A. Analyse de contenu à l'aide d'Alceste
1. Analyse de contenu
Une précision préalable est indispensable :
travailler sur un document pour procéder à l'analyse de
contenu n'a rien à voir avec l'analyse documentaire. En effet,
"opération
ou ensemble d'opérations visant à
représenter le contenu d'un document sous une forme
différente de sa forme originelle afin d'en faciliter la consultation ou
le repérage dans un stade ultérieur"153, l'analyse
documentaire fait partie des activités au service de la gestion d'un
centre de documentation.
Au croisement entre les techniques "artisanales" et
l'informatisation, l'analyse
de contenu recouvre une palette de pratiques allant de
l'analyse traditionnelle faite à la main, à l'utilisation de
logiciels spécialisés. Cet état de fait
résulte naturellement de l'évolution de la méthode
et de son usage accru depuis l'après-guerre. Il vient aussi
d'une rencontre entre les théories du langage et l'informatique.
L'efficacité de ses résultats a rependu l'utilisation de
l'analyse de contenu dans la psychologie, la sociologie, la politologie ainsi
que dans les sciences
de gestion.
L'étude de notre corpus - le projet d'établissement
de l'Université de Nantes -
ne trouve pas mieux comme outil d'investigation. La
définition qu'en a donnée B. Berelson pourrait suffire
déjà pour s'en convaincre :
"L'analyse de contenu est une technique de recherche pour
la description objective, systématique et quantitative du contenu
manifeste de la communication."154
Bien entendu, une telle définition datée
des années 40-50 est loin d'être satisfaisante tant elle est
restrictive. Depuis, il est revenu sur sa propre définition pour
déclarer : "L'analyse de contenu, comme méthode, n'a pas de
qualités magiques" et "on en retire rarement davantage que ce que l'on y
met et quelquefois moins - en fin de compte, il n'y a pas de substitut aux
bonnes idées". Dans ce cas à quoi bon s'y attarder encore ?
L'évolution de cette technique reflète peut être tout
simplement les caractéristiques de l'épistémologie d'une
science carrefour puisque L. Bardin, dans la première partie de son
ouvrage, retrace l'historique d'une technique marquée de hauts et de bas
; des aventures plus ou moins solitaires à la convergence d'attention
entre plusieurs disciplines pour aboutir à une approche
pluridisciplinaire en faisant collaborer des branches de la linguistique
avec les statistiques et l'informatique. Aujourd'hui, l'analyse de
contenu a atteint un niveau de sophistication tel dans ses outils,
tout en restant commode d'utilisation, que son usage couvre des champs aussi
diversifiés que la lexicométrie, l'énonciation
linguistique, l'analyse de conversation, l'analyse documentaire...etc. au
service des linguistes,
des chercheurs en sciences humaines et sociales, en journalisme,
jusqu'aux sciences politiques.
153 Laurence Bardin (2003), L'analyse de
contenu, Paris, coll. Le psychologue, PUF, p. 50.
154 Idem, p. 21
Une idée motive le recours aux outils
méthodologiques en sciences sociales comme en gestion : la recherche
de plus d'objectivité. Ce qui est à distinguer du scientisme.
Pour
y parvenir, il y a deux déclinaisons opératoires
:
- Dépasser les limites des possibilités
offertes par les cinq sens humains, si puissants qu'ils puissent
être. C'est l'occasion par ailleurs de plus de distanciation.
- Accroître l'échantillonnage, voire
l'exploitation du matériau dans sa totalité, quelle qu'en soit la
taille, sans qu'il faille le saucissonner en plusieurs morceaux entre plusieurs
regards avant une impossible recomposition des résultats.
Au final, l'objectif étant d'obtenir des
résultats délestés du plus de préjugés
possibles, heuristiques et, de ce fait, répondant au plus près
aux interrogations du chercheur dans
sa précision tout en fournissant des arguments
solides de confirmation, d'infirmation ou de découverte. Alors,
quel en est le champ d'application ? P. Henry et S. Moscovici
répondent : "Tout ce qui est dit ou écrit est susceptible
d'être soumis à une analyse de contenu." 155 De cela
découle la définition de l'analyse de contenu par L. Badin comme
"Un ensemble de techniques d'analyse des communications visant, par
des procédures systématiques et objectives de
description du contenu du message, à obtenir des indicateurs
(quantitatifs ou non) permettant l'inférence des connaissances
relatives aux conditions de production/réception (variables
inférées) de ces messages."156
La méthodologie Alceste figure parmi la courte
liste des outils/méthodes les plus performants et prisés par
la majorité de la communauté scientifique du moment. Enfin, pour
enfin être plus opératoire, explorons Alceste sans trop nous
attarder sur les détails pointus des outils statistiques dont elle
se sert mais qui, raisonnablement, peuvent être
considérés comme acquis avant le cycle Master ou à
acquérir dans les ouvrages abondants qui lui sont
dédiés.
2. Principes du fonctionnement d'Alceste
Dès 1974, M. Reinert met au point une méthode de
Classification Descendante Hiérarchique (CDH) qui s'inspire de
l'Analyse Factorielle des Correspondances (AFC) du Mathématicien
J.-P. Benzecri. Et il va se démarquer à la fois de
l'analyse de contenu, de l'approche linguistique des textes et de la
lexicométrie.
155 In Laurence Badin (2003), op. cit. p. 36.
156 Laurence Badin (2003), op. cit., p. 47.
Conçue à l'intersection de l'analyse des
données statistiques appliquée à la linguistique de
J.-P. Benzécri et l'analyse de contenu en psychologie sociale, la
Méthode Alceste (Analyse des Lexèmes Cooccurrents dans les
Énoncés)157 de M. Reinert s'inscrit dans le
courant
de statistique textuelle de P. Achard. Elle a pour
objectif la quantification d'un texte pour en extraire les structures les
plus significatives qui sont liées à la distribution des mots.
Or, cette distribution, qui n'est pas un fruit du hasard, dessine un univers
dit "monde lexical".
À l'affirmation de Foucault selon laquelle le
thème d'un discours circule d'énoncé en
énoncé, Reinert poursuit en précisant que : "Ce qui reste
de cette circulation du sens dans un discours, c'est le texte. Mais le sens
[note : En cela le sens se différencie nettement de la signification]
n'est pas dans le texte, le sens était dans le temps de
cette circulation, dans le dynamisme d'une parole réelle. Il reste
cependant dans le texte, une trace formelle du passage de l'objet, non
seulement à travers les significations construites,
représentées, mais aussi à travers ce
qui se montre seulement comme des traces de pas. Si
le sens particulier à l'origine du texte semble à jamais
perdu, un ordre temporel, linéaire, s'y est déposé, dont
la lisibilité dépendra de l'expérience réelle d'un
lecteur, avec sa propre scansion, susceptible de mettre en résonance sa
propre histoire. (...) notre propos avec Alceste n'est pas d'analyser
la signification représentée dans un texte dans sa
complexification progressive. Le texte est déjà là dans
toute sa complexité
et suffit à la montrer. Notre propos est plutôt
d'aller à contre-sens, vers cette origine objective et dynamique,
présente dans les traces les plus immédiates, les moins
pensées. Et pour cela il faut déconstruire le texte ; à
chaque pas, cerner une marque de ce qui s'offre spontanément. Pour
cela,
le discours doit s'entendre dans le rythme de ses moments
toujours renouvelés. Ce n'est pas tant
qui parle, ou ce qui se dit, qui nous intéresse mais
d'où ça parle, à chaque instant ! (...) Aller vers
l'origine topique du sens plutôt qu'à sa poursuite, telle fut
notre premier désir avec Alceste." (M. Reinert, 2001)158.
Purement formelle, la logique d'Alceste ne s'occupe pas
des critères de contenu. Ainsi, plus important deviennent les
relations entre les classes que les classes elles- mêmes bien
qu'il ne faille pas, pour autant, les négliger.
Le monde lexical est la "trace lexicale" d'un
"référent" (dont la matérialité n'est
pas obligatoire) ou "point de vue" qui sert à l'orateur
pour construire ses énoncés. Pour illustrer cette idée de
monde lexical, reprenons deux énoncés proposés par M.
Reinert lui-même :
157 ALCESTE : Analyse des Lexèmes
Cooccurrents dans les Énoncés. Nous reviendrons plus tard
sur la signification logique de ce nom.
158 Max Reinert (2001), "Alceste, une méthode
statistique et sémiotique d'analyse de discours ; Application aux
'Rêveries
du promeneur solitaire", La Revue française de
Psychiatrie et de Psychologie Médicale, V (49), pp. 32-36.
Énoncé 1 : "Camarades si impérialisme
déclare guerre aux soviets notre position sera conformément
aux directives troisième internationale position des membres parti
communiste français."
Où la trace lexicale est : l'idéologie
communiste
Énoncé 2 : "Des orages artificiels sur des baraques
de chiffons dont les fenêtres sont faites de roseaux jaunes."
Où la trace lexicale est : un espace naturel
L'analyse des traces lexicales d'un ensemble de discours permet
de différencier globalement les référents qui sont les
lieux à partir desquels l'énonciateur énonce. Or
justement,
la méthodologie Alceste vise à mettre
en évidence les "lieux" les plus fréquentés
par l'énonciateur grâce à la fréquence des traces
lexicales identifiables statistiquement.
Un monde lexical est donc la trace statistique d'un "lieu"
fréquemment "habité"
par l'orateur. Les mondes lexicaux d'un corpus
s'identifient à l'aide d'une simple analyse statistique puisqu'il
s'agit des traces purement sémiotiques gravées dans le
texte en lui-même. Ces traces sont des données brutes et neutres
que seule l'interprétation, qui dépend de l'objectif
du lecteur, permet de donner du sens. À noter enfin
qu'un monde lexical se définit toujours de façon
systémique, par rapport aux interactions (fréquence, absence,
opposition) qu'il entretient avec d'autres mondes lexicaux.
"Un monde lexical est donc à la fois la trace
d'un lieu référentiel et l'indice d'une forme de
cohérence liée à l'activité spécifique
du sujet-énonciateur" (M. Reinert)159. Le
référent n'est donc pas, pour nous, un continent
de la réalité extérieure au sujet mais
intrinsèquement lié à son activité, ses
désirs, sa mémoire, lieu à la fois des
représentations individuelles et sociales
(Moscovici)160. Mais il existe aussi de par ses
interactions (rapprochement, opposition) avec d'autres lieux, d'autres
manières d'être, de s'exprimer, etc. Ces croisements conflictuels
ou collaboratifs des référents sont à la base
même des activités réflexives. Et pour terminer, selon
l'auteur de cette méthode, l'investissement de l'orateur de ces "lieux"
le conduit aussi à suivre obligatoirement, malgré lui, une sorte
de logique de contenu qui leur est intrinsèque. Ce qui permet de
conclure à l'efficacité et l'efficience de la méthode
Alceste
dans la démarche d'interprétation plus libre des
contenus d'un corpus.
159 Max Reinert (n. d.), extrait de l'article "Les
"mondes lexicaux" des six numéros de la revue Le surréalisme
au service
de la révolution" in page web de l'Équipe
de Recherches Cliniques en Psychanalyse et Psychologie (ERC).
160 In Max Reinert, op. cit.
Notons pour terminer qu'une méthodologie, et
encore plus un logiciel au service d'une méthodologie, n'est
autre qu'un outil qui doit servir l'objectif du chercheur. Ce serait
une sorte de prolongement des cinq sens qui l'aide à gagner du temps
dans le traitement d'une masse d'informations qui, manuellement,
accaparerait trop de temps. Mais aussi une double interface entre lui
et son sujet/objet d'étude ; puis entre lui et la
communauté des chercheurs détentrice du pouvoir de
reconnaissance sur le caractère scientifique ou non de la
recherche, de la validité ou non des résultats obtenus. De ce
fait, nous ne lui accordons pas plus
de poids que d'autres outils pourvu qu'ils soient
appropriés à notre sujet/objet d'étude. Par
conséquent, l'utilisation du logiciel Alceste sera forcement
complétée par une démarche plus compréhensive,
donc qualitative, plus intuitive, en tout cas plus libre. Les entretiens
formels ou informels en amont et pendant toute la durée de
travail auprès des chefs d'établissement, des personnels de
l'université ayant été ou étant encore
impliqués à la conception de ce document qui nous occupe ainsi
de la mise en oeuvre proprement dite de ce Projet, complètent
ce travail principal et que nous avons choisi de mettre plus en
lumière. Pour y parvenir, un long et fastidieux travail de
préparation ont été nécessaires sur le document
brut.
Voyons maintenant, très rapidement, les étapes
préparatifs qui précèdent la soumission du corpus
à l'analyse proprement dite.
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