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Le manuel numérique - une nouvelle manière de découvrir un texte littéraire ?


par Romain Pinoteau
Université Paris III Sorbonne nouvelle - Master 1 - Lettres modernes recherche 2017
  

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II. Les manuels numériques du point de vue du lecteur

L'apparition du livre numérique a ouvert de nouvelles perspectives de recherche sur son impact par rapport à la lecture. En effet, le numérique a entraîné un débat particulièrement intense sur tous les changements, en bien ou en mal, que cela implique par rapport au comportement du lecteur. Il a donc permis de s'interroger sur la nature même de la lecture afin de mieux comprendre tous ces tenants et aboutissants. Cela a permis de constituer de véritables théories sur les caractéristiques propres du texte numérique et leurs répercussions sur les pratiques de la lecture.

A. Débats sur la lecture numérique

Un nouveau champ de réflexion est apparu, avec des spécialistes qui pensent que cette évolution est particulièrement négative alors que d'autres adoptent des conceptions bien plus positives, comme nous allons le voir. Pourtant un point essentiel se dégage de ce constat. Le développement des théories sur la lecture concernant les livres numériques prouve que la lecture numérique est considérée comme différente de la lecture papier. Certains chercheurs43 affirment même que la lecture numérique est en train de changer notre manière de lire en général.

a) La lecture numérique, une non-lecture ?

Un écrivain américain, Nicholas Carr, a analysé la lecture numérique et fait partie de ceux qui pensent qu'elle est plus fragmentaire et superficielle que la lecture traditionnelle sur support en papier. Dans son article intitulé « Is Google Making Us Stupid ? », Carr affirme que la lecture numérique affecte aussi notre manière de lire et de penser en général. Selon lui, la facilité d'accès aux contenus et leur multiplicité engendrent une fragmentation de l'attention et une incapacité à suivre des argumentations complexes. Carr admet que nous lisons probablement plus de textes que jamais mais la nature des textes que nous lisons est différente. 44

43 Voir p.ex. Nicholas Carr (2008), Thierry Baccino (2011) et Yves Desrichard (2011)

44 Nicholas Carr (2008) « Is Google Making Us Stupid? », The Atlantic, 2008. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2008/07/is-google-making-us-stupid/306868/

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Une étude portant sur les habitudes de la lecture numérique45, conduite par les chercheurs de l'Université College London, prouve que les lecteurs ne lisent pas de la même manière en ligne que sur papier. Dans cette étude, on a observé le comportement des visiteurs de deux sites de recherche qui donnent accès à des articles, livres numériques et autres sources d'information écrite. Les chercheurs en ont conclu qu'une toute nouvelle manière de lire a vu le jour avec les textes numériques. En fait, le format numérique incite le lecteur à lire en diagonale, en parcourant horizontalement les titres et le contenu des pages. De plus, les utilisateurs passaient rapidement d'une source à l'autre et revenaient rarement en arrière, vers celles qu'ils avaient déjà vues. Généralement, ils ne lisaient qu'une ou deux pages d'un article ou d'un livre avant de changer de site. Il leur arrivait parfois de sauvegarder de longs articles mais il n'est pas sûr qu'ils les relisaient.

Nicholas Carr fait référence à Maryanne Wolf, directrice du Centre de recherche sur la lecture et le langage de l'université Tufts, pour démontrer que nous ne lisons plus comme avant. En effet, celle-ci affirme que nous ne sommes plus ce que nous lisons mais comment nous lisons. Wolf rappelle que la lecture n'est pas innée mais que nous devons l'apprendre pour pouvoir nous en servir. Elle ajoute aussi que notre capacité d'interpréter un texte ainsi que de faire d'intenses connexions mentales se développe quand nous lisons d'une façon profonde et sans distraction. Selon elle, la lecture numérique, par sa nature, fait de nous des décodeurs de l'information. D'autre part, les médias et les technologies que nous utilisons en lisant façonnent les circuits neuronaux de notre cerveau, qui sont connectés à d'autres fonctions cognitives telles que la mémoire ou la capacité d'interpréter des stimulus visuels et auditifs. Elle s'inquiète de ce que la manière de lire favorisée par Internet accentue trop la simplicité du style des textes ainsi que l'instantanéité et par conséquent affaiblit notre capacité à une réelle lecture approfondie.46

45 University College London (UCL) CIBER group. (2008) Information behaviour of the researcher of the future. London: University College London. CIBER Briefing paper; 9. http://www.jisc.ac.uk/media/documents/programmes/reppres/gg final keynote 11012008.pdf

46 Nicholas Carr (2008) « Is Google Making Us Stupid? », The Atlantic, 2008. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2008/07/is-google-making-us-stupid/306868/

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Un autre point de vue critique est présenté par Thierry Baccino, professeur de psychologie cognitive des technologies numériques à l'université de Paris 8, qui livre sa théorie sur l'acte de lecture sur support numérique dans un article de 201147. Il considère la lecture sur Internet comme une « pseudo-lecture » car elle ne permet pas d'avoir une lecture attentive et profonde comme avec un livre imprimé. Pour le démontrer, il se base sur la trop grande quantité d'information à laquelle nous sommes confrontés simultanément sur Internet. Il donne comme exemple le fait de surfer sur les pages web mêlant des articles courts, des vidéos, de l'audio mais aussi des animations de toutes sortes, qui ne permettent pas au lecteur de pouvoir réellement se concentrer sur un sujet bien déterminé. En définitive, selon lui, le lecteur est constamment soumis à toujours plus d'informations qui apparaissent en même temps, entraînant chez lui une lecture rapide qu'il définit comme une lecture de surface. D'autres auteurs déclarent en 2011 dans le même numéro du Bulletin des bibliothèques de France que la lecture numérique est impossible. Parmi ceux-ci, Yves Desrichard défend l'idée selon laquelle, le livre papier, du fait de sa matérialité, ne peut être modifié ou effacé aussi simplement qu'un texte numérique, qui a un caractère plus transitoire et incertain48.

b) La lecture dynamique - une vision positive

Une autre approche de la lecture numérique apparaît avec la publication de la théorie de Christian Vandendorpe, qui reprend le travail de Thierry Baccino mais en tire une conclusion radicalement différente. En effet, selon lui, la lecture sur écran demande un surcroît de travail pour le cerveau et même un fonctionnement différent. Les zones de l'encéphale qui contrôlent les prises de décision et les raisonnements complexes sont plus sollicitées que pour une lecture sur papier49. En fait, la rapidité avec laquelle le lecteur parcourt les textes numériques pour extraire des informations n'est pas un signe

47 Thierry Baccino, Lire sur internet, est-ce toujours lire ?, Métamorphoses de la lecture, Bulletin des Bibliothèques de France, t. 56, no 5, 2011, pp.63-66.

http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/49580-lire-sur-internet-est-ce-toujours-lire.pdf

48 Yves Desrichard, « Accélération du livre ». Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2011, n° 5, p. 58-62. Disponible en ligne : < http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2011-05-0058-010>. ISSN 1292-8399.

49 Christian Vandendorpe (2011). « Quelques questions clés que pose la lecture sur écran ». In : BÉLISLE, Claire (dir.). Lire dans un monde numérique. Villeurbanne : Presses de l'Enssib. Papiers, 2011, Chapitre V, p. 53.

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d'abrutissement mais la preuve d'une concentration accrue, car le lecteur prélève les informations les plus appropriées, ne se contentant plus de lire d'une manière linéaire. Il est donc particulièrement en éveil pour pouvoir sélectionner des informations qui n'apparaissent pas nécessairement dans un ordre bien établi. En fait, des chercheurs comme, par exemple, Claire Bélisle et Christian Vandendorpe dans Lire dans un monde numérique, publié en 2011, ont fait une avancée essentielle dans l'étude de la lecture numérique en portant toute leur attention sur l'intention du lecteur car, selon eux, celui-ci ne lit pas de la même manière lorsqu'il cherche une information précise ou lorsqu'il survole un article « people » pour se détendre sur le Web.

En fait, Christian Vandendorpe introduit le terme « lecture ergative » pour désigner la lecture sur écran. Il explique que ce néologisme a comme base le mot grec ergon, qui signifie travail. Le concept ergodic a été introduit par Espen Aarseth pour décrire le caractère de la littérature hypertexte qui « incite l'usager à se livrer sur le texte littéraire à un travail de construction physique ». 50 Même si la lecture ergative n'est pas une création nouvelle, certains outils du Web, tels que Google, ont fait de la lecture ergative le mode de lecture par défaut. Cela signifie qu'un lecteur qui lit sur un écran fait un travail de construction physique en choisissant les extraits et les liens qu'il parcourt. Vandendorpe fait remarquer que cette lecture ergative n'est pas intellectuellement inférieure à la lecture immersive sur papier mais, au contraire, génère une plus forte stimulation générale.51 En somme, il conclut que cette lecture très ciblée devrait bénéficier au sens critique et à la curiosité intellectuelle.52

D'ailleurs, Jean-Yves Mollier va dans le même sens dans Lire, une pratique constamment remise en cause, qui date de 2012, en portant sa vision de la lecture dans le champ de l'histoire du livre. En effet, son raisonnement repose sur la grande facilité d'accès à la culture grâce au numérique et à ses nombreux supports, entre autres : la tablette, l'ordinateur et les téléphones portables. En fait, il parle d'une « lecture extensive » qui est favorisée par le numérique et permet un développement culturel et l'essor de la pensée

50 Ibid. p. 55.

51 Ibid. p. 56-57.

52 Ibid.

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libre. C'est une différence fondamentale par rapport au statut de la lecture d'il y a quelques siècles, qui consistait à ressasser perpétuellement les mêmes textes.53

c) Vers une théorie de la lecture numérique

Alexandra Saemmer a eu comme projet de concevoir une théorie pratique applicable à l'analyse de tout texte numérique. Cette conception, qu'elle nomme la « rhétorique de la réception », repose sur l'idée de créer une rhétorique du texte qui soit à la fois du côté du texte et du côté de ses lectures. En effet, elle tente de comprendre comment le texte numérique préfigure certaines pratiques ou figures de lecture. Elle s'appuie dans son travail sur de nombreuses références théoriques auxquelles elle adjoint une synthèse d'études de corpus et d'enquêtes portant sur la question.54

Elle conteste l'existence d'une seule lecture, papier ou numérique. Selon elle, l'idée d'une lecture papier qui serait toujours concentrée et réflexive est un mythe, de la même manière que celle d'une lecture numérique rapide et superficielle. Saemmer rappelle que « le texte lui-même entre de diverses manières en résonance avec les attentes individuelles et socialement partagées du lecteur »55. En pratique, cela signifie que différents textes, malgré leurs supports, mobilisent des contenus, stratégies et procédés rhétoriques multiples et ne se lisent pas de la même manière. À titre d'exemple, elle fait remarquer qu'un texte numérisé de Hegel et un fragment autobiographique sur Facebook ne sollicitent pas la même attention du lecteur. D'ailleurs, il est possible qu'un lecteur feuillette superficiellement un livre papier et se penche bien plus attentivement sur un texte édité sur support numérique.

La théorie de lecture numérique d'Alexandra Saemmer s'inscrit dans la filiation de la rhétorique nouvelle et des théories de la réception portées par Hans Robert Jauss avec Pour une esthétique de la réception (2010) et Wolfgang Iser avec L'acte de lecture.

53 Jean-Yves Mollier, Lire, une pratique constamment remise en cause. In Claire Divaz et al. (dir.), Lire demain : des manuscrits antiques à l'ère digitale. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, p.81-94.

54 Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique. Figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, Presses de l'Enssib, coll. « Papiers », 2015.

55 Ibid. p. 8.

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Théorie de l'effet esthétique (1995). Au coeur de la théorie de Saemmer sont les pratiques de lecture « modélisées par le texte numérique, à travers ses procédés rhétoriques et ses formes graphiques sur la page-écran ».56 Bien qu'il n'existe pas une seule lecture, elle part du principe que les textes ont des caractéristiques typiques qui préfigurent le lecteur et ses pratiques. L'objet de la rhétorique de la réception est donc d'identifier et d'analyser ces préfigurations qu'elle appelle « figures de lecture ». Tout en plaçant le texte au coeur de sa rhétorique, elle montre qu'il ne suffit pas d'examiner seulement les possibles actions que le lecteur peut entreprendre par rapport aux hyperliens ou autres fonctionnalités. En effet, il faut aussi analyser, par exemple, les attentes du lecteur par rapport à un hyperlien avant qu'il l'active. Alexandra Saemmer souligne par ailleurs que « l'analyse du texte numérique ne peut se faire sans prise en compte de l' interprétant »57, c'est-à-dire tout ce qui ressortit à l'imaginaire, aussi bien par rapport à ses attentes qu'à l'idée qu'il se fait du monde et de lui-même, de l'Internet et du texte numérique. Ces diverses dimensions influencent le processus de conception du texte mais aussi la lecture. L'objectif de Saemmer est donc aussi d'étudier les figures de lecture, qu'elle divise en quatre catégories, appelées informationnelle, dialogique, déviative et immersive. En somme, l'approche proposée par Saemmer s'intéresse à la fois au texte, car elle le voit comme un objet qui peut constituer une signification, et à l'acte de lecture, car elle y distingue des usages à la fois individuels mais aussi qui s'inscrivent dans une dimension sociétale. De plus, la rhétorique du texte numérique propose des outils d'analyse et des typologies. Le dispositif de lecture occupe aussi une place importante car il conditionne l'apparition du texte à l'écran puis sa disparition. En effet, le texte numérique n'est pas solidaire de son dispositif d'origine car il peut migrer de l'ordinateur fixe vers le téléphone mobile et s'actualise dans différents systèmes d'exploitation d'une manière variée.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille