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Essai d'analyse critique du role de la philosophie à travers les ouvrages de Paulin Hountondji et de Marcien Towa

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par Issiaga DIALLO
Université de Sonfonia Conakry - Maitrise 2005
  

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SECTION 2 : ROLE DE LA PHILOSOPHIE SELON MARCIEN TOWA

Comme précédemment indiqué, le livre de Towa qui nous intéresse est un essai qui tente non seulement de montrer les failles que l'auteur a constatées dans le débat sur la problématique philosophique en Afrique, mais aussi de proposer de nouvelles perspectives à explorer pour l'édification d'une véritable philosophie sur le continent africain. A cet effet, il estime que la philosophie a des tâches à assumer. Ces tâches renvoient aux différents rôles que celle-ci doit jouer tant sur le plan théorique que pratique sur le continent africain. A cet effet il parle de taches fondamentales et de taches secondaires.

Les tâches fondamentales concernent notre devenir. Il s'agit de définir la manière dont les africains doivent prendre leur présent pour envisager un meilleur futur. C'est cette tache que Towa appelle l'interrogation sur notre dessein profond, sur la direction à donner à notre existence. Dans cette perspective la philosophie est envisagée comme l'effort d'élucidation de notre actuel rapport au monde, plus précisément elle doit jouer ce rôle. Cette entreprise passe par le rejet systématique de l'ethnophilosophie et de la négritude senghorienne. Les deux mouvements s'inscrivent dans le cadre de la revendication d'une dignité anthropologique propre selon la formule de Alassane N'Daw. « Il s'agit de déterrer une philosophie africaine propre et la brandir devant les négateurs de notre dignité "anthropologique comme une irrécusable certificat d'humanité"» (pp 35; 36). Pour arriver à leurs fins, les auteurs de ces deux mouvements incite les africains et la diaspora, au goût de la liberté ; il s'agit d'insuffler en eux qu'ils ne sont pas que des figurants dans ce monde, mais qu'ils y jouent un rôle irremplaçable. Cela passe également par l'effort de convaincre les colonisateurs que leur intérêt à long terme est l'abolition de leur système de domination qui en fait ne fait qu'alimenter haine et ressentiment à leur égard. Towa estime que ce combat là est révolu avec l'accession des pays africains à l'indépendance. D'ailleurs en tant que revendication politique allant dans le sens d'une amélioration des conditions de vie des peuples africains, le problème posé dans cette lutte se règle entre politiciens autours d'une table. Notre auteur voudrait que la philosophie dépasse cette problématique pour aller dans le sens d'une réalisation de notre autonomie retrouvée. Dans cette optique il revient à la philosophie de déterminer le sens de notre être-là et de l'infléchir vers un destin meilleur. Concrètement Towa part du constat récurrent que l'Afrique a été vaincue par l'Europe. Cette victoire a été si retentissante que face à cela, la première réaction fut de copier la civilisation occidentale et abandonner ses propres cultures. Mais se rendant vite compte des imperfections de cette civilisation pourtant si forte et compte tenu de l'exclusion dont ils furent victimes, les Africains firent vite volt face, pour se réorienter vers leur identité propre. Mais la valoriser par tous les moyens d'expression pour que cela serve de négation de leur négation. C'est ainsi qu'en philosophie la réaction fut de rechercher dans toutes les manifestations des cultures négro-africaines cette cohérence interne qui explique l'organisation de leurs institutions la justification de moindre de leurs attitudes et actions et l'ériger en philosophie. Le résultat d'une telle démarche au-delà des interrogations qu'elle suscite sur le plan épistémologique notamment est l'édification d'une philosophie tournée vers le passé. Towa s'insurge contre cet état de fait et suggère que « plutôt que l'exhumation d'une philosophie africaine originale selon des voies qui ne se soumettent ni aux exigences de la science, ni à celles de la philosophie notre dessein principal » soit « de parvenir à une saisie et à une expression philosophique de notre "être-là-dans-le-monde" actuel et à une détermination de la manière de le prendre en charge et de l'infléchir dans une direction définie. Une philosophie arrachée à la nuit du passé, n'a pu être, si elle a existé, que l'expression d'une situation elle même passée.» (P.35). L'effort de restitution d'une philosophie passée ne résout donc pas nos problèmes actuels. C'est pourquoi il planche pour une philosophie tournée vers le présent, voire le futur.

La défaite de l'Afrique face à l'occident est à mettre sous le compte de lacunes graves de sa civilisation. Et ces lacunes elles-mêmes sont en relation avec notre spécificité, ce qui nous différencie de l'Européen (P.40). Il nous incombe donc de ne pas pérenniser cette spécificité. Il faut la dépasser, la transformer. Autrement dit il faut transformer dans le présent, ce qui dans le passé fut responsable de notre défaite. De cela il suit que l'Afrique doit se métamorphoser afin de devenir autre chose que ce qu'il a été. Le but étant d'entrer de pleins pieds dans une nouvelle ère avec ses réalités intrinsèques. Ce la ne signifie pas faire table rase du passé. Mais il s'agit de l'assumer, en être fier, en dépit de ses lacunes et partir de cette base pour nous diriger vers un horizon proche lointain dans lequel notre passé serait meilleur. Cela impose que dans le présent nous opérions « une révolution radicale » (P.41) qui elle-même exige « une rupture radicale avec notre passé ». (idem) Que l'actuelle essence de l'Afrique, ou peut-être même; ce qu'elle sera, soit le produit de son passé, Towa ne le conteste guère. Mais lorsque ce passé, passé sous le crible de la critique lucide et objective montre que l'assujettissement présent trouve son explication dans ce passé, il y a lieu de reconsidérer la valeur accordée à ce passé pour annihiler cet assujettissement. En un mot il revient à l'Afrique de révolutionner ce qu'elle a « en propre, ce qu'il a d'original et d'unique, entrer dans un rapport négatif avec le soi » (P.41). Telle est la méthode que propose Towa pour que l'Afrique puisse faire le poids devant l'Occident. Il pose donc que tout l'effort intellectuel et philosophique soit consacré à identifier ce dessein Absolu afin de l'interroger et le mener vers le sens qui nous convient. En outre il apparaît ici clairement que pour Towa la philosophie doit hâter la prise de conscience des Africains de leur situation défavorable actuelle et aspirer au changement démocratique par la révolution. La philosophie doit être au devant de cette lutte laborieuse des masses africaines vers cette révolution, en déterminant leur rapport actuel au monde ainsi que la direction vers laquelle il importe de l'infléchir. En cela il estime que seul dans Le Consciencisme de K.N'Krumah, la part belle est donnée à la saisie de ce que nous avons à être selon notre condition actuelle. En effet, pour N'Krumah, la conscience africaine actuelle est tiraillée par des idées et valeurs occidentales modernes, musulmanes et chrétiennes. De ce fait projet de N'Krumah porte sur la problématique de savoir par quel moyen « partant de l'état actuel de la conscience africaine.... Le progrès sera tiré du conflit actuellement cette conscience ». (P.54) Donc il s'agit fondamentalement d'une interrogation sur le devoir être de la conscience africaine partant de son état actuel de sa conscience assaillie et déchirée par un conflit venu de civilisations étrangères. C'est en somme la formulation de cette interrogation et les pistes qu'il convient d'envisager et au besoin emprunter que Towa voudrait assigner à la philosophie. En d'autres termes, attribuer à la philosophie la responsabilité d'interroger la condition passée et présente d'un peuple et sur cette base définir son Absolu, son dessein fondamental.

De plus les taches fondamentales s'articulent en deux moments : le rejet du culte du passe et le rejet du culte de la différence. Le rejet du culte du passé signifie fondamentalement se détourner de notre passé qu'il considère comme ce qui a été responsable de notre défaite face à l'occident. Ce passé recouvre une certaine spécificité des peuples africains, spécificité qui elle même a rendu possible notre soumission par les puissances occidentales. Il s'agit donc d'abandonner celui-ci. Mais encore de procéder à la démarche dialectique qui consiste à s'emparer du secret de notre domination par ces puissances afin de devenir semblables à elles donc in colonisables par elles. Et pour lui le secret de l'Occident, c'est sa science et sa philosophie. Ce sont donc ces deux dimensions de la civilisation occidentale qu'il faut à tout prix nous approprier au lieu de nous pérenniser dans une glorification stérile de notre passé. Quant au culte de la différence il renvoie à la propension des auteurs Africains et de certains auteurs non Africains qui ont eu à réfléchir sur la problématique philosophique africaine, de marquer coûte que coûte une différence entre les civilisations africaines et les autres, aux fins avouées ou non de construire une philosophie qui de ce fait serait plus authentique. A la différence d'une telle démarche, Towa propose un dialogue dynamique avec les autres civilisations. Car selon lui, c'est dans ce dialogue que l'Afrique pourra tirer des autres civilisations ce que lui manque pour pouvoir édifier une puissance matérielle suffisante, sans laquelle toute philosophie est en soi impossible. C'est également au nom du rejet du culte du passé et du culte de la différence qu'il estime qu'il incombe à toute philosophie africaine de procéder à une critique sans complaisance de notre héritage culturel et philosophique. Car au sein des auteurs africains particulièrement, la plupart des tentatives sur le champ philosophique se résument en la négation d'un préjugé ; le préjugé raciste selon lequel les peuples d'Afrique seraient incapables de philosopher. En procédant, ils ne sont parvenus qu'à une glorification aveugle des cultures africaines, pire à y fonder la philosophie africaine, sans tacher un seul instant de les remettre en cause. Il en veut pour preuve « La philosophie africaine dans sillage de la négritude »26(*). Il s'agit en réalité de ce courant de pensée qui s'est développé en Afrique et abondant dans le même sens que le Père Tempels dans son entreprise de restitution de la vision du monde à la base de toutes les activités du Noir et qui serait sa philosophie. Pour notre auteur un tel combat tant du point de vue théorique qu'idéologique est un prolongement de la négritude. La négritude est un mouvement politique, culturel qui se fixe pour objectif la réhabilitation du nègre longtemps nié et bafoué par les Occidentaux, par l'exaltation des différentes manifestations de sa civilisation. Ainsi, à travers notamment la littérature de pionniers comme Aimé Césaire, L.S. Senghor, Léon Gontran Damas etc., ce courant de pensée a identifié et valorisé tout ce que le Noir a de positif et de différent et l'a mis en avant devant l'Europe pour prouver à celui-ci que le Noir aussi a une culture, une civilisation avec toute sa richesse et sa complexité. Une civilisation qui pour être différente des autres, n'en demeure pas moins une et exige que le Noir soit respecté, ne serait-ce qu'au nom du droit aux civilisations d'être différentes. C'est ce droit à la différence et le respect qu'il sous-entend dans le commerce inter-civilisationnel qui fait le credo de la négritude. Sur le plan politique, la négritude devient une plate forme de revendication du droit des pays d'Afrique à l'autodétermination, à l'indépendance. La philosophie africaine « dans le sillage de la négritude » renvoie donc à la littérature de ces intellectuels Africains qui espèrent dégager une philosophie africaine à partir de l'étude de son champ culturel ; une philosophie qu'ils essaieront de valoriser par la suite pour mettre à mal la vision selon laquelle l'Afrique est étrangère à la philosophie. C'est cette philosophie que Towa observe dans les écrits de Alassane N'Daw27(*) et J. Basile Fouda28(*). Pour le premier cité « une première déclaration d'indépendance intellectuelle se fait jour par l'intention de fonder une philosophie de l'homme africain qui montre que cet homme ne peut être conçu comme un accident d'une substance qui serait l'Européen. La revendication d'une dignité anthropologique propre constitue l'un des pôles de cette pensée militante qui a pris conscience qu'elle n'aura de chance de dévoiler l'essence de l'homme noir qu'autant qu'elle pourra le considérer comme producteur d'oeuvres culturelles, de philosophie et d'esthétiques »29(*). Ce qui transparaît dans cette réflexion c'est le caractère idéologique de la mission que s'assigne l'auteur. En fondant une philosophie propre à l'africain, il aboutit à une autonomie intellectuelle (donc également politique) qui fait qu'on ne le considère plus comme une substance contingente appelée à se déployer selon le bon vouloir de l'Occident, mais comme acteur de l'histoire de l'humanité et conscient de soi comme tel. Donc une telle philosophie rentre dans le cadre d'une démarche militante en faveur de la dignité de l'homme noir en tant que producteur d'oeuvres culturelles, d'esthétiques, de philosophie etc. Ce qui reste clair, néanmoins, c'est que la philosophie ainsi saisie est différente de la philosophie occidentale notamment. Et Towa relève que les auteurs dont il parle en sont conscients. Car pour contourner les difficultés liées à leur démarche, ceux-ci choisissent d'élargir la notion de philosophie. C'est ainsi que pour A. N'Daw la philosophie africaine serait le résultat de l'interprétation de toutes les oeuvres culturelles africaines afin de dégager leurs caractéristiques générales. Cela aurait l'avantage selon lui de dépasser « une certaine idée de la philosophie considérée comme une vision du monde systématiquement développée ou une tentative de fondation intégrale du discours ».

Quant à J. Basile Fouda, pour lui la philosophie se ramène au processus par lequel l'homme interroge le monde pour le comprendre et l'expliquer, l'organiser et le totaliser. Cela signifie deux choses: la philosophie n'est pas une activité coupée du monde, bien au contraire elle est une interrogation de celui-ci en toutes ces composantes (les phénomènes, les êtres qui y vivent, leurs créations, interactions ...) afin de l'expliquer. La philosophie est également l'acte par lequel l'homme organise le monde pour le saisir comme un tout sur lequel il est appelé à se poser. Plus concrètement, J. Basile Fouda procède par une méthode qu'il appelle positivisme fonctionnel. Celle-ci consiste à considérer les faits culturels comme les institutions, les moeurs, les croyances tec, comme des réalités déjà là, s'imposant au chercheur du dehors. Le tout serait à partir de là, de parvenir à leur cohérence interne, leur structure pour en saisir l'ensemble. Et c'est cela qui serait la philosophie africaine. Towa note qu'en réalité cette méthode est une tentative de réduire la philosophie à la culture. L'objectif poursuivi par les auteurs en question est de fonder une philosophie originale parce que différente de la philosophie occidentale. Cette dernière se caractérise par le fait qu'elle établit une dichotomie entre l'homme et l'univers. Ainsi l'homme va instrumentaliser ses connaissances pour assujettir le monde à ses besoins. Alors le Noir voudrait vivre « en communion » (p.28) avec la nature sans vouloir la dominer. Ainsi sa philosophie n'a nul souci de soumettre cette nature pour ne pas la corrompre. Elle est simplement « une herméneutique du sens de l'homme et de l'univers » (p.28)

C'est en définitive contre cette philosophie qui fait constamment référence au champ culturel africain pour le valoriser par tous les moyens que Towa met en garde. Il trouve infondée la spontanéité avec laquelle toute interprétation du champ culturel négro-africain est transformée en philosophie. Pour lui, dans le cadre de la problématique philosophique africaine, toute philosophie, fut-elle africaine, doit au préalable de « soumettre l'héritage philosophique et culturel [africain] à une critique sans complaisance » (p.30). Cela signifie que non seulement la philosophie ne saurait se limiter à une interprétation pure et simple d'éléments culturels ; mais aussi qu'elle n'est pas restitution mécanique ou une vile répétition de ce qui est déjà là. Elle doit être d'abord critique, dédoublement du penseur avec son objet de pensée pour y poser sa réflexion claire et objective. Par cette démarche, la philosophie africaine pourra éviter certaines positions qu'il considère incompatibles avec la philosophie. Il s'agit en l'occurrence des positions qui renvoient au « retour aux sources », « l'exaltation de l'originalité et de la différence » (p.24). Ces positions Towa les voit poindre dans la littérature philosophique africaine. Elle ont conduit à des travers qui selon méritent d'être dénoncées. Car pour lui, pour lui « amener au jour une authentique philosophie négro-africaine établirait à coup sûr que nos ancêtres ont philosophé, sans pour autant nous dispenser, nous, de philosopher à notre tour. Déterrer une philosophie ce n'est pas encore philosopher ». (p.29). La philosophie ne commence qu'avec la décision du philosophe, dans le présent, de soumettre tout à la critique y compris son héritage culturel. Cet héritage culturel est certes nôtre. Le dévaloriser ou l'avilir reviendrait à abdiquer à ce qu'on est et être condamnés à errer inexorablement vers une "néo-culture" qui n'existe nulle part que dans nos idéaux teintés du ressentiment de notre défaite face à l'occident notamment. Cependant de là à assimiler systématiquement toute manifestation culturelle africaine en philosophie, sans tenter un seul instant d'identifier et de tenir compte de ses éventuelles facettes négatives ou les contradictions théoriques que cela sous-tend relativement à la philosophie en tant que discipline spécifique, il y a un pas que Towa refuse de franchir. Cela d'autant plus que les résultats auxquels ont conduit « cette quête d'une philosophie négro-africaine originale préexistante » sont loin d'être pertinents à ses yeux. Le premier résultat est d'ordre terminologique (p.30). Car la traditionnelle opposition entre les productions culturelles africaines et la philosophie reste inchangée. C'est simplement que ces productions prennent désormais « le nom de philosophie de telle sorte que leur opposition avec la pensée occidentale devienne intérieure à la philosophie » (p.30). Un autre résultat est relatif à l'attitude des productions de la pensée africaine relativement à l'ethnologie. Towa estime qu'au lieu d'adopter à leur encontre le détachement objectif du scientifique, les auteurs en quête d'une philosophie spécifique, leur confèrent une valeur normative relativement à la vérité et à l'action. Une telle attitude pose problème car elle n'est ni ethnologique, ni philosophique. L'ethnologie décrit, explique tout en évitant de s'engager explicitement. Quant à la philosophie, elle est toujours une réfutation, une argumentation, une démonstration. Alors que ce qui est donné ici comme philosophie n'est ni philosophie, ni ethnologie. Mais un discours d'un genre nouveau à cheval entre ces deux disciplines. D'où son appellation d'ethnophilosophie (p.31). Il s'agit en fait d'un exposé des mythes, rituels, croyance qui se transforme brusquement en profession de foi métaphysique et militante. Le souci n'est plus de fonder ce qu'on dit sur les critères objectifs, scientifiques qui existent en philosophie et en ethnologie. Mais de produire quelque chose selon son bon vouloir avec la seule obsession de nier la négation de son peuple par l'Occident. A cet effet l'exposé des manifestations culturelles échappe à tout questionnement, toute critique, mais il n'est que le vecteur d'une idéologie dogmatique. « Pour cette raison l'ethnophilosophie apparaît comme une théologie qui ne veut pas dire son nom ». (p.32). L'autre travers de l'ethnophilosophie est ce que Towa appelle la rétro-jection. « La rétro-jection, c'est le procédé par lequel il (le philosophe africain en quête d'une philosophie spécifique) altère et défigure la réalité traditionnelle en y introduisant secrètement dès le stade descriptif, des valeurs et des idées actuelles pouvant être tout à fait étrangères à l'Afrique, pour les retrouver au stade de la profession de foi militante, «authentifiée» en vertu de leur prétendue africanité» (p.32). En d'autres termes, par ce procédé, l'intellectuel africain attribue une valeur actuelle à la réalité traditionnelle passé et s'en sert comme argument de revendication.

Telle est en substance, la situation de la philosophie africaine dans le sillage de la négritude. C'est contre elle que s'insurge Towa, notamment en tant que philosophie africaine spécifique et originale restituée à partir d'une herméneutique du champ culturel négro-africain. Pour notre auteur, cette philosophie n'est qu'une ethnophilosophie. La tâche qui revient à toute philosophie digne de ce nom est de commencer par soumettre avant tout cet héritage culturel à une critique sans complaisance. Car pour lui, pour le philosophe aucune donnée, aucune idée si vénérable soit-elle, n'est recevable avant d'être passé au crible de la pensée critique. La philosophie est perçue par lui comme l'unique instance normative, décidant selon ses principes, ce qui est sacré, absolu, mystique etc. ou non. La philosophie n'accepte pas des priori de quelque nature que ce soit. Elle se pose librement sur toute chose et décide toute seule de la mesure de toute chose. C'est pourquoi il note que tous les grands philosophes commencent par invalider les systèmes philosophiques existant avant eux.

Quant aux taches secondaires elles font référence à la restitution de l'histoire de la pensée africaine. Après avoir identifié le sens du rapport de l'Afrique au monde actuel et la détermination de l'orientation à lui assigner, les africains doivent également s'atteler à retracer l'histoire de la pensée africaine. Cette démarche inclut la pensée africaine passée et présente. Elle incombe à toutes les disciplines du savoir donc également la philosophie. Dans cette perspective plusieurs thématiques de recherche se dégagent. C'est le cas « des phénomènes de décadence ou de régression des civilisations » (p.170). Cela suppose que nous partions du principe qu'à un moment de l'histoire, des civilisations brillantes ont fleuri sur le continent africain. Mais qu'à un autre moment donné ces civilisations se sont atrophiées considérablement, quand elles n'ont pas disparu. Towa voudrait également que des études soient menées aux fins de prouver que « les éléments fondamentaux de culture sont présents dans toutes les civilisations, et que les différences entre celles-ci sont finalement des différences de développement, d'actualisation de tel ou tel aspect de la culture en général et non des différences de nature ». (p.70) Cela permettra de lever les équivoques qui ont conduit à notre négation par l'Occident. Les lacunes qui, dans le passé ont conduit à notre défaite, doivent être revisitées avec sévérité au lieu de la complaisance qui « engendre l'autosatisfaction factice et la stagnation dans notre présente condition de dépendance et d'humiliation » (p.70). Towa, pour ce qui est du philosophe en particulier invoque « rigueur et objectivité » dans la restitution de l'histoire de la pensée africaine. Des ébauches non négligeables ont été avancées dans ce domaine notamment avec les travaux de Cheick Anta Diop30(*), mais il convient de les approfondir en se penchant par exemple sur les limites de l'histoire africaine. Le regard doit également être tourné vers l'enseignement de la philosophie grecque en Afrique au moyen âge avec l'arrivée de l'islam. Si des intellectuels en sont sortis, leur pensée doit être recherchée et analysée. Il faut également s'intéresser aux philosophes de la diaspora comme William Amo, d'origine ghanéenne qui a enseigné dans les universités allemandes au 18ème Siècle. Donc on peut schématiser en disant que sur cette question Towa assigne à la philosophie les rôles suivants :

q Retracer avec le maximum de rigueur l'histoire de la pensée africaine

q étudier la tradition orale africaine dans ses différentes manifestations, pour dégager la conception du monde des africains

q Chercher à savoir si l'enseignement de la philosophie grecque en Afrique de l'Ouest au moyen age, à la faveur de l'expansion de l'islam n'a pas donné naissance à des oeuvres philosophiques intéressantes

q Faire des recherches parmi les auteurs de la diaspora africaine pour identifier les philosophes et étudier leurs oeuvres

En un mot, pour Marcien Towa, sur le continent africain, il y a des taches qui reviennent à la philosophie. Parmi ces taches, il y a les taches fondamentales et les taches secondaiares. Ces taches renvoient concrètement aux différents rôles que la philosophie doit jouer sur le continent africain. De manière générale ceux-ci sont conçus chez lui comme devant contribuer à la marche de l'Afrique vers la révolution démocratique ainsi l'instauration sur le continent d'une culture littéraire et philosophique différente de celle de l'ethnophilosophie et de la négritude senghorienne. Cependant, de ces rôles rôles, nous devons prodéder à une analyse critique pour mieux les comprendre et éventuellement relever les éventuelle limites.

* 26 Titre du chapitre 1, p.7

* 27 NDAW, A., Peut-on parler d'une pensée africaine? in Présence africaine (1966) n.58, 32-46, et in SMET, A.J. (ed), Philosophie africaine. Kinshasa, 1975, I, 227-242.

* 28 Juleat Basile Fouda, La philosophie africaine de l'existence, Lille, 1967

* 29 Cité par Towa, pp 25-26)

* 30 Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et Cultures, Paris, Présence Africaine, 1954, 1964, 1979

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon