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Le jeu d'acteur à  l'épreuve de l'analyse du mouvement


par Mona Dahdouh
Université Paris VIII - Master Danse  2021
  

Disponible en mode multipage

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Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis

Master Arts mention Danse

LE JEU D'ACTEUR

À L'ÉPREUVE DE L'ANALYSE DU MOUVEMENT

REGARDS SUR LA GESTUALITÉ

SUJET : À travers la captation vidéo de répétitions de l'Acte I scène 2 de Richard III dans le cadre de la recherche de Laurent Berger sur le jeu d'acteur: les enjeux de l'analyse du mouvement dans la gestualité des acteurs.

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Mona Recordier Dahdouh
Sous la direction de Julie Perrin
Septembre 2021

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REMERCIEMENTS

Je remercie Julie Perrin pour son accompagnement tout au long de l'année, et l'ensemble de l'équipe de professeurs du département Danse de Paris 8.

Je remercie Laurent Berger pour le partage des vidéos qui m'ont permis d'écrire ce mémoire, ainsi que pour sa disponibilité et sa bienveillance.

Je remercie ma famille et mes amis pour leur soutien, leur écoute et leur présence.

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PRÉFACE

En 2019, le département Danse de l'université Paris 8 a été une ouverture sur deux mondes : celui de la Recherche, et celui des études en danse. Issue d'une formation théâtrale, je ne connaissais la danse qu'à travers une pratique amateur. La découverte des techniques somatiques, d'une histoire et d'une pensée du geste a résonné avec mes débuts dans l'expérience théâtrale.

Je sentais un lien créateur entre les exercices d'exploration de soi et la création d'un personnage dont les traits se précisent en répétition. Le détour par le corps et la sensation permettait d'éviter des tentatives d'imitations qui auraient pu avoir lieu après des indications d'ordre psychologiques ou concernant des états émotionnels. Après quelques mois entre mes répétitions et les ateliers à l'université, je compris que se trouvait potentiellement, au coeur de ces nouvelles perspectives sur le mouvement, le point de départ de mon sujet de mémoire dans le cadre du Master Danse.

J'ai contacté une compagnie parisienne pour participer à leur résidence de création en tant qu'observatrice mais un mois avant le début de la résidence la France a été confinée. Au cours d'une discussion informelle, j'ai appris que mon ancien professeur de théâtre Laurent Berger menait plusieurs laboratoires dans le cadre d'une recherche sur le jeu d'acteur, et me proposait de récupérer des vidéos de ce travail.

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RÉSUMÉ

En traversant trois approches sur le geste (son fondement, sa symbolique et les interactions qui le composent), ce mémoire questionne le sens de la gestualité des acteurs lors d'un processus de création d'un spectacle à partir d'un texte dramatique. En considérant la gestualité des acteurs comme une entrée de lecture de leur jeu, il questionne la signification des gestes effectués lors des répétitions, mais aussi leur origine et leur direction, les intentions qui y sont associés et leur portée esthétique sur l'oeuvre en construction. En utilisant la méthode d' analyse du mouvement dans son potentiel expressif et relationnel, dans la lignée du danseur Rudlof Laban, ce travail propose d'observer les répétitions d'un Laboratoire sur le jeu d'acteur en Uruguay mené par le chercheur Laurent Berger. À travers l'étude de leur organisation posturale, de leur tonicité et de la structure symbolique qui orientent leurs gestes, la réflexion tend à expliquer que leur gestualité est d'une part l'expression de leur singularité, et d'autre part qu'elle dépend des interactions et des conditions spatio-temporelles du déploiement de leur geste pendant les répétitions. La gestualité des acteurs ne remplace pas le propos du texte mais l'enrichit, car elle en révèle certaines subtilités et peut l'actualiser sans le trahir. Ce langage est composé d'éléments signifiants issus de la corporéité des acteurs comme leur état de corps, leur tonicité ou encore leur organisation gravitaire.

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AVANT-PROPOS

Le corps de l'acteur au théâtre: de Antonin Artaud à l'Anthropologie Théâtrale1

Observer et analyser le corps et le geste de l'acteur au théâtre s'inscrit dans une recherche particulière, développée tout au long du XXème siècle en Europe par plusieurs chercheurs et praticiens de cette discipline. Antonin Artaud dans son ouvrage Le théâtre et son double, en s'appuyant sur sa découverte personnelle du théâtre oriental et notamment du théâtre balinais2, revendique un théâtre dans lequel les signes remplaceraient les mots3. Il considère donc le théâtre en tant qu'expérience sensible que les mots ne sauraient traduire. Pour lui, la mise en scène est un «langage dans l'espace et en mouvement»4. En refusant la représentation au profit de l'instantané et de la production d'affects, il resserre l'enjeu de la création théâtrale autour de l'acteur en mouvement sur une scène. En revendiquant un rapport direct entre l'acteur et le spectateur, il déconstruit l'intérêt de tout intermédiaire en allant jusqu'à supprimer le personnage de théâtre «pour laisser la parole aux forces de la vie et de la mort à travers le corps de l'acteur»5. En France, Antonin Artaud ouvre le regard vers une autre manière de jouer et de penser le jeu, et notamment à partir des éléments biologiques et anatomiques de l'acteur. Dans son texte «Un athlétisme affectif»6, il écrit qu'un acteur peut accéder à un sentiment par son souffle. Comme un athlète qui doit connaître le fonctionnement de son corps pour l'utiliser de manière efficace, l'acteur doit savoir utiliser son souffle de la bonne manière en fonction du sentiment exprimé, pour mouvoir son corps de la meilleure façon à travers la scène.

Quelques décennies plus tard, Jerzy Grotowski, jeune metteur en scène, précise cette impulsion en créant en 1959 à Opole en Pologne le «Théâtre Laboratoire». Il recentre la pratique du théâtre autour du jeu d'acteur, et le jeu d'acteur autour de l'action physique.

Celle-ci est directement liée à l'émotion. Le développement de l'art cinématographique puis

1 Étude de l'homme dans ses comportements en situation de représentation

2 Théâtre masqué traditionnel balinais. Un théâtre basé sur une gestuelle codée et des mouvements expressifs. En 1931, A.Artaud découvre ce théâtre à l'Exposition coloniale internationale, et s'inspire de cette expérience pour fonder ces théories théâtrales.

3 Le terme « signe » est complexe et renvoie à plusieurs terminologies. Comme A.Artaud dans «Sur le théâtre balinais», nous l'utilisons ici comme un élément perceptif qui rend «inutile toute traduction dans un langage logique et discursif». Dans Le théâtre et son double, folio essais, 1964. p.83

4 Antonin Artaud, « La mise en scène et la métaphysique », op.cit p.69

5 Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994, p.10

6 Texte de 1938 publié dans Le théâtre et son double, folio essais, 1964. p.199

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télévisuel le mène à revendiquer le théâtre comme le seul lieu permettant une relation directe entre l'acteur et le spectateur. La prise en compte de cette relation privilégiée, permise par le temps et le lieu du spectacle-vivant, semble essentielle pour l'analyse du jeu d'acteur par la gestualité. Grotowski créé des exercices destinés à réveiller la mémoire du corps de l'acteur pour retrouver des sensations et un «patrimoine gestuel enfoui»1. Il s'agit donc pour l'acteur d'exprimer, au sens de «faire sortir», et non de représenter un personnage ou une situation.

Dans la même lignée, Eugenio Barba reprend ce travail sur le jeu d'acteur, notamment en fondant l'I.S.T.A2 en 1979. Cette institut entend, à travers des sessions de travail pratique et réflexif rassemblant des professionnels du monde entier, dégager des principes et des règles dont l'acteur occidental peut tirer profit en «maîtrisant sa propre expressivité»3. Il prend l'acteur comme fondement de l'art théâtral, et part du postulat que l'homme utilise sa présence physique et mentale selon des principes différents dans un contexte de représentation que dans sa vie quotidienne. Il propose «l'étude du comportement pré-expressif de l'être humain en situation de représentation organisée»4, comportement au fondement de l'incarnation. Il s'agit d'analyser le comportement de l'acteur avant même qu'il ait l'intention d'exprimer quelque-chose: c'est ce qu'il appelle le «pré-expressif». Cela permet, loin de considérer le spectacle comme un produit, de «comprendre comment on y est parvenu, par quel utilisation du corps-esprit»5. En effet, «il faut bien que l'acteur avant de représenter ceci ou cela soit en tant qu'acteur»6. Par l'étude du pré-expressif, en associant le geste et l'action directement au corps de l'acteur dans les répétitions, avant même la représentation d'une fiction, Barba décale le regard sur le travail de l'acteur.

Cette réflexion sur le corps dans le champ du théâtre rencontre des recherches et des méthodes dans d'autres disciplines de l'art vivant, notamment la danse. Les conditions de présence des danseurs et de mise en danse sont aussi étudiés, sans omettre que ces analyses visent à terme à créer un spectacle.

1 Aurore Chestier, « Du corps au théâtre au théâtre-corps », Corps, 2007/1 (n° 2), p. 105-110

2 Institut International d'Anthropologie Théâtrale

3 Raymonde Temkine, « BARBA EUGENIO (1939- ) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 20 juillet 2021. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/eugenio-barba/

4 Selon lui, le «niveau pré-expressif» du travail de l'acteur est ce qui permet par la suite de travailler un personnage au niveau expressif. Il s'agit de «modeler la qualité de son existence scénique». Eugenio Barba. Le canoë de papier, Traité d'Anthropologie Théâtrale. L'Entretemps, coll. « Les voies de l'acteur ». 1993. p.30

5 Ibid. p.167

6 Ibid. p.164

«L'acteur n'exécute pas, mais s'exécute, interprète pas mais se pénètre, raisonne pas mais fait tout son corps résonner. Construit pas son personnage, mais s'décompose le corps civil maintenu en ordre, se suicide. C'est pas d'la composition d'personnage, c'est de la décomposition de la personne, d'la de décomposition d'l'homme qui se fait sur la planche»

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Valère Novarina, Le théâtre des paroles, Paris, 1989. p.24

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INTRODUCTION

«Eve, notre mère originelle, en cueillant le fruit de l'arbre de la connaissance, fit un mouvement dicté et par un dessein tangible et par un dessein intangible. (...) Une actrice peut-elle représenter Eve cueillant un fruit sur l'arbre de telle manière qu'un spectateur ignorant l'histoire biblique prendra conscience de ses deux desseins, le tangible et l'intangible?»1

Dans l'introduction de sa Maîtrise du mouvement2, Rudolf Laban, chorégraphe et théoricien de la danse, s'interroge sur l'importance de la gestualité des acteurs dans un spectacle vivant: comment transmettre au spectateur les desseins des personnages? Dans le cadre de la recherche de Laurent Berger sur le jeu d'acteur, nous nous sommes donné la tâche d'analyser les gestes et mouvements des acteurs en création, interprétant les personnages Richard III et Lady Anne dans la scène 2 du premier acte de la pièce de Shakespeare. Et ce, en usant de théories et méthodes de l'analyse du mouvement, à travers la captation vidéo des répétitions.

La gestualité

L'attitude gestuelle questionne le sens des mouvements du corps. Un mouvement est, selon le danseur et penseur Hubert Godard, un «phénomène relatant les stricts déplacements du corps dans l'espace»3. En revanche, le geste est un mouvement accompagné de «sa portée symbolique»4. La portée symbolique du geste tel qu'il sera étudié dans cette étude se trouve dans l'attitude générale, échappant à la « volonté » de l'acteur. Cette acception se distingue d'une approche commune, qui associerait le geste à l'intentionnalité du mouvement, particulièrement aux membres et à la tête5.

Cette considération sur le geste est en lien aussi bien avec une réflexion sur le corps issue de la phénoménologie, développée par le philosophe Michel Bernard, qu'avec des études biologiques et neurologiques autour de l'aspect fondateur des gestes dans l'évolution et la vie

1 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement. Actes Sud, l'Art de la danse. 1994. p.19

2 C'est le dernier ouvrage de R.Laban, décrivant sa pensée concernant le mouvement expressif.

3 Hubert Godard, « Le geste et sa perception » dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995.

4 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

5 « Mouvement du corps, principalement de la main, des bras de la tête, porteur ou non de signification » dans le Larousse en ligne. URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/geste/36848. Consulté le 06/07/2021

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d'une personne en général.

La gestualité des acteurs

Tout d'abord, un acteur est, d'après son étymologie latine (actor), celui qui agit, et selon le Larousse en ligne1, une personne qui représente un personnage dans une pièce de théâtre ou un film. Pour le chercheur Patrice Pavis dans le Dictionnaire du théâtre, «il est à la fois celui qui est signifié par le texte [...] et celui qui fait signifier le texte d'une manière nouvelle à chaque interprétation». Ce paradoxe entraîne dans le travail du comédien un double mouvement entre l'interprétation du texte et l'incarnation d'un personnage à partir de son propre corps. La distinction entre «interprétation» et «incarnation » est proposée par le chercheur Robert Abirached dans La crise du personnage dans le théâtre moderne. Pour lui «l'acteur donne corps au personnage: ossature, coffre, peau, visage, voix, geste [...]. L'incarnation est en même temps approche et distance, prise de possession et dérobade»2, alors que l'interprétation est définie par la transposition «d'un système de signes3 à un autre» des «intentions de l'auteur»4. Ainsi donc, nos acteurs navigueront sans doute entre interprétation et incarnation, une observation qui sera un des objets principaux de notre travail. En effet, pour interpréter un texte dramatique, l'acteur use nécessairement de gestes au sens où nous l'avons défini, puisque ses mouvements sont signifiants dans le contexte esthétique dans lequel il travaille. Cependant, la gestualité de l'acteur dépasse sa « gestuelle » en tant qu'usage de gestes dans le but de servir un texte ou un personnage. Elle n'est pas l'illustration d'un propos mais se travaille et se perçoit en tant qu'élément activant de la fiction.

L'analyse du mouvement

«Le spectateur peut bien se demander si ce mouvement, apparemment sans but objectif, a été fait pour révéler certains traits de l'humeur d'Eve ou de son caractère. (...) Par ailleurs, plusieurs mouvements concordants, comme le maintien et la marche d'Eve avant le geste vif de saisie, offriront des indications additionnelles et plus claires sur sa personnalité»5.

1 URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/acteur/885. Consulté le 06/07/2021

2 Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994, p. 68 et 71

3 Un système de signes est un langage.

4 Robert Abirached, op.cit. p.73

5 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, traduit de l'anglais par Jacqueline Challet-Haas et Marion Bastien, Actes Sud, 1994, p.20

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Selon l'analyste du mouvement Rudolf Laban, comprendre le personnage d'Eve nécessite d'observer son maintien, sa marche, et la vivacité de son geste. Il définit dans le même ouvrage la pensée motrice comme «accumulation, dans l'esprit de chacun, d'impressions d'événements, pour laquelle manque une nomenclature.»1 Son analyse du mouvement examine les impulsions et les dynamiques qui donnent naissance et vie au mouvement du danseur dès le XIXème siècle. Dans la seconde moitié du XXème siècle, Laban propose, entre autre, un système de lecture du geste qu'il nomme «Effort» et qui prend en compte la qualité du geste effectué, c'est-à-dire «les modalités de l'attention mises en jeu chez le danseur»2, son «investissement énergique, sa couleur, ses transformations dynamiques»3.

C'est à partir de cette mouvance, avec des préoccupations différentes, qu'au début des années 1990, que les danseurs Hubert Godard et Odile Rouquet fondent la discipline de l'Analyse Fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé (AFCMD). Instituée dans le cadre de la création du Diplôme d'État de professeur de danse, elle est fondamentalement liée à l'évolution de la discipline de la danse et à la formation du danseur. Cependant, elle ne s'intéresse que peu aux techniques du geste dansé, puisqu'elle privilégie dans son approche son potentiel expressif et relationnel. Elle utilise des outils venant de différentes disciplines pour lire et analyser le geste : la biomécanique, l'anthropologie, la psychanalyse, l'Histoire, etc. À partir des croisements de ces savoirs autour du corps humain et ses mouvements, elle s'interroge sur les fondements d'un geste et les forces qui le déploient, afin de l'interpréter. Hubert Godard affirme que «la moindre variation de la partie du corps qui initie le mouvement, les flux d'intensité qui l'organisent, la manière qu'a le danseur d'anticiper et de visualiser le mouvement qu'il va produire, tout cela fait qu'une même figure ne produira pas pour autant le même sens».4 Sur ces questions, cette étude s'appuie particulièrement sur le récent ouvrage Vu du geste: Interpréter le mouvement dansé de la chercheuse en danse Christine Roquet.

À partir de ces théories, l'analyse du mouvement propose plusieurs outils de lecture du geste, dont nous tenterons de nous emparer pour analyser la gestualité des acteurs. Ces outils concernent par exemple la dynamique du geste, son fondement, son amplitude dans l'espace et

1 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, traduit de l'anglais par Jacqueline Challet-Haas et Marion Bastien, Actes Sud, 1994. P.39-40.

2 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.131

3 Ibid.

4 Hubert Godard, « Le geste et sa perception » dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995.

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dans le temps, son orientation et l'engagement tonique qui le conditionne.

Les enjeux

Un enjeu est, comme son nom l'indique, ce que l'on «met en jeu», dans le cadre d'une activité ludique ou d'une compétition. C'est donc une prise de risque qu'on appelle un pari. Mais un pari malgré tout raisonnable et mesuré, puisque notre étude sera, somme toute, le fruit de diverses lectures spécifiques, d'observations des gestes des acteurs, ainsi que d'une réflexion. C'est ce qui se joue généralement dans une entreprise bien organisée qui engage quelque chose de précieux, et qui entraîne l'instigateur vers une issue certes incertaine, mais non moins avisée. C'est aussi une sorte de «mise en jeu», comme le revendique le metteur en scène italien Giorgio Barberio Corsetti lorsqu'il explique le choix scénographique de faire jouer ses comédiens sur un sol incliné dans sa mise en scène de La famille Schroffenstein : «il faut aussi qu'il y ait une mise en jeu physique.(...) Il y a quelque-chose de l'ordre de l'émotion qui se transmet, c'est du risque, de la mise en jeu justement... on appelle ça ''jouer''»1. Nos efforts dans la mise en place d'une méthode se basant sur des outils empruntés à la fois à une théorie ancienne telle que celle de Rudolf Laban (LMA), et l'AFCMD, pourraient aussi bien résoudre de façon nuancée les problèmes que nous allons rencontrer, ou nous mener inexorablement vers une impasse. Passer par l'analyse du mouvement pour observer la gestualité des acteurs répétant une scène de Shakespeare nous conduirait à voir ce qu'on ne voit plus, par habitude. Une telle approche sur le geste des acteurs permettrait alors de laisser plus d'espace, dans l'analyse esthétique et peut être dans la création, à la dynamique des mouvements des acteurs dans l'espace. À partir de sa définition de la «corporéité spectaculaire», c'est à dire du corps de l'artiste dans un contexte de représentation, le philosophe Michel Bernard nous enjoint à regarder le jeu d'acteur à partir de catégories interprétatives liés à sa gestualité : l'étendue et la diversification du champ de visibilité, l'orientation, la posture, les attitudes, les déplacements, les mimiques et la vocalisation. Sans nous pencher sur chacun des opérateurs de la pragmatique corporelle2, nous utiliserons cette théorie en tant qu'elle nous mène à développer une «autre forme d'approche et d'analyse du théâtre et de la danse»3. Nous croiserons les différents regards qui gravitent autour de cette pensée du geste en nous plongeant dans l'expérience singulière de l'observation et de l'analyse

1 https://youtu.be/reOa1FgrOC0. Consulté le 20/07/2021

2 La « pragmatique corporelle » étudie le mouvement corporel en tant qu'il est compris dans un contexte spatio-temporel, et relatif à la personne qui se meut.

3 Michel Bernard, « De la corporéité comme ''anticorps'' », De la création chorégraphique. CND, 2006. p.23

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du «Théâtre Laboratoire» 1 de Laurent Berger.

La recherche de Laurent Berger

Laurent Berger est maître de conférence en «Arts du spectacle parcours Théâtre et Spectacle vivant» à l'Université Paul Valéry de Montpellier. Il est aussi metteur en scène et chercheur dans le domaine de la création théâtrale contemporaine. Spécialiste de Shakespeare, il dirige une recherche portant sur le jeu d'acteur depuis décembre 2019 au sein de «l'institut de recherche en musique et arts de la scène» de La Manufacture2 à Lausanne: «Être et jouer» - Systèmes et techniques du travail de l'acteur contemporain ». Les transformations du théâtre occidental au XXème siècle ont souvent été accompagnées d'avancées significatives de la théorie théâtrale, et c'est dans ce contexte que se situe son travail de recherche. Il interroge ainsi les techniques de l'acteur et les processus de création, éclairant sous un jour nouveau «la question de jeu et non jeu, de présence réelle ou fictionnelle de l'acteur et de distance entre l'interprète et l'acte»3. Cette recherche a pour but d'actualiser les théories de direction et de jeu d'acteur, notamment en organisant des « workshop théâtre »4 dans divers pays (France, Suisse, Canada, Uruguay...).

La session étudiée se déroule à Montevideo en août 2020. Participent à cette expérience les comédiens uruguayens Luis Pazos et Florencia Zabaleta, le chercheur Laurent Berger qui se place alors dans une posture de metteur en scène, ainsi que des observateurs de l'équipe de recherche assistant la mise en scène ou prenant en notes le déroulement de la séance.

Acte I scène 2 de Richard III

Dans ses pièces historiques, Shakespeare retrace le conflit des familles royales Lancastre et York pendant la guerre des Deux-Roses: Édouard IV destitue Henri VI en le faisant tuer lui et son fils Édouard de Westminster, par son frère Richard. La première scène s'ouvre sur un monologue du personnage éponyme exposant la situation ainsi que ses intentions de prendre le pouvoir sur son frère Édouard de Westminster (Édouard IV) par tous

1 Expression issue du travail de Jerzy Grotowski en 1959.

2 La Manufacture, Haute école des Arts de la Scène

3 Extrait de la présentation sur le site web de La Manufacture.URL : https://www.manufacture.ch/fr/4466/Etre-et-jouer-Systemes-et-techniques-du-travail-de-l-acteur-contemporain. Consulté le 6/07/2021

4 Il s'agit de mettre en évidence le processus de création et l'évolution du travail de construction par les acteurs et le metteur en scène.

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les moyens. Au début de la deuxième scène, Lady Anne, veuve de ce dernier, se lamente sur sa tombe. Richard, qu'elle insulte et à qui elle conjure de partir, tente de la séduire jusqu'à la persuader de son amour, au point qu'elle accepte de l'épouser. Par sa situation d'une cocasserie tragique, cette scène ambiguë se prête particulièrement à l'analyse sur le jeu des acteurs, autant pour la recherche de Laurent Berger, que pour notre étude.

Les captations vidéo

Notre matériau d'observation se constitue de captations vidéo: huit sessions d'une durée d'environ une heure sont contenue dans six extraits que nous analyserons plus précisément. Les vidéos témoignent de l'évolution des répétitions, mais aussi de la confrontation des acteurs avec un «public témoin» pendant la dernière séance, marquant la fin du Laboratoire. Elles sont destinées initialement à être visionnées dans le cadre privé du «Laboratoire» pour une autre étape de la recherche de Laurent Berger. C'est un enregistrement sans montage, avec un angle de vue assez neutre afin de nous plonger dans cette expérience malgré la distance qu'impose l'image vidéo. En tant qu'outil de recherche, la vidéo nous permettra d'analyser le geste avec précision ainsi que les indications du metteur en scène, pour pouvoir nous poser les questions adéquates, d'abord à partir d'une méthode d'«observation flottante»1. Le premier extrait, issu du premier jour de répétition, le 18/08, est une lecture à la table d'une tirade de Lady Anne par la comédienne Florencia Zabaleta. Dans l'extrait 2 (24/08) et l'extrait 3 (28/08), les acteurs sont sur scène. Ils durent environ une minute 30 et témoignent de la construction d'une conflit entre les personnages. L'extrait 4 dure environ une minute et est issu de la présentation en public du 29/08, tout comme l'extrait 5 qui nous en offre un échantillon de deux minutes. Enfin, l'extrait 6 témoigne, sur quatre minutes, d'un exercice de jeu basé sur la distanciation de l'acteur à son personnage.

À travers l'analyse des gestes extraits des captations vidéo, il s'agira donc de mettre à l'épreuve le jeu d'acteur en général, à l'aide d'outils de l'analyse du mouvement. En effet, le fondement du geste de l'acteur ainsi que les forces qui le déploient dans une expression esthétique théâtrale restent un mystère, et ce laboratoire permettrait peut-être d'en manier

1 Méthode utilisée en Anthropologie et développée par Colette Petonnet dans Espaces habités. Ethnologie des banlieues. Paris, Galilée. p.39 : « elle consiste à rester en tout circonstance vacante et disponible, à ne pas mobiliser l'attention sur un objet précis, mais à la laisser "flotter" afin que les informations la pénètrent sans filtre, sans a priori, jusqu'à ce que des points de repère, des convergences, apparaissent et que l'on parvienne à découvrir des règles sous-jacentes. »

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rationnellement, dans les limites du possible, les subtilités. Si l'on suit la pensée de Laban, toujours dans l'introduction de La maîtrise du mouvement, «un caractère, une atmosphère, un état d'esprit ou une situation ne peuvent être réellement représentés sur scène sans le mouvement et sans sa force d'expression inhérente. Les mouvements du corps, y compris ceux des organes de la voix, sont indispensables à la représentation scénique».1 Une certaine attention au geste des acteurs pourrait alors conduire à repérer les modalités de l'expressivité de ces mouvements, et peut-être à analyser l'enjeu esthétique de cette expressivité. Il ne s'agirait ni d'extrapoler le sens des gestes des acteurs, ni de le réduire, mais d'explorer le terrain du jeu des acteurs de ce Laboratoire afin de tenter d'y trouver un angle de regard et de lecture assez ouvert pour nourrir la réflexion. Cette méthode d'étude du geste du danseur, et comme expression esthétique du corps en mouvement, pourrait alors nous permettre, dans une certaine mesure, de mener une recherche adéquate sur le jeu d'acteur au théâtre à partir de sa gestualité. Loin d'être entendue comme un «ensemble de gestes considérés sur le plan de leur signification symbolique ou de leur valeur d'accompagnement du discours»2, la gestualité est pour nous une entrée dans la lecture du jeu des acteurs permettant de poser la question du lien entre les mouvements du corps et le sens esthétique, dans le cadre de la création d'une oeuvre théâtrale. Grâce aux divers outils disponibles dans diverses théories comme l'AFCMD, l'Analyse du Mouvement de Laban, ou les théories de la corporéité dansante3 et spectaculaire, nous pourrions nous approcher, par notre observation de ce cas de Laboratoire, d'une conclusion acceptable concernant la question du sens de la gestualité des acteurs dans la création d'une forme théâtrale.

Nous allons d'abord porter notre regard sur le fondement des gestes des acteurs au cours de ce Laboratoire, comprenant l'origine et la direction de ces gestes. Ensuite, nous mettrons en évidence les fonctions symboliques de la gestualité pendant la création de la scène qui nous concerne. Et enfin nous nous attarderons sur ce qui nous apparaît comme primordial, à savoir les interactions gestuelles entre les différents participants au Laboratoire et qui jalonnent la création de la scène, jusqu'à sa représentation en public.

1 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, traduit de l'anglais par Jacqueline Challet-Haas et Marion Bastien, Actes Sud, 1994, p.21

2 Définition de la gestualité selon le Larousse en ligne.

URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/gestualit%C3%A9/36857. Consulté le 06/07/2021

3 Théorie de Michel Bernard, dans De la création chorégraphique, CND Pantin. 2006. À la page 120, il la définit comme un « dialogue incessant et conflictuel avec la gravitation », et une «dynamique de métamorphose incessante déterminée conjointement par un jeu auto affectif ou auto réflexif permanent de tissage et de détissage de la temporalité». Elle est donc un dialogue du corps avec le temps et le poids.

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I- LE FONDEMENT DES GESTES AU COURS DU

LABORATOIRE

«Le corps, la voix, le texte, les émotions et la technique peuvent-ils encore être considérés
comme des territoires séparés dont on aurait le choix ou non de privilégier l'expression?»1

C'est en s'inspirant de la démarche du philosophe François Jullien et en reprenant son concept d'écart que l'étude revendique l'utilisation de méthodes issues du champ de la danse pour comprendre des événements théâtraux. En effet, les gestes ne sont pas un «territoire séparé» des autres éléments de la création. À propos de sa méthode d'analyse anthropologique, Eugenio Barba parle d'une «stratégie du détour permettant de repérer ce qui est nôtre à partir de l'expérience de ce qui est autre».2 François Jullien quant à lui, explique l'intérêt de prendre le risque de regarder ce qui est usuellement «indifférent»3 à une culture ou une discipline et ainsi revendique un «dépaysement de la pensée»4. Il s'agit de remettre en questions des partis pris tellement ancrés qu'ils deviennent des impensés.

Selon la chercheuse en théâtre Anne Ubersfeld, la gestuelle d'un acteur peut être découpée en «signes théâtraux5». Utiliser les méthodes d'analyse du mouvement permettrait de décaler l'interprétation de «la gestuelle d'un acteur»: il ne s'agirait alors non pas de découper le geste en signes pour le comprendre, mais d'observer la dynamique de ce geste, les forces qui le déploient, de son origine à son aboutissement. Ainsi, nous montrerons comment la gestualité se déploie, c'est-à-dire se développe dans toute son extension, et révèle une singularité de l'acteur. Pour cela, nous explorerons la manière dont les gestes évoluent au cours du Laboratoire en particulier, ce qui nous permettra de comprendre quelles dynamiques de gestes observer pour l'analyse. À travers les extraits 2,3 et 4 des répétitions, nous étudierons alors l'expressivité des gestes des acteurs en s'emparant du concept de «fonction tonique» puis la singularité de ceux-ci à travers l'étude de leur posture.

1 Odette Guimond. « L'éducation somatique et le mouvement au théâtre: la méthode Feldenkrais. » L'Annuaire théâtral, 1994. p.99-106. https://doi.org/10.7202/041215ar

2 Eugenio Barba. Le canoë de papier, Traité d'Anthropologie Théâtrale. L'Entretemps, coll. « Les voies de l'acteur ». 1993. p.31

3 François Jullien. « L'écart et l'entre. Ou comment penser l'altérité? » 2012. ffhalshs-00677232f. Consulté le 21/07/21. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00677232.

4 Ibid.

5 Elle définit le terme signe théâtral: « un stimulus produisant non seulement des effets de reconnaissance et d'intellection mais des réactions affectives et/ou physiques », dans Louise Vigeant, « À l'école du spectateur : entretien avec Anne Ubersfeld » dans la revue Jeu (27), p.38-51. 1983.

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1) Extraits 2, 3 et 5: l'évolution de la gestualité des acteurs.

Ces trois extraits illustrent l'évolution de la gestualité des acteurs Florencia Zabaleta et Luis Pazos sur six jours. Il s'agit d'un dialogue d'une minute situé vers le milieu de la scène. Celui-ci est un tournant dans la scène: en quelques répliques la scène de conflit devient scène de séduction. Au début de l'extrait, Richard admet les sentiments amoureux qu'il porte pour Anne qui en est outrée.

L'évolution de la gestualité des acteurs en répétition découle de l'évolution de l'appropriation de Florencia et Luis de leur propre personnage et de leur rapport à leur partenaire. Il s'agit d'observer cette évolution dans son contexte intradiégétique (le texte et la situation dramatique), comme extradiégétique (le contexte de répétition). Pour cela, nous expliquerons d'abord la méthode de création de Laurent Berger, ce qui nous permettra d'analyser l'évolution gestuelle des acteurs sous plusieurs axes : les différents déplacements des acteurs dans l'espace et leurs orientations corporelles sur scène par rapport à leur axe central: en flexion, en extension ou en torsion. Cette grille de lecture s'appuie sur l'outil AFCMD du schéma fonctionnel, consistant à distinguer les différents éléments anatomiques à la source de chaque mouvement. Ainsi, il permet une lecture du corps en fonction de deux référents: l'axe horizontal (le sol) et l'axe vertical (la ligne gravitaire). Nous relèverons alors les différents états de corps des acteurs au fil du Laboratoire. Ce terme est issu du champ de la danse, et plus particulièrement de la sensation du danseur et désigne «une certaine disposition sensorimotrice»1 du danseur. En l'utilisant dans le cadre de l'analyse de la gestualité des acteurs, on fait résonner la volonté de Laurent Berger de travailler la scène sans ne fixer aucun élément formel.

a. Le refus de fixer la forme.

Tout au long du Laboratoire, Laurent Berger refuse de construire une partition physique pour/avec les acteurs. Durant le Laboratoire, rien n'est jamais écrit, sauf le texte qui doit être interprété avec précision. Comme nous l'avons observé, les gestes effectués, incluant les déplacements, les regards et les orientations du corps, peuvent changer chaque jour, et ce jusqu'à la présentation. Pour le metteur en scène, il faut prendre le risque à chaque séance de construire à nouveau la scène. Dans l'entretien que nous avons mené avec Laurent Berger, il

1 Christine Roquet. Vu du geste, « Interpréter le mouvement dansé ». Édition CND, 2020.p.154

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en parle comme une des difficultés principales pour les acteurs : «Il faut donner à l'acteur suffisamment d'éléments pour que le jeu soit possible, mais suffisamment peu pour que le jeu ne soit pas déterminé»1.

«Le fait d'avoir cette diversité fera qu'il se sentira libre s'il est suffisamment inspiré, au moment de jouer, de choisir une autre option qui n'aurait pas été préparée. Mon travail consiste à ce qu'il se fasse confiance d'abord pour pouvoir ensuite, moi, faire confiance en ses choix.»2

Selon le chercheur-metteur en scène, il s'agit donc de faire confiance à l'acteur dans sa capacité à sentir la meilleure action à déployer pour chaque session de jeu. La manière de diriger de Laurent Berger diffère d'une méthode qui passerait par l'indication formelle concernant les actions et les gestes qui les composent. Cela demande aux comédiens de développer une certaine image intéroceptive3 de leur corps pour agir de la meilleure façon sans réfléchir. Refuser la mise en place d'une partition physique pendant les répétitions est une manière d'abandonner le contrôle de l'aspect formel d'un spectacle, et de revendiquer une part de créativité à l'acteur :

«Cela remet en cause l'idée que la composition physique du jeu puisse être imposée à l'acteur depuis l'extérieur, depuis une image qu'on lui transmet et qu'il est chargé d'exécuter.»4

On se rapproche alors d'une définition du jeu proche de celle qui caractérise une activité ludique : pour le chercheur en philosophie Jacques Henriot, «jouer c'est ne pas savoir où l'on va, même si l'on a soigneusement préparé son itinéraire et calculé ses effets»5. En effet, lors de l'entretien, Laurent Berger revendique une certaine désorientation créatrice pour l'acteur.

«Je ne m'intéresse pas tellement aux effets à court terme. Je donne des outils pour que l'acteur soit capable (...) de générer lui-même de la nouveauté.»6

1 Voir l'entretien en annexe

2 Idem

3 Sensibilité provenant de son propre corps.

4 Laurent Berger, « Répétition vs Entraînement », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 12 mai 2021, consulté le 30 juillet 2021. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=864

5 Jacques Henriot, Le jeu. PUF, 1969. p.54

6 Voir l'entretien en annexe

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Les exercices proposés dans le Laboratoire ne sont pas faits pour avoir d'effet direct. Le metteur en scène préfère que «ça se décante et que ça apparaisse deux jours plus tard»1. Il s'agirait de faire confiance également au temps du jeu en répétition, à la capacité de se mettre en état de jeu par le jeu lui-même. Laurent Berger souhaite éloigner l'acteur du résultat, pour le rapprocher de ses sensations, «créer des vides qu'il devra remplir sans reposer sur des rails»2.

Cette façon de diriger nous permet d'analyser les gestes avec des outils d'analyse du mouvement. Nous utiliserons en particulier les outils de R. Laban, basés en particulier sur la «pensée motrice» : selon lui, elle organise le mouvement dans ses processus et non dans les figures qu'il constitue. Il s'agit donc d'observer son déploiement, dans l'organisation de ses forces et dans ses accents.

b. Analyse comparative: un déploiement.

Ces trois extraits témoignent de l'évolution des gestes des acteurs qui constitue le déploiement d'une gestualité au fil des répétitions. Durant le laboratoire, certains gestes traversent les répétitions et d'autres partent à mesure que le jeu des acteurs se précise. Dans l'extrait 2, qui a lieu le 24/08, les deux acteurs commencent l'un en face de l'autre et de profil au public. Florencia est assise à l'extrémité gauche du banc, et Luis y est de l'autre coté, debout. L'extrait 3, issu de la répétition la veille de la présentation commence également par un face à face de chaque côté du banc. Lors de la présentation en public (extrait 5), ils commencent le dialogue de profil, debout, assez proche l'un de l'autre. Puis, dans l'extrait 2, le buste de l'acteur est penché vers elle, qui est droite, sa main droite sur sa cuisse droite et sa main gauche sur son visage. Elle a le regard vers le bas. Lorsqu'elle prend sa réplique, l'actrice penche à son tour son buste vers lui qui se redresse alors. Luis Pazos fait un geste qui disparaîtra dans les répétitions qui suivront: il serre son pantalon en faisant une légère torsion du buste et en se penchant vers elle. Dans un silence et face à la posture droite de Lady Anne, ce geste est révélateur d'une tension concentrée au niveau des mains, et d'un manque de stabilité. En rehaussant légèrement ses épaules, elle rit, et lui baisse la tête. Ce geste laisse la place, dans l'extrait 3, à une réplique sortie sans laisser de silence, et à une attitude plus résolue: ses poings sont serrés et immobiles, tout son corps est contracté. Lors de la présentation publique, si le geste de serrer son pantalon est absent, il a permis à Luis Pazos de

1 Voir l'entretien en annexe

2 Idem

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s'ouvrir la voie vers une attitude plus fragile de Richard III. En effet, ce geste connote une vulnérabilité, et peut être associé à une attitude enfantine. Ses appuis sont instables, il piétine et il détourne son regard d'elle mais son tronc reste orienté vers elle, ce qui crée une torsion de son buste. On retrouve le geste de la torsion, mais il est développé, appuyé par une maîtrise de l'ensemble du corps. En effet, si dans l'extrait 3 il s'approche de deux pas vers elle lorsqu'elle se penche vers lui en le défiant, lors de la présentation publique, il se recule d'un pas et piétine quelques secondes. Cet état de corps différent renvoie au spectateur la fébrilité du personnage à l'instant précédant sa déclaration d'amour.

Ainsi, notre lecture comparative révèle qu'une dynamique gestuelle ce déploie au fil des répétitions. La théorie de « la pensée motrice » développée par Rudolf Laban à partir des deux états de corps aller vers et repousser1 qu'il considère comme les deux « attitudes fondamentales » du geste, développe une identité forte de la scène et du rapport avec son personnage. En effet, selon lui, «les sensations motrices (...) n'ont pas de propriétés objectivement mesurables et peuvent seulement être classées en fonction de leurs qualités, de leurs intensités et de leurs rythmes de développement»2. La deuxième partie de la scène3 est marquée dans les trois extraits par un avachissement de la posture de Florencia Zabaleta, qui est déjà assise dans l'extrait 2 (00:50), et qui s'assoit dans une attitude proche du repousser dans les deux autres4: mains vers le visage, bras entre les jambes, tête vers le sol. Dans l'extrait 5 il se rapproche alors d'elle de derrière, appuie ses mains sur le canapé et penche sa tête vers elle dans une attitude d'«aller vers». Dans l'extrait 2, elle se lève ensuite et se met face à lui, alors que dans l'extrait 3, elle ne se lève pas du canapé: il se retourne vers elle en penchant son buste et en tendant son bras droit vers elle. Lorsqu'il s'approche d'elle, elle se lève du banc avec un mouvement de recul. Elle lui répond en tournant la tête vers lui, alors que dans l'extrait 2 elle s'approche de lui lentement. Qu'ils les expriment avec leur buste, leurs bras, leurs mains ou leur visage, ces mouvements témoignent de la dynamique de séduction qui prend le dessus dans ce milieu de scène. Chaque geste qui se développe charge les personnages au cours des répétitions.

Bien que les attitudes corporelles varient au cours du Laboratoire, la dynamique de

1 Elles sont le fondement sur lequel s'appuie la théorie des huit actions élémentaires d'effort à partir desquelles Laban propose de lire le mouvement. Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, op.cit.p.106

2 Ibid. p.110

3 Nous la situons au moment où Richard se concentre sur sa déclaration d'amour à Lady Anne : à partir de « Mais douce Lady Anne/ Laissons cette âpre joute de nos esprits/ Et suivons une méthode un peu plus calme ».

4 Extrait 3 à 1:00 et extrait 5 à 00:51

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séduction se déploie évidemment en lien avec les répliques que les acteurs prononcent. Ainsi, lorsque Richard prétend pouvoir tuer pour passer une heure sur «son sein charmant», Luis Pazos (extrait 3, 1:26) la désigne avec ses mains, ses jambes fléchissent légèrement et son buste se courbe subtilement, comme pour s'incliner devant elle. Lors de la présentation publique, il se penche jusqu'à se déséquilibrer et poser ses genoux sur le canapé, continuant de se pencher vers elle. En utilisant les outils « Labaniens » d'analyse du mouvement, on observe que la gestualité est davantage définie par une dynamique de déploiement que par un système d'analyse des gestes considérés comme des signes théâtraux et dont la somme créerait une gestualité.

c. États de corps et mise en jeu.

En effet, ce qui se déploie est davantage lié à des états de corps qu'à des figures. Si nous regardons d'abord le geste de Luis Pazos consistant à mimer un combat d'épée1, nous voyons que dans l'extrait 2, il l'exécute en regardant le public et en le visant, puis il se tourne vers elle les bras ouverts, puis elle s'approche de lui lentement. Sa main droite est fermée et son coude exécute six mouvements de flexion et d'extension. Son bras est plutôt détendu et il n'y a pas vraiment d'engagement tonique global de sa part, pourtant la vitesse à laquelle il fait ces mouvements est assez élevée. Pendant cette répétition, il s'agit d'un geste d'illustration d'un propos. Pourtant le 28/08 (extrait 3), ce geste est remplacé par un geste qui n'est pas symbolique2, mais qui révèle un état de corps particulier de la part de l'acteur. Ici, la vitesse à laquelle bougent ses mains est dissociée de son état tonique: il avance vers le public de manière assez détendue. Tout se déroule comme si le geste de l'épée, apparu dans l'extrait 2, avait précédé un état de corps tendu que l'acteur réutilise dans l'extrait 3, au détriment du signe de l'épée. En même temps, cette attitude précise ce geste qui subsiste au cours du Laboratoire. Le 29/08, l'acteur fait le tour du canapé et le geste du combat d'épée en regardant le public, puis désigne le chiffre 1 avec son index en se retournant vers elle, le buste penché. Le geste symbolique revient mais l'engagement tonique de l'acteur est bien plus élevé que dans l'extrait 2.

De la même manière, alors que dans les premiers jours, Florencia semble être restée assez en dehors de la séduction dans son jeu (elle est assez statique et son axe central n'est ni

1 Ce geste accompagne la réplique « votre beauté qui me hantait dans mon sommeil/ Et me poussait à entreprendre la mort du monde entier »

2 Nous utilisons ici cet adjectif dans un sens usuel: en ce qu'il fait référence à un symbole commun, ici, l'action de trancher avec une épée.

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en flexion, ni en extension), à la fin du Laboratoire (extrait 3), son jeu est différent: elle se penche vers lui, s'approche plusieurs fois, puis lorsqu'il se penche vers elle en retour, elle le repousse mais en restant stable sur ses appuis (c'est son buste qui se penche vers l'arrière). Pendant la présentation de la scène, l'amplitude de l'attitude repousser semble atteindre son apogée lorsque Florencia repousse son visage de sa main après avoir ri. Ce geste ambigu, à la fois tendre et violent, reflète l'ambivalence du rapport entre les personnages à cet endroit du texte. Il est la conséquence des différents états de corps convoqués lors des répétitions. En fait, c'est la dynamique de son jeu global qui teinte les mouvements qu'elle effectue. En choisissant d'observer les états de corps des acteurs pour étudier les modalités de fabriquer du sens par le geste, nous faisons l'hypothèse que celui-ci se déploie dans le processus de jeu de l'acteur, et non en amont.

Christine Roquet nous apprend que dans les bals « l'état de danse émerge de la danse elle-même»1. Comme si danser amenait de fait une manière de penser «en mouvement». La manière de faire naître le mouvement des acteurs est en accord avec l'approche des penseurs des études du geste en danse. Ainsi, «la figure, la forme d'un geste nous aide peu à comprendre son exécution, et encore moins sa perception par le danseur et le spectateur»2. Les répétitions auraient alors pour enjeu de développer quelque chose que l'acteur aurait déjà en lui et qui serait déclenché par les répétitions. En parlant du passage de la lecture au jeu sur scène, Laurent Berger évoque le déploiement qu'il attend de l'acteur, en refusant de lui imposer une forme quelconque :

«Comme le ski ou le surf, après tu es capable de faire des sauts, parce-que toute cette chose-là était pratiquement incorporée à l'intérieur. Et ce n'est pas de la technique, c'est quelque-chose qui est neuronal, c'est une connaissance profonde du corps.»

Sur scène, par le geste, il s'agit pour lui de faire sortir quelque chose qui est déjà au centre des acteurs, «le moment où on joue». Il poursuit en précisant: «Et ce n'est pas ce qu'on appelle des automatismes, c'est le corps et l'esprit ensemble. Ce n'est pas la compréhension, c'est quelque-chose où tout est lié et ça nous appartient.»

Ça nous appartient, c'est incorporé... Dans ce laboratoire, la direction d'acteurs passe

1 Christine Roquet. Vu du geste, « Interpréter le mouvement dansé ». Édition CND, 2020. p.253

2 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

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par le constat que le personnage se déploie à partir de ce qu'est l'acteur. C'est comme si tout était déjà en lui en puissance, les répétitions permettraient alors de «déplier» cette énergie, pour reprendre l'étymologie du verbe «déployer». Alors, se concentrer sur la naissance d'un mouvement précis permettrait de relier la singularité d'un personnage incarné à la singularité de celui qui l'incarne. «Avoir de l'énergie pour un acteur signifie savoir comment la modeler» écrit E.Barba1. Le déploiement de cette énergie passe par la gestion tonique des acteurs et attribue alors une expressivité au geste.

2) Extrait 4: La fonction tonique, l'expressivité par la gestualité.

Le quatrième extrait dure 1 minute 19. Il est issu de la présentation en public qui achève le Laboratoire, et nous montre l'ouverture de la scène. Richard s'adresse à un personnage hors scène, et Anne l'interpelle, lui demandant avec fermeté de partir. À la vidéo, nous voyons la scène délimitée par un éclairage: un canapé est posé au centre en milieu/fond de scène, et un banc noir est posé au centre, plus proche du public. Lorsque l'extrait débute, Florencia Zabaleta se dirige au fond de la scène, de dos. Luis Pazos nous regarde en souriant. Il commence le texte en regardant une direction bien précise loin de lui et vers nous, et avançant son buste jusqu'à se déséquilibrer.

a. Analyse des états toniques des acteurs.

Cet extrait révèle une importante alternance entre deux états corporels intenses: le relâchement et la contraction. Active dès le début de la vie, la fonction tonique est ce qui permet à l'enfant de se retourner, c'est à dire de mettre en pratique sa première autonomie, sa première séparation avec la mère et distanciation avec le monde extérieur : car elle relève «en partie du moins (...) de l'organisation gravitaire»2. Elle implique les «gestes affectifs»3 du nourrisson fondamentalement lié au rapport affectif qu'il entretient avec son environnement. Ces éléments de l'ordre de la tonicité des interprètes en jeu révèle la capacité des méthodes d'analyse du mouvement à lire l'expressivité du jeu de ces acteurs uruguayens. En effet, à travers cet extrait nous observons le lien entre la tonicité des acteurs et la puissance expressive

1 Eugenio Barba. Le canoë de papier, op.cit. p.91

2 Hubert Godard. « Le geste manquant ». Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994.

3 Ibid.

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de leur geste. Ainsi, nous interrogerons le lien entre cette expressivité et le sens de la gestualité des acteurs. Il s'agirait pour eux de comprendre comment il se développe pour lui attribuer un sens particulier, qui soit mouvant et relatif au déploiement du geste.

L'engagement tonique peut être ciblé et concerner certains muscles ou le regard, ou global, et définir l'état de corps général d'un des acteurs. Nous observerons notamment les regards des acteurs et nous nous demanderons si leur vision est focale, c'est-à-dire si elle pointe une direction précise, ou périphérique si elle «englobe l'espace environnant»1 témoignant d'un état de corps plus détendu. Par exemple, quand Luis Pazos marche vers le public, le regard est focal. Pour lire les états toniques nous utiliserons les outils Labaniens issus du système Effort, en nous interrogeant en particulier sur le flux, libre ou contrôlé, et le temps, soudain ou soutenu des mouvements. Ce système permet de se poser la question de l'énergie convoquée par l'acteur dans le déploiement de son geste. À 00:10, Florencia est derrière le canapé et s'y appuie de manière détendue: le pied gauche posé dessus, le genou fléchi et le bras accoudé au genou, elle le regarde. À 00:24, Luis s'appuie sur sa jambe gauche et utilise sa main gauche pour récupérer le pistolet dans sa poche. De manière soudaine et contrôlée, il se contracte et s'avance rapidement vers l'avant-scène. Il sort du cadre, et nous voyons Florencia dans la même position alors que nous entendons Luis hors cadre. Lorsque Luis Pazos revient dans le cadre à 00:34, sa marche est plus fluide, moins rapide et plus détendue. Cependant, son regard est toujours aussi focal et ses yeux sont écarquillés. Il désigne le public du doigt plusieurs fois et de manière saccadée. Lorsqu'elle commence sa réplique, Luis s'éclipse du cadre en gardant les yeux écarquillés et son regard focal. Elle se redresse et se tourne vers lui de manière détendue jusqu'à 1:15, quand elle effectue un geste contrôlé qui demande la tension des ses membres (et ce jusqu'à ses doigts) mais aussi de son visage par les mimiques.

b. Expressivité et sens du geste.

À travers les changements d'états toniques des deux acteurs, une alternance entre deux attitudes de jeu est perceptible: l'accueil et le refus, les deux attitudes fondamentales qui orientent un mouvement. Ils témoignent de la dynamique de mouvement face à l'environnement dans lequel il s'effectue. Le passage de l'un à l'autre reflète une expressivité dans le jeu. Que le corps soit tendu ou détendu, plus l'engagement tonique est visible, plus

1 Christine Roquet. Vu du geste, op.cit. p.88

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l'expressivité est intense. Les variations entre ces deux attitudes créent ainsi une certaine dynamique de jeu et exprime la situation dramatique. Avant sa première phrase, Luis Pazos est dans une attitude d'abandon et d'accueil : il mâche quelque-chose, son regard est rieur et tourné vers le public, il est sur ses deux appuis. Puis le texte commence et le changement se fait. Son regard se focalise, il se met en appui sur une jambe ce qui le déséquilibre: c'est comme sil se préparait au combat. À la fin de l'extrait, lorsque Anne lui crie «Aussi, va t'en!» (01:14), elle passe d'une détente corporelle assez importante, qu'elle garde tout le long de l'extrait, à une tension soudaine, concentrée dans le geste adressé qu'elle fait avec ses mains. Ce geste mobilise tout son corps, son visage, ses jambes, son tronc. Elle est dans une posture de combat et dans l'attaque: les jambes écartées, son regard concentré sur lui. Par réactivé, soudainement et furtivement, Luis prend la même attitude alors qu'il était dans une détente juste avant. Par la contraction de ses membres du côté gauche et de son visage soudainement figé, il propose aussi une attitude de lutte. L'expressivité ici, est orientée par la tonicité de l'acteur. La maîtrise de sa tonicité permettrait alors de conscientiser, voire de gérer sa gestualité, au delà de sa propre intentionnalité.

L'acteur par son geste, exprime son personnage, dans «ce qui l'agite, et non ce qu'il représente ou signifie»1. Dans l'introduction à un ouvrage collectif concernant le sens du geste dans les arts, le philosophe Renaud Barbaras émet l'hypothèse qu'il n'y aurait pas de différence entre un mouvement et le sens de ce mouvement2. Cette réflexion nous enjoindrait à éviter d'essayer de saisir le sens d'un geste théâtral, mais d'en comprendre les modalités en s'intéressant au contexte de déploiement de celui ci. Si un geste ne peut représenter quoi que ce soit, c'est parce-qu'il ne pré-existe pas à son déroulement même. Le geste exprime justement parce-qu'il ne se contente pas de décrire, de mimer. Sa forme résulte du geste lui-même.

Or dans l'extrait 4, le sens des gestes se déploie malgré toute intention : c'est ce qui permet un jeu d'acteur complexe. En observant cet engagement tonique, mais aussi l'orientation gravitaire et les marches des acteurs, il nous semble que les personnages se révèlent dans leur complexité, et leur inépuisable force expressive. En effet, les deux attitudes varient parfois au sein du même acteur exprimant un état corporel et émotionnel complexe

1 Jean-Pierre Ryngaert, «Incarner des fantômes qui parlent» dans L'acteur, entre personnage et performance dirigé par Jean-Louis Besson, Études théâtrales, 23, 2003. p.23

2 Renaud Barbaras, « Introduction » dans Lucia Angelino (dir.). Quand le geste fait sens, Paris. Mimesis, 2015.p.9-10

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voire contradictoire. Dans les marches de Luis par exemple, on perçoit un décalage de tonicité entre le haut du corps et les jambes: lorsqu'il revient dans le cadre à 00:34, ses jambes sont mobiles et le mouvement de ses bras est fluide, mais son regard est focal. Le décalage est encore plus visible quand il ressort du cadre à 00:50. Après avoir détendu son corps à la fin de sa réplique, il laisse l'espace scénique à Lady Anne, et sort de scène en gardant une attitude de lutte au niveau du visage, fermé et concentré. Son torse reste frontal et il contrôle la position de sa main droite. Son état tonique diffère à partir de la ceinture pelvienne: sa marche est souple, son mouvement est fluide. Mais il est dans le contrôle et son bras droit est contracté. Ce décalage tonique crée une distance presque risible entre la situation dramatique et la situation de performance. C'est dans l'écart entre l'état tonique et la situation de jeu qu'apparaissent les subtilités que nous relevons, offrant un certain poids à la gestualité des acteurs.

L'acteur n'est donc pas le transmetteur d'un message, mais l'expression de son personnage, et l'expressivité du geste se trouve dans sa manière singulière de l'effectuer. Ainsi, au lieu de penser le geste comme signe, la gestualité s'intéresse à la manière de l'effectuer, à ses «qualités motrices et dynamiques plus ou moins idiosyncrasiques»1. C'est, selon le danseur et philosophe Fréderic Pouillaude, ce qui offrirait la «puissance expressive du geste»2.

c. La maîtrise de la gestualité par l'inhibition

L'inhibition en tant que concept est développé par Mathias Alexander3. Il peut être un exemple du lien effectué entre la conscience de sa tonicité et la capacité d'incarner un personnage au théâtre. Ce concept est utilisé en AFCMD pour corriger les gestes des danseurs en s'intéressant à tout le processus qui le compose, et non uniquement à sa figure. Il décrit le processus conscient qui consiste à empêcher un certain «circuit réflexe»4 pour faire un mouvement afin d'en travailler un autre pour un geste plus efficace. Ce concept résonne avec la pensée exprimée par Hubert Godard selon laquelle «l'imposition d'une vision mécaniste du mouvement, qui correspond à une vérité anatomique, peut en fait induire une erreur pédagogique et diminuer les choix esthétiques»5. Celui-ci prend l'exemple du développé en

1 Fréderic Pouillaude, « L'expression en danse : au delà de l'exemplification » dans Quand le geste fait sens dirigé par Lucia Angelino. Mimésis. 2015. p.38

2 Ibid.

3 Frédéric Matthias Alexander (1869-1955) est un acteur qui a développé vers 1900 une technique d'éducation somatique destinée à l'origine à améliorer l'usage de sa voix : la technique Alexander

4 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelles de danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

5 Ibid.

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danse classique. La discipline enjoint le danseur «à se diriger vers ce qui empêche le mouvement, l'antagoniste, les ischio-jambiers, afin d'inhiber sa fonction pour obtenir le délié voulu par ce style de danse»1. L'inhibition ayant à voir avec le relâchement musculaire, implique un retour à soi et rend possible la déconstruction des acquis devenus automatismes.

Dans le contexte d'une création théâtrale, elle permettrait à l'acteur d'accéder à des possibilités de gestes non évidentes. Par ce détour, l'incarnation serait plus libre pour l'acteur. L'attention à la tonicité d'un acteur dans le cadre d'une création permettrait donc de charger sa gestualité d'affect, sans passer par un jeu psychologique, ni par une intention volontaire de l'acteur. Dans cet extrait, l'émotion dégagée par les variations toniques est complexe et ne peut s'expliquer par la psychologie du personnage: nous le voyons à travers la marche de sortie de Luis Pazos, ou encore le regard complice au public de Florencia.

En outre, au cours de l'entretien, plusieurs propos du metteur en scène résonnent avec le concept d'inhibition. Pour lui, il est important d'«apprendre à relativiser la pertinence des outils qu'on utilise et de les adapter à un projet artistique qu'on a», de «réinjecter de l'extérieur, donc de l'inconnu dans le jeu de l'acteur» ou encore de «renoncer à certains outils»2 pour jouer autrement. Si les hypothèses qui orientent le laboratoire qu'il a dirigé ne sont pas directement en lien avec l'analyse du mouvement, cette dernière n'est pas étrangère à une pratique basée sur le renoncement et le lâcher prise : par des éléments anatomiques et historiques notamment, Christine Roquet évoque l'utilisation de la fonction tonique en danse comme ce qui enjoint à «laisser faire» pour «accompagner le faire»3, en expliquant le rapport entre les muscles antagonistes et les muscles agonistes. Ainsi, durant les répétitions, les acteurs échangent leur texte, varient leurs adresses4 et passent par le discours indirect5 dans le processus de création de leur personnage. L'intégration des indications dans la durée est également mise en valeur par le metteur en scène:

«Je travaille plutôt en déconstruction qu'en construction, donc c'est une manière de faire

autre chose qui coule, mais je ne veux pas que ça dirige trop, je veux que ça décante et

que ça apparaisse deux jours plus tard.»6

Pour comprendre le sens de la gestualité des acteurs en création, il faudrait déconstruire les impensés, issus d'une tradition théâtrale en France, qui fondent notre rapport

1 Ibid.

2 Voir l'entretien en annexe

3 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.58

4 Voir Extrait 4

5 Idem.

6 Voir l'entretien en annexe

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au jeu d'acteur et à la création d'un personnage. L'attention à la fonction tonique dans cet extrait nous révèle que que la gestualité prend sens dans l'expressivité du mouvement des acteurs. Nous pouvons alors déconstruire un modèle d'incarnation du personnage basé sur une imitation pour proposer une conscientisation de l'acteur de son propre potentiel expressif. Cependant, pour une étude plus approfondie sur les modes de déploiement de son propre mouvement, il convient de se pencher sur la naissance de celui ci, en analysant l'organisation posturale des acteurs du Laboratoire.

3) Extraits 2 et 3 : La posture, expression d'une singularité.

A travers les extraits vidéos que nous avons décrit en ouverture de cette étude, nous observerons la circulation des mouvements des acteurs dans leur corps, grâce au schéma fonctionnel séparant les parties du corps et proposant une grille de lecture du mouvement en fonction de sa circulation. Le schéma fractionne le corps humain en trois éléments: les membres, les ceintures et l' axe central. Celui ci - comprenant le crâne et la colonne vertébrale - représente ce qui tient, le centre du mouvement, et son fondement. Les ceintures -ceinture pelvienne et ceinture scapulaire- transmettent le mouvement initié. Enfin, les membres, ce qui pend, achèvent le mouvement1. Comprendre le mouvement dans son élaboration nous suggère alors de nous pencher sur la posture des acteurs comme origine de celui-ci. Cela nous mènera alors à nous interroger sur sa direction et son intention, mais aussi sur le potentiel contrôle de l'acteur sur son expressivité lorsqu'elle est incarnée par sa posture. Elle semblerait alors traduire la singularité de l'interprétation des acteurs et leur potentiel créatif.

a. Origine du geste et singularité.

Tout d'abord, nous observons que le geste prend son origine dans la posture de chaque acteur. Lorsqu'elle prend sa réplique au début de l'extrait, Florencia fait partir son mouvement de son axe : elle penche à son tour son buste vers lui, qui se redresse alors. Dans l'extrait 2, qui a lieu le 24/08, Florencia est assise à l'extrémité gauche du banc, droite sur son axe, et Luis est debout de l'autre coté. Il est légèrement désaxé par des épaules en rétro pulsion et sa tête est en légère flexion vers l'actrice. En utilisant de manière combinée le schéma

1 Cette description est issue de l'ouvrage de Christine Roquet, op.cit. p.52

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fonctionnel et l'outil de l'accentuation dynamique des plans de l'espace de la corporéité1 de Hubert Godard concernant les modalités rythmiques d'une marche, on observe une particularité dans la posture de l'acteur: la combinaison entre un mouvement controlatéral de ses membres, et un mouvement homolatéral au niveau de ses ceintures. À la fin de l'extrait 2, l'actrice s'approche de lui lentement dans une marche controlatérale.

À la veille de la présentation (extrait 3), tous deux commencent le dialogue également face à face mais debout, de chaque côté du banc. Luis Pazos est en légère flexion vers Florencia au niveau de son axe. Il se déséquilibre légèrement en approchant sa tête d'elle sans modifier ses appuis au sol. Elle se penche vers lui puis lui se rapproche de deux pas vers elle. Elle rit en restant penchée puis se redresse et s'approche à son tour de lui de quelques pas en mouvement homolatéral pour se retrouver à quelques centimètres de son visage. Elle est droite sur son axe, les épaules en extension et le bassin en antéversion Il approche son visage du sien et sans se déplacer, elle place son bassin en rétroversion et ses épaules en antépulsion. Il revient sur son axe et marche de l'autre coté, le visage orienté vers le public. Elle s'assoit face au public, l'axe, les membres et les ceintures verrouillés et vers le sol. Puis sa tête se redresse sur son axe et son épaule gauche est en abduction. En comparant ces deux répétitions, on remarque alors que la gestualité des personnages prend naissance dans la posture des acteurs : l'axe de l'acteur est plutôt verrouillé et ses mouvements sont initiés par ses membres et sa tête, alors que les mouvements de l'actrice partent en grande partie de son axe central. C'est à partir de cette posture que ses gestes se déploient.

Ainsi, la posture de chaque acteur témoigne d'une expressivité singulière chez lui. D'une certaine manière, son attitude posturale2 est une sorte d'aptitude à bouger qu'il porte en lui, «ainsi qu'une signature de [son] humeur et [de son] comportement»3. C'est donc sa posture qui fonderait le centre de gravité sur lequel il s'appuie pour construire son personnage. Dans les marches de Luis Pazos, on repère que ces mouvements partent régulièrement des ceintures et des membres, ce qui fait suivre l'axe central. L'orientation de son corps est souvent une conséquence du mouvement de ses membres et ses ceintures. Florencia Zabaleta au contraire, se désaxe plus facilement. On le voit bien lorsqu'elle évite le baiser de Luis, elle reste droite sur ses jambes et penche son buste, ce qui crée un effet particulièrement visible. En fait, la

1 Ces trois plans sont le plan horizontal, le plan vertical et le plan sagittal. Il s'agit alors d'observer la kinesphère de quelqu'un, concept théorisé par Rudolf Laban.

2 Pour reprendre l'expression proposée par Christine Roquet : « une gestion gravitaire, signature de notre rapport au monde » dans Vu du geste, op.cit. p.63

3 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. Page 63.

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posture est la base de l'expressivité du jeu des acteurs, et teinte alors l'humeur et le comportement de leur personnage. Dans ce Laboratoire, Lady Anne est digne et dans la retenue. Ainsi, ses changements de posture rapides, ses mouvements de bras amples font une forte impression sur le spectateur. Au contraire, Richard III se montre en général dans la démonstration, la tête en avant et les bras gesticulant. Lorsque Luis joue en se déséquilibrant par exemple, ou en changeant d'appuis, le spectateur a accès à une faille chez le personnage.

Nous remarquons aussi à quel point l'origine d'un geste et sa direction sont liées. En fait, c'est la tension entre l'axe vertical et l'axe horizontal qui définit le fond sur lequel s'inscrit un geste. Regarder le geste de l'acteur, c'est à la fois se demander comment il se porte, et comment il est porté dans sa relation au poids, à l'espace et à l'environnement. Dans la marche des acteurs de ce Laboratoire, cette tension est assez visible: alors que dans l'extrait 3, la marche homolatérale de Florencia suggère son intention de séduire, dans l'extrait 2, sa marche en controlatéral peut témoigner d'une froideur et d'une retenue. L'observation de l'initiation du mouvement, rendue possible grâce au schéma fonctionnel, nous conduit à observer que la gestualité s'inscrit dans le fond tonique des acteurs, lieu de cristallisation de l'histoire affective de chacun. Analyser la gestualité des acteurs présuppose donc de prendre en compte leur rapport singulier et fondateur à la gravité. En effet, «le simple fait de respirer» change la posture et «entraîne certaines variations du centre de gravité»1 :

«Il est certain que si le souffle accompagne l'effort, la production mécanique du souffle fera naître dans l'organisme qui travaille une qualité correspondante d'effort. L'effort aura la couleur et le rythme du souffle artificiellement produit»2.

L'effort, c'est à dire l'élan du geste, porte en lui son sens, sa direction. Si la volonté d'utiliser ses qualités respiratoires sous-tend une lucidité sur le mécanisme de la posture comme fondement de sa gestualité, agir sur les « registres les plus inconscients » ne signifie pas contrôler son mouvement pour orienter3 son geste. En effet, Hubert Godard le précise, «les effets de cet état affectif», ce qu'il appelle "musicalité posturale" «ne peuvent être commandés par la seule intention. C'est ce qui fait toute la complexité du travail du danseur...

1 Hubert Godard, « Le souffle, le lien » dans Marsyas, n°32, IPMC, Paris, décembre 1994, p. 27-31

2 Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », op.cit. p.204

3 Du latin "oriri" se lever, prendre son origine à, ce verbe témoigne de la tension inhérente à la posture entre l'attraction terrestre et l'attraction spatiale. Il désigne à la fois la direction d'un mouvement que le terrain sur lequel il naît.

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et de l'observateur»1. L'intention de l'acteur ne peut être traduite volontairement par le geste qu'il effectue. Selon l'homme de théâtre Jerzy Grotowski, «si un acteur veut exprimer, il se trouve alors divisé; il y a une partie qui veut et une partie qui exprime, une partie qui commande et l'autre qui exécute les ordres».

b. L'intention du geste.

La posture porte en elle l'intention du geste: le sens du mouvement est dans son déploiement. À la fin de l'extrait 3, l'observation de la posture assise de Florencia illustre l'état émotionnel de Lady Anne. Lorsqu'elle s'assoit, sa colonne est affaissée, son visage est tourné à l'opposé de Luis et ses membres sont comme appelés vers le sol: son pied gauche est posé sur la tranche, sa main gauche pend entre ses jambes et sa main droite semble retenir le poids de son corps en s'appuyant sur le banc. L'actrice, qui avait commencé le dialogue en se désaxant de nombreuses fois, que ce soit pour aller vers lui (axe en flexion) ou le fuir (axe en extension), semble jouer une Lady Anne découragée. Pourtant, quelques instants plus tard, sa tête se redresse, ainsi que son épaule droite qui s'ouvre en s'opposant à l'orientation de son épaule gauche, et son coude droit se lève aussi. Cette intention naîtrait donc du geste lui-même. La posture de l'actrice reflète une contradiction entre l'ouverture de sa ceinture scapulaire, son coude et son visage, et l'énergie qu'il renvoie à travers un relâchement musculaire. L'intention telle qu'on l'a décrite n'est pas l'intentionnalité. C'est l'élan du mouvement et sa direction. La conclusion de cette observation est ambivalente: c'est de cette posture que se déploie la contradiction interne du personnage, de la même manière que cette position est le résultat de l'errance émotionnelle et morale dans laquelle se trouve le personnage à cet instant.

Selon Hubert Godard, le théâtre dramatique2 «recherche la transparence entre le propos (le texte) et l'attitude corporelle», et l'enjeu est d'exprimer le personnage et son dessein. Il n'y a pas d'intérêt porté à la forme durant la création. Nous l'avons vu, la direction d'acteur étudiée ne distingue pas une «forme», qui dans le cadre de notre étude sur la gestualité renvoie au corps de l'acteur et un «fond», qui renverrait à l'expressivité qu'il

1 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

2 Expression utilisée d'abord par B.Brecht pour le différencier du « théâtre épique », puis repris par le théâtre postdramatique dans les années 1990. Le théâtre dramatique est un théâtre dont le texte est construit de manière classique : une situation théâtrale se développe à l'aide d'outils telle que l'intrigue, les péripéties, les personnages. Hans-Thies Lehmann le définit comme « le noyau de la tradition théâtrale européenne ». Il est « subordonné au primat du texte » et l'imitation, l'action et la catharsis y occupent une place particulière. Dans Le théâtre post dramatique. L'Arche. 2002. p.26-27

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incarne. Cette association entre «la forme» et le «fond» de la gestualité lors de la création d'un personnage est-elle commune au phénomène de création théâtrale ? Les choix singuliers de ce metteur en scène nous permettent des conclusions concernant l'enjeu de l'observation de la posture sur la simultanéité entre l'intention du geste et sa forme. Considérer que l'intention d'un geste ne dépend pas de l'intentionnalité de celui qui l'effectue permet de généraliser ce point d'analyse. Selon les travaux neurologiques d'Alain Berthoz, l'intention d'agir précède et guide la perception et le regard.1 Elle peut donc être travaillée, modulée par les répétitions, dans le contexte de la création dune scène de théâtre.

c. Centre postural des acteurs et neutralité.

Si on considère l'attitude posturale des acteurs comme «le point à partir duquel toute direction est possible»2, le travail sur la scène peut être l'espace de recherche d'une incarnation «neutre». La neutralité étant comme une sorte de point de départ de tous les gestes potentiels que l'acteur déploie dans son processus d'incarnation. Cet état de neutralité a été travaillé dans la discipline, notamment par le pédagogue Jacques Lecoq à travers la technique du masque neutre. D'origine japonaise, le masque neutre est une technique de son «École Internationale » qui conduit le comédien à atteindre une présence «qui ignore la distance d'un commentaire, d'un jugement ou d'une opinion»3. Comme un moment de page blanche qui permet de ne pas être replié sur soi-même lorsqu'on exprime une oeuvre et un personnage, c'est un «masque de référence, un masque de fond, un masque d'appui de tous les autres masques»4.

Pour enrichir l'analyse de ce Laboratoire, nous proposons d'étendre cette technique de neutralité précédant le jeu au corps entier, entendu comme vecteur d'expressivité à travers la gestualité. L'analyse du mouvement, par ses techniques d'observation et de conscientisation de ses propres sensations permettrait alors d'atteindre un corps neutre. Ainsi, la neutralité serait le passage vers une gestualité adéquate. Moshe Feldenkrais5, par exemple, propose de connaître son propre rapport à la gravité, lié à sa posture pour atteindre une neutralité propice à l'incarnation théâtrale. Selon lui, c'est par sa relation à la gravité que l'acteur aura plus

1 Alain Berthoz, « Le sens du mouvement : un sixième sens ? » dans Le sens du mouvement. Odile Jacob. 1997. p.31-65.

2 D'après la réflexion autour du lien entre « centre » et « neutre » dans Isabelle Ginot. « Douceurs somatiques », Repères, cahier de danse, vol. 32, no. 2, 2013, p. 21-25.

3 Christophe Merlan, «L'école Lecoq: des mouvements de la vie à la création vivante » dans Anne-Marie Gourdon (dir.). Les nouvelles formations de l'interprète. Paris, CNRS, 2004. p.65

4 Jacques Lecoq, Le Corps poétique, Actes Sud, 1997. p.49

5 Physicien de formation et créateur d'une des méthodes d'éducation somatique les plus enseignées et pratiquées.

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facilement accès à l'état de neutralité nécessaire pour créer des personnages. Pour ne pas «se confondre avec son rôle»1, il serait nécessaire de connaître sa propre gestualité, ayant son fondement dans sa posture. Dans l'AFCMD, enseignée aujourd'hui dans les écoles supérieures de danse telle que le CNSMD2 de Paris, il s'agit d'aller «vers l'autonomie d'une organisation optimum du mouvement»3. Avant même de commencer un projet artistique, cette discipline appliquée au jeu d'acteurs leur permettrait d'atteindre une certaine neutralité sur laquelle se baser pour incarner plus librement un personnage. Dans l'article «Danse: l'en dehors et l'au-dedans de la discipline»4, la chercheuse Isabelle Ginot remet en cause la valeur disciplinaire attribuée traditionnellement à la technique du danseur ou du comédien, et elle souligne l'importance du projet esthétique dans l'engagement gestuel ou autre d'un artiste. La neutralité affective dans le geste ou la voix peut être un élément de la formation de l'acteur pour ne «pas se confondre soi même avec les signes d'un genre»5.

Dans le même article, Isabelle Ginot privilégie les méthodes interdisciplinaires pour les danseurs, leur permettant d'être sujet de leur danse en ayant la capacité de

« faire varier le rapport au poids, l'organisation posturale, les dynamiques, et tout un registre du mouvement qui, faute d'être compris par les danseurs et professeurs de danse eux-mêmes, est transmis le plus souvent par la seule imprégnation et répétition d'un style».

Selon elle, savoir utiliser ses éléments de l'ordre du mécanisme physique, «c'est pouvoir agir sur les registres les plus inconscients de son propre geste»6. Les techniques somatiques et l'analyse du mouvement permettraient donc au jeu d'acteur d'affiner cette sensation de corps neutre. Selon la chercheuse, les pratiques somatiques7 des danseurs sont «une alternative aux principes de la technique dansée»8. Le Laboratoire étudié semble tendre vers cette capacité de l'acteur à s'adapter :

1 «Image-Mouvement chez l'acteur: Restitution de la potentialité», Interview de Moshe Feldenkrais par M. Schechner (Tulane Drama Review, vol 10, no 3), traduit en français dans Développement somatique - Dynamique vocale -Dynamique corporelle- Prise de Conscience par le Mouvement, Espace du Temps présent, Paris, 1995. p.44.

2 Conservatoire Nationale Supérieur de Musique et de Danse

3 Définition de l'AFCMD selon le site de l'Association Accord Cinétique. URL : http://afcmd.com/page/11/qui-sommes-nous. Consulté le 27/07/2021

4 Isabelle Ginot, « Danse : l'en dehors et l'au-dedans de la discipline » dans Anne-Marie Gourdon (dir.). Les nouvelles formations de l'interprète. Paris, CNRS, 2004. p.179

5 Ibid. p.187

6 Ibid. p.194

7 L'approche somatique, dans la mouvance de l'analyse du mouvement considère le corps selon ses aspects biomécaniques, mais aussi selon les aspects de l'histoire personnelle, sociale et culturelle d'un individu. Ainsi, il est construit à partir des échanges d'un sujet avec son environnement.

8 Isabelle Ginot. « Danse : l'en dehors et l'au-dedans de la discipline », op.cit.p.188

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«Le matériau sur lequel je me concentre c'est vraiment l'acteur. Shakespeare est un outil qui permet d'ouvrir l'acteur à un maximum de ses potentialités. Moi je me concentre sur ce qu'on va pouvoir faire avec l'acteur pour trouver une certaine qualité scénique.»1

d. Auctorialité de l'acteur.

C'est ainsi que nous proposons de nous pencher sur la singularité de l'acteur quant à sa gestualité. Cette lecture des gestes permet en effet de voir la puissance créatrice de l'acteur à travers les éléments qui constituent les particularités de sa marche ou la circulation de son mouvement. Si notre analyse de la posture des acteurs nous révèle que leur gestualité est tant liée à l' organisation posturale des acteurs et à leur possibilité de la gérer, alors ils sont au centre de la création pendant les répétitions. C'est à eux de chercher, d'explorer leur jeu par des gestes, d'actualiser constamment, à chaque répétition et représentation le propos de l'oeuvre. Comme un musicien improvisant sur une scène, il pourrait y avoir une forme de composition dans cette manière de créer du geste dans l'instantané. Comme en musique, l'acteur invente son propre temps. Laurent Berger dit qu'il s'agit de «construire non pas une action figée» mais de «travailler sur un ensemble d'actions possibles, pour que les choses n'évoluent pas dans le vide mais qu'il y ait au moins trois ou quatre options de base que [l'acteur] sera en mesure d'enclencher»2.

La posture peut être un outil de jeu quand sa singularité est conscientisée par l'acteur. Alors, elle peut devenir pour l'acteur ou le danseur «le fonds où puiser pour faire varier la palette expressive»3. Nous reprendrons alors la phrase de Christine Roquet dans un article sur l'analyse du mouvement au département Danse de l'université Paris 8 :«je pense que la pratique de l'analyse du mouvement peut nourrir la part d'auteur que chaque interprète a en lui»4.

La gestualité se fonde dans la posture de l'acteur. La posture serait donc un «potentiel de gestes»5, le point de départ et le centre autour duquel ils jouent. Elle «contient la possibilité

1 Parole de Laurent Berger, entretien en annexe

2 dem pour les deux citations

3 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

4 Christine Roquet. « Danse et Analyse du mouvement à Paris 8 », entretien mené par Guilherme Hinz. Funambule n°14, 2017. p.50

5 Christine Roquet, op.cit. p.63.

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de tous les extrêmes»1, et donc d'une « palette expressive »2 étendue. C'est l'attitude posturale qui rend possible l'expression des extrêmes et les changements toniques. L'acteur est alors auteur de sa gestualité, et donc, d'une certaine façon, co-auteur de la pièce. Le metteur en scène Stéphane Braunschweig, alors directeur du TNS3, dit dans un entretien: «le temps des répétitions est celui de l'élaboration du texte comme partition. Une fois que l'acteur a fait cet apprentissage, il est un interprète comme un autre. Sauf qu'à certains égards il est quand même auteur de sa musique»4. Pour l'acteur, la posture est la signature de son interprétation et elle lui confère une part d'auteur à travers la création de son rôle. En effet, la gestualité qu'il déploie dans le cadre d'une création est une forme de composition.

En considérant le geste dans sa dynamique et non sa forme figée, nous voyons qu'une gestualité se déploie tout le long des répétitions chez chacun des acteurs. La gestualité qu'ils arborent le jour de la présentation est déjà en eux en puissance dès le premier jour des lectures à la table, et ils la déploient au delà de leur volonté de signifier. C'est à partir d'une conscientisation de sa propre gestualité que l'acteur pourrait exprimer le personnage de manière singulière, ce qui attribue à l'acteur une fonction d'auteur-interprète. En effet, c'est à partir de son propre imaginaire qu'il commence la création de son rôle au début des répétitions. D'après nos analyses sur le geste, les acteurs se confrontent à la portée symbolique des mouvements qu'ils déploient pour composer leur jeu au cours du processus de création. Ainsi, un imaginaire commun se construit par la gestualité des artistes, et ce au-delà même du travail de signifiance du metteur en scène et des acteurs.

1 Isabelle Ginot. « Douceurs somatiques », Repères, cahier de danse, vol. 32, no. 2, 2013, p. 21-25.

2 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

3 Théâtre National de Strasbourg

4 Entretien mené par Corine Pencenat, « La formation à l'école supérieure d'art dramatique du théâtre national de Strasbourg », dans Anne-Marie Gourdon, dir., Les nouvelles formations de l'interprète, Paris, éd. CNRS, 2004.p.53

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II- SYMBOLIQUE DES GESTES DANS LA CRÉATION DE LA

SCÈNE

«Ce que l'on appelle souvent la ligne centrale, le corps central, ne peut se résumer à une zone géographique du corps, à une structure, mais bien à une fonction centrale, radicale, celle où s'initie notre rencontre avec le monde»1

Dans le cadre de sa recherche, Laurent Berger veut «replacer l'acteur au centre absolu de son action»2. Mettre un texte de théâtre en scène semble suggérer que l'action découle d'abord de ce texte. Or, si les didascalies peuvent renvoyer à certaines postures, mimiques, déplacements, elles ne rendent pas compte d'une gestualité, justement parce que celle-ci ne peut être décrite par des mots. En danse, c'est le geste qui fait sens. Christine Roquet affirme

que «le danseur n'est jamais un traducteur fidèle et transparent de ce que serait la "vérité"d'une oeuvre, celle-ci ne pouvant être identifiée par l'inscription de sa forme en amont de sa

représentation»3. Mais cette «vérité» est-elle davantage dans les mots du texte de théâtre que dans l'action, le regard et la posture du comédien interprétant une scène?

Le symbolique

Tout d'abord, qu'est ce que le sens que nous cherchons ? En utilisant le terme «symbolique», nous souhaitons éviter d'associer la recherche du sens de la gestualité à celle d'une signification. La lecture symbolique fait appel à l'imaginaire qui sous-tend tout processus de création. En psychanalyse, le symbolique exprime le rapport entre cet imaginaire produit par les sens, et le langage. Mais le langage ne détermine pas le sens du geste. Il est le point de départ, et non le point d'arrivée. Chez Freud, le symbolique est surtout appliqué au rêve et relève des associations inconscientes qui constituent l'imaginaire d'un sujet. Il ne s'agit pas de plaquer une signification à un élément objectif, mais de chercher la relation entre l'individu et cet élément, par le symbolique. Il n'est pas un sens pré-établi. D'après les théories d'analyse du mouvement de Rudolf Laban puis de Hubert Godard, le geste est toujours symbolique car il est en lien avec le langage et s'inscrit dans un environnement qui est une «construction imaginaire»4 de la personne qui l'effectue. Le sens du geste échapperait donc

1 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

2 Voir l'entretien en annexe

3 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.13

4 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

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toujours à une explication. Il est par essence polysémique puisqu'il se réfère à l'image du corps tel qu'on l'a développé en psychanalyse. Selon Françoise Dolto, «l'image inconsciente du corps est actuelle, vivante, en situation dynamique»1. Si «l'image du corps est du côté du désir»2, le geste effectué dépasse un cadre utilitaire.

Durant la période de création, le geste est un moyen de création pour l'acteur, et il en explore les limites et les sens. Dans notre étude, s'intéresser à l'aspect symbolique des gestes des acteurs uruguayens dans le cadre des répétitions est compliqué car l'analyse de leur gestualité ne s'accompagne d'aucune conversation ou autre contact avec les acteurs. Notre seul lien avec eux étant cette captation de répétitions, l'accès à la structure symbolique de leur corps est limité. Pour analyser les symboliques des gestes des répétitions, il faudrait donc étudier à travers les vidéos les conditions de déploiement de ceux-ci, et considérer la situation de jeu isolée sans déduire des règles exhaustives concernant l'interprétation en géneral. C'est ce que nous ferons en analysant l'orientation corporelle des acteurs et l'espace fictif que le geste construit. Nous l'avons vu, la gestualité se crée en mouvement, pendant les répétitions, car elle ne préexiste pas à la création. En effet, c'est l'acteur qui, par la portée symbolique de son propre corps, crée cet espace signifiant pour le spectateur. Par sa gestualité, il le déploie en lien avec le propos issu du texte. Cette gestualité peut mettre en lumière la complexité du texte et les différentes strates qui le traversent afin de trouver une justesse dans le jeu.

1) Extrait 6: Le Laboratoire, déploiement d'un imaginaire.

En regardant l'extrait qui date du 24/08, nous assistons à une parcelle d'un exercice proposé par Laurent Berger: les acteurs alternent entre le discours direct et le discours indirect en ponctuant leur texte d'une interjection comme «je dis», «je réponds» dans le contexte d'une joute verbal entre les personnages. C'est un exercice poussant les acteurs à se «distancier» de leur personnage et à briser le «quatrième mur» en racontant la scène au public, comme s'ils la revivaient. Les comédiens sont perturbés et cela a des conséquences sur leur gestuelle, leurs déplacements et leurs regards. Cette sorte de désorientation presque méthodologique de la part du metteur en scène révèle comment l'espace de répétition construit la fiction par la gestualité. Mais avant tout, le Laboratoire est un temps de recherche pour l'acteur, dans lequel ses gestes

1 Françoise Dolto, L'image inconsciente du corps. Paris, Seuil. 1984. p.23

2 Ibid. p.36

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cherchent leur sens et leur destination.

a. Le Laboratoire: un espace d'exploration.

Par la gestualité, le Laboratoire est donc d'abord l'espace où l'acteur explore le personnage qu'il jouera lors de la représentation. Globalement, la gestualité est l'aboutissement des actions des acteurs: à la fois son accomplissement et la fin de celle ci. Si l'attention à ses propres sensations permet à l'acteur de déployer une gestualité plus consciente lors des répétitions, on observe que cela relève plus de son schéma postural1 qui module la qualité de ses gestes que d'une écriture. Il convient d'observer la part d'affect dans les gestes déployés et de se demander si elle renforce le propos du texte.

Parfois, le geste que les acteurs proposent ne résulte pas du texte, mais au contraire mènent au discours. À 2:16 de l'extrait 6, Luis Pazos anticipe l'emphase du texte qui suit par son geste: «divine perfection de la femme». Par ailleurs, certains gestes conditionnant aussi la gestualité de l'acteur naissent d'actions qui ne sont pas propres à la pièce. À 4:29, il porte ses mains à la tête comme pour se rappeler de son texte. À 1:06 de l'extrait, l'actrice reprend le texte au même endroit qu'au début de l'extrait et pourtant ses gestes sont différents: elle est penchée vers lui, un pied sur la marche du banc qui les sépare. Au début de l'extrait, elle est plus ouverte vers le public, l'adresse étant moins claire alors. Le geste de désigner renforce son propos, emprunt de symbolique et chargé d'affect: elle veut accuser Richard du meurtre de son mari. Par ailleurs, le sourire et la mimique de l'acteur Luis Pazos à 4:05 quand il lui répond «non, ils sont morts» est un geste rempli d'affect, mais il est dissocié du ton grave et sérieux du texte. Par ce décalage qu'il propose et qui survit à l'exercice, l'acteur façonne un personnage complexe, flegmatique et joueur. Pourtant, son sourire n'est composé à aucun moment, contrairement à la diction du texte qu'ils travaillent presque exclusivement les deux premiers jours. À travers ces différents essais gestuels, c'est comme s'ils tentait de rencontrer les personnages.

En fait, dans cet extrait, les acteurs sont à la fois en action et en recherche. Ils tentent de répondre à la consigne de l'exercice, ce qui teinte leur jeu et leurs états de corps. En fonction de leur adresse ils orientent leur regard, tendent leur bras ou fléchissent leur jambes: à 00:32, l'actrice se tourne vers le public en déployant son bras et lorsqu'elle se retourne vers lui, elle garde le bras tendu pour le désigner. Certains gestes arrivent en réaction à ceux de

1 Ce qui permet et ce qui conditionne le geste. Il anticipe tout mouvement et sert de toile de fond à toutes les coordinations. Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de danse, n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

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l'autre. Par exemple à 00:17, Luis s'appuie en posant son pied sur le rebord du banc pour s'accouder sur sa cuisse, et Florencia reprend ce geste en l'adaptant à son personnage à 2:05. En observant la part d'incontrôlable du geste, nous rappelons que l'analyse consiste à s'approcher et non à proposer une lecture exhaustive. «Un protocole de lecture chorégraphique n'est pas là pour épuiser le visible, il n'est qu'une stratégie éphémère»1, puisque chaque geste ne pré-existe pas à son exécution. Pour l'observateur, faire confiance dans l'aspect éphémère et non nécessaire du développement des gestes pour créer l'imaginaire global de ce qu'il voit demande d'abandonner la logique rationnelle et référentielle d'un geste à un symbole.

b. Analyse de l'orientation corporelle: ouvrir les espaces.

Dans le cadre de cet exercice, les gestes ne sont pas des symboles mais ils ont une valeur de code. Il s'agit de créer des espaces différents: celui de la fiction, et celui de la narration. En effet, ce sont leur orientation corporelle et leurs regards qui construisent les deux espaces dans lequel le spectateur se projette. Ils sont alternativement personnages et narrateurs de la scène. Pour analyser comment ces espaces sont créés, nous observerons les différences entre les états de corps des acteurs dans leur différents rôles pour cet exercice à partir de la consigne.

Nous percevons tout d'abord qu'ils n'organisent pas de la même manière les transitions entre ces changements de posture: les ruptures entres les orientations de l'actrice sont nettes, ses mouvements sont amples et son engagement postural est précis. Elle distingue davantage ses membres de son buste, de sa tête et de ses jambes. Tout s'oriente de manière autonome en fonction de l'adresse de l'actrice. Pour elle, certaines parties de son corps sont garantes de maintenir le personnage dans sa situation dramatique et d'autres dialoguent clairement avec le public. Dissocier les parties de son corps en fonction de son orientation lui permet de maintenir les deux espaces de l'imaginaire et donc de complexifier et d'enrichir celui-ci. Luis Pazos, qui ne dissocie pas les parties de son corps semble tour à tour citer le texte2 et faire le plaidoyer de Richard III devant un tribunal (il a la main dans la poche, le regard au sol, il sourit de manière désabusée à la colère de Lady Anne). À la fin de l'extrait en effet, il est en hypertonicité, ses mouvements de bras sont amples et il multiplie les changements d'adresse

1 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.124

2 Dans l'Achat du cuivre, B.Brecht, dans une démarche de distanciation, conseille à l'acteur de « montrer une attitude de proposition » et d'envisager le « texte comme citation ».

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comme pour appuyer un propos. En étant pleinement dans un espace imaginaire puis un autre, il construit la simultanéité des deux autrement que le fait l'actrice.

Ces changements d'orientation contribuent à faire coexister les deux espaces imaginaires. L'établissement de l'espace de la narration correspond au temps de la performance et permet au public d'accepter le second intellectuellement -par les conventions théâtrales- mais aussi sensiblement -par l'empathie kinesthésique-. Car l'acteur est corporellement présent, et il sait qu'il est en présence d'un public qui le regarde. Les gestes des acteurs dans cet exercice tendent à définir cette connexion entre les deux «espaces», connexion nécessaire pour faire naître l'imaginaire. Cette connexion est construite par les petits regards de complicité au public, qui lient le spectateur et l'acteur mais aussi avec des gestes de désignation, comme à 00:50.

Par ailleurs, l'orientation du corps de l'actrice est soit frontale, soit latérale par rapport au public. De plus, son regard est clairement adressé. Luis Pazos demeure davantage dans un entre deux en terme d'orientation et de posture. Au lieu de la réorganiser entièrement lorsqu'il change d'adresse, il transfère son poids d'un pied à l'autre et pivote à partir de ce transfert, ses pieds étant écartés et orientés diagonal au public. Lorsque son regard se tourne vers le public, tout son corps se tourne car le transfert de poids lui permet de pivoter sans réorganiser ses muscles posturaux. Cela tranche avec l'engagement tonique, postural et gestuel de Florencia. Ces états de corps attribuent une rigidité au personnage de Anne et un certain flegme à celui de Richard.

L'analyse des mouvements des acteurs en fonction des changements d'orientation permet de comprendre comment l'effort de distanciation peut faire office de porte d'entrée vers l'imaginaire du texte, à travers les regards et les différentes manières de s'adresser au public. L'orientation corporelle peut permettre à l'acteur de créer des espaces imaginaires. Ainsi, l'effet de distanciation impliqué par la nature de l'exercice souligne la présence de l'acteur dans le contexte réel de la performance, et il met en avant la singularité du jeu qui détermine les caractéristiques du personnage. En effet, c'est à partir de sa propre symbolique qu'il crée les espaces imaginaires dans lequel le spectateur se projette.

Pendant les répétitions, les éléments du réel et ceux de la fiction se mêlent. Il s'agit donc d'explorer ce lien que l'on pressent créateur entre l'imaginaire qui entoure le comédien et l'imaginaire ancré dans le texte qu'il interprète. D'abord à travers le concept d'un «geste fondateur», puis en analysant la construction gestuelle de l'actrice au cours d'une lecture.

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2) Extrait 1: La puissance symbolique du geste.

Cet extrait de 5:47 est issu de la première lecture de la scène au premier jour de Laboratoire. Florencia Zabaleta travaille une partie d'une tirade de Lady Anne dans laquelle celle-ci se lamente et prie pour que son mari soit vengé de son meurtrier, Richard III. Notre observation des gestes que nous nommons «fondateurs» pendant cette lecture fait référence à la structure symbolique du corps. Les gestes fondateurs cristallisent le lien fondamental entre la fiction dramatique et la singularité du l'acteur : il s'agit donc de comprendre le fonctionnement de la structure symbolique du corps, proposé par H. Godard. Ainsi, nous pourrons analyser l'utilisation de Florencia de certains gestes particulièrement liés à elle dans son approche du texte, et nous proposerons alors une manière de travailler en fonction de ce rapport à l'imaginaire de l'acteur.

a. La structure symbolique du corps.

Comprendre le sens d'un geste dans un certain contexte demande de réunir tout l'imaginaire lié à l'histoire personnelle, le langage verbal, et la réalité extérieure sur laquelle le sujet qui le déploie projette ses désirs. Cette lecture symbolique de la gestualité est inhérente à l'histoire de vie d'une personne, car elle se cristallise au moment de l'organisation gravitaire d'un enfant qui marque l'accès à son autonomie. C'est ce que Hubert Godard appelle la fonction tonique. Si on se reporte à sa pensée, on observe le corps «comme un univers symbolique»1 qui peut avoir une fonction multidimensionnelle selon la structure corporelle2 qui nous occupe :

«La structure symbolique, le sens, qui est le terrain de la psychologie, de l'économie libidinale, du langage, forme un champ qui donne aussi lieu à une autre entrée de l'image du corps, celle qui touche à l'inconscient»3.

Le mouvement est donc toujours signifiant, puisqu'il provient d'une sensation chargée d'affect, et même d'un croisement de sensations: «toute sensation est nécessairement élastique

1 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

2 Les « structures corporelles » forment l'ensemble d'une grille de lecture du corps proposé par Hubert Godard. Elle est composée de la structure somatique,le « corps en tant que matière », la structure coordinative, manière « dont les parties du corps s'organisent », la structure perceptive qui témoigne d'un «mode de percevoir singulier » et la structure symbolique. Dans Christine Roquet, Vu du geste, p.25-26

3 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

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et contient en quelque sorte la clé non seulement de son propre mouvement mais de tout mouvement.»1. Nous l'avons vu, la gestualité est l'expression d'une singularité. En effet, un geste apparemment identique n'aura pas le même sens en fonction de la personne qui l'effectue, par rapport à son contexte symbolique.

b. Analyse des «gestes fondateurs»

Hubert Godard parle de «gestes fondateurs» qui sont «donnés» et se «développent plus ou moins selon les personnes»2: ce sont des gestes, comme celui de repousser, aller vers ou désigner qui sont des «fonctionnalités physiologiques» mais qui apparaissent dans un contexte psychique et émotionnel. Selon lui, ces gestes développent dans les premières années de la vie une manière d'être au monde. Ces liens subsistent, et orientent tout notre rapport à la gestualité. À travers l'acception de sa portée symbolique, le geste fondateur devient un gestalt, c'est à dire qu'il n'est jamais «seulement accumulation fonctionnelle de capacités». Cette théorie s'appuie sur le croisement de différentes sciences, de la biologie à la psychanalyse.

Dans cet extrait où on assiste à la première lecture de la tirade de Lady Anne par l'actrice Florencia Zabaleta, l'utilisation d'un geste «complètement fondateur»3, celui de designer, révèle un univers symbolique pour le spectateur. Elle désigne son partenaire représentant Richard plus de huit fois au cours de l'extrait4. L'attitude qu'elle déploie d'aller vers est également considérée comme un geste fondateur. Aux premiers abords, ces gestes nous semblent témoigner d'un engagement interprétatif fort pour une première lecture de la scène. Cette attitude exprime-t-elle «l'univers symbolique de gestes»5 de la comédienne ou celui du personnage? Le concept de geste fondateur nous permet de voir à quel point la gestualité propre de Florencia cristallise le lien symbolique entre la fiction dramatique qui nous est proposée et l'originalité de son jeu. Lady Anne sera créée en partie à partir du geste de désigner dont la charge symbolique appartient à la comédienne. De plus, bien les gestes fondateurs désigner et aller vers participent à construire la dynamique conflictuelle entre les personnages, leur portée symbolique ne les enferme pas dans une signification. Il ne s'agit pas d'une gestuelle codifiée mais d'un geste directement lié à l'univers symbolique de l'actrice.

Alors, le sens de sa gestualité dépasse le cadre de la fiction qu'elle prend en charge.

1 Michel Bernard. « Esquisse d'une nouvelle problématique du concept de sensation », op.cit. p.115

2 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

3 Ibid

4 Extrait 1 : 00:40 ; 1:26 ;1:33 ; 2:09 ; 2:18 ; 4:07 ; 4:25 ; 5:27

5 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

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Elle crée à partir d'un imaginaire gestuel singulier et contextuel. C'est elle qui propose cet univers, et Laurent Berger dans sa direction répond en gestes et en mots, sans fermer le sens de sa gestualité. Le geste de désigner de la comédienne exprime une dynamique dans son jeu, et sa manière de désigner évolue et change en fonction de l'énergie qu'elle y met. À 2:08, elle commence une réplique en désignant Richard puis elle se reprend avec plus de force et de vitesse. En accord avec cette énergie, son geste paraît plus accusateur. Ce second mouvement engage davantage sa posture et même sa tête qui se penche alors. Elle déploie un deuxième «geste fondateur», celui d'aller vers. Le geste de désigner se renforce aussi de sa deuxième main qui esquisse également un doigt se dirigeant sur l'acteur en face. La notion de «geste fondateur» nous permet de faire le lien entre la symbolique d'un geste et son expressivité théâtrale.

c. Jouer à partir de son univers symbolique.

Car dans le contexte du jeu théâtral, ce lien symbolique peut être un outil pour stimuler la créativité des acteurs. Comme l'écrit le philosophe Basile Doganis, «le type d'imagerie, le registre poétique et sensoriel, engendrés par une croyance, ont une incidence qualitative directe sur le comportement et le type de mouvements déployés»1. Dans l'extrait 1, le metteur en scène associe le fait de répéter «venge sa mort» au verbe «massacrer»2pour diriger la comédienne. Le verbe d'action est ce qui permet «d'émuler une réalité», c'est à dire de simuler un comportement. Basile Doganis décrit le processus d'émulation en reprenant l'exemple du coquillage proposé par le philosophe et professeur d'aïkido Itsuo Tsuda: «persuader son corps avec toute la bonne foi que l'on va se pencher pour ramasser un coquillage réel, qui est juste là, qu'on pourrait déjà le toucher»3. En fait, la notion de «geste fondateur» permet de concevoir le geste fondamentalement en lien avec l'affect du sujet qui l'effectue et donc, nous l'avons vu, le corps et sa fonction tonique. Elle attribue à chaque geste une sensation en fonction de l'environnement dans lequel on l'a développé au début de sa vie et colore une manière d'être, dans la vie et sur la scène. Dans un article sur la place du jeu dans les cours de danse pour enfants, la spécialiste en AFCMD Nathalie Schulman rapproche les éléments expressifs de la fonction tonique et des gestes que H. Godard qualifierait de «fondateurs»: «les muscles qui ont permis au bébé de se tenir debout et de faire ses premiers pas

1 Basile Doganis. Pensée du corps. La philosophie à l'épreuve des arts gestuels japonais (danse, théâtre, arts martiaux. Les Belles Lettres. 2012.p.75

2 Il dit « par la répétition, elle change, alors ça devient "le massacrer" »

3 Basile Doganis, op.cit.p.68

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s'harmonisent petit à petit avec les gestes des membres supérieurs: prendre, jeter, remplir, vider, pousser, tirer»1. En prenant conscience de la puissance symbolique et donc signifiante de sa propre gestualité, il serait alors possible de ne plus jouer des grands rôles comme Richard III avec le poids de toute une tradition d'interprétation.

«Il faut arrêter de vouloir jouer selon les canons. Parce-que les canons finissent toujours par t'écraser. La tradition finit toujours pas t'écraser.»2

En effet, construire un personnage à partir d'une gestuelle contient le risque d'appauvrir le personnage. Lorsque celui-ci est joué depuis des siècles, au cinéma comme au théâtre, cela peut avoir une incidence sur la qualité interprétative du comédien et la réception de l'oeuvre.

«Tu ne peux pas faire aussi bien que Laurence Olivier pour faire Hamlet et en même temps tu peux faire beaucoup mieux. C'est ce que j'essaie de faire avec l'acteur c'est de le replacer au centre absolu de son action et lui expliquer qu'il n'y a pas mieux qu'elle ou que lui pour jouer ce qu'on a à jouer.»3

Accepter la singularité de son geste et sa portée symbolique est nécessaire durant le Laboratoire dirigé par Laurent Berger. C'est par la rencontre entre ce «centre absolu»4 que représente l'acteur et la fiction que la gestualité se forme. Le concept de Hubert Godard que nous avons utilisé permet de comprendre la valeur singulière d'un acteur, au-delà de sa technique. La gestualité est signifiante car elle provient d' univers éminemment symboliques: celui du comédien mais aussi celui du metteur en scène qui participe à la création. Les «gestes fondateurs» de l'acteur influencent les états de corps en général dans son «comportement quotidien», et dans un contexte «extra-quotidien»5 au travers de sa rencontre avec le propos qu'il va interpréter.

1 Nathalie Schulmann. « De la pratique du jeu à la maîtrise du geste », dans Marsyas n°35-36, déc. 1995

2 Parole de Laurent Berger. Voir l'entretien en annexe.

3 Idem

4 Idem

5 Expressions amenées par E.Barba dans le cadre de l'Anthropologie Théâtrale.

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3) Extrait 1: Première lecture, au croisement de deux imaginaires.

Selon Christine Roquet, l'interprétation théâtrale consiste à «rendre visible, par la parole, par le corps, par le geste, cet engagement de l'acteur envers la vérité d'un propos»1. Cette vérité ne peut être décrite en dehors de la scène, auquel cas il ne s'agirait pas de spectacle vivant. Cependant, elle préexiste à la création d'un certain metteur en scène et de ses acteurs. L'enjeu de la création est alors, en partie par le geste, de la révéler.

a. Un imaginaire complexe.

Une partie du sens que les acteurs portent par leur gestualité est déjà inscrit dans le texte par l'auteur. Le travail sur le texte révèle les différentes strates qui le constituent et il consiste à les faire entendre. Pour analyser l'expression gestuelle de ces strates, nous utiliserons les outils Labaniens des deux attitudes fondamentales lutter contre et s'abandonner à , mais aussi celui du système de l'Effort concernant le rapport au temps2. Nous nous demanderons aussi si le mouvement effectué est concentrique ou excentrique, puisque ces éléments témoignent des étapes d'un effort musculaire, et si son axe central est en flexion ou en extension. Nous lisons alors comment la structure gestuelle de Florencia se fait en lien avec celle du texte.

Dans la première partie de l'extrait, l'actrice est penchée vers le comédien Luis Pazos à qui elle s'adresse. Elle est en hypertonicité, voire crispée: ses mains se referment dans un geste concentrique à 00:18, elle désigne soudainement Luis à 00:42. À 00:55, elle fait un geste de prière suivie d'un autre geste de la main soudain et concentrique. Dans une deuxième partie, elle reprend le même texte à 1:25 et déploie un geste concentrique quand elle invoque Dieu. Elle reprend encore à 2:08 et commence à construire, avec le metteur en scène, une gestualité en fonction du texte:

« Ô Dieu, qui fis ce sang, venge cette mort! -- Ô terre, qui bois ce sang, venge cette mort ! -- Ciel, de ta foudre frappe le meurtrier à mort; -- Ou terre, ouvre toi toute grande et dévore-le vivant; -- comme tu avales le sang de ce bon roi -- que son bras gouverné par l'enfer a massacré. » (Richard III, W. Shakespeare)

1 Elle différencie alors l'interprétation en danse et en théâtre. Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.13

2 Le mouvement est soudain ou soutenu

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Dans une troisième partie, que nous identifions à partir de 3:30, Laurent Berger la reprend et lui propose de trouver une autre variation pour la troisième partie de la prière: le «massacrer»1 avec le texte. Elle reprend la lecture à 4:29, et à 4:38 elle illustre d'un geste concentrique du bras droit l'injonction «frappe le meurtrier à mort». À 05:34, elle ouvre ses bras de bas en haut et sur les côtés, et se penche petit à petit sur sa feuille jusqu'à la fin de sa réplique. Loin d'illustrer ou de paraphraser le texte énoncé, lors de cette première lecture du Laboratoire, Florencia tente d'explorer le sens du texte par son interprétation, dont la gestualité fait partie. Celui-ci a une portée symbolique puissante: c'est une prière du personnage de Lady Anne qui se recueille sur la tombe de son mari et se retrouve face à son meurtrier, Richard III. Mais la richesse de ce texte ce trouve dans ses multiples interprétations potentielles qui dépassent le cadre du drame. Il s'agira donc d'observer une rencontre entre l'actrice et le texte qu'elle lit. Nous verrons ainsi que sa gestualité permet un passage symbolique entre l'oeuvre de Shakespeare et le spectateur.

b. Symbolique du texte, symbolique du geste.

En utilisant le concept de corporéité proposé par Michel Bernard et en appliquant à l'analyse de geste une pensée en réseau, on repère que la construction du texte de Shakespeare a une certaine musicalité. Dès la première lecture, les gestes de l'actrice expriment une sensibilité du texte qui se trouve au sein même de cette structure musicale. L'enjeu de ce Laboratoire n'est pas de représenter quoi que ce soit, mais d'exploiter le texte comme un matériau pour le travail de l'acteur. Or la forme du texte, «ce flottement, cet équilibre instable qui définissent le vers anglais»2 conditionne malgré tout la gestualité de l'actrice dès le premier jour. La tirade se construit autour de la nature de prière de la triade, et de la répétition structurelle qui la forme, puisque Lady Anne répète comme une incantation «Ô Dieu ! Venge sa mort»3. Ainsi, Laurent Berger, cherchant à éviter une interprétation linéaire et monochrome, donne pour indication d'agrandir l'adresse pour ponctuer la prière. L'actrice doit accueillir la variation à l'intérieur du texte empli de répétitions. Anne s'adresse d'abord au ciel, alors, l'actrice regarde en l'air avec un geste concentrique des mains et du corps entier, qui exprime la symbolique de la prière. Puis, lorsqu'elle s'adresse à la terre, elle change d'adresse et regarde l'acteur face à elle. Son axe est alternativement en flexion et en extension

1 Selon ses mots à 3:47 de l'extrait

2 https://francoisemorvan.com/traductions/shakespeare/le-songe-dune-nuit-dete/

3 « Ô dios, venga su muerte»

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et cela marque une sorte de tempo dans la diction du texte. Par ailleurs, à partir de 3:30, Laurent Berger la reprend et lui propose de trouver une autre variation pour la troisième partie de la prière : le «massacrer»1 avec le texte. Elle reprend la lecture à 4:29 et à 4:38, elle illustre d'un geste concentrique du bras droit l'injonction «frappe le meurtrier à mort».

Cette approche sur le texte, enrichie d'une considération en réseau de la symbolique de son geste permettrait à l'acteur de se laisser surprendre par ce qu'il dit, et d'en surprendre le spectateur. Dans cet extrait, la gestualité spontanée de Florencia découvre les subtilités du texte avant même qu'elle ne construise son interprétation avec le metteur en scène. Bien qu'elle parte du texte et qu'elle soit construite avec Laurent Berger, sa gestualité n'est pas chorégraphiée. À 0:55, Florencia fait un geste de recueillement («Ô Dieu») suivi d'un léger redressement de son axe, d'une contraction de son corps et de sa main droite faisant pointer son index vers le haut comme pour signifier la fulgurance d'une idée («venge sa mort»). Par ces gestes, elle joue une subtilité dramaturgique que Laurent Berger expose juste après: c'est la prière qui donne l'idée de la vengeance à Lady Anne. Une fois que cet élément de jeu est verbalisé par le metteur en scène, il s'agit de construire ce geste en préservant la surprise de la demande de vengeance pour le spectateur. Florencia Zabaleta est inter-prète2 parce-que sa gestualité, témoin de sa singularité, se situe entre l'oeuvre et le spectateur. Ce dernier, symbolisé par le metteur en scène pendant cette lecture, reçoit le sens d'une gestualité qui se déploie au delà de toute réflexion de l'actrice. D'ailleurs, lorsqu'elle reprend ce vers après l'explication dramaturgique à 1:40, elle n'a pas le réflexe de reproposer le geste de l'index signifiant l'idée du personnage qui apparaît par la prière.

Selon Laurent Berger, il s'agit de permettre à l'acteur de «se situer en dessous de la maîtrise du sens à se laisser surprendre par les mots, à accepter l'imperfection car on ne sait pas d'où le sens ou l'émotion vont surgir. Elle prend en compte le texte dans sa dimension polysémique et contradictoire sans en proposer une résolution». En bref, Florencia, au premier jour de répétition, s'appuie sur la prière d'Anne pour explorer les multiples sens du texte de Shakespeare, et comme nous l'avons observé, la gestualité participe à cette dissociation potentielle entre la parole du personnage et l'expression de l'acteur. Car les gestes et les mots n'ont pas la même capacité d'expression, et l'interprète, entre le spectateur et l'oeuvre, est révélateur de cette force expressive multipliée. Au delà d'être un porte-parole, par sa gestualité parfois dissonante, il fait entendre que le texte de théâtre a d'autres fonctions que la fonction

1 Selon ses mots à 3:47 de l'extrait

2 De interpres-etis en latin : l'intermédiaire, celui qui explique

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dramatique.

«C'est bien dans le geste lui-même que s'organise la production de sens»1 écrit Hubert Godard. Une lecture symbolique des gestes des acteurs nous aura permis d'explorer «la manière dont ils partagent des imaginaires», pour reprendre les mots de Laurent Berger durant notre entretien. Même lorsqu'il est assis à une table, le mouvement du comédien en travail nous a donné accès à un sens davantage de l'ordre de la correspondance sensorielle que d'une signification. En effet, le symbolique serait une manière de dépasser cette approche du jeu d'acteur et en l'occurrence, de la gestualité des acteurs. C'est donc le rapport fondamental du geste à l'imaginaire qui donne un sens à la gestualité dans un contexte de spectacle-vivant. À travers le paradigme de l'analyse du mouvement, le geste de l'acteur exprimerait un imaginaire décrit par l'auteur qui dépasse le cadre dramatique, et la tradition théâtrale.

«On partage des fictions mais on essaie de les comprendre ensemble» poursuit Laurent Berger lors de l'entretien. C'est ensemble que nous créons la gestualité, et c'est par un travail en commun aussi qu'elle devient signifiante. La répétition permet de construire jour après jour une gestualité signifiante par son contexte spatio-temporelle. Ce sont donc les interactions, finalement, qui permettent de composer un jeu d'acteur particulier.

«En somme, ce qui est central, c'est la relation.»2

1 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

2 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelles de danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

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III. LES INTERACTIONS QUI COMPOSENT LES RÉPÉTITIONS: UNE GESTUALITÉ AU DELÀ DE LA SINGULARITÉ

«Le mouvement n'est autre que ce processus, cette série de transformations et de relations, cet ajustement constant à ce qui est proposé»1.

La répétition est avant tout un espace où les personnes participant à la création se retrouvent. C'est un lieu de vie dans lequel on s'efforce d'inventer des espaces, de créer des personnages et de tester des figures. Rien ne se fabrique au delà de ce qui se partage dans l'équipe de création. Tout se crée par l'interaction entre les éléments de cette équipe unique et singulière. En fait, le sens de la gestualité qui se fabrique est multidimensionnel, se remet en jeu et se recompose à chaque fois que l'acteur met son costume. Ce sont les entrecroisements entre ces différentes dimensions qui permettent aux acteurs d'attribuer un sens à leur geste et par extension, une interprétation à la scène qu'ils jouent. Dans ce Laboratoire, comment l'unicité de la direction d'acteur s'éclate-t-elle en rencontrant la singularité de chacun des comédiens ? Et comment l'hétérogénéité qui caractérise le jeu des deux acteurs peut-elle s'harmoniser lorsqu'ils sont tous le deux sur scène ? En quoi les gestes s'influencent mutuellement et qu'est ce qui fait une gestualité signifiante ?

Nous étudierons d'abord la rencontre de l'actrice avec le texte dans une dimension réticulaire en nous demandant en quoi sa gestualité se construit en fonction de ce qu'elle lit. Puis, nous étudierons le déploiement d'une direction particulière de l'actrice à travers la vidéo de la lecture à la table (extrait 1). À partir de la théorie des croisements sensoriels, nous nous attarderons sur le potentiel créateur des interactions entre les acteurs : nous analyserons les dynamiques gestuelles, ce qui les permet et ce qu'elles créent pour le spectateur. Nous verrons alors comment les méthodes d'analyse du mouvement offrent la possibilité de détacher le mouvement des acteurs d'une quelconque approche disciplinaire. En effet, en observant l'interaction et ses conséquences sur la gestualité, on se trouve davantage face à une performance artistique qu'à une représentation théâtrale. S'ensuit donc une discussion sur l'utilisation des éléments associés à la mise en scène comme l'intrigue, le personnage et le «quatrième mur». La question de l'interaction, en effet, permettrait de se pencher sur le phénomène d'identification et ses modalités.

1 Odile Rouquet. La tête au pieds, Esquisses 89-90. 1991. p.28

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1) Extrait 1: La lecture, une rencontre.

Le mot «texte» vient du latin «textum», le tissu. Que tisse l'actrice Florencia Zabaleta au cours de cette première lecture ? Au regard des éléments symboliques qui lui sont personnels que nous avons traités plus haut, nous allons tenter de percevoir des liens productifs entre les images évoquées par le texte et la gestualité spontanée et fondatrice de Florencia. En effet, ces deux instances sont imbriquées dès la première lecture et nous parlerons d'une «rencontre» entre l'actrice et son texte. Comment cette rencontre tisse t-elle une gestualité particulière ? Ces éléments créent une construction gestuelle dépendante du texte prononcé, mais proposant un imaginaire autonome. Par exemple, la gestualité ne redouble pas l'effet de répétition que le texte propose. Au contraire, elle permet d'apporter des variations dans le jeu de Florencia : elle commence avec des gestes resserrés sur elle-même, concentriques, elle a le regard au sol. Elle s'ouvre à mesure de son texte, changeant d'abord son regard, puis ajoutant des mouvements amples et en ouverture vers le public. Le geste et le texte étant deux éléments pouvant exprimer différents aspects de l'oeuvre.

a. «Le chiasme parasensoriel»

En effet, le geste enrichit le texte par une sorte de correspondance baudelairienne que Michel Bernard nomme «chiasme parasensoriel»1. C'est la correspondance étroite entre l'acte de sentir et l'acte d'énoncer. Michel Bernard théorise ce croisement dans le cadre de sa recherche sur la complexité du phénomène sensible au cours de laquelle il en décèle trois autres: le «chiasme intrasensoriel» qui réside dans la double dimension simultanée active et passive de tout sentir, le «chiasme intersensoriel» qui fait référence au croisement entre les sens et l'intercorporéité qui est au fondement des autres croisements.

Par le chiasme parasensoriel, M. Bernard considère l'acte d'énonciation comme fondateur à la fois de la sensation et du langage, et démontre par là l'origine sensorielle de l'imaginaire et son rôle créateur et même vital. Selon lui, le phénomène d'expressivité permet de se rendre compte que la voix qui est au coeur du processus d'énonciation, constitue le chemin vers un imaginaire gestuel qui enveloppe notre corporéité. En effet, le corps est «soumis aux fluctuations d'une double histoire symbolique : celle-de la société ou de la culture à laquelle il appartient, et celle de la singularité événementielle et contingente de sa

1 Michel Bernard, « Sens et fiction », dans De la création chorégraphique, CND, 2001. p96-97.

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propre existence».1

Ce chiasme permet de proposer un regard différent sur le phénomène d'incarnation que celui d'un mouvement qui irait du dehors au dedans. Selon R. Abirached, un personnage s'inscrit dans un corps «sans cesser d'être fictif, dans une réalité, sans cesser d'être hétérogène au monde quotidien, psychologique et social»2. «Le comédien est le lieu où ces données virtuelles s'incarnent». Avec le chiasme parasensoriel, on ne sépare plus le processus d'incarnation de celui d'énonciation. Si on suit la pensée de Michel Bernard, ces données s'y incarnent par l'énonciation «comme acte fondateur à la fois de ce visible et de cet invisible, de la sensation et du langage»3. Il s'agit donc toujours d'exprimer quelque-chose.

Dans un contexte de répétitions, l'imaginaire est souvent utilisé pour stimuler la créativité des acteurs et le phénomène d'incarnation de l'acteur. Cet imaginaire est enrichi de l'attitude du metteur en scène lorsqu'il donne une indication. Un lien sensoriel et émotionnel est donc effectué entre le texte prononcé par Florencia et sa gestualité.

b. Par le lien, la construction

Nous l'avons vu, la tirade est une prière. Elle se structure par la répétition qui la forme, puisque Lady Anne répète comme une incantation «Ô Dieu ! Venge sa mort»4. Nous sommes donc face à «univers symbolique»5 qui se construit et qui s'étend tout au long de la lecture. La gestualité de l'actrice est une conséquence des indications sur sa lecture et le témoin d'un travail sur les différents imaginaires qui constituent les strates. Le texte, construit autour d'anaphore (l'interjection «ô») et d'épiphore («venge sa mort») appelle l'acteur à faire des choix d'interprétation. Florencia reprend quatre fois la lecture de ce passage et fabrique une certaine gestualité en dialogue avec la structure du texte. Pour le premier vers, celle-ci apparaît dès le début : elle est penchée vers la table, les mains jointes au niveau de sa tête. Pour le deuxième et troisième vers, la composition se fait de manière plus séquencée. D'abord, elle le regarde avec conviction, et son axe est tour à tour en flexion ou en extension, ce qui change successivement son rapport à la gravité. Lorsqu'elle reprend cette phrase6 à

1 Michel Bernard. « Les fantasmagories de la corporéité spectaculaire » dans De la création chorégraphique, CND Pantin. 2006.p.86

2 Robert Abirached. La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994.p.70

3 Michel Bernard, « Sens et fiction ». op.cit.p.99

4 « Ô dios, venga su muerte»

5 Nous empruntons cette expression à Hubert Godard qui dit lors d'un entretien : « au lieu de penser le corps comme une fonctionnalité, je le pense comme un univers symbolique de gestes ». Dans « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

6 « Ô terre, qui bois ce sang, venge cette mort ! -- Ciel, de ta foudre frappe le meurtrier à mort »

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4:35, ses mouvements sont davantage concentriques. Quand elle la lit pour la troisième fois, elle regarde de nouveau Luis, mais ses mouvements sont de nouveau concentrés et resserrés sur elle. Enfin à la troisième partie (fin de cet extrait), suite aux indications du metteur en scène, elle offre une dimension moins intime à ses paroles: à 5:30, son souffle et son corps se relâchent, puis ses bras se soulèvent sur les cotés dans un mouvement ample et contrôlé. Tous ces éléments créent une construction gestuelle interdépendante du texte prononcé, mais proposant un imaginaire autonome. La gestualité ne redouble pas l'effet de répétition que le texte propose. Au contraire, elle permet d'apporter une évolution dans l'adresse du personnage: Elle commence avec des gestes de recueillement le regard au sol et termine l'extrait les bras tendus et jusqu'au bout des doigts, à travers un geste associé davantage à l'accueil, et dont l'adresse est moins concentrée. Elle s'ouvre à mesure de son texte, changeant d'abord son regard, puis ajoutant des mouvements amples en ouverture vers le public.

Le premier geste de recueillement, apparu spontanément à 00:55 attribue de fait du symbolique à ses mouvements. Il conditionne le jeu de la comédienne et lui permet de mettre en avant l'objet singulier de cette prière: la vengeance. La gestualité qui se créé tend à développer l'apparition de ce motif dans l'ambivalence, puisque l'actrice alterne entre les mouvements concentriques associés à la prière et l'intimité et les gestes excentriques associés à la vengeance qu'elle appelle. En effet, alors que l'amplitude de ses bras révèlent une amorce d'ouverture de la part du personnage, la posture de l'actrice ainsi que son regard restent penchés vers la table, face à Richard III1.

À travers les outils présentés, l'analyse de la construction non pas d'une chorégraphie, mais d'une gestuelle révèle que la gestualité peut faire sens en association ou en dissociation avec le texte. Par exemple, à 4:38, l'actrice renforce la violence de l'injonction «frappe le meurtrier à mort» en rassemblant son tonus par un geste concentrique avec le bras droit et le poing serré, ce qui souligne l'émotion suggérée par le texte. A contrario, à la fin du deuxième vers à 3:09, elle se soulève légèrement de sa chaise pour tourner la page de son texte. Une dissonance entre le texte et le geste apparaît. Alors que dans le premier vers qui s'adresse à Dieu sa gestualité la rapproche du sol, dans le second vers, elle s'adresse à la terre et sa gestualité la pousse à se redresser jusqu'à soulever son bassin de la chaise. Bien que subtile, cette dissonance est révélatrice d'un rapport au geste et à la parole du dedans au dehors, dans un mouvement progressif d'ouverture. Ainsi, la gestualité telle qu'elle est décrite dans cet

1 Précisons qu'il s'agit d'une lecture, et le jeu (notamment le regard) est conditionné par ce contexte

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extrait permet d'observer cet écart, au lieu d'attribuer le sens du spectacle au texte ou au personnage. Le dramaturge Jean-Pierre Ryngaert, dans un colloque sur l'acteur revendique un travail sur le «fond de l'énonciation plutôt que sur le contenu des énoncés ou l'identité de l'énonciateur»1 : il s'agirait de «mettre en oeuvre un écart entre le dit et le dire».Cet écart serait alors comme personnifié par le metteur en scène, qui dirige l'actrice et donne une direction à sa gestualité.

2) Extrait 1: Par l'interaction, le déploiement d'une direction d'acteur.

Dans la vidéo, les deux acteurs sont tous deux assis autour d'une table, face à face. Nous avons accès à la corporéité de Florencia de profil, alors que Laurent Berger est presque dos à la caméra. Pour observer les qualités d'interaction entre eux, nous utiliserons les outils permettant de lire la tonicité et la circulation du mouvement à partir du schéma fonctionnel2 issu de l'AFCMD. En observant les éléments singularisant leur mouvement comme le flux3 ou la kinésphère4 (par l'amplitude des gestes et le type de contraction d'un mouvement excentrique ou concentrique), nous observerons la manière dont la gestualité de Laurent Berger oriente celle de Florencia au cours de cette lecture. Il s'agira d'abord d'analyser les interactions gestuelles qui constituent la lecture. Nous verrons alors une gestualité qui se construit, et ce, par-delà leur singularité. Cette analyse en réseau nous révélera alors les particularités de la direction d'acteur durant le Laboratoire: si la gestualité de l'actrice se crée par l'interaction, celle-ci ne consiste pas en une série d'imitations formelles.

a. Une gestualité qui se construit

C'est en collaboration avec le metteur en scène que la gestualité de Florencia se crée. En observant les résonances entre les gestes du metteur en scène et ceux de l'actrice pendant la lecture, une direction d'acteur se déploie. Au delà des mots employés, la gestualité de Laurent Berger influence celle de Florencia qui commence à créer la structure de la tirade. La dirigeant sur le sens du texte, ses gestes, nous l'avons vu, portent un sens en eux-mêmes. À

1 « Incarner des fantômes qui parlent » dans L'acteur, entre personnage et performance, dirigé par Jean-Louis Besson. Études théâtrales, 23, 2003. p.21

2 Voir la présentation des outils en annexe

3 Il peut être contrôlé ou libre, en suivant la grille de lecture du système Effort de Rudolf Laban.

4 C'est « l'espace que le corps peut atteindre sans transfert de poids ». Rubrique « Kinesphère » dans Philippe Le Moal (dir.), Dictionnaire de la danse, Paris. Larousse. 2008.p.750

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1:42, il frappe sur la table comme pour marquer et faire résonner une indication de jeu. Il arrête une nouvelle fois l'actrice à 2:30 en claquant des doigts, puis, en mimant une sorte de schéma de structure de la tirade étudiée (dont le ton est du plus intime au plus grandiose) il se lève à 2:47. Les gestes spontanés de Laurent Berger ne sont pas imités par Florencia, parce-qu'ils ils n'ont pas de sens en dehors de sa propre corporéité à lui, perçue à partir de son attitude posturale. Après qu'il se soit levé à 2:47, ses mouvements sont de plus en plus amples mais restent concentriques et leur flux est contrôlé. À 3:25, il lève son coude gauche ce qui élève son centre de gravité et il le relâche en s'accoudant sur la table. Par ses gestes à la fois amples et concentriques, il témoigne de cette structure ambivalente, entre le recueillement intime et la plainte publique. À 2:47 et à 3:42, il se lève de sa chaise: son flux est contrôlé et son mouvement est concentrique, alors que ses gestes se déploient dans l'espace.

Le metteur en scène est dans la recherche d'une évolution du jeu de l'actrice sur cette tirade. L'évolution de sa propre gestualité est aussi visible dans sa corporéité tout au long de l'extrait. Dans ses prises de parole, il commence avec son centre de gravité bas, relâché, dans une posture de recueillement, puis son centre de gravité se soulève jusqu'à ce qu'il se lève de sa chaise par deux fois. C'est cette structure que Florencia reprend lorsqu'elle lève sa tête et se dresse sur son axe à 5:27, puis quand elle ouvre ses bras à 5:28. Ce qu'il s'agit de transmettre à l'actrice c'est l'intention du geste en fonction de la structure dramatique et poétique du texte : la gestualité se crée alors à partir de sa direction.

b. Par-delà la singularité

Par ailleurs, la première posture du metteur en scène étant celle de l'accueil Laurent Berger intervient dans la lecture de Florencia parce-qu'il perçoit une voie à suivre pour le jeu. En effet, alors qu'il est enfoncé dans sa chaise, il se lève par son axe à 1:00. À partir de ce mouvement son tonus augmente jusqu'à la fin de l'extrait. Alors, ils sont tous les deux dans un état tonique intense, à la différence de l'acteur Luiz Pazos qui n'est pas en travail et qui est dans un état de corps relâché. Le metteur en scène et la comédienne se renvoient mutuellement cette posture tendue qui provient aussi de l'énergie du texte. À 4:35, Florencia est en lecture et l'écoute de Laurent Berger est très active, focale. Ils ponctuent tous deux en même temps l'injonction «venge sa mort» d'un geste soudain et contrôlé de la tête et du haut du corps. De même, à 2:39, ils prennent la même position en même temps. Cela révèle un espace de connexion important ente les corporéités. Ce serait donc à partir d'une «immense

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intercoporéité indéfinie»1 que la gestualité de l'actrice se compose. La théorie sur le corps comme réseau sensoriel et celles qui en découlent sont d'abord développées par le phénoménologue Merleau-Ponty. Puisque «toute sensation est nécessairement élastique et contient en quelques sortes la clé non seulement de son propre mouvement mais de tout mouvement»2, il nous semble nécessaire de nous concentrer sur les liens entre sensation et mouvement, et sur la part créative de ces liens.

c. Construire à partir d'une passivité

Comme dans l'extrait 1, la gestualité des acteurs découle de cet échange entre indication et proposition, entre écoute et parole qui constitue l'exercice de la lecture. Cette lecture semble marquée d'un croisement «intrasensoriel». Ce premier chiasme accueille la double phase active et passive d'une sensation, et par extension, d'un mouvement ou d'un mot. En effet, le metteur en scène est d'abord relâché corporellement. Le poids de son corps est en arrière et ses bras sont en l'air, on les devine derrière la tête. Cela témoigne d'une écoute et d'un accueil des propositions de l'actrice. À 1:00, il arrête pour la première fois la lecture et son état tonique évolue: ses mouvements sont tendus et ses poings se serrent.

Faisant référence à l'écoute du psychanalyste, Basile Doganis parle de «passivité volontaire» pour décrire les postures comme celle de Laurent Berger au début de l'extrait. De manière à être disposé à diriger l'actrice efficacement, il y a «un certain relâchement de la focalisation sur un seul point (rapport à l'objet) qui permet de se décentraliser (rapport à soi du sujet), de déplacer son propre corps et ses propres facultés de leurs assises ordinaire». Dans un contexte de création, il s'agirait de s'adapter à l'autre dans ce qu'il est dans sa posture et sa manière de se mouvoir pour l'amener ailleurs dans son jeu d'acteur3. L'interaction, qui permet les alternances entre actif/passif et focal/périphérique4 masque les spécificités individuelles et révèle une forme d'hétéronomie dans la gestualité déployée par l'actrice. Selon Basile Doganis, la phase d'hétéronomie qu'on pourrait associer à la posture de Florencia dans cet extrait est la marque d'un «abandon et [d'une] ouverture à l'altérité»5 et elle est une phase créatrice et productrice d'une gestualité. Il se base sur cette double capacité de n'importe quel

1 Michel Bernard, « Sens et fiction », op.cit.p.97

2 Michel Bernard, «Esquisse d'une nouvelle problématique du concept de sensation », op.cit. p.114

3 Basile Doganis. Pensée du corps. La philosophie à l'épreuve des arts gestuels japonais (danse, théâtre, arts martiaux. Les Belles Lettres. 2012. p.114

4 Sur le modèle de la vision, Ce croisement fonctionne pour tous les sens. C'est une manière de distinguer une sensation sourde (périphérique) d'une sensation appuyée, localisée (focale).

5 Basile Doganis, op.cit. p114

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sens à être à la fois passif et actif, focal et périphérique: «quand ''je'' vis, est-ce que je suis entièrement actif et sujet du verbe ''vivre'' ? La formule rimbaldienne qui remplace ''je pense'' par ''on me pense'' restitue elle aussi quelque-chose de cette intuition d'une passivité en deçà de toute activité»1. Dans ce contexte de première lecture de la scène, «en-deçà» ou plutôt en amont de toute activité, l'analyse des gestes de Florencia Zabaleta et de Laurent Berger révèle l'esquisse d'une direction d'acteur particulière qui se déploie tout au long des répétitions.

d. Une direction d'acteur particulière.

En effet, l'influence de Laurent Berger sur la construction gestuelle de la scène n'est pas formelle, elle touche davantage au fondement du geste qu'à sa figure. Même quand il mime les gestes du personnage qui parle, la gestualité du metteur en scène ne désigne aucunement un résultat formel attendu. En effet, même s'ils ont bien la même position à 2:39 (la main sur le front et la tête vers le bas), quand on fige l'image, on observe que cette position ne relève pas de la même organisation posturale chez l'un et l'autre. Alors que Laurent Berger s'appuie totalement sur la table, attrapé par la gravité, son axe central en légère flexion et relâché, Florencia est droite sur son axe, elle semble au contraire lutter contre la gravité et s'élève. Son coude n'est pas sur la table et ses doigts sur son front sont tendus vers le haut. Ainsi, il ne s'agit pas de dire que l'acteur et le metteur en scène partagent une corporéité, car leur organisation posturale diffère.

De la même manière, le metteur en scène ponctue ses indications de «gestes fondateurs» qui lui appartiennent: par exemple à 3:55 il se jette avec énergie. À 4:37 Florencia reprend ce même passage du texte («Ciel, de ta foudre frappe le meurtrier à mort») en appuyant sur le mot « frappe » et en effectuant également un geste fondateur avec une tonicité importante (elle sert le poing) et une dynamique concentrique (elle ramène l'énergie vers elle). Il convient de comparer les «gestes fondateurs» déployés par chacun d'entre eux pour signifier le texte en fonction de leur propre gestualité. Lors de sa dernière intervention à 4:54, le centre centre de gravité de Laurent Berger est assez haut et sa kinésphère s'agrandit notamment par son mouvement de bras. Pour orienter Florencia vers une attitude offensive, il frappe sur la table à plusieurs reprises. Ce geste a une symbolique particulière, et Florencia transpose cette symbolique par le geste de désigner. En outre, pour mettre en avant la réplique «frappe le meurtrier à mort», ils proposent tout deux un geste soudain: à 3:51, il dirige son bras vers

1 Ibid.p.115

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l'avant avec une énergie proche du geste de jeter, alors qu'elle associe l'injonction «frappe» au geste de rassembler, en ramenant son coude avec le poing serré (4:35). Ces gestes fondateurs témoignent d'un rapport symbolique de chacun au texte. Par cet échange, ils créent un imaginaire commun, avec des images différentes. Ils portent en eux le sens du texte par une énergie propre, unique et singulière. Pour le metteur en scène, il s'agit pour Anne de «massacrer» Richard avec la parole (3:46), et cette intention se traduit par le «geste fondateur» de désigner qui revient à de nombreuses reprises dans cet extrait. Ce sont les répétitions, sortes de ré-unions sensorielles qui permettent cet échange. Avec le metteur en scène, «on partage des fictions mais on essaie de les comprendre ensemble»1.

L'imaginaire qu'ils partagent est ce qui fait qu'ils travaillent ensemble durant les répétitions. C'est à la fois ce qui les rassemble, et ce qui fait qu'une interprétation est une performance singulière et unique. En effet le «fonds posturo-tonico-émotionnel2 non conscient [met] en jeu la fonction imaginaire proprement humaine et [s'élabore] dans l'intercorporéité»3. Une gestualité singulière se définit alors, car un imaginaire se déploie dans le mouvement alternatif entre l'activité et la passivité des sens. Cet imaginaire, même s'il n'est pas similaire, permet de produire un imaginaire commun.

Grâce à l'analyse du mouvement, on perçoit donc à la fois l'aspect collectif de la création d'une gestualité, et la forte singularité de celle-ci qui va déterminer l'originalité du personnage. Dans les répétitions, son élaboration se fait de façon interactive et multidimensionnelle. En fait, étudier les rapports entre corporéités dans le contexte du travail de construction nous mène maintenant à nous poser la question de la fabrication d'une gestualité signifiante pendant la représentation. Elle se fait par un dialogue corporel entre les acteurs.

1 Parole de Laurent Berger. Voir entretien en annexe

2 Expression qui exprime le lien indissociable, dans la naissance et le déploiement d'un geste entre ces trois éléments.

3 Christine Roquet. «Du mouvement au geste. Penser entre musique et danse», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société.

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3) Extrait 5 : Entre les acteurs, un dialogue dynamisé.

Cet extrait de 2:26 vient de la captation de la scène jouée le jour de la présentation en public. Il s'agit du même texte que les extraits 2 et 3. Cette fois, les acteurs sont autour d'un canapé, et le banc symbolisant le cercueil est devant eux Cette scène étant un dialogue : certains éléments ne naissent ni d'un acteur ni du metteur en scène, mais d'un échange tonique, cinétique, ou d'expression de visage. Comment les acteurs échangent entre eux à travers leurs gestes ? Quels mouvements marquent la dynamique de leur échange? La vidéo révèle la manière dont les corporéités se rendent visibles les unes aux autres, et a fortiori s'exposent sur scène. En l'occurrence, nous avons pu voir qu'elle témoigne de la relative autonomie de l'acteur quant au déploiement de son geste. Cette analyse se concentrera sur le dialogue dynamisé1 des «sphères»2 des acteurs. Ainsi, elle nous mène à observer une tonicité importante entre les deux, ce qui révèle la complexité du rapport de force entre les personnages qu'ils interprètent. Par ailleurs, les distances qui les séparent durant l'extrait témoignent d'une ambivalence dans les intentions de leurs gestes. Une intention commune s'exprime alors à travers leur gestualité, en particulier à travers la gestion de l'équilibre de la scène.

a. Le dialogue tonique: un rapport de force complexe

La fonction tonique, que nous avons étudié en première partie, fonctionne toujours en dialogue. C'est dans un contexte de «triangulation gravitaire» 3 que se fondent les gestes de l'enfant : entre l'axe gravitaire, l'attention par la perception et «l'objet d'amour» vers lequel est tendu l'attention. Lorsqu'un enfant fait ses premiers pas, qu'il cesse de s'agripper et tend les bras vers «quelqu'un qui lui tend les siens, nous assistons au début de l'autonomisation du centre cinétique du déplacement »4. Le déploiement d'un geste dans sa portée affective est donc forcément lié à celui auquel on s'adresse. Dans un contexte de fiction, cette portée peut être utilisée pour exprimer l'oeuvre et créer de l'émotion pour le spectateur.

L'analyse de l'interaction tonique des acteurs révèle deux éléments qui semblent contradictoires: le rapport de force entre les personnages et la dynamique de séduction qui

1 Fondé sur l'organisation posturale de chacun et leur manière d'habiter l'espace qui en découle.

2 C'est une sorte de bulle d'espace qui entoure l'acteur et varie en fonction de ses déplacements sur la scène.

3 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

4 Hubert Godard, « Présentation d'un modèle de lecture du corps en danse ». Le corps en jeu, dir. Muriel Arguel.

PUF, Paris, 1992

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englobe ce conflit. Le texte correspondant à cet extrait témoigne de la transition entre les deux registres, pourtant très mêlés tout le long de la scène. Pour analyser le dialogue tonique entre les acteurs, il convient d'utiliser la grille de lecture du Kestenberg Movement Profile (KMP)1. La lecture se fait à partir de paires d'adjectifs contraires qui servent à qualifier les relations toniques entre les interprètes: canalisé est opposé à souple, tendu s'oppose à doux et soudain se distingue de hésitant. Ceux-ci renvoient à une lecture psychologique des gestes, car les premiers éléments de chaque paire témoignent d'un comportement plutôt agressif, et les seconds relèvent d'une certaine indulgence ou bienveillance.

Ce qui ressort le plus de cette lecture est l'alternance entre les rapports passif et actif de l'un à l'autre. Lorsque Florencia se déplace à l'autre bout du canapé, son geste est soudain et la mène en hypertonicité. Luis Pazos s'approche d'elle à son tour avec un tonus plus relâché et elle s'éloigne pour se rasseoir de l'autre côté du canapé. Il s'assoit à côté d'elle, son corps tourné vers elle alors qu'elle est dos à lui. À 01:40, il approche sa main de sa taille et en réaction, de manière soudaine, elle éloigne sa taille de quelques centimètres. À 1:55 il se lève du canapé et se retrouve dos à elle, et face au public.

Par ailleurs, on distingue à quel point Lady Anne est dans l'attaque. Dans la première partie de l'extrait, elle s'approche de lui à une distance intime à plusieurs reprises. Il s'agit de le menacer en feignant un rapprochement physique. De la même manière, elle le repousse au visage en changeant sa tonicité jute avant le contact: alors quelle s'approche doucement de son visage, le geste de le repousser est soudain et on peut y interpréter l'agressivité de l'intention du personnage. Richard III reprend le dessus lorsque Luis Pazos se tient debout derrière elle, alors qu'elle est assise sur le canapé face au public. Mais en s'approchant soudainement de lui lorsqu'il s'assoit, engageant fortement sa tonicité, elle reprend le dessus sur lui. Elle va jusqu'à lui tourner le dos et le repousser d'un geste quand il approche sa main de sa taille. Luis Pazos, jusque là plutôt relâché, se lève face au public, en hypertonicité. Elle le rejoint en se levant et en se mettant face à lui. Puis jusqu'à la fin elle amorce les déplacements alors qu'il est dans la réaction: elle s'accroche à lui, ce qui le fait reculer de presque un mètre, puis elle approche son buste de lui pour se retrouver a quelques centimètres de son visage et lui crache dessus.

Ainsi, Florencia est plus offensive dans son jeu. Elle est tendue dans cet extrait, alors que Luis propose un état de corps relâché. Pourtant, l'attaque qu'emploie Florencia est subtile car elle varie rapidement d'état tonique, comme si elle voulait leurrer son partenaire de jeu:

1 Théorie proposée par la psychiatre Judith Kestenberg dans les années 1950, inspirée par les théories labaniennes. Il s'agit de qualifier le mouvement par des états psychologiques.

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quand elle lui touche la joue, elle s'approche de manière douce, puis son geste devient soudain. À la fin, elle s'approche de lui en souplesse et de manière fluide et lorsqu'elle se trouve à quelques centimètres de son visage, elle lui crache dessus. C'est quand il se lève du canapé avec un état de corps soudain et tendu que le rapport de force change. Ce renversement se produit suite à plusieurs gestes agressifs de la part de Florencia : elle se recule quand il s'approche d'elle, elle éloigne sa taille quand il veut la toucher. Pourtant, par ses prises de recul, dans ses déplacements et ses orientations par rapport à elle, Luis Pazos interprétant Richard III prend l'espace de contrôler la situation de conflit. En effet, l'attention au dialogue tonique par les outils issus du KMP révèle trois étapes dans leurs états toniques et leur positionnement face à l'autre.

En fait, chacun prend et perd plusieurs fois l'ascendant sur l'autre au cours de l'extrait. Leur singularité s'exprime avec le contexte dramatique dans lequel la relation prend forme. Au début, Luis Pazos sort d'un état de corps tendu, et très vite il peut être qualifié d' hésitant alors que celui de Florencia est soudain: on le voit à 00:17 quand elle lui touche le visage. À son contact, elle se retourne et s'éloigne de lui. Davantage dans l'abandon, il se recule en se laissant porter par l'élan de son contact. Elle change également de tonicité quand Luis Pazos témoigne d'une agressivité par ses mouvements: elle devient comme hésitante. Lorsqu'elle se lève du canapé elle est mobile sur son axe et piétine au sol. C'est comme si Richard avait perdu le contrôle de la situation, ce qui la déstabilise au début. Puis à 2:00, elle reprend soudainement un état tonique que l'on qualifierait de canalisé et tendu: elle soulève son pied deux reprises, et ses jambes ne fléchissent pas alors qu'elle piétine vers l'arrière. Enclenchant la troisième partie de l'extrait, Luis Pazos, se relâche alors, et la disponibilité de son état de corps le fait reculer lorsqu'elle s'agrippe à lui et qu'elle le pousse légèrement à 2:07.

b. Les distances: des intentions ambiguës

Ces variations dans le rapport de force entre les personnages témoignent d'une relation ambiguë, ce qui donnent à la scène une tonalité ambivalente, entre le combat et la séduction. Au début de l'extrait, ils sont face à face, à une distance personnelle. Elle s'approche de lui et ils se retrouvent à une distance intime. Ces différenciations entre les distances sont issues de la théorie de structuration de l'espace de l'anthropologue Edward.T.Hall appelée «proxémie», qui propose d'évaluer l'espace de l'interaction en distinguant quatre distances: intime,

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personnelle, sociale et publique. Il s'agit d'observer les distances en fonction du contexte, et donc de l'interaction entre les acteurs. À 00:17, elle lui touche le visage en s'approchant doucement et le repousse. À 00:41, ils se déplacent tout deux et se retrouvent éloignés et face à dos. Ils sont tous deux face au public et lui se trouve derrière elle. Puis il s'assoit à l'extrémité du canapé mais elle se rapproche à 01:16 pour se retrouver à quelques centimètres de son visage. A la fin, elle s'approche de lui jusqu'à atteindre une distance intime, et lui crache au visage.

Alors que nous avons observé le rejet et l'attaque de Lady Anne dans l'engagement tonique et les déplacements de Florencia, nous remarquons également qu'elle le touche par deux fois au cours de l'extrait. A chaque contact, l'intention est ambiguë. D'abord quand elle le repousse au visage, alors qu'elle s'approche avec douceur (00:17), puis quand elle s'accroche à lui pour ensuite le pousser (2:07). À plusieurs reprises, elle s'approche de lui à une distance intime pour ensuite s'éloigner jusqu'à atteindre la distance personnelle, voire sociale. Ces différentes distances entre eux prennent sens dans le contexte dramatique de l'extrait, leur rapprochement à une distance intime paraissant étonnant et même transgressif d'un certain code social et culturel au vu de la situation des personnages. Lady Anne semble osciller entre la crainte, la haine et l'attirance pour ce qu'il représente.

c. L'intention commune du geste

Les différents paramètres qui permettent d'étudier cet extrait par l'angle de l'interaction et des distances révèlent les subtilités de ces différentes émotions. En effet, grâce à l'intensité du dialogue tonique, la monstruosité des personnages, au sens étymologique du terme1, et l'invraisemblance de la situation sont partagées au spectateur par la complexité du jeu, et au delà de la seule volonté de l'acteur. En effet, l'intention d'un geste ne correspond pas à l'intentionnalité d'un sujet à exprimer quelque-chose. L'intention de la pièce de théâtre, en tant qu'oeuvre d'art n'est pas de communiquer, et le geste, par l'intention qu'il porte, dépasse toute tentative de communication. D'ailleurs Frédéric Pouillaude, en s'appliquant à définir une théorie de l'expression du geste dansé écrit «le critère d'intention de communication est non pertinent quant à l'application de la notion d'expression»2. Ce n'est ni le texte ni le signe auquel le geste renvoie qui exprime le personnage. C'est par le geste que l'intention se

1 En décalage avec la norme, et provoquant à la fois terreur et admiration.

2 Fréderic Pouillaude, « L'expression en danse : au delà de l'exemplification » dans Quand le geste fait sens dirigé par Lucia Angelino. Mimésis. 2015. p.42

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dessine. Ne dit-on pas «c'est le geste qui compte» et «pour la beauté du geste» ? Si le geste ne dépend pas de l'intentionnalité de la personne qui l'effectue, il dépend du contexte et des interactions qui permettent de le déployer. On parle donc d'une intention commune et donc d'un fondement collectif des gestualités construites pendant le Laboratoire. Le contexte de la répétition est primordial pour que les acteurs développent un jeu particulier ensemble. En effet, Laurent Berger le précise dans son entretien, «deux personnages comme Richard III et Anne, en fait, ils jouent ensemble»1.

«Parce-que le partenaire est vraiment là.(...) C'est très difficile psychologiquement quand tu te confrontes à un personnage incarné par une personne de comprendre que c'est ensemble, que c'est un partenaire de jeu.»2

Grâce à la méthode de l'Effort de Laban qui permet de lire le geste à partir de la polarité contraction/détente, mais aussi des théories sur la posture comme fondement du geste, nous observons dans l'extrait 5 que le lâcher prise accroît la disponibilité des deux acteurs en jeu, et enjoint à sentir l'équilibre de la scène. C'est ainsi qu'ils développent une écoute, et qu'il font varier ensemble sans cesse le point d'équilibre qui les relie. Nous le voyons en fonction de l'utilisation de leurs différentes forces, comme la vitesse de leur mouvement, l'amplitude de leur gestes dans l'espace et le flux de leurs mouvements.

d. La gestion de l'équilibre: donner forme à la scène

En effet, les variations qualitatives de leurs mouvements respectifs témoignent de l'instabilité de leur état de corps, qu'ils soient l'un en harmonie avec l'autre, en contraste ou en rupture. C'est cette instabilité, correspondant à l'ambivalence du rapport de pouvoir qui lie les personnages, qui compose un équilibre entre les deux acteurs. Pour analyser l'alternance entre leurs états toniques, nous utiliserons l'outil des «attitudes fondamentales»3, qui relève de leur engagement tonique et témoigne d'une écoute aiguë entre les deux acteurs. La dynamique lutter contre témoigne d'une tonicité importante et s'abandonner à est associée davantage à une détente corporelle. Ce sont des verbes opposés, exprimant un engagement tonique, et selon Laban à la base de toutes les nuances orientant la qualité d'un mouvement. Par exemple,

1 Voir l'entretien en annexe

2 Voir l'entretien en annexe

3 Axe de lecture proposé par R.Laban. Le mouvement se fonde sur les deux attitudes « Lutter contre » et « S'abandonner à »

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dans l'extrait 5, Florencia s'approche de Luis sur le canapé dans une attitude de lutte (1:15), alors que lui est dans une attitude d'abandon quand il s'approche d'elle quelques secondes plus tard (1:25). Beaucoup de mouvements sont effectués en réaction de l'un et l'autre, mais les attitudes diffèrent. Parfois, leur état de corps est contagieux: nous pouvons mentionner l'attitude de lutte qu'il arbore devant elle à 2:03 et qu'elle reprend pour lui répondre juste après.

« Il y a plein de contrastes, ils vont lutter physiquement et vocalement l'un contre l'autre, mais il faut avoir une grande conscience qu'ils produisent le spectacle ensemble. C'est parce-qu' ils jouent tous les deux qu'il y a jeu, ce n'est pas chacun pour soi. »1

En outre, cet équilibre qui les lie soutient le schéma dramatique de cette partie de la scène: elle l'attaque et il s'abandonne, il la séduit et elle le repousse. Lorsqu'il s'abandonne à elle, il est en hypotonicité, et il se déséquilibre à plusieurs reprises quand elle le repousse (00:17; 01:24; 2:07). À la fin, au contraire, il ne tangue pas lorsqu'elle lui crache dessus, ce qui marque une évolution dans la dynamique de la scène. De son coté, Florencia est davantage en contrôle de sa tonicité, mais à de nombreuses reprises, elle se décentre de son axe pour s'approcher ou s'éloigner de lui tout en restant dans sa kinesphère. Cela dévoile encore son ancrage et son centrage qui confère à son personnage une certaine force et dignité. Pourtant, dans cet extrait, ce décentrage la pousse parfois au déséquilibre. À 0:14 par exemple, quand elle rit en mettant sa tête vers l'arrière ou à 2:05 lorsqu'elle lui répond qu'un meilleur mari que celui qu'elle a eu ne peut exister sur cette terre.

Par l'intercorporéité, ces déséquilibres sont fondateurs de l'équilibre général qui se déploie de leur jeu en commun E.Barba écrit «la vie de l'acteur, en effet, se fonde sur une altération de l'équilibre»2. Observer les interactions entre les acteurs permet alors d'analyser le lien fondamental entre l'intensité émotionnelle des personnages, le dialogue tonique des acteurs et l'équilibre de la scène. Le déséquilibre, enchevêtrement de «tensions musculaires»3est au fondement de leur jeu, car il a une grande capacité à exprimer des émotions. Pourrait-il alors être un outil de jeu pour développer l'écoute des acteurs entre eux,

1 Voir l'entretien en annexe

2 Eugenio Barba. Le canoë de papier, op.cit. p.43

3 Ibid. p.44

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la qualité de leurs échanges gestuels et donc leur interprétation? En AFCMFD, la notion de déséquilibre et l'instabilité qu'elle engendre pour le danseur est essentielle. Selon Odile Rouquet, une des fondatrice de cet enseignement, «l'homme est juste assez instable pour être stable» et c'est son instabilité qui le caractérise comme «dynamique et non comme statique»1. Pour Laurent Berger, le déséquilibre est un vecteur de créativité. Il rapproche l'instabilité physique de l'acteur avec sa capacité à «générer lui-même de la nouveauté»2. Car le déséquilibre surprend le partenaire avec lequel il joue, tout comme le spectateur. Il fait entrer dans le jeu d'acteur de l'imprévisible et donc de la vitalité au théâtre.

L'extrait 5 nous donne accès à ce lien collaboratif entre les acteurs fondamental pour la naissance d'une gestualité. Nous l'interprétons en regardant les états et orientations des corps des acteurs qui interagissent entre eux. En effet, si on considère les différentes attitudes des acteurs comme appartenant à une «immense incorporéité indéfinie»3 comme le propose Michel Bernard, l'équilibre que l'on perçoit entre eux pour analyser le sens de leur mouvement n'a pas à voir avec leurs limites corporelles individuelles. Ils sont comme un balancier expressif d'émotions contradictoires et mouvantes qui composent la scène interprétée.

4) Extraits 4 et 5: Intercorporéité en représentation

a. Au delà des disciplines

Selon Michel Bernard, c'est donc à partir d'une «intercorporéité indéfinie» que se définit la singularité d'un individu. Pour lui, la notion de corps individuel implique la «dénaturation de la dimension matérielle et sensible de notre vécu»4. Le corps est un« réseau sensorimoteur instable d'intensités»5 qui mène à ce processus. La notion de corps a mené à remplacer la valeur de la perception par l'information, l'expression par la communication, et l'imaginaire par la rationalité calculatrice. Le philosophe propose alors de remplacer cette catégorie par celle de corporéité, dans la mouvance de la phénoménologie. Cette déconstruction nous permet de considérer autrement la gestualité des acteurs de ce Laboratoire, et notamment d'attribuer une valeur analytique à l'éphémère, aux croisements, et

1 Odile Rouquet. La tête au pieds, Esquisses 89-90. 1991. p.73

2 Voir l'entretien en annexe

3 Michel Bernard, « Sens et fiction », op.cit.p.97

4 Michel Bernard, « De la corporéité comme "anticorps" », op.cit. p.19

5 Michel Bernard, « Les fantasmagories de la corporéité spectaculaire », op.cit.p86

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aux qualités manquantes des gestes des acteurs. En effet, M.Bernard révèle que l'acte de création est l'effet du «travail d'un réseau matériel et énergétique mobile et instable de forces pulsionnelles et d'interférences d'intensités disparates et croisées».1 L'utilisation du concept de corporéité nous permet également d'établir une méthode de regard sur le geste en réseau. «La spécificité (...) d'un art par rapport aux autres ne saurait se justifier par l'indépendance et originalité des propriétés matérielles d'un organe sensoriel pris en lui même»2. En parlant de l'art, Michel Bernard précise: « son apparente sédentarité et insularité dans la clôture d'un domaine ne sont que la résultante des exigences normatives d'un besoin social et des contraintes institutionnelles»3.

Selon lui, les différentes expressions artistiques se trouvent à l'intérieur d'un «"spectre esthétique" où se conjuguent, comme sur la palette des couleurs fondamentales, des tonalités énergétiques et sensorielles imbriquées : picturalité, plasticité, musicalité, fragrance, saveur, théâtralité et (...) orchésalité4»5. Cette pensée des arts en spectre nous permet de considérer autrement encore les éléments critiques et esthétiques issus de la danse pour analyser le geste théâtral dans le contexte interactif des répétitions de la scène de Richard III. Dans un contexte de représentation tel que celui que nous étudions, il s'agirait donc d'envisager les enjeux créatifs de cette dynamique sensorielle en réseau et de croiser les perspectives sur les deux disciplines. À travers l'analyse rythmique de la gestualité des acteurs (extrait 5), nous observerons le potentiel dansé de chaque geste. Par l'étude de leur tonicité dans l'extrait 4, nous associerons leurs interactions au caractère performatif de leur jeu d'acteur qui oriente évidemment leur gestualité.

b. Analyse rythmique et mouvements dansés (extrait 5)

Selon Laban, le rythme du mouvement déployé détient une partie du sens auquel il renvoie. En comparant les deux figures de danseurs Arabesque et Attitude, R.Laban propose une opposition entre la pensée en mot et la pensée motrice:

«Les mots exprimant des sensations, des émotions, des sentiments ou certains états d'âme
ne feront qu'effleurer les réponses profondes que les formes et les rythmes des actions

1 Michel Bernard, « De la corporéité comme "anticorps" », op.cit. p.19 p.20

2 Ibid.p.22

3 Ibid.

4 Ce qui fait danse pour Michel Bernard

5 Michel Bernard, « De la corporéité comme "anticorps" », op.cit. p.23

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corporelles sont capables d'évoquer. Dans toute sa sobriété, le mouvement peut en dire bien plus que des pages de description»1.

En effet, selon lui «les sensations motrices (...) n'ont pas de propriétés objectivement mesurables et peuvent seulement être classées en fonction de leurs qualités, de leurs intensités et de leurs rythmes de développement»2. Permis par la pensée motrice, ces mouvements appartiennent donc à un autre langage qui ne peut être comparé au langage des mots. Ce système semble davantage se développer à partir de croisements sensoriels.

Dans l'extrait 5, nous nous concentrerons sur les changements de tonicité pour voir qu'ils participent aux variations rythmiques de l'extrait. Selon Laban, le rythme du mouvement déployé détient une partie du sens auquel il renvoie. Un rythme commun important se dégage de la lecture du dialogue tonique entre les acteurs et découle d'une écoute profonde. Tout au long de la vidéo, les acteurs changent tour à tour la vitesse d'exécution de leurs gestes et déplacements, qu'ils ponctuent d'accélération et de décélération de l'un ou de l'autre. À 1:02, un accent tonique est marqué par l'acteur de Richard qui s'approche du canapé soudainement. Quelques secondes plus tard, un nouvel accent tonique apparaît avec le geste mimant l'épée. Alors que le temps semble se suspendre quand il s'assoit sur le canapé et que les deux corps sont relâchés, Florencia Zabaleta surprend le spectateur en rompant le rythme: elle s'approche rapidement et soudainement de lui sur le canapé. Un nouvel accent tonique moins fort réapparaît juste après quand elle étale ses mains sur son visage et se griffe avec un engagement tonique fort.

Le rythme musical, exprimé grâce à la prise en compte des accents toniques des gestes des acteurs dans l'extrait 5 est-il au coeur du sens de leur gestualité ? Dans le contexte du geste dansé, c'est une des hypothèses de la philosophe Lucia Angelino, qu'elle expose dans son ouvrage collectif Quand le geste fait sens: «la signifiance immanente au geste s'ancre essentiellement dans le rythme, c'est à dire plus précisément dans la durée intérieure qu'il symbolise et qu'il nous transmet3». Si on applique cette hypothèse au théâtre, les gestualités des acteurs en interaction créeraient un rythme et leurs gestes appartiendrait à un tempo. La gestualité des comédiens en action seraient alors un système de signe différent, autonome de celui du texte. Ce langage pourrait donc être utilisé comme un simulateur de sensations et d'expression dramatique. Mais ce texte en particulier porte en son sein un rythme et tout un

1 Rudolf Laban, op.cit. p.127

2 Ibid. p.110

3 Lucia Angelino (dir.). Quand le geste fait sens, Paris. Mimesis, 2015. p.26

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imaginaire qui y est relié, marqué par le vers shakespearien.

La musicalité étudiée à partir du dialogue tonique entre les acteurs pendant la présentation en public (extrait 5) nous montre un lien entre l'engagement tonique des acteurs entre eux et une certaine orchésalité de leurs mouvements. Alors, le mouvement de l'acteur s'apparenterait à celui du danseur. Selon Michel Bernard, la corporéité dansante se caractérise notamment par la «dynamique de métamorphose incessante déterminée conjointement par un jeu auto-reflexif permanent de tissage et détissage de la temporalité et de défi de la gravitation»1. Le jeu tonique entre les acteurs crée cet effet de métamorphoses constantes, et les variations de flux2 et de temps3 relatives au déploiement de leurs mouvements exprime un effet de tissage/détissage de la temporalité. Elle est constamment détruite et reconstruite en fonction des phases auxquelles l'accent rythmique de leurs mouvements apparaît: la phase de l'impulse, qui prépare le mouvement, celle de l'acmé, qui révèle le mouvement à l'apogée de son déploiement, et celle de l'impact qui l'achève. De plus, nous l'avons vu en traitant la notion d'équilibre, leur centre de gravité évolue constamment, et la temporalité de la scène découle également de cette maîtrise gestuelle.

En outre, selon le philosophe, la danse s'apparente à la «quête d'un corps individuel qui tente vainement mais incessamment de nier son apparente unité dans la multiplicité, la diversité et la disparité des actes»4. Dans cet extrait, le rythme commun qui sous-tend la gestualité des acteurs leur sert de cadre commun à partir duquel ils proposent des gestes singuliers sous la forme d'accents toniques. À partir de celui-ci, la tonicité, la vitesse de déplacement ou encore la qualité du contact peuvent varier. Lorsque la tonicité est basse, le rythme commun se sent. Ils débutent l'extrait avec un rythme commun jusqu'à 00:50 où Florencia ralentit le tempo et s'assoit et Luis au contraire, accélère et prend de la distance en se dirigeant en fond de scène. À 1:26, ils retrouvent un rythme commun: ils accélèrent le tempo de la scène ensemble à 2:00. Puis, ils se relâchent jusqu'au dernier accent tonique de Florencia, lorsqu'elle lui crache au visage. Le ryhtme commun, qui créé une sorte de tempo tend à gommer les spécificités individuelles de leurs personnages et révèle une qualité dans le jeu d'acteurs.

1 Michel Bernard. « Sens et fiction » dans De la création chorégraphique, CND Pantin. 2006. p.100

2 Libre ou contrôlé

3 Soudain ou soutenu

4 Michel Bernard, « L'avènement de la danse », op.cit.p.82

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c. États de corps et présence (extrait 4)

À travers cet extrait issu aussi de la présentation en public, regarder le tonus permet d'analyser la dynamique de la scène en fonction du contexte de la représentation et notamment des interactions entre les deux acteurs, et non des objectifs des personnages. Tout d'abord, nous pouvons observer que le fait d'alterner entre une attitude corporelle contractée et une détente corporelle renforce la capacité des acteurs à jouer dans l'instant présent et en interaction, que ce soit avec le public ou entre eux. En effet, le changement d'état tonique témoigne d'une complicité entre les acteurs. À 00:16, lorsqu'elle commence à parler derrière lui, il suspend son mouvement en contractant tout son corps jusqu'à ses yeux, comme pour se figer et lui laisser l'espace de la parole. Quand elle termine sa réplique, il reprend son mouvement qui devient soudain fluide et rapide, et récupère le pistolet qui est dans sa poche. Ainsi, le jeu entre les acteurs se fait au présent, en interaction entre eux et avec le spectateur. Après le moment le plus tendu dramatiquement, lorsque Luis sort du cadre et s'avance vers le public le pistolet à la main, son retour dans le cadre est plutôt surprenant: la détente corporelle est soudaine, et son regard, toujours concentré est en décalage avec le reste de son corps. Ses appuis sont instables, il piétine, il a les mains dans les poches. Le passage brusque d'un état tonique à un autre stimule l'oeil du spectateur.

Les retours à la détente de l'acteur après une forte tension créent un effet dans le jeu. Cet effet de distanciation permet une proximité avec le public. À la fin de l'extrait, Florencia fait un geste plein de tension suivi d'une attitude de détente tout aussi soudaine qui s'accompagne d'un regard complice au spectateur. Par cette détente dans le corps, et par son regard, l'actrice propose un jeu dans lequel le public est inclus. De plus, elle propose au public une rupture dans la situation dramatique. Ainsi, grâce à l'intensité tonique des acteurs qui caractérise la performance en public, le spectateur n'assiste pas à une représentation mais à une « performance ». Dans l'article «Répétition vs Entraînement », Laurent Berger rapproche la performance des acteurs à un performance de sport, par le croisement entre la préparation et l'imprévu qu'apporte l'interaction. Selon lui, la répétition est une «préparation à une action imprévisible, dont les règles offrent un cadre éthique mais ne contrôlent pas le déroulement technique et esthétique de l'événement».

En tant que spectateur critique, nous regardons les éléments du jeu d'acteur qui se rapportent au contexte des répétitions avant de prendre en compte le contexte dramatique. Au travers de la tonicité, il s'agit d'observer une qualité de présence exprimant des émotions

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inhérentes aux acteurs avant d'attribuer celles-ci à des personnages. Pendant le Laboratoire, Laurent Berger tente d'éloigner l'acteur du personnage dans son jeu pour lui permettre de «proposer sa propre expression et sa propre créativité»1. Dans son traité d'Anthropologie Théâtrale2, E. Barba compare la présence de l'interprète aux trois phases du jeu d'acteur japonais: la résistance, la rupture et l'accélération. Ils correspondent à trois éléments dynamiques et toniques corporels pour observer le geste, la tonicité du corps en mouvement étant donc selon lui un de éléments créateurs d'une présence scénique.

Celle-ci, pendant les répétitions, dépend de la disponibilité du comédien, et en l'occurrence elle est en partie le résultat des exercices. Durant certaines, la tension corporelle est au centre du travail à travers un exercice basé sur le karaté, dans lequel le metteur en scène propose aux acteurs de varier entre contraction et détente. Lors de l'entretien, Laurent Berger en parle en ces termes:

«Il faut du relâchement : il y a des moments, pour certains aspects du texte où tu vas faire très attention au phrasé, et des moments où tu ne vas pas t'en occuper parce-que tu vas être dans un rapport plus détendu, et ça a aussi à voir avec ton émotivité...»3

Il s'agit donc de jouer les différentes dynamiques qui se trouvent dans le texte, en utilisant sa capacité d'acteur à varier constamment d'état tonique, en lien avec le texte et son partenaire. Le metteur en scène relie la consigne de relâchement des corps à un renoncement de leur part à s'identifier au personnage qu'ils interprètent : «sortir le personnage de la focal, et amener l'acteur dans le temps présent»4.

Alors, le personnage est considéré comme un «point d'appui»5 pour l'acteur lors de la création de la scène. Cette expression est reprise du chercheur Robert Abirached, lorsqu'il explique le rapport d'Antonin Artaud au personnage. Dans la dernière partie de son oeuvre, celui-ci a «méthodiquement exploré les capacités musculaires, nerveuses et vocales du corps humain, en les mettant en relation avec leur faculté d'exprimer la gamme des affects les plus profonds»6. L'analyse du mouvement nous ayant permis de localiser cette «gamme des

1 Voir l'entretien en annexe

2 Eugenio Barba. Le canoë de papier, Traité d'Anthropologie Théâtrale. L'Entretemps, coll. « Les voies de l'acteur ». 1993. p.112

3 Voir l'entretien en annexe

4 Idem.

5 Robert Abirached. La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994.p.443

6 Ibid.

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affects» au niveau de la tonicité, un travail sur l'engagement tonique des acteurs permettrait alors partiellement de travailler cette déconstruction. En parlant du Laboratoire, Laurent Berger a dit : «on a énormément approfondi le texte, et au moment où on joue il faut pratiquement oublier que c'est compliqué». Il s'agit en effet de désapprendre, de mettre à distance un regard technique et analytique focalisé sur le texte. Cette prise de distance dans le traitement du personnage ne consiste pourtant pas à l'abandonner.

Grâce à la captation des répétitions de la scène 2 de l'acte I de Richard III, nous observerons alors les multiples interactions de la gestualité, entre le jeu et le «non jeu», entre le personnage et le comédien. Ce qui fait sens serait alors dans l'écart entre les gestes déployés. En comprenant le potentiel dansé de la gestualité des acteurs, il ne s'agit pas d'avoir un discours disciplinaire mais de constater, dans un contexte d'interaction, que le sens du geste appartient au monde de la sensation. En effet, la sensation est au fondement de tout mouvement du corps.1

5) Lâcher la fiction

S'intéresser aux méthodes d'analyse du mouvement nous a permis d'étudier théoriquement les rapports entre le geste et la création théâtrale. L'enjeu de toute création étant de produire une forme, notre volonté d'améliorer les relations entre le metteur en scène et l'acteur peut passer par la connaissance de la puissance signifiante de ses gestes. À travers l'étude des vidéos du Laboratoire étudié, ils nous est proposé de reconsidérer l'usage des outils de création dramatique pour l'acteur.

a. Refuser le personnage pour enrichir l'imaginaire

« Ce qui arrive à Richard III et Lady Anne, ça n'est jamais arrivé à

personne et ça n'arrivera jamais à personne. (...)Tout ce qu'on pourrait rapprocher avec l'idée de personne, c'est du charlatanisme, c'est complètement faux. »2

1 «Toute sensation est nécessairement élastique et contient en quelques sortes la clé non seulement de son propre mouvement mais de tout mouvement», Michel Bernard. «Esquisse d'une nouvelle problématique du concept de sensation », op.cit. p.114

2 Voir l'entretien en annexe

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En effet le Laboratoire de Laurent Berger postule un manque de pertinence pour l'acteur d'aujourd'hui de vouloir interpréter un personnage classique tel que Richard III selon les codes traditionnels du théâtre occidental. Les méthodes d'analyse du mouvement, utilisées généralement pour la danse nous révèle qu'une autre manière de créer est possible. Le personnage devient alors un outil de jeu comme ceux que nous avons étudié: la tonicité, l'orientation ou encore l'attitude posturale. Voir le personnage comme une «succession d'événements, de causes, d'effets, réels, factuels ou affectifs»1 relève d'une perception mécaniste de l'individu que les travaux de Michel Bernard notamment remettent en question.

De la même manière, selon Laurent Berger «l'adresse est juste un élément pour réinjecter de l'extérieur, donc de l'inconnu dans le jeu de l'acteur». Dans l'exercice de distanciation qu'il propose, il s'agit pour l'acteur de perdre le contrôle de sa propre interprétation. Par l'analyse de leur gestes qui les orientent dans l'espace on comprend comment l'imaginaire se construit. En fonction des combinaisons entre leurs différentes orientations et les interactions entre eux, l'imaginaire proposé est toujours en mouvement. Christine Roquet retraçant l'histoire du corset et ses effets sur le corps féminin écrit «l'entrave au mouvement et à la respiration vient alors brider notre perception.de l'environnement»2. La situation dramatique pourrait-elle être considérée comme le corset de l'acteur lors de la création? Le personnage dessinerait alors les traits de ce corset. Par ailleurs, en tant qu'observateur, nous ne pouvons nous empêcher de nous questionner à propos de la réception du jeu d'acteur. Nos études sur la gestualité et sa portée signifiante telle qu'elle est construite pendant les répétitions nous permettent de nous identifier sensoriellement à la fiction à laquelle on fait face.

b. L'empathie kinesthésique

«Savoir par avance les points du corps qu'il faut toucher c'est jeter le spectateur dans des transes magiques»3.

Hubert Godard explique d'abord que c'est notre rapport au poids, à la gravité, qui permet la distance de l'observation, puisque cela nous empêche de «nous confondre avec le spectacle du monde»4. Dans le cadre de la danse, cette distance varie en fonction des

1 Stéphane Olivier, « Persona non grata » dans L'acteur, entre personnage et performance, op.cit. p.42

2 Christine Roquet, Vu du geste. op.cit. p.216

3 A.Artaud, « Un athlétisme affectif », op.cit. p.210

4 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

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mouvements observés, ce qui produit un «effet de transport»1 chez le spectateur. La gestion du poids du danseur modifie la perception, et même par l'esthétique du chorégraphe, elle l'oriente. À travers sa propre perception, l'observateur du mouvement traverse une expérience kinesthésique. Qu'est-ce-qui permet cette sorte d'identification du spectateur, par le corps ?

Cette identification par le corps dont on parle rarement au théâtre repose sur le «transport de la scène à la salle»2 et sur l'expérience de la représentation. Elle dialogue avec celle proposée par Aristote dans La Poétique, basée sur la mimesis3. Pour Aristote, au théâtre, la mimesis n'est pas une tentative d'imiter le réel, mais la construction d'une représentation qui produit de la réalité. L'enjeu est d'attribuer à cette représentation un effet de réel, et plusieurs artifices sont utilisés par l'artiste pour créer l'identification du spectateur à la fiction proposée. L'activité mimétique implique en elle-même l'identification du spectateur et sa transformation, d'un seul et même mouvement. L'adhésion à un personnage ayant une identité sociale et psychologique par exemple, comme le propose le «théâtre bourgeois»4 selon le chercheur en théâtre Jean-Pierre Ryngaert, est emblématique de l'identification mimétique. En observant des éléments du jeu qui ne concernent pas la mimesis mais les dynamiques des mouvements des acteurs, le spectateur se place dans un autre type d'identification, de l'ordre de la sensation. Le corps de celui qui perçoit réagit à un élément qui le stimule : c'est l'empathie kinesthésique:«le mouvement de l'autre met en jeu l'expérience propre du mouvement de l'observateur. L'information visuelle génère, chez le spectateur, une expérience kinesthésique (sensation interne des propres mouvements de son corps) immédiate.»5

Par l'analyse des qualités expressives des mouvements des acteurs tel que leur tonicité, on observe que l'imaginaire projeté sur le spectateur se transmet par le mouvement. Selon Lucia Angelino, l'empathie kinesthésique permet de comprendre que «le mouvement, la gestualité, l'expressivité des corps est ce qu'il y a de plus intuitif et de plus profond dans la compréhension et la communication entre les personnes, ce qui se situe à l'origine de toute forme d'empathie»6. Se pencher sur les gestes des acteurs reviendrait donc à faire ressortir la puissance empathique du rapport entre un acteur et un spectateur. Il s'agirait d'accepter une interprétation sans la comprendre rationnellement, comme en danse. L'empathie kinesthésique

1 Ibid.

2 Ibid.

3 La mimesis est l'imitation ou représentation du réel.

4 Jean-Pierre Ryngaert, « Incarner des fantômes qui parlent » dans L'acteur, entre personnage et performance, op.cit, p.12

5 Hubert Godard, « Le geste et sa perception ». op.cit.

6 Lucia Angelino (dir.). Quand le geste fait sens, Paris. Mimesis, 2015. p.26

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permet d'avoir accès à un imaginaire qui ne s'explique pas par le langage. Dans le cadre de la mise en scène d'un texte, deux imaginaires dialoguent alors: celui du récit, et celui du mouvement.

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CONCLUSION

En considérant le geste dans sa dynamique et non dans sa forme figée, nous avons constaté qu'une gestualité se déploie tout le long des répétitions chez chacun des acteurs. Elle signifie le personnage de manière singulière. Celle qu'ils auront le jour de la représentation devant le public est déjà en eux, en puissance, dès le premier jour des lectures à la table. Et ils la déploient au-delà de leur volonté de signifier. La gestualité des acteurs se fonde d'abord dans leur posture qui leur attribue la singularité de leur attitude gestuelle et donc celle de leur jeu. Ce qui permet de concevoir l'acteur comme une sorte d'auteur-interprète. Le geste prend son sens dans son déploiement sur toute la durée du Laboratoire, au-delà du contrôle des acteurs, par leur tonicité. Celle-ci ayant un potentiel expressif, la théorie de la «fonction tonique» et ce qui en découle nous enjoint à déconstruire un certain modèle d'incarnation. Les gestes qui se déploient n'ont donc pas de significations s'ils ne sont accompagnés de leur contexte: un contexte de répétitions, puis de représentation, dans lequel les éléments du réel et de la fiction se mêlent.

Au final, c'est le rapport fondamental du geste à l'imaginaire du public qui donne un sens à cette gestualité dans un contexte de spectacle-vivant. Dans ce contexte où les systèmes de signes se répondent, l'enjeu des acteurs en répétitions est de transmettre l'imaginaire déployé par le texte. Cela se fait au travers de leur gestualité propre. À travers l'étude des fonctions symboliques des gestes dans ce Laboratoire, nous notons que l'analyse de la gestualité des acteurs permet de proposer au spectateur un accès sensoriel à la forme en plus de l'aspect dramatique porté par le texte. Ce qui enrichit l'expérience du spectateur. L'imaginaire de la tirade en question se créée à partir d'un rapport au monde symbolique qui appartient à l'actrice et d'un autre appartenant au metteur en scène. Cette relation oriente la gestualité de l'actrice dans ses états de corps et non dans la forme de ses gestes, et le sens de celle-ci se trouve dans l'écart entre ce qui est dit et ce qui est fait pendant la lecture, par la correspondance étudiée entre le langage et les sensations. Il constitue un pont sensoriel entre le spectacle et l'oeuvre. Par le refus de s'identifier à un personnage lors de la création, l'acteur enrichit ainsi la portée symbolique de sa gestualité. L'orientation du corps de l'acteur sur scène informe le public sur le rapport des acteurs à l'espace. En s'éloignant, par sa gestualité de la fiction du drame, l'acteur permet d'amplifier l'imaginaire qui plane sur la scène. Le spectacle n'est alors plus une représentation d'un espace virtuel où évoluent les personnages,

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mais une performance.

Les interactions qui composent la gestualité des comédiens en travail nous révèlent le mouvement global de la scène, par-delà la singularité de chaque acteur, tout comme la situation exposée par les personnages. Le sens de la gestualité des acteurs résulte des interactions entre l'acteur et le metteur en scène pendant la création. La manière dont elle se construit relève d'une direction d'acteurs tournée vers la création d'un propos esthétique. D'autre part, l'analyse des interactions entre les acteurs pendant les répétitions nous a permis de signifier la complexité des rapports entre les acteurs, grâce à leur disponibilité et leur capacité d'écoute. Les liens qu'ils font entre rythme et tonicité déterminent les rapports entre les personnages tels qu'ils devront apparaître pendant la représentation publique. Ainsi, le sens de la gestualité se transmet au spectateur par la sensibilité, derrière les structures dramatiques.

Si la gestualité est une nécessité pour l'acteur, elle est un élément signifiant de son jeu. L'utilisation des méthodes d'analyse du mouvement nous révèle qu'elle appartient à un langage particulier fait de son état de corps, de sa tonicité ou encore de son organisation gravitaire. Au cours de nos analyses, nous avons constaté que la gestualité exprime un propos en soi qui peut enrichir le texte dramatique, en révéler certaines subtilités voire l'actualiser sans le trahir. Ainsi, cette recherche sur les effets des méthodes d'analyse du mouvement au jeu d'acteur pourrait mener à améliorer les relations entre un metteur en scène et ses acteurs pendant la création d'une forme dramatique. Admettre, puis connaître le langage propre des gestes d'un acteur permettrait à chaque artiste concerné dans la création de comprendre les potentiels et les limites de ses techniques et de sa volonté, et de travailler un résultat à partir d'une disponibilité tonique et sensorielle.

Les résultats de cette réflexion pourraient ainsi enjoindre le metteur en scène à deux éléments concernant ses acteurs pour la création d'un spectacle: le choix de ses comédiens d'une part, et d'autre part la relation qu'il établit avec eux dès la première rencontre, puis lors des répétitions. S'intéresser à la fonction de l'interaction dans la création pourrait mener à interpréter un rôle autrement que par imitation et par référence à des standards, et donc à envisager une autre manière de jouer et de diriger. L'analyse du mouvement ouvre la voie vers une interprétation alternative, pour laquelle l'acteur passe constamment de la maîtrise de son geste, permise par la connaissance de soi, à un lâcher prise constitutif de sa posture de créateur.

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ANNEXE 1

Entretien avec Laurent Berger

Mona : Pour commencer, comment avez-vous sélectionné les acteurs du laboratoire à Montevideo pour les répétitions de la scène de Richard III?

Laurent :Il y en a une que j'avais vu à la Comédie Nationale, et ça me paraissait incroyable qu'une personne qui appartient à un endroit si classique et une institution historique fasse la démarche de s'intéresser à un projet de recherche, ça me paraissait un luxe d'avoir ça. Non pas qu'elle ait eu moins de problème que les autres, au contraire elle a eu plus de problèmes, elle n'a pas l'habitude du travail expérimental. Tu imagines le grand écart qu'elle a accepté de faire, ça avait beaucoup de valeurs pour notre projet. Le garçon je l'avais eu dans un workshop deux ans auparavant et c'est un bon jeune acteur. Et après ça a été principalement sur dossier avec une petite audition.

Mona : Dans ce laboratoire, tu ne travailles pas sur le corps, mais plutôt sur le texte...

Laurent: Non, le texte c'est une étape indispensable pour pouvoir accéder au corps.

Mona : Bien-sûr, mais tu vas leur donner des indications sur une réplique, et c'est ça qui va avoir des conséquences sur leur manière de gérer leur corps, et donc on voit des différences entres les acteurs.

Laurent : Complètement, parce-que je ne dirige pas du tout la forme. Je veux qu'elle s'exprime. Et du point de vue vocal non plus je ne leur dis pas comment faire, il faut que la forme émerge.

Mona : En visionnant les vidéos, j'ai eu l'impression que c'était important pour toi de remettre en question le fait de construire un jeu à partir du personnage. Tu peux me dire pourquoi ?

Laurent Berger : C'est très clair pour moi. J'ai acquis la conviction, en particulier en travaillant sur Shakespeare, que le personnage est vraiment une fiction. C'est quelque-chose qui n'a pas

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de consistance. Et qui n'a surtout pas la morphologie de l'être humain. C'est une abstraction qui appartient à un théâtre qui me semble très codifié. J'ai besoin de m'en débarrasser pour faire émerger de l'acteur une espèce de « sur-personnage ». Ce n'est pas le personnage qui vient de l'intérieur sur lequel on construit le jeu, c'est le matériau proposé par la pièce, qui permet de développer un travail performatif où l'interprète va proposer sa propre expression et sa propre créativité. Pour le spectateur, ça constitue un personnage, je ne dis pas le contraire. Il voit un personnage, mais nous, on ne part pas de l'idée qu'il y a un personnage préexistant à l'acteur. Le personnage arrive après ce travail de l'acteur, ce n'est pas la base de son travail. Et pourquoi je suis partie sur cette réflexion à partir de Shakespeare ? Parce-que je me suis aperçu que le personnage, enfin ce qu'écrit Shakespeare ce sont des personnages qui n'existent pas. Ce qui arrive à Richard III, et Lady Anne, ça n'est jamais arrivé à personne et ça n'arrivera jamais à personne. Cette nana qui se fait séduire sur la tombe de son beau-père par l'assassin de son beau-père, c'est un mensonge. Tout ce qu'on pourrait rapprocher avec l'idée de personne, c'est du charlatanisme, c'est complètement faux. Tout ce qu'on nous vend pour construire ces personnages-là me semble erroné. Ça c'est le premier point.

Le deuxième point, c'est qu'on est dans une époque ou l'autonomie de la créativité de l'acteur me semble importante. Pour cela, j'essaie de le libérer un peu du metteur en scène et beaucoup de l'auteur, de ces contingences là. Donc le personnage, ce qu'on appelle historiquement « le personnage » n'est plus qu'une espèce de ressource dans laquelle on va puiser en fonction de ce dont on a besoin pour faire le spectacle mais pas à partir des structures émergentes de la pièce qui vont être le personnage, le conflit, la narration.On n'est pas étranger à ces structures mais on travaille plutôt à l'envers, à contre sens.

Mona : cette scène de séduction de Richard 3 tu las choisi parce-qu'elle n'est pas crédible ?

Laurent : je l'ai choisi parce-qu'elle montre en elle-même les limites de notre conception classique du personnage. D'ailleurs, Stanislavski l'avait bien senti, lui qui reste un des plus grands théoriciens du jeu d'acteur se trouvaient incapable de monter Shakespeare. C'est pour ça qu'il a décidé de travailler avec Craig, c'est qu'il se rendait bien compte que pour monter ce matériau il y avait besoin d'autre chose que de sa technique. Je l'ai choisi parce que c'est l'extrême. Il y aura de scènes de Hamlet où on trouvera la même chose, des scènes de Macbeth qui sont très fortes comme ça ou le meurtre de Desdémone par Othello, qui a tué sa

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femme en faisant un monologue de trois pages. Quand ça fait sauter la logique, l'acteur se rend bien compte qu'il faut trouver d'autres ressources. Et celle de Richard III c'est quand même le top. Et elle fait peur aux acteurs, c'est bien aussi pour moi. Ils ont l'impression que c'est un monument immense, et quand on le fait ils s'aperçoivent qu'on peut trouver d'autres chemins ; c'est important de ne pas avoir l'impression d'être écrasé par une histoire de la représentation, par une idée qu'on se fait du personnage. J'essaie de leur expliquer que c'est l'acteur qui est le maître du personnage et pas le contraire.

Mona : Le premier travail serait de comprendre qu'il faut arrêter de vouloir bien jouer ?

Laurent : Il faut arrêter de vouloir jouer selon les canons. Parce-que les canons finissent toujours par t'écraser. La tradition finit toujours pas t'écraser. Tu peux pas faire aussi bien que Laurence Olivier pour faire Hamlet et en même temps tu peux faire beaucoup mieux. C'est ce que j'essaie de faire avec l'acteur c'est de le replacer au centre absolu de son action et lui expliquer qu'il n'y a pas mieux qu'elle ou que lui pour jouer ce qu'on a à jouer. Ils ont du mal parce-qu'ils ont toujours cette espèce d'ombre de Richard III, de Al Pacino jouant Richard III et ils se disent « moi, petit acteur, qu'est ce que je vais faire à côté de Al Pacino ? » « Eh non, t'es pas à côté, tu ne fais pas le même travail, le travail que tu peux faire, il n'y a que toi qui peut sculpter ce personnage. Pour ça, il faut se débarrasser un peu du personnage, sinon ça devient le standard auquel on se compare tous. Il faut sortir du standard et retourner à l'action, au temps réel. La personne réelle qui va faire cette performance de jeu, elle est présente dans le plateau, elle est pas dans l'histoire du théâtre, elle est pas dans le livre, elle est pas éternelle, elle est momentanée et elle est absolue.

Mona : cette méthode de travail pourrait donc aussi éviter une forme « declichéisation » du jeu de Richard III ?

Laurent : Ça fait partie de cette position critique. Refuser le personnage c'est aussi refuser de s'inclure dans cette histoire de l'interprétation du personnage. Il y a eu beaucoup de gens comme Antoine Vitez, Daniel Mesguish qui au contraire jusque dans les années 1980 prétendent et ont l'ambition de s'insérer dans l'histoire de l'interprétation du rôle. Moi non, je pense qu'on a épuisé les pièces, on a épuisé ces ressources, si j'ose dire,de ligne direct de la

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pièce : on fait la pièce avec ses personnages, son histoire, sa situation. Mais je pense que ces pièces là peuvent servir encore à autre chose. Et on fait ce travail là aussi parce-qu'on est fatigués de cette impasse dans laquelle nous ont mené ces grands personnages. On les reconnaît tous, on sait comment ils vont être. Par exemple, je commence à travailler sur Richard III et l'acteur me demande comment faire pour cet handicap physique : quel handicap physique ? On a besoin d'aucune représentation de quelque-chose. On ne fait pas une représentation de quelque-chose, on exploite un matériau pour le travail de l'acteur.

Mona : un des matériaux pour ce travail, c'est l'acteur lui-même ?

Laurent Berger : Le matériau sur lequel je me concentre c'est vraiment l'acteur. Shakespeare est un outil qui permet d'ouvrir l'acteur à un maximum de ses potentialités. Moi je me concentre sur ce qu'on va pouvoir faire avec l'acteur pour trouver une certaine qualité scénique, et le reste, l'histoire, le personnage, il apparaîtra en fonction de cette qualité scénique dont on a besoin, et qui n'est pas la même pour chaque pièce et chaque personnage.

Mona : ça me fait penser à l'expression de Jérôme Bel « le degré zéro de l'acteur ». Tu as eu l'impression de tendre vers ça dans ce workshop ?

Laurent : Ce workshop m'a permis de mettre en perspective ces réflexions de Jérôme Bel, évidement qui m'a beaucoup influencé dans ce rapport au jeu. Tu t'aperçois quand tu vas en Amérique Latine que le degrés zéro c'est une vision un peu eurocentrée. Si tu vas en Uruguay, le degrés 0 du jeu pour nous c'est le degrés 10 pour eux et réciproquement. Quand on prétend nous être au degrés 0, de l'extérieur ce que voient les étrangers ce sont des acteurs hyper intellectuels, engoncés dans une vision cérébrale du jeu de la même manière que eux, quand ils sont au degrés 0, on a l'impression que c'est hyper émotif, et que c'est du jeu psychologique. Non, pour eux c'est leur degrés 0. C'est énorme ce que j'ai découvert sur cette relativité du degrés 0. Ça te donne le préjugé qu'il n'y a qu'une échelle. En fait, pour prendre une métaphore empruntée à la physique, on n'est pas dans un monde classique, on est dans un monde relativiste, dans la théorie d'Einstein et non celle de Newton. Le degrés 0, c'est toujours par rapport à toi, à un référent. Ça existe, mais ce n'est pas universel. La manière de jouer, la culture du jeu, c'est pas la même chose. C'est un degrés 0 par rapport au procédé de

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construction du personnage, dans un contexte particulier et identifié. Je m'intéresse à cette question de la perte des outils et de la virtuosité pour essayer de faire émerger quelque-chose de plus fragile, de plus mobile aussi avec l'acteur. Plutôt que du degrés 0 je parlerai de renoncer à ces outils, de déposer les armes.

Mona : Tu as eu impression qu'il y a eu quelque-chose de cet ordre là en Uruguay ?

Laurent : Il y a tout le temps une difficulté à déposer les armes,parce-que c'est une manière de se protéger. En Uruguay, tu vois deux exemples : d'un côté, chez la jeune fille Florencia qui joue depuis 15 ans à la Comédie Nationale, il y a des automatismes de compagnies traditionnelles, et chez lui aussi, il y a des outils de jeunes acteurs, plus enflammés. Mais dans cette manière de jouer systématiquement en énergie il y a aussi du conditionnement, d'être incapable de jouer en dehors d'un espèce de dessin qui n'est qu'un préjugé de la psychologie du personnage, il y a une déconstruction à faire. C'est une forme d'apprendre à relativiser la pertinence des outils qu'on utilise et de les adapter à un projet artistique qu'on a. C'est ce qu'on nous demande nous, en tant que metteurs en scène et scénographes, mais l'acteur on lui donne pas les outils pour faire ça. L'acteur et l'actrice ont les moyens de correspondre absolument au projet, mais ça demande d'être capable de laisser tomber ce qui fait apparemment leur force. Tu dois renoncer à des choses qui te semblent efficace au plateau. Et ça c'est dur.

Mona : Ce travail sur Richard III vous l'aviez fait avec d'autres acteurs à Montpellier quelques mois auparavant. Est-ce-que tu pourrais comparer l'appréhension et l'évolution du travail des acteurs de Montpellier et celui des acteurs de Montevideo ?

Laurent: Le numéro 1, c'est la perte des repères techniques. Le numéro 2, c'est le refus de caler le jeu, de fixer quoi que ce soit. Le troisième abîme, c'est lié à Shakespeare, c'est gérer l'énormité des strates à mettre en jeu dans le jeu, tout en continuant à rester simple. On a énormément approfondi le texte, et au moment où on joue il faut pratiquement oublier que c'est compliqué. Comme quand tu apprends à conduire une moto. Tu sais pas et tu tombes. Et après, tu fais de la roue arrière et tu te rends même pas compte que c'est compliqué. Arriver à intégrer la complexité à un tel point que ça devient naturel. Tu te demandes plus si pour passer la première il faut faire « gauche-droite », non, tu y vas et t'as pas peur de déraper. Comme le

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ski ou le surf, après t'es capable de faire des sauts, parce-que toute cette chose là était pratiquement incorporée à l'intérieur. Et c'est pas de la technique, c'est quelque-chose qui est neuronal, c'est une connaissance profonde du corps. Les neurologues parlent de la programmation physique ou la programmation mentale, c'est le schéma corporel. Tu as des acquis et tu ne te demandes pas. Un enfant met plusieurs mois à ouvrir une bouteille d'eau qu'il faut dévisser... Tu mets deux ans à apprendre à marcher, après tu marches toute ta vie, tu ne te poses pas la question. Ce sont ces choses là. Et ce n'est pas ce qu'on appelle des automatismes, c'est le corps et l'esprit ensemble. Ce n'est pas la compréhension, c'est quelque-chose où tout est lié et ça nous appartient.

Mona : Peux-tu me parler de cette difficulté de jouer sans partition physique pour les acteurs ? Cette crainte et cette difficulté n'ont-elles pas empêché les acteurs d'atteindre une certaine liberté dans leurs propositions au plateau ?

Laurent : Cette idée de ne pas figer les actions butte sur l'habitude des acteurs. Mais on ne peut pas proposer de travailler dans une dimension performative du jeu tout en continuant à travailler dans une partition physique, c'est une contradiction dans les termes. Dans la pratique, c'est un petit peu plus compliqué, en fonction de la complexité, du montage sur scène, du dispositif scénique, du nombre d'acteurs sur scène, etc... on va plus ou moins préciser un nombre d'éléments minimum dont l'acteur a besoin pour ne pas se sentir perdu, pour que ça ne génère pas une attention qui risque d'empêcher un travail sur la présence directe. Ensuite, on va construire, non pas une action figée, mais on va travailler sur un ensemble d'actions possibles, pour que les choses n'évoluent pas dans le vide mais qu'il y ait au mois trois ou quatre options de base qu'il sera en mesure d'enclencher.

Mona : Est-ce une manière de développer leur autonomie ?

Laurent : Le fait d'avoir cette diversité fera qu'il se sentira libre s'il est suffisamment inspiré, au moment de jouer, de choisir une autre option qui n'aurait pas été préparée. Mon travail consiste à ce qu'il se fasse confiance d'abord pour pouvoir ensuite, moi, faire confiance en ses choix. Ce n'est pas une question d'autonomie, c'est vraiment une manière de pousser le jeu dans une dimension plus performative, plus athlétique, de créer des vides qu'il devra remplir

sans reposer sur des rails. Comme dans le sport, il devra choisir sur le moment pour répondre à des situations réelles et pas seulement à une partition qui n'est qu'une abstraction, un artifice.

Mona : Les quatre acteurs ont-ils eu les mêmes difficultés ?

Laurent : Non, je dirais que la capacité à improviser du point de vue émotionnel c'était plus facile en Uruguay. En France, c'est là ou il y a eu le plus de problèmes. C'était des acteurs plus jeunes aussi. Pour Florencia, ça a été dur. Pour Luis, ça a été plus facile cet aspect de complexité de Shakespeare. Sur le fait de lâcher ces outils, c'est les gens qui avaient été le plus structurés par leurs écoles qui étaient dur. Et après, il y a eu la difficulté à improviser en France, à ne pas fixer des choses.

Mona : Et dans les déplacements des acteurs, les gestes, il y a eu des différences ?

Laurent : Il y a plus d'expressivité en Amérique Latine, ça c'est clair, mais il y a aussi une capacité à investir le corps plus naturelle, plus intuitive, tout de suite. En France, quand on passe au plateau on est encore dans la tête malgré tout.

Mona : Dans ta méthode j'ai noté quelques exercices, par exemple le fait de faire précéder leur réplique de « je dis que », le fait de se déplacer pour marquer un changement dramatique dans la scène, ou alors le fait d'échanger leurs répliques. Tu as vu des effets de ces exercices sur leur présence ?

Laurent : Je travaille de manière très peu méthodologique, et pourtant je crois que j'ai une méthode de fond. Mais je gère ça de manière très intuitive. Souvent ces exercices je les pense une seconde avant de les proposer. J'arrive le matin et je n'ai aucune idée que je vais faire ça. A un moment je sens qu'il y a besoin d'autre chose. Je n'ai pas de panel d'exercices à faire faire à l'acteur quand on fait Shakespeare...

Mona : Ça te permet d'être en lien direct avec les acteurs que tu as devant toi.

Laurent : Oui, ça se passe sur le moment. Au moment où je le fais, je suis convaincu de

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l'utilité de l'exercice. Après, je ne veux pas non plus un résultat direct. Je sais que c'est utile, je n'essaie pas un effet ou un autre. En fait, je travaille plutôt en déconstruction qu'en construction, donc c'est une manière de faire autre chose qui coule, mais je ne veux pas que ça dirige trop, je veux que ça décante et que ça apparaisse deux jours plus tard, je préfère. Parce-que sinon ça marque trop la scène. C'est pour ça que j'essaie de faire des exercices pas très directifs et un peu contradictoires avec ce qu'on travaille, dont l'objectif n'est pas clair... par rapport au problème qu'on a, c'est jamais un exercice qui répond au problème qu'on a, ça détourne le regard plutôt.

Mona : Le but c'est donc de désorienter l'acteur en quelques sortes ?

Laurent : Plutôt que désorienter, c'est montrer qu'il y a d'autres dimensions dans le jeu que celle du personnage, et son rapport direct à l' acteur. Et je préfère le faire transiter par ces dimensions pour qu'ensuite il voyage tout seul quand il en a envie, ça sert aussi de réveiller son plaisir de jouer autrement, en dehors des clous du personnage.

Mona : concernant les changements d'adresse dans le cadre de l'exercice de mise à distance de la situation dramatique et des personnages, as tu observé des effets au niveau des gestes des acteurs, leur déplacements, la gestion de leurs appuis ou leur regards ?

Laurent :Je ne m'intéresse pas tellement aux effets à court terme. Je donne des outils pour que l'acteur soit capable de générer lui-même sa propre instabilité, pour pouvoir être capable de... quand il commence à rentrer dans des rails, qu'il soit capable de générer lui-même de la nouveauté. Sur le moment je sais que c'est un des moyens de dire « regarde ailleurs, le monde est grand », et l'adresse c'est juste un élément pour réinjecter de l'extérieur, donc de l'inconnu dans le jeu de l'acteur. C'est pour ça que c'est intéressant cet exercice. Tout à coup, tu l'obliges à prendre en compte quelque chose qu'il maîtrise pas. Donc obligatoirement, sa réponse va l'obliger à sortir de quelque-chose qu'il n'avait pas prévu, si tu regardes le personnage à chaque fois au moment où tu dis cette réplique, c'est fini, tout se stabilise, tout se sclérose.

Mona : Le changement d'adresse et le déplacement de l'acteur quand il sent quelque-chose que quelque-chose se passe ça permet ça

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Laurent : et surtout ça fait perdre la peur de ça. Et quand tu n'as plus peur, le spectateur le sent. Et il y a un grand plaisir du spectateur à voir ça. A voir que l'acteur, tu sais que la veille, il n'a pas fait la même chose. On aime ça.

Mona : ça me renvoie à une phrase de Florencia que j'ai vu dans les notes de répétition où elle dit plus ou moins que vous avez travaillé à considérer la répétition comme un entraînement et non processus de préparation pour un résultat. « On a cherché à habiter la répétition, comme des acteurs qui jouent la scène différemment de jour en jour, avec l'énergie du moment, et ça permet de pouvoir trouver une liberté à chaque représentation ».

Laurent: C'est ça, il faut donner à l'acteur suffisamment d'éléments pour que le jeu soit possible, mais suffisamment peu pour que le jeu ne soit pas déterminé. Trouver cette espèce de marge. C'est un peu comme le sport. Pourquoi le foot est si magnifique, parce-que c'est le sport ou il y a le moins de règles. Les règles du foot tu les apprends en trois minutes. Tu ne dois pas toucher le ballon avec la main, tu dois mettre un but, tu ne dois pas faire de fautes. Et c'est réglé, il n'y a plus qu'à jouer. Et ça donne cent ans d'histoire du sport avec cinq ou sept règles. Donc tu as ce truc là, l'intrusion minimum, mais ça demande beaucoup de boulot cette disponibilité. Ça demande de répéter autant, voire plus, ça demande de se préparer à plein de trucs.

Mona : Ça demande de prendre des risques aussi...

Laurent: Oui, ça c'est encore autre chose. C'est vraiment important. C'est là qu'est le plaisir, c'est là qu'est la grandeur de tous ces gestes là. C'est pour ça que c'est beau, c'est pas gagné. Chaque jour, il y a le risque de rater, sans aucun doute.

Mona : Dans une répétition, tu prends l'image du karaté pour introduire un double état de jeu, alternativement dans le relâchement et dans l'attaque. Quel lien peux-tu faire entre ce relâchement dans le corps et un certain rapport des acteurs à la situation dramatique et aux personnages ?

Laurent : Le texte a aussi ses moments durs et ces moments mous. Dans le texte, il y a des moments où il y a un impact avec l'autre personne, et il y a des moments où il y a plus de

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recul, il est plus subjectif, il part dans la philosophie. Il faut sentir ce rapport entre dur et mou. Tu l'as dans les arts martiaux, mais aussi dans la danse orientale, dans les formes orientales de théâtre, il y a cette réflexion. Ça a été observé par Yoshi Oida et Eugenio Barba. Du point de vue de l'acteur, moi j'aime bien le karaté parce-que c'est très ludique. Il y un aspect ludique qui est important, se dire « je suis concentré mais parfois, cool ». L'acteur n'est pas toujours au même niveau de concentration sur ce qu'il a à faire. Et donc il n'est pas toujours au même niveau de tension. Il faut du relâchement : il y a des moments, pour certains aspects du texte où tu vas faire très attention au phrasé, et des moments où tu ne vas pas t'en occuper parce-que tu vas être dans un rapport plus détendu, et ça a aussi à voir avec ton émotivité... c'est la création du mouvement, c'est une question de cycle. Les choses ne sont pas figées.

Mona : Juste après, dans la même répétition, tu leur proposes de mettre en avant le fait qu'ils jouent ensemble, en tant que partenaires. En quoi l'exercice sur la contraction et le relâchement pourrait avoir un lien avec cette complicité dont tu parles ?

Laurent : C'est encore sortir le personnage de la focal, et amener l'acteur dans le temps présent. Parce-que le partenaire est vraiment là. C'est aussi quelque-chose auquel on ne pense pas assez souvent, c'est qu'on joue ensemble. Deux personnages comme Richard III et Anne, en fait, ils jouent ensemble. Et les acteurs oublient qu'ils jouent ensemble. C'est très difficile psychologiquement quand tu te confrontes à un personnage incarné par une personne de comprendre que c'est ensemble, que c'est un partenaire de jeu. C'est quelque-chose qu'il faut déconstruire profondément.

Mona : Pour toi ils ont le même objectif ?

Laurent : Absolument. Il y a plein de contrastes, ils vont lutter physiquement et vocalement l'un contre l'autre, mais il faut avoir une grande conscience qu'ils produisent le spectacle ensemble. C'est parce-qu' ils jouent tous les deux qu'il y a jeu, ce n'est pas chacun pour soi.

Mona : Tu penses que le personnage peut empêcher l'acteur de jouer ce qui se joue et le spectateur de le comprendre ?

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Laurent : Je n'aurais pas cette prétention. Je fais ce que j'ai à faire. Je sais que pour trouver une dimension vitale au théâtre, une ambition plus importante, j'ai besoin qu'on lâche ces vieux modèles. Si on veut trouver de nouveau une ambition de l'ordre de celle qui a amené à écrire cette pièce là, il faut arrêter d'être juste metteur en scène de pièces. Il faut qu'on soit plus autonome. Mais ça c'est mon problème à moi, pour d'autres artistes il y a d'autres problèmes, mais il faut reconnaître qu'en vingt ans les classiques ont complètement été évacués, et c'est pour ça, ça marche plus. Il y a quelque-chose qui s'est cassé dans cette mécanique de faire la même chose pendant une centaine d'année.

Mona : Dans ton texte de présentation du projet de recherche, tu parles d'expérimenter les rapports entre la construction physique et matérielle, et la construction imaginaire. Avez-vous fait des hypothèses sur le rapport entre ces deux constructions à partir de ce workshop ?

Laurent : On a trouvé des éléments très concrets pour comprendre à quel point le coeur du truc est dans la manière dont on partage des imaginaires. Sur la construction corporelle, ce n'est pas tellement le travail sur Richard III qui nous a apporté des éléments. On a fait des workshops beaucoup plus performants où je pourrais t'en dire beaucoup plus... On comprend bien que c'est la question du partage des imaginaires qui donne à la fois une forme d'unité -on joue à la même chose, et cette vitalité qui fait que on ne sait pas exactement ce qu'on va jouer à chaque fois.

Mona : Le partage imaginaire entre les acteurs ?

Laurent : Oui, et le metteur en scène

Mona : Dans la relation ?

Laurent : partager des choses qui ne soient pas fixées, on partage des fictions mais on essaie de les comprendre ensemble, et ensuite... tout ça pour que la performance soit toujours l'espace du choix et de la liberté vivante de l'interprète, du performer. Pour ça, il faut que dans l'imaginaire, il y ait pas mal de choses éclaircies, que ce soit très concret. Pour que le réel, la performance, ce que le spectateur voit ait cette poésie, il faut qu'il y ait une densité dans

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l'imaginaire et qu'on soit d'accord sur un certain nombre de trucs.

Mona : Et le processus de création, c'est une manière d'explorer les outils de cet imaginaire ?

Laurent: C'est une manière d'explorer les imaginaires et de les faire dialoguer. Que ce soit intuitif, que tout ça se passe, dans une espèce d'entente télépathique des acteurs.

Mona : je trouve que c'est très probant l'histoire de l'imaginaire partagé lors de la présentation publique en Uruguay. Il y a un dialogue entre eux.

Laurent : Ils ont fait des choses qu'ils n'avaient jamais fait avant le jour de la présentation.

Mona : il y a une écoute fine entre eux

Laurent : Oui, et toutes les strates qu'on fait avant servent à ça.

Entretien effectué sur Internet, le 25 mai 2021.

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ANNEXE 2

Entrées de lecture des gestes et outils utilisés

Dans cette annexe, nous présentons les entrées de lecture de geste que nous avons utilisées pour l'analyse.

État tonique et expressivité :

Répartition de la tension musculaire de quelqu'un en mouvement. Selon Hubert Godard, c'est «une trace privilégiée de l'observation [...], indicatrice des états de corps qui sont mis en jeu»1

- « deux attitudes fondamentales » qui découlent du système d'analyse « Effort » proposé par R.Laban: « lutter contre » ou « s'abandonner à ». Accepter les conditions physiques qui influencent le mouvement, ou au contraire résister et lutter contre ces conditions.

- Mouvements fluides, mouvements séquencés

- le flux du mouvement : contrôlé ou libre (système «Effort» de Laban)

- adresse et regard, expression du visage, mimiques

Le rapport au temps :

- geste soudain ou soutenu (système «Effort» de Laban)

- Rythmicité et musicalité de la parole, souffle et attitude respiratoire - rythme, silence et pauses gestuelles.

Les rapport à l'espace :

- L'amplitude spatiale des mouvements

- mouvement concentrique/mouvement excentrique

- l'accentuation dynamique de l'espace de la corporéité d'après Hubert Godard, à partir de trois plans du corps dans l'espace : sagittal - de derrière à devant-, frontal - de gauche à droite - et horizontal - celui de la rotation. A partir de la dissociation de ces trois plans, l'outil permet de percevoir des tendances dans l'initiation des mouvements.

1 Hubert Godard. « C'est le mouvement qui donne corps au geste », Marsyas, juin 1994, p.72

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Poids et orientation :

- appuis stables ou changements d'appuis

- la «géographie des appuis» et la circulation du mouvement: par quelle partie de

l'anatomie fonctionnelle s'appuient-ils au sol ?

- travail de l'axe: flexion/extension, inclinaisons latérales, spirale

- la circulation du mouvement: le schéma fonctionnel utilisé par les analystes du

mouvement et présenté par Christine Roquet dans Vu du geste (p.52)

- orientation du corps et regards

Geste et Imaginaire:

- les «gestes manquants» : expression utilisé par Hubert Godard dans un entretien1 dans lequel il rapproche le geste à un certain «investissement (...) dans la relation au monde» qui ce serait «retiré» dans le cas du «geste manquant». Elle est utilisée comme un outil d'analyse pour questionner la manière de jouer de ces acteurs à partir d'une certaine qualité de geste manquante qui témoigne d'une relation singulière au monde.

- les gestes fondateurs : Inspirés des «mouvements fondamentaux» que Laban expose dans son ouvrage Effort. Les gestes fondateurs renvoient à l'histoire personnelle de celui qui les fait. Ils ont un lien avec le début de la vie et ont une charge affective. Ils sont témoin d'une «manière d'être au monde. (...) Ces gestes fondateurs, tels les mouvements de aller vers, de repousser, de désigner, ne sont pas des gestes cinématiques, mais des gestes qui ont une portée signifiante par rapport à l'entourage»2. Ce concept permet notamment de faire entrer dans l'analyse un aspect psychique dans l'approche du geste. Ce sont des fonctionnalités physiologiques qui apparaissent au début de la vie et qui témoignent d'un rapport à son environnement. Ils se développent plus ou moins selon les personnes et orientent notre rapport à la gestualité.

? aller vers ; accueillir ; repousser;saisir ; désigner;trancher (couper) ; jeter...

- le «chiasme parasensoriel»: observation de la dimension sociale et culturelle d'un

1 Hubert Godard, « Le geste manquant », juin 1994 Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

2 Ibid.

geste : le rapport entre le geste et l'énonciation, entre le «percevoir et le dire»1

Intercorporéité : dynamosphère, kinésphère et gestosphère

- distance intercoporelle selon la théorie de structuration de l'espace « proxémique » de l'anthropologue Edward T Hall : distance intime/ personnelle/sociale/publique

- le dialogue inter-corporel cinématique, «celui de la géométrie des directions des mouvements échangés dans un espace euclidien»2 : face à face, s'éloigner, côte à côte...

- qualité du contact entre les acteurs: prendre, tenir, s'accrocher

- la fonction active/ passive ou la fonction extéroceptive/ proprioceptive d'une sensation

- la fonction focal/périphérique d'un sens.

- Le Kestenberg Movement Profile (KMP). Dynamique de mouvement précurseur du système Effort. Cet outil rend compte de la qualité des échanges : canalisé/souple ou disponible; tendu/doux; soudain/hésitant.

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1 Michel Bernard, « Sens et fiction » dans La création chorégraphique, op.cit. p.100

2 Ibid.

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BIBLIOGRAPHIE

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Ouvrages

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- Roland Barthes, « Le troisième sens : notes de recherches sur quelques photogrammes de

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Articles universitaires

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PSYCHOLOGIE, PSYCHANALYSE, NEUROBIOLOGIE

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95

SOMMAIRE

PRÉFACE 3

RÉSUMÉ 4

AVANT-PROPOS 5

INTRODUCTION 8

I. LE FONDEMENT DES GESTES AU COURS DU LABORATOIRE 15

1) Extraits 2, 3 et 5. L'évolution de la gestualité des acteurs 16

a. Le refus de fixer la forme

b. Analyse comparative: un déploiement

c. États de corps et mise en jeu

2) Extrait 4. Fonction tonique et expressivité 22

a. Analyse des états toniques des acteurs

b. Expressivité et sens du geste

c. La maîtrise de la gestualité par l'inhibition

3) Extraits 2 et 3. La posture: expression d'une singularité 27

a. Origine du geste et singularité

b. L'intention du geste

c. Centre postural des acteurs et neutralité

d. Auctorialité de l'acteur

II. SYMBOLIQUE DES GESTES DANS LA CRÉATION DE LA SCÈNE 35

1) Extrait 6. Le Laboratoire: déploiement d'un imaginaire 36

a. Le Laboratoire: un espace d'exploration

b. Analyse de l'orientation corporelle: ouvrir les espaces

2) Extrait 1. La puissance symbolique du geste 40
a. La structure symbolique du corps

b.

96

Analyse des «gestes fondateurs»

c. Jouer à partir de son univers symbolique

3) Extrait 1. Première lecture: au croisement de deux imaginaires 44

a. Un imaginaire complexe

b. Symbolique du texte, symbolique du geste

III. PAR LES INTERACTIONS : LE GESTE AU-DELÀ DE LA SINGULARITÉ 48

1) Extrait 1. Première lecture : une rencontre 49

a. «Le chiasme parasensoriel»

b. Par le lien, la construction

2) Extrait1. Par l'interaction, le déploiement d'une direction d'acteur 52

a. Une gestualité qui se construit

b. Par-delà la singularité

c. Construire à partir d'une passivité

d. Une direction d'acteur particulière

3) Extrait 5. Entre les acteurs, un dialogue dynamisé 57

a. Le dialogue tonique: un rapport de force complexe

b. Les distances: des intentions ambiguës

c. L'intention commune du geste

d. La gestion de l'équilibre: donner forme à la scène

4) Extraits 4 et 5. Représentation et «intercorporéité» 63

a. Au delà des disciplines

b. Analyse rythmique et mouvements dansés (extrait 5)

c. États de corps et présence (extrait 4)

5) Lâcher la fiction 69

a. Refuser le personnage pour enrichir l'imaginaire

b. L'empathie kinesthésique

CONCLUSION 73

ANNEXES

Entretien avec Laurent Berger 75

Entrées de lecture et outils utilisés 87

97

BIBLIOGRAPHIE 90






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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci