, comme cela apparaît dans la précédente citation, quand bien même cette cause serait contestée, la plus grande partie de ses défenseurs ne serait pas convaincue par un exposé probant. Comme le souligne Mill, ils sont persuadés du fait que la véracité de leur opinion réside dans un « fondement profond, à l'épreuve de tout argument »15.

Basée sur des sentiments, cette opinion est également liée à des intérêts non-négligeables pour « tout le sexe masculin »16. Mill qualifie ainsi le pouvoir des hommes sur les femmes de despotisme et explique sa grande stabilité par le nombre d'individus y trouvant intérêt de diverses façons. Ces intérêts seraient avant tout d'ordre pratique puisque l'affirmation de la supériorité des hommes transfert un pouvoir considérable à tout homme « qui est ou qui sera un jour chef de famille »17. La supériorité légale des hommes leur confère, selon Mill, un pouvoir et un privilège. C'est en cela précisément que résiderait la stabilité de ce « système »

Dès lors, il serait chimérique d'espérer que ces « despotes » renoncent d'eux-mêmes à leur privilège. Par une suite d'exemples historiques, John Stuart Mill tente de démontrer qu'un despotisme ne cesse que lorsqu'une « force supérieure »18 l'y oblige. S'il s'agit historiquement de la loi du plus fort, nous verrons plus tard que Mill, lui, souhaite imposer l'égalité entre les hommes et les femmes grâce à la loi civile.

Tous ces éléments amènent Mill à considérer que la charge de la preuve repose sur lui. Il devra réfuter les arguments de ses adversaires mais aussi apporter des preuves positives du bien-fondé de son opinion.

12 Stuart Mill (J.), op.cit. p.30

13 Ibid

14 Ibid

15 Stuart Mill (J.), op.cit. p.28

16 Stuart Mill (J.), op.cit. p.40

17 Ibid

18 Stuart Mill (J.), op.cit. p.38

14

Section 2 : Le renversement des éléments scientifiques absurdes avancés par l'opinion adverse

La croyance en l'infériorité de la femme s'appuie également, au XIXe siècle, sur des éléments scientifiques supposés en établir la véracité. La réfutation de ces arguments est opérée par John Stuart Mill dans De l'assujettissement mais aussi, par exemple, dans sa correspondance avec Auguste Comte.

L'argument scientifique principal est abordé par Mill au chapitre III de l'ouvrage. Cet argument se rapporte à la phrénologie, définie comme l'étude du caractère d'un individu, d'après la forme de son crâne. L'infériorité de la femme, d'un point de vue intellectuel, serait avérée par la taille moindre de son cerveau, relativement à celui de l'homme. Pour Mill, non seulement ce fait n'est pas établi mais, surtout, rien ne permet d'affirmer le rapport entre la taille du cerveau et l'intelligence. Les recherches concernant la nature des femmes ne seraient, à cette époque, pas suffisamment abouties. Mill les qualifie de « simples généralisations empiriques »19, ce qu'il met en évidence par le fait que l'idée sur la supposée nature des femmes « diffère dans chaque pays »20.

Cette question est également abordée dans la correspondance entre John Stuart Mill et Auguste Comte, notamment durant les années 1840. Elle a d'ailleurs fait l'objet d'un ouvrage de Vincent Guillin21. Auguste Comte considère que l'avis de Mill est dû à un manque de connaissances sur la « physiologie cérébrale »22. Mill, au contraire, argue notamment d'avoir étudié avec attention l'oeuvre de Frantz Joseph Gall, fondateur de la phrénologie. Comme l'explique plus clairement Vincent Guillin, Auguste Comte part d'éléments biologiques qui expliqueraient l'infériorité intellectuelle de la femme pour justifier son rang inférieur dans la société. En adoptant cette méthode, il met une étude biologique au coeur de son analyse « sociologique ».

Comme nous l'avons vu précédemment, Mill, au contraire, questionne l'argumentation biologique. Il remet en cause son caractère probant mais aussi la place que lui attribue Comte dans sa réflexion sur l'infériorité supposée des femmes. Selon Mill, ces « diversités anatomiques » ne devraient servir à expliquer l'infériorité intellectuelle des femmes que de façon résiduelle. Ainsi adopte-t-il un « biais environnementaliste »23 et met l'accent sur le rôle joué par les circonstances

19 Stuart Mill (J.), op.cit. p.120

20 Ibid

21 Guillin, Vincent, « La question de l'égalité des sexes dans la correspondance Comte-Mill. Une approche méthodologique », Archives de Philosophie, 2007/1 (Tome 70), p. 57-75

22 Lettre de John Stuart Mill à Auguste Comte, 30 octobre 1843

23 Guillin, Vincent, op.cit.

15

extérieures. Au-delà de cette critique de la science, Mill remet en cause l'idée d'une potentielle connaissance de la nature féminine par la société.

Chapitre 2 : La nature de la femme, une connaissance entravée

John Stuart Mill tente désormais d'apporter des preuves positives, si ce n'est de l'égalité entre les hommes et les femmes, de l'impossibilité de connaître leur véritable nature. Il débute sa démonstration par une distinction entre les notions de nature, d'une part, et de coutume, d'habitude, d'autre part (Section 1). De plus, il explique l'impossibilité, d'après lui, de connaître la « nature » de la femme aussi longtemps que celle-ci se trouvera dans une position d'infériorité vis-à-vis de l'homme (Section 2).

Section 1 : Une confusion sur la notion même de nature

« Mais y a-t-il jamais eu de domination qui n'ait paru naturelle à ceux qui l'exerçaient ? »24. Ainsi débute l'argumentation de Mill contre le caractère prétendument naturel de l'assujettissement des femmes. Il fait notamment le parallèle avec l'esclavage longtemps admis en raison de la croyance en la domination naturelle de l'homme blanc sur l'homme noir. Cette comparaison est d'autant plus symbolique qu'au Royaume-Uni, l'esclavage avait été aboli dès 1833. Cela est dû, selon Mill, à l'importance historique de la loi du plus fort qui semblait naturelle « à ceux qui ne pouvaient faire appel à aucune autre loi »25. Le penseur fait ici référence à la loi civile qui, par opposition à la loi « naturelle » de la force, a vocation à instaurer une égalité de droit entre des catégories de personnes qui, de facto, peuvent être opprimés ou oppresseurs.

La soumission des « faibles » par les « forts » apparaît donc naturelle aux deux et les opprimés eux-mêmes ne pensent jamais à remettre en cause ce pouvoir « naturel » mais seulement ses abus. Mais c'est à l'encontre de cette tendance commune que Mill va. Ainsi, il réfute l'idée d'une connaissance commune de ce qui est naturel, et défend l'idée d'une confusion entre les notions de naturel et d'habituel, et donc de contre nature et contraire aux habitudes ou aux coutumes.

Dès lors, l'assujettissement des femmes aux hommes relevant d'une coutume quasi universelle, il paraît évident, aux yeux de Mill, que celle-ci est perçue par la société comme

24 Stuart Mill (J.), op.cit. p.42

25 Stuart Mill (J.), op.cit. p.43

16

naturelle alors même qu'elle ne l'est pas. Mill développe également cette thèse dans sa correspondance avec Auguste Comte. Ce dernier privilégie une vision inégalitaire de la société tandis que Mill se déclare très attaché au principe d'égalité, de jure, notamment « dans les affections humaines »26, sans quoi celles-ci auraient toujours « quelque chose d'imparfait »27.

La soumission des femmes aux hommes au sein de la société serait simplement habituelle, historiquement issue d'une coutume jamais remise en cause dans son fondement. Et c'est précisément cette absence de fondement qui fait l'objet de la critique de Mill. En effet, il considère que « le sentiment commun dépend de la coutume »28 et s'y réfère donc sans chercher à justifier davantage cette inégalité. Ici encore, Mill parvient à discréditer l'opinion adverse en démontrant l'absence d'intervention de la raison et de la réflexion dans ce processus.

John Stuart Mill opère d'abord une distinction générale entre nature et habitude avant de l'appliquer au cas spécifique de la condition féminine. Il prend notamment pour exemple l'Angleterre gouvernée par une reine. Ainsi, dans ce pays, cela semble à la fois naturel pour la société que le Roi puisse être une femme et contre-nature que les femmes puissent revendiquer l'accès aux fonctions politiques, et notamment au Parlement.

L'observation de la supposée nature féminine est encore rendue délicate par de nombreuses entraves directement liées à la condition inférieure des femmes.

Section 2 : Une observation biaisée par la condition inférieure des femmes

Nous abordons ici un point essentiel de l'argumentaire de Mill : la difficulté de saisir la véritable nature des femmes au vu de leur condition. La position d'infériorité dans laquelle elles se voient placées induit leur caractère et leur comportement de telle sorte que leur nature profonde n'est pas actuellement observable. Ainsi, Mill « nie qu'on puisse connaître la nature des deux sexes tant qu'on les observera seulement dans leurs relations actuelles »29. Cette objection s'applique donc également aux hommes, dont la position de supériorité biaise tout autant le caractère et le comportement.

Les conséquences de cette infériorité s'observent en premier lieu dans le cadre du mariage.

26 Lettre de John Stuart Mill à Auguste Comte, 13 juillet 1843

27 Ibid

28 Stuart Mill (J.), op.cit. p.43

29 Stuart Mill (J.), op.cit. p.55

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La femme s'y trouve dans un « état chronique de corruption et d'intimidation »30. John Stuart Mill considère en effet que la soumission des femmes est différente des autres soumissions, et pire en un sens ; dans la mesure où le dominant et le dominé se trouvent dans une situation de réelle proximité. Les époux cohabitent, partagent leurs affections, ce qui place la femme dans une posture de dépendance extrême. Tout ce qu'elle peut espérer obtenir (avantages, reconnaissance sociale, avancée sociale, ..) est lié à son mari. Dès lors, il apparaît logique que l'épouse soit tentée d'agir de façon stratège et non de façon naturelle et sincère ; ceci dans le but d'obtenir ses faveurs, de le persuader, de ne pas l'offenser. Il semble évident, pour Mill, que leur caractère en ressort « déformé »31.

John Stuart Mill considère que « c'est sur sa femme qu'un homme a le plus de chances de pouvoir étudier le caractère féminin »32. Il confirme d'ailleurs cet argument plausible, bien malgré lui, puisqu'il semble, à travers son oeuvre, s'appuyer régulièrement sur l'observation du caractère de sa femme pour en déduire des caractéristiques communes à toutes les femmes. Cependant, il ne le fait jamais sciemment et défend, d'autre part, l'idée que l'homme qui a une connaissance imparfaite de sa femme n'a a fortiori jamais un début de connaissance de la nature féminine en général.

Le constat de Mill est formel : « Même avec de véritables liens d'affection, il ne peut y avoir de confiance parfaite quand il y a autorité d'un côté et subordination de l'autre. »33

En l'absence de confiance, les époux ne pourront parvenir à une connaissance véritable l'un de l'autre. La nature de la femme n'est donc pas saisissable dans ce contexte. Il faut, au contraire, instaurer un principe d'égalité entre époux afin de faciliter des rapports sincères. Cet élément se retrouve dans la correspondance de Mill avec Auguste Comte34 mais surtout avec son amie et future épouse, Harriet Taylor Mill. Ainsi, dans un écrit sur le mariage daté de 1832 ou 183335et destiné à Harriet, John Stuart Mill défend l'absence « d'inégalité naturelle entre les sexes »36 et prône donc une égalité parfaite entre les hommes et les femmes.

Cette imparfaite connaissance est également due, selon Mill, à l'absence d'expression des femmes. Il le répète à nombreuses reprises et dans divers ouvrages ; elles ont commencé à écrire,

30 Stuart Mill (J.), op.cit. p.41

31 Stuart Mill (J.), op.cit. p.56

32 Stuart Mill (J.), op.cit. p.59

33 Stuart Mill (J.), op.cit. p.60

34 Orazi (F.), op.cit. p.87

35 Orazi (F.), op.cit p.63

36 Orazi (F.), op.cit. p.69

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participer aux arts, revendiquer publiquement des droits depuis très peu de temps. De plus, comme il le rappelle très justement et comme exprimé par Madame de Staël : « Un homme peut braver l'opinion ; une femme doit s'y soumettre. »37Si cette nécessité est déjà, au XIXe siècle, remise en question ; il reste que cette expression publique et honnête est plus délicate encore pour les femmes que pour les hommes. De plus, là encore, leur situation d'infériorité et de dépendance vis-à-vis des hommes les amène à développer, consciemment ou non, une pensée conforme aux attentes, réelles ou supposées, des hommes. Pour que les « caractères essentiels de la nature féminine »38 s'expriment, il faut que la société accorde aux femmes une liberté d'expression égale à celle des hommes.

Enfin, un des arguments essentiels invoqués par John Stuart Mill, et que nous étudierons plus en profondeur ultérieurement, est l'influence extérieure de la société et en particulier de l'éducation sur les femmes. Tout ce qui relève de ce domaine constitue d'après Mill des différences artificielles à écarter. L'infériorité et la soumission des femmes leur est, selon lui, inculquée dès l'âge tendre. De ce fait, on ne saurait prouver que les différences morales et intellectuelles entre les hommes et les femmes sont « des différences naturelles »39 avant de s'être penché sur la question « psychologique » des circonstances influant sur le caractère des femmes.

Conclusion du titre premier

Nous avons vu comment John Stuart Mill défend l'égalité entre les hommes et les femmes et s'attache à déconstruire le discours tenu par les défenseurs de la thèse contraire. La position de John Stuart Mill vis-à-vis de l'égalité naturelle n'est pas sans équivoque. Selon les écrits auxquels on se réfère, son constat varie légèrement. Tantôt défenseur d'une égalité naturelle, tantôt considérant qu'il ne peut se prononcer sur cette question ; il est, à tout le moins, invariablement opposé aux défenseurs d'une infériorité naturelle de la femme.

De cette position découlent les revendications énoncées par John Stuart Mill. Ainsi, dès la première page de De l'assujettissement, celui-ci affirme que les relations sociales entres les hommes et les femmes doivent êtres régies « par un principe d'égalité totale qui refuse tout pouvoir ou privilège pour l'un des deux sexes, toute incapacité pour l'autre ». Ainsi s'effectue le passage de la question de la nature à la question civile.

37 Stuart Mill (J.), op.cit. p.62

38 Stuart Mill (J.), op.cit. p.63

39 Stuart Mill (J.), op.cit. p.58

Mill rappelle à ce propos que la situation des femmes constitue « l'unique exemple d'exclusion dans la législation moderne »40 et une exception dans ce monde du XIXe siècle tout entier tourné vers le progrès et vers l'égalité.

Dès le deuxième chapitre, cette question de l'égalité juridique va être développée par Mill et abordée sous tous ses aspects. Le premier abordé, et probablement le plus important, est celui du mariage. Déjà évoquée, la question du mariage est centrale dans une grande partie de l'oeuvre féministe de Mill ; son histoire l'ayant peut-être influencé dans ce sens.

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40 Stuart Mill (J.), op.cit. p.53

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Titre deuxième : Une égalité juridique dans la sphère privée : le mariage

John Stuart Mill achève ce premier chapitre par une réflexion teintée d'ironie. Les hommes semblent redouter une chose : que la liberté concédée aux femmes les fasse dévier de leur « destin naturel » de maîtresse de maison, d'épouse et de mère. C'est donc qu'ils « ne rendent pas le mariage assez désirable aux femmes »41 ? L'opinion de Mill est que, libres, les femmes seraient susceptibles, sinon de se détourner définitivement du mariage, de le refuser tel qu'il leur est alors proposé : une situation avilissante et despotique.

Le chapitre II de De l'assujettissement mais aussi d'autres écrits de John Stuart Mill s'attellent à la description et à la résolution de ce problème. Pour Mill, il est évident que le principe qui doit prévaloir au sein du mariage est celui de l'égalité. Il s'agit, comme toujours chez le philosophe, d'une égalité de jure et jamais de facto ; l'essentiel étant que la loi n'établisse aucun privilège ou incapacité pour l'un comme l'autre sexe. Mais le seul recours à ce principe ne suffit pas. C'est pourquoi Mill va s'appliquer à analyser les différentes injustices infligées par la loi à l'épouse (Chapitre 1) et, dans le même temps, affirmer la nécessité d'une intervention de cette loi en faveur de l'égalité et contre la potentielle tyrannie dans le mariage (Chapitre 2).

Chapitre 1 : Les conséquences néfastes du statut juridique de la femme

Dans l'Angleterre du XIXe siècle, de premiers écrits engagés, des protestations, des pétitions déposées au Parlement sur la question des droits des femmes apparaissent. Cette question nouvelle entre dans le débat public et connaît des évolutions. Toutefois, le statut juridique de la femme reste inchangé (Section 1) ce qui a de lourdes conséquences à divers échelons (Section 2).

Section 1 : Le statut juridique de la femme dans l'Angleterre du XIXe siècle

Avant d'aborder les développements opérés par Mill, il convient d'effectuer un bref exposé du statut juridique de la femme anglaise à cette époque. Ce statut, du droit anglo-saxon issu de la coutume normande, est décrit de façon fort éclairante au XVIIIe siècle par le juriste William Blackstone dans ses Commentaires sur les lois anglaises42. Appelé doctrine de la « coverture », il

41 Stuart Mill (J.), op.cit. p.65

42 Blackstone William, Commentaries on the Laws of England, Livre 1, Chapitre 15, 1767

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place la femme mariée sous la protection et l'autorité de son époux.

On distingue alors deux situations : celle de la femme célibataire ou veuve, d'une part, et celle de la femme mariée, d'autre part. La première, feme sole, dispose d'une personnalité juridique propre. Elle est capable juridiquement, ce qui lui donne accès à un certain nombre de droits parmi lesquels celui de contracter, de disposer de ses biens personnels et fonciers, d'ester en justice, et cætera. La seconde, feme covert, est privée de sa personnalité juridique qui est rattachée fictivement à celle de son époux. Le mari et la femme deviennent, selon les termes de Blackstone, « aux yeux de la Loi, qu'une seule personne »43. L'épouse n'a plus d'existence légale propre, elle devient incapable juridiquement et perd tous les droits attachés à la qualité de feme sole.

Cette distinction revient, pour la femme mariée, à lui attribuer une « double peine » : déjà considérée comme inférieure à l'homme, on lui retire, de surcroît, les droits qu'elle avait en tant que feme sole.

John Stuart Mill expose rapidement le statut légal de la feme covert sans s'attarder sur les détails que nous venons d'exposer. Son but réside dans la qualification de cette situation afin de mettre en exergue l'injustice qui en ressort et de convaincre le lecteur de l'asservissement qui en découle. C'est pourquoi Mill qualifie cette alliance d'esclavage. Pis encore, il considère qu' « aucun esclave n'est esclave à un tel point et dans un sens aussi fort du terme qu'une femme »44. Il s'agit toutefois d'une description de « la position légale de la femme »45, et non de la façon dont elle est, de fait, traitée (point que nous aborderons ultérieurement).

John Stuart Mill emploie des termes forts pour décrire le mariage. Il le considère comme une institution conduisant « à [un] état de dépravation »46 et lui inspirant « du dégoût et de l'indignation »47. Son idée fixe est toujours la même : mettre en évidence l'immense injustice qui ressort, pour les femmes, de cette situation. Il qualifie également l'épouse d'objet afin, toujours, de dénoncer cette condition.

Cette question de l'incapacité juridique des femmes est présente dans divers écrits de

43 Blackstone, William, Commentaires sur les Lois Anglaises Volume 2, édition 1774, pages 159-160

44 Stuart Mill (J.), op.cit. p.70

45 Stuart Mill (J.), op.cit. p.72

46 Stuart Mill (J.), op.cit. p.91

47 Ibid

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l'auteur. Dans les Principes d'économie politique48 par exemple, il critique vivement le fait que femmes et enfants soient classés ensemble et considère, au contraire, que « les femmes sont aussi capables que les hommes »49. John Stuart Mill vient ici appliquer ce principe à la question du travail et, en particulier, des restrictions spéciales touchant les femmes dans ce domaine. Il s'agit d'un exemple évident de l'application de sa théorie concernant les femmes à tous les domaines de son oeuvre, aspect que nous aurons l'occasion d'approfondir par la suite.

Comme nous l'avons d'ores et déjà souligné, la société anglaise de l'époque victorienne est le théâtre de nombreuses évolutions. La question des droits des femmes ne déroge pas à la règle. L'on voit donc certaines incapacités propres aux femmes progressivement remises en question. Toutefois, et c'est précisément ce que John Stuart Mill déplore, jamais le fondement de ces interdictions légales n'est remis en cause. La femme demeure, par principe, juridiquement incapable et seules quelques exceptions à ce principe lui sont concédées. Or, cette incapacité juridique est lourde de conséquences, tant juridiques que pratiques, pour l'épouse.

Section 2 : Les conséquences de cette incapacité juridique

L'incapacité juridique qui touche les femmes mariées a un impact incontestable sur leurs vies. La loi et la justice privilégient l'indépendance, les droits et la volonté de l'homme mais restent sourds à celle de la femme (§1). Elle est placée dans une situation de dépendance et d'invisibilité que John Stuart Mill considère sans égal dans le monde moderne. Or, cette dépendance à l'égard de son époux ne fait qu'inciter celui-ci à un comportement tyrannique dans l'intimité du couple (§2).

§1 : Les questions proprement juridiques

L'épouse voit dénier, d'une part, ses droits sur les biens qui devraient en principe être les siens (A.) et, d'autre part, sur les seules personnes sur lesquelles elle devrait en principe avoir des droits : ses enfants (B.).

A. Le déni du droit de propriété

L'impossibilité pour la femme mariée ne serait-ce que d'avoir des biens propres, mobiliers

48 Stuart Mill (J.), « Principles of Political Economy », 7e éd, 1871

49 Stuart Mill (J.), op.cit. p.952-953

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ou immobiliers constitue un exemple flagrant de son exclusion légale. Cette impossibilité pour l'épouse de disposer de ses biens renforce davantage encore la situation de dépendance dans laquelle elle se trouve à l'égard de son mari. En réalité, le fait même de parler de « ses » biens est incorrect puisqu'ils ne peuvent lui appartenir. La feme covert est dénuée de capacité juridique. C'est en son époux que réside sa personnalité de droit ; c'est donc à lui qu'échoient tous les biens qui devraient être à elle.

Elle ne peut recevoir d'héritage. Dans ce cas également, ce sera donc l'époux qui sera héritier. Un effet pervers de cela, qui n'est pas directement évoqué par Mill, est l'intérêt du père dans le choix du mari, futur héritier. Cet aspect, Mill ne le traite que sous l'angle du père de famille aisée qui parvient, par différentes possibilités légales, à soustraire cet héritage « au seul contrôle du mari »50. Toutefois, ces dispositions sont très insuffisantes au regard de l'objectif d'égalité juridique que Mill vise. De plus, le plus souvent, « le mari s'arroge tous les droits, tous les biens ainsi que toute liberté d'action »51

John Stuart Mill défend ainsi l'idée que « les biens de la femme, qu'ils proviennent de l'héritage ou de son travail, doivent lui appartenir tout autant après le mariage qu'avant »52. Cette séparation des biens devrait selon lui être le principe ; la communauté de biens ne s'appliquant qu'en cas d' « entière unité de sentiments »53.

En l'état actuel de la législation anglaise, en revanche, la femme se voit dénier tout droit de propriété, ce qui la destine à une situation de dépendance à vie. De surcroît, alors même que la société lui promet une vie d'épouse et de mère au foyer, la loi civile lui refuse tout droit sur ses enfants et privilégie, là encore, le mari.

B. L'absence de droits sur sa progéniture

Mill développe cet aspect de la loi envers les femmes tout en le critiquant et en nous signifiant son caractère injuste. Il ressort de cet exposé que la femme est en réalité prise au piège au sein du mariage. Dès lors que des enfants unissent les époux, lien considéré par Mill comme « effectivement indissoluble »54, la femme sera implicitement incitée à ne jamais se défaire des liens

50 Stuart Mill (J.), op.cit. p.69

51 Ibid

52 Stuart Mill (J.), op.cit.p.92

53 Stuart Mill (J.), op.cit.p.93

54 Orazi (F.), op.cit. p.77 - John Stuart Mill, « Du mariage », 1832-1833

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du mariage. En effet, cela est clairement énoncé dans l'ouvrage : « légalement ce sont ses enfants à lui. Lui seul a sur eux des droits légaux. »55.

La femme n'a aucun droit sur ses enfants. Légalement, ils ne sont pas même considérés comme les siens. Cela découle directement de son incapacité juridique et du fait que sa personnalité de droit est incorporée à celle du mari, acteur des décisions. Ainsi, si l'épouse décidait de quitter son époux, elle ne serait jamais assurée ne serait-ce que de revoir ses enfants, encore moins d'en avoir la garde.

Il convient de nuancer ce propos, ce que Mill fait d'ailleurs en mentionnant ce qu'il nomme la « loi Talfourd »56, en référence au député de ce nom ayant accepté de présenter au Parlement un projet de loi sur la garde des enfants en cas de séparation. Cette loi votée en 1839 fait suite à l'activisme de Caroline Norton sur cette question, ayant elle même été victime de l'absence de protection des femmes par la loi. La femme (non-adultère) acquière le droit de demander un droit de visite voire la garde pour les jeunes enfants.

Ainsi, sans que l'incapacité juridique de la femme soit remise en cause dans son principe, une exception est accordée sur ce point. La femme peut désormais faire valoir, en justice, un droit accordé par la loi. Mais, pour John Stuart Mill, le fait que ce pouvoir total du mari soit « quelque peu limité »57 ne constitue pas une avancée suffisante. Cette idée revient régulièrement dans ses divers écrits : le pouvoir lui-même, en son principe, doit être combattu. Cela ne l'empêchera pas, comme nous l'observerons plus tard, de s'engager en faveur de ces avancées progressives.

§2 : Les conséquences morales

Au-delà des aspects juridiques, ce sont les conséquences sur les caractères, et sur la moralité des hommes en particulier, que dénonce Mill dans divers écrits. Il considère, en premier lieu, que le supposé système de « protection » de la femme par l'homme n'a plus de raison d'être. Cet argument est développé dans les Principes d'économie politique58 mais aussi dans l'écrit Du mariage59 directement adressé à Harriet Taylor Mill. Le penseur tend à penser que cette protection a, dans le passé, pu être utile et même conférer des avantages à la femme, protégée. Toutefois, à ses yeux, la

55 Stuart Mill (J.), op.cit. p.70

56 Stuart Mill (J.), op.cit. p.71

57 Ibid

58 Orazi (F.), op.cit. p.117

59 Stuart Mill (J.), op.cit.

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société moderne ne requiert plus ce type de système. Il s'agirait même d'un handicap puisqu'il incite certaines catégories de la population à conserver ce rôle passif, dépendant.

Au demeurant, John Stuart Mill avance le fait que cette protection correspond souvent davantage, dans les faits, à une tyrannie exercée sur l'épouse. « Les actes de brutalité et de tyrannie dont nos rapports de police sont remplis sont commis par des maris contre leurs femmes »60. Le supposé protecteur devient l'agresseur et, par là même, celui contre lequel la femme devrait être protégée. Comment Mill explique-t-il que cette théorie du protecteur puisse parfois aboutir à un pouvoir de domination?

« Dans le même temps, la femme reste véritablement l'esclave de son mari, tout autant du point de vue légal que les esclaves proprement dits. Elle fait voeu à l'autel de lui obéir toute sa vie et y est tenue par la loi toute sa vie. »61

C'est cette condition consacrée par la loi et ce devoir d'obéissance qui, selon Mill, incitent sans nul doute à la tyrannie. La femme mariée est inférieure et dépendante de son mari. Elle n'a d'existence légale qu'à travers lui. Le propos de Mill n'est pas de faire croire que tous les hommes usent en mal de cette supériorité sur leur épouse. Mais cela n'excuse en rien l'existence légale d'un tel pouvoir au profit de l'un et contre l'autre.

Car, de fait, ce pouvoir est confié à tous les hommes y compris les plus abjects. Au sein du mariage, ce pouvoir s'exerce librement puisqu'il est légitimé et que les abus ne sont pas condamnés. Il s'agit là d'un point important développé par John Stuart Mill : la loi et la justice pénales restent, dans l'ensemble, sourds face aux violences. Or, dans ce contexte, les abus sont pour le philosophe une « tendance habituelle de la nature humaine »62. Dès lors, Mill va prôner l'intervention de ceux-là mêmes qui, par leur inaction, favorisaient ou tout au moins permettaient ces comportements abusifs.

Chapitre 2 : La nécessaire intervention des lois civile et pénale pour empêcher cette tyrannie

John Stuart Mill préconise donc que les lois et institutions soient adaptées en fonction non des hommes bons, qui n'abusent pas de leur pouvoir, mais des hommes mauvais (Section 1). A cet effet, l'auteur adopte des positions très progressistes, notamment concernant la question du divorce

60 Orazi (F.), op.cit. p.120

61 Stuart Mill (J.), « L'asservissement des femmes », op.cit. p.68

62 Stuart Mill (J.), op.cit. p.78

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(Section 2).

Section 1 : L'intervention de la loi pour réprimer la tyrannie

Comme nous avons eu l'occasion de l'évoquer, le mariage tel qu'il existe à l'époque de Mill favorise la tyrannie du mari. Le problème des violences conjugales et même sexuelles est abordé par ce dernier dans De l'assujettissement. C'est ainsi qu'il fait état de la condition d'esclave de l'épouse à qui l'on peut imposer jusqu'à « la dégradation la plus vile [...] servir malgré soi d'instrument à une fonction animale »63. Il ne s'attarde pas sur cette violence particulière, sans doute par bienséance.

Cette violence, sous toutes ses formes, est rendue possible par la loi qui accorde au mari un pouvoir sur son épouse et ne le sanctionne que rarement en cas d'abus. C'est la raison pour laquelle Mill défend tout d'abord le principe de l'égalité dans le mariage (§1). En l'absence de supériorité légalement accordée, l'époux commettrait peut-être des violences mais n'y serait, en tout cas, pas incité. De plus, dans le cas où ces violences subsisteraient, Mill considère que c'est à la loi et à la justice pénales d'intervenir et de protéger davantage la femme de son mari (§2).

§1 : La nécessité d'instaurer le principe d'égalité dans le mariage

Pour Mill, il s'agit de l'unique moyen de faire du mariage une « relation particulière conforme à la justice ». Il considère que la société moderne doit et est en train de s'établir sur un principe d'égalité qui permet le bonheur et la vertu de tous. Ici est introduit un principe essentiel de l'oeuvre de John Stuart Mill et que nous développerons ultérieurement : l'utilitarisme.

Il est convaincu que nombre d'époux vivent déjà dans un mariage régi par des principes « de justice et d'égalité »64 et les appelle à soutenir son projet d'instaurer une égalité juridiquement reconnue entre le mari et la femme. Il est probable que Mill s'inclut lui-même parmi ces couples dont la morale est supérieure à l'état de la législation anglaise. La déclaration qu'il a pu faire à l'occasion de son union avec Harriet Taylor Mill le démontre. Il y renonçait, par principe et sachant que cela n'avait aucunement valeur juridique, au pouvoir et aux privilèges légaux qui auraient dû lui être accordés par ce mariage.

63 Stuart Mill (J.), op.cit. p.70

64 Stuart Mill (J.), op.cit. p.90

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Mill a conscience que « l'égalité de nom »65 ne s'accompagne pas nécessairement d'une égalité réelle. Le mari peut toujours maltraiter ou négliger sa femme. C'est pourquoi derrière la loi civile, qui doit consacrer le principe d'égalité, la loi pénale doit se porter garant de la protection de l'épouse.

§2 : La nécessité de protéger davantage la femme par la loi et la justice pénales

Cette nécessité est énoncée par Mill dans le Chapitre II de De l'assujettissement. Elle découle de façon logique du fait que le mariage est une institution commune à toute la société et donc à tous les hommes, y compris les plus vils. Sur ces derniers, Mill considère que « la société n'a d'autre pouvoir, en dernier recours, que les sanctions prévues par la loi »66.

Cette même idée est défendue, par exemple, dans les Principes d'économie politique. John Stuart Mill y défend, comme nous l'avons déjà évoqué, le fait que nul système de protection n'est encore justifié dans la société moderne. Ainsi, le seul protecteur dont les êtres humains aient besoin seraient les lois, « lorsqu'elles ne manquent pas criminellement à leur devoir »67. L'auteur fait ainsi peser une grande responsabilité sur les pouvoirs législatif mais aussi judiciaire.

En effet, il dénonce le manque de protection légale des femmes mais aussi le manque d'inflexibilité des tribunaux. C'est d'ailleurs à partir de cette critique qu'il introduit une proposition, à certains égards, étonnante : celle du divorce ou, au moins, de la séparation judiciaire.

Section 2 : La question spécifique du divorce

Nous pouvons être surpris de voir apparaître, dans des écrits du XIXe siècle, une opinion favorable au divorce. Mill défend en effet cette possibilité très jeune, dès 1832, dans Du mariage, exposé personnellement dédié à Harriet Taylor Mill. Il utilise alors le terme de « dissolubilité » du mariage. Pour Mill, le caractère actuellement indissoluble du mariage constitue une explication essentielle de la condition de la femme. Celle-ci est privée de tout moyen de se libérer de l'union, et ce quel que soit la manière dont son époux se comporte avec elle.

Il défend encore cette idée dans son ouvrage principal consacré aux femmes, De

65 Orazi (F.), op.cit. p.80

66 Stuart Mill (J.), op.cit. p.75

67 Orazi (F.), op.cit. p.120

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l'assujettissement. Il y déplore le fait que l'épouse « n'a pas les moyens de se soustraire »68 à son mari. Ainsi, seule la séparation légale prononcée par un tribunal peut être accordée à la femme et ce, uniquement « en cas de désertion ou d'extrême cruauté du mari »69. Mill va plus loin encore dans la suite de l'oeuvre en affirmant que les tribunaux doivent donner ipso facto à la femme le droit « de divorcer ou au moins d'obtenir une séparation judiciaire »70 s'ils souhaitent que l'effort répressif envers les époux violents soit efficace. En effet, un argument logique plusieurs fois avancé par Mill est que l'on ne peut espérer d'une épouse qu'elle porte plainte, intente une action en justice, témoigne contre son époux, .. si elle sait que rien ne sera mis en oeuvre pour la protéger de ce dernier après cela.

Pour Mill, l'argument de l'égalité est également essentiel dans la question du divorce. Dans Du mariage, il considère déjà que « parler d'égalité alors que le mariage est un lien indissoluble est absurde »71. Ainsi, la possibilité d'obtenir le divorce serait une condition sine qua non de l'égalité de principe au sein du mariage. Il est ainsi rapproché de la notion juridique de contrat : on choisit d'y entrer, on peut choisir d'en sortir ; et éloigné de toute conception religieuse notamment, à laquelle Mill ne fait jamais référence.

Conclusion du titre deuxième

Pour le philosophe, « il est désormais temps que les femmes aspirent à autre chose qu'à se contenter de trouver un protecteur »72. Elles sont « mûre[s] pour l'égalité »73 qui est, selon ses dires, « l'état normal de la société »74. Il s'agit d'un principe essentiel, chez Mill, pour parvenir non seulement au bonheur de la société mais aussi à sa moralité. Cette égalité juridique, les femmes doivent la revendiquer dans la sphère privée mais aussi dans la sphère publique.

68 Stuart Mill (J.), op.cit. p.71

69 Ibid

70 Stuart Mill (J.), op.cit. p.76

71 Orazi (F.), op.cit. p.79

72 Ibid

73 Ibid

74 Stuart Mill (J.), op.cit. p.87

Titre troisième : Une égalité juridique dans la sphère publique : un accès égal à
l'éducation et aux professions

Après s'être attelé à la question de l'égalité juridique dans le cadre spécifique du mariage au Chapitre II de De l'assujettissement ; Mill aborde, dès les premiers lignes du chapitre suivant, la question de l'accès aux fonctions et métiers pour les femmes. Il quitte ainsi le domaine privé pour entrer dans le domaine public. Il applique son analyse à la sphère publique dans le sens large du terme : établissements scolaires, professions, société dans son ensemble ; mais aussi dans le sens restreint, c'est-à-dire comme sphère politique cette fois. En effet, les pouvoirs publics ont une importance indéniable dans la question de l'égalité entre les hommes et les femmes puisque, si égalité en droit il doit y avoir, celle-ci sera décidée par la classe politique. L'accès à une éducation égale ou à des professions prestigieuses sera encore l'objet d'une décision politique. Enfin, l'accès aux professions pour les femmes pose également la question de l'accès aux fonctions politiques, centrale chez John Stuart Mill.

Comme souvent dans ses écrits, le penseur n'annonce ni n'adopte aucun plan défini. Toutefois, il est aisé, au fil de la lecture, de repérer des éléments importants et récurrents mais aussi la logique qui accompagne sa réflexion. La question principale étant ici celle de l'accès des femmes aux diverses professions, nous verrons à la fois comment Mill justifie et conditionne cette requête (Chapitre 1) avant d'analyser la question des professions en elles-mêmes (Chapitre 2), ce qui nous permettra de mettre en évidence les spécificités de Mill sur cette question.

Chapitre 1 : Un accès juste mais conditionné

John Stuart Mill défend fermement l'accès des femmes à toutes les professions. Mais cela ne signifie en rien que cet engagement est inconditionnel. Bien que Mill le pense justifié à bien des égards (Section 1), il y pose une condition principale : l'acquisition, par les femmes, de connaissances suffisantes grâce à l'accès à une éducation égale à celle que reçoivent les hommes (Section 2).

Section 1 : Un accès justifié à de nombreux égards

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En tout premier lieu, l'égal accès des femmes aux professions est justifié par ce qui constitue

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le fondement du féminisme millien : la croyance en l'égalité naturelle entre les hommes et les femmes. Tout comme dans le mariage, l'égalité juridique dans la sphère publique découle de cette conviction. John Stuart Mill ne nie pas qu'il existe, de façon positive, des différences entre les hommes et les femmes, des inégalités même. Mais il est convaincu que celles-ci sont artificielles et non naturelles, point essentiel sur lequel nous reviendrons ultérieurement.

Concernant la question de l'accès aux professions, ce sont les capacités intellectuelles des femmes qui nous intéressent. Or, Mill considère que « les femmes n'ont pas de tendances naturelles spécifiques qui distinguent leur génie de celui des hommes »75. Il pense les femmes tout aussi capables que les hommes. C'est pourquoi il tente de comprendre et d'expliquer pour quelles raisons les femmes sont parfois inférieures ou font preuve de moins de génie que les hommes dans certains domaines.

Un argument consécutif avancé par Mill est celui de la justice. Le philosophe est très attaché à ce principe et n'aura de cesse, au fil de son oeuvre et de sa vie, de dénoncer l'intolérable injustice qu'est la condition réservée aux femmes. En effet, dès lors que l'on reconnaît à celles-ci une égalité naturelle avec les hommes et des capacités intellectuelles égales aux leurs ; comment admettre l'injustice de leur éviction dans tant de domaines ? Si cette infériorité, en droit et en fait, est dépourvue de fondement théorique probant ; comment accepter qu'elle perdure ? Cela n'est pas possible, au moins pour Mill. Il considère ces interdictions comme arbitraires car étant fondées sur la naissance de l'individu et non sur des critères rationnels. Or, selon lui, la société moderne prétend précisément s'être débarrassée de ce principe d'exclusion par la naissance. L'infériorité et la mise à l'écart des femmes constitue donc une exception, une anomalie dans la société.

Mill va avancer une proposition totalement opposée au système de son temps. Il développe l'idée d'un « droit moral qu'ont tous les êtres humains de choisir leur occupation »76. Dès lors, comme les hommes, les femmes devraient avoir la liberté de choisir l'activité qui leur convient. L'interdiction légale qui leur est opposée pour certaines professions devrait donc logiquement disparaître au profit d'un système de libre compétition. Ainsi, dans ces pages particulièrement mais aussi tout au long de l'oeuvre, John Stuart Mill développe une vision philosophique, parfois aussi économique, de la liberté. Nous aurons l'occasion de nous attarder plus longuement sur cet élément.

75 Stuart Mill (J.), op.cit. p.128

76 Stuart Mill (J.), op.cit. p.99

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Dans les Principes d'économie politique, Mill évoque cette absence de liberté de choix de la femme en des termes surprenants et avant-gardistes. En effet, il y évoque les qualités d'épouse et de mère avant de poursuivre à propos de l'injustice qu'est, pour une femme, le fait de ne pas avoir « d'autres choix, d'autre carrière possible »77. L'emploi de ce terme n'est pas anodin puisqu'il fait de cette qualité un choix de vie, de carrière et non une fonction naturelle dont la femme ne pourrait s'écarter.

Mill avance encore, dans plusieurs de ses écrits, l'argument de l'indépendance. Comme nous l'avons déjà décrit à propos de l'étude du mariage, John Stuart Mill considère que la théorie de la dépendance est désuète et n'a pas vocation à survivre dans la société moderne. Ainsi, dans les Principes d'économie politique, il évoque à plusieurs reprises la nécessité pour les femmes de sortir de cet état de dépendance. L'individu qui a « de quoi vivre [...] n'a pas besoin d'une autre protection que celle que lui donne ou que devrait lui donner la loi »78. La femme qui, par quelque moyen, subvient à ses besoins, n'a pas besoin de la protection d'un homme (époux, père, frère, ...).

Ainsi, « il n'est plus nécessaire que les femmes dépendent des hommes »79. Elles ont des capacités égales à celles des hommes et peuvent donc subvenir seules à leurs besoins. Bien que ces écrits aient été rédigés au XIXe siècle, ils montrent que Mill avait déjà compris à quelle point l'indépendance financière et cet accès aux fonctions prestigieuses des femmes était primordiale dans leur quête d'égalité. Tout cela allait leur permettre d'obtenir une reconnaissance sociale en tant qu'individu et plus en tant qu'épouse, prolongement du mari.

L'égalité juridique dans la sphère publique trouve de nombreuses justifications et avantages auprès de John Stuart Mill. On y trouve l'égalité naturelle de la femme avec l'homme, la justice, la liberté. Ces arguments se placent tous du point de vue de la femme. Un autre argument avancé par Mill et qui, peut-être, serait plus susceptible d'emporter l'adhésion de ses lecteurs les plus sceptiques ou opposés à l'émancipation des femmes est le suivant : l'accès de la femme aux diverses professions et notamment aux plus prestigieuses serait bénéfique pour l'ensemble de la société. Il aurait un impact considérable sur le progrès et sur la moralité de tous, hommes et femmes. Cette théorie, fondamentale chez Mill, nous aurons l'occasion de l'approfondir plus tard.

Quels que soient les arguments que Mill avance et son enthousiasme pour défendre ce sujet,

77 Orazi (F.), op.cit. p.121

78 Orazi (F.), op.cit. p.120

79 Orazi (F.), op.cit. p.121

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il procède toujours rationnellement. C'est pourquoi son opinion ne l'empêche pas de poser lui-même certaines conditions aux revendications qu'il énonce.

Section 2 : Un accès conditionné à l'acquis de connaissances suffisantes

John Stuart Mill ne pose qu'une condition à l'accès aux mêmes professions que les hommes : le suivi d'une éducation équivalente afin d'obtenir des connaissances suffisantes à l'exercice de tel ou tel emploi. Mill reconnaît aux femmes certaines qualités supérieures notamment d'un point de vue pratique. Elles seraient dotées d'une meilleure « compétence pratique »80 que les hommes, les femmes intelligentes auraient une « plus grande agilité d'esprit »81 et nombre d' « inspirations heureuses »82. Il est permis de douter du caractère probant de ces éléments.

Quoiqu'il en soit, Mill considère qu'ils ne suffisent pas. Car la femme, malgré ces diverses qualités, n'a pas les connaissances théoriques suffisantes pour accéder au rang de génie, théoriser ou démontrer la véracité de son intuition. « Il ne peut y avoir de bonne pratique sans principes »83 et c'est notamment pour cette raison que l'accès aux professions réservées aux hommes est remis en cause par la société. Pour pallier ce défaut actuel, Mill propose de donner accès aux femmes « à tout ce que peut lui apporter l'éducation »84. Leur instruction est primordiale, qu'il s'agisse d'exercer une profession particulière ou de devenir prodige dans un certain domaine.

A l'époque de Mill, les femmes sont communément éduquées « pour être mariées »85. Dans le cas où elles recevraient une éducation intellectuelle et culturelle, celle-ci a pour but de rendre leur compagnie agréable aux hommes. L'objectif de l'auteur est à l'opposé de cette tendance et vise à munir les femmes des connaissances nécessaires pour le développement de leur raison, de leur logique, de leur originalité, et cætera. Mill applique notamment cette idée au « domaine littéraire ou artistique »86 dans lequel il considère que les femmes n'ont pas encore égalé le talent des hommes. Toutefois, il l'explique là encore par diverses raisons parmi lesquelles leur manque d'éducation et le fait qu'elles s'exercent à l'art depuis peu de temps ou seulement comme amateurs.

80 Stuart Mill (J.), op.cit. p.108

81 Stuart Mill (J.), op.cit. p.110

82 Stuart Mill (J.), op.cit. p.127

83 Stuart Mill (J.), op.cit. p.108

84 Ibid

85 Orazi (F.), op.cit. p.69

86 Stuart Mill (J.), op.cit. p.124

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Notons, avant de poursuivre à propos des professions en elles-mêmes, qu'au moment où De l'assujettissement est publié, l'enseignement supérieur commence seulement à s'ouvrir aux femmes et ce de façon très limitée.

Chapitre 2 : L'accès aux professions

Cette question est, chez John Stuart Mill, assez délicate à aborder. S'il défend effectivement l'accès des femmes à toutes les professions, il s'attarde en réalité beaucoup plus sur la question des fonctions « prestigieuses » selon lui (Section 1) que sur d'autres questions pourtant fondamentales en son temps (Section 2).

Section 1 : L'accès égal aux emplois prestigieux

Il convient avant tout de rappeler qu'au XIXe siècle, les femmes sont, en principe, admises à exercer un métier mais, de facto, exclues d'un certain nombre de domaines professionnels, par la loi, la coutume ou les moeurs de l'époque. Ainsi, en Angleterre, 40% des femmes employées le sont dans le secteur domestique et 20% dans l'industrie textile. Les emplois les plus prestigieux sont « réservés au sexe fort »87. Ainsi, le chapitre III de De l'assujettissement a bien pour objet d'étude l'accès aux « hautes fonctions sociales » et non au travail dans son ensemble.

John Stuart Mill explique que cette exclusion légale est due à l'intérêt qu'y trouve l'autre moitié de la société : les hommes. Il compare ainsi cette injustice à la raison d'État, doctrine propre au système monarchique français, qui « prétend opprimer les gens pour leur bien »88. L'auteur donne également des exemples de métiers ou de fonctions tels que médecin, avocat ou encore membre du Parlement.

Mill évoque d'ailleurs le cas d'Elisabeth Garrett-Anderson, une des premières femmes médecin d'Angleterre, dans son Discours à la Chambre des communes89 du 20 mai 1967. Cette femme avait essuyé de nombreux refus avant de parvenir à entrer à l'Académie de pharmacie qui n'avait pas explicitement interdit aux femmes de passer l'examen. Mill fait allusion, dans son discours, à la conduite de l'académie qui, après cette déconvenue, s'était empressée de modifier son

87 Stuart Mill (J.), op.cit. p.96

88 Ibid

89 Stuart Mill (J.), Discours à la Chambre des communes, 20 mai 1867. Discours dans lequel il défend l'octroi du suffrage pour les femmes, dans les mêmes conditions que pour les hommes

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règlement afin d'éviter que la chose se reproduise.

Un autre exemple cité par le philosophe est celui de membre du Parlement, exemple qu'il développe longuement dans ce chapitre. Mill remarque que les fonctions desquelles les femmes sont exclues sont « celles-là mêmes pour lesquelles elles sont particulièrement qualifiées »90. Parmi elles se trouvent les fonctions politiques. Mill considère que les femmes ont une « compétence naturelle [...] à gouverner »91 en Angleterre comme ailleurs. Il évoque notamment l'observation qu'il a pu effectuer dans les Indes orientales où il a travaillé pendant plus de trente ans, à la compagnie britannique. John Stuart Mill s'appuie sur un exemple tout naturel pour le philosophe anglais qu'il est : celui de l'exercice de la royauté par les femmes. Dans plusieurs écrits, il cite les reines Elisabeth Ire et Victoria (dont Mill est un contemporain) mais aussi des exemples français. Dès lors que les femmes se sont montrées aptes à l'exercice de la royauté, comment justifier leur exclusion d'une fonction politique de moindre importance ?

John Stuart Mill démontre, à la faveur de cet exemple, l'importance de la condition qu'il avait précédemment posée : l'éducation. Il est évident, pour lui, que les reines ou régentes ont été en mesure de gouverner précisément car elles avaient reçu une éducation intellectuelle de haut niveau et qu'il leur avait été permis de développer une curiosité, un intérêt pour les affaires politiques. C'est précisément chez ces femmes dotées de « la même liberté d'épanouissement qu'aux hommes »92 que l'on ne trouvait trace d'une infériorité quelconque.

A l'argument des individus opposés à l'accès des femmes aux fonctions prestigieuses, selon lequel les femmes seraient « versatiles, instables »93 ; Mill oppose tout d'abord l'idée que cette caractéristique ne serait pas naturelle mais due au fait que nombre de femmes sont « élevées comme des plantes de serre »94, sans activité intellectuelle ni liberté de mouvement. Il vient ensuite redéfinir cette nervosité et affirmer qu'elle est en principe soutenue et se nomme alors ardeur. Il transforme ainsi ce qui devait être un défaut, un argument critique en qualité justifiant que l'on laisse aux femmes la possibilité de concourir aux plus hautes fonctions sociales, notamment politiques. Nous avons cité l'exemple de membre du Parlement. Mill évoque aussi le cas du suffrage, abordé ici comme fonction politique et que nous aborderons sous l'angle de son militantisme.

90 Stuart Mill (J.), op.cit. p.102

91 Stuart Mill (J.), op.cit. p.103, note 1

92 Stuart Mill (J.), op.cit. p.106

93 Stuart Mill (J.), op.cit. p.111

94 Stuart Mill (J.), op.cit. p.112

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John Stuart Mill accorde une grande place aux métiers et fonctions « de haut rang » qui pourraient permettre aux femmes d'obtenir une certaine reconnaissance sociale propre. Toutefois, l'exemple des arts indique que, parfois, ces femmes ne veulent pas d'une reconnaissance ou d'une célébrité qui à l'époque « est considéré comme inconvenant et peu féminin »95. Il en ressort que l'égalité entre les hommes et les femmes est, au XIXe siècle, un enjeu légal mais aussi une question de moeurs.

Ces moeurs dont la société est imprégnée et que Mill évoque si souvent ont une importance fondamentale. Mais ne peuvent-elles pas également influencer le philosophe ?

Section 2 : Un droit fondamental au travail et sa régulation, absents de la réflexion millienne ?

Comme nous l'avons précédemment exposé, l'argumentaire de Mill se concentre sur les hautes fonctions et sur les métiers prestigieux. Il s'attarde principalement sur les domaines politique, artistique et littéraire. C'est un choix compréhensible dans la mesure où c'est dans ces domaines que les femmes sont encore exclues ou peu représentées. Toutefois, l'on remarque rapidement qu'à aucun moment la question des professions « plus humbles »96 , qui constituent pourtant le secteur principal d'emploi des femmes, n'est développée. Dans De l'assujettissement, Mill n'évoque ni la législation sur les salaires, les horaires, les conditions de travail souvent déplorables de l'époque. Il se concentre principalement sur les revendications et ambitions des femmes des classes supérieures.

Notons que cet oubli semble involontaire et que John Stuart Mill évoque au moins la question de l'égalité des salaires dans les Principes d'économie politique. Il convient en premier lieu de rappeler que, dans l'Angleterre du XIXe siècle, les femmes étaient considérées comme une main d'oeuvre bon marché et étaient en moyenne, à travail égal, payées le tiers du salaire d'un homme. Pour Mill, il est évident que « le seul motif de cette inégalité [...] est la coutume »97. De plus, l'interdiction de nombreux métiers aux femmes entraînerait, selon lui, un encombrement de ceux dont l'accès leur est accordé. Il semble donc déjà se prononcer en faveur de l'égalité salariale, fait extrêmement rare parmi les auteurs, notamment économistes, à cette époque.

Une autre question essentielle à laquelle Mill ne répond pas de façon univoque est celle de la liberté de travailler. S'il semble, en théorie, y être favorable, certains de ses écrits pourraient laisser

95 Stuart Mill (J.), op.cit. p.135

96 Orazi (F.), op.cit. p.121

97 Orazi (F.), op.cit. p. 116

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penser l'inverse. Ainsi, dans Du mariage notamment, il avance l'idée que le travail de la femme ne serait nécessaire et donc souhaitable que si l'époux ne parvenait à assurer la subsistance de la famille. Une femme ne devrait donc pas « gagner sa vie, juste parce qu'elle en serait capable ; en temps ordinaire ce ne sera pas le cas »98. En l'absence de nécessité, « la fonction éminente de la femme devrait être d'embellir la vie »99. Bien que cette correspondance soit datée du début des années 1830, il est surprenant de trouver de telles idées chez un auteur tel que Mill, féministe et avant-gardiste à bien des égards.

L'interprétation des écrits de John Stuart Mill concernant la question de l'indépendance et de l'accès des femmes au travail est également incertaine. Il insiste sur la nécessité de se défaire du système de dépendance à l'homme. Il considère donc que le travail n'est essentiel à la dignité de la femme que « si elle n'a pas de biens propres »100. Une femme d'un rang social relativement élevé et disposant d'un héritage, par exemple, ne verrait donc pas sa dignité remise en cause par son absence d'activité professionnelle. Le fait de disposer de biens propres lui permettrait d'être indépendante. Or, d'une part, seule la femme célibataire ou veuve dispose de biens propres. La femme mariée ne serait donc véritablement indépendante que si la loi lui accorde une personnalité juridique propre avec toutes les conséquences que cela implique (parmi lesquelles le fait de disposer en propre de ses biens et salaires). D'autre part, nous aurons l'occasion d'aborder ce que Mill considère comme un élément essentiel au bonheur : la liberté. Une femme, dépendante ou non, demeurant un être humain ; comment justifier que la possibilité, et non l'obligation, pour elle de travailler ne soit pas constitutive de sa dignité et de sa liberté et, en cela, essentielle à son épanouissement ?

Mill considère encore que « quand une femme se marie, on peut normalement supposer qu'elle choisit de se consacrer en priorité à la direction de sa maison et à l'éducation de ses enfants »101. La femme n'aurait donc qu'une liberté de choix binaire, entre une vie d'épouse et de mère ou une vie de célibataire ayant un accès au travail et à la vie publique ? Il est difficile de se prononcer sur ce point tant certains de ses écrits semblent défendre l'opinion inverse.

Conclusion du titre troisième

L'approche de John Stuart Mill n'est peut-être pas globale mais cela n'enlève rien au

98 Orazi (F.), op.cit. p.71

99 Orazi (F.), op.cit. p.73

100 Stuart Mill (J.), op.cit. p.94

101 Stuart Mill (J.), op.cit. p.95

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caractère précurseur de ses écrits. Les oeuvres visant à défendre les droits des femmes se développaient à cette époque mais demeuraient en marge de l'opinion publique, des moeurs de la société dans laquelle les auteurs évoluaient.

CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE

Nous avons pu observer la réflexion théorique aboutie que nous livre John Stuart Mill, principalement dans De l'assujettissement. Il ne fait aucun doute que, parmi les satires et essais dénonçant la condition féminine, l'oeuvre de John Stuart Mill a une place toute particulière. Il s'attache toujours, en tant que philosophe et logicien, à fonder ses arguments en raison et à établir une défense imparable contre les opposants à ses idées. John Stuart Mill se fixe clairement pour but de convaincre les lecteurs les plus sceptiques et propose pour cela un arsenal de méthodes très diverses : description de la condition féminine en des termes évocateurs, arguments fondés sur des éléments positifs, renversement des arguments de l'adversaire, réflexion sur les conséquences de l'infériorité des femmes, et cætera.

De plus, l'ouvrage De l'assujettissement des femmes est publié en 1869, alors que John Stuart Mill dispose déjà d'une grande renommée pour ses écrits sur la logique, le système politique, la philosophie, l'économie. En tant qu'individu de sexe masculin et représentant d'une élite intellectuelle, un poids et un crédit plus grand est assurément accordé à ses opinions et arguments. Son oeuvre féministe est parmi les derniers écrits de sa vie (il décède quatre ans plus tard). Faut-il pour autant la considérer comme une curiosité voire une aberration au sein de son parcours intellectuel ? Ses contempteurs seraient tentés d'avancer cette solution, et c'est d'ailleurs ce que nombre d'entre eux firent. Ainsi, notons un exemple-type issu du Blackwood's Magazine de septembre 1869 dans lequel on peut lire que « l'auteur ne défend pas une cause mais une personne. La force de ses arguments vient d'une autre instance que la raison. ». C'est notamment sa relation avec son épouse, Harriet Taylor Mill, qui est ici raillée et utilisée pour critiquer l'auteur.

Toutefois, une première lecture de cet ouvrage mais aussi d'autres écrits de Mill suffit à nous éclairer sur la réalité du féminisme de l'auteur. Il ne s'agit jamais d'une anomalie car son opinion sur les femmes et leurs revendications s'intègre parfaitement dans l'oeuvre du philosophe et ce, à de nombreux égards. Ainsi, il est aisé d'y retrouver des thèses essentielles développées dans d'autres essais et qui, ici, servent d'angle d'approche à la question spécifique de la condition féminine.

DEUXIEME PARTIE : Le féminisme millien ou la transposition logique des
thèses de l'auteur à la question féminine

Au cours de sa vie, John Stuart Mill s'est intéressé à de nombreux domaines d'études, ce qui l'a amené à l'écriture d'oeuvres sur des thèmes très divers. De l'assujettissement est parmi les dernières, c'est peut-être la raison pour laquelle on y trouve, en filigrane, plusieurs thèses chères à l'auteur. De manière plus ou moins exprès, l'auteur en use pour justifier son propos d'un point de vue logique et cohérent. Ainsi, une place est accordée à la science qu'il a érigée : l'éthologie (Titre premier) bien que ses premiers développements sur ce thème aient été publiés bien avant, dans son Système de logique, en 1843. Il accorde également une place importante à deux autres thèses majeures de sa vie intellectuelle publiées respectivement en 1859 et en 1861 : d'une part, sa doctrine de la liberté (Titre deuxième), de manière relativement diffuse et allusive ; d'autre part, sa doctrine utilitariste (Titre troisième) à laquelle le dernier chapitre de De l'assujettissement est consacré.

Attardons-nous tout d'abord sur l'objet de son premier essai, la « science » qui, selon ses propres termes, « rest[ait] à créer »102. Bien qu'il ne soit jamais parvenu au terme de ce projet, il l'a suffisamment développé pour en faire un élément à part entière de sa pensée que l'on retrouve donc dans son étude de la condition féminine.

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102 Stuart Mill(J.), Collected Works of John Stuart Mill, ed. J.M. Robson (Toronto: University of Toronto Press, London: Routledge and Kegan Paul, 1963-1991), 33 vols. http://oll.libertyfund.org/titles/165 p.873

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Titre premier : L'éthologie et l'étude de la condition féminine

Il convient, en premier lieu, d'étudier les premiers développements de John Stuart Mill relatifs à cette science afin de la définir (Chapitre 1) et d'observer son influence sur l'étude de la condition féminine par l'auteur (Chapitre 2).

Chapitre 1 : L'éthologie dans le Système de logique

Bien que la description de l'éthologie faite par Mill dans son essai soit relativement brève, elle comporte de nombreux éléments qui permettent de la définir (Section 1) et de prouver son utilité « pratique » (Section 2).

Section 1 : L'éthologie, « science exacte de la nature humaine »103

John Stuart Mill se penche sur la définition de l'éthologie au Chapitre V de son essai intitulé De l'éthologie ou science de la formation du caractère. Il y définit l'éthologie comme l'étude des « lois de la formation du caractère »104. Le nom attribué à sa science provient du mot grec êthos qui signifie caractère. Mill ne s'attarde pas davantage sur le terme de caractère, si ce n'est pour le qualifier comme la « manière de sentir ou d'agir »105. En revanche, il effectue de longs développements concernant le terme de loi, afin de définir précisément l'éthologie et de la distinguer d'autres disciplines annexes.

Mill distingue entre psychologie et éthologie. La psychologie serait l'étude théorique et générale des « lois fondamentales de l'esprit »106 tandis que l'éthologie serait « la science ultérieure qui détermine le genre de caractère produit conformément à ces lois générales par un ensemble quelconque de circonstances, physiques et morales. »107. L'éthologie, elle, prend en compte des éléments extérieurs, un contexte. Toutefois, on ne peut, selon l'auteur, la comparer à une simple observation ou généralisation dans la mesure où elle procède également par déduction. En effet, l'éthologie est pour Mill une branche, un « secteur »108 de la psychologie. Par suite, « on ne peut les

103 Stuart Mill (J.), op.cit. p.870

104 Stuart Mill (J.), op.cit. p.865

105 Stuart Mill (J.), op.cit. p.864

106 Stuart Mill (J.), op.cit. p.869

107 Ibid

108 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.58

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obtenir [les lois de la formation du caractère] qu'en les déduisant de ces lois générales; en supposant un ensemble donné de circonstances, et en se demandant ensuite quelle sera, d'après les lois de l'esprit, l'influence de ces circonstances sur la formation du caractère. »109

L'auteur distingue encore entre éthologie et science sociale. La première serait « la science de l'homme individuel » tandis que la seconde serait « la science de l'homme en société ». La différence tient donc seulement au sujet d'étude (individuel ou collectif) qui, selon Mill, rend la science sociale encore plus complexe que l'éthologie. John Stuart Mill accorde une place centrale à l'éthologie, c'est pourquoi il la considère comme « le fondement immédiat de la science sociale »110. En effet, « tous les phénomènes de la société sont des phénomènes de la nature humaine »111. Dès lors, les lois de la science sociale doivent être déduites des lois de l'éthologie.

Mais comment le logicien définit-il positivement l'éthologie en tant que science ? Il le fait, ici encore, par une distinction : entre les lois empiriques de la nature humaine et les lois de la formation du caractère, lois causales universelles. Les lois empiriques constituent des généralisations, d'après l'observation de l'activité humaine, et procèdent donc par induction. « Sa vérité n'est pas absolue mais dépend de conditions plus générales »112. « La loi empirique tire toute sa vérité des lois causales dont elle est la conséquence. »113

Concernant l'étude de la nature humaine, ces lois causales sont précisément les lois de la formation du caractère, qui doivent être découvertes grâce à l'éthologie. Seules ces lois ont une vérité scientifique. Comme Mill l'ajoute, « le genre humain n'a pas un caractère universel, mais il existe des lois universelles de la formation du caractère. »114Ainsi, John Stuart Mill considère l'éthologie comme une science exacte capable d'élaborer des lois causales et universelles. Toutefois, il prend soin de préciser que ces lois n'affirment que des tendances et ne peuvent prédire une chose. En effet, ces lois attachent uniquement une conséquence à une cause donnée. Toutefois, la nature humaine dépend de tant de lois causales et de conditions extérieures qu'il est possible qu'une seule loi causale soit contrariée.

Mill tente de conférer à cette discipline un caractère éminemment scientifique et cette

109 Stuart Mill (J.), Collected works, op.cit. p.869

110 Stuart Mill (J.), op.cit. p.907

111 Stuart Mill (J.), op.cit. p.877

112 Stuart Mill (J.), op.cit. p.861

113 Stuart Mill (J.), op.cit. p.862

114 Stuart Mill (J.), op.cit. p.864

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démarche n'est pas sans rappeler celle adoptée par les premiers penseurs de la sociologie à la même époque. John Stuart Mill a d'ailleurs longtemps entretenu une correspondance intellectuelle avec l'un des pères de la sociologie, Auguste Comte. Par ailleurs, à la lecture du Système de logique, il est difficile de ne pas remarquer le caractère quasi-sociologique de son approche. En effet, il y avance « que nos états mentaux, nos capacités et susceptibilités mentales, sont modifiés, soit temporairement, soit d'une manière permanente, par tout ce qui nous arrive dans la vie. »115

Selon lui, « les circonstances environnantes différent pour chaque individu, pour chaque nation ou chaque génération du genre humain; et aucune de ces différences n'est sans influence sur la formation d'un type de caractère diffèrent. »116Ici encore, John Stuart Mill fait preuve d'avant-gardisme à une époque où beaucoup soutiennent des idées inverses, considérant par exemple que toutes les différences sont naturelles. Au XIXe siècle, ils sont plusieurs penseurs à se pencher sur les sciences sociales et à développer des thèses similaires, sorte de parent de la sociologie moderne. En créant cette science, Mill se refuse à la conclusion facile du naturalisme. L'éthologie pose que des lois causales et un ensemble de conditions externes peuvent influer sur le caractère humain. Cette simple affirmation induit un intérêt pratique de cette science. En effet, si les conditions données sont modifiées ; alors le caractère, la nature humaine se modifie également. C'est ce que développe John Stuart Mill dans son Système de logique où il aborde le rapport qui unie éthologie et éducation.

Section 2 : L'éthologie et l'éducation

Dans cet essai, Mill énonce que « l'Éthologie est la science qui correspond à l'art de l'éducation, au sens le plus large du terme, et en y comprenant la formation des caractères nationaux ou collectifs, aussi bien que des caractères individuels. »117C'est dans ce corollaire que réside l'intérêt pratique de cette science. La création et l'approfondissement de cette discipline constitue, pour Mill, un enjeu pratique puisqu'elle permettrait d'agir sur les caractères, à plus ou moins grande échelle. Puisque l'éthologie prend en compte les conditions données dans lesquelles la nature humaine évolue pour dégager des lois causales (tendances) ; il serait possible de faire évoluer les caractères en modifiant les conditions dans lesquelles l'être humain pense et agit.

Pour l'auteur, il s'agit d'un processus en deux étapes. « quand l'Éthologie sera ainsi préparée, l'éducation pratique se réduira à une simple transformation de ces principes en un système parallèle

115 Stuart Mill (J.), op.cit. p.863-864

116 Stuart Mill (J.), op.cit. p.864

117 Stuart Mill (J.), op.cit. p.869

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de préceptes, et à l'appropriation de ces préceptes à la totalité des circonstances individuelles existant dans chaque cas particulier. »118Ainsi, l'éducation est considérée par Mill comme un « art correspondant » à une science, ici l'éthologie. L'art qu'est l'éducation des caractères se fixe un but donné et la science qu'est l'éthologie lui apporte les tendances (principes) qui lui font connaître les actions à mener pour augmenter ses chances de l'atteindre.

Ce lien est parfaitement expliqué par Mill lui-même au chapitre XII du Système de logique :

« L'art se propose une fin à atteindre, définit cette fin et la soumet à la science. La science [...] après en avoir recherché les causes et les conditions, la renvoie à l'art avec un théorème sur la combinaison de circonstances qui pourrait le produire. [...] La science prête ensuite à l'Art la proposition (obtenue par une série d'inductions ou de déductions) que l'accomplissement de certains actes fera atteindre la fin. De ces prémisses l'Art [...] convertit le théorème en une règle ou précepte. »119

Ce lien établi par John Stuart Mill entre l'éthologie et l'éducation fait évidemment écho à la façon dont le même auteur insiste sur l'importance de l'éducation dans De l'assujettissement. En effet, cette science qui s'apparente à certains égards à la sociologie moderne peut parfaitement s'appliquer à la question de la condition féminine. L'éthologie pourrait-elle nous éclairer quant aux causes de l'infériorité des femmes dans la société anglaise du XIXe siècle ? Peut-elle apporter des principes pour atteindre le but affiché de Mill : l'égalité de droit entre les hommes et les femmes ?

Nous allons voir de quelle manière l'auteur applique sa science nouvellement créée au cas des femmes, et ce dès la publication de l'essai.

Chapitre 2 : La science de l'éthologie appliquée au cas des femmes

Pour John Stuart Mill, l'éthologie fait partie des sciences morales. Rétroactivement, nous pouvons considérer cette discipline comme une branche des sciences sociales, bien qu'elle n'ait en réalité jamais fait l'objet de plus amples développements. En tant que telle, cette science a en réalité vocation à s'appliquer à de nombreux sujets. Mill définit d'ailleurs son objectif pratique dans l'éducation en son sens large. Il s'agit d'étudier le caractère humain avec, éventuellement, d'exercer

118 Stuart Mill (J.), op.cit. p.874

119 Stuart Mill (J.), op.cit. p.944-945

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une influence sur lui dans un but précis. John Stuart Mill va appliquer sa science à un but : l'égalité entre les hommes et les femmes. Dès lors, il faut étudier ce phénomène précis afin d'apporter une réponse appropriée et de maximiser ses chances d'atteindre le but en question. Nous verrons que la question de la femme est présente dans l'essai même de l'auteur (Section 1) mais aussi, bien sûr, dans son oeuvre féministe, De l'assujettissement (Section 2).

Section 1 : L'exemple féminin dans le Système de logique

Comme nous l'avons vu précédemment, Mill considère que les lois empiriques, généralisations basées sur l'observation, ne sont des vérités que dans un contexte donné et dépendent donc d'un ensemble de conditions réalisées à ce moment. Appliqué à la question féminine, cela signifie qu'admettre, par exemple, l'infériorité intellectuelle des femmes ne signifie pas que l'on considère celle-ci comme naturelle ou que l'on y est favorable.

Il semblerait ainsi que Mill ne nie pas l'infériorité ou, tout au moins, la différence des femmes dans la réalité de son époque mais considère que cela n'est qu'une loi empirique qui dépend de nombreuses données, extérieures comme intérieures mais qui sont susceptibles d'être modifiées. Il est donc probable, s'il on suit les développements relatifs à l'éthologie, que la modification de certains « paramètres » serait bénéfique à celles-ci.

Cette thèse est précisément soutenue au sein du Chapitre V relatif à l'éthologie. John Stuart Mill y déclare que l' « On remarque ou on suppose entre l'homme et la femme une foule de différences mentales et morales; mais dans un avenir qui, on peut l'espérer, n'est plus très éloigné, une liberté égale et une position sociale également indépendante deviendront l'apanage commun des deux sexes, et leurs différences de caractère seront, ou entièrement détruites, ou considérablement modifiées. »

Il faut, dans un premier temps, étudier ce phénomène afin d'en déterminer les lois causales (lois de la formation du caractère). Il faut alors mêler déduction, afin de déterminer les lois, et induction, afin de vérifier si, dans la réalité telles causes amènent effectivement, le plus souvent, à telles conséquences. Dès lors que « la coïncidence des deux genres de preuves »120 confirme la thèse énoncée, « nous ne devons éprouver aucun embarras à juger [...] par quelles circonstances elles

120 Stuart Mill (J.), op.cit. p.868

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peuvent être modifiées ou détruites. »121

Cette étude approfondie du phénomène permet ensuite au logicien de passer à la phase « pratique » et de déterminer des principes pour aboutir à un but donné. Ainsi, une modification de l'environnement entraîne une modification des caractères. Cette modification est l'éducation évoquée par Mill et qui consiste, en réalité, en une palette variée d'actions.

Ainsi, nous voyons qu'il est aisé d'appliquer la science millienne à la question de la femme. De plus, il est important de préciser que l'auteur ne cite que deux exemples pour éprouver sa thèse. Il n'est peut-être pas anodin que, dès les années 1840, celui-ci ait choisi d'évoquer la question féminine, sans rien cacher de son opinion puisqu'il signifie expressément que ce changement, « on peut l'espérer ». Quelques années plus tard, dans un essai féministe cette fois, Mill laissera également la place à l'éthologie.

Section 2 : L'éthologie dans De l'assujettissement

Dès le Chapitre I de l'essai, Mill fait appel à une de ses opinions les plus ancrées : « l'extraordinaire perméabilité de la nature humaine aux influences extérieures »122. Dans ce passage, Mill réfute l'idée que les différences, en particulier celles entre les hommes et les femmes, seraient automatiquement naturelles. Selon lui, la question de la nature (naturelle ou circonstancielle) des différences homme-femme ne pourrait être réglée qu'après étude des « lois qui régissent l'influence des circonstances sur la personnalité »123. Il faudrait ainsi connaître les « lois de la formation du caractère »124Or, c'est précisément la définition que donne Mill de l'éthologie dans son Système de logique. Il est donc indubitablement question, ici, du recours à cette science. Au Chapitre III, les mêmes termes de « lois psychologique de la formation de la personnalité »125 sont employés. De plus, l'auteur qualifie les idées reçues sur les femmes de « simples généralisations empiriques »126, autrement dit de lois empiriques telles que définies dans le Système de logique.

Mill étudie également, tout au long de l'oeuvre, le phénomène qu'est l'infériorité des femmes dans la société. Il se penche sur les raisons qui pourraient l'expliquer, les causes qui pourraient être à

121 Ibid

122 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.57

123 Stuart Mill (J.), op.cit. p.58

124 Ibid

125 Stuart Mill (J.), op.cit. p.120

126 Ibid

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l'origine de cet état de fait. Or, cette démarche relève de l'éthologie. Plusieurs fois, l'auteur prend en considération et met en cause l'influence négative de la société en général et plus particulièrement de l'éducation que les jeunes femme reçoivent. Ainsi, par exemple, « toute la force de l'éducation » est orientée afin que les femmes adoptent « le caractère idéal »127. Mais c'est également la société dans son ensemble que remet en question John Stuart Mill. Le fonctionnement de la justice, le manque de protection légale, l'opinion publique, l'éducation biaisée des femmes, leur absence d'éducation véritablement intellectuelle, leur dépendance envers leur époux, et cætera en font des êtres inférieurs. Ces éléments extérieurs influent de telle sorte sur le caractère de la femme que celle-ci peut même devenir un ressort de son infériorité.

John Stuart Mill, qui affiche comme but l'égalité entre les hommes et les femmes, souhaite donc mettre en oeuvre un ensemble de préceptes afin de poursuivre ce but, conformément à la science de l'éthologie. C'est ce qui explique, notamment, l'importance considérable accordée, dans De l'assujettissement, à l'éducation que doivent recevoir les femmes pour dépasser leur condition actuelle.

Conclusion du titre premier

L'application de l'éthologie millienne à la question féminine a le mérite de nous initier à la pensée purement logique et scientifique de l'auteur. Elle permet également de mettre en lumière la modernité de ses thèses puisque tant l'approche sociologique que la défense de l'égalité homme-femme étaient alors peu répandues. L'on peut déplorer l'absence d'essai dédié à l'éthologie, Mill n'étant pas parvenu à créer et développer sa science nouvelle. Vincent Guillin note à ce propos de manière très juste que l'on peut se demander « si l'échec d'une science déterministe du caractère n'aurait pas eu comme corollaire une prise de conscience de la valeur de l'individualité humaine chez Mill »128 En effet, nous allons le voir, John Stuart Mill a, dans son parcours intellectuel, attaché une grande importance à la liberté individuelle, y consacrant même un essai.

127 Stuart Mill (J.), op.cit. p.47

128 Guillin, Vincent, « L'éthologie de John Stuart Mill : le libéralisme et les sciences morales », dans Bulletin de la Société française pour l'Histoire des Sciences de l'Homme, n°26, printemps 2004 p.49

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Titre deuxième : L'émancipation des femmes ou la doctrine de la liberté

« La liberté est le premier et le plus impérieux besoin de la nature humaine »129.

Ce passage, extrait de De l'assujettissement, nous éclaire sur l'ampleur du thème que nous abordons désormais. Nous avons longuement souligné l'importance du principe d'égalité dans la défense des droits des femmes opérée par John Stuart Mill. Mais il est un autre principe, tout aussi essentiel, si ce n'est davantage dans la pensée féministe de Mill : la liberté. Il ne s'agit pas, chez l'auteur, d'un simple argument supplémentaire avancé au profit des femmes mais, au contraire, du résultat logique d'une doctrine théorisée par l'auteur dans le célèbre ouvrage De la liberté130. Les réflexions sur ce thème sont certes répandues à cette époque. Le fait d'y inclure le sexe féminin l'est beaucoup moins. Pourtant, les références à la liberté sont nombreuses dans De l'assujettissement, et celles à la condition féminine présentes dans De la liberté.

L'oeuvre consacrée par John Stuart Mill à la liberté suffit à faire montre de l'intérêt porté par l'auteur à cette vaste question. L'ouvrage en lui-même aborde d'ailleurs divers facettes par lesquelles ce concept est souvent approché. On y trouve ainsi des thèmes aussi variés que la liberté de pensée, de discussion, le risque de tyrannie de la majorité, la liberté économique, contractuelle, et cætera. L'auteur consacre notamment un chapitre final aux « applications » de sa doctrine, chapitre qui donne lieu à une sorte d'énumération de différents cas pratiques pouvant poser problème quant à la frontière entre la liberté individuelle, d'une part, et l'intervention de la société ou de l'État, d'autre part.

Cette doctrine recèle de précieux enseignements plus en moins en lien avec l'objet de notre étude. C'est pourquoi nous nous attacherons à en développer les éléments les plus pertinents pour notre propos (Chapitre 1) avant d'examiner la façon dont John Stuart Mill étend sa pensée libérale à la question de la condition féminine (Chapitre 2).

Chapitre 1 : John Stuart Mill et la doctrine de la liberté

Le terme « libéralisme », revendication de liberté131, apparaît au XIXe siècle, bien que les premières théories libérales lui soient antérieures. Cela même témoigne de l'importance de cette doctrine à

129 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164

130 Stuart Mill (J.), « De la liberté », Folio, 1990

131 Larousse en ligne

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cette époque. Pour John Stuart Mill, il est évident que la prééminence de la liberté est une caractéristique spécifique du monde moderne.

Dès le chapitre premier de De l'assujettissement, Mill avance que l'Europe moderne serait fondée sur une théorie nouvelle consistant à accorder une grande liberté de décision et d'action à l'individu « là où [il] est directement concerné »132. Le penseur oppose ici la liberté individuelle moderne aux anciens temps sous lesquels la naissance liait le destin de chaque être humain et où l'État et les lois civiles tendaient à décider en lieu et place de l'individu. Il utilise ensuite les termes de liberté et de concurrence sur la question économique, à laquelle nous reviendrons ultérieurement.

Cette liberté, John Stuart Mill ne se contente pas de la décrire mais la théorise. Cela ressort particulièrement du chapitre III de De la liberté intitulé « De l'individualité comme l'un des éléments du bien-être ». Ainsi, nous verrons comment l'auteur pose le principe de la liberté individuelle (Section 1) comme condition au bonheur (Section 2).

Section 1 : La liberté individuelle

Pour John Stuart Mill, la liberté individuelle se traduit par la non-interférence de chacun dans la liberté d'autrui. Cela signifie que, pour tout ce qui le concerne directement et n'a pas de conséquences néfastes pour autrui, l'individu est libre de décider pour lui-même. Ce principe est posé dès les premières lignes du chapitre III dans lequel Mill énonce comme une nécessité le fait « que les hommes soient libres d'agir selon leurs opinions - c'est-à-dire libres de les appliquer à leur vie sans que leurs semblables les en empêchent physiquement ou moralement »133. Une des questions principales de cet ouvrage, visible dans cette phrase, est celle de la frontière entre, d'une part, la liberté individuelle, et de l'autre, le contrôle social ou étatique.

Il est essentiel de retenir que, dans la théorie de Mill, la liberté constitue le principe et dispose d'une sphère exclusive d'action. Il est toujours question de la liberté de l'individu et celui-ci a une réelle importance dans la pensée de l'auteur. Il ne traite pas, dans ce chapitre, de libertés collectives mais de la liberté individuelle, celle dont dispose un individu en particulier dans la conduite de sa vie. Ce principe peut sembler évident au XXIe siècle mais cela est précisément dû à la doctrine développée sur ce sujet aux XVIII et XIXe siècles notamment.

132 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.50

133 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit. p.145

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Pour John Stuart Mill, il faut donc laisser se développer l'être humain dans sa diversité et en tant qu'individu « selon la tendance des forces intérieures qui en font un être vivant »134. L'auteur dénonce avec vigueur la société actuelle qu'il juge conformiste. Les individus ne seraient plus qu'une « masse »135 qui agirait uniformément et selon la coutume. Les hommes ne seraient pas libres puisque leur seule volonté étant d'agir de façon ordinaire et commune, ils n'exercent aucune liberté de choix. Ainsi, comme il le fera plus tard dans De l'assujettissement, John Stuart Mill se pose déjà en critique de la coutume et des hommes qui la suivent aveuglément.

Pour l'auteur, il faut accepter « que différentes personnes puissent mener différents genres de vie »136. La société ne doit pas tenter de façonner les êtres selon un seul modèle mais leur laisser la liberté de se développer selon leur caractère propre. Ainsi, « tout ce qui opprime l'individualité est un despotisme »137 pour Mill. On retrouve ici le même vocabulaire que celui employé quelques années plus tard dans De l'assujettissement et visant à interpeller le lecteur sur l'élément critiqué. Dans le même registre, Mill dénonce ce qu'il nomme « tyrannie de l'opinion »138.

En effet, une des critiques adressées par Mill à la société moderne est « la censure hostile et redoutée »139 que l'opinion publique impose aux hommes et qui, précisément, les freine dans leur développement en tant qu'individus. Cette censure s'exerce, selon lui, jusque dans « les relations morales et sociales de la vie privée »140 ce qui est contraire à la doctrine de la liberté développée par John Stuart Mill.

Dans De l'assujettissement, John Stuart Mill développe un autre argument en faveur de la liberté individuelle. Selon lui, « l'amour du pouvoir et l'amour de la liberté sont en conflit perpétuel »141. Dès lors, il est primordiale que « le respect de la liberté individuelle de chacun [soit] un principe reconnu » afin que ce désir de pouvoir cesse ou, au moins, diminue.

Mill développe bien d'autres éléments au sein de son ouvrage, notamment celui de la liberté de pensée et de discussion (et donc implicitement d'expression), mais ceux-ci ne se rapportent pas directement à la question qui nous intéresse. Il convient avant tout de retenir ici les deux notions

134 Stuart Mill (J.), op.cit. p.151

135 Stuart Mill (J.), op.cit. p.154

136 Stuart Mill (J.), op.cit. p.158

137 Ibid

138 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164

139 Stuart Mill (J.), op.cit. p.154

140 Stuart Mill (J.), op.cit. p.162

141 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.167

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essentielles que Mill met en avant, la liberté et l'individualité, et qu'il oppose à la coutume, la conformité et l'oppression morale et uniformisante de l'opinion publique.

Si le philosophe croit tant en la nécessité d'assurer la liberté individuelle, c'est avant tout car celle-ci est, selon lui, une condition au bien-être ou au bonheur de l'être humain.

Section 2 : Condition du bien-être ou du bonheur de l'être humain

Comme nous l'avons souligné précédemment, le titre du chapitre III de De la liberté évoque d'emblée le lien entre la liberté et le « bien-être ». Ce lien entre les deux notions est mis en exergue par John Stuart Mill et l'on trouve d'ailleurs plusieurs fois ces deux termes, au sein d'une même phrase, tant dans De la liberté que dans De l'assujettissement.

Dans la mesure où liberté et individualité sont deux notions connexes chez John Stuart Mill, il les considère toutes deux comme conditions au bonheur. En effet, il est évident que, sans liberté vis-à-vis des règles sociales et de l'opinion publique, l'individu ne peut développer un caractère propre et original. Ainsi, selon Mill, « si ce n'est pas le caractère propre de la personne, mais les traditions et les moeurs des autres qui dictent les règles de conduite, c'est qu'il manque l'un des principaux ingrédients du bonheur humain »142. De même, dans les dernières pages De l'assujettissement, Mill vient dire que « la libre direction et la libre disposition de ses facultés sont une source de bonheur pour l'individu »143.

Rappelons que, pour John Stuart Mill, la liberté individuelle implique également l'absence d'interférence dans la liberté d'autrui. Il développe à cet égard une argumentation particulière dans De l'assujettissement. Il considère que « pour apprécier à sa juste valeur le rôle de l'indépendance personnelle dans le bonheur, il faut considérer l'importance que nous lui accordons pour notre propre bonheur »144. C'est en effet un lieu commun pour l'homme de se penser détenteur d'une vérité générale et donc légitime de l'imposer à autrui, au mépris de sa liberté individuelle. Cependant, il n'admet pas, dans le même temps, qu'on restreigne sa liberté selon le même argument. Ainsi, dès qu'il prend conscience de l'importance qu'il attache à sa liberté et de l'influence qu'elle a sur son bonheur ; il est alors en mesure de comprendre l'importance qu'elle a, de la même façon, pour autrui.

142 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit. p.147

143 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.167

144 Stuart Mill (J.), op.cit. p.165

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A l'époque où Mill publie son essai sur la liberté, d'autres auteurs ont d'ores et déjà étudié la question. Nombre d'entre eux parviennent à la même conclusion sur la nécessité de ne pas intervenir dans la sphère de liberté d'autrui. Toutefois, John Stuart Mill est un des rares à appliquer ce principe aux femmes. Nous l'avons vu, il est favorable à ce que celles-ci obtiennent les mêmes droits que les hommes. Il s'ensuit logiquement qu'elles ont droit au même respect de leur liberté individuelle.

Chapitre 2 : La doctrine de la liberté appliquée au cas des femmes

« Les restrictions à cette liberté sont un source de malheur pour les êtres humains, sans oublier les femmes ».145John Stuart Mill insiste ici sur la condition des femmes, bien que celles-ci soient déjà comprises dans le qualificatif précédent d'êtres humains. La liberté, tout comme l'égalité, est présente en filigrane tout au long de l'oeuvre millienne consacrée à la défense des femmes. C'est pourquoi il est aisé de faire le lien entre De la liberté et De l'assujettissement. Sur plusieurs points, Mill semble appliquer sa doctrine libérale au cas de la condition féminine, et ce de manière presque automatique. Dès lors que la femme est l'égale de l'homme, il revient de lui accorder les mêmes droits, la même liberté. Cet élément est d'ailleurs présent dans De la liberté, où Mill énonce qu'il faudrait « accorder aux femmes les mêmes droits et la même protection légale qu'à tout autre personne »146.

Au-delà de cette vision générale, la doctrine millienne de la liberté se retrouve dans les idées qu'il développe sur la condition féminine, tant dans la sphère privée (Section 1) que dans la sphère publique (Section 2), et ce, dans les deux ouvrages.

Section 1 : La liberté dans le mariage

La notion de liberté est véritablement présente dans les développements de Mill sur le mariage. Elle l'est tout d'abord de façon négative, lorsqu'il décrit la situation de la femme mariée du XIXe siècle et emploie autant d'antonymes de la liberté : esclavage, soumission, dépendance ou encore assujettissement, terme présent dans le titre même de l'oeuvre. Elle l'est encore lorsque, dans le chapitre II relatif au mariage, Mill évoque le pouvoir dont dispose parfois la femme. Selon lui, peu importe le pouvoir qu'elle exerce, ou non, sur son époux, celui-ci « ne saurait compenser la perte de la liberté »147. Tout d'abord, ce pouvoir n'est que factuel et temporaire ; il n'est pas une

145 Stuart Mill (J.), op.cit. p.167

146 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit. p.224 l

147 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.80

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garantie durable pour l'épouse. De plus, le pouvoir ou l'influence que celle-ci peut avoir sur son mari ne modifie en rien sa situation légale. Elle demeure inférieure et assujettie à ce dernier et tout le pouvoir qu'elle pourrait avoir sur lui ne lui donnerait pas accès à certaines libertés défendues par Mill.

John Stuart Mill défend la liberté de la femme dans De l'assujettissement mais aussi dans De la liberté. Il y mentionne ainsi le « pouvoir à peu près despotique des maris sur les femmes »148. Il évoque également, au sein d'un développement sur la liberté contractuelle, la question de la dissolution du mariage. Il se montre toutefois plus prudent que dans d'autres écrits puisqu'il ne fait que citer, ici, l'idée d'un auteur pour lequel il a beaucoup d'admiration : Wilhem von Humbolt. Ce dernier défend qu'un engagement ne devrait lier un individu que pour un temps limité. Ainsi, « le mariage [...] devrait pouvoir être dissout par la simple volonté déclarée d'un des partenaires »149. Si John Stuart Mill ne se montre pas explicitement favorable à la possible dissolution du mariage dans ce passage, il est toutefois fort probable qu'il le soit. Mais, nous l'avons vu, la véritable originalité de son opinion sur cette question tient à ce qu'il s'agirait, pour lui, d'une mesure en faveur des femmes et visant à empêcher la situation de soumission et de quasi-esclavagisme que représentent, pour elles, certains mariages.

De façon plus anecdotique, on peut citer le passage dans lequel Mill évoque le mormonisme et en particulier leur pratique de la polygamie. Il considère que cette « institution » enfreint le principe de liberté en « rivant simplement les chaînes d'une moitié de la communauté [les femmes], et dispensant l'autre moitié [les hommes] de toute réciprocité d'obligation envers la première »150. On retrouve ici, de façon implicite, l'argument développé par Mill concernant la condition de l'épouse dans le mariage. L'infériorité et la soumission de la femme à son mari constituait, selon lui, une entrave à l'établissement d'une relation honnête, réciproque et de confiance entre les deux époux.

Au-delà de la sphère privée, c'est-à-dire du mariage, le concept de liberté constitue un fondement essentiel des idées de Mill sur les droits des femmes dans la sphère publique.

148 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit. p.224

149 Stuart Mill (J.), op.cit. p.222

150 Stuart Mill (J.), op.cit. p.204

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Section 2 : La liberté dans la sphère publique

La question de la liberté des femmes au sein de la sphère publique est essentielle puisqu'elles sont, davantage encore que les hommes151, victimes de l'oppression sociale, de l'opinion publique. Cette question peut être abordée sous plusieurs angles. Afin, tout d'abord, de s'affirmer en tant qu'individus, les femmes doivent disposer de la liberté d'expression. Cet élément est plusieurs fois abordé par Mill, notamment dans De l'assujettissement. Les femmes doivent s'exprimer pour faire entendre leurs revendications et obtenir une crédibilité dans l'espace public.

Mais le principal angle d'approche développé par John Stuart Mill est celui de la liberté dans le domaine économique, autrement dit du point de vue de l'accès des femmes aux métiers. Cette liberté d'accès est d'abord justifiée par le fait qu'aimer son métier serait « une chose [...] vitale pour le bonheur des êtres humains »152. En tant que tel, les femmes ont donc tout autant droit à cette liberté que les hommes. De plus, pour John Stuart Mill, les femmes ont su montrer, dans certains domaines, des capacités égales à celles des hommes. Ainsi, si on leur permet « la même liberté d'épanouissement qu'aux hommes »153, alors on ne trouve plus chez elles aucune trace d'infériorité.

Mill fait également appel, pour répondre à cette question, à la notion de libre compétition. Ainsi, on trouve dans ses développements des termes tels que « compétition équitable »154, compétition « ouverte »155. Cette doctrine constitue, à elle seule, une parade contre les adversaires de Mill pour qui les femmes auraient des capacités intellectuelles inférieures. Dès lors, leur accès aux professions honorables notamment serait injustifié. Pour le penseur, au contraire, la libre compétition assure l'accès des plus capables aux fonctions prestigieuses. Dès lors, le système de la libre compétition, s'il « exclut les hommes inaptes, il exclura également les femmes inaptes »156. Cette exclusion sera alors juste et non arbitraire puisqu'elle sera fonction de la présence, ou non, des qualités effectives de la femme pour un emploi et non d'une interdiction légale due à son sexe.

Conclusion du titre deuxième

Les développements qui ont précédé nous permettent de constater comment John Stuart Mill

151 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.166

152 Stuart Mill (J.), op.cit. p.170

153 Stuart Mill (J.), op.cit. p.106

154 Stuart Mill (J.), op.cit. p.98

155 Stuart Mill (J.), op.cit. p.99

156 Stuart Mill (J.), op.cit. p.101

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parvient à tirer toutes les conséquences logiques de la théorie qu'il établit. En tant qu'homme et auteur reconnu, engagé pour les droits des femmes et pour leur liberté ; il fait figure d'exception à son époque. De la liberté paraît en 1859. Il est l'un de ces ouvrages les plus célèbres et établit une doctrine de la liberté. Deux ans plus tard, Mill rédige De l'assujettissement (qui ne paraîtra qu'en 1869) et applique cette théorie à la condition féminine.

John Stuart Mill, en tant que défenseur des femmes, est parvenu à justifier leur nécessaire liberté. Celle-ci, au même titre que l'égalité entre les hommes et les femmes ou que l'émancipation de ces dernières, est-elle justifiée par autre chose que ce que nous venons d'étudier ? Nous allons voir qu'une autre doctrine essentielle de l'auteur, reprise comme argument dans De l'assujettissement, est celle de l'utilitarisme.

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Titre troisième : Une émancipation bénéfique ou la doctrine utilitariste

Nous venons de le voir, la liberté individuelle est, selon John Stuart Mill, un élément essentiel du bonheur. La femme, en tant qu'être humain, doit disposer de sa liberté pour avoir une chance d'être heureuse. La notion de bonheur est en effet centrale dans la pensée de l'auteur, plus précisément dans sa philosophie morale. Mill est influencé dès l'enfance par le cercle d'intellectuels qui l'entoure et se charge de son éducation. Il est notamment converti à la doctrine utilitariste, laquelle est l'oeuvre d'un ami de son père, Jeremy Bentham. Malgré une crise intellectuelle et morale en 1826, qui l'amène à prendre du recul vis-à-vis de ses premières influences ; il publiera en 1861 un essai, L'utilitarisme, dans lequel il livre sa version de la doctrine utilitariste et tente de répondre aux diverses critiques dont elle fût la cible.

John Stuart Mill est un fervent défenseur de la liberté individuelle. Mais celle-ci ne doit pas être utilisée vainement. Bien qu'il se soit intéressé à d'autres thèses, Mill continue d'être un utilitariste convaincu. L'utilitarisme millien est inspiré des thèses benthamiennes mais diverge cependant sur certaines questions, tente de pallier certains « défauts ». Il est donc nécessaire de débuter par une description générale de la doctrine développée par Mill dans son essai (Chapitre 1). L'utilitarisme est publié en 1861, seulement huit ans avant De l'assujettissement ; les deux essais sont en réalité rédigés à la même période. On trouve d'ailleurs, dans ce dernier, un chapitre entier consacré à cette thèse. En effet, le chapitre IV consiste en un exposé à la fois des inconvénients qui ressortent de la position d'infériorité dans laquelle les femmes sont placées et des avantages que produiraient l'émancipation des femmes et leur égalité de droit vis-à-vis des hommes, à la fois pour elles et pour la société (Chapitre 2).

Chapitre 1 : L'utilitarisme millien

L'utilitarisme est défini comme une « doctrine politique et morale fondée sur l'utilité »157 ou, comme employé plus tard par Bentham lui-même, sur le plus grand bonheur. Elle se décrit souvent comme visant au plus grand bonheur du plus grand nombre. Mais, selon les termes de Mill, « il faut aller beaucoup plus loin »158 pour tenter de donner une vision claire de cette philosophie.

157 Larousse en ligne

158 Stuart Mill (J.), « L'utilitarisme », Presses Universitaires de France, 1998 p.31

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John Stuart Mill consacre le chapitre II de son essai à cette question : qu'est ce que l'utilitarisme ? Il y définit ses caractéristiques, revient sur certaines critiques mais surtout, il y établit sa propre vision de l'utilitarisme. Il y défend une philosophie tournée vers une certaine idée du bonheur (Section 1) qui se veut altruiste et tournée vers le progrès (Section 2).

Section 1 : Une philosophie morale tournée vers le bonheur

« L'école qui accepte comme fondement de la morale le principe d'utilité ou du plus grand bonheur pose que les actions sont moralement bonnes dans la mesure où elles tendent à promouvoir le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur. »159

Mill considère le bonheur comme constitué de deux éléments, un positif, le plaisir, un négatif, l'absence de douleur. Cette définition de l'utilitarisme en fait ressortir une première caractéristique : le conséquentialisme. En effet, se fixer le bonheur comme objectif d'une action implique un calcul sur les conséquences qu'elle engendre. Ici, nous voyons à quelle point l'utilitarisme diffère du moralisme kantien qui fait l'objet de vives critiques de la part de John Stuart Mill et ce, tout au long de l'oeuvre. Le philosophe considère que les conséquences d'un acte doivent être prises en compte et calculées par l'homme sur la base de son expérience mais aussi de l'expérience humaine en général.

La philosophie morale utilitariste se donne le bonheur pour objectif. Toutefois, selon Mill, cela ne signifie pas que, pour chaque action menée, l'homme se fixe explicitement le bonheur comme but. Il agit afin d'obtenir une chose désirable, en fonction du calcul des conséquences qu'il a déjà effectué. Or, toutes les choses, selon Mill, sont désirables car elles mènent à « une existence aussi dépourvue de souffrance que possible et aussi riche que possible de satisfactions »160. Le bonheur n'est donc pas directement visé mais constitue la « fin ultime »161 à laquelle tendent les actions humaines. Cette fin est, pour John Stuart Mill, le critère, le principe premier qui permet de dire si une action est moralement bonne ou non.

Cela mène également à un autre élément essentiel de l'utilitarisme et qui, ici encore, le différencie du moralisme kantien. Tandis que ce dernier recherche la volonté bonne, l'intention

159 Ibid

160 Stuart Mill (J.), op.cit. p.40

161 Ibid

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purement morale ; John Stuart Mill base sa philosophie morale sur l'acte. Cette spécificité a pour conséquence heureuse de limiter le jugement moral à l'acte et d'exclure la supposée bonne intention ou le supposé caractère bon ou non du champ du jugement moral. Cela permet donc de sauvegarder la liberté individuelle mais aussi d'éviter le recours abusif ou vicié à la philosophie morale.

Enfin, il convient de noter qu'un des ajouts de Mill, par rapport à Bentham, est la distinction des plaisirs selon un critère qualitatif. Pour lui, tous les plaisirs ne se valent pas, certains étant supérieurs aux autres tels que les plaisirs de l'esprit. En effet, c'est un but très valorisé par Mill que celui de cultiver son esprit, ses facultés dans une idée de progrès constant.

Section 2 : Une philosophie altruiste tournée vers l'idéal du progrès

Nous avons vu que l'utilitarisme est tourné vers la poursuite du bonheur. Mais il convient de le qualifier correctement pour éviter certains écueils faits à la morale de Bentham. Le but fixé est ici le plus grand bonheur du plus grand nombre. Comme le dit lui-même Mill, « ce critère n'est pas le plus grand bonheur de l'agent lui-même mais la plus grande somme de bonheur pour le tout »162. Ainsi, le principe de l'action n'est pas, comme certains ont pu le dénoncer à tort, la recherche individuelle et égoïste d'un maximum de plaisir mais la recherche d'un maximum de bonheur pour chaque être humain sans distinction. Une des règles fixées par l'utilitarisme est précisément d'être « aussi impartial qu'un spectateur bienveillant et désintéressé le serait » quand il s'agit de trancher « entre son propre bonheur et celui des autres »163.

Le but de l'utilitarisme est d'amener l'individu de la recherche du bonheur individuel à la recherche du bonheur général. Pour ce faire, Mill préconise de recourir à une méthode qu'il pense efficace : la théorie de l'association des idées. Ainsi, il recommande que « l'éducation et l'opinion qui ont un tel pouvoir sur le caractère humain utilisent ce pouvoir de façon à établir dans l'esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre bonheur et le bien du tout »164. Ici, l'on retrouve d'une certaine manière les idées milliennes liées à l'éthologie. L'éducation, au sens large, a ici pour rôle de modifier les conditions qui entourent l'être humain afin qu'un changement s'opère dans son caractère et dans ses actions.

La philosophie morale développée par John Stuart Mill a pu être qualifiée d'altruiste, en

162 Stuart Mill (J.), op.cit. p.39

163 Stuart Mill (J.), op.cit. p.50

164 Stuart Mill (J.), op.cit. p.51

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opposition, par exemple, au stoïcisme. Ce qualificatif, nous venons de l'expliquer, est dû au but qu'elle se fixe : le plus grand bonheur du plus grand nombre ou, autrement dit, « le bien du tout ». Il s'agit de la véritable définition du bonheur humain et de la condition du progrès humain et social pour Mill. C'est pourquoi il souhaite faire naître chez l'homme des sentiments et des motifs « en faveur de l'utilité générale »165. C'est en cela que consiste, pour l'auteur, le progrès social. Cet objectif est d'autant plus compréhensible lorsque l'on sait qu'un des domaines d'étude de John Stuart Mill est le milieu politique, milieu dans lequel l'impartialité et la prise en considération de l'intérêt général sont essentiels.

Un des moments importants de cet essai, hormis la description générale de l'utilitarisme, est le chapitre V (chapitre final) dédié à la relation entre la justice et l'utilité et qui se veut une réponse à de nombreuses critiques de l'utilitarisme sur cette question. Nous allons voir que la notion de justice, chez John Stuart Mill, est l'un des premiers arguments sur lesquels repose sa défense des femmes.

Chapitre 2 : L'utilitarisme appliqué à la question féminine

Il n'est pas difficile d'observer le lien entre la philosophie utilitariste de John Stuart Mill et sa défense de la condition féminine. En effet, son oeuvre principale dédiée à cette cause, De l'assujettissement, a pour chapitre final un développement dédié à l'utilité, aux avantages qui pourraient découler de l'émancipation des femmes (Section 2). Mais avant d'étudier cet argument, nous allons nous pencher sur la notion de justice (Section 1) qui est à la fois développée dans L'utilitarisme et utilisée dans l'argumentaire de De l'assujettissement.

Section 1 : De la nécessité de vivre dans une société juste envers tous

John Stuart Mill choisit d'approfondir cette question et de lui consacrer un chapitre entier de son essai sur L'utilitarisme en raison des nombreuses critiques adressées à cette doctrine et selon lesquelles elle s'opposerait à la notion de justice. Dans cet exposé, Mill va s'attarder sur la notion de justice et tenter de l'analyser. Il va alors énumérer ce qui est « universellement ou par une opinion largement répandue »166 considéré comme juste ou injuste.

165 Stuart Mill (J.), op.cit. - Préface p.18

166 Stuart Mill (J.), op.cit. p.103

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Il cite tout d'abord le fait « de priver quelqu'un de sa liberté personnelle, de sa propriété, ou de toute autre chose lui appartenant légalement »167. Ce cas d'injustice peut aisément être transposé au cas de la femme puisque, comme nous l'avons vu, elle ne dispose ni de sa liberté personnelle ni d'aucun droit de propriété. Cela est d'ailleurs décrit, tout au long de De l'assujettissement, comme une injustice par John Stuart Mill, bien que la loi ne lui reconnaisse ni liberté ni propriété.

Puis, il évoque le cas consistant « à ôter ou à refuser à une personne ce à quoi elle a un droit moral »168. Le terme de droit moral nous ramène notamment à la défense faite par Mill de la liberté de travailler des femmes. En effet, il considère que celles-ci ont, en tant qu'être humain, un droit moral de choisir leur occupation. Dès lors, le fait que l'accès à certaines professions ou fonctions leur soit légalement interdit constitue une grave injustice.

John Stuart Mill définit également comme « l'obligation de justice » « les règles morales qui protègent chaque individu en empêchant les autres de lui nuire soit directement soit en entravant sa liberté de poursuivre son propre bien »169. Or, Mill décrit la condition de la femme comme un esclavage légal dans lequel la femme n'a plus de liberté individuelle, plus même d'existence juridique. Comment, dès lors, pourrait-elle poursuivre son propre bien ? On l'en empêche de façon positive, à travers toutes les interdictions qui lui sont faites, mais aussi négative, à travers le manque de protection légale, juridique, notamment pénale, dont elle dispose. Dès lors, il peut être considéré que l'obligation de justice envers les femmes n'est pas respectée. Cette situation irait donc à l'encontre de la morale utilitariste et du progrès de la société. Cette thèse est également soutenue de façon explicite par l'auteur au sein de De l'assujettissement.

John Stuart Mill conclut son essai L'utilitarisme par le fait que « toutes les personnes sont estimées avoir un droit à l'égalité de traitement, sauf lorsqu'on reconnaît qu'il y a quelque avantage pour la société à pratiquer l'inverse »170. Les femmes devraient donc, de droit, être traitées de façon égale aux hommes. Pour Mill, « toute l'histoire du progrès social »171 est celle du passage d'une pratique considérée comme avantageuse puis remise en question et finalement vue comme injuste et tyrannique. Ici, les idées de progrès social et d'utilitarisme (à travers l'emploi du mot avantageux) sont reliées. Dans ce même extrait, l'écrivain cite à titre exemple l'aristocratie « du sexe »172 qui

167 Ibid

168 Stuart Mill (J.), op.cit. p.105

169 Stuart Mill (J.), op.cit. p.135

170 Stuart Mill (J.), op.cit. p.141

171 Ibid

172 Stuart Mill (J.), op.cit. p.141

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devra, selon lui, subir le même sort et être unanimement considérée comme injuste.

Section 2 : L'utilité de l'amélioration de la condition féminine

« quel bien devons-nous espérer des changements que nous nous proposons d'apporter à nos coutumes et à nos institutions ? L'humanité s'en trouverait-elle mieux si les femmes étaient libres ? »173. C'est la question que pose John Stuart Mill en ouverture du chapitre IV de De l'assujettissement. Il est certain, pour lui, que ce changement s'avérerait bénéfique aux femmes tout d'abord (§1) mais aussi à la société dans son ensemble (§2).

§1 : Une utilité incontestable à l'égard des femmes

Pour John Stuart Mill, il est important de préciser que le premier des avantages serait évidemment le bonheur des femmes qui passeraient « d'une vie de soumission à la volonté d'autrui à une vie de liberté raisonnable »174. Nous l'avons vu, la liberté est, selon lui, un élément essentiel et indispensable au bonheur de l'être humain.

L'utilité qu'aurait l'émancipation des femmes à leur égard est particulièrement frappante dans le domaine du mariage. Mill a déjà énoncé auparavant tous les maux qui résultaient, selon lui, de l'infériorité de l'épouse au sein du mariage. Or, selon lui, « on ne peut vraiment réprimer les abus de pouvoir tant que le pouvoir existe »175. Dès lors, il est nécessairement bénéfique de se défaire d'un tel système d'assujettissement qui est, toujours selon Mill, « une monstrueuse contradiction de tous les principes du monde moderne »176.

Concernant les questions relevant davantage de la sphère publique (suppression des incapacités, formation et éducation égales, égalité dans la sphère civique, et cætera), Mill considère que le premier des avantages est de se fonder sur la justice. Il s'agit ici d'un avantage moral qui fait échos à nos développements précédents sur la nécessité morale d'agir de façon juste dans la société. Ici, l'on retrouve également l'idéal de liberté individuelle présent chez Mill et qui contient, en son sein, l'idée d'une compétition juste, d'un accès aux professions ou aux fonctions dépendant du mérite, des capacités individuelles et non d'un système légal d'exclusion.

173 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.139

174 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164

175 Ibid

176 Stuart Mill (J.), op.cit. p.140

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Un avantage considérable pour les femmes résiderait, en soi, dans l'accès à une véritable éducation intellectuelle qui aurait « une vertu éducative très appréciable »177. Ayant accès à une éducation égale à celle que reçoivent les hommes, les femmes prendraient conscience de leurs droits en tant qu'individu et être humain. Leurs facultés et leurs sentiments moraux seraient étendus. De même que l'éducation, Mill pense que la liberté et l'indépendance permettent d'améliorer « le niveau moral, intellectuel et social des individus »178.

Enfin, pour Mill, une des conditions « pour le bonheur des êtres humains, c'est d'aimer leur métier »179. Dès lors, la liberté nouvelle dont disposeraient les femmes dans le choix de leur occupation leur faciliterait l'accès au bonheur. A l'inverse, Mill considère que l'interdiction pour la femme de lui inculquer une éducation intellectuelle et de lui donner accès à toutes les fonctions est une cause réelle de « lassitude », de « déception » et d' « insatisfaction profonde à l'égard de la vie »180.

Nous allons désormais voir que les avantages, nombreux pour les femmes, le sont davantage encore pour la société dans sa totalité.

§2 : Une utilité étendue à la société entière

« Toute restriction à la liberté d'un de leurs semblables [...] tarit d'autant la source principale où les hommes puisent le bonheur et appauvrit l'humanité de façon inestimable, en la privant de tout ce qui rend la vie précieuse aux yeux de chacun de ses membres »181.

John Stuart Mill clôt son essai sur la condition féminine de la sorte, preuve de l'importance qu'il accorde à l'utilitarisme et au progrès social. Pour lui, il est évident que les inégalités fondées sur le sexe sont « un des grands obstacles à tout progrès moral, social et même intellectuel »182. De façon symétrique donc, il énumère les nombreux avantages qui résulteraient de la fin de ce système inégalitaire.

Concernant le libre accès aux professions et aux fonctions, il constituerait un bénéfice

177 Stuart Mill (J.), op.cit. p.146

178 Stuart Mill (J.), op.cit. p.166

179 Stuart Mill (J.), op.cit. p.170

180 Stuart Mill (J.), op.cit. p.172

181 Ibid

182 Orazi (F.), op.cit. p.121

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certain pour la société car « la somme de facultés intellectuelles dont l'humanité pourrait disposer pour des services supérieurs »183 serait doublée. Il faudrait de surcroît prendre en compte « la nécessité dans laquelle se trouveraient les hommes de mériter leur supériorité sur les femmes avant de pouvoir l'obtenir »184 et qui amènerait un regain de compétition bénéfique à la société. Pour Mill, la fin des incapacités liées au sexe mènerait à « un accroissement des ressources, tant sur le plan de l'intelligence que sur celui de l'activité »185.

Un autre élément maintes fois avancé par John Stuart Mill est celui de l'influence exercée par les femmes sur le reste de la société. Quelle que soit la condition de la femme, Mill considère que cette capacité d'influence existe. Lorsque la femme est en situation d'infériorité, il considère que cette influence s'exerce au détriment de la société. Tout d'abord, la position de supériorité dont bénéficient les hommes les incite à l'égoïsme, au « culte de soi » et au « mépris des autres »186. La femme, inférieure, est totalement dépendante de son mari. La considération sociale qui lui est accordée dépend entièrement de lui ce qui peut amener la femme à tenter d'influencer son mari dans un but purement intéressé. Cela inciterait, selon Mill, à la « médiocrité de la respectabilité »187. De par son éducation, elle est incitée à ne prendre en compte que ses intérêts propres et ceux de sa famille. La femme, inférieure et souvent moins éduquée, a donc pour Mill une influence négative sur son mari. Selon lui, « toute association qui ne s'améliore pas se détériore »188. Sa liberté étant niée, la femme est tentée d'exercer un pouvoir, une influence corruptrice sur les personnes qui l'entourent, ceci étant son seul moyen d'atteindre ses objectifs.

Pour toutes ces raisons, Mill considère que « la régénération morale de l'humanité ne commencera vraiment que lorsque la plus fondamentale des relations sociales sera soumise à une règle de justice et d'égalité »189. Mais ce n'est pas uniquement dans le mariage que l'influence s'en trouvera modifiée. John Stuart Mill considère en effet que l'opinion des femmes aurait « une influence plus bénéfique »190 qu'auparavant. Nous l'avons vu, l'accès à l'éducation, à la sphère publique, aux hautes fonctions, .. les amèneraient à étendre leurs vues morales et à être sensibilisées à l'intérêt public et à la « vertu civique ». Du fait de l'entrée progressive des femmes dans la sphère publique, Mill considère que des valeurs bénéfiques à la société telles que « l'aversion pour la

183 Stuart Mill (J.), op.cit. p.145

184 Stuart Mill (J.), op.cit. p.147

185 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164

186 Stuart Mill (J.), op.cit. p.141

187 Stuart Mill (J.), op.cit. p.157

188 Stuart Mill (J.), op.cit. p.161

189 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164

190 Stuart Mill (J.), op.cit. p.147

guerre et le goût de la philanthropie »191 ont trouvé un nouvel écho. Pour John Stuart Mill, il est évident que l'émancipation sociale et politique des femmes aurait une utilité remarquable « dans la formation de l'opinion générale »192.

Conclusion du titre troisième

L'étude de la philosophie morale développée par John Stuart Mill nous permet de saisir toutes les références y étant faites dans son essai féministe. Ici encore, l'auteur démontre à quel point la théorie intellectuelle féministe qu'il a développé est liée de manière parfaitement logique aux autres thèses qui composent son oeuvre.

CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE

Après avoir décrit la théorie féministe millienne, nous l'avons remise en perspective vis-à-vis des thèses principales de son oeuvre ayant eu une influence visible sur l'essai De l'assujettissement. Il était aisé de trouver des connexions entre certaines de ses idées les plus chères et sa façon d'aborder la question de la condition féminine. Par conséquent, le féminisme millien ne peut être considéré comme une simple curiosité voire comme une anomalie au sein de son parcours intellectuel. N'en déplaise à ses détracteurs, l'auteur s'efforce à chaque page de fonder en raison son argumentation. Toutefois, ce serait manquer d'honnêteté que de dire que son féminisme fût uniquement le résultat de ses idées intellectuelles puisqu'il fut aussi le fruit de ses échanges intellectuels, un en particulier. Ainsi, après avoir étudié plus longuement les diverses théories milliennes, nous allons nous attarder sur ce qui, selon lui, doit suivre après l'élaboration d'une théorie : sa mise en oeuvre et son adaptation à la réalité.

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191 Stuart Mill (J.), op.cit. p.151

192 Stuart Mill (J.), op.cit. p.153

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TROISIEME PARTIE : L'activisme influencé de John Stuart Mill

Au-delà de la réflexion théorique aboutie de John Stuart Mill sur la question de la condition féminine, il importe de souligner son engagement actif pour son amélioration. Le penseur revendique avoir toujours été favorable à l'égalité entre les hommes et les femmes. Mais cela suffit-il à expliquer l'importance que prit cette cause dans sa vie et dans son oeuvre ? Différentes raisons l'amenèrent à cet engagement, en particulier sa relation intellectuelle avec celle qui deviendra ensuite son épouse : Harriet Taylor Mill (Titre premier).

La question du statut et des droits de la femme au sein de la société anglaise fut une de ses préoccupations principales, en particulier dans la seconde moitié de sa vie. Ainsi, il se mobilisa et tenta de mettre sa notoriété et ses possibilités d'action au profit de cette cause. Il oeuvra de diverses façons : très tôt, par ses écrits, dans la société (Titre deuxième) puis, plus tard, au sein de la sphère politique (Titre troisième).

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Titre premier : Un activisme induit par Harriet Taylor Mill

L'ampleur de l'influence d'Harriet Taylor sur l'idéologie de John Stuart Mill a longtemps été niée avant d'être questionnée. Parmi les lecteurs avertis du philosophe, on trouve une pluralité de points de vue parmi lesquels, à un extrême, celui niant l'influence et la participation intellectuelle d'Harriet aux réflexions de Mill, et à un autre, celui souhaitant voir Harriet reconnue coauteur de plusieurs oeuvres du penseur. Ce débat a eu lieu maintes fois et il est peu probable que l'on dispose un jour d'éléments suffisants pour parvenir de manière certaine à une unique thèse. Mais commençons par nous intéresser à l'avis du philosophe, exprimé dans son Autobiographie193.

A ceux qui pensent que Mill serait devenu favorable à l'égalité entre les hommes et les femmes au contact d'Harriet Taylor, il répond que « ce n'est pas du tout le cas »194. Il soutient, au contraire, que cette opinion est le fruit d'une réflexion rationnelle de sa part. Il émet encore l'hypothèse que ses idées sur la condition féminine seraient « la cause première de l'intérêt »195 qu'Harriet Taylor lui porta. Toutefois, il est difficile de penser qu'ils ne se sont pas mutuellement influencés. En effet, on retrouve dans leurs écrits des idées analogues mais aussi, chez John Stuart Mill, de nombreux hommages à la contribution intellectuelle de son épouse dans son oeuvre.

Mill adopte ainsi une position en un sens contradictoire. S'il reconnaît le rôle important de son épouse dans son oeuvre ; il conteste, en revanche, la thèse selon laquelle elle l'aurait influencé sur la question de l'égalité entre les hommes et les femmes. Bien qu'il ne soit pas possible de le quantifier, nous pouvons affirmer que les deux époux ont été influencés à la fois par la nature de leur relation (Chapitre 1) mais aussi par les thèses et convictions qu'ils partageaient et discutaient ensemble (Chapitre 2).

Chapitre 1 : Une influence induite par la nature de leur relation

Il convient évidemment de s'attarder sur la relation qu'ont entretenu John Stuart Mill et Harriet Taylor et qui, en raison de leur situation personnelle, familiale ou encore sociale, apparaît peu commune à cette époque. Leur relation fût tout d'abord rendue complexe par la situation personnelle d'Harriet Taylor (Section 1) mais acquis également son originalité du caractère

193 Stuart Mill (J.), Autobiography, op.cit.

194 Stuart Mill (J.), op.cit. p.147

195 Ibid

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intellectuel de leur relation (Section 2).

Section 1 : Une amitié entretenue à l'ombre du mariage d'Harriet Taylor

Lorsque John Stuart Mill et Harriet Taylor se rencontrent pour la première fois, en 1830, cette dernière est mariée et a deux enfants. Rappelons qu'au XIXe siècle, le règne de la reine Victoria marque l'apogée du puritanisme dans la société anglaise. Il n'est aucunement permis pour une femme, d'entretenir une relation amoureuse extra-conjugale ou d'obtenir le divorce. Les moeurs et la loi s'accordent pour en faire un interdit absolu. Harriet Taylor et John Stuart Mill s'engagent malgré tout dans une relation de plus en plus intime. De fait, Harriet vivait séparée de son époux et Mill et elle se voyaient régulièrement. L'auteur évoqua d'ailleurs dans son Autobiographie ce qu'il appelait « des relations de vive affection »196.

Ce qui nous intéresse ici n'est pas la réalité des rapports qu'ils entretenaient à cette période, c'est-à-dire avant le décès de John Taylor (époux d'Harriet), mais les conséquences que cette relation a pu avoir, sur leurs idées, mais aussi sur leur entourage, familial ou amical. De façon rétroactive, et étant donné, notamment, leur mariage en 1851, il semble évident que l'un et l'autre éprouvaient des sentiments amoureux. Ils n'ont pu, dès lors, rester insensibles à l'impossibilité pour eux d'entretenir une relation au grand jour. Cette spécificité de leur relation a eu un impact sur leur vie, et sur leurs opinions.

Les deux intéressés partagent la même opinion sur le divorce. Nous l'avons déjà évoqué, John Stuart Mill y est favorable et l'exprime dans divers écrits. De la même façon, dès 1832, dans Du mariage197, Harriet Taylor est amenée à se demander si « le meilleur remède ne serait pas le divorce auquel chacun aurait véritablement droit sans avoir à fournir aucune espèce de justification »198. Au-delà des opinions libérales qu'ils défendaient tous deux, il est difficile de croire que leur situation personnelle n'ait pas, au moins en partie, façonné cette conviction ou expliqué que Mill évoque publiquement la question dans ses écrits.

La situation d'Harriet Taylor en particulier ne pouvait que sensibiliser John Stuart Mill à la cause des femmes, ayant devant lui un exemple des restrictions qui leur étaient imposées. Ainsi, Harriet Taylor n'avait aucune véritable liberté de décision et d'action concernant son mariage et sa

196 Stuart Mill (J.), op.cit. p.136

197 Taylor Mill (H.), « Du mariage », 1832 in John Stuart Mill et Harriet Taylor : Écrits sur l'égalité des sexes p.81

198 Taylor Mill (H.), op.cit. in Écrits p.83

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relation avec Mill. Comme elle l'écrit dans son journal, [traduction] « je ne peux pas risquer le scandale pour mes enfants ou mettre en danger sa carrière »199.

En effet, une séparation officielle ou un divorce (si tant est qu'il fût accepté) aurait jeté l'opprobre sur eux et risqué de priver Harriet Taylor de la garde de ses enfants voire de son seul droit de visite. Comme nous l'avons vu précédemment, les femmes disposaient de très peu de droits et de protection juridique dans l'Angleterre du XIXe siècle. John Stuart Mill, issu d'un milieu intellectuel reconnu et lui-même auteur renommé en devenir, aurait également été touché par le scandale, encore plus que ce ne fût le cas. Dès lors, la situation personnelle d'Harriet et la complexité de sa relation avec Mill, induite par les moeurs de l'époque, ne pouvaient qu'inciter les deux à se tourner davantage encore vers la défense de la cause féminine.

Malgré les concessions de chacun des membres concernés, y compris de l'époux d'Harriet, John Taylor ; Mill et Harriet Taylor connurent des déconvenues. Leurs rapports ambiguës furent l'objet de l'attention et de la critique y compris dans leur cercle social. John Taylor décéda en 1849, Harriet Taylor et Mill se marièrent en 1851. Ils subirent une fois encore la critique de leurs proches200 pour cette union considérée trop hâtive pour les moeurs de l'époque. Déjà en 1831, Harriet Taylor affirmait l'importance de la vertu qu'est la tolérance. On retrouve cette idée dans son journal intime par exemple, où elle écrit que [traduction]201 « la pratique de la tolérance est le coeur d'une vie morale ». Elle entretient déjà, à ce moment, une relation étroite avec John Stuart Mill et l'on peut penser que l'évolution de leur situation n'a fait qu'accroître sa certitude sur la question de la tolérance.

De la même façon, John Stuart Mill évoque dans De la liberté son mépris pour le respect systématique et irréfléchi de la coutume, des moeurs ainsi que pour le pouvoir croissant et accablant de l'opinion publique. Il dénonce notamment cette « tyrannie de la majorité » qui s'infiltre jusque dans la sphère privée. De la liberté est publié en 1859 alors que le couple a subi cette période de critiques et de désaveux. Ici encore, il est donc possible de faire un parallèle entre la situation personnelle de l'auteur et l'influence qu'elle a pu avoir sur son opinion.

Comme le prouvent, par exemple, les écrits échangés par les époux sur le mariage, ceux-ci avaient pour habitude de partager leurs opinions et d'en débattre au quotidien. C'est sur cette spécificité que nous allons désormais nous pencher.

199 Jacobs (J.E.), « The Voice of Harriet Taylor Mill », Indiana University Press, 2002 p.30

200 Orazi (F.), op.cit. p.24 - Introduction

201 Jacobs (J.E.), op.cit. p.16

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Section 2 : Une relation caractérisée par la vigueur de leurs échanges intellectuels

Dès leur rencontre et tout au long de leur relation, Harriet Taylor et John Stuart Mill n'auront de cesse d'échanger et de débattre de leurs opinions sur divers sujets. Ainsi, en avril 1831, quelques mois après leur rencontre, Harriet se réjouissait de ces discussions : [traduction] « quelle joie de pouvoir se retirer quelques temps dans la conversation adulte quand Mr. Mill arrive pour discuter d'idées »202.

La relation qu'entretenaient les deux individus a, dès le début, été intellectuelle. Tous deux issus d'un milieu éduqué, leurs opinions sur l'économie, la politique ou encore la morale prenaient une place importante dans leur vie et dans leur couple. Cela ressort à la fois de leurs témoignages, de leur correspondance et de leurs écrits. Sur la question du mariage, par exemple, John Stuart Mill semble avoir un idéal influencé par son histoire personnelle. Dans De l'assujettissement, il décrit le « mariage idéal »203 comme celui « de deux personnes cultivées, partageant les mêmes opinions et poursuivant les mêmes buts »204 et dont « les talents et les capacités sont semblables »205.

Le mariage idéal resterait donc une exception dans l'Angleterre du XIXe siècle. Le mariage y était en effet la norme tandis que l'éducation, elle, était majoritairement réservée aux enfants de familles favorisées. L'éducation élémentaire obligatoire jusque 10 ans, par exemple, n'est instaurée qu'en 1870 par la loi Forster. De plus, on peut douter du fait même que cette vision du mariage idéal soit réellement celle de John Stuart Mill et d'Harriet Taylor. Cette dernière est d'ailleurs tout à fait consciente à la fois de leurs idées communes et de leurs divergences d'opinions. Elle écrit dans son journal en juin 1831 : [traduction] « Lui et moi avons de nombreuses convictions en commun »206 mais il y a malgré tout, selon elle, des points [traduction] « où nous différons »207.

Quelle que soit la mesure de ces divergences, il est certain que la dimension intellectuelle de leur relation les a amenés à s'influencer mutuellement et à adopter des vues similaires sur certains sujets. Ainsi, sur la question des différences entre individus, par exemple, nous verrons que les époux adhèrent aux mêmes thèses.

202 Jacobs (J.E.), op.cit. p.15

203 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.163

204 Ibid

205 Ibid

206 Jacobs (J.E.), op.cit. p.17

207 Ibid

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Chapitre 2 : L'influence intellectuelle existant entre Harriet Taylor et John Stuart Mill

Dans une lettre de novembre 1848, John Stuart Mill élevait son épouse au rang d' « inspiratrice de toutes [ses] meilleures pensées, [de] guide de toute [ses] actions »208. Il reconnaît lui même qu'il l'a inspiré et a donc eu une incidence sur ses idées. Les deux composantes évoquées dans cette lettre par Mill se retrouvent tant dans l'oeuvre que dans la vie de l'auteur. Ainsi, on peut à juste titre affirmer le rôle qu'Harriet Taylor eût dans la pensée de son mari (Section 1) mais aussi dans sa résolution à agir pour défendre ses idées (Section 2).

Section 1 : L'influence d'Harriet Taylor sur la pensée millienne

Celle-ci a eu une influence sur une grande partie des écrits de Mill, de façon plus ou moins marquée. Ainsi, par exemple, ils défendent des idées semblables concernant le conformisme et la tendance des masses à la médiocrité. Dans son Essai sur la tolérance209 rédigé en 1832, Harriet Taylor soutient l'idée que [traduction] « l'esprit de conformité »210 mène à l'intolérance et donc au déni de toute caractère individuel. Elle y décrit l'opinion publique comme [traduction] « une association des nombreux esprits faibles contre les quelques esprits forts »211. Cette description du conformisme et de la tyrannie de l'opinion publique au détriment de l'individualité n'est pas sans rappeler les développements de Mill sur le même sujet dans son essai sur la liberté publié en 1859.

Et pour cause, selon John Stuart Mill, cet ouvrage est le fruit d'une collaboration entre Harriet Taylor et lui. En effet, tous deux atteints de la tuberculose, ils décident, à la suite de leur mariage, d'établir ensemble « les trames de De la liberté, Considérations sur le gouvernement représentatif et L'asservissement des femmes »212.

De la même façon, un texte semble-t-il rédigé par Harriet Taylor, L'affranchissement des femmes, est publié en 1851 dans la Westminster Review. On y trouve plusieurs développements quasi-identiques à ceux de Mill dans De l'assujettissement. Elle s'attarde ainsi sur le « frein qu'est la

208 Stuart Mill (J.), op.cit. p.188

209 Hayek (F.A.), « John Stuart Mill and Harriet Taylor, Their Correspondence and Subsequent Marriage », The University of Chicago Press, 1951 - An early essay by Harriet Taylor p.275

210 Ibid

211 Hayek (F.A.), op.cit. p.276

212 Lejeune, Françoise, "John Stuart Mill, un féministe sous influence", Ces Hommes qui épousèrent la cause des femmes (Martine Monacelli et Michel Prum eds) (2010) p.12

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coutume »213, sur les exemples historiques des talents des femmes pour « la fonction régalienne »214, et cætera. Mill reconnaît lui-même l'influence qu'eût son épouse sur sa compréhension de l'importance de la question féminine au sein de la société. Ainsi, dans son Autobiographie, il affirme que c'est grâce à elle qu'il a réalisé « la façon dont les conséquences de la position d'infériorité des femmes s'enchevêtrent avec tous les maux de la société actuelle et toutes les difficultés qui font obstacle au progrès de l'humanité »215. La liaison qu'il fait entre l'utilitarisme, le progrès notamment moral de la société et l'amélioration de la condition féminine n'aurait peut-être pas existé sans Harriet Taylor. Or, ce thème est l'objet d'un chapitre complet de De l'assujettissement.

John Stuart Mill précise également que l'idée de la rédaction d'un essai sur la condition des femmes lui a été suggérée par sa belle-fille, Helen Taylor216. Son entourage, et en particulier Harriet Taylor a donc joué un véritable rôle dans l'engagement progressif de Mill en faveur de l'amélioration de la condition féminine.

Section 2 : L'influence d'Harriet Taylor dans l'engagement de John Stuart Mill

John Stuart Mill a une idée assez précise de ce qui, d'une part, relève des qualités féminines, et de l'autre, des qualités masculines. Sans se prononcer sur les causes, naturelles ou non, de ces différences ; Mill développe la théorie selon laquelle les femmes auraient davantage « le sens de la pratique », un « esprit intuitif »217, et cætera. Cette compétence pratique s'opposerait à la compétence théorique, plus fréquemment l'apanage des hommes selon le penseur. Il fait ici encore un parallèle manifeste avec son expérience personnelle lorsqu'il ajoute que « pour un homme de théorie et de spéculation [...] rien ne peut avoir plus grande valeur que de continuer ses spéculations avec l'aide et sous la critique d'une femme véritablement supérieure »218.

La conviction de John Stuart Mill serait donc que l'homme et la femme sont complémentaires d'un point de vue intellectuel, chacun palliant les défauts de l'autre. « L'esprit féminin contribue donc à rapprocher de la réalité les spéculations des hommes et, réciproquement, l'esprit masculin contribue à élargir le champ de la pensée féminine »219. Ici encore, Mill semble

213 Taylor Mill (H.), « Enfranchisement of women », Westminster Review, 1851 in John Stuart Mill et Harriet Taylor : Écrits sur l'égalité des sexes p.144

214 Taylor Mill (H.), op.cit. p.148

215 Stuart Mill (J.), « Autobiography », op.cit. p.147

216 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.202

217 Stuart Mill( J.), op.cit. p.107

218 Stuart Mill( J.), op.cit. p.109

219 Stuart Mill( J.), op.cit. p.110

décrire les qualités masculines et féminines et les rapports intellectuels des deux sexes en se référant au fonctionnement propre à son couple et aux qualités qu'il attribue à Harriet et à lui-même.

La critique d'Harriet Taylor quant au manque de pragmatisme de John Stuart Mill est bien réelle. En avril 1831, elle exprime dans son journal sa frustration à la vue de Mill qui [traduction] « au lieu de mener la révolution [...] se contente d'y réfléchir »220. En demeurant contemplatif, Harriet considère que Mill [traduction] « vise trop bas »221. Dès lors, malgré la vision qu'il a de la répartition des qualités pratiques et théoriques parmi les sexes, il va s'atteler à ancrer davantage ses idées dans la réalité et à les mettre en pratique. Si l'on s'en tient à sa vision toutefois, c'est Harriet qui est la raison de ce changement et lui permet de faire preuve de plus de pragmatisme.

Conclusion du titre premier

Des éléments étudiés ressort ce que Mill reconnaissait lui-même par écrit : l'influence de son amie puis épouse sur sa pensée mais également sur sa prise de parole et son action grandissante pour la cause féminine. Une fois encore, la question n'est pas de déterminer avec exactitude quelle fût la mesure de l'influence d'Harriet Taylor sur John Stuart Mill. Il convient simplement de souligner son rôle, reconnu par Mill et que l'on ne peut contester à la lecture des écrits des deux protagonistes.

Comme nous venons de le souligner, l'influence d'Harriet Taylor sur John Stuart Mill eu une incidence sur son intérêt pour l'égalité entre les hommes et les femmes, d'une part, mais également sur la résolution de Mill à s'engager, de façon pratique, pour défendre la cause des femmes.

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220 Jacobs (J.E), op.cit. p.15

221 Ibid

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Titre deuxième : Un défense pragmatique, l'utilisation de la presse écrite

A la suite de sa rencontre avec Harriet Taylor, John Stuart Mill va s'engager en faveur d'une amélioration de la condition féminine, notamment aux côtés de sa future épouse, Harriet Taylor. Dans ce que l'on peut qualifier de seconde partie de sa vie, et sous l'influence de cette dernière, Mill va s'engager de plus en plus pour cette cause et ce, à travers la presse écrite. En effet, après avoir obtenu une éducation brillante, celui-ci va très rapidement rédiger des articles destinés à être publiés dans les journaux. Ainsi, l'on note des publications dans divers journaux dès ses 16-17 ans222. On recense ainsi, au cours de sa longue vie intellectuelle et publique, des articles de sa main dans plus de vingt-sept journaux différents223.

Ces publications brèves et régulières étaient avant tout un moyen pour l'auteur d'atteindre une audience plus large et diverse qu'à travers ses divers essais. Au XIXe siècle, la presse écrite était assurément le mode de diffusion des informations et des idées le plus efficace. John Stuart Mill avait ainsi l'occasion de faire connaître ses opinions sur des sujets très variés et d'attirer l'attention de l'opinion publique sur des thèmes spécifiques. Ainsi, cette action, bien qu'indirecte, ne pouvait que produire des effets sur la société, en particulier sur les catégories sociales éduquées et politisées.

La presse écrite allait donc représenter un des moyens privilégiés d'action de John Stuart Mill mais aussi de son amie et future épouse Harriet Taylor. Nous avons eu l'occasion de nous étendre sur la « communauté intellectuelle » qu'ils ont formé de leur rencontre au décès d'Harriet Taylor en 1858. Nous allons, ici encore, en donner une illustration puisque, parmi les articles de presse visant à la défense des femmes, on trouve une série d'articles rédigés par les deux auteurs dans le but de dénoncer l'injustice des tribunaux envers les femmes (Chapitre 1). John Stuart Mill va également s'adonner, seul cette fois, à l'écriture de chroniques sur divers thèmes en rapport avec l'infériorité des femmes (Chapitre 2).

Chapitre 1 : Une dénonciation commune de l'injustice des tribunaux envers les femmes

Les articles de presse considérés comme l'oeuvre conjointe d'Harriet Taylor et de John Stuart Mill sont une dizaine. Le nom d'Harriet Taylor n'apparaissait pas dans la plupart d'entre eux, et pour

222 Stuart Mill (J.), Collected works, op.cit. Newspaper Writings Part. I

223 Stuart Mill (J.), Collected works. Newspaper Writings Part. IV. Appendix I, Newspapers for which Mill wrote

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cause. Certains sont datés de 1847, époque à laquelle Harriet était encore officiellement l'épouse de son premier mari, John Taylor. Ces articles ont un objectif affiché : celui de dénoncer la cruauté et l'injustice de certaines décisions rendues par les tribunaux anglais en matière civile comme pénale. Harriet Taylor et Mill étant deux « féministes » convaincus et la loi anglaise étant très peu favorable aux femmes ; il n'est pas étonnant de trouver parmi ces publications plusieurs relatives au sort des femmes. L'on peut identifier plusieurs thèmes dont celui déjà abordé de la garde des enfants (Section 1) mais aussi un sujet nouveau (que nous avons jusqu'ici très peu abordé dans notre étude) : celui des violences conjugales voire du meurtre de l'épouse (Section 2).

Section 1 : La question de la garde des enfants

Ce sujet, nous l'avons déjà examiné précédemment sous l'angle de l'absence de protection accordée aux femmes par la loi anglaise. Nous le retrouvons ici abordé d'une façon différente. En effet, il s'agit d'articles de presse. Ceux-ci sont donc succincts et nécessitent d'accrocher l'attention du lecteur. Chaque article de cette série va consister en la description d'une affaire juridique, ayant déjà été relayée dans la presse ou non, et ayant retenu leur attention par son caractère injuste ou cruel.

La question des droits des femmes sur leurs enfants est traitée de façon originale à travers deux éditoriaux du Morning Chronicle parus en 1846. Le premier, publié le 28 octobre, revient sur « le suicide de Sarah Brown »224. Cette jeune femme âgée de dix-neuf ans s'était noyée, apparemment par désespoir d'avoir été privée de son enfant, enlevé par son père de façon illégale (les deux parents n'étant pas mariés, le père présumé n'a aucun droit légal sur l'enfant illégitime). Les deux auteurs se saisissent de l'affaire pour en évoquer une autre, récente et similaire, dans laquelle la question de la garde de l'enfant était allée devant un magistrat. Ce dernier avait alors décidé d'accorder une garde « partagée » aux parents, chacun ayant l'enfant un mois complet et ce de façon alternative. Selon Mill et Taylor, cette décision était non seulement contraire à la loi mais aussi injuste car elle privait la mère de son fils pour la moitié du temps. Cette moitié était injustement accordée à son père supposé, alors même qu'il avait « déserté ».

L'article se penche ensuite sur les dispositions légales relatives à la garde des enfants de deux parents mariés. Les auteurs font alors un constat critique de la loi biaisée en faveur des hommes et peu protectrice envers les femmes. Ils reviennent notamment sur les évolutions

224 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings Part. III n°318

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législatives dans le sens d'une amélioration telles que la loi Talfourd (évoquée en première partie de notre étude).

L'article défend l'idée que, pour prétendre à des droits sur l'enfant, le père doit avant tout se rendre [traduction] « responsable légalement des obligations qui, d'après la nature même de l'affaire, incombent moralement à la condition parentale »225. S'il n'est pas marié à la mère de l'enfant et a fui ses obligations de père, il n'y aurait pas de justification à ce que les tribunaux lui accordent et qui, par ailleurs, est contraire à la législation. L'éditorial se termine par une remise en question globale de la condition assignée aux femmes par la loi et de leur traitement devant la justice. Nous voyons ainsi comment, à partir d'un cas précis, John Stuart Mill et Harriet Taylor s'emploient à sensibiliser l'opinion publique à la cause féminine.

Un second éditorial consacré au même thème paraît le 29 décembre. Il décrit « le cas de la famille North »226. A la suite du décès du lieutenant North, son épouse était entrée en conflit avec sa belle-mère et sa belle-soeur quant à la garde de ses quatre enfants. Les enfants avaient été confiés à un membre de la famille paternelle. Les tribunaux décidèrent de laisser temporairement les enfants à la garde de la famille paternelle, accordant à la mère un simple « droit de visite » de deux heures journalières, en la présence d'autres personnes. Les deux penseurs manifestent dans cet article leur incompréhension face à ce refus du magistrat d'accorder la garde de ses enfants à la mère, alors même qu'il s'agit du seul parent encore vivant. Cette décision est donc, selon eux, contraire [traduction] « au lien le plus fort de la nature »227.

La question de la garde des enfants est ainsi posée d'une façon plus pragmatique par Harriet Taylor et John Stuart Mill. Il est fait usage d'exemples individuels afin de permettre au lecteur de s'imaginer plus aisément l'ampleur des conséquences de la loi et de la justice sur les femmes mais aussi sur l'unité familiale entière. Les thèmes abordés ne peuvent être identiques qu'il s'agisse d'un essai ou d'un article de presse. Les questions théoriques ou scientifiques ne sont pas les plus enclines à sensibiliser le lecteur à la nécessité d'améliorer la condition des femmes dans la société. Au contraire, il faut évoquer des situations plus quotidiennes, concrètes, faisant appel aux sentiments du lecteur et dans lesquelles il peut se reconnaître. Cela explique pourquoi un second thème abordé par Mill et Taylor est celui des violences et abus commis au sein du mariage, sujet tout à fait ancré dans la réalité.

225 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings Part. III n°318

226 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings Part. III n°350

227 Ibid.

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Section 2 : La question des violences conjugales

Précisons tout d'abord que ce sujet est très peu développé dans De l'assujettissement. John Stuart Mill y fait bien référence à des abus de pouvoir de l'époux envers son épouse, en particulier, selon lui, chez les individus les plus rustres et les plus bas. Toutefois, il s'attarde peu sur la question. Il considère encore que la loi et la justice doivent être mises au service d'une meilleure protection de la femme mariée contre les abus de son époux, mais sans jamais entrer dans des développements plus concrets ou détaillés.

L'occasion d'exprimer davantage son opinion sur le sujet lui est donnée par la presse écrite. Ainsi, dans la série d'articles sur la cruauté et l'injustice, oeuvre de Mill et d'Harriet Taylor, deux sont consacrés à cette question. Le 29 mars 1850, un premier éditorial est publié sur « le cas de Susan Moir »228. Une femme, battue par son mari et laissée sans aide ni soin par ce dernier, décède des suites de ses blessures. Les deux auteurs dénoncent le verdict du jury qui a qualifié l'acte d'homicide involontaire et non de meurtre. Bien que cela n'ait pas empêché la justice d'intenter un procès pour [traduction] « l'infraction capitale »229 c'est-à-dire pour meurtre ; les deux auteurs sont scandalisés de la décision du jury. Ils notent, surtout, qu'une telle décision n'aurait jamais été prise concernant une femme ayant battu une personne à mort. Ainsi, est cité l'exemple d'une femme condamnée à la pendaison pour des faits similaires, Madame Brownrigg. Cette affaire particulière permet donc aux deux penseurs de mettre en évidence ce qu'ils dénoncent dans leurs autres écrits : les traitements différenciés auxquels sont confrontées les femmes, du seul fait de leur sexe.

Le 28 août 1851, Harriet Taylor et John Stuart Mill (désormais unis par le mariage) sont à nouveau amenés à écrire sur ce thème. Dans cet article sur les meurtres d'épouses, les époux développent une critique générale de l'impunité dont fait preuve la justice anglaise à l'égard des maris violents voire meurtriers. Ils font ainsi état de plusieurs affaires au lieu de se tenir à un cas individuel pour le développer. Le cadre est donc davantage général mais c'est toujours l'institution judiciaire et non la législation qui est visée par la critique. C'est l'application de la loi par les tribunaux qui est dénoncée e non la loi pénale en elle-même puisque celle-ci permettrait une condamnation plus sévère des époux. Un mari ayant battu sa femme jusqu'à ce que mort s'ensuive est par exemple condamné à six mois de prison. Dans un autre cas similaire, l'homme est condamné à la déportation à vie.

228 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings Part. IV n°393

229 Ibid

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Les deux auteurs mettent notamment en avant l'idée que c'est précisément le lien qui unit les époux, supposé être un lien de protection du mari envers sa femme, qui « justifie » presque, en tout cas incite les tribunaux à l'indulgence en cas de meurtre. Tout se passe comme si la protection due du fait du mariage conférait au mari [traduction] « un permis de tuer »230. En l'absence de sévérité de la justice, les époux concluent à une nécessaire intervention de la loi afin de faire cesser ce phénomène d'ampleur. Selon eux, la loi devrait punir encore plus sévèrement la violence et le meurtre au sein du mariage car ils viennent en violation, non seulement de la loi, mais aussi de promesses solennelles prises à l'occasion du mariage. Les femmes sont ainsi désignées comme faibles et souvent incapables de se défendre et sont comparées aux enfants.

Telles sont les revendications énoncées par Harriet Taylor et John Stuart Mill dans leurs écrits conjoints. En fait, Mill révèle dans son Autobiographie : [traduction] « tous mes articles de journaux sur des sujets similaires [...] sont une production commune avec ma femme »231. Toutefois, tous ces articles ne sont pas expressément désignés comme tels par l'auteur lui-même. Nous allons donc maintenant nous intéresser aux opinions développées par l'auteur seul dans la presse écrite.

Chapitre 2 : Les dénonciations « propres » à John Stuart Mill

Les critiques effectuées par l'auteur, sans l'aide avérée de son épouse, sont en réalité du même ordre. On y retrouve des considérations très pragmatiques relatives aux violences dans le mariage (Section 1) mais aussi des questions précises qui trouvent leur place à la fois dans la presse écrite et dans l'oeuvre intellectuelle de Mill (Section 2).

Section 1 : La poursuite de la dénonciation des violences conjugales

A la période où John Stuart Mill et Harriet Taylor rédigent deux éditoriaux communs sur le thème de la brutalité dans le mariage, celui-ci rédige également un article seul sur le sujet. Ainsi, le 31 mai 1850 paraît « The law of assault »232 dans le Morning Chronicle. Dans cet écrit, Mill reprend les divers constats et critiques développés dans le cadre d'études de cas individuels. Le texte se veut ici bref et percutant mais on observe malgré tout un retour à une étude plus théorique et générale du

230 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings Part. IV n°400

231 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings Part. IV n°400. Notes précédant l'article.

232 Stuart Mill (J.), « The law of assault », Morning Chronicle, 31 mai 1850 in John Stuart Mill et Harriet Taylor : Écrits sur l'égalité des sexes p.125

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phénomène. Mill le reconnaît lui-même, ces éléments ont déjà été abordés à travers le thème des « agressions physiques individuelles ». Il s'agit ici de « faire part [au lecteur] de certaines réflexions supplémentaires sur le problème »233.

L'auteur revient par exemple sur la question de la qualification des faits commis. Pour lui, le mari violent envers son épouse devrait être jugé pour meurtre en cas de décès de cette dernière, et non pour homicide involontaire. Il cite, comme preuve, le célèbre juriste Blackstone selon lequel « si un individu a l'intention de commettre un forfait et tue sa victime involontairement, cet acte constitue un meurtre »234. John Stuart Mill en appelle ainsi à l'idéal de justice pour implorer, d'une certaine façon, les tribunaux à se montrer plus sévères et à prendre des sanctions exemplaires contre les époux tyranniques.

De plus, le philosophe décrit un mécanisme important dans le fonctionnement efficace de la justice. A l'heure actuelle, selon lui, les peines envers les époux seraient trop faibles. En effet, même si celui-ci est par exemple condamné à un enfermement temporaire ; rien n'est fait pour l'empêcher ensuite d'entrer en contact avec son épouse. Au contraire, il est admis qu'il est rétabli dans sa position de domination. Cela est, pour Mill, un frein à la justice en raison des « conséquences dont les victimes feront l'objet si elles se plaignent »235. Mill conclut par la proposition d'une « petite loi » qui permettrait à l'épouse, en cas de violences du fait du mari, d'être « libérée de l'obligation de vivre avec son oppresseur »236.

Quelques années plus tard, John Stuart Mill va, une fois encore, d'exprimer son opinion sur la brutalité de l'époux envers son épouse. Il le fait, cette fois, à propos d'une affaire particulière dans laquelle un époux avait tenté d'égorger sa femme. Dans une sorte de lettre ouverte, publiée le 8 novembre 1954 dans le Morning post, Mill s'insurge encore une fois de la sanction minime appliquée au mari alors même que le fils avait été témoin de la scène. L'on retrouve ici le même argument que celui développé précédemment. Les victimes ne sont pas protégées par la justice, de sorte qu'elles finissent, par défiance, par empêcher son bon fonctionnement.

Au-delà des thèmes développés à maintes reprises dans la presse écrite, avec ou sans son épouse ; John Stuart Mill va s'attacher à émettre des critiques que l'on retrouvait déjà parfois dans

233 Ibid

234 Stuart Mill (J.), « The law of assault », op.cit. p.127

235 Stuart Mill (J.), « The law of assault », op.cit. p.129

236 Stuart Mill (J.), « The law of assault », op.cit. p.130

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des écrits précédents ou que l'on retrouvera dans des essais plus tardifs et plus développés.

Section 2 : Des critiques présentes dans les essais comme dans les articles de John Stuart Mill

Une des questions pertinentes posées par Mill à la fois dans la presse écrite et dans d'autres de ses écrits est celle de la dissolution du mariage, autrement dit du divorce. Cette question, il l'aborde dans un article « Stability of society »237 paru le 17 août 1850 dans le journal Leader. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet déjà développé dans la première partie de notre étude. Notons toutefois que cet éditorial a été rédigé selon une approche particulière consistant à démontrer que le droit au divorce des hommes comme des femmes n'aurait aucune conséquence tragique sur la stabilité des foyers et de la société en général.

Enfin, une autre problématique tout à fait spéciale est traitée par John Stuart Mill dans De la liberté mais également dans un article du Daily News du 31 juillet 1858. Toujours sous forme de lettre ouverte, l'auteur dénonce ici la procédure utilisée par les tribunaux pour déclarer une personne atteinte de démence et la faire enfermer en asile. Il fait ainsi la comparaison entre ce cas et celui d'un criminel. Ce dernier a un droit de défense, et sa sentence devra être prononcé par un jury. A l'inverse, la personne présumée folle pourra être déclarée telle, sur demande de personnes de son entourage et après avis de deux membres seulement du corps médical ; et ce sans besoin de faire appel à un jury.

Pour Mill, cette différence de traitement est tout à fait injuste et amène, en pratique, aux pires excès. Cette procédure est d'ailleurs devenue, selon lui, [traduction] « le moyen le plus facile de se débarrasser des épouses réfractaires ou de les maîtriser »238. Le même constat est présenté dans De la liberté à propos des commissions « de lunatico »239. Le philosophe y décrit le phénomène consistant à faire déclarer une personne démente afin de lui retirer ses droits, sa propriété, et cætera ; sous prétexte que son comportement s'écarterait un temps soit peu de la norme sociale. Or, ici encore selon Mill, ces accusations visent « les hommes - et plus encore les femmes - »240.

Mill affiche le but de cet article dès le début : attirer l'attention du public sur cette question. Il le conclut, une fois n'est pas coutume, par la nécessité et l'urgence croissante de voir ce problème

237 Stuart Mill (J.), « Stability of society », Leader, 17 août 1850 in John Stuart Mill et Harriet Taylor : Écrits sur l'égalité des sexes p.131

238 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings Part. IV op.cit. n°407

239 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit. p.166

240 Ibid

saisi par les « réformateurs »241 au Parlement mais aussi en dehors.

Conclusion du titre deuxième

Au-delà des actions répétées de John Stuart Mill dans la presse écrite afin de mobiliser l'opinion publique et les pouvoirs publics ; l'auteur s'est engagé de façon directe et pratique au sein d'associations. Nous allons le voir, cet activisme s'est principalement concentré sur des questions politiques et non propres à la vie quotidienne des femmes.

Cet engagement associatif peut principalement être relié à la période de son engagement politique. Avec l'aide de sa belle-fille et secrétaire Helen Taylor, John Stuart Mill prend part aux activités d'une société en particulier, la Société nationale pour le droit des femmes. Il écrit de nombreuses lettre à des personnes de son cercle intellectuel et politique afin de leur demander d'adhérer à cette société242. Il officie même, à une période, comme président de cette association243. Cette société s'étend rapidement, dans un mouvement croissant de défense des droits des femmes, d'abord à l'Angleterre puis aux États-Unis244.

Cette société, dans laquelle John Stuart Mill a joué un rôle essentiel, est considéré comme « l'ancêtre » des associations à l'origine des mouvements suffragistes et de l'obtention du droit de vote en 1918. Si son activisme est le plus important dans le domaine politique, c'est que Mill considère l'obtention des droits politiques essentielle au mouvement vers une égalité entre les hommes et les femmes. Cette opinion est partagée par son épouse, Harriet Taylor, qui considère que « seule l'égalité politique mettrait les femmes au même niveau à tous les égards »245.

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241 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings Part. IV op.cit. n°407

242 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.200

243 Lewis, Jone Johnson, "John Stuart Mill, Male Feminist." ThoughtCo, Jun. 14, 2018, thoughtco.com/john-stuart-mill-male-feminist-3530510

244 Stuart Mill (J.), Collected works, Newspaper writings Part. IV op.cit. n°418

245 Lettre d'Harriet Taylor à W.J. Fox, 10 mai 1848 in « L'affranchissement des femmes » p.191

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Titre troisième : Un activisme opiniâtre dans le domaine politique

« Les femmes doivent avoir le droit de vote parce que sinon elles ne sont pas les égales des hommes mais leurs inférieures »246.

Dans Les droits des femmes, rédigé à la fin des années 1840, John Stuart Mill et Harriet Taylor défendent la fin de l'exclusion des femmes du droit de vote. Déjà jeune, l'auteur défendait une opinion inverse à celle de son père pour qui il n'était pas nécessaire d'accorder le droit de suffrage aux femmes, déjà représentées par leur père ou leur mari. Dans la dernière période de sa vie, cette opinion va prendre toujours plus d'importance au point qu'il se sente obligé de la défendre et d'y consacrer davantage de temps. On peut ainsi trouver au sein de plusieurs ouvrages des développements argumentés dédiés à cette question (Chapitre 1). Mais son action ne s'arrête pas à la théorie. Au contraire, sur ce thème plus que tout autre, John Stuart Mill va faire preuve d'un véritable militantisme et oeuvrer de façon très efficace pour l'accès des femmes au droit de vote (Chapitre 2). La question de l'accès des femmes à la sphère politique pose également celle du droit d'éligibilité, autrement dit de l'accès aux fonctions politiques telles que député. Toutefois, cette question ayant été traitée presque uniquement d'un point de vue théorique par Mill (et ayant fait l'objet de précédents développements), nous choisissons de ne pas l'évoquer ici.

Chapitre 1 : Une argumentation théorique en faveur du suffrage féminin

La question est en réalité peu abordée au sein de De l'assujettissement. Elle apparaît en début de Chapitre III mais cède rapidement la place à celle des fonctions politiques au sens de professions. John Stuart Mill ne prend pas nécessairement le soin, dans son argumentaire, d'ordonner ses idées et de faire ressortir les plus élémentaires. Qu'il se place du point de vue de la femme ou de la société, Mill tente avant tout de convaincre son lecteur ce qui explique peut-être en partie la variété des arguments invoqués à l'appui de sa position.

Le philosophe défend tout d'abord l'injustice que constitue la privation de ce droit pour les femmes. Bien que celles-ci ne puissent invoquer un préjudice direct et identifiable, Mill soutient

246 Orazi (F.), op.cit. p.111. « Les droits des femmes », 1847. On ne connaît pas avec certitude l'auteur de ce texte : John Stuart Mill ou Harriet Taylor. Il serait de la main du philosophe, avec des corrections de la main de son épouse. Nous le classons donc dans la catégorie des écrits communs.

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que ce dernier existe. Pour lui, « personne ne fait de telles lois pour les appliquer à soi même »247. Aucun être humain n'accepterait de limiter sa propre liberté et ses possibilités d'action, qu'il s'agisse d'une expectative ou non. L'exclusion légale du vote subie par les femmes serait donc précisément dû à leur absence du jeu politique.

Un deuxième argument avancé par Mill tient à l'influence des femmes sur la société, et en premier lieu sur leur cercle familial (époux, enfants, et cætera). Selon lui, cette influence, bénéfique ou non, est toujours substantielle. Ainsi, dans ses Considérations sur le gouvernement représentatif, publiées en 1861, il défend l'idée que l'accès à la sphère politique permettrait aux femmes de réfléchir non plus en termes d'intérêt personnel et familial, mais en faveur du « principe public »248. Sensibilisées à des questions plus larges et impliquant des intérêts en jeu bien plus vastes ; les femmes auraient une influence, non plus nocive, mais bénéfique. Pour Mill, il s'agirait d' « un grand progrès pour la situation morale des femmes »249. La même thèse est défendue dans Les droits des femmes où Mill emploie des termes similaires : sens de l'intérêt public, intérêt pour la chose publique, ... Tant les femmes que les hommes seraient donc moralement meilleurs. L'accès au droit de vote, qui pour Mill s'accompagne d'une véritable intégrité politique, amènerait les hommes à attribuer plus de dignité et de valeur aux femmes.

Un argument non moins fondamental est l'argument historique de la marche constante vers le progrès à laquelle John Stuart Mill croit fermement. Pour lui, le monde moderne est celui de la liberté, de l'égalité de droit, du « règne de la justice »250. Les interdictions légales, auparavant communes, sont devenues l'exception et « l'on concède que la liberté et l'admissibilité devraient l'emporter »251. Au sein d'un tel processus, « l'incapacité de naissance »252 dont héritent les femmes fait figure d'incompréhensible injustice.

Cela est d'autant plus flagrant que, comme l'auteur le met en évidence, l'évolution sociale des femmes vers l'égalité a déjà débuté. Celles-ci ont un meilleur accès à l'éducation, aux fonctions prestigieuses, elles peuvent désormais « penser, écrire et enseigner »253. Une partie d'entre elles est donc indubitablement en mesure d'exercer un droit de vote et leur exclusion ne semble plus trouver

247 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes » p.105

248 Stuart Mill (J.), « Considerations on Representative Government », Parker, Son and Bourn, 1861 p.479-481

249 Ibid

250 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes » p.102

251 Ibid

252 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes » p.103

253 Stuart Mill (J.), op.cit. p.479-481

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de justification.

L'argument historique est doublé, chez John Stuart Mill, d'un argument de politique nationale. En effet, l'Angleterre constitue alors un régime politique libéral et très avancé pour son temps. L'auteur considère donc que la position des constitutionnalistes et des libéraux « se base sur des arguments qui leur donnent tort face à ceux qu'ils voudraient eux-mêmes exclure »254. Mill trouve incohérent le fait que des hommes favorables à la liberté politique, à la représentation, à l'égalité juridique veuillent par ailleurs exclure les femmes de cette sphère.

Selon Mill, la question est avant tout celle de l'utilité du vote. Il consiste, d'une part, à « protéger les intérêts particuliers des électeurs »255. Or, si chaque être humain a besoin d'une protection, cela est d'autant plus vrai pour la femme. Or, n'étant pas représentée, elle bénéficie d'une protection critiquable à maints égards. Dans De l'assujettissement, Mill compare la condition féminine à celle de l'esclave. Or, selon lui, « nous savons quelle protection légale les esclaves peuvent espérer des lois faites par leur maître ! »256. Il est donc absolument nécessaire que les femmes puissent faire entendre leur voix.

D'un point de vue plus général, les questions politiques se rapportent finalement au bien-être commun, au bonheur général. Dès lors, tous les individus dans la société y ont un intérêt, hommes comme femmes. L'un comme l'autre doivent « se prémunir contre les mauvais gouvernements »257 et avoir une voix afin que leurs intérêts soient défendus et leurs revendications entendues.

Enfin, de façon plus pragmatique, John Stuart Mill défend l'idée que les opinions politiques sont des opinions de classe (sociale) et non de genre. Cet argument, davantage destiné à rassurer le lecteur ou l'homme politique, est intéressant dans la mesure où ce n'était pas nécessairement le cas. En France, par exemple, le droit de vote a longtemps été refusé aux femmes, notamment car celles-ci avaient des opinions, en moyenne, plus conservatrices que les hommes. Leur accès au droit de vote aurait donc pu avoir un véritable impact sur la vie politique nationale.

La proposition de John Stuart Mill, nous allons le voir, est tempérée par le fait que seules les femmes remplissant les conditions légales alors imposées aux hommes devraient, selon lui, accéder

254 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes » p.107

255 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes » p.111

256 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.100

257 Stuart Mill (J.), « Considerations on Representative Government », op.cit. p.479-481

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au suffrage258. Dès lors, les questions de leur indépendance financière, de leur niveau d'éducation, de leurs capacités intellectuelles ne devraient pas se poser davantage que pour les hommes.

John Stuart Mill prend le temps, dans plusieurs essais, de s'attarder sur cette question pourtant peu débattue à cette époque. Les mouvements en faveur du droit de vote féminin sont encore embryonnaires. Ils sont principalement l'oeuvre de femmes et, malgré une certaine réception dans les milieux bourgeois et éduqués, un crédit moindre leur est accordé dans la société et dans la sphère politique. John Stuart Mill lui-même déclarait, dans De l'assujettissement, que l'on ne pouvait « attendre des femmes qu'elles se consacrent à l'émancipation de leur sexe tant que des hommes, en nombre considérable, ne seront pas prêts à se joindre à elles dans cette entreprise »259. C'est précisément cette alliance entre hommes et femmes en faveur du droit de vote féminin qui allait peu à peu émerger dans la société anglaise. En effet, comme le souligne Harriet Taylor dans L'affranchissement des femmes260, en 1851 déjà, une pétition de femmes réclamant le droit de vote avait pu être présentée à la Chambre des lords grâce au comte de Carlisle261.

L'opinion de Mill sur la nécessaire intervention masculine peut-il expliquer son engagement en faveur de cette cause ? Nous allons pouvoir mesurer l'importance de l'activisme de Mill pour défendre le droit de vote féminin, engagement qu'il considérait comme un « devoir social et moral »262.

Chapitre 2 : Les actions de John Stuart Mill en faveur du suffrage féminin durant son mandat

En 1856, le Comité pour la propriété des femmes mariées présentait au Parlement une pétition visant à obtenir, pour les femmes mariées, les mêmes droits de propriété que ceux dont disposaient déjà les femmes non-mariées263. Cette pétition obtient le soutien de John Stuart Mill. Pourtant, à cette période, il n'est pas encore député et cette pétition vise un autre droit que celui du suffrage. Ce soutien, apporté par un auteur masculin de renom, démontre la volonté de ce dernier d'agir au sein de la sphère politique, de mettre sa notoriété au service de la cause féminine dans son ensemble. Toutefois, nous nous focaliserons ici sur ce qui fût son combat principal en politique : l'accès des femmes au droit de suffrage dans les mêmes conditions que pour les hommes.

258 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes » p.106

259 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.138

260 Jeu de mot en anglais : enfranchisment désignant aussi bien émancipation que droit de suffrage

261 Stuart Mill (J.), op.cit. p.197

262 Stuart Mill (J.), « Autobiography », op.cit. p.169

263 Comprendre la justice anglaise et américaine : http://loiseaumoqueur.com/

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John Stuart Mill s'impliqua dans les mouvements féminins militant pour le droit de vote bien avant son élection à la Chambre des communes. Fervent défenseur de l'égalité hommes-femmes, il se tenait informé des différents mouvements et groupes créés pour faire valoir les droits des femmes. Il prenait également part, de façon active s'il le fallait, au débat. Ainsi, en 1853, il adresse une lettre à un membre du parti whig, lord Monteagle, en réponse à un pamphlet « sur la représentation des minorités au Parlement »264. Il y suggère, parmi les améliorations à apporter à la loi en vigueur, l'accord du droit de vote aux femmes répondant aux mêmes conditions que les hommes.

Plusieurs années après, John Stuart Mill allait être appelé à se présenter aux élections à la Chambre des communes. Or, si l'on se réfère aux développements de Marie-Françoise Cachin265, Mill accepta de se présenter à une seule condition qui était d'inscrire le droit de vote des femmes parmi ses propositions266.

En 1865, John Stuart Mill est élu député pour trois ans. La même année, la Kensington society, groupe de discussion sur les droits des femmes, est créée. L'on peut aisément imaginer que Mill avait connaissance de l'existence de ce « club » et de ses activités puisque, parmi ses membres influents, on retrouve Helen Taylor, fille de Harriet Taylor et belle-fille de Mill. En 1866, les membres de la société décidèrent de rédiger une pétition demandant l'accès au suffrage pour les femmes, dans les mêmes conditions que pour les hommes. La requête était le droit de suffrage pour [traduction] « tous les propriétaires, sans distinction de sexe ». Cette formulation avait notamment pour effet d'exclure de la requête les femmes mariées qui, en vertu de la législation, n'étaient pas propriétaires ; leurs biens étant juridiquement considérés comme la propriété de leur époux. John Stuart Mill, alors député, pris pour engagement de présenter cette pétition au Parlement si celle-ci réunissait au moins cent signatures en sa faveur. Elle parvint à en réunir 1500.

Quelques mois après avoir présenté cette pétition devant la Chambre des communes, en juin 1866, John Stuart Mill allait être amené à agir à nouveau pour cette cause. En 1867, il se saisit de l'occasion qui lui était donnée par la présentation au Parlement d'un projet de réforme de la loi électorale. Il propose alors un amendement visant à faire remplacer, dans le texte de loi, le terme man par person. Le 20 mai 1867, il est le dernier à s'exprimer devant la Chambre avant le vote du projet. Son discours, qui reprend notamment des éléments de ses Considérations sur le

264 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes », op.cit. p.197

265 Cachin (M.F.), Postface de « L'affranchissement des femmes ». Professeur émérite à l'université Paris Diderot.

266 Stuart Mill (J.), op.cit. p.199

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gouvernement représentatif, a pour but de démontrer l'injustice de l'exclusion des femmes du droit de vote mais également l'utilité qu'aurait leur accès au suffrage pour la société. Cela explique que l'on y trouve des développements similaires à ceux présents dans De l'assujettissement267.

John Stuart Mill a recours à de nombreux arguments déjà évoqués précédemment tels que : le fait que la coutume défavorable aux femmes soit fondée sur des sentiments et non en raison, l'élargissement des centres d'intérêt et l'amélioration intellectuelle en cas d'accès au suffrage, l'utilité de cette mesure du point de vue de l'état moral de la société, des femmes comme des hommes, et cætera.

Mais il avance également des éléments nouveaux. Il argue par exemple qu' « un propriétaire ou un locataire possède le même intérêt, qu'il soit de sexe masculin ou féminin »268. De plus, les femmes non-mariées sont amenées à payer l'impôt. Leur refuser le droit de vote revient donc à violer l'un des « plus vénérés et plus anciens préceptes » de l'Angleterre : no taxation without representation. L'auteur avance également la pétition de 1866 pour faire montre du souhait réel des femmes d'obtenir le droit de suffrage.

Surtout, le but du plaidoyer de John Stuart Mill est ici de convaincre une assemblée du bien-fondé de sa proposition. Il adopte donc un discours et une stratégie sensiblement différents de ceux que l'on peut trouver dans ses écrits classiques. Il fait ainsi usage de l'ironie, voire du sarcasme : « si elles ne souhaitent pas se marier sans le droit de vote, on les autorisera sûrement à le conserver »269. Il se veut également rassurant et évoque « un nombre limité de femmes » et « une participation modérée », par le biais de « représentants masculins »270 (cela signifiant que Mill ne discute pas ici la question du droit à l'éligibilité) et ceci uniquement pour les femmes « qui répondent aux critères de propriété »271 alors fixés pour les hommes.

Pour John Stuart Mill, la défense de cet amendement est « le seul service public vraiment important »272 qu'il ait accompli en tant que député. Celui-ci obtient 73 voix favorables sur 269 votants. Malgré cette défaite apparente, Mill se réjouit du nombre de votes favorables qui va bien au-delà de ses espérances. En 1868, une nouvelle pétition pour le droit de suffrage féminin est

267 Subjection of Women est publié pour la première fois en 1869 mais été déjà rédigé en 1861.

268 Orazi (F.), op.cit. p.183 - L'octroi du droit de vote au femmes

269 Orazi (F.), op.cit. p.195-196 - L'octroi du droit de vote au femmes

270 Ibid

271 Ibid

272 Stuart Mill (J.), op.cit. p.200

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lancée et récolte plus de 21000 signatures. Cela démontre l'engouement, dans la société et notamment parmi les femmes, pour cette question, suite au positionnement public de Mill en faveur de cette cause. En 1867, la Kensington society devient la Société nationale pour le suffrage des femmes, groupe suffragiste engagé dans les activités militant notamment pour le droit de vote des femmes.

Dans son Autobiographie, publiée en 1873, Mill admet penser « que la question du suffrage féminin est dans une situation bien meilleure depuis ce qui s'est passé au Parlement »273 et que seules quelques années le séparent de cette victoire. En réalité, les femmes devront patienter jusque 1918 pour obtenir le droit de vote, et 1928 pour que l'âge légal pour voter soit abaissé au même niveau que pour les hommes.

Conclusion du titre troisième

Malgré ses implications diverses en faveur de la cause des femmes, l'action de John Stuart Mill pour le suffrage féminin fût, à l'évidence, la plus retentissante. En tant qu'auteur reconnu, il bénéficiait d'ores et déjà d'un certain crédit. Son entrée dans la sphère politique lui a permis d'atteindre un nombre de personnes encore plus important. Cet engagement est finalement en accord avec la doctrine utilitariste à laquelle il adhère et qui vise à s'appliquer à tous les domaines de la vie en société : politique, économique, juridique, moral, et cætera.

CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE

L'activisme de John Stuart Mill peut être considéré comme une conséquence de son éducation utilitariste. Toutefois, nous avons pu démontrer précédemment que sa vie personnelle a également eu un impact considérable sur son engagement féministe. Il semble que Mill ait toujours été favorable à l'égalité entre les hommes et les femmes. Cependant, rien ne nous permet d'acquérir la certitude que son action féministe aurait pris une telle importance sans l'influence notamment de sa femme et plus tard de sa belle-fille. Ainsi, nous pouvons affirmer que son féminisme n'est pas une curiosité au sein de son parcours intellectuel et philosophique sans toutefois diminuer l'influence qu'ont pu avoir les circonstances de la vie sur ses idées.

273 John Stuart Mill à Charles Dilke, 28 mai 1870 in « L'affranchissement des femmes » p.202

86

Son engagement demeure, à cette époque, relativement exceptionnel. Les opinions féministes qu'il défend commencent, certes, à se diffuser dans les milieux aisés et éduqués ; mais la grande majorité de l'opinion publique y reste hostile. En tant qu'auteur reconnu de sexe masculin, il a sans aucun doute contribué de façon significative, par son oeuvre et son activisme, à l'émancipation des femmes et à la diffusion du mouvement pour l'égalité des sexes.

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CONCLUSION DU MEMOIRE

Nous ne reviendrons pas, ici, sur les éléments qui composaient notre sujet et ont fait l'objet des précédents développements. Nous nous emploierons plutôt à mettre en exergue certaines limites auxquelles les thèses milliennes peuvent se heurter. Pour ce faire, nous nous rapporterons à la préface de De la liberté rédigée par Pierre Bouretz274. En effet, bien qu'il ne s'agisse pas de l'oeuvre principale de cette étude, les thèses qui y sont développées peuvent être appliquées à la question particulière

L'un des objectifs avoués de cet essai est de « trouver le juste milieu entre indépendance individuelle et contrôle social »275 et ainsi régler « les rapports de la société et de l'individu »276. Autrement dit, il s'agit de trouver un équilibre entre liberté et diversité individuelles et jugement moral de l'opinion ou (si l'on s'intéresse à la doctrine utilitariste de Mill) morale unique tournée vers le bien public. Or, bien que John Stuart Mill semble convaincu de la possibilité de cette conciliation, il est possible d'en douter.

En effet, à première vue, la doctrine utilitariste fait primer l'intérêt général, le bonheur du tout qui va à l'encontre de « l'universalité de l'amour de soi, de l'égoïsme individuel »277. La morale utilitariste a pour ambition d'amener les individus à faire du bonheur général une priorité. Cela semble en contradiction avec l'idée que défend Mill de la diversité humaine et de l'intérêt de la considérer et de la respecter. L'auteur défend certes la liberté comme condition du bonheur mais semble surtout lui accorder de la valeur en tant qu'instrument mis au service de la morale utilitariste. Pour Mill, cette conciliation est rendue possible car les individus sont mis « sur la voie du progrès grâce à la conviction ou la persuasion »278. Cela nous renvoie notamment aux développements du philosophe sur l'art de l'éducation mis au service d'un but ou encore sur la thèse de l'association des idées appliquée aux bonheurs individuel et général.

Une autre limite éventuelle aux thèses de l'auteur est constituée par la tension entre les idéaux d'égalité et de liberté. Cette tension est décrite par Pierre Bouretz à propos des principes propres à la démocratie représentative. Mais il les expose également comme les axiomes de la

274 Préface de « De la liberté, op.cit. Pierre Bouretz est un spécialiste de la philosophie et directeur d'études à l'EHESS

275 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit. p.67

276 Stuart Mill (J.), op.cit. p.74

277 Stuart Mill (J.), op.cit. p.32, Préface.

278 Stuart Mill (J.), op.cit. p.76

société moderne. Or, l'on peut facilement se représenter comment ces deux idéaux peuvent entrer en conflit si l'un devient dominant par rapport à l'autre. La société démocratique moderne serait ainsi « une société où le goût pour l'égalité finit par éteindre celui de la liberté »279.

Cette tension peut tout aussi bien s'appliquer à la question de l'égalité hommes-femmes. Dans son essai, De l'assujettissement, John Stuart Mill défend à la fois l'égalité naturelle des deux sexes, l'égalité juridique qui selon lui devrait être consacrée. Mais il plaide également pour l'émancipation, l'affranchissement des femmes et la reconnaissance de leur liberté, élément nécessaire à leur bonheur. S'agissant de l'égalité juridique, celle-ci ne peut véritablement entrer en conflit avec le principe de liberté. Toutefois, nous pouvons assister, aujourd'hui, à l'apparition de cette opposition entre deux principes autrefois associés. L'égalité juridique n'est, à notre époque, plus remise en cause. Il s'agit désormais de savoir si le souhait d'obtenir l'égalité de fait peut, ou non, justifier de prendre des mesures parfois contraires à l'idéal de liberté tel que l'envisageait John Stuart Mill notamment.

88

279 Stuart Mill (J.), op.cit. p.58, Préface.

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IV/ Articles en ligne

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V/ Sites Internet

Comprendre la justice anglaise et américaine : http://loiseaumoqueur.com/ Dictionnaire Larousse en ligne: https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais Wikipédia, L'encyclopédie libre : fr.wikipedia.org

92

TABLE DES MATIERES

Remerciements 1

Abréviations 2

Sommaire 3

Introduction 5

Première partie : Le socle théorique du féminisme millien 11

Titre premier : Une égalité naturelle 12

Chapitre 1 : Le renversement de l'opinion adverse 12

Section 1 : Une opinion basée sur le sentiment et l'intérêt 12

Section 2 : Le renversement des éléments scientifiques absurdes avancés par l'opinion adverse 14

Chapitre 2 : La nature de la femme, une connaissance entravée 15

Section 1 : Une confusion sur la notion même de nature 15

Section 2 : Une observation biaisée par la condition inférieure des femmes 16

Conclusion du titre premier 18

Titre deuxième : Une égalité juridique dans la sphère privée : le mariage 20

Chapitre 1 : Les conséquences néfastes du statut juridique de la femme 20

Section 1 : Le statut juridique de la femme dans l'Angleterre du XIXe siècle 20

Section 2 : Les conséquences de cette incapacité juridique 22

§1 : Les questions proprement juridiques 22

A. Le déni du droit de propriété 22

B. L'absence de droits sur sa progéniture 23

§2 : Les conséquences morales 24

Chapitre 2 : La nécessaire intervention des lois civile et pénale pour empêcher cette tyrannie 25

Section 1 : L'intervention de la loi pour réprimer la tyrannie 26

§1 : La nécessité d'instaurer le principe d'égalité dans le mariage 26

§2 : La nécessité de protéger davantage la femme par la loi et la justice pénales 27

93

Section 2 : La question spécifique du divorce 27

Conclusion du titre deuxième 28

Titre troisième : Une égalité juridique dans la sphère publique : un accès égal à l'éducation et aux

professions 29

Chapitre 1 : Un accès juste mais conditionné 29

Section 1 : Un accès justifié à de nombreux égards 29

Section 2 : Un accès conditionné à l'acquis de connaissances suffisantes 32

Chapitre 2 : L'accès aux professions 33

Section 1 : L'accès égal aux emplois prestigieux 33

Section 2 : Un droit fondamental au travail et sa régulation, absents de la réflexion millienne ? 35

Conclusion du titre troisième 36

Conclusion de la première partie 37

Deuxième partie : Le féminisme millien ou la transposition logique des thèses de l'auteur à la

question féminine 38

Titre premier : L'éthologie et l'étude de la condition féminine 39

Chapitre 1 : L'éthologie dans le Système de logique 39

Section 1 : L'éthologie, « science exacte de la nature humaine » 39

Section 2 : L'éthologie et l'éducation 41

Chapitre 2 : La science de l'éthologie appliquée au cas des femmes 42

Section 1 : L'exemple féminin dans le Système de logique 43

Section 2 : L'éthologie dans De l'assujettissement 44

Conclusion du titre premier 45

Titre deuxième : L'émancipation des femmes ou la doctrine de la liberté 46

Chapitre 1 : John Stuart Mill et la doctrine de la liberté 46

Section 1 : La liberté individuelle 47

Section 2 : Condition du bien-être ou du bonheur de l'être humain 49

94

Chapitre 2 : La doctrine de la liberté appliquée au cas des femmes 50

Section 1 : La liberté dans le mariage 50

Section 2 : La liberté dans la sphère publique 52

Conclusion du titre deuxième 52

Titre troisième : Une émancipation bénéfique ou la doctrine utilitariste 54

Chapitre 1 : L'utilitarisme millien 54

Section 1 : Une philosophie morale tournée vers le bonheur 55

Section 2 : Une philosophie altruiste tournée vers l'idéal du progrès 56

Chapitre 2 : La doctrine utilitariste appliquée au cas des femmes 57

Section 1 : De la nécessité de vivre dans une société juste envers tous 57

Section 2 : L'utilité de l'amélioration de la condition féminine 59

§1 : Une utilité incontestable à l'égard des femmes 59

§2 : Une utilité étendue à la société entière 60

Conclusion du titre troisième 62

Conclusion de la deuxième partie 62

Troisième partie : L'activisme influencé de John Stuart Mill 63

Titre premier : Un activisme induit par Harriet Taylor Mill 64

Chapitre 1 : Une influence induite par la nature de leur relation 64

Section 1 : Une amitié entretenue à l'ombre du mariage d'Harriet Taylor 65

Section 2 : Une relation caractérisée par la vigueur de leurs échanges intellectuels 67

Chapitre 2 : L'influence intellectuelle existant entre Harriet Taylor et John Stuart Mill 68

Section 1 : L'influence d'Harriet Taylor sur la pensée millienne 68

Section 2 : L'influence d'Harriet Taylor dans l'engagement de John Stuart Mill 69

Conclusion du titre premier 70

Titre deuxième : Une défense pragmatique, l'utilisation de la presse écrite 71

95

Chapitre 1 : Une dénonciation commune de l'injustice des tribunaux envers les femmes 71

Section 1 : La question de la garde des enfants 72

Section 2 : La question des violences conjugales 74

Chapitre 2 : Les dénonciations « propres » à John Stuart Mill 75

Section 1 : La poursuite de la dénonciation des violences conjugales 75

Section 2 : Des critiques présentes dans les essais comme dans les articles de John Stuart Mill 77

Conclusion du titre deuxième 78

Titre troisième : Un activisme opiniâtre dans le domaine politique 79

Chapitre 1 : Une argumentation théorique en faveur du suffrage féminin 79

Chapitre 2 : Les actions de John Stuart Mill en faveur du suffrage féminin durant son mandat 82

Conclusion du titre troisième 85

Conclusion de la troisième partie 85

Conclusion du mémoire 87

Bibliographie 89

Table des matières 92






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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci