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La relation maà®tre disciple dans le monachisme primitif, d'après les écrits de Jean CASSIEN

( Télécharger le fichier original )
par Isabelle PEREE
Université de Strasbourg - Master 2009
  

Disponible en mode multipage

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Université de Strasbourg (UdS)
Faculté de Théologie Catholique

« La relation maître disciple dans le

monachisme primitif, d'après les

écrits de Jean Cassien. »

 

Mémoire de Master d'Isabelle PEREE,
réalisé sous la direction de Madame Françoise VINEL.

Remerciements.

Avant de commencer, je tiens à remercier Madame Françoise Vinel, qui a accepté de diriger ce mémoire, Monsieur le Doyen M.Deneken et les professeurs de la Faculté de Théologie Catholique de l'Université de Strasbourg pour la formation de qualité qu'ils m'ont donnée durant toutes ces années, ainsi que les membres du jury pour leur lecture et les commentaires qu'ils apporteront à ce travail.

Je remercie également Mademoiselle S.Opsomer et Monsieur C.Solheid pour les corrections orthographiques et stylistiques, ainsi que Monsieur L-M. Hallereau pour la mise en page et les conseils informatiques.

Plan du mémoire.

Introduction. 5

Chapitre 1 : Rappel historique. 11

I. Objectif du chapitre 11

II. Quelques points de repère 11

III. Jean Cassien (365-458). 18

IV. Les quinze Pères des Conférences. 20

Chapitre 2 : Portrait du moine et vie au désert. 26

I. Objectif du chapitre 26

II. L'ascèse : la prière, le jeûne, le travail manuel et l'aumône. 26

III. L'hesychia. 34

IV. L'apatheia. 36

V. L'acédie. 38

VI. Description de l'ancien et situation dans l'Eglise. 40

VII. Le disciple en recherche : qui est-il ? 43

VIII. Approche de l'ancien. 45

IX. Les attentes du disciple. 47

Chapitre 3 : La relation maître disciple. 50

I. Objectif du chapitre 50

II. Proximité du maître et du disciple 51

III. Ce que demande le maître 53

A. Exigences propres au désert. 53

B. Pédagogie particulière. 56

C. Obéissance. 60

IV. Originalité de la transmission au désert. 62

A. L'enseignement. 62

B. L'Ecriture revisitée par les sentences du maître. 65

V. Obéissance mutuelle et expérience du maître. 69

A. Obéissance mutuelle. 69

B. Expérience du maître. 71

VI. Théologie du désert ? 72

VII. Renoncements et luttes. 77

A. Ce que sont les renoncements. 77

B. Ce que sont les luttes. 78

VIII. L'Ecriture Sainte justifie-t-elle la relation maître disciple ? 81

Conclusion. 85

Bibliographie. 89

I. Sources. 89

II. Etudes. 90

III. Articles et revues. 90

IV. Dictionnaires. 91

V. Lettres, cours et conférences. 91

VI. Multimedia. 91

VII. Bible. 92

Introduction.

C'est parce que Cassien fut un homme de relations et qu'il lui a plu de nous faire parvenir ce qu'il avait perçu des rapports existants entre maîtres et disciples dans l'Egypte monastique, que notre choix s'est porté sur ce thème. Qu'est-ce qu'un maître et qu'est-ce qu'un disciple pour Cassien ?

De quelle manière a-t-il appréhendé la formation au désert et quel bénéfice en a-t-il retiré pour la formation monastique des novices ?

Cassien écrit pour un public de moines, en mettant en avant la vie érémitique, à ses yeux la plus pure et la plus authentique et qui, seule selon lui, mène à la perfection.

Si l'on sait peu de choses concernant notre auteur, nous pouvons affirmer que ses pas ont croisé ceux d'Evagre. « Les deux conférences 9 et 10 de l'Abbé Isaac sur la prière sont datées exactement par le récit de Cassien lui-même : l'une précède et l'autre suit la lettre pascale du patriarche d'Alexandrie Théophile, contre l'anthropomorphisme, qui est presque certainement de l'Epiphanie 399 1. »

Nous pouvons donc situer le voyage de Cassien à la fin du IVème siècle et la publication de son oeuvre au premier quart du Vème siècle 2.

Ses deux principaux ouvrages, à savoir « les Institutions » et les « Collationes » (ou Conférences) constituent deux parties d'une même oeuvre que l'auteur ne semble pas vouloir dissocier. Si les deux livres sont centrés sur la vie monastique et ses usages, le premier est davantage axé sur l'homo exterior et le second sur l'homo interior, comme le décrit Cassien dans sa préface. En effet, les « Institutions » traitent davantage des aspects visibles de la vie des moines, alors que les « Conférences » abordent la spiritualité à travers les enseignements des anciens, donc « ce qui est invisible au regard 3. »

Si notre choix s'est porté sur l'étude des « Conférences » c'est parce qu'il y était davantage question des relations entre le maître et son disciple que Cassien nous dépeint avec une précision scrupuleuse.

1 Dom E.PICHERY : « Conférences. » T.1. Introduction. SC 42. Paris 1955.

2 Ibid.

3 Ibid.

L'oeuvre des Conférences comporte trois sections :

1. Dix conférences dédiées à Léonce, évêque de Fréjus et frère de Castor et à l'ermite Halladius.

2. Sept conférences dédiées à Honorat et à Eucher de Lérins.

3. Sept autres conférences dédiées à quatre moines des îles de Hyères, Jovinien, Minervus, Léonce et Théodore.

Ce nombre des vingt-quatre conférences au total, rappelle symboliquement les vingtquatre vieillards de l'Apocalypse et même si les thèmes ne sont pas abordés dans un ordre logique, cela n'empêche nullement le lecteur de saisir le sens profond des débuts du monachisme égyptien.

Les sources principales sur lesquelles nous avons travaillé, (les trois tomes des Conférences (en abrégé « Coll » pour « Collationes » dans la Collection « Sources chrétiennes »), sont bien évidemment de style hagiographique, mais il nous a toutefois semblé pouvoir en retirer des éléments éclairants sur les conditions de la vie anachorétique du IVème siècle.

Nous sommes obligés de tenir ces textes à distance concernant leur valeur historique, mais ils nous ont apporté divers éléments et références quant au sujet de notre travail. Nous avons donc pu, malgré le caractère non historique manifeste des textes étudiés, en extraire ce qui semblait pertinent et nécessaire à notre étude.

A travers les différents textes des Conférences, nous nous sommes attelés à repérer les principaux thèmes abordés par Cassien, en somme ceux qu'il voulait transmettre. Il apparaît que notre auteur, ayant en tête un but qu'il lui fallait exposer, nous apporte, par son oeuvre, quelque chose de tout à fait spécifique et original sur la transmission des lois érémitiques du maître vers le disciple. Nous avons donc tenté de garder les extraits les plus pertinents, ceux que nous pensions les plus transparents quant au sujet à exposer, en nous remettant sans cesse en tête que la ligne directrice devait bien rester les écrits de Cassien, même s'il était tentant de déborder des sources de notre auteur pour en puiser ailleurs, en vue de compléter, comparer et donc enrichir cette étude.

Sources.

Les références des Conférences (Coll.) sont mentionnées dans notre texte, contrairement à celles des études, inscrites en notes infrapaginales. Ce sont donc les extraits des Conférences qui sont le plus souvent cités, ce qui nous a paru logique..

Si Cassien nous dit transmettre ce qu'il a entendu, il puise également aux sources écrites de ses prédécesseurs, c'est à dire :

- l'Historia monachorum de Rufin ;

- une recension ancienne des Apophtegmes ;

- l'Histoire lausiaque de Pallade.

D'après Dom E.Pichery, traducteur des Conférences, il est plus que probable que Cassien ait rendu visite à Evagre (à Nitrie) et qu'il se soit inspiré de ses ouvrages, en particulier pour ce qui a trait à la prière et à la théorie des principes et des principaux vices que l'on trouvera développés en tableau comparatif dans ce mémoire.

Il semblerait également que Cassien ait lu le Periarchôn d'Origène, tout en prenant toutefois quelques distances avec les erreurs dont on accuse ce dernier.

On peut encore citer Jean Chrysostome dont il aurait lu les écrits, Augustin dont il a lu le De mendacio, Basile et Jérôme desquels il parle avec déférence dans la préface des Institutions et qui pourraient donc avoir influencé également les Conférences.

On relève encore deux allusions au Pasteur d'Hermas, des souvenirs d'Irénée et quelques autres souvenirs du De amicitia de Ciceron pour ce qui est de la littérature profane.

Mais la plus grande référence de Cassien reste avant tout l'Ecriture Sainte dont les citations de textes traduisent une connaissance parfaite et une habitude certaine de la lecture.

But de Cassien :

Le but poursuivi par Cassien est, sans conteste, celui de transposer pour des cénobites, la doctrine des anachorètes et d'établir un pont entre le monachisme oriental et le monachisme occidental. Dom E. Pichery expose que, même en dehors des cloîtres, Cassien fut de plus en plus considéré comme le maître par excellence des voies ascétiques et mystiques. Ses oeuvres

ont étendu leur action à l'Eglise entière et exercé une influence capitale sur le développement de la spiritualité catholique 4.

Cassien transmet en somme, ce qu'il a reçu lui-même durant son cheminement au désert. Il nous apparaît comme un homme de jugement, même si son extrême passion des anachorètes de Scété peut déborder quelque peu sur la réalité.

Cassien veut transmettre une doctrine en même temps qu'un style de vie. Il nous éclaire sur le sens du rôle d'abba que nous nommerons le « maître, » cet homme modéré et libre de passions qui transmet au disciple cette connaissance de Dieu qu'il porte en lui, cet « ancien » qui se fait chaînon dans une tradition qu'il a très personnellement assimilée 5.

Cassien a donc, sans conteste, fait traverser le monachisme de l'Orient à l'Occident où il fonda deux monastères et fut prié par Castor, évêque d'Apt, de retracer les coutumes qu'il avait apprises lors de ses voyages en Egypte.

Questions abordées dans ce travail :

Dans cette étude, nous tenterons, après avoir rappelé quelques points essentiels, d'aborder le fonctionnement des communautés et d'étudier les objectifs du moine en nous posant entre autre la question de savoir vers quoi il va lorsqu'il quitte le monde. S'agit-il d'une fuite ou d'une quête ? Quelles sont ses motivations, ses objectifs ?

Nous présenterons Cassien et les quinze Pères qu'il dit avoir rencontrés en essayant de dégager ce que chacun de ces personnages a de typique et de personnel, tout en prenant une distance critique quant à l'historicité de ces Pères.

Nous aborderons ensuite les différents items propres au monachisme en les développant quelque peu et en nous efforçant d'établir des comparaisons entre eux, comme par exemple entre l'apatheia et l'ataraxie stoïcienne afin de voir si elles peuvent être assimilées ou si elles sont des notions totalement différentes et pourquoi elles le sont.

Nous décrirons l'ancien et le disciple en recherche en tentant de dégager les principales motivations du second lorsqu'il part à la recherche du premier. Pourquoi le disciple cherchet-il un maître et qu'attend-t-il de lui ?

Nous entrerons ensuite dans le chapitre principal de ce travail qui a trait à la relation du maître et du disciple, en étudiant leur proximité et en nous demandant quelles sont les

4 J. CASSIEN in « Conférences » T.1 SC 42. 1955. (Préface de Dom E. PICHERY, moine bénédictin de l'abbaye Saint Paul de Wisques. Paris 1995.)

5 P.DESEILLE, archimandrite in « L'Egypte monastique. » Paris 2005. www.eglise-arménienne.com

exigences propres au maître envers son disciple et si sa pédagogie est identique pour tous les disciples ou au contraire, adaptée au tempérament de chacun d'eux.

L'originalité de la transmission au désert fera également l'objet de notre étude avant d'aborder le point central de notre démonstration : le thème de l'Ecriture revisitée par le maître dans la formation du disciple, l'expérience du maître et la notion importante et typiquement monastique d'obéissance mutuelle.

Nous examinerons ensuite s'il existe une théologie propre au désert et si celle-ci peut se nommer doctrine et nous aborderons, pour terminer, la question du renoncement, et celle de la lutte contre les tentations.

Etat de la question.

Il nous a fallu également établir un bref état de la question, donc relever parmi les études déjà présentées sur le monachisme primitif ce qui avait déjà été dit sur les rapports du maître et du disciple. Parmi ces ouvrages peu nombreux traitant ce sujet, nous pouvons malgré tout mentionner :

1. L'étude de D.Louis Leloir qui présente et commente les Paterica arméniens* 6 » Dans son chapitre sur « la Discrétion », D.Leloir évoque le but de l'obéissance reigieuse en évoquant l'humilité indispensable dont doit faire preuve non seulement le disciple mais aussi le maître dans l'acte de « faire obéir ». Il aborde également dans le chapitre sur « l'Authenticité monastique » la question du devoir de pratiquer soi-même ce que l'on demande aux autres.

2. L'étude d'A.Guillaumont : « Aux origines du monachisme chrétien*. » L'auteur aborde le discours des anciens à leurs disciples concernant les objets du monde que le moine a quittés et qui exercent encore sur lui une certaine fascination à travers les pensées. Il traite également de la question des assauts du démon qui guettent le disciple.

3. L'étude de P.Miquel : « Le vocabulaire latin de l'expérience spirituelle*. » P.Miquel aborde la question de la formation basée sur l'expérience de l'ancien.

4. L'étude de V.Desprez : « Le monachisme primitif.* » L'auteur aborde succintement la question de la paternité spirituelle dans son chapitre sur « les anachorètes de Basse Egypte ». Il explique également la manière d'aborder l'ancien.

5. L'étude de A.J Festugière : « Les moines d'Orient.* » Festugière indique que le maître n'est pas sans faille et qu'il lui arrive de laisser un disciple le dépasser en vertus.

6 * Voir bibliographie.

6. L'étude de D.Burton-Christie : « Word in the desert.*» D.Burton-Christie nous éclaire sur le fait que le maître renvoie davantage aux paroles des anciens qu'à l'Ecriture afin que le disciple ne fasse pas de mauvaises interprétations de la Bible.

7. La conférence d'A.Veilleux : « Sur la paternité spirituelle. 7* » Le Père Veilleux aborde la question de la dénomination de l'ancien. Doit-il se faire appeler « père » ? Est-il un père pour son disciple ?

Il apparaît cependant que même si chacun des auteurs aborde en partie la relation maître disciple, il n'en fait pas l'objet principal de son ouvrage.

Cassien se fait maître en même temps que disciple à travers son oeuvre, c'est ce qui, en grande partie, nous a séduit dans le choix de notre étude.

A la fois, il accueille et diffuse l'essentiel de ce qu'il pense être reçu, tout en restant fidèle à la tradition ecclésiale la plus pure. Par cette analyse de la relation du maître et du disciple, nous relevons des éléments importants quant à l'état d'esprit des Pères du désert et à leur avant-gardisme manifeste concernant la façon d'éduquer les plus jeunes.

La question se pose de savoir si cette relation ne pourrait être à la base de la continuité de la vie monastique, et si, sans cette qualité de relation, le disciple pourrait devenir moine. Cassien l'a compris et a décidé de tenter l'expérience du désert pour nous la partager.

Nous espérons donc que ce modeste travail, bien loin d'avoir fait le tour de la question, pourra mettre en évidence cette partie du tout transmise par Cassien de l'Orient vers l'Occident.

7 Voir bibliographie.

Chapitre 1 : Rappel historique.

I. Objectif du chapitre. Si le moine fuit le monde, ce n'est pas par refus de la vie séculière mais par désir de

chercher Dieu. Le désert transforme parce qu'il dépouille l'homme des habitudes mondaines. Les départs successifs des différents pionniers comme Paul de Thèbes, Antoine le Grand, Pachôme, Amoun et Evagre seront présentés ici de manière chronologique afin de donner une idée générale des débuts du monachisme. Nous décrirons avec l'aide des études d'Antoine Guillaumont8 les différentes colonies monastiques et leurs fondateurs, avec présentation d'une carte sur laquelle nous avons, d'après les informations transmises par Cassien, réparti les Pères par communauté. Nous présenterons enfin Cassien et les quinze Pères des Conférences qu'il dit avoir interrogés.

II. Quelques points de repère.

Le monachisme tient une place importante dans plusieurs religions. Des chercheurs 9 ont considéré le mouvement essénien comme l'archétype du monachisme chrétien. D'autres rapprochements avec quelques rares données empruntées à l'Egypte ptolémaïque se sont révélés à l'analyse, inconsistants. D'autres encore ont renoncé à établir un lien entre ces différents styles de vie pour n'en chercher la source que dans l'Eglise primitive et particulièrement dans la vie et l'enseignement du Christ. Celui-ci a vécu caché dans le silence et la discrétion de Nazareth, a vécu la quarantaine au désert dans la prière et a lutté par le jeûne contre la tentation satanique. C'est son attitude de renoncement qui en a fait le modèle du moine chrétien. Jésus a prêché le renoncement à soi-même et a prêché sur la montagne, appelant à la perfection des coeurs. Sa vie d'ascèse, achevée par le martyre en fait l'idéal du moine. Sans l'étude du sens profond de l'enseignement du Christ, on ne peut rien saisir de la finalité monastique. Antoine Guillaumont10 tente de montrer que l'idéal monastique considéré dans ses origines, a des liens étroits avec la vertu fondamentale de l'éthique judéo-chrétienne, la simplicité : haplotês. Le monachos est parent de celui que l'on qualifiait de haploûs, c'està-dire de celui qui n'est pas dipsuchos, qui n'a pas l'âme double : c'est donc celui qui évite de

8 A.GUILLAUMONT : fouilles. Source : www.saint-seraphin.net

9 A.VEILLEUX in « Conférence sur les origines du monachisme chrétien ». Source : http://users.skynet.be/scourmont et R. PANNIKAR in « Eloge du simple » Albin Michel 1995.

10 A.GUILLAUMONT in « Esquisse d'une phénoménologie du monachisme. » Numen, Vol 25 N°1 PP.40-51.

se partager dans ses activités, qui met l'unité dans sa vie, se consacrant tout entier au service de Dieu. Dans la première moitié du IIIème siècle, la vie chrétienne se caractérise encore par une rigueur et un ascétisme développés. Le célibat apparaît comme un modèle de vie plus pur que le mariage. Le luxe excessif est condamné, la nourriture doit être simple, l'alcool consommé avec modération, les spectacles sont interdits à cause des passions idolâtres qu'ils suscitent. Le christianisme, même s'il n'a pas de statut officiel, est ancré dans la société païenne.

C'est vers 250, aux dires de Saint Jérôme11, que Paul de Thèbes que l'on considère

comme le prédécesseur d'Antoine père du désert, s'enfonce dans les montagnes du désert il vivra quatre-vingts ans sans voir personne et opte définitivement pour la vie érémitique.

« Plusieurs ont douté quel a été celui d'entre tous les solitaires qui a le premier habité les déserts; et il y en a qui, remontant bien loin jusque dans les siècles passés, veulent que les premiers auteurs d'une si sainte retraite soient le bienheureux Hélie et saint Jean-Baptiste ; dont l'un me semble devoir plutôt être considéré comme un prophète que comme un solitaire, et l'autre a commencé à prophétiser avant même que de naître. D'autres assurent, et c'est la commune opinion, que saint Antoine doit être considéré comme le maître de ce projet; ce qui est vrai en partie puisque, bien qu'il n'ait pas été le premier de tous les solitaires qui en fuyant le monde ait passé dans le désert, il a été le premier qui par son exemple a montré le chemin et excité l'ardeur de tous ceux qui se sont portés à embrasser une vie si sainte; car Amatas et Macaire, deux de ses disciples dont le premier l'a mis en terre, nous assurent encore aujourd'hui qu'un nommé Paul Thébéen a été celui qui a commencé à vivre de cette sorte, en quoi je suis bien de leur avis. Il y en a aussi d'autres qui, feignant sur cela tout ce qui leur vient en fantaisie, voudraient nous faire croire que Paul vivait dans un antre souterrain, et que les cheveux lui tombaient jusque sur les talons; à quoi ils ajoutent d'autres semblables contes faits à plaisir, et que je n'estime pas devoir prendre la peine de réfuter, puisque ce sont des mensonges ridicules et sans apparence.

Or, d'autant que l'on a écrit très exactement, tant en grec qu'en latin, la vie de Saint- Antoine, j'ai résolu de dire quelque chose du commencement et de la fin de celle de Saint-Paul, plutôt à cause que personne ne l'a fait jusqu'ici que par la créance d'y pouvoir bien réussir; car quant à ce qui s'est passé depuis sa jeunesse jusqu'à sa vieillesse, et aux tentations du diable qu'il a soutenues et surmontées, personne n'en a connaissance 12. »

De gros doutes existent quant à l'historicité de Paul de Thèbes. Jérôme aurait-il voulu imiter Athanase et sa Vie d'Antoine ? Il dit lui-même que l'on ne sait rien de la jeunesse, de la vieillesse, ni des tentations dont Paul a été victime. Mais l'intention de Jérôme est sans doute de démontrer le fonctionnement du désert : on s'y retire et l'on se met sous l'autorité d'un plus sage qui transmet l'expérience de la vie solitaire. Il est donc démontré qu'Antoine non plus, n'a pas échappé à cette tradition, à ce schéma typique de la vie anachorétique.

11 Saint JEROME in « OEuvres mystiques. » Bibliothèque numérisée de l'abbaye St Benoît de Port Valais. www.Abbaye-saint-benoit.ch/saints/jerome/index.htm

12 Ibid.

Athanase écrit que vers 270, Antoine, père des moines, se retire au désert et s'adonne à la vie solitaire dans un fortin romain abandonné entre le Nil et la Mer Rouge. Antoine est un « spoudaioi » (zélé) explique D.J. Chitty 13 , terme utilisé durant toute la période du monachisme primitif pour désigner les hommes voués à la vie chrétienne intégrale sans que rien de particulier ne les distingue de la communauté chrétienne en général. Vers 323, Pachôme, après s'être exercé à la vie solitaire à Chenoboskion, près de Nag Hammadi, fonde la première communauté de cénobites dans un village abandonné de Tabennisi, en Haute Egypte. Le développement du monachisme vient désormais relayer, par le rayonnement des monastères et leur proximité de la population, l'action que menait jusque là le clergé séculier.

Vers 325, Amoun fonde un centre monastique dans le désert de Nitrie. Vers 330, Macaire établit son premier monastère au désert de Scété. Vers 335, fondation d'un nouveau centre monastique aux Kellia par Amoun et Antoine. Vers 340, Pachôme crée pour sa soeur un couvent de femmes. En 356, Antoine meurt plus que centenaire et c'est à ce moment qu'Athanase écrit sa vie qui sera traduite en Latin par Evagre d'Antioche en 375. Cet ouvrage suscitera de nombreuses vocations et exercera une influence considérable. Vers 382, Evagre le Pontique s'installe à Scété où il mourra en 399. Sa doctrine spirituelle nourrie de toute l'expérience accumulée par les grands solitaires, exercera une profonde influence. En 384, Jean Cassien devient moine. Il restera en Egypte jusqu'aux alentours de l'an 400 avant d'aller fonder l'abbaye de Saint Victor de Marseille. Ses écrits, les « Conférences » et les « Institutions, » nourriront, plus tard, toute la spiritualité occidentale.

C'est dans la solitude du désert, loin des foules et des querelles des intellectuels chrétiens qu'Antoine participe à sa façon à la défense de l'orthodoxie. C'est par son exemple et son témoignage qu'il multiplie les anachorètes et les regroupe en centres dont celui du désert de Nitrie qui compte environ cinq mille moines, celui des Kellia qui en contient plusieurs centaines, puis Scété fondé par Macaire, où s'illustre Evagre. Le style de vie qu'adoptent les moines anachorètes n'est pas une innovation : l'anachorèse est le commun recours dans l'Egypte antique pour tous ceux qui ont une bonne raison de fuir la société : criminels, bandits, débiteurs insolvables et asociaux de toutes espèces... L'anachorèse est en sorte une forme de protestation et quelquefois l'unique porte de sortie qui restait à ces déracinés.

Ava÷copsiv = s'éloigner. (Ava = éloignement. Xcopsiv = aller.)

13 D.J.CHITTY in « Et le désert devint une cité. » S0. N°31. Bellefontaine.1980.

Le moine, lui, semble choisir ce départ au désert pour des motifs d'ordre spirituel. Il ne « fuit » pas, il « va vers... » Il rompt les liens qui l'unissaient avec sa famille, son village ou sa ville mais également avec l'organisation ecclésiastique régnante. A.Guillaumont dit que le moine renonce avant de s'éloigner et nous touchons à une notion essentielle de la démarche monastique qui est la îevzveza, donc la démarche par laquelle le moine s'arrache à son milieu naturel, sa famille et sa patrie pour s'en aller vivre ailleurs14. Les anciens se côtoient essentiellement le jour de la synaxe ou en semaine lorsque les disciples ou les frères viennent leur rendre visite. Les rapports avec le monde varient selon les Pères. Certains d'entre eux ne se montrent pas et vivent davantage en solitaire que d'autres. La « vie d'Antoine » nous relate que l'ont voit des « choeurs de moines » dispersés mais unis, des cellules d'ermites absolument seuls et aussi de petits groupements autour d'un ancien. Abba Antoine lui-même goûtait parfois à la solitude mais recevait également pour des guérisons ou encore se rendait lui-même dans la ville à la rencontre des gens. Les anachorètes choisissent une recherche directe de Dieu, sans intermédiaire d'aucune sorte, Eglise incluse. L'anachorète lutte seul et les ennemis qu'il doit vaincre sont l'ennemi personnel, le corps et son expression, la sexualité et le démon. Pour lui, il n'existe pas de péché social, tous les péchés sont individuels. Dans sa retraite, l'anachorète rencontre fréquemment d'autres ermites qui ont fui pour des raisons différentes des motifs religieux. Ils sont bandits, assassins, déserteurs des armées, viennent vivre fréquemment avec ces moines et plusieurs fois se convertissent dans la recherche de Dieu.

La communauté de Nitrie est dirigée par un abbé prêtre, secondé par un collège de sept anciens, prêtres également, mais dont le rôle est essentiellement administratif et disciplinaire. Ceux-ci ne sont pas « supérieurs » des communautés. (Les groupes de semi anachorètes sont appelés « communautés » parce qu'ils sont en groupes organisés.)

Nitrie, ayant souffert des querelles doctrinales, disparaîtra au profit des monastères d'Alexandrie et du désert de Scété. Les Kellia sont fondées par Amoun également, pour assurer aux ascètes la solitude qu'ils ne trouvaient plus en raison de l'affluence des moines. A la tête de cette communauté : Macaire d'Alexandrie. Scété est fondé par Macaire d'Egypte et est florissant jusqu'à nos jours. (C'est l'actuel Wadi Natrun.) C'est là-même que Paphnuce, accueillit Cassien et Germain.

14 A.GUILLAUMONT in « Aux origines du monachisme chrétien » Paris 1979.

Pallade décrit la vie de Nitrie :

« ... cinq mille hommes environ y habitent, ayant différentes sortes de manières de vivre, chacun se comportant selon ses capacités ou son choix. Ainsi, il est permis de demeurer seul, à deux ou au sein d'un groupe. On trouve sur cette montagne sept boulangeries pour le service de ses habitants et aussi pour celui des anachorètes du grand désert qui sont au nombre de six cents (...) A proximité de l'église, l'hôtellerie accueille l'étranger qui se présente. Les Pères l'y reçoivent aussi longtemps qu'il le désire jusqu'à ce qu'il choisisse librement de partir. Ils lui accordent une semaine d'oisiveté puis l'invitent à travailler soit au jardin, soit à la boulangerie, soit à la cuisine (...) Ils ne se rendent à l'église que le samedi et le dimanche. Huit prêtres en ont la direction, mais tant que vit le premier d'entre eux, aucun autre ne célèbre, ne prêche ni ne prend de décision. Ils siègent seulement près de lui en observant un paisible silence 15. »

Pallade se réfère peut-être à des souvenirs personnels mais également à des souvenirs entendus d'autres personnes où un large espace est fait à des éléments légendaires. Son but est de mettre en exergue le sens spirituel de la vie érémitique et non de partager avec précision le quotidien de ce qu'il aurait réellement vécu au désert de Nitrie. Sa description relève de l'hagiographie et la prudence s'impose à l'abord de ces textes.

Il se dégage au travers des Conférences que c'est essentiellement dans la communauté de Scété que Cassien séjourna16, même s'il apparaît dans ses écrits qu'il visita également les Kellia ainsi que les colonies de Diolcos et Panéphysis. Quant à Nitrie, sans doute était-elle déjà dissoute puisque Cassien n'en fait pas mention dans ses écrits. Les différents groupements de moines répartis en « laures » (ermitages séparés) ne comprennent qu'une seule église qui rassemble les moines pour la synaxe dominicale. Pallade décrit un réfectoire, car ils se réunissent pour un repas communautaire le dimanche après la liturgie, une boulangerie et une réserve de provisions. Il y a également les locaux du frère économe et celui pour l'accueil des hôtes puisque déjà, à cette époque, l'hospitalité semble avoir son importance avant même la création des communautés cénobitiques par Pachôme quelques décennies plus tard. Pendant la semaine, les Pères vivent seuls ou à quelques uns (souvent un ancien pour deux ou trois disciples) dans des laures éloignées du centre de réunion hebdomadaire. Dans la Vie d'Antoine, il est question de povaovçpzov qui désigne toujours la demeure d'un ascète individuel, un ermitage. C'est pourquoi on parlera également chez Cassien de « monastère » lorsqu'il s'agit d'un groupement de plusieurs laures. Les Pères du désert travaillent le jonc pour en fabriquer des nattes et des paniers, en même temps qu'ils prient. On dit qu'ils connaissaient par coeur (en raison de l'analphabétisme de certains) les cent cinquante psaumes qu'ils récitaient, tout en tressant le jonc. Quelques-uns louent leurs

15 PALLADE in : « Histoire lausiaque. » Spiritualité orientale n°75. Bellefontaine 1999.

16 Sr.MARIE-ANCILLA in « Saint Jean Cassien, sa doctrine spirituelle. » LA THUNE/ Marseille. 2002.

services dans des fermes, d'autres, les plus intellectuels d'entre eux, travaillent comme copistes. Scété comptait quatre groupements de communautés semi-anachorétiques. Tous les quatre étaient placés sous la direction du Père de Scété. (D'abord Macaire d'Egypte, puis Paphnuce et enfin Jean Kolobos.)

Résumé sous forme de tableau.

Colonie monastique

Fondateur

Particularité

Situation

Nitrie,

fondée vers 325.

Amoun

Un abbé prêtre à sa tête, secondé par sept anciens.

60 km au Sud d'Alexandrie.

(voir carte, page suivante.)

Scété,

fondée vers 330.

Macaire l'Egyptien

Paphnuce, à la tête de ce groupement, accueille Cassien et Germain à la fin du IVème siècle.

A 50 km au sud des Kellia.

(voir carte)

Kellia,

fondée vers 335.

Amoun

Macaire d'Alexandrie, est à la tête de ce groupement. Les Kellia assurent aux ascètes la solitude perdue en raison de l'affluence des moines.

A 20 km de

Nitrie.

(voir carte)

Carte de l'Egypte monastique17. Répartition des Pères par communauté.

17 www.saint-seraphim.net / Les noms des Pères ont été ajoutés à la main, suite à notre recherche effectuée dans les écrits de Cassien.

III. Jean Cassien (365-458).

Attila Jakab20 nous éclaire sur les origines et les débuts de Jean Cassien dont les oeuvres ont été étudiées et appréciées par beaucoup d'ordres religieux ayant puisé à cette source leurs enseignements visant la perfection. C'est sous l'empire d'Honorius que brille l'éloquence de Cassien, moine plein de sagesse, dont l'écrit est considéré, aujourd'hui encore, comme le manuel le plus ancien de la vie religieuse car il reflète la perfection des temps apostoliques. Cassien serait né vers 360-365 en Scythie (actuelle Roumanie) dans une famille pieuse et fortunée, mais les données que nous possédons sont assez pauvres. On ne sait si son prénom est celui reçu au baptême ou lors de son entrée dans la vie monastique. On ne sait si Cassien était le nom de son père ou un surnom d'origine géographique. Quoi qu'il en soit, ayant pu acquérir, grâce à sa fortune, une éducation classique, il parlait le grec et le latin. Au moment où, avec son ami Germain, il arrive en Egypte, en 380, Théodose Ier devient Auguste et promulgue l'édit de fide catholica. L'orthodoxie triomphe alors dans la partie orientale de l'Empire. Des hommes de toutes conditions s'étaient retirés au désert afin d'y poursuivre les pratiques du Christ. Ces Pères du désert vivaient dans la vérité en châtiant leur corps et leur volonté par une ascèse extrême recouvrant les trois voeux. Certains dirent que c'est la vie religieuse qui préserva l'Eglise de la décadence et que cette école de sainteté fut le moteur du christianisme. Cassien est contemporain de Saint Augustin et de Saint Jérôme. Il voyage beaucoup en Orient, consultant les Pères du désert et plus particulièrement les anachorètes qui vivent dans une intimité exceptionnelle avec le Créateur. Cassien et Germain, issus d'une maison de cénobites, écoutent leurs leçons, étudient leurs exemples et posent des questions, non seulement en vue de leur édification personnelle mais aussi dans le but de rapporter en Europe les préceptes riches d'équilibre et de pondération de ces sages d'Egypte. Les Conférences de Cassien (ou Collationes) comportent donc tous les éléments indispensables à la formation d'un bon moine. Cassien participe à la vie des Pères avec Germain qui, semble-til, questionne davantage les anciens que son ami. Cassien aurait été converti par Saint Jean Chrysostome dont il disait être le disciple. Sans doute fut-il en rapport avec lui avant de se rendre en Terre Sainte où il passera quelques années en compagnie de Germain pour se former aux exercices (aoioioéc) de la vie religieuse. C'est seulement après avoir passé quelques années dans ce monastère de Palestine (couvent de Bethléem) que Cassien et

20 A. JAKAB : « L'Egypte chrétienne au temps de Jean Cassien » in « Jean Cassien, entre l'Orient et l'Occident. » Beauchesne 2003.

Germain décident de se rendre chez les Pères d'Egypte dont la réputation n'est déjà plus à faire. Ils parcourent durant sept ans les déserts les plus reculés de la Thébaïde afin de se ressourcer aux paroles des anciens, de qui Cassien, comme tout disciple digne de ce nom, semblait préférer se laisser donner les préceptes en rapport avec ses propres imperfections plutôt que de questionner lui-même.

Cassien insiste sur la relation personnelle entre le disciple et son maître. A la différence des Pères qui se retirent au désert pour y chercher la solitude, Cassien part, lui, à la rencontre des anciens en vue de rencontres et d'un apprentissage. Son but est de rayonner la doctrine et non pas de la vivre au désert.

Cassien et Germain débarquent à Thennésus (mer) puis vont d'abord à Panéphysis, dans les communautés. Ils restent sept ans chez les abbés Cheremon, Nesteros et Joseph. Ensuite, ils vont à Diolcos et se laissent instruire sur la vie anachorétique, entre autres par Abba Piamun le plus ancien de tous les solitaires du lieu. Ils reviennent ensuite à Panephysis et rencontrent Pinufe. Ils assistent à une prise d'habit, puis ils partent enfin vers Scété.

Itinéraire de Cassien et Germain. 21

Les Conférences, écrites entre 419 et 427, sont au nombre de vingt-quatre et désignent les points essentiels de la vie anachorétique considérée à l'époque comme bien plus sublime que la vie cénobitique. Dans ses écrits, Cassien raconte son expérience. Il relate la vie des Pères telle qu'il l'a vécue lui-même. Il sera suspecté de pélagianisme lorsqu'il liera la sainteté à la pratique absolue des conseils évangéliques. Comme le dit Dom A. de Voguë :

« Le génie de Cassien est de joindre le terre à terre et le sublime, les observances ascétiques et les élans mystiques, la vie communautaire la plus ordinaire et les recherches solitaires les plus personnelles (...)22 »

21 Sr MARIE-ANCILLA in « Saint Jean Cassien, sa doctrine spirituelle. » La Thune/ Marseille. 2002

22 A. de VOGUE in « Histoire littéraire du mouvement monastique dans l'Antiquité. Les derniers écrits de Jérôme et l'oeuvre de J.Cassien. » Cerf. 2002.

De style hagiographique, les vingt-quatre conférences sont destinées à répondre aux différentes questions de la vie monastique. Cassien est prolixe mais concret dans ce qu'il expose. Son récit est vivant et captivant, son vocabulaire abordable et le texte reste plaisant à lire, même encore de nos jours.

Le style hagiographique, né au IIème siècle, provient d'un désir des chrétiens persécutés de conserver la mémoire de leurs martyrs et donc de trouver en eux des intercesseurs. Une biographie ascétique vient rejoindre et compléter ce style grâce à l'essor du monachisme égyptien, de Palestine et de Syrie. Il est évident que Cassien accentue ici le caractère ascétique des Pères qu'il rencontre, mais son unique but reste la transmission et la diffusion des bases acquises au coeur du désert d'Egypte. Ces textes ont donc servi et servent encore à être lus dans les communautés monastiques dans le but d'exhorter et d'édifier les jeunes moines.

Les textes hagiographiques donnent des informations historiques mêlées à des légendes et des récits inspirés. C'est pourquoi le travail d'historien que nous tentons d'effectuer nous a obligés à aborder ces textes avec énormément de prudence.

Cassien, lui, appréhende le phénomène monastique de manière plus scientifique qu'hagiographique et nous fera comprendre ce qu'est la tranquillité d'âme, la contemplation des choses divines et la perpétuité de la charité. (Coll. 1)

Les livres ne lui suffisent pas. Il veut vivre l'expérience de ceux qu'il va interroger. Il se rend sur place et constate par lui-même. Son vocabulaire trahit donc son goût de l'observation directe. Il parlera de l'expérience plus de cent fois dans son oeuvre, cela entre autre, pour la distinguer de l'Ecriture et de la Tradition. Cette notion d'expérience occupe dans l'oeuvre de Cassien, dont le séjour au désert avait duré plus de dix ans23, une place de choix.

IV. Les quinze Pères des Conférences.

Nous présenterons les Pères dans l'ordre des conférences, donc en respectant celui

donné par Cassien. Il ne s'agit cependant pas de l'ordre de visite aux anciens puisque sont cités d'abord les Pères de Scété où Cassien séjourna en dernier lieu. Il ne se dégage pas, à première vue, de logique dans la présentation des récits. Cassien ne justifie nullement l'ordre de la présentation qu'il choisit. On peut juste supposer que, Scété étant considérée par lui comme supérieure aux autres communautés d'anachorètes, il ait eu hâte de présenter les discours de ceux qu'il considérait comme les moines les plus parfaits. Ces moines sont Daniel,

23 Sr MARIE-ANCILLA in « Saint Jean Cassien, sa doctrine spirituelle. » La Thune/ Marseille. 2002

Sérapion, Théodore, Sérénus, Isaac, Théonas et Abraham. Ces personnages décrits par Cassien sont apparemment mentionnés dans certains apophtegmes, pour autant qu'il s'agisse bien des mêmes. Il est cependant mal aisé d'établir un rapprochement sûr à propos de ceux que l'on pense porter le même prénom. Nous ne pouvons donc pas nous prononcer de manière certaine quant à leur historicité. Certains de ces prénoms sont également cités dans l'Histoire lausiaque, mais rien ne nous dit qu'ils correspondent à des personnages existants.

Pour Cassien, les Pères du désert incarnent la règle de vie de l'Evangile et persistent dans cet esprit, malgré un affadissement indéniable de l'Eglise à cette époque. Leur objectif est de mener une existence conforme à celle des Apôtres en fuyant l'existence relâchée du monde. Pour Cassien, les Pères réalisent la perfection de l'Eglise primitive et selon lui, la relation individuelle du maître au disciple semble supérieure à la formation collective. La soumission aux préceptes évangéliques se ramène donc essentiellement à l'observance des consignes des anciens et Cassien nous donne une leçon d'obéissance dans la tradition des Pères du désert. Il nous indique de manière éclairante, que le père spirituel, cet ancien que le disciple recherche, est indispensable à la formation de tout moine. Sans celui-ci, le jeune disciple est incapable de tenir au désert. Tout comme les Apôtres ont suivi le Christ, le jeune moine suit son ancien et se soumet entièrement à lui. Même si certaines anecdotes de la vie au désert sont parfois racontées de manière pittoresque ou énigmatique, les anciens livrent à leurs novices le mot d'ordre qui leur est demandé. Celui-ci, parfois déguisé par la métaphore, finit toujours par être trouvé par le disciple. Cassien poursuit un objectif en nous partageant ses textes : celui de glorifier l'obéissance et d'exhorter les futurs jeunes moines à la rechercher à tout prix, en s'y exerçant avec l'aide d'un ancien.

Moïse : Abbé* du désert de Scété. Il est dit de lui qu'il se distinguait par le parfum de son ascèse et de sa contemplation. Il est de nature inflexible et n'ouvre sa porte qu'à ceux qui cherchent Dieu d'un coeur contrit.

* Le titre d'abbé, c'est-à-dire de père, était plutôt réservé à ceux que de longues années de vie monastique, leur sainteté et leur expérience avaient dotés, pensait-on, d'un véritable charisme pour la formation des jeunes. Cassien, au contraire, le donne assez indifféremment24.

Moïse entretient Cassien et Germain par deux discours :

1. « Du but et de la fin du moine ». 2. « De la discrétion. » ( T1 Coll. 1 et 2)

24 J.CASSIEN in « Conférences. » T1. SC 42. Paris 1955. P.78. (Notes infrapaginales.)

Paphnuce : Abbé de Scété. Il se consacra à la solitude sur les conseils d'Antoine le Grand. Sa patience, son amour de la solitude lui valent le surnom de Bubale. Il maintient son ascèse jusqu'à quatre-vingt-six ans passés. Parfait dans la contemplation et l'action, il est aussi doué de la grâce de prophétie. Il est prêtre de l'une des quatre églises de Scété et fut le seul à recevoir les lettres de Théophile contre les anthropomorphites.

Il fait un discours que Cassien nomme : « Des trois renoncements. » (T2 Coll. 3)

Daniel : Abbé de Scété, choisi pour diacre puis promu à l'honneur de la prêtrise par Paphnuce. On dit de lui qu'il était un héros de la philosophie chrétienne et un exemple d'humilité pour ses frères. Sa conférence porte sur « la concupiscence de la chair et de l'esprit. » (T1. Coll. 4)

Sérapion : Moine anthropomorphite de Scété. Cassien le décrit comme très âgé et extrêmement discret. Il entretient les visiteurs sur « les huit principaux vices. »

(T1. Coll. 5)

Théodore : Abbé des Kellia. Cassien le décrit comme un homme d'un mérite singulier dans la vie ascétique. Il apparaît, dans son enseignement, comme un homme lettré. Théodore fait un récit sur « le meurtre des saints » car un homicide venait de s'accomplir. Des brigands sarrasins avaient massacré des frères. (T1. Coll. 6)

Sérénus : Abbé de Scété, remarquable par sa sainteté et sa parfaite chasteté, reflétant la paix, d'où son nom. L'admiration de Cassien et Germain envers lui est immense. Sérénus entretient les jeunes moines sur « la mobilité de l'âme et des esprits du mal et sur les principautés. » (T1. Coll. 7 et T2 Coll. 8)

Cassien précise que Sérénus les accueillit avec un festin de roi.

Isaac : Abbé de Scété. Sa conférence est longue, nous dit Cassien, au point qu'il a retrancher quelques-uns des développements du vieux moine. Cassien, par ce discours,

satisfait aux ordres de l'évêque Castor, l'évêque Léonce et le frère Helladius. Cet enseignement est important puisqu'il traite de la prière et qu'il est réparti par Cassien en deux conférences distinctes portant le même titre : « De la prière. » (T2. Coll. 9 et 10)

Chérémon : Solitaire du désert de Panephysis. Plus que centenaire, il marche sur les mains. D'une humilité extrême, il soupira à la requête de l'entretien en leur demandant comment il aurait la présomption d'enseigner aux autres ce qu'il ne pouvait faire lui-même. C'est pour cela, expliquera-t-il qu'il n'a jamais voulu former de disciples et il ajoute cette phrase concluante : « La parole du maître n'a force et autorité, que si la vertu de ses actions l'imprime au coeur de celui qui écoute. »

Cheremon les entretient alors à trois reprises :

1. « De la perfection. » 2. « De la chasteté. » 3. « De la protection de Dieu. » (T2. Coll. 11, 12 et 13)

Nesteros : Abbé du désert de Panephysis. Homme remarquable d'une science consommée, nous dit Cassien. Nesteros les entretient par deux discours.

1. « De la science spirituelle. » 2. « Des charismes divins. »

(T2. Coll. 14 et 15)

Joseph : Abbé d'un désert proche de Panephysis. Sa cellule était distante d'environ six milles de celle de Nesteros. Sorti d'une illustre famille et citoyen distingué de sa ville natale, il savait le grec. Cassien nous indique qu'il les entretenait en grec ce qui les empêchait d'avoir recours à un interprète. Cela laisse également supposer que la langue parlée par les Pères était donc bien l'égyptien et non le grec. Il leur fait deux discours.

1. « De l'amitié. » 2. « Des déterminations absolues. »

(T2. Coll. 16 et 17)

Piamun : Abbé et prêtre des anachorètes proches de Diolcos. Cassien le décrit comme un être joyeux et accueillant qui mit beaucoup d'intérêt à savoir d'où venaient les visiteurs et dans quel but ils avaient gagné l'Egypte. Il leur fait un discours sur « les trois espèces de moines ». (T3. Coll. 18)

Jean : Après avoir passé vingt ans au désert, il vint humblement se soumettre à la discipline cénobitique dans le monastère de l'Abbé Paul, près de Panephysis qui abritait plus de deux cents moines. Il est choisi pour présider à la diaconie. Jean est d'une humilité admirable, dit Cassien. Il entretient ses visiteurs sur « la fin du cénobite. » (T3. Coll. 19)

Pinufe : Il gouverne en qualité d'abbé et de prêtre un monastère considérable, près de Panephysis. Il est d'une grande humilité. Il les entretient sur « la fin de la pénitence. » (T3. Coll. 20)

Théonas : Abbé de Scété. Il fait le récit de sa conversion à la vie monastique. Il est élu pour présider la diaconie et deviendra un abbé illustre près de Panephysis. Théonas fait trois récits aux visiteurs :

1. « Du repos de la Pentecôte. » 2. « Des illusions de la nuit. » 3. « De l'impeccabilité. » (T3. Coll. 21, 22 et 23)

Abraham : Abbé d'un monastère près de Panphysis. Cassien clôture avec lui ses vingtquatre conférences. L'ancien dévoile plusieurs des erreurs des deux jeunes moines concernant la rupture avec la famille qui leur manque. On peut déduire par ce qu'il dit que ses origines sociales étaient plutôt élevées :

« Nous ne sommes pas tellement destitués de tout secours du côté de nos parents. Il n'en manque pas qui se feraient une joie de nous entretenir de leurs biens. » (T3. Coll. 24)

Cette présentation peut nous éclairer sur les traits communs aux différents Pères. Il apparaît que l'humilité prédomine indiscutablement. Toutefois, chaque moine a sa personnalité propre, tout comme ses charismes personnels. L'un est prêtre, l'autre diacre, le suivant simple frère. L'un est méfiant, l'autre est accueillant, un autre encore est de nature curieuse. L'un est intellectuel, l'autre contemplatif, le troisième plus actif. Cela nous indique que l'appel au désert pouvait toucher n'importe quel homme et cette présentation nous éclaire sur l'importance pour le disciple de trouver le « bon maître », celui qui correspondra le mieux, non seulement à son tempérament mais également aux attentes personnelles de sa foi. Les chercheurs C. Badilita et A. Jakab relèvent que « pour un certain nombre de moines, embrasser le monachisme représentait une promotion sociale inespérée25 », comme l'affirme Abba Abraham :

« ... Peut-être l'obscurité de leur naissance ou leur condition servile les eussent-elles rendus méprisables pour leur bassesse, même aux gens de la classe moyenne, s'ils étaient restés dans la vie séculière. Mais la milice du Christ les a anoblis (...) » (Coll. 24)

Nous pensons cette vie érémitique fortement idéalisée par Cassien qui affirme qu'elle est même apte à élever un homme de condition servile.

25 C. BADILITA et A. JAKAB in « Jean Cassien entre l'Orient et l'Occident. » Beauchesne/Polirom. 2003.

La vie au désert pour Cassien, touche donc le sommet de la perfection et ces Pères qu'il interroge sont considérés par lui comme des saints. On le verra même mettre dans la bouche de son ami Germain, l'appellation « Votre Béatitude » lorsque celui-ci s'adresse à Abba Abraham.

Chapitre 2 : Portrait du moine et vie au désert.

I. Objectif du chapitre. Même s'il n'est pas aisé de brosser le portrait type de l'ancien puisque chacun des Pères

est animé par des dispositions qui lui sont propres, nous pouvons tout de même relever les points communs aux moines qui s'astreignaient à des exercices méthodiques particuliers aux solitaires du désert. En lisant Cassien et les autres auteurs, il apparaît d'emblée que le travail et la prière occupent essentiellement les journées des Pères, le tout étant vécu dans une ascèse parfois extrême, dont l'utilité est sans cesse réexpliquée à travers les différents écrits. Il serait difficile de donner priorité à la description d'un usage plutôt qu'à un autre, c'est pourquoi nous commencerons par la pratique ascétique qui inclut la prière, le jeûne, l'aumône et le travail, nous poursuivrons sur l'hesychia, l'apatheia et l'acédie et nous terminerons sur la description du Père du désert et sa situation en regard de l'Eglise.

II. L'ascèse : la prière, le jeûne, le travail manuel et l'aumône. Clément d'Alexandrie est le premier à employer le terme « d'athlète » dans les

Stromates26.

« Voilà, oui voilà l'athlète véritable dans le stade magnifique de ce bel ordre du monde ; il porte la couronne de la victoire véritable sur toutes les passions. Le président des jeux est le Dieu Tout Puissant et le juge du concours et le Fils monogène de Dieu et le pancrace, le combat total, n'est pas contre le sang et la chair, mais contre les puissances spirituelles qui opèrent par le moyen de la chair, en produisant des affections passionnelles. »

Cette comparaison a pour modèle la I.Cor 9, 24-26 mais Clément ajoute des allusions précises à l'organisation des concours d'athlètes dont la multiplication sous l'Empire marque la diffusion de l'hellénisme. En contexte chrétien, la comparaison est appliquée au martyre27.

L'ascèse chrétienne est différente de l'ascèse philosophique déjà pratiquée par les philosophes grecs, il s'agit pour Clément, de la divinisation du chrétien par la grâce. L'ascèse est un combat. Le combat de l'athlète gnostique « est dirigé contre les puissances spirituelles qui opèrent par le moyen de la chair, en produisant des affections passionnelles 28. » Le but de l'ascèse chrétienne est la recherche de la vertu pour plaire à Dieu. Il nous paraît

26 Clément d'ALEXANDRIE in « Stromates VII » III, 20,4 SC 428. Cerf 1999.

27 Ibid.

28 Ibid.

essentiel de prendre garde à ne pas faire dériver les pratiques ascétiques chrétiennes directement des usages païens car même si les ressemblances sont indéniables, les motivations sont différentes. Tandis que le sage païen, considéré comme un être divin, ne doit pas être vu en train de manger, le moine a honte de manger parce que son corps et sa fragilité humaine l'empêchent de se réunir à Dieu29. Le jeûne, les veilles, la continence et le travail favorisent la charité et la communion des coeurs. L'ascèse est souvent poussée à l'extrême chez les Pères et progresse encore au fur et à mesure des années de vie monastique. Les plus grands docteurs de l'époque ont été des ascètes. L'Histoire lausiaque indique que Macaire d'Alexandrie ne mangea rien de cuit durant sept ans et ne consomma que des salades sauvages et des graines trempées.

« Après avoir parfaitement mis en pratique cette ascèse, il entendit encore parler de quelqu'un d'autre qui ne mangeait qu'une livre de pain [chaque jour]. Aussi, après avoir rompu son pain sec, il introduisit les morceaux dans des saïtes et décida de ne manger que ce que sa main pourrait en retirer. Et il nous racontait plaisamment : [J'attrapais bien assez de morceaux, mais je ne pouvais tous les retirer à cause de l'étroitesse de l'ouverture qui, comme un douanier, n'y voulait pas consentir.] Il conserva donc cette ascèse durant trois ans, mangeant chaque jour quatre ou cinq onces de pain, buvant de l'eau en proportion et, pour l'année, un setier d'huile 30. »

Il est assez improbable que l'ascèse de Macaire ait été poussée si loin. Un homme peut-il tenir si longtemps en mangeant aussi peu ? Historique ou pas, cette anecdote nous renseigne sur l'importance de l'exercice continu, fort, voire exténuant. La vie du désert est apparemment rythmée par la pénitence et la componction, le moine y exerce son corps et son esprit en vue d'une certaine pureté. Dom Colombas dit que :

«El monje debe sudar en su ascetismo, mostrarse viril y constante en los ayunos, en la guarda de la continencia, en trabajos incesantes 31

« Par le jeûne, dira Clément, le moine évite tout ce qui est du domaine des passions, (...) les nourritures qui excitent les mauvais désirs(...) (Stromates. II. XX. 126)

Pallade raconte qu'un certain Héron, jeune homme à la vie pure, s'était lancé dans une ascèse exigeante, mais l'orgueil avait pris possession de lui au point qu'il s'estima supérieur aux Pères, offensant même le bienheureux Evagre. Finalement, ce disciple ne put se stabiliser dans sa cellule et tomba dans la négligence32. Ces anecdotes, sans doutes racontées pour édifier les jeunes moines et les encourager à se surpasser, n'ont pas grande valeur historique mais méritent d'être mentionnées de façon à donner une idée générale de la mentalité du

29 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400. Cerf 1994.

30 PALLADE in «Histoire lausiaque » S0 n°75. Bellefontaine 1999.

31 G.M. COLOMBAS : «El concepto del monje y vida monástica hasta fines del siglo V.» (Article in Studia Monástica) Vol 1. Montserrat/Abadia. Barcelona.

32 PALLADE in «Histoire lausiaque » S0 n°75. Bellefontaine 1999.

désert à l'époque des Pères. Pour les anciens, la pratique ascétique est inspirée par Dieu. Celle-ci est un exercice (ao-lcio-zc), une épreuve d'endurance comme Saint Paul aime à le dire (1Co 9, 24-27.) Cet exercice fixe la barre très haut : il faut toujours rester maître de soi, être capable de prier sans cesse et aimer ses ennemis. C'est le Christ lui-même qui assiste l'ascète dans sa lutte contre les démons et c'est à lui qu'il doit la victoire et non pas à ses propres forces 33. La finalité de l'ascèse ne doit jamais être occultée, son but est bien l'amour de Dieu et du prochain, elle ne peut donc être animée d'un désir humain de paraître même s'il appert que pour des motifs spirituels, il arrivait aux anachorètes de pousser parfois leur ascèse jusqu'à une négligence extrême du corps 34. L'ascète vit dans la puissance de l'Esprit. Dès lors qu'il est mû par l'Esprit, il devient un lrvevpavzlcoc. Comme tel, il accomplit des miracles et de ce fait, prend rang parmi les prophètes et apôtres. Pour la même raison, il devient directeur d'âmes35.

Les anciens acceptent que les natures des hommes soient variées et n'exigent jamais des autres ce qu'ils sont incapables d'accomplir eux-mêmes, ils sont adeptes de la maîtrise du corps, de la maîtrise de soi en général, ils peuvent aller jusqu'à s'infliger des pénitences s'ils le jugent nécessaire parce qu'ils ont franchi des limites qu'ils se sont eux-mêmes fixées. L'ascèse est un exercice extérieur et intérieur. Les jeûnes et les veilles relèvent du combat intérieur alors que la garde de la langue et la lutte contre les tentations appartiennent aux luttes intérieures.

Macaire, parce qu'il a écrasé un moustique qui l'avait piqué et qu'il s'est donc fait justice lui-même, se condamne à habiter le marais de Scété durant six mois, « où les moustiques sont comme des guêpes et percent même la peau des sangliers36. » Même si cet exemple n'est sans doute destiné qu'à expliquer aux frères jusqu'où l'on peut pousser l'ascèse, il est tout de même éclairant quant à l'idée de l'intensité des privations dont s'infligeaient les Pères. Le moine se délivre du désir, il s'en détache petit à petit, afin de laisser toute la place à l'amour de Dieu, à l'intimité qu'il cultive avec le Créateur. Le désir est une passion et l'ancien en a peur. Ce qui fait la vraie richesse du moine, dira Abba Moïse, « c'est le zèle déployé durant la jeunesse et les labeurs portés. » ( Coll. 2 ) Entendons par « labeurs », les pratiques ascétiques en général. L'ancien pousse l'ascèse jusqu'à ne pas montrer qu'il s'y livre. Cassien relate qu'Abba Sérénus ne manquait jamais de laisser tomber une goutte d'huile dans sa collation dans le but de supprimer les compliments que sa pratique susciterait chez les

33 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994.

34 Ibid.

35 A.J FESTUGIERE :« Les moines d'Orient in «Historia monachorum in Aegyto. Cerf 1964.

36 PALLADE in «Histoire lausiaque » S0 n°75. Bellefontaine 1999.

autres et qui risquerait de le mener à l'orgueil. Ainsi, en public, il ajoutait de l'huile dans sa collation, alors qu'en solitude, il n'en mettait pas. (Coll. 8)

Saint Jérôme, dans la « Vie d'Hilarion », disciple d'Antoine Le Grand, nous rend compte de l'extrême austérité de ce jeune frère qui ne se nourrissait que de quinze figues par jour, après que le soleil se fut couché. On ne peut cependant pas affirmer l'historicité de ce récit.

« Harlow et Smith ont étudié la corrélation entre sources littéraires et sources archéobotaniques et en ont conclu que le régime des moines était plus diversifié que les sources littéraires ne le laissaient croire 37. »

Le jeûne a une grande valeur chez les Pères même si l'on rencontre dans la Bible des passages qui semblent contredire la nécessité de cet exercice : Eccl 2 :24, Eccl 3 : 2-13, Eccl 9 :7.

Cependant, Saint Paul nous rappelle à l'ordre dans ces passages 1Co 8,8, 1Co 10,31 et Ro 14l'ascèse, pour lui, semble plutôt secondaire. L'essentiel réside dans le fait de pratiquer ces

actions pour la gloire de Dieu. Les Ecritures sont la base de la vie ascétique, Antoine y fera appel comme guide dans toutes les actions :

« En tout ce que tu entreprends, aie le témoignage des Ecritures 38. »

Le discours sur le jeûne se trouve renforcé par le fait que Jésus ait jeûné quarante jours au désert afin de vaincre le démon. De ce fait, même si l'on peut imaginer que les repas des Pères n'étaient pas aussi caricaturaux que les textes les dépeignent, ils étaient toutefois mesurés et frugaux. Le but du jeûne est tourné vers un projet d'équilibre et non d'anéantissement du corps du moine, cependant, malgré l'estime que les Pères éprouvaient pour le jeûne, celui-ci n'était pas toujours placé en tête sur la liste des bonnes oeuvres. Il apparaît à travers les divers écrits ( apophtegmes ou autres) que certains préfèrent, et de loin, l'obéissance au jeûne, comme Pambo qui trouve louable d'obéir à son ancien depuis vingtdeux ans.

«... parce que ce frère-là a dit non à sa volonté égoïste et qu'il a fait la volonté d'un autre 39. »

Pachôme, lui, recommande à son disciple Théodore de ne s'en tenir qu'aux préceptes de l'Eglise en matière de jeûne, quant à l'abbé Hyperichios, il disait : « Mieux vaut manger de la

37 www.encyclopedie-universelle.com

38 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994.

39 J-C. GUY in « Paroles des anciens » Seuil/Points. 1976.

viande et boire du vin que dévorer la chair de votre frère en le dénigrant40. » Un écrit dira que « le jeûne fait triompher la primauté du spirituel41. »

Ces sentences nous dépeignent de façon éloquente l'esprit dans lequel étaient formés les moines, même si elles sont sans nul doute quelque peu exagérées pour forcer l'attention sur ce que doit être un « bon moine ».

Il apparaît que l'ascèse spirituelle, au désert, dépasse amplement l'ascèse corporelle. Abba Isaac se montre très explicite à ce sujet :

« ... si nous ne sommes absolument purs de tout vice et sobres de passions, vainement aurons-nous renoncé aux excès de vin et à l'abondance des mets, notre coeur portera le poids d'une ivresse et d'une satiété plus funestes encore. »

Il cite quelques excès des moines :

« ... trop de monnaie, trop de vêtements, trop de cellules (...) Quatre ou cinq cellas que nous construisons, encore les voulons-nous richement meublées et plus spacieuses que nos besoins ne le réclament. Ce sont les démons qui nous poussent à de tels excès : une expérience manifeste nous l'a appris. » (Coll. 9)

Il nous semble évident à travers les textes découverts que l'ascèse corporelle ne peut être vécue qu'en parallèle étroit avec l'ascèse spirituelle. Le moine ne vivra pleinement « dans l'Esprit » que s'il exerce son corps avec persévérance. Les textes cités plus haut servent à prévenir les commençants qu'au désert comme ailleurs, les moines restent des hommes et que même dans le dépouillement le plus total, le risque de vouloir paraître existe et doit être combattu par la vigilance et donc une ascèse encore plus active.

L'ascèse de l'ancien au désert est différente de celle du Christ. L'ascèse du Christ est son combat dans la mission, tandis que celle du moine est son retrait dans la solitude et ce retrait est à lui seul ascétique. Toute sa vie est axée sur cette ascèse plus ou moins rigoureuse selon le tempérament de chacun. Certains veillent la moitié de la nuit, d'autres la nuit entière, certains jeûnent jusqu'à la tombée du soir, d'autres ne mangent que tous les deux jours. La prière officielle comprend à peu près soixante psaumes le jour et cinquante la nuit, elle s'accompagne du travail des mains pour empêcher l'endormissement. Les Pères n'ont que des vêtements de fortune ainsi que des cilices pour mortifier leurs chairs et lutter contre les passions. Pour reprendre une expression de Dom Louis Leloir, on peut dire que :

« l'ascèse est le renoncement à la facilité de laisser libre cours à toutes les tendances égoïstes (...) 42 »

40 Ibid.

41 Un moine : « L'ermitage » Martingay/Genève. 1969.

42 Dom L.LELOIR in « Désert et communion. » S0 n°26. Bellefontaine.1978.

Même si l'ascèse n'est pas exclusivement une opposition radicale à ces tendances, elle reflète tout de même chez le moine un rapport dépréciatif aux plaisirs mondains. Les Pères rejettent complètement le plaisir. L'esprit humain ne peut plus contrôler le corps qui est un être de Dieu, l'âme y étant enfermée. Pour les Pères, le diable tente de faire chuter l'âme, donc le plaisir vient du diable. Il y a fascination de la domination du corps chez les moines du désert. En réprimant une envie de manger, le moine rend son corps apte aux efforts, l'obéissance rend l'âme plus souple aux changements qui pourraient survenir dans la vie. L'ascèse éloigne du péché puisqu'elle empêche l'homme de se refermer sur lui-même, de tout ramener à lui et donc de se couper de Dieu.

Son but ne consiste pas à supprimer l'émotion, mais à l'apprivoiser et la dominer afin que les passions canalisent cette énergie au service de l'amour divin de manière exclusive. Pour l'anachorète, il est essentiel que les frères, animés par un esprit de pénitence, fassent des efforts de purification et qu'ils laissent l'Esprit Saint les initier aux divins Mystères. Dans l'ascèse monastique antique, le moine accorde à son corps juste ce qu'il faut pour ne pas mourir. Tout comme le martyr est parfois appelé athlète, ce titre convient aussi à l'ascète qui lutte contre les démons43. Cependant, il nous paraît qu'en réprimant ses besoins, le moine attise ses désirs dont le principal pour lui est de s'approcher de Dieu et l'ascèse renforce ce rapprochement. Mais il faudra faire attention à ce que l'ascèse trop sévère ne mène pas à l'orgueil, et pour cela, elle devra être pratiquée à l'abri du regard des autres. (Coll. 8) Quoi qu'il en soit, la lutte semble être permanente, même chez les anciens expérimentés, pour contrer le faste séculier. Il semble aussi que l'ascèse se situe au niveau des « affaires qui sont hors de nos atteintes et qu'il nous est impossible de traiter. » (Coll. 9)

Abba Cheremon précise qu'il est utile au jeune frère de souffrir les passions car s'il maîtrise trop vite l'exercice, il risque de s'en attribuer les mérites. Cheremon ajoute que cela seul est déjà une ascèse consistante que celle de ne pas s'enorgueillir. (Coll. 11)

Par le jeûne, le moine prend conscience que tout ce qu'il possède vient de Dieu et que cette privation le dépossède de lui-même, petit à petit. Le jeûne le débarrasse des assauts du démon et l'aide à tenir bon dans l'épreuve et l'attente du retour du Christ. (Mc 2,8)

Jésus lui-même avait jeûné quarante jours et quarante nuits après son baptême (Mt 3,2) et avait recommandé à ses disciples de se parfumer la tête et de se laver le visage (Mt 6,17) de manière à ce que les autres ne les voient pas jeûner, ce qui impliquait que l'ascèse devait rester secrète afin de n'attendre de récompense que de Dieu seul.

43 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400. Cerf. 1994.

Le travail manuel est également du domaine de l'ascèse. Le moine doit alterner travail et prière, mais rien ne l'empêche de prier en travaillant. Cet équilibre entre les deux paraît sain. Abba Pambo44 remerciait Dieu, au moment de mourir, de n'avoir jamais mangé son pain gratuitement, de l'avoir gagné par son travail, ce qui nous fait comprendre que les Pères du désert ne voulaient pas mendier. Abba Achille45 qui tressait des paniers le faisait pour ne pas mécontenter Dieu et risquer de s'attirer le reproche de ne pas avoir travaillé. Le travail manuel procurait une fatigue, donc une paix corporelle plus grande. Travailler était aussi un signe d'humilité et le signe d'une union avec le monde.

D.J. Chitty parle d'un «... travail manuel (...) monotone consistant à tresser des cordes et à fabriquer des nattes, des paniers et des sandales avec des feuilles de palmier et des joncs : ce type d'activité finit par constituer l'occupation principale des moines, une occupation s'accordant excellemment avec leur devoir de la prière continuelle 46. »

Le travail manuel poursuit donc deux buts : gagner son pain et donner aux nécessiteux, mais la finalité ascétique du travail manuel est surtout d'éviter l'oisiveté qui, au désert, est source de déséquilibre mental. Pour Cassien, le travail chasse l'acédie.

La prière quant à elle, est continuelle au désert, elle ne s'arrête jamais. Abba Isaac dit qu'elle est « un effort vers l'immobile tranquillité de l'âme et une pureté perpétuelle. » (Coll. 9)

La prière est ce qui motive l'ancien à affronter le labeur et l'ascèse. Elle est « physique » chez le moine, il se prosterne, récite, lève les bras vers le ciel, se tient debout. Il est indispensable de débarrasser l'âme de tout sentiment qui l'anime (joie, tristesse, peur...) avant de prier, sinon la prière sera vaine. Le moine a l'expérience de la prière, il sait que s'il demande des choses inadéquates concernant sa vie au désert, il ne sera pas exaucé. Abbé Cheremon dit à ce propos :

« De là vient que, très souvent, si nous demandons des choses nuisibles au lieu de ce qui nous serait bon, Il (Dieu) se montre lent à exaucer nos prières, ou ne les exauce pas du tout. » ( Coll. 13)

Dieu doit prendre toute la place. Abba Isaac recommande ceci :

« ...affranchir l'âme de tout vice terrestre et de la libérer de la lie des passions afin de la rendre à sa naturelle subtilité. » (Coll. 9)

Pour lui, il y a quatre formes de prière :

- le cri du pécheur qui implore le pardon de ses fautes ; - le voeu pour ceux qui cherchent la vertu ;

44 Paterica arméniens 1,22. (in D.Leloir in « Désert et communion » S0 n° 26. Bellefontaine. 1978.)

45 Paterica arméniens : 10,7. (in D.Leloir in « Désert et communion » S0 n° 26. Bellefontaine. 1978.)

46 D-J. CHITTY in « Et le désert devint une cité. » S0. N°31. Bellefontaine.1980.

- l'intercession pour ceux qui prient pour autrui ;

- la contemplation pure de ceux qui ne demandent plus rien car ils ont obtenu la paix.

Abba Isaac établit une hiérarchie entre ces quatre formes de prière, la première étant celle des débutants alors que la dernière celle des plus avancés, des anciens.

« ... (Ces anciens) qui ont arraché de leur coeur l'épine douloureuse du remords (...)(et qui) tranquilles désormais, se prennent à repasser, dans une âme très pure, les munificences et les miséricordes que le Seigneur leur a faites dans le passé. (...) » (Coll. 9)

Selon les sources que Cassien nous procure, la prière est le plus souvent récitée en solitaire dans la cellule ou parfois, devant celle-ci. Lorsque les anciens reçoivent des visiteurs, il leur arrive de prier avec leurs invités en respectant leur horaire coutumier. On lit à plusieurs reprises qu'un Père interrompt sa conférence pour inviter ses visiteurs à réciter la prière avec lui. Le dimanche, les anachorètes se réunissent pour la prière commune qui se compose d'une eucharistie et de psalmodies. Il semblerait que les anciens placent sur un même pied d'égalité la prière, l'ascèse et la charité fraternelle ; toute leur vie de moine doit embrasser leurs oeuvres qui pour eux, est la manière de gagner leur vie comme n'importe quel homme. La prière de l'ancien est sincère, confiante, vigilante et sobre. Pallade dit qu'Abba Paul de Phermé avait trois cent prières de règle et pour cela ramassait autant de cailloux qu'il conservait dans le pli de son vêtement, et il en jetait à chaque prière. Il arrive que les Pères récitent douze prières et douze psaumes lorsqu'ils prient ensemble 47mais en ce qui concerne la prière personnelle, ils restent assez secrets. Les Pères adoptent plus volontiers le terme de « prière fréquente » que de « prière continuelle » alors qu'il nous est dit qu'ils priaient en tous temps : au repos, en travaillant et même en enseignant un disciple, faisant de cette oraison une véritable « respiration » vers Dieu. La spiritualité des Pères était axée sur l'attente du retour du Christ et les moines se tournaient vers l'Est pour prier, car c'est de l'Orient que devait venir le Sauveur. Abba Arsène se mettait le soir en prière.

«... le dos tourné au soleil, il ne terminait sa prière que lorsque le soleil reprenant sa course, venait, le dimanche matin, le frapper au visage. Le soleil représentait pour lui l'éclat du Christ ressuscité, mais tout autant, celui du Christ revenant dans sa gloire, à la fin des temps 48. »

Abba Isaac dit que :

47 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 n° 75 Bellefontaine 1999.

48 D. L. LELOIR in : « Désert et communion. » S0. N°26. Bellefontaine. 1978.

« la prière se modifie à tout instant selon le degré de pureté où l'âme est parvenue, suivant aussi sa disposition actuelle, que celle-ci soit due à des influences étrangères ou spontanées (...) on prie différemment suivant que l'on a le coeur léger ou alourdi de tristesse ou de désespoir (... ) » (Coll. 9)

Cassien nous informe par ces textes, de l'éducation donnée aux novices quant aux différentes dispositions du coeur pendant la prière. Celle-ci est plus féconde si le coeur est débarrassé de ce qui l'encombre. C'est un élément important dans la vie du moine que Cassien essaie de dégager et de transmettre. Une fois encore, les Pères, considérés par lui comme de saints hommes, sont arrivés à cette tranquillité d'âme (apatheia) nécessaire à l'oraison. Il compare la prière au pain : (il s'agit d'un besoin quotidien) et cite l'exemple d'Antoine qui restait si longtemps en oraison que les premières lueurs du soleil le surprenaient dans son extase. Mais il enseigne également que les prières doivent être fréquentes et courtes afin d'éviter la distraction. (Coll. 9)

Concernant l'aumône, Abba Pinufe reprend les paroles du Siracide pour expliquer qu'elle éteint le péché comme l'eau éteint le feu. (Sir 3,33) L'aumône est une obéissance et porte remède aux blessures. (Coll. 20) Elle n'est apparemment mentionnée que par Abba Pinufe. (Coll. 20)

III. L'hesychia.

Ce terme, assez difficile à traduire, signifie à la fois la quiétude, le repos intérieur et extérieur. Il s'agit d'un exercice constant de la « présence de Dieu49». Le moine répète sans cesse : « Dieu, viens à mon aide ! » et libéré, parvient à la lumière de Dieu et de l'intimité du coeur, le reflet en quelque sorte de Dieu lui-même. Face aux hérésies qui niaient la divinité du Christ, les Pères étaient les preuves vivantes, pneumatophores, par qui l'Esprit de Dieu se manifestait sans doute et c'est dans l'intimité de la prière, secrète, discrète, silencieuse, qu'ils faisaient l'expérience de la Présence qui les illuminait tout entier, corps et âme.

L'hesychia n'est pas qu'un simple recueillement, c'est un état d'esprit et la conscience constante que Dieu est présent, non seulement dans la cellule mais dans le coeur de l'ancien. Seul, un moine entraîné en fait l'expérience et arrive ainsi à se déifier dans le Christ, son modèle. Ce point culminant de la prière, aboutissement des années d'ascèse, représente le quatrième degré dont parle Abba Isaac lorsqu'il explique l'existence des différentes sortes de prières à Cassien et Germain. Il s'agit, en somme, d'atteindre la contemplation en acquérant le

49 A.GUILLAUMONT in « Aux origines du monachisme chrétien. » S0 n°30. Bellefontaine.1979.

calme et la sérénité. On ne s'isole et on ne garde le silence qu'en vue de la contemplation de Dieu, la déification, qui est le but du chrétien50.

Abba Arsène avait demandé à Dieu de l'éclairer sur l'endroit où il vivrait le mieux sa vocation et avait reçu cette réponse : « Fuis, tais-toi , vis dans l'hesychia51. » Et Abba Macaire disait, lui : « Personne ne peut avoir l'hesychia de l'âme s'il ne s'est d'abord assuré celle du corps52i

Le renoncement au monde sera d'abord la fidélité à un endroit bien défini.

« Aucune herbe ne pousse, dit un ancien sur une route souvent foulée aux pieds et cela même si l'on sème et re-sème. Il en est de même pour nos pensées. Si, au contraire, tu vaques à l'hesychia et t'imposes tous les retranchements, toutes les oeuvres spirituelles germeront et fleuriront en toi 53. »

Luc Brésard dit que l'hesychia n'est pas un but en soi, le but c'est la charité et l'hesychia est le moyen d'arriver à ce but. C'est une disposition qui favorise l'épanouissement de la charité54. L'hesychia n'est donc pas une méthode, mais une manière d'être qui requiert un désir intense de rencontrer Dieu et c'est Abba Isaac qui en fera découvrir la signification à Cassien et Germain :

« ... voici ce modèle destiné à vous instruire, cette formule de prière que vous cherchez. Tout moine qui vise au souvenir continuel de Dieu, doit s'accoutumer à la méditer sans cesse et pour cela, chasser toutes les autres pensées ; car il ne pourra la retenir que s'il s'affranchit entièrement des soucis et des sollicitudes corporels. C'est un secret que les rares survivants des pères du premier âge nous ont appris, et nous ne le livrons de même qu'au petit nombre des âmes qui ont vraiment soif de le connaître. Afin donc de vous tenir toujours dans la pensée de Dieu, vous devrez continuellement vous proposer cette formule de piété : Mon Dieu, venez à mon aide ; hâtez-vous de me secourir !

Ce n'est pas sans raison que ce court verset a été choisi particulièrement de tout le corps des Ecritures. Il exprime tous les sentiments dont la nature humaine est susceptible ; il s'adapte heureusement à tous les états et convient en toutes les sortes de tentations. » (Coll. 10)

Il s'agit d'un élément important dans l'oeuvre de Cassien qu'il nous transmet assez longuement dans la dixième conférence. La méditation quasi incessante qu'est l'hesychia , ne sera, à notre sens, jamais vraiment retransmise à ce point dans le monachisme occidental, même si l'on y trouve une considération similaire de la prière contemplative. C'est une théorie nouvelle pour Cassien qui se dit même « frappé d'étonnement » par cette prière fréquente, mais courte, récitée par les Pères.

50 B.CHEDOZEAU in « L'érémitisme et l'organisation de l'espace chrétien. » (Conférence donnée à

Montpellier le 30 mai 2005.)

51 Paterica arméniens : 2,12 : I,92. (in D.Leloir in « Désert et communion » S0 n° 26. Bellefontaine. 1978.)

52 Ibid

53 Ibid

54 L. BRESARD, Abbaye de Cîteaux : http:// users.skynet.be/am012324/studium/bresard.

IV. L'apatheia.

Michel Spanneut55 donne cette définition de l'apatheia : « L'apatheia ( áiraOeza ) est fondamentalement l'absence de pathos, terme dont le radical - path se retrouve dans iraó÷wí (subir). Est pathos tout ce qui est subi : accident, impression, émotion, sensation, passion. Etre apathès, (áiraOçc ) c'est être inaffecté devant l'événement, échapper à l'effet de l'incidence

(...) » Ce terme s'applique à Dieu chez les anciens Grecs. « L'attitude des chrétiens quand iis'agit de l'homme est variée. Certains jugent naturelle la passion, dont un usage peu maîtrisé

leur apparaît vertueux. D'autres évoluent au cours de leur oeuvre pour croire quelquefois, comme Augustin en finale, l'apatheia radicalement impossible56. » I.Gobry dira, lui, que « l'apatheia est l'incapacité d'être ébranlé dans l'intériorité57. »

L'apatheia est en somme, l'absence de passions et ne doit pas être confondue avec l'ataraxie stoïcienne qui est l'absence de troubles, même si les deux termes connotent une liberté intérieure éprouvée par le pratiquant. L'apatheia est une notion philosophique prudemment appelée « pureté du coeur » par Cassien.

« Grégoire de Nysse pense que l'élimination totale des passions en cette vie est chose néfaste, car elle priverait l'âme du désir de Dieu et des armes nécessaires pour combattre l'adversaire du bien58. »

Il est mal aisé de démontrer si le Père du désert est impassible au sens premier de la définition. Pour tenter de comprendre, il faut partir d'Evagre. Pour lui, il faut que l'âme s'élève au-dessus de toutes les pensées qui concernent les choses et elle ne pourra y parvenir que si elle se dépouille des passions qui la lient aux choses sensibles. Il ne s'agit pas d'insensibilité envers Dieu, ni même envers les hommes, mais d'une parfaite liberté intérieure, de l'abandon et du dépouillement parfait. Il s'agit donc d'une doctrine bien différente de l'ataraxie, comparée à l'absence de trouble d'un Dieu immobile exempt de tout sentiment à l'égard de l'homme.

C'est en se débarrassant des huit principaux vices que l'on aboutit, pour Evagre, à l'apatheia, donc à l'absence de passions néfastes au moine. Tout comme l'ataraxie stoïcienne, l'apatheia peut s'apercevoir dans la maîtrise des mouvements corporels. Athanase répète plusieurs fois qu'Antoine reste le même dans toutes les circonstances59.

55 M. SPANNEUT in « L'apatheia chrétienne aux quatre premiers siècles. » Proche-Orient chrétien 52, 2002.

56 Ibid.

57 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint Basile. » Fayard 1985.

58 Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien : T.1 article : « apatheia. » Cerf. 1983.

59 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400. Cerf. 1994.

L'apatheia au désert est l'abandon du superflu qui empêche le moine d'être libre intérieurement et spirituellement.

Dom Bernardo Olivera60 rappelle dans sa lettre aux moines et moniales de l'OCSO* que pour arriver à l'apatheia, Evagre parle de huit pensées ou tendances vicieuses que l'ermite doit affronter et vaincre.

Cassien, lui, traduira la doctrine d'Evagre dans le contexte cénobitique occidental. Plus

tard, Grégoire le Grand (t604) jouera un rôle fondamental dans cette évolution. Il suit Cassien

mais change l'ordre des vices : l'acédie disparaît de la liste, même si certaines de ses manifestations sont incorporées à la tristesse. Il ajoute l'envie et enlève l'orgueil de la liste en considérant qu'il est la racine et la source de tous les péchés suivant la version de la Vulgate : « initium omnis peccati est superbia (Si 10,15.) » Plus tard, la vaine gloire et l'orgueil seront fondus en un seul vice et nous arriverons à la liste traditionnelle des sept péchés capitaux imposés en Occident à partir du XIIème siècle.

Tableau comparatif.

Evagre le Pontique

ot yrivtcorarot Xoytopot (Traité pratique 6-14)

Jean Cassien

Les huit esprits ou vices.

(Institutions 6-12 et Collations 5)

Grégoire le Grand

Les sept péchés capitaux (Moralia 31)

- yao-Opipapyia

Gastrimargia

Inanis gloria

 
 

Invidia

- iropveia

Fornicatio

Ira

- mi2apyipia

Philargiria

Tristitia

- 2iire

Ira

Avaritia

- opye

Tristitia

Ventris ingluvies

- axeöia

Acedia

 

- xevoöoiia

Cenodokia

Luxuria

- vireprmavia

Superbia

Superbia

C'est donc en se débarrassant de ces huit vices que l'on aboutit, selon Evagre, à l'apatheia, donc à l'absence de passions si néfastes pour le moine. Cassien ne parle pas d'apatheia mais de « pureté du coeur et tranquillité de l'âme. » (Coll. 1) Il identifie cette pureté du coeur avec la charité : « puritas cordis quod es caritas. » Cette charité de coeur, dit Dom Colombas61, est la fin à laquelle se subordonne tout l'ascétisme monastique. Mais à son

60 Dom B. OLIVERA in « lettre circulaire de 2007 aux moines et moniales de l'Ordre cistercien. » www.ocso.org

* Ordre cistercien de la stricte observance.

61 G.M COLOMBAS in « El concepto del monje y vida monástica hasta el fines del siglo V.» (Article in «Studia monástica» Vol 1.) 1959. Montserrat/Abadia. Barcelona.

tour, cette fin est elle-même subordonnée à la contemplation, véritable cîme de l'idéal monastique.

De fait, l'apatheia, la purification, la charité sont souvent unies à la contemplation. Cassien définit la vie monastique comme une inébranlable union spirituelle avec Dieu. (Coll.1)

V. L'acédie.

L'acédie est l'ennemi du moine qui la fuit comme la peste. A notre sens, sa définition la plus exacte est « l'absence d'espérance. » Le péché n'est pas l'acédie elle-même, mais le fait de ne rien vouloir entreprendre pour en sortir. Cet éloignement de Dieu par l'absence d'espérance, plonge le moine dans une sorte de torpeur constante. L'acédie guette l'ancien qui, las d'une vie parfois sans relief, finit par se décourager de prier, de veiller, de travailler et s'enferme dans une négligence qui le coupe de la relation avec Dieu. Abba Sérapion considère l'acédie comme le cinquième vice, il l'appelle « tristesse ». Il s'agit pour lui « d'un péché qui naît de mouvements intérieurs. » (Coll. 5)

En cas d'acédie, véritable fléau spirituel dans le monachisme, les Pères envisagent deux solutions : celle de persévérer dans le combat sans se préoccuper du mal qui les atteint et aussi de prendre conseil chez un autre moine plus expérimenté. Abba Abraham recommande au moine de fixer son attention vers Dieu seul.

« ... fixer toute son attention vers un but unique auquel il fera activement converger toutes les pensées qui se lèvent ou s'agitent dans son esprit, et c'est le souvenir de Dieu. » (Coll. 24)

Si ce conseil est issu de la conférence sur la mortification, ce n'est pas pour rien. Le Père du désert ne doit jamais relâcher son ascèse s'il ne veut sombrer dans l'acédie qui, au contraire de l'apatheia, excite le moine en éveillant en lui une série de désirs et de passions que les mortifications ont le don d'empêcher. Evagre parle de « lâcheté » quand il peint le portrait du Père en proie à ce démon62.

Selon sa définition,

« l'acédie est liée à l'état de vie anachorétique et s'oppose à la permanence dans la cellule et à la vie en solitude 63. »

Il s'agit bien de désintérêt et de découragement qui mettent en danger l'exercice de la vie spirituelle. Cassien nous donne, dans les Institutions64, la définition suivante de l'acédie :

62 EVAGRE le PONTIQUE in « Traité pratique ou Le moine. » (P.521) SC. 170. Cerf. 1989.

63 Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien. T.1 article: « acédie. » Cerf 1983.

64 J.CASSIEN in « Institutions cénobitiques. » SC 109. Cerf 1965.

« Voisin de la tristesse, cet adversaire éprouve surtout les solitaires, attaque plus souvent et plus durement ceux qui demeurent dans le désert. C'est surtout aux environs de la sixième heure qu'il les trouble, excitant à heures fixes, comme une fièvre qui revient périodiquement, leur âme malade par les ardeurs violentes qu'il y allume. Enfin, quelques uns parmi les anciens déclarent que c'est là le démon de midi dont parle le Psaume 90. »

L'acédie, précise Cassien, empêche même le moine de demeurer dans sa cellule et de s'appliquer à la lecture. C'est un mal qui ronge et qui fait que le moine se verrait bien mieux ailleurs. Cependant, ce mal rattrape le frère où qu'il se rende puisque c'est en lui qu'il se trouve et non à l'extérieur. Il s'attaque davantage aux anachorètes qu'aux cénobites, nous fait entendre Cassien, car ces derniers ont davantage d'échappatoires dans la vie communautaire apparemment moins austère, selon lui, que la vie en cellule. Le seul remède apparent à l'acédie est le travail, la prière et la fidélité à l'Evangile. Germain et Cassien décrivent à Abba Daniel un état qui ressemble à celui de l'acédie:

« Comment se fait-il que, retirés dans nos cellules, nous sentions parfois notre coeur se remplir de tant d'allégresse (...) mais il arrive aussi que nous soyons remplis d'une angoisse subite et sans cause, nous nous sentons accablés d'une tristesse à laquelle il ne se trouve point de motif (...)La cellule devient insupportable, la lecture est à dégoût, la prière s'égare, inconstante et capricieuse, comme des gens pris d'ivresse (...)plus nous faisons d'efforts pour le (notre esprit) rappeler à la contemplation de Dieu, plus il glisse et s'échappe en courses vagabondes... » (Coll.4)

Abba Daniel donnera deux réponses à la question : ou bien il s'agit d'une négligence générée par la paresse, qui fait que l'on donne le pas à la tiédeur, ou bien il s'agit d'une mise à l'épreuve de Dieu qui vérifie si l'empressement des débutants était bien le fruit de sa grâce divine ou simplement celui du zèle du jeune commençant.

B.Olivera65 brosse un portrait de l'acédie assez précis :

« Les principales manifestations de l'acédie sont :

- l'instabilité intérieure et le besoin de changement ;

- les soins excessifs apportés à sa propre santé ;

- l'aversion pour le travail manuel ;

- la négligence envers les pratiques monastiques ;

- le zèle indiscret pour quelques exercices ascétiques.

L'acédie activant tous les autres vices, elle ne peut donc pas être soignée par une vertu contraire. Une thérapie variée et multiforme s'impose :

- larmes de componction ;

- recours à la Parole de Dieu ;

- méditation sur la mort ;

- patience, résistance et persévérance.

65 Dom B. OLIVERA in « Lettre circulaire de 2007 aux moines et moniales » www.ocso.org

Il est facile de se rendre compte que tous ces remèdes ou armes nous entraînent vers la rencontre avec Dieu. En définitive, l'acédie est la fuite de Dieu et on ne la soigne que par la recherche concrète et patiente du visage de Dieu. »

Cassien provoque l'explication par une question à l'allure d'état d'esprit. Son enquête est poursuivie à fond, il veut absolument transmettre une école, un mode opératoire pour la vie monastique. Il veut exprimer que les Pères, pourtant si parfaits à ses yeux, sont passés par tous les stades de l'aridité spirituelle eux aussi. Le but est bien d'un jour transmettre à des novices que l'acédie existe mais qu'elle peut être combattue par la prière et la persévérance dans l'ascèse. Les discours sur l'acédie ont un but didactique et exhortatique, il s'agit pour Cassien de prévenir le disciple que tôt ou tard, il sera surpris par cet état, mais que celui-ci peut être passager, si le frère veut bien s'appliquer à suivre les conseils qui lui sont prodigués.

VI. Description de l'ancien et situation dans l'Eglise.

Le Père du désert apparaît comme un homme libre, fidèle à l'Ecriture et au Christ,

attaché à l'ascèse et pratiquant la charité sans mesure. Socrate de Constantinople décrit Macaire d'Alexandrie comme quelqu'un d'avenant.

« ...souriant à l'égard de ceux qu'il rencontrait et (qui) plaisantait avec les jeunes qu'il initiait à l'ascèse 66. »

Sur le plan physique, on dépeint certains Pères comme étant petits et glabres à cause de la rigueur ascétique. Cassien nous fait une belle description d'un vieillard de Panéphysis qu'il s'en va visiter avec Germain. (Coll. 21)

Pallade décrit Abba Paphnuce comme quelqu'un d'illettré, qui récitait les divines Ecritures de mémoire et qui ne possédait qu'une seule tunique. Sérapion, lui, était bon lettré, nous dit Pallade. S'agit-il des Pères qu'a visités Cassien ? On ne le sait, mais ceux-ci, lettrés ou non, ont généralement une connaissance aiguisée des Ecritures qu'ils citent de manière courante et selon les circonstances lorsqu'eux-mêmes, parfois, tombent à cours d'argument devant une question difficile. Etre « illettré » ne signifie pas nécessairement analphabète mais peut aussi vouloir dire que certains anciens n'étaient pas instruits dans la sagesse profane même s'ils possédaient une sagesse spirituelle 67. Toutes les réponses aux questions humaines se trouvent dans l'Ecriture et les anciens s'en inspirent pour prier, aider ou encore pour enseigner. Les Pères reçoivent des personnes venues de loin et les guérissent au nom de Dieu.

66 Socrate de CONSTANTINOPLE in « Histoire ecclésiastique. » (T. IV-VI.) SC.477. Cerf 2004.

67 Athanase d'ALAXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994.

Ainsi Macaire qui libère une « si grande quantité de démoniaques qu'il est impossible d'arrêter un chiffre68 », ou qui guérit une jeune fille paralysée depuis de nombreuses années en lui faisant des onctions vingt jours durant avec de l'huile sainte avant de la renvoyer chez elle69. Ces miracles, même s'ils n'ont aucune preuve historique, nous démontrent que les méthodes de guérison font toujours référence au Christ, les Pères ne s'attribuent aucun miracle, ils opèrent sans aucune prétention. Il s'agit bien du Christ qui accomplit l'oeuvre par leurs mains. Paul le Simple raconte qu'Abba Antoine, Père des moines souvent cité par les anciens, s'adresse au démon en l'interpellant fermement :

« Tu sors ou je vais le dire au Christ ! 70»

Cette parole veut dire que le Christ était présent dans chaque geste de la vie quotidienne et que les Pères se reportent à son exemple et à sa parole. Certains miracles ressemblent à ceux du Nouveau Testament, ainsi le moine Elie qui menait une vie très sainte, raconta que manquant de pain, il pria et en trouva trois en rentrant dans sa cellule. Même après en avoir donné aux hôtes qui étaient vingt, il en resta encore dont il fit usage pendant vingt-cinq jours. Ces anecdotes sont-elles historiques ou composées en vue de l'édification des jeunes moines ? Personne ne le sait, mais il est sans doute question ici d'une leçon de charité : n'est-ce pas parce que Elie voulait nourrir ses frères moines (comme le Christ ses disciples et la foule) que les pains se multiplièrent ? Le miracle n'est-il pas le fruit de l'intention ? Le moine se situe dans une dynamique de foi et c'est sans doute le message que cette anecdote veut faire passer. La foi entraîne le miracle. Pour les Pères, les pauvres le sont à cause de l'injustice des hommes, ainsi les oeuvres de charité et de miséricorde, dira Abba Moïse « (...) sont nécessaires en cette vie tant que règne l'inégalité des conditions. » (Coll. 1)

Les anciens aiment se citer entre eux. Les plus zélés servent de modèles à la formation des commençants. C'est Abba Antoine, la référence par excellence des Pères que ceux-ci citent le plus souvent, mais il y a d'autres exemples, comme Piamun qui fait référence à Paphnuce (Coll. 18.) Le moine, nous l'avons déjà dit, fait « profession » au désert dans tous les sens du terme. Abba Moïse explique ce qu'est cette profession du moine : une carrière et pas seulement un voeu. (Coll.1) Le Père du désert travaille à la pureté du coeur comme un laboureur moissonne son champ ou un soldat prend les armes. Sa fin n'est autre que le Royaume de Dieu. La spiritualité du désert semble forte et on verra quelquefois les anciens

68 PALLADE in «Histoire lausiaque» S0 n°75. Bellefontaine 1999

69 Ibid.

70 Ibid.

pratiquer l'ironie, comme Abba Piamun, (Coll.18) afin de susciter le questionnement chez leurs frères. La sentence monastique est toujours exprimée de manière équivoque, son intention est de susciter le questionnement chez le disciple.

Le statut des Pères du désert est vocation. Les anciens sont « présence » au désert et leur sagesse est principalement inspirée de l'expérience. Le moine vit au désert et il y reste physiquement, certes, mais le désert est dans l'Eglise et le moine en est le témoin à sa façon. On peut observer que pour des solitaires que l'on penserait rustres, leur sociabilité est grande et principalement tournée vers les plus faibles. Si la propre clôture de l'anachorète est celle du corps, la priorité de certains tend vers la charité et c'est en cela que l'on reconnaît l'ancien comme un disciple du Christ. Le moine part du principe que pour convertir le monde et alléger sa souffrance, il doit d'abord se convertir lui-même. La fin du moine est de vivre dans le Royaume de Dieu, son but est la « pureté du coeur » sans laquelle il serait impossible d'atteindre cette fin considérée comme la « céleste récompense ». La pureté du coeur est donc le terme unique de l'action du moine et de ses désirs. (Coll.1) « Le Père du désert a le don pneumatique de convertir les coeurs », dit Festugière71.

On observe incontestablement que plusieurs anciens parmi ceux qu'interroge Cassien sont imprégnés de culture grecque. Socrate est connu d'Abba Chérémon qui se livre à une comparaison édifiante entre le philosophe et le moine du désert.

Les philosophes grecs « se retiennent uniquement de consommer leurs passions, en se faisant violence ; mais le mauvais désir et la volupté du vice ne sont point bannis de leur coeur. » ( Coll. 13)

Abba Chérémon se servait de cet exemple, parfaitement intégré, pour instruire Cassien et Germain sur la différence entre chasteté (pureté du coeur) et continence (abstinence sexuelle.)

Dans le discours d'Abba Nestéros, il est question d'herméneutique où l'ancien se livre à un véritable cours sur la science spirituelle, détaillant avec beaucoup de verve les trois genres de celle-ci : la tropologie, l'allégorie et l'anagogie. (Coll.14) Cassien nous informe effectivement que ce moine est d'une « science consommée » et son second discours sur les charismes divins nous le confirmera. (Coll.15) Certains Pères ne manquent pas d'humour, ils gardent leur calme, ne perdent pas contrôle devant l'adversité, sachant à tout propos, trouver réponse à toute question posée, ce qui nous conforte dans l'idée qu'ils peuvent être empreints d'une culture raffinée.

71 A-J. FESTUGIERE in « Les moines d'Orient« in « Historia Monachorum in Aegyto ». Cerf 1964.

VII. Le disciple en recherche : qui est-il ?

Nous pouvons, contrairement au paragraphe sur l'ancien, brosser un portrait plus ou moins général du disciple car, à première vue, chaque jeune animé par l'esprit du désert, semble demandeur des mêmes préceptes. On observe dans les différentes sources qu'à la différence des anciens, les disciples sont généralement des personnages anonymes. Cette présentation restera donc générale, contrairement au chapitre suivant consacré à la relation entre le maître et le disciple dont nous relèverons les traits principaux dans les Conférences de Cassien.

Le disciple du désert est généralement jeune. Pallade nous en fait prendre conscience lorsque Paul, un cultivateur de soixante ans, demande à devenir moine et qu'Abba Antoine lui conseille de partir parce qu'il est trop âgé pour le devenir. Selon Antoine, il est trop âgé pour subir les tribulations du désert72. Ce récit est sans doute destiné à indiquer que la vie du désert doit être embrassée tôt. L'acclimatement est délicat et ne semble pas convenir à tous les tempéraments ni à toutes les santés. Dans la bouche d'Antoine, cette anecdote a valeur d'autorité puisqu'il représente la référence type de la vie monastique.

Le disciple est habité par un désir intense de chercher Dieu. Ce désir doit être tel, dit Pallade, qu'il doit exclure tous les autres73. Ce jeune ne veut pas du monde et le souci de sauver son âme le submerge plus que tout. Son enthousiasme est authentique, il est fougueux et curieux, zélé et assoiffé d'apprentissage, impatient de débuter et de vivre en anachorète comme les anciens qu'il s'en va consulter. Le disciple a hâte de vivre à l'école du désert et de la découvrir dans ses moindres détails, il ne semble éprouver aucune crainte au début car son zèle est si fort qu'il se persuade qu'il est a été conçu pour cela. Le disciple, comme tout jeune qui ressent l'appel du Christ à se lancer à sa suite, se situe dans une dynamique de conversion, il ne part pas au désert pour fuir le monde ni pour vivre en marge d'une société qui lui fait peur, mais pour y faire une rencontre, « La » rencontre. Au début, pas d'acédie, mais pas d'apatheia non plus : le disciple se met à l'écoute, heureux d'apprendre, exposant avec confiance sa vulnérabilité aux conseils des anciens.

Cassien nous dit qu'il est « avide de s'établir par les leçons d'un ancien sur un fond solide. » (Coll. 1) Le disciple a parfois des surprises car ce qu'il attend du désert ne correspond pas toujours à ce qu'il cherche, il est alors déçu, découragé. On va à la vie monastique par des chemins difficiles et ce que l'on enseigne aux jeunes ne répond pas toujours à leurs attentes. Parfois, le disciple trop empressé, en arrive à s'estimer supérieur

72 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 n° 75 Bellefontaine 1999.

73 Ibid.

aux anciens au point d'offenser ses maîtres en leur préférant directement l'enseignement du Christ74. Il arrive donc que certains d'entre eux quittent le désert et mènent alors un style de vie opposé à celui prescrit par les Pères. D'autres encore s'éloignent des anciens en prétendant que leurs enseignements n'ont plus de valeur à leurs yeux et s'enfoncent assez vite dans des excès divers, généralement dénigrés par les moines. Le disciple qui accepte de se soumettre docilement à son maître le fait de bon coeur et parce qu'il le souhaite profondément. Au désert, l'ancien a toute la confiance du jeune qui se réfère à ses dires, quémandant ses conseils quand besoin s'en fait sentir et acceptant sans protester que toute discipline demande un maître. Le disciple sait qu'à l'instar de Samuel, Dieu s'adresse aux jeunes et qu'Il les éprouve en les soumettant à la direction d'un ancien (Coll. 2.)

Abba Daniel exprime très bien l'angoisse qui guette un jeune moine au point que « la cellule devient insupportable. » ( Coll. 4) Le disciple y fait l'expérience de la tentation qui l'éloigne parfois du but qu'il s'est fixé. Au désert, le disciple est comparé à un petit enfant, comme l'explique Abba Isaac de manière fort suggestive.

« ...nourri comme d'un lait fortifiant, l'esprit (du jeune) grandit et s'élève peu à peu et par degrés, des choses les plus humbles jusqu'aux plus élevées (...) » ( Coll. 10 )

Le disciple atteint la pureté lorsqu'il ne l'attend plus de ses propres efforts, (Coll. 9 ) et c'est de cette façon que l'on mesure l'état de sa croissance spirituelle, mais il n'y a pas de laps de temps bien défini pour acquérir une vertu au désert. Le disciple prend le temps qui lui convient, il reste en mouvement, en chemin, vigilant dans sa dynamique de rencontres. Il est conscient qu'il a toute la vie pour arriver à Dieu.

Le jeune moine a des amis et ils sont parfois plusieurs à quérir les enseignements d'un même Père. Cassien et Germain ne se quittent pas dans leur quête d'instruction, posant tour à tour des questions aux anciens qu'ils rencontrent. On découvre Germain interroger les Pères davantage que son ami Cassien qui se contente d'écouter et de garder en mémoire les sentences des anciens. Les disciples ne sont pas issus du même moule, les enseignements sont personnalisés selon leur tempérament et l'intensité de leur quête, comme nous le verrons par la suite.

Parfois, le jeune se contente de regarder plutôt que de parler. Ce « silence si éloquent » du désert est pour lui, un instrument utile à son éducation monastique. Le jeune moine reste un être humain avec sa sensibilité et Cassien nous partage dans la conférence d'Abba Abraham, que leurs coeurs tiraient après leur famille qu'ils sont pressés de retrouver, ce qui

74 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 n° 75. Bellefontaine 1999.

fait soupirer l'ancien qui les juge alors « lâches de coeur » et il le leur reproche sans ménagement.

« C'est de corps seulement que vous avez entrepris ce lointain voyage et vous êtes séparés de vos parents, au lieu que vous deviez le faire en esprit ! » (Coll. 24)

En effet, la proximité de la famille, qu'elle soit de corps ou d'esprit, semble être contre-indiquée pour le jeune disciple car il ne pourrait s'en détacher totalement pour s'adonner de manière absolue à la rencontre de Dieu. Ainsi le démontre bien cet apophtegme :

« Un frère quitte le monde, distribue ses biens aux pauvres, mais garde pour lui quelque chose. Il va trouver Antoine. Celui-ci dit : « Si tu veux devenir solitaire, va dans tel bourg, achète-toi de la viande et place cette viande autour de ton corps nu puis viens ici. » Le frère fit ainsi, mais au sortir du bourg, les oiseaux et les chiens se précipitèrent sur la viande ; les chiens y mordirent à belles dents, entamant le corps du frère presque autant que la viande. Le frère se présenta donc à Antoine dans un état lamentable et le corps déchiré. Antoine lui dit : « Ainsi en est-il de ceux qui disent avoir abandonné le monde et y gardent pourtant des possessions. C'est de la même manière qu'ils seront blessés par les combats des démons 76. »

L'histoire pourrait paraître cruelle si elle était véridique ! Elle a cependant valeur symbolique et délivre un enseignement qui est de base au désert : celui de tout quitter pour suivre le Christ. A ce sujet, les anciens se montrent généralement sans mesure. Ils savent, par expérience, qu'aucun moine n'est capable de se stabiliser dans la vie monastique s'il ne s'est avant cela, dépouillé de ses biens et détaché de ses habitudes.

VIII. Approche de l'ancien.

L'Histoire lausiaque raconte que Cronios, jeune prêtre de Nitrie, ayant fui le

monastère où il résidait, s'en va vers la montagne d'Abba Antoine pour le rencontrer mais qu'il doit attendre cinq jours avant de pouvoir s'entretenir avec l'ancien77 ! Cassien et Germain doivent verser des larmes pour être reçus par Abba Moïse dont ils connaissaient l'inflexibilité et l'hésitation à ouvrir les portes (Coll. 1.)

Cassien écrit que Paphnuce garde le silence avant d'adresser la parole aux deux jeunes venus de très loin pour le rencontrer (Coll. 3. ) L'entretien peut parfois durer une nuit entière et sa clôture revient souvent à l'initiative de l'ancien. (Coll. 7)

Paradoxalement, les discours des Pères interrogés sont souvent très longs. On observe que Cassien et Germain accusent fréquemment de la fatigue, voire un découragement à la fin

76 Paterica arméniens : 6,1 II, 122. ( in D.Louis Leloir : « Désert et communion. » S0 n°26. Bellefontaine.1978.)

77 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 n° 75. Bellefontaine 1999.

des entretiens. Certains discours étonnent sans rassasier (Coll. 9) mais il faut dire parfois que les disciples semblent insatiables d'enseignement. Les jeunes moines abordent les anciens avec d'infinies précautions, leur respect est immense. Chez Cassien, les Pères sont des icônes vivantes pour Germain et lui, néophytes assoiffés d'enseignements qui veulent à tout prix les imiter et transmettre à d'autres et ailleurs, leurs sentences et conférences. Il apparaît souvent que le jeune lui-même relance l'ancien dans l'entretien, par d'autres questions non élucidées, ce que réprouve Abba Théonas lorsqu'il emploie la métaphore suggestive du bateau à peine entré au port du silence qui doit déjà reprendre les voiles pour un nouvel entretien. Cette approche du jeune disciple démontre son empressement d'en connaître plus, et de percer ce mystère de la vie érémitique qui ne s'élucide pourtant qu'avec le temps.

A notre sens, l'approche de l'ancien est symbolique : s'il est porteur de la parole qui peut éclairer le jeune, ce dernier ne peut l'atteindre que s'il s'est en partie dépouillé des premières couches d'orgueil amenées du monde. L'ancien ne veut se laisser trouver que par celui qui cherche vraiment, qui s'est déjà donné du mal en vue d'un premier entretien et dont la quête de Dieu est l'unique finalité de la recherche. D'après les sources étudiées, il apparaît que c'est le disciple qui cherche le maître, jamais l'inverse. Dieu appelle, mais le jeune doit partir en quête de son guide, cela fait partie du début de la démarche spirituelle du novice.

Pallade lui-même « ...partit vers le grand désert, à une demi-journée de marche, dans cet établissement dépendant de Nitrie qu'on appelle les Cellules(...) Macaire l'Alexandrin était reconnu par tous comme une autorité spirituelle à laquelle il convenait de faire appel en cas de besoin(...) C'est donc ce grand vieillard qui accueillit Pallade et le guida dans le combat proprement spirituel 78. »

Même s'il n'est pas prouvé que Pallade ait marché si longtemps, l'idée générale est celle du chemin, de « la marche vers » ce à quoi on semble appelé. La motivation réside dans la preuve du dépassement de soi-même. Pour atteindre ce qu'il cherche, le débutant doit se donner du mal. Pallade l'explique en exprimant qu'il a marché et sans doute prié et préparé son entretien, avant d'écouter les premiers préceptes de son maître et de se mettre à son école. Cette première étape de la recherche du maître est importante, ce qui nous est expliqué est qu'elle est un chemin important dans le contexte de la quête de l'ancien.

78 PALLADE in « Histoire lausiaque. » S0 n° 75. Bellefontaine. 1999.

IX. Les attentes du disciple.

Le disciple assume son rôle et les préceptes qui lui sont adressés. Dès qu'il décide de se soumettre à l'obéissance d'un ancien, le jeune doit, lui aussi, se soustraire aux plaisirs du monde et déjouer les ruses du démon qui seront nombreuses dans sa vie de jeune moine. Le disciple veut devenir « ami du Christ » et il se met à sa suite. Pour cela, il peut compter sur un intermédiaire de taille qui est l'ancien. Sans lui, le jeune a fort peu de chance de mener à terme sa recherche au désert. Pour que l'esprit du monde n'ait plus d'emprise sur lui, il lui faut lutter sans relâche, mais cette lutte doit être assistée jusqu'à ce que les réflexes anachorétiques lui deviennent acquis et familiers. L'ancien est là pour lui donner l'exemple de sa manière de vivre, mais également pour enseigner ses propres expériences qui ne sont d'ailleurs pas toujours heureuses. Le jeune attend du maître une guidance humaine et spirituelle, et au désert, il réapprendra ce qu'il croyait acquis : se nourrir, prier, veiller et travailler. Il devra le faire comme un moine et non plus comme un homme du monde. Son écoute doit être attentive, son obéissance parfaite, de manière à ne pas tomber sous l'emprise du malin. Sa confiance au maître est inébranlable, il fait littéralement « communion » avec lui, il marche vers Dieu en sa compagnie dans une proximité et une distance à la fois, nécessaires à sa maturation.

Vincent Desprez nous informe, d'après un texte de Rufin79, que c'est à Nitrie que l'on formait les jeunes moines, avant de les envoyer dans les autres centres monastiques. Nitrie et Scété semblent avoir été strictement orthodoxes face à l'arianisme, dit V.Desprez et sans doute est-ce pour cette raison que les jeunes y étaient formés avant de rejoindre leurs maîtres dans les autres centres (Panépho, Diolcos, Kellia). Le disciple a le désir de se mettre à l'école du maître dans la simplicité et par là, unir sa volonté à la volonté divine. S'il se scandalise d'une parole de son maître, Pallade dit que c'est son propre jugement qu'il mettra d'abord en doute avant d'interroger. Le disciple espère un bénéfice de cette vulnérabilité à laquelle il s'oblige. Le disciple attend du maître une totale prise en charge spirituelle, il recommence à zéro comme l'enfant qui vient de naître, ce qui demande énormément d'humilité. L'obéissance doit être immédiate.

En milieu érémitique, il n'y a pas de règle et c'est l'exemple de l'ancien qui fera autorité. En effet, au désert, il apparaît que l'Ecriture ne soit pas seule référente. L'avis des hommes et a fortiori du maître, pour le disciple, est indispensable.

Ce texte nous l'explique :

79 V. DESPREZ in « Le monachisme primitif » S0 n°72. Bellefontaine 1998.

Abba Daniel était arrivé très jeune à Scété et les barbares qui avaient envahi le désert le firent captifs. Après s'être enfui plusieurs fois, Daniel fut refait prisonnier, et un soir, il assena un coup de pierre sur la tête de son gardien. Il décampa, mais fut pris de remords pour cet homicide et consterné, vint s'accuser aux pieds de l'archevêque d'Alexandrie qui l'accueillit avec bonté et lui assura que ce n'était pas un homme qu'il avait tué mais une bête féroce. Daniel, non tranquillisé par cette réponse, s'en fut trouver l'évêque de Rome puis les patriarches de Constantinople, de Jérusalem et d'Antioche. Or, de tous, il reçut la même réponse que celle de l'évêque d'Alexandrie. Mais sa conscience le tourmentait et il revint à Alexandrie où il se présenta au Palais du Juge, au bourreau. Puisqu'il le désirait, le bourreau le mit en prison pour trente jours et avertit le prince. Celui-ci le fit venir, écouta ses aventures puis, plein d'admiration pour Daniel, le renvoya en lui demandant de prier pour lui. Daniel était de plus en plus insatisfait car il craignait que Dieu ne lui demandât des comptes, non seulement de son assassinat mais plus encore de l'indulgence qui lui avait été faite pour son crime. Pour expier, il décida de se mettre au service d'un paralytique couvert d'ulcères qui dégageait une odeur pestilentielle. Il entoura cet acte d'une grande discrétion et c'est accidentellement qu'un de ses disciples l'aperçut un jour nourrir l'infirme et l'aider à marcher

80.

Ce récit a une forte portée symbolique. Le disciple, nous fait comprendre Dom Louis Leloir, a deux références : le jugement des hommes et celui de l'Ecriture. Il consulte d'abord le maître, cela par humilité et défiance de son propre sens, mais comme il lui arrive que les avis des anciens ne coïncident pas avec celui de l'Evangile, il préfère alors la doctrine biblique. Cette narration, nous éclaire sur le fait que la conscience peut travailler cruellement le moine. Les avis des hommes qu'il a pris en premier, ne le satisfont pas. Il y a une morale divine existante à laquelle il ne peut se soustraire au point que Daniel se châtie lui-même en pratiquant la charité auprès d'un malade, à la seule vue de Dieu. Les hommes ont jeté à rien son acte criminel, mais lui, face à Dieu, est tenaillé par la conscience. Cette anecdote nous aide à comprendre que l'avis de l'homme reste « humain » et qu'il est important pour le moine de se remettre, à chaque acte posé, face à Dieu afin d'écouter ce qu'Il a à lui dire. Le maître est important, certes, mais c'est dans l'intériorité, face à Dieu, que le moine trouvera les réponses aux questions qu'il se pose.

Le disciple consulte généralement le maître en premier lieu et celui-ci peut le guider ensuite vers une lecture de la Bible pour appuyer son enseignement. Cassien nous informe que c'est la doctrine des anciens qu'il vient chercher au désert, son intention est de se pénétrer de leur enseignement et non de quérir des éloges qui ne pourraient que lui nuire. Le disciple reçoit par moment de véritables leçons de catéchèse, voire même de théologie assez poussées. Abba Daniel présente un exposé clair et développé sur la chair et l'esprit et éclaire de ses exemples la pensée de l'Apôtre, ce qui la rend plus compréhensible pour les disciples. Il encourage ensuite les réactions de ses jeunes auditeurs qu'il complimente sur leur

80 Dom L. LELOIR in : « Désert et communion. »S0. N°26. Bellefontaine.1978.

connaissance des principaux chefs de la question posée. (Coll. 4) Germain explique à Abba Joseph que sa recherche consiste à observer et écouter afin de pouvoir par la suite, même dans une mesure modeste, imiter ce qu'il aurait appris à l'école du désert. Mais il ajoute que ça lui paraît impossible d'obtenir ce qui lui serait si salutaire. Il l'avait pourtant promis au supérieur de son monastère. Abba Joseph lui répond sagement que le moine ne devrait jamais prendre d'engagement absolu car, ou il sera obligé de tenir sa promesse, ou s'il s'en détourne, il faudra qu'il foule aux pieds ses obligations. (Coll. 17) Le découragement ne manque donc pas chez les disciples... et la sagesse du maître est belle !

Cassien dit à Abba Isaac qu'autant son enseignement l'enflamme « du désir d'une béatitude parfaite », autant son découragement est profond tellement son ignorance est grande. Le disciple peut être relancé par l'ancien au milieu d'un discours lorsque son attention se

disperse. Abba Sérapion leur dira : « Revenons à l'exposé que nous avions commencé (...) iiest une difficulté sur laquelle vous ne m'avez pas interrogé. » ( Coll. 5)

Il apparaît souvent que lorsque le disciple demande une parole à son père spirituel, ce dernier arrive à l'instruire et à satisfaire sa demande par des réponses éclairantes et appropriées. Le jeune moine est en questionnement perpétuel et ses interrogations sont nombreuses. Il vient quérir auprès de l'ancien une explication détaillée de ce qu'il n'a pas compris seul et le rôle du maître est de débroussailler les choses cachées avec lesquelles vivent constamment les jeunes moines mais qu'ils sont encore incapables d'expliquer par euxmêmes. L'explication est délivrance à tel point, dira Cassien, qu'après que Abba Sérapion eut fait la lumière sur les huit principaux vices, il lui semblait avoir l'objet de cet éclaircissement présent devant les yeux. (Coll. 5) Quoi qu'il en soit, rappelle N. Molinier81, le disciple devra toujours garder en tête que s'il se retire au désert, ce n'est pas pour y jouir d'une béate quiétude, mais pour y mener la vie angélique et nous ajouterons qu'en obéissant à son maître, c'est à Dieu qu'il obéit. Son adhésion à la parole du maître n'est donc pas servile mais utile puisqu'elle le mènera à une connaissance plus profonde des mystères divins pour pouvoir, à son tour, les rayonner autour de lui. Le disciple se met dans des dispositions d'esprit qui font de lui un être engagé et soumis par amour.

81 N. MOLINIER in « Ascèse, ministère et contemplation » S0 n°64 Bellefontaine. 1995.

Chapitre 3 : La relation maître disciple.

I. Objectif du chapitre.

Dans les sources consultées, il est n'apparemment fait mention que d'un seul cas où le

terme « maître » est employé pour désigner l'ancien.

« Sur le point de quitter le désert, poussé par ma passion, je n'en parlais pas à mes voisins ni à mon maître Evagre ... 82 »

C'est Pallade qui use de cette appellation envers Evagre. S'il nous a toutefois semblé bon d'utiliser ce vocable, c'est pour relater à la fois la distance qui sépare l'ancien du disciple sur le plan du savoir et de l'expérience et, d'autre part, pour illustrer le respect et la révérence employés par le disciple envers son ancien. Ceux-ci sont immenses. Le maître, même s'il se fait appeler « abba » (père), est celui qui enseigne, tel un maître d'école. S'il est « abba », c'est parce qu'il a engendré une postérité spirituelle, dit I.Gobry83. Il a le pouvoir de la connaissance qu'il transmet. Dans le cas du désert, il nous apparaissait que cette dénomination de « maître » pouvait ajouter à la compréhension relative au rapport respectueux du disciple vis-à-vis de l'ancien et pouvait également souligner le caractère de fonction et de mission de l'ancien vis-à-vis du novice.

Comme tout disciple du désert, Cassien et son ami Germain partent à la recherche des Pères. La quête de l'ancien est dynamique chez le disciple. Le maître peut simplement être un moine confirmé, un « ancien » sur le plan de l'avancée spirituelle et pas nécessairement de l'âge. On dit de Macaire d'Egypte qu'il était appelé « 7razäzapzoyepwv » (= enfant-vieillard) après seulement dix ans de vie au désert84. Ce maître est perçu comme un symbole de perfection par le futur moine et il se laisse chercher. La quête de l'ancien semble première dans la démarche spirituelle du novice. A plusieurs reprises, l'exemple de Samuel est cité, comme dans la seconde conférence d'Abba Moïse qui explique que Dieu qui a fait l'élection du jeune Samuel ne l'instruit pas par Lui-même mais le confie à un vieillard, un ancien, afin d'éprouver l'humilité de celui qu'Il appelle. ( Coll. 2)

La soumission à l'ancien est une pratique recommandable au désert : qui ne peut obéir à l'ancien, ne le peut pas non plus à Dieu. Le jeune doit parfois patienter plusieurs jours avant que l'entretien ne lui soit accordé. (Coll. 1) Les discours du maître durent parfois toute la nuit

82 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 n°75 Bellefontaine 1999.

83 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint Basile. » Fayard 1985.

84 N.MOLINIER in « Ascèse, contemplation et ministère » S0 n°64. Bellefontaine 1995.

jusqu'au matin, nous informe Cassien : « Le jour commençait à poindre lorsque nous partîmes vers nos cellules. » (Coll. 9) Nous savons que, pour le moine, la nuit est l'instant de la plus grande proximité avec Dieu. Abba Moïse raconte qu'Abba Antoine avait reçu des moines qui venaient s'enquérir de perfection et que sa conférence avait duré « de vêpres jusqu'au lever du jour ». (Coll. 2) Abbé Serenus dit à ses visiteurs que « voilà déjà deux nuits » que leur entretien se prolonge et que c'est l'aurore qui y met fin. (Coll. 8) La quête de Cassien est celle des règles de la vie spirituelle, il le précise. Le Père du désert les connaît puisqu'il les a mises en pratique. Elles peuvent varier d'un ancien à l'autre mais le jeune retrouve chez chacun, les grandes lignes principales, les objets de sa quête. Ce père modèle établit des règles mais n'est pas législateur, tel que le prescrivait Abba Poemen : « Sois pour eux (les jeunes) un exemple et non un législateur ! 85 » Les Pères établissent les règles pour eux-mêmes mais laissent le jeune moine libre d'y adhérer ou non. Cependant, on verra certains anciens proposer la soumission dès le moment où le jeune, devenu disciple, fait le choix d'adhérer à son école. (Coll. 11)

Dans ce chapitre, nous aborderons les différents aspects de la relation entre le disciple et son maître : leur proximité, la pédagogie employée par le maître ainsi que ses exigences, l'originalité de la transmission, la notion d'obéissance mutuelle, l'expérience de laquelle s'inspire l'ancien pour former le jeune moine, nous découvrirons ensuite s'il existe une théologie du désert, ses renoncements et si l'Ecriture Sainte justifie cette relation maître disciple.

II. Proximité du maître et du disciple.

Même si dans les Apophtegmes, Dom L. Regnault indique une variété de situations où

les jeunes moines viennent frapper à la porte de divers anciens qu'ils connaissent seulement de réputation, afin de recevoir une parole de façon isolée, sans suivi particulier, c'est la relation individuelle dont parle Cassien qui fait l'objet de notre étude. Dom L. Leloir dit que selon les Paterica arméniens, les anciens appelaient leurs disciples « mon petit enfant », ce qui dépeint une ambiance détendue et affectueuse entre vieillards et disciples. « La direction des âmes réclame un don de soi qui, pour être effectif, doit être sainement affectif 86. »

Si l'ancien se fait appeler « abba », c'est que la relation est proche, voire filiale, mais il apparaît qu'elle n'est pas fusionnelle. Le maître ne forme que celui qui accepte d'appliquer les

85 Dom L.REGNAULT in « Sentences des Pères du désert. » Collection alphabétique. Solesmes 1981.

86 D.Louis LELOIR in « Désert et communion » S0 N° 26 Bellefontaine 1978.

conseils. Cassien explique que l'entretien fut demandé dans les larmes à Abba Moïse, car ils connaissent l'inflexibilité du vieillard. Celui-ci n'ouvre sa porte qu'à ceux qui cherchent avec le coeur contrit et c'est seulement fatigué des prières de Cassien et Germain qu'Abba Moïse prend enfin la parole pour leur exposer ce qu'ils attendent de lui. On le voit donc, la proximité n'est créée que si le disciple est insistant et motivé dans sa quête de Dieu.

Père spirituel, accompagnateur, confesseur, éducateur, consolateur, le Père du désert est un peu tout cela à la fois. La relation maître disciple relève d'un partage.

« La paternité spirituelle ne consiste pas en l'exemplarité morale d'une vie édifiante, mais bien en la capacité de faire partager une expérience spirituelle vivante, transformante 87. »

Pour atteindre le but fixé, le jeune doit se mettre à l'école de l'ancien afin d'éviter les pièges du démon.

« ...cette forte formation n'aura pas seulement l'avantage de (nous) mener à la parfaite discrétion, elle (nous) mettra encore à l'abri de toutes les embûches de l'ennemi. » (Coll. 2)

Si le jeune se fie en son jugement personnel, il sera la proie de la tentation. Les Pères insistent fortement sur ce point. Recevoir les leçons de l'ancien et les mettre en pratique est donc indispensable pour qui veut tenir au désert. Le maître autorise diverses manières d'agir quant aux fréquences des visites du jeune moine.

« A un frère qui demandait : Qu'est-il préférable, père ? Aller trouver l'ancien ou rester en cellule ? Un vieillard répondit : Aller trouver les anciens était une règle des premiers Pères mais ils ont décidé que rester en cellule était également une bonne chose 88. »

Il n'y avait donc pas de règle absolue, nous dit D. Louis Leloir, la décision jugée la plus opportune était celle que suggéraient les circonstances de personnes et d'événements 89. Il apparaît donc que la paternité spirituelle tenait compte de l'enseignement des anciens mais également du tempérament du disciple.

On retrouve pareils textes chez Cassien (Coll. 6 et 24) qui enseignent que la cellule permet de lutter contre l'acédie et les tentations en tous genres. Cassien semble cependant moins souple que les Paterica concernant la cellule puisqu'il ne tient apparemment pas compte des différents tempéraments des disciples ni des événéments.

87 N. MOLINIER in « Ascèse, contemplation et ministère. » SO. N° 64.Bellefontaine. 1995.

88 Paterica arméniens :10, 70R :III,109. ( in D.Louis Leloir : « Désert et communion. » S0 n°26. Bellefontaine.1978.)

89 D. L.LELOIR : « Désert et communion. » S0.N°26. Bellefontaine.1978.

Les Conférences se montrent fermes quant à l'observance de la cellule, assurant qu'à chaque fois qu'elle sera réintégrée, le novice la trouvera nouvelle. C'est en elle seule, selon

Cassien, que le jeune moine y trouvera stabilité et pourra y fixer son esprit en Dieu, d'oül'importance d'y passer du temps.

III. Ce que demande le maître.

A. Exigences propres au désert.

Le rapport maître disciple a fortement changé entre l'époque d'Abba Antoine et celle de Cassien puisque d'une part, au temps d'Abba Antoine, les seuls exemples reçus et suivis sont ceux des saints de l'Ecriture car celle-ci suffit à enseigner (et les enseignements d'Antoine ne font donc que confirmer la doctrine scripturaire) et que d'autre part, l'accueil fait au disciple était bien différente. Pallade nous raconte qu'un vieillard nommé Paul (surnommé plus tard Paul le Simple) va trouver Abba Antoine pour devenir moine.

Antoine refuse de lui ouvrir et le laisse quatre jours devant sa porte, à jeun. Au bout de ce temps, c'est l'ancien qui cède et il apprend à tresser des feuilles au postulant. Mécontent de son travail, il défait les tresses et le fait recommencer à plusieurs reprises. Paul ne murmure même pas, alors qu'il est cependant toujours à jeun ! Antoine est alors touché de componction et cède mais l'épreuve de Paul est loin d'être terminée. Antoine lui propose de manger et le disciple accepte en répondant : « Comme il te plaira, Abba. » Avant de rompre le morceau de pain, Antoine récite douze fois le même psaume et dit douze fois la même prière mais Paul s'unit avec ardeur à cette prière. Les deux hommes mangent enfin mais Paul ne prend que la même quantité qu'Abba Antoine. Vient enfin la prière de la nuit. Comme Antoine voyait que Paul pouvait le suivre avec ardeur, il lui dit : « Si tu peux faire cela chaque jour, reste avec moi » et il lui dit le jour suivant « Voici que tu es devenu moine 90i

Pallade cite cette anecdote de manière à faire comprendre que l'accueil fait au novice peut se montrer glacial. La mise à l'épreuve est une étape indispensable à la vérification des motivations du jeune (ou moins jeune) moine. Celui qui dépasse cette épreuve et montre de la bonne volonté est retenu par l'ancien. Ne semble donc devenir pleinement « moine » que celui qui accepte avec patience les exigences du maître et qui peut dépasser le caractère parfois humiliant de ce temps de probation.

A l'époque de Cassien, l'accueil du jeune moine a, semble-t-il, quelque peu évolué. Lorsque l'ancien a accepté de guider un jeune moine, il se montre apparemment plein de

90 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 n° 75 Bellefontaine. 1999

prévenance contrairement au laconique Antoine qui ne prononçait que les quelques mots nécessaires à l'accueil et mettait son futur disciple à l'épreuve dès le premier jour. On voit Sérénus préparer de la sauce pour le repas offert à ses jeunes visiteurs et proposer des olives, des prunes et des pois chiches torréfiés, ce que les moines appellent « des friandises ». (Coll. 8) Abba Chérémon leur explique, comme à des enfants, qu'il faut restaurer le corps qui nous a été donné par Dieu, de peur qu'il ne défaille en chemin. (Coll. 11) Abba Piamun qui les accueille avec joie, leur donne de la nourriture à la mesure qui leur convenait. (Coll. 18)

Nous sommes donc loin de l'accueil réfrigérant d'Abba Antoine envers Paul le Simple91 !

Abba Nesteros s'adresse à Cassien à qui la jeunesse,dit-il, doit rendre plus difficile l'observation de ses avis en lui demandant un grand silence, premier pas à faire dans la voie de la pratique.

« Pour bien écouter les enseignements des anciens, il faut savoir les écouter de tout coeur, en silence, les retenir avec soin dans son âme et se hâter beaucoup plus de les pratiquer que de les enseigner aux autres, car en enseignant ces vérités, on s'expose à la vaine gloire, mais en les pratiquant, on en multiplie les fruits et l'intelligence. » (Coll. 14)

Pour Cassien, il faut n'interroger les anciens que pour leur demander ce qu'il est nuisible d'ignorer ou nécessaire de savoir et non pas les questionner sur ce que l'on sait déjà. (Coll. 14)

On notera que, souvent, la détermination du disciple touche le coeur de l'ancien. Au désert, le rapport au maître est respectueux, déférent et il n'y a aucune légèreté entre le jeune et l'ancien même si l'affection est bien présente. La distance est gardée. Abba Moïse recommande l'humilité vraie au disciple, il doit laisser au maître le jugement de ses actions et même de ses pensées. (Coll.1) Le jeune ne doit tenir pour bon que ce qui vient de la bouche de l'ancien, lui dévoilant la moindre de ses intentions, bonne ou mauvaise, le premier germe de tout projet. Rien n'est caché à l'ancien, comme rien ne doit l'être à Dieu.

L'exemple des anciens est donc une règle de vie chez Cassien. Le combat spirituel est dur et de tout instant, explique Abba Moïse (Coll. 2), il faut donc suivre la trace des Pères et leur déférer les pensées les plus secrètes, même celles qui font honte. Si le respect du jeune moine envers le maître transparaît de façon évidente dans les Conférences, il en va de même pour le maître envers le jeune. Certains ne ratent pas une occasion de s'humilier devant leur disciple en disant : « Désormais, tu es le maître et moi le disciple 92. »

91 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 n° 75 Bellefontaine. 1999.

92 Dom L.REGNAULT in « Abba, dis-moi une parole ! » Apopht. 353. Solesmes. 1984.

Cassien écrit que Paphnuce, après avoir gardé le silence, sembla vanter les propos de ses jeunes visiteurs, en louant leur démarche de vouloir imiter la vie anachorétique. (Coll. 3)

Le degré de perfection ne se juge pas en fonction du but à atteindre, mais en fonction du point de départ, nous rappelle Y.Raguin93. Le Christ n'a jamais demandé à ses disciples d'être parfaits mais seulement de le suivre et d'observer ( Mc 1,17 ; Jn 1, 39 ; Jn 1, 43). L'important semble donc « d'évoluer vers la sainteté » et non de « devenir saint ». Là se situe la véritable exigence au désert. La vie des disciples du Christ eux-mêmes fut une marche constante vers la perfection, a fortiori les jeunes novices ont-ils le temps devant eux pour devenir pleinement moines. Oui, l'apprentissage du désert est une longue marche dynamique. L'important est de progresser et non pas d'arriver trop vite à la perfection.

On a dit que les Pères se montraient intraitables quant au fait de garder la cellule en toutes circonstances. Celle-ci doit être le refuge du moine et son endroit de ressourcement. Les anciens envoient les jeunes moines pour y prier ou chercher un sens à leur présence au désert. Il est indispensable qu'ils y passent beaucoup de temps pour éprouver leur foi, leur obéissance et également leur amour de la solitude.

« Les anciens conseillent : restez dans vos cellules, mangez, buvez, dormez tant qu'iivous plaira, pourvu que vous y demeuriez constants ! » (Coll. 5)

Le disciple doit accepter de s'ennuyer un peu au début, dans sa cellule car il y a encore trop de contradictions en lui pour qu'il se sente à l'aise en cette Présence qui le dépasse. Cassien nous démontre que la patience et la fidélité dans le silence sont nécessaires. Seuls cette fidélité et ce silence permettront au jeune moine d'apprivoiser cette cellule qui deviendra son univers de prière, de travail et de paix et si le disciple est patient, il réalisera un jour, à son tour et avec émerveillement, qu'il n'est jamais moins seul que lorsqu'il est seul94.

L'ancien exige mais ne soumet pas le disciple à ses vues personnelles. Il sait que les voies qui mènent à Dieu sont multiples : il y a obéissance du jeune, certes, mais respect de son autonomie spirituelle et de l'appel individuel de l'Esprit. Dieu appelle pour un tel chemin et pas pour un autre et le rôle de l'ancien est d'aider le jeune moine à découvrir quelle sorte de chemin l'Esprit l'invite à parcourir.

93 Y.RAGUIN in « Maître et disciple » DDB/Bellarmin. 1985.

94 Un moine in « L'ermitage » Martingay/Genève 1969.

La discrétion est l'une des principales vertus exigées du disciple par l'ancien. Sans elle, les moines deviennent « la victime désignée des pièges et des précipices, et, même dans les sentiers unis et droits, choppera plus d'une fois. » (Coll. 2)

B. Pédagogie particulière.

La seconde conférence d'Abba Moïse nous éclaire sur la pédagogie du maître. Moïse cite Abba Sérapion qui racontait l'anecdote suivante aux jeunes, pour leur servir d'instruction.

Sérapion n'était qu'un enfant lorsqu'il habitait avec son maître Abba Théon. Il se met à dérober du pain après chaque repas pour le manger le soir en cachette de son ancien à qui il n'ose pas l'avouer parce qu'il a honte. Un jour, alors qu'Abba Théon reçoit certains frères dans sa cellule en vue de les édifier, il se met à parler du vice de gourmandise et de la tyrannie des pensées secrètes. La force de ce discours perce le coeur de Sérapion qui se met à sangloter puis à avouer sa faute en se prosternant aux pieds de son maître. Le vieillard ne le blâme pas mais l'assure simplement que sa délivrance est accomplie sans même qu'il ait dû dire une parole. L'aveu seul de la faute a délivré le jeune du péché et la vertu de cet aveu l'empêchera même de recommencer.

Cette anecdote que nous avons résumée est sans doute destinée à l'édification des très jeunes disciples. Sérapion étant un enfant, la pédagogie employée par le maître diffère sans doute quelque peu de celle que l'on emploierait pour guider un moine adulte. Moïse explique à ses visiteurs l'importance de tout dévoiler à l'ancien. Celui-ci ne peut, en effet, établir une relation de confiance avec le novice, que si le jeune lui ouvre son coeur en avouant ses erreurs. Cassien indique par ce texte, que la faute ne réside pas en réalité dans le pain dérobé mais dans le fait d'avoir caché son acte plusieurs jours à l'ancien.

Le but de la leçon donnée ici par le maître est moral et donc basé sur la conversion du disciple à la vérité. Aucune violence verbale, aucune semonce sévère et encore moins des coups pour ramener le disciple sur le droit chemin. Seuls sont en jeu le discours vrai et la patience : celle d'attendre que le disciple soit mûr pour s'amender. (Coll. 2)

Abba Poemen recommandait aux Pères d'encourager les jeunes, par crainte que les semonces ne les jettent dans le désespoir 95 . Nous observons que le maître préfère généralement user de patience plutôt que de punir le disciple. Mais tous les Pères ne semblaient pas pratiquer la même pédagogie.

Abba Jean, nous dit encore Cassien, s'était retiré dans un monastère près de Panephysis où le Père Abbé Paul gifla en public l'un des jeunes frères qui s'était présenté en retard dans le service de table. (Coll. 19)

Nous découvrons donc qu'il n'existait pas un type unique de pédagogie au désert. De même, l'âge importait peu. Un moine encore jeune pouvait être un maître, seules comptaient l'ampleur de son expérience et la grandeur de son âme.

La pédagogie du maître est progressive, comme Germain l'explique dans la seconde conférence d'Abba Isaac.

« En tout art, en toute discipline, on n'atteint pas d'un coup à la perfection ; mais les débuts sont nécessairement très simples, on part de ce qu'il y a de plus facile et de moins austère(...) Lorsqu'on a saisi les principes les plus simples et, pour ainsi dire, franchi la porte de la profession que l'on embrasse, c'est comme nécessairement et sans peine que l'on en vient à pénétrer ses secrets et que l'on atteint à sa perfection. Comment, en effet, l'enfant prononcera-t-il les simples syllabes s'il n'a d'abord bien appris à connaître les lettres ? » (Coll. 10)

La leçon délivrée par Cassien est qu'il ne faut pas brûler les étapes mais accepter de patienter dans les différentes phases successives traversées pendant la formation érémitique. Cet avertissement était sans doute destiné aux jeunes trop zélés qui voulaient être arrivés avant d'être partis !

Il appert à travers ces écrits que le maître se livre rarement à des leçons de morale. Il remet juste sur la voie et s'abstient avant tout de juger son disciple.

« L'union des deux perspectives : connaissance de notre pauvreté et connaissance de Dieu est un des thèmes de la littérature patristique » dit Dom Louis Leloir.

Pour former son disciple, le maître doit être humble et donc capable de connaître sa propre misère. C'est pour cela que, souvent, il se dit imparfait et que l'importance de la démarche monastique se situe, nous le redisons, dans la progression et non dans l'aboutissement. Tout comme le Christ, l'ancien apprendra à ses disciples à avancer pas à pas, se souvenant des préceptes de Jésus concernant la tour à construire.

« Si tu veux construire une tour, assure-toi que les fondations sont suffisantes pour supporter l'édifice, et vois si tu auras de quoi l'achever. Autrement, les gens vont rire de toi. » (Mt 7, 24)

Cette pédagogie de l'humilité est donc considérée comme fondamentale au désert et Dieu peut le rappeler aux Pères à l'occasion.

La relation maître disciple Abbas Antoine avait demandé à Dieu :

« Comment se fait-il, Seigneur, que certains ont une si courte vie et d'autres une si longue, que certains sont pauvres et d'autres riches, que les justes sont éprouvés et les impies laissés en repos ? Une voix avait alors répondu : Antoine, occupe-toi de tes propres affaires : tu n'es pas capable d'être instruit des profondeurs de Dieu 96 ! »

Le moine doit donc se laisser guider et attendre ce qui lui sera donné. C'est ce que cette anecdote nous dépeint avec clarté.

L'ancien attend une réponse de la part du disciple, l'application immédiate en quelque sorte de son enseignement, c'est pourquoi il le délivre à petites doses afin que le jeune moine ait le temps de tout assimiler. Le disciple ne doit pas se lasser du désert et le maître y veille bien. C'est d'ailleurs par la pratique des observances dictées que le novice oubliera son ennui et évitera l'acédie.

La pédagogie de la prière existe également. Au désert, elle est à la fois contemplation et action, elle est « mouvement » parce qu'elle fait partie intégrante de la démarche de foi du jeune moine. L'ancien encourage cette action priante et en donne parfois même l'exemple, lorsqu'un disciple qui attend une parole ne reçoit en retour qu'une image muette de son père spirituel en méditation. Celui-ci s'adresse à Dieu, démontrant au jeune que la réponse à certaines de ses questions ne se trouve qu'au coeur de l'oraison. A l'instar de Marthe, le disciple enthousiaste, trouve qu'il est plus aisé d'agir que de faire oraison, mais avec infiniment de patience, l'ancien lui rappellera que la force se trouve au coeur de la prière, osant même parfois renvoyer le novice seul à sa cellule, y chercher ce que son maître est incapable de lui donner : cet ancrage dans la « Présence » pour laquelle le moine a tout quitté.

« Vous voyez que le Seigneur établit le bien principal dans la seule théorie, c'est-à-dire dans la contemplation divine (...) Par ces paroles, le Seigneur place le souverain bien, non pas dans l'action quelque louable qu'elle soit et abondante en fruits multiples, mais dans la contemplation de lui-même, laquelle est en vérité, simple et une » (Coll. 1)

La discrétion ne s'acquiert au désert que si l'on est formé par un ancien.

« Elle discerne toutes les pensées de l'homme et ses actes, examine et voit dans la lumière ce que nous devons faire. » (Coll. 2)

Nous pourrions penser, par leurs diverses réflexions, que les novices du désert trouvaient logique de donner priorité à la charité qui les rapprochait davantage de Jésus, pensaient-ils, qu'en priant toute une journée dans leur cellule. Cassien exprime que cela pose

96 Paterica arméniens : 15,1 : III, 227. ( in D.Louis Leloir : « Désert et communion. » S0 n°26. Bellefontaine.1978.)

particulièrement problème à Germain qui demande à Abba Moïse comment on peut rester fidèle à l'oraison tout en sachant un frère malade ou lorsque l'ont doit rendre les devoirs de l'hospitalité à un visiteur. Il lui est répondu que selon la chair, il est impossible à l'homme de rester fidèle à la prière, mais en ramenant constamment l'esprit vers Dieu, il sera possible de ne pas s'éloigner de la contemplation du Christ. (Coll. 2) On retrouve une explication analogue dans l'Histoire lausiaque où l'on demande à un certain Abba Dioclès comment il est possible pour l'esprit humain de vivre sans cesse avec Dieu. Il répond ceci :

« Quelle que soit la pensée ou l'action à laquelle l'âme puisse être occupée, si elle est pieuse et ordonnée à Dieu, l'âme est avec Dieu L'ami du Christ, dit Pallade, désire demeurer dans un état de prière qui n'est rien d'autre qu'une charité agissante nourrie de la méditation du Nom de celui de qui tous les biens procèdent 97. »

La charité commence donc par « être tout à Dieu » au désert. C'est donc dans la prière qu'elle se trouve et se conçoit petit à petit.

Pour Cassien, la charité a pour acte la contemplation des choses divines. (Coll.1) Il nous indique qu'elle est Dieu Lui-même. (Coll. 16)

L'ancien qui met sans cesse le disciple en garde contre les assauts de la tentation l'invite à lui confier les moindres secrets de son âme car lui, saura comment transformer le péché en grâce, avec l'aide de Dieu. On observe que, très souvent, la fuite de la cellule constitue l'une des confessions principales du jeune moine ! Abba Serenus met en garde, lui, contre les mauvais conseils.

« ...s'ils retombent pour le punir sur celui qui les donne, ils ne laissent pas non plus celui qui leur obéit sans péché ni châtiment. » (Coll. 8)

Il est difficile de discerner clairement à qui Serenus veut faire allusion en parlant des mauvais conseillers. Il est, en tous les cas question d'hommes jaloux. Ceux-ci sont-ils moines ? Sont-ils gens du monde ayant encore quelque influence sur les moines ? On ne le sait, mais le vieillard a le discours farouche concernant les mauvais conseillers qu'il nomme « démons » et le disciple est donc fermement invité à prier Dieu avec ferveur de manière à ce que la crainte et la charité du Seigneur persévèrent en eux sans défaillance. (Coll. 8) La direction spirituelle est un art, dit Yves Raguin98, il s'agit d'un terrain où l'humain et le divin se rencontrent. Le maître doit distinguer ce qui vient de Dieu et ce qui vient du disciple, ce qui est indispensable pour une bonne conduite de la vie spirituelle. Il sera donc rigoureux quant au discernement de

97 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 n° 75 Bellefontaine. 1999.

98 Y.RAGUIN : « Maître et disciple. » DDB/Bellarmin.1985.

la vraie vocation et celle-ci sera vérifiée par l'empressement que le jeune moine aura envers la lecture assidue et la continuelle méditation des Ecritures, le chant répété des psaumes et son amour des veilles, jeûnes et prières. « La äzaêpzcrzç est cette capacité de jugement qui donne de connaître les hommes et de redresser leurs voies selon la volonté divine », écrit Pallade99, « c'est généralement le ministère exercé par l'ancien qui reçoit cette responsabilité en raison de la sainteté de sa vie. »

Nous avons dit, plus avant, que les anciens adaptaient leur manière d'enseigner aux divers tempéraments qu'ils rencontraient chez les jeunes moines en formation. Abba Antoine distinguait deux sortes de moines : les insouciants et les recueillis. Avec les premiers, il préparait des lentilles, faisait avec eux quelque prière et les congédiait. D'autres avaient droit à une conférence, un colloque qui durait toute la nuit concernant le salut100. Le discernement, élément essentiel de la pédagogie érémitique et monastique en général, est donc à faire dès le départ par le maître qui, nous l'avons déjà soulevé, ne peut pas traiter de la même manière un disciple indolent et un disciple appliqué. Il apparaît cependant qu'un tronc commun se dégage concernant la manière de former les jeunes moines : un élément pédagogique de la plus haute importance que l'on nomme obéissance !

C. Obéissance.

Abba Daniel dit que si le jeune cherche vraiment la voie de la perfection, il doit mettre son énergie à se défaire de ses richesses, de ses passions et se placer seul et dépouillé sous l'autorité d'un ancien. (Coll. 4)

Il apparaît que la dépendance au maître spirituel relève du temporaire mais qu'elle est indispensable à la formation du novice. Nous irons jusqu'à dire même que le degré de soumission du disciple envers le maître aura son importance pour le chemin futur du jeune moine. Un bon moine est celui qui sait obéir en tout à son ancien. L'obéissance doit être inconditionnelle et basée sur une confiance sans bornes. L'ancien reçoit les confessions de son disciple, celui-ci lui confie le moindre de ses sentiments, la plus « mauvaise » pensée qui l'empêche d'avancer aussi vite qu'il le voudrait. C'est exigeant, mais le novice ne pourra acquérir une autonomie réelle que s'il se met sous la direction d'un guide. Le but de la soumission, exigence commune chez tous les Pères, est de se désapproprier de soi-même et faire renaître « l'homme intérieur », l'homme nouveau qui sera prêt à combattre pour et avec le Christ. Cela ne s'apprend pas tout seul, ni du jour au lendemain.

99 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 N° 75 Bellefontaine. 1999.

100 N. MOLINIER in « Ascèse, contemplation et ministère » SO N°64. Bellefontaine. 1995.

Cette obéissance totale est une ascèse. Cette obéissance apparaît donc comme la trame commune nécessaire à l'avancée spirituelle d'un bon moine et les Pères la recommandent à tous ceux qui les questionnent sur la vie du désert.

« Ceux qui n'ont pas de direction tombent comme des feuilles (...) Fais tout avec conseil, bois le vin avec conseil » dit Abba Moïse en citant l'Ecriture. (Ps 103 et Prov II,14) (Coll.2)

C'est encore lui qui conseille aux deux visiteurs de laisser aux anciens le jugement de leurs actions et pensées en acquiescant aux décisions du père spirituel et en ne tenant pour bon que ce qui sort de sa bouche.

« Cette discipline n'apprendra pas seulement au jeune moine à marcher droit par le sentier de la vraie discrétion : il y gagnera encore une réelle immunité à l'endroit de toutes les ruses et embûches de l'ennemi. Il est impossible de tomber dans l'illusion si l'on ne fait point de son sens propre, mais des exemples des anciens, la règle de sa vie. » (Coll. 2)

Cassien emploie des expressions dures envers ceux qui laissent vagabonder leur esprit, il les traite de négligents dont l'âme est épaissie par la malpropreté des vices. Il utilise aussi certaines métaphores afin de mettre le disciple face à ses responsabilités de moine et comparera l'âme à un meunier. Les meules ne peuvent cesser leur travail forcées par les eaux, mais c'est au maître du moulin de faire moudre à son tour le blé, l'orge ou l'ivraie. Les meules ne moudront que ce qui leur a été fourni par celui à qui le soin de cet ouvrage a été commis. Il en est donc de même pour l'âme, c'est à elle de savoir quelles pensées elle doit admettre et lesquelles elle doit rejeter. (Coll. 1) L'aptitude à l'obéissance est la preuve d'un tempérament fort veut expliquer Cassien. Celui qui obéit fait preuve de plus de force que celui qui se montre opiniâtre à garder son sentiment. (Coll. 16) L'obéissance est donc une détermination à aller de l'avant sur le chemin choisi.

Le jeune doit combattre la négligence, celle-ci n'est pas la bienvenue dans le dessein du maître envers lui, mais c'est le novice tout de même qui décidera de la qualité de son chemin en optant dès le départ pour une manière d'être conforme à ce que l'on attend de lui. Les excès de zèle sont également prohibés par l'ancien. A un jeune trop empressé, l'ancien rappelle la règle à suivre. Celle-ci consiste à s'accorder, selon ses forces et son âge ce qu'il faut de nourriture pour sustenter le corps, car l'esprit abattu par le manque de nourriture ne prie plus qu'avec langueur. Quant aux excès de bouche, ils oppriment l'esprit et le mettent dans l'impuissance d'épancher vers Dieu de vives et pures prières. (Coll. 2) C'est une parcimonie raisonnable et égale qui doit donc châtier le corps, rappellera Abba Moïse.

A travers les écrits des Pères, on observe énormément de pondération. La raison est toujours présente lorsqu'il s'agit de former un disciple. Les anciens mesurent leurs exigences en sachant pertinemment qu'un jeune frère trop éprouvé ne tiendra pas au désert. Toutefois, il est de leur devoir de ne pas les tromper et de leur dévoiler les voies arides et âpres par lesquelles on va vers Dieu en exigeant une obéissance de tous les instants. Il est malaisé pour les disciples de toujours discerner le meilleur à accomplir. Germain pose une question fort pertinente à ce sujet lorsqu'il demandera si le jeûne doit être rompu lors de la venue de visiteurs. Abba Moïse répond que la juste mesure doit encore être observée : ne pas rompre le jeûne, mais ne pas non plus assister au repas du visiteur sans soi-même partager ce repas, ce qui serait inconvenant et inhospitalier. (Coll.2) L'apprentissage du discernement fait également partie de ce que le maître enseigne et exige de son disciple. Tout est prévu au désert pour que le corps se restaure à des heures qui permettent de se sentir l'esprit dégagé avant la prière, mais sans que le besoin de manger se fasse ressentir. Les exigences du maître semblent donc raisonnables à la formation du novice. L'ancien, par une expérience déjà solide, exige le possible de la part du disciple. Son intention est de le former à la vie du désert mais certes pas de l'en décourager.

IV. Originalité de la transmission au désert.

A. L'enseignement.

A l'inverse des paroles lapidaires d'Abba Antoine, les enseignements des anciens transmis par Cassien peuvent se montrer très abondants, comme Abba Isaac qui, avant de les entretenir sur la prière, leur fait des discours sur divers usages. (Coll. 9) Abba Sérénus, lui, se montre très humble quant aux explications qu'il est invité à donner : « J'y répondrai cependant selon mes moyens et dans l'ordre que vous avez vous-même suivis. » (Coll. 8)

Certains pères n'enseignent qu'avec réticence. L'Histoire lausiaque nous démontre que Abba Paphnuce « était modeste au point de voiler sa vertu prophétique 101 ». Les entretiens durent souvent tard, nous indique Cassien et l'ancien qui y met fin en proposant une prière commune, un repas, ou simplement le repos à ses disciples infatigables. Les Pères transmettent l'enthousiasme en même temps que leurs paroles, à tel point que les disciples se réjouissent d'être au lendemain pour continuer l'audition des enseignements. Les anciens ne dévoilent pas tout à la fois, l'instruction est progressive. Cassien explique qu'Abba Isaac leur avait d'abord appris l'excellence de la prière avant d'expliquer par quel procédé et quelle

101 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 N° 75 Bellefontaine. 1999.

vertu intime elle pouvait devenir continuelle. Les enseignements sont des cadeaux donnés, des secrets transmis, ils se livrent à petites doses et dans un ordre calculé. Tout donner à la fois ne serait pas positif pour le jeune, incapable encore de tout assimiler d'un coup.

Les fréquences de la relation sont difficiles à saisir. Certains disciples, nous révèlent les Apophtegmes102, vivent avec leur maître, alors que d'autres, se déplacent pour leur rendre visite. Il appert que pour Cassien et Germain, il s'agit d'un enseignement exceptionnel, celui donné à deux visiteurs de passage au désert. Les Pères ne connaissent pas les deux jeunes moines, ils ne sont pas leurs disciples. Ces deux frères font « un stage », dirions-nous aujourd'hui, ils ne sont pas décidés à rester au désert ni à se mettre sous la direction d'un maître bien précis. La preuve est que les deux disciples sont eux-mêmes très différents. On voit Germain prendre davantage la parole que son ami et poser beaucoup de questions, alors que Cassien bénéficie certes de l'enseignement, mais de manière plus passive. Cela peut laisser supposer que, s'ils restaient au désert, leur choix concernant le maître ne serait pas axé sur les mêmes critères, et donc que les Pères seraient différents pour chacun d'eux.

L'enseignement peut se faire en marchant, comme le fait Abba Nestéros qui les accompagne à la cellule d'Abba Joseph et parcourt avec eux six milles [+ /- 9, 5 Km]. (Coll. 15) Cette transmission de l'enseignement est bon enfant, sans règle, où, anciens comme jeunes, s'adaptent au contexte du moment. On peut relever l'intérêt suscité par les anciens de transmettre leur savoir aux plus jeunes. Le silence est de mise au désert, cependant, dans le cas d'Abba Nestéros, même en dehors de l'ermitage, en marchant vers une autre cellule, le vieillard est intarissable et poursuit infatigablement son discours. Le Père du désert peut être prolixe lorsqu'il s'agit d'édifier, comme si seul cet instant lui permettait de parler aux autres moines. Il se réfère à l'Ecriture qui stipule que la mort et la vie sont au pouvoir de la langue et qu'il n'évitera pas le péché en parlant beaucoup, (Prov 18,21) excepté pour enseigner la parole de Dieu et transmettre la voie du désert. Il arrive fréquemment que les anciens se citent entre eux pour servir d'exemple aux jeunes moines.

L'humilité fait que, généralement, les autres frères sont cités en exemples dans des actes vertueux alors que les anecdotes qui relatent des traits de caractères négatifs sont attribués au Père qui donne l'enseignement. Abba Antoine reste la référence de tous les Pères et se trouve cité le plus souvent. Aucun jeune formé au désert ne peut faire abstraction de cet ascète hors pair, premier de tous les moines, que l'on considère déjà comme un saint.

102 J-C. GUY in « Paroles des anciens » Points/Seuil 1976.

Les anciens mettent les jeunes en garde contre les incompréhensions du début concernant le contenu de leur enseignement.

Abba Piamun dit :

« Il peut arriver que, sur l'heure, vous ne saisissiez pas le sens profond ou le principe de telle parole, de telle conduite. N'en soyez point ébranlés et ne vous lassez pas de vous y conformer.» (Coll. 18)

Cassien veut expliquer que la confiance envers le maître doit être totale. Même si le disciple ne saisit pas l'importance de l'enseignement donné, il lui faut dépasser le doute et se fier au maître. Il doit se laisser guider, écouter humblement et tenter d'imiter les anciens assurant que celui qui se fie davantage à son jugement qu'à celui des Pères n'entrera jamais dans la vérité. Le disciple vient consulter le maître mais devra apprendre à vivre seul face à Dieu. Dieu seul est son vrai vis-à-vis. Le maître propose une vie d'amitié avec le Christ et pour cela, le disciple doit « renaître », se dépouiller de ses vieux habits du monde pour revêtir ceux de la nouvelle vie, un peu comme on voit Jésus le proposer et l'expliquer à Nicodème, en lui proposant de juger les choses non selon la chair, mais selon l'Esprit. (Jn 3,7) Cela oblige le jeune moine à se poser face à Dieu en toute sincérité. L'espérance du novice se fonde sur cette parole de Matthieu 18,3 :

« Si vous ne retournez pas à l'état des enfants, vous ne pourrez pas entrer dans le Royaume des Cieux. »

Mais paradoxalement, il faudra une grande maturité au disciple pour redevenir enfant. Il doit à la fois se désapproprier les biens qu'il a laissés, mais également se désapproprier luimême. Et cela semble bien difficile...

La lecture de l'Evangile est considérée par Antoine comme un oracle personnel104. Les anciens se réfèrent souvent à l'Ecriture lorsqu'il est question d'enseigner le jeune. Toutefois, il arrive que le maître revisite de ses propres paroles ce que l'Ecriture transmet, par crainte d'une mauvaise compréhension de la part du disciple. Ainsi Abba Sérénus dira :

« Lorsque l'Ecriture s'exprime avec une clarté parfaite, nous n'avons pas à craindre d'être affirmatifs à notre tour ni d'exprimer avec assurance notre sentiment. Mais pour ce que l'Esprit Saint y a mis de plus voilé, afin de fournir matière à la réflexion et au travail, et dont il a voulu que nous ne puissions juger que sur de simples indices et par conjectures, c'est en avançant pas à pas que l'on doit s'en entretenir et avec précaution, de manière que celui qui parle étant libre d'affirmer ou non, celui qui écoute le soit aussi de donner ou de refuser son assentiment. » ( Coll. 8)

104 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400. Cerf. 1994.

Cassien nous démontre à travers les textes que les Ecritures se découvrent plus clairement par l'expérience des vérités qu'elles renferment. (Coll. 10) Cet « oracle personnel » dont parle Athanase dans la Vie d'Antoine est considéré comme délicat pour les jeunes disciples, chez Cassien. Un novice n'a pas encore suffisamment d'expérience pour aborder seul la compréhension juste de l'Ecriture. Elle ne peut devenir « oracle personnel » que chez un moine averti, capable d'intégrer sans risque de mauvaise interprétation, ce qu'il y a à comprendre. Cela nous a paru une notion importante chez Cassien que celle de l'Ecriture retransmise par le maître. C'est ce que nous aborderons dans le paragraphe suivant.

B. L'Ecriture revisitée par les sentences du maître.

Les moines lettrés recopiaient des passages de l'Ecriture afin de s'en imprégner et de les apprendre. Ainsi, petit à petit, ils s'appropriaient les textes et les transmettaient oralement à leurs disciples. Il arrivait que des jeunes moines soient pourvus d'un charisme particulier à recevoir et comprendre la Parole sans se la faire expliquer. Un ancien, interrogé sur les raisons d'un tel charisme avait répondu que l'on trouvait d'ordinaire plus d'eau dans les vallées que sur les montagnes. Ainsi les âmes simples, promptes à se mettre à la dernière place, plus désireuses de pratique que de connaissance, obtiennent beaucoup plus aisément que les moines orgueilleux, la connaissance des Ecritures105. Pour reprendre une expression de D. Burton-Christie, les anciens « faisaient la Parole106 ». Le langage pratique utilisé par les moines pour décrire la manière d'approcher l'Ecriture indique leur orientation de base envers le texte. Un ancien recommandait généralement à ses disciples de « faire ce qu'il est écrit ». Parfois, les paroles des anciens paraissent presque équivalentes à l'Ecriture en tant que paroles nouvelles de puissance, censées être entendues, mises en pratiques et passées les uns aux autres. Chez les Pères du désert, l'Ecriture existait pour être mise en pratique et ils l'ont incluse petit à petit dans le tissu de leur vie.

D. Burton Christie précise que même si les frères ne contestaient pas nécessairement l'autorité de la Parole de l'Ecriture, ils voulaient entendre les mots bien fondés que le maître donnerait. Une telle demande de la part des frères reflète un rapport fluide entre les paroles de l'Ecriture et celles de l'ancien et aussi entre les paroles bien fondées de l'Ecriture et celles plus discrètes et plus intimes des anciens107. Certains Pères citent davantage l'Ecriture que

106 D.BURTON-CHRISTIE in « The World in the desert. » New-York/Oxford. 1993.

107 Ibid.

d'autres. Ainsi verrons-nous Abba Chérémon citer cent soixante et onze passages bibliques dans l'un de ses enseignements, Abba Nestéros quatre-vingt-trois passages, alors qu'Abba Isaac n'en citera que vingt-six. Il arrive que les disciples ne puissent se consoler au moyen de la Bible et que ce soient les paroles des anciens qui servent de remède :

« Faites-les connaître (vos pensées) ; comme prix de votre foi, la divine clémence est assez puissante pour vous accorder le remède par le moyen de mes conseils. » (Coll. 17)

Il apparaît qu'au désert, la Parole prend vie lorsqu'elle est parlée. Mêlée à l'expérience des anciens, elle est vivante, dynamique pour le jeune en formation. Elle se matérialise, s'incarne autrement et tout ce qui passe par la médiation humaine prend vie. L'Ecriture est faite pour être recréée, actualisée sans cesse, les Pères s'en font les porte-parole et la complètent en l'adaptant à des situations vécues pour initier les débutants. Leur exemple permet de structurer la vie du jeune moine. L'expérience est du domaine de la vie et non du raisonnement, ce ne sont pas seulement les états d'âme dans la prière mais la pratique des commandements qui font l'expérience.( Même si cette thèse est contredite à plusieurs reprises lors de discours sur la prière et concernant les priorités données à la contemplation sur l'action.) L'Ecriture, elle, donne court à l'interprétation. Il y a donc un risque plus ou moins important de trouble pour le jeune initié. L'Ecriture passe par l'interprétation des Pères afin d'éviter la déformation , voire les déviances. Certains moines et a fortiori les plus jeunes, ne pouvaient aller au-delà du sens purement littéraire des Ecritures, ce qui rendait l'exercice dangereux. Dieu montre aux anciens ce qu'ils doivent faire, c'est le charisme qui joue. La parole des Pères peut être davantage compréhensible que l'Ecriture car elle est appliquée, en perpétuel mouvement, adaptée à chaque demandeur. Tel Père citera tel exemple à tel jeune. L'enseignement n'est pas le même pour tous les disciples, il est individualisé selon l'état d'avancée spirituelle du jeune moine. L'Ecriture est sans cesse repensée, ré-appliquée en fonction des questions et des besoins du novice. L'exemple des Pères semble plus compréhensible que la Parole divine, pour le moine en formation. Les sentences sont parfois exprimées de manière paradoxale, provoquant par là, réflexion et obligation pour le novice de trouver la réponse par lui-même.

Il arrive également au disciple de s'asseoir et de regarder l'ancien, ce qui lui suffit pour comprendre et obtenir réponse à sa question. Il est indispensable que l'ancien, avant d'enseigner, ait expérimenté lui-même l'objet de l'enseignement, sans quoi ses paroles n'auront aucune portée auprès du disciple.

Abba Nestéros l'explique :

« Il est constant que deux causes rendent inefficace la doctrine spirituelle. Ou bien celui qui enseigne n'a pas expérimenté ce qu'il dit ; et tous ses efforts pour instruire l'auditeur ne sont qu'un vain bruit de paroles, ou bien c'est l'auditeur qui est mauvais et rempli de vices ; et son coeur endurci demeure fermé à la salutaire et sainte doctrine de l'homme spirituel. »

(Coll. 14)

Cassien, par Paphnuce commente l'Ecriture et l'adapte à la vie du désert (Coll.3) :

« Quiconque, après avoir renoncé au monde, retourne à ses penchants d'autrefois et à ses passions premières, crie par ses actes et ses pensées avec les Juifs : Qu'il faisait bon en Egypte ! » (Ex 38,25)

L'Ecriture est citée et commentée de manière pure, avec un interprétation propre à l'ancien. Paphnuce passe d'une citation à l'autre en les liant fort habilement mais son expérience personnelle n'y est pas mêlée, ce qui pourrait nous indiquer que Cassien dépeigne l'ancien comme ayant davantage de qualités exégétiques que pédagogiques. On remarque après lecture des trois premières conférences (dans l'ordre que présente Cassien) que chaque Père a sa spécialité dans la manière d'enseigner son disciple. Paphnuce privilégie le commentaire alors que Moïse semble préférer la formation directe du maître à disciple même s'il met en garde tout de même contre la mauvaise interprétation des textes et du risque de se détourner de leur sens profond. (Coll. 2) Abba Isaac cite son expérience comme enseignement mais renvoie toujours à l'Ecriture et s'appuie sur les exemples du Christ. (Coll. 10) I.Gobry pense que la vie monastique exige un délicat apprentissage et Antoine prodigue maints avis sur ce sujet. Il ne faut pas s'encombrer de livres : l'Ecriture suffit. Il est bon de ne pas garder pour soi les trésors qu'on y découvre ; aussi les moines sont encouragés non seulement à écouter les leçons des anciens mais aussi à s'exhorter mutuellement. « Il est utile de ne pas suivre l'exemple d'un seul car le Christ est seul parfait (...)nous devons donc profiter de ce qui est édifiant dans chacun des frères qui brillent par leurs vertus 108. »

Les Pères étaient hostiles à toute recherche rhétorique ; les mots de leur prière sont simples et les mots de l'enseignement le sont également109. Dans la formation dispensée au disciple, il doit y avoir la part de Dieu mais aussi la part de l'homme. L'enseignement des anciens est simple comme leur prière, mais il procure la vie parce qu'il est mouvement. Certains d'entre les Pères du désert ont éprouvé, devant la difficulté des Ecritures, un réflexe de crainte. Un frère demandait à Abba Poemen si, obligé d'entretenir un compagnon, il pouvait lui parler des Saintes Ecritures et Poemen répondit :

108 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint Basile » Fayard 1985.

109 Dom L.LELOIR in « Désert et communion » S0 n° 26 Bellefontaine 1978.

« Mieux vaut te taire mais si tu n'en es pas capable, parle des sentences des anciens et non des Ecritures, car les paroles des Ecritures sont graves et entraînent des afflictions (...)Il ne s'agit donc pas de les utiliser à tort et à travers (...) parce que si, en raison de leur obscurité, les chrétiens ne s'entendent pas sur leur interprétation, elles les diviseront, au lieu de les unir 110. »

Dom L. Leloir nous conforte dans notre étude en précisant que la lecture de la Bible par les Pères du désert, pour ceux qui y avaient accès, était extrêmement personnelle et vivante, adaptée aux situations précises qu'ils vivaient, au milieu dans lequel ils étaient placés et aux conditions d'existence que celui-ci leur créait. Les anciens abordaient l'Ecriture avec réserve, ils refusaient et décourageaient les frères à en parler. Ils estimaient généralement au-delà de leurs compétences le fait d'informer sur la signification de l'Ecriture et le fait de l'expliquer ne pourrait pas être plus clair qu'une tentative humble de la pratiquer.

Quand quelqu'un demanda à Abba Amoun s'il valait mieux parler des sentences des pères que de l'Ecriture, il répondit : « Vous devriez parler des sentences des Pères, c'est moins dangereux 111. »

Les deux visiteurs demandent à Abba Daniel ce qu'est cette joie ineffable qui les emplit parfois lorsqu'ils sont retirés au fond de leur cellule, alors qu'à certains moments, ils sont plongés dans l'angoisse. L'ancien répond par un enseignement appris de « leurs pères. » Les citations scripturaires viennent plus tard dans le discours, mais elles ont elles-mêmes été citées par les Pères de qui parle Daniel. (Coll. 4) Germain demande un éclaircissement de la pensée de l'apôtre et Daniel continue ses citations et commentaires de l'Ecriture. Ses commentaires lui sont personnels. On devine derrière les explications de Cassien, que l'ancien a expérimenté la Parole de l'Ecriture. Il insiste cependant sur le fait qu'il s'agisse d'une « exhortation monastique » puisqu'il traite de chasteté, de jeûnes sévères, de veilles et de prières ininterrompues dans la solitude effrayante du désert. Daniel parle de « l'Esprit pédagogue ». Son discours est donc bien celui d'un moine qui s'adresse à d'autres moines moins expérimentés. Il s'agit d'un long discours et non pas d'un apophtegme, mais le but est identique : toucher et enseigner de son expérience en revisitant la Parole, les disciples venus chercher un enseignement ou un précepte basé sur l'expérience.

D'Abba Sérénus, on apprend qu'il connaissait le Pasteur d'Hermas, dont il dit qu'il a « une doctrine très complète », ce qui veut dire que plusieurs Pères avaient une connaissance

110 Paterica Arméniens : 11, 3R : III,132. ( in D.Louis Leloir : « Désert et communion. » S0 n°26. Bellefontaine.1978.)

111 D.BURTON CHRISTIE in « Word in the desert » New York/Oxford 1993.

livresque certaine, dépassant même celle de la seule Ecriture Sainte (Coll. 8) et qu'ils pouvaient donc également s'en inspirer.

V. Obéissance mutuelle et expérience du maître.

A. Obéissance mutuelle.

La richesse de l'expérience de l'ancien, c'est-à-dire la multitude d'aventures physiques et spirituelles qu'il traverse, peut rendre sa manière d'enseigner difficile. Comment retirer de cet enchevêtrement d'épisodes l'essentiel à transmettre ? Certains Pères ne le peuvent et s'en excusent, d'autres prennent le temps de réfléchir et de faire le ménage dans leur tête avant de se lancer dans une explication. Quoi qu'il en soit, il ressort assez fréquemment dans les récits de Cassien que les Pères du désert arrivent, dans un langage assez compréhensible pour le débutant, à parler de leur expérience sans écraser les novices sous des discours démoralisants. Ils paraissent discerner ce qui doit être dit, ce qu'il est prioritaire de transmettre avant tout autre chose. L'expérience du maître, c'est donc aussi se faire compagnon du disciple, de manière à l'accompagner de la façon la plus féconde possible.

D. Burton Christie explique que les disciples se voient adresser des paroles adaptées à leurs besoins et à leurs soucis particuliers, des paroles de salut, de puissance, de vérité, d'assurance et même de tendresse. Les réponses à leurs questions ne sont ni générales, ni universelles mais plutôt concrètes et représentent des clés précises pour ouvrir les portes particulières à des individus spécifiques. Les enseignements des anciens ont une qualité pratique et existentielle112.

A notre sens, l'expérience du maître repose elle aussi sur une forme d'obéissance au disciple. Qui dit obéissance, dit respect et pour mener une âme sur le chemin de Dieu, l'ancien acceptera quelquefois de pénétrer l'état d'esprit du jeune avant de l'amener doucement mais fermement vers son propre mode de raisonnement. Ainsi, Abba Antoine qui répondit à des moines venus quémander une parole :

« Les Saintes Ecritures suffisent à notre enseignement, mais il est beau de nous exhorter mutuellement dans la foi et de nous animer par des discours. Vous, mes fils, vous apportez à votre père ce que vous savez ; moi, votre aîné, je vous livre ce que l'expérience m'a appris

113. »

112 D.BURTON CHRISTIE in « Word in the desert » New York/Oxford 1993.

113 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie et conduite de notre père saint Antoine » Trad. Benoît Lavaud, S0 n° 28 Bellefontaine 1979.

Avant de faire bénéficier le jeune de sa propre expérience, Cassien nous indique que l'ancien suit ce dernier au rythme de son tempérament. Il est impensable que le disciple se mette, du jour au lendemain, à vivre au rythme du père spirituel qu'il s'est choisi, ce serait pure folie. En somme, le maître attend que le coeur du disciple soit prêt à l'écouter et soit disposé à accueillir ce qu'il aura à lui enseigner. C'est essentiellement durant cette attente que le maître se fera disciple, c'est-à-dire qu'en délivrant un exemple d'obéissance par sa patience et son attente, il sera en quelque sorte, le « disciple du disciple » ou plus encore, le « disciple avec le disciple ». C'est par la patience donc, que l'enseignement se révélera fécond. On trouve dans les Apophtegmes davantage que chez Cassien, des exemples où le maître reconnaît la supériorité de son disciple :

« (...) puis, il tomba aux pieds de son disciple et lui dit : c'est toi qui es mon père et moi ton disciple, car nos âmes à nous deux ont été sauvées par ta façon de faire 114. »

On pourrait presque parler d'une pédagogie d'alliance qui fait du maître un accompagnateur proche du jeune moine en recherche. Cette proximité du maître et du disciple les met sur un pied d'égalité sur le plan de la réception du message divin et donc de l'obéissance qu'ils se doivent mutuellement face à Dieu. A-J. Festugière, dans sa traduction de l'admission de Paul le Simple par Abba Antoine, met en exergue un point suggestif qui nous éclaire sur l'obéissance monastique.

« Paul, après avoir obéi aveuglément à Abba Antoine, reçut d'en haut la grâce de chasser les démons, à tel point que les démons qu'Antoine ne pouvait expulser, il les envoyait à Paul et c'est lui qui les expulsait 115. »

Cette narration nous démontre d'une part que le maître n'est pas sans faille et d'autre part, que lui-même reste « en chemin » jusqu'à la fin de son parcours monastique au point de laisser au disciple la possibilité de le dépasser en vertu. Cet exemple est sans doute livré dans un but didactique, afin d'encourager les disciples à persévérer au-delà d'une simple obéissance de base en tentant d'atteindre la perfection. Ici, une fois encore, le disciple, par son obéissance parfaite, dépasse le maître au point d'effectuer un acte que l'ancien ne peut pas accomplir. Cassien nous enseigne une notion liée à l'obéissance mutuelle : celle qu'en enseignant les autres, on s'enflamme au désir de la perfection. (Coll. 22) C'est donc, à notre sens, en redevenant disciple, que le maître deviendra plus parfait. Cette « obéissance mutuelle » deviendra, par la suite, une ligne de conduite typiquement monastique.

114 Dom L.REGNAULT in « Abba, dis-moi une parole ! » Solesmes 1984.

115 A-J. FESTUGIERE in « Les moines d'Orient : Historia monachorum in Aegyto. » Cerf 1964.

B. Expérience du maître.

L'expérience de l'ancien est une forme de patrimoine qu'il possède et qu'il peut ou non partager avec les commençants.

Certains anciens estiment que leur expérience est trop maigre ou insuffisante pour prendre un jeune en charge. Il n'est pour cela ni question d'âge, ni de pratique, mais bien de tempérament du Père. L'humilité est grande chez certains au point de ne pas se trouver plus avancés que les jeunes qui les consultent. La pédagogie est aussi vocation, chaque père n'a pas le charisme de l'enseignement, même chez les anciens pourtant pourvus d'une expérience extraordinaire. Il apparaît que pour le bien du disciple, le maître doive d'abord discerner en lui-même si son expérience est valable et si sa façon de la transmettre sera favorable au disciple. L'expérience jouit d'une incontestable primauté, dit Pierre Miquel116, les moines n'enseignent pas la spiritualité, ils la vivent selon l'Esprit. Ces spécialistes de la contemplation sont d'abord des pragmatiques, leur doctrine ne se réclame que des principes fondés sur une expérience qu'ils partagent. On retrouve cette notion d'expérience chez le moine Barsanuphe117 qui soulève la primauté de l'expérience sur l'enseignement :

« Je pense que ce que tu me demandes, personne ne peut le discerner, sinon celui qui est parvenu à cette mesure (...) Parle autant que tu voudras à quelqu'un, ce qui lui faut plutôt, c'est le goût de l'expérience (...) Je crois que toutes les paroles que t'a adressées et que tu adresses au vieillard sont prononcées sous la dictée de l'expérience passée et de l'Esprit Saint . »

Marcel de Scété118 rassure son disciple qui s'effraie des exigences de sa sainteté :

« Un vieillard a dit : connais par expérience la vie vertueuse et n'en aie pas peur comme d'une chose impossible. »

Abba Antoine119 axe également sa pédagogie sur l'expérience :

« L'expérience de leurs tentations (des démons) doit nous servir pour nous aider les uns les autres à nous mettre sur nos gardes. Ayant d'eux quelque expérience, je vous en parle comme à mes enfants. »

« Pour que vous ne pensiez pas que je ne fais que dire ces choses, pour que vous croyez que je les raconte par expérience et en vérité, pour cela même, au risque d'être insensé(...) »

Pour Pallade, 120 l'expérience et la connaissance sont le fondement de la connaissance.

« Tous le savent, soit par des récits, soit par l'expérience. »

116 P.MIQUEL in : « Le vocabulaire latin de l'expérience spirituelle. » n°79. Beauchesne. 1989.

117 BARSANUPHE et Jean de GAZA in « Correspondance » Solesmes 1972.

118 « Sentences des Pères du désert. » (3è recueil.) N° 1755. Solesmes. 1976.

119 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994.

120 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 n° 75. Bellefontaine 1999.

Cassien précise dans la préface des Institutions121 :

« ...il est absolument impossible par une méditation abstraite ou un enseignement verbal de transmettre le sens des réalités monastiques ou de le comprendre ou d'en garder le souvenir, car tout consiste dans la seule expérience et la pratique, et de même que ces réalités ne peuvent être transmises que par celui qui les a éprouvées, ainsi ne peuvent-elles être même perçues ou comprises que par celui qui aura peiné pour les saisir avec une égale application. »

Le maître doit donc allier à la fois expérience spirituelle et expérience humaine et Cassien emploie à plusieurs reprises des comparaisons éloquentes pour prouver la supériorité de l'expérience sur les discours. Cette expérience au désert est à la fois pour le moine, celle des multiples tentations, mais celle aussi de la bonté de Dieu.

Pierre Miquel122 dit que l'expérience confirme la foi, que l'itinéraire de l'homme dépend du dessein de Dieu sur lui et l'expérience est là pour confirmer cette vérité de foi.

VI. Théologie du désert ?

A notre sens, parler d'une « théologie du désert » est à éviter. Cela voudrait dire que les Pères ont fondé un mouvement « à part » dont le discours diffère de celui de l'Eglise. Ce n'est certes pas le cas. C'est pourquoi nous préférons employer le terme de « doctrine » qui reflète davantage l'opinion des Pères et la théorie spirituelle qu'ils mettent en pratique au désert. Cette doctrine peut parfois se montrer différente de certains préceptes évangéliques fondamentaux, mais elle reste dans la tradition ecclésiale la plus pure. Athanase relève expressément le respect qu'Abba Antoine témoigne pour le clergé. Il n'y a ni chez Antoine, ni chez Cassien, de trace d'opposition entre les solitaires charismatiques et l'Eglise officielle 123.

Les thèmes des enseignements sont variés dans les Conférences, mais il est souvent question des vertus monastiques : contemplation, charité, renoncement, perfection, chasteté, abstinence, obéissance, science spirituelle, discrétion ou charisme et les oeuvres de Cassien donnent forme à tout cela.

Le discours est moral mais pas moralisateur, il s'agit de mettre le novice en garde et non de lui faire la morale « par principe » parce qu'il est nouveau et qu'il a tout à apprendre. L'ancien s'inclut tout entier dans l'enseignement moral, il est lui-même imparfait, se reconnaît comme tel et son discours est une mise en garde générale lorsque le disciple l'interroge sur un thème bien précis. Pour appuyer ses dires, l'ancien cite l'Ecriture à bon

121 Jean CASSIEN in « Les Institutions cénobitiques » SC 109. Cerf. 1965.

122 P. MIQUEL in « Le vocabulaire latin de l'expérience spirituelle. » N° 79. Beauchesne 1989.

123 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994.

escient. Les enseignements sont doctrinaires, ils visent la perfection intérieure, ce qui n'est pas rien ! Cette perfection est le but de toute vie religieuse. Abba Piamun explique que la perfection ne se situe pas dans la solitude de la cellule mais dans les vertus de l'homme intérieur. (Coll.18) La perfection, c'est la charité parfaite, nous fera comprendre Abba Chérémon, (Coll. 12) alors qu'Abba Isaac vantera le moine qui se retire en silence dans sa cellule afin d'y prier en secret, les lèvres closes.

Le monachisme est empreint d'une doctrine particulière, non pas parallèle mais certainement complémentaire au discours sur Dieu existant dans le monde. D'une part, l'on pourrait dire que l'enseignement donné est aussi divers que l'étaient les demandeurs du désert, d'autre part, on peut affirmer une certaine unification dans la manière de former les jeunes moines.

La doctrine du désert est établie sur les deux notions d'action et de contemplation qui reviennent à plusieurs reprises dans les discours des Pères. (Coll. 1) Cette distinction des deux notions leur est familière puisqu'ils vont jusqu'à établir une hiérarchie entre les deux.

Les deux sont utiles, certes, mais on ne peut nier que les Pères placent la contemplation sur un pied nettement plus élevé que l'action. La contemplation est prioritaire au désert et Abba Moïse ira jusqu'à dire que le Seigneur qui se tait au sujet de Marthe, déclare de manière tacite que Marie lui est supérieure. (Coll. 1) Cassien et Germain semblent choqués d'un pareil discours, les jeunes moines veulent accorder une place à l'hospitalité et au dévouement fraternel dans leur parcours spirituel et n'hésitent pas à citer à Abba Moïse les paroles de Mt 25, 34-35.

« J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire. »

Abba Moïse répond que les charismes du Saint Esprit sont bien plus sublimes puisque ce sont eux qui mènent à la charité. C'est donc dans la prière que l'on trouve la charité, la vraie, celle qui est donnée par l'Esprit et non pas dans une activité excessive qui laisse trop peu de place à Dieu. La foule entrave la contemplation considérée comme un idéal au désert, et même vers la fin de sa vie, Athanase montre Antoine importuné par beaucoup de gens et entraîné par eux vers la « montagne extérieure124 ».

Chez Cassien, la vie spirituelle est orientée vers la vie du Ciel, vie d'union avec Dieu- Charité. On y accède par le renoncement. La charité est à la fois un moyen et un but. Pour

124 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994.

Cassien, on ne s'élève à la charité parfaite que par l'expérience de la charité elle-même. (Coll.1)

Il appert que l'enseignement des Pères, contrairement à ceux du Christ, semblent un peu éthérés voire surnaturels. Jésus mangeait, buvait du vin, rencontrait ses disciples, enseignait les foules, priait à la synagogue avec le grand public, participait aux fêtes... Les anciens du désert, eux, ne font que prier.

« La solitude est une attitude intérieure », dit I. Gobry125, la fuite du monde permet non seulement la méditation mais encore la contemplation. L'originalité du monachisme réside dans le fait de se retirer dans une forme de silence intérieur, loin de toute préoccupation mondaine. Le moine parvient à l'oubli de lui-même pour se consacrer tout entier à la contemplation de Dieu. La véritable fuite du monde ne consiste pas à s'en séparer avec son corps, mais à retirer de son âme tout appétit charnel. L'homme pleinement libéré du monde, peut avoir envers ses frères une charité véritable.

La contemplation semble donc la seule fin du moine. Le contemplatif, dit A. Guillaumont, ne doit pas seulement avoir réalisé l'unité dans son activité, il doit aussi l'avoir réalisée en lui-même, en son âme, en mettant fin à la multiplicité des passions. Il faut être unique pour aller à l'Unique126.

Pour les Pères du désert, il faut « adhérer à Dieu sans cesse et lui demeurer inlassablement uni par la contemplation » au point de pleurer s'ils se laissent distraire, car ils se voient alors « déchus du bien suprême ».

S'éloigner de la contemplation, ne fut-ce qu'un moment, est considéré comme impureté puisque, en somme, toute la vie du moine est liturgie. Le règne de Dieu pour les moines, s'établit en eux dès qu'ils ont chassé les vices par le moyen de l'oraison contemplative. Oui, il est bien question de « doctrine du désert ». Cassien et Germain interrogent Abba Paphnuce sur sa « doctrine » :

« ... nous répondîmes que nous en avions à sa doctrine... » (Coll. 3)

La doctrine du désert captive parce qu'elle est sensiblement différente de celle transmise dans le monde : Abba Paphnuce pratique le libre-arbitre. Pour lui, Dieu ménage à tous des occasions d'être sauvé, mais il appartient à l'homme d'y répondre ou non. La doctrine ecclésiale, quant à elle, stipule qu'il nous faut une grâce particulière de Dieu pour répondre à son appel de manière efficiente. Paphnuce semble établir une hiérarchie concernant les

125 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint Basile » Fayard 1985.

126 A.GUILLAUMONT in « Aux origines du monachisme chrétien » Paris 1979.

renoncements puisqu'il situe le troisième supérieur aux deux autres. (1. Renoncement corporel, 2. Renoncement de notre vie passée, 3. Renoncement qui consiste à retirer notre esprit des choses présentes pour ne plus contempler que les choses à venir.) (Coll.3)

Sans les deux premiers, impossible d'embrasser le troisième renoncement. Les richesses et les vices de l'homme intérieur durant la première vie adhèrent au corps et ce n'est que par l'ascèse qu'elles s'en détacheront. Paphnuce se situe légèrement en contradiction quant à la doctrine catholique : pour celle-ci, nous ne pouvons, par nos propres forces et sans un secours particulier de Dieu, répondre adéquatement à son appel. Or, Paphnuce nous dit que la manière de répondre à l'appel de Dieu dépend de nous. L'obéissance d'Abraham, dira-t-il, est sienne, c'est le « que je te montrerai » qui est grâce de Dieu. ( Gen. 12,1) L'ancien se contredira par la suite en disant que même si nous pratiquions les plus gros efforts, nous ne pourrions atteindre la perfection sans la coopération du Seigneur. S'agit-il alors d'une incompréhension de Cassien et d'une mauvaise retranscription de ce qu'il a entendu ou bien Paphnuce se reprendt-il parce que ses propos sont en marge de ce que prône l'Eglise ? C'est difficile à éclaircir, mais l'ancien dira encore que ce n'est pas le libre-arbitre mais le Seigneur qui délie les chaînes des captifs (Ps, 145,7) et déclarera clairement dans son discours que ce qu'il dit n'est pas pour déclarer inutile leur zèle mais pour bien les persuader que sans l'aide de Dieu, les seuls efforts ne sont pas efficaces. « Seul le Seigneur nous a rendu capables d'être les ministres d'une Nouvelle Alliance. » (Coll.3)

Germain relance l'ancien sur la question du libre-arbitre et demande comment il se fait que nous ne puissions estimer le salut comme une chose qui dépend de nous, si Dieu Luimême nous a donné la faculté de l'écouter ou de ne pas l'écouter ? Paphnuce répond que lorsque le Seigneur déclare : « Si mon peuple m'eût écouté... », Il montre qu'll a parlé le premier, ce qui établit à la fois liberté et grâce. Le libre-arbitre se prouve par la désobéissance du peuple. Paphnuce ne prétend donc pas, apparemment, détruire le libre-arbitre, mais a voulu prouver que, tous les jours, le secours de la grâce de Dieu est nécessaire.

Ici encore nous retrouvons des éléments de la doctrine du désert. Elle est morale et ressemble en bien des points à celle d'Origène qui prônait le libre-arbitre. On avait d'ailleurs accusé les moines d' « origénistes », ce terme étant devenu péjoratif puisque l'on insistait sur les points les plus faibles de la doctrine d'Origène, notamment la préexistence des âmes, la spiritualité des corps glorifiés et l'apocatastase. Pour Origène, en somme, le bien qui est en nous n'existe pas sans l'aide de Dieu mais cette aide n'est pas donnée sans un effort de notre part.

Après cet entretien sur les renoncements, Cassien et Germain se sentent découragés, car avec le premier renoncement seulement, ils croyaient déjà toucher le sommet de la perfection alors qu'ils n'avaient « pas encore entrevu, même en rêve, les cîmes de la vie monastique ! » (Coll.3)

Dans la Conférence IX, il apparaît que toute la fin du moine consiste en une persévérance dans la contemplation qui elle-même est un effort vers l'immobile tranquillité de l'âme. Le moine, avant de prier, doit faire le vide de toute pensée. Eclater de rire à cause d'un souvenir serait choquant pour la communauté monastique, quant à la colère, elle doit être bannie de l'esprit avant de commencer à prier.

L'oraison doit être fréquente mais courte, de peur que le démon en détourne le moine par des distractions. Cassien et Germain comprennent cet enseignement mais ils éprouveront du mal, visiblement, à intégrer la vraie nature de la prière au désert. Cassien nous précise que sa conception de la prière était de prendre des passages de l'Ecriture et de les méditer, alors qu'il apparaît, au contraire, que la prière des Pères soit bien différente de celle-là. Elle ne s'appuie sur aucun texte, aucun souvenir, mais dépend des dispositions préalables de l'âme à la contemplation. Pierre Miquel127 dit que constamment revient dans l'oeuvre de Cassien cette opposition entre l'expérience vécue et une simple connaissance verbale et livresque :

« Viendra un jour où, moins par la lecture que par une laborieuses expérience, vous posséderez la doctrine. » (Coll.14.)

On peut en déduire que même si la contemplation est le secret du désert et sa principale doctrine, celui qui ne l'a pas pratiquée est incapable d'en instruire les autres. Abba Nestéros dit qu'« il est impossible de connaître ou d'enseigner ces choses, à moins d'en avoir l'expérience ». (Coll.14)

Nous revenons une fois encore sur la notion d'expérience comme principale instruction au désert. Une doctrine se transmet et s'apprend, et l'on voit dans les deux discours sur la prière que l'ancien transmet la façon de prier au jeune disciple et si l'on n'apprend pas la contemplation à proprement parler, on peut apprendre à y tendre en encourageant le disciple à rester en cellule pour y prier. Et petit à petit, dans la persévérance de l'oraison, le jeune moine vivra cette expérience dont il pourra témoigner à son tour. L'expérience serait donc élément doctrinaire au désert.

Certains moines ont reçu le charisme de l'hospitalité (charité) qui est en quelque sorte une manière de vivre sa foi, alors que d'autres ont été appelés pour prier, mais les moines

127 P . MIQUEL in « Le vocabulaire latin de l'expérience spirituelle » N°79. Beauchesne 1989.

(actifs) hospitaliers ne sont apparemment pas les anachorètes, mais les cénobites. Il n'est donc pas question d'anachorètes actifs qui pratiquent la charité et l'hospitalité, comme le soin des malades par exemple. L'anachorète vit en cellule du travail de ses mains, prend s'il le souhaite un disciple à former, prie à des heures régulières, reste en silence et ne voit ses frères que le dimanche (peut-être aussi le samedi) pour la synaxe. Il arrive à quelques moines de recevoir des étrangers qui demandent « une parole » mais cela reste exceptionnel. Il n'y a pas officiellement de hiérarchie de valeurs mais il existe une différence affirmée entre le moine qui prie et celui qui oeuvre. Cassien enseigne que le moine ne peut faire les deux à la fois. (Coll.14)

Il invite à méditer l'Ecriture de manière à occuper l'esprit et l'empêcher de vagabonder en mauvaises pensées durant la prière. L'enseignement de Nestéros apparaît différent de celui d'Isaac (Coll. 9-10) qui voulait que la prière fut davantage une expérience d'intimité avec Dieu qu'une rumination continuelle de la Parole mémorisée. Il semble donc que pour Cassien, la charité ne consiste pas nécessairement à donner à manger au pauvre mais qu'elle soit une union spirituelle établie entre l'homme et Dieu (amour) d'où la nécessité de la « contemplation » pour être dit « charitable (aimant) ». Méditer en pensant au prochain échange spirituel est vain, on ne se met pas en relation avec Dieu pour autre chose que la relation même. C'est ce qui fera dire six siècles plus tard à Saint Bernard de Clairvaux : « La raison d'aimer Dieu, c'est Dieu même. » C'est alors que Dieu se manifeste au priant. Seule l'ascèse conduit à cette perfection qu'est la charité et la durée dans la contemplation, mais ce n'est guère facile pour un débutant car souvent, le moment de la prière le remet face à sa motivation de foi.

VII. Renoncements et luttes.
A. Ce que sont les renoncements.

Le renoncement précède l'ascèse. C'est en quelque sorte, la première étape de celle-ci. Il s'agit de « l'action par laquelle un homme se sépare volontairement de ce qui, en lui ou hors de lui, est opposé à Dieu 128 ».

Le disciple, débordant de zèle mais encore gonflé d'orgueil, se retrouve devant une montagne à surmonter. Est-il possible, du jour au lendemain, de renoncer, de lâcher tout ce qui a fait partie de son quotidien pendant plus ou moins vingt ans ? Et cependant, c'est dans la hâte que le disciple devra renoncer, car sans l'abandon de sa manière de vivre antérieure, il ne

128 Dictionnaire de la Foi chrétienne. T.1 : « les mots. » Paris/Cerf. 1968.

pourra jamais suivre son maître. Au désert, le jeune moine devient apôtre et les apôtres ont tout lâché d'un coup pour suivre le Christ. La modalité du départ au désert est l'immédiateté, dit N. Molinier129.

Abba Daniel dit que, souvent,

«... la grâce ne dédaigne pas de nous visiter au milieu de la négligence et du relâchement. Elle inspire et réveille, éclaire et châtie avec clémence afin d'éprouver le moine dans son inertie. » (Coll.14)

Pour l'ancien donc, même si le moine est relâché dans la prière ou l'observance, la grâce de Dieu, plus forte que tout, vient à son secours, au coeur même de sa pauvreté et de son relâchement. Abba Daniel ne vante pas les moines « chastes par nature » car ils n'estiment avoir besoin ni du labeur de l'abstinence, ni de la contrition du coeur. Sans vrai renoncement, il est impossible de survivre aux assauts de la tentation. Ainsi, l'on verra des frères qui ont tout quitté avec une apparente facilité et qui s'attacheront au moindre petit objet qu'ils ont la permission d'avoir dans leur cellule. Abba Daniel dit qu'il leur servira de peu d'avoir méprisé de plus grands biens.

« ...puisqu'ils ont reporté sur d'humbles et menues choses, la passion qui fait une obligation de renoncer aux premières. » (Coll.4)

Ils appliquent donc à des riens leur cupidité et leur avarice, ce qui prouve que leur ancienne passion n'est point retranchée mais n'a fait que changer d'objet. Leur âme est restée riche et ils n'ont pas compris le sens du renoncement. Le renoncement est une pratique quotidienne. Il n'est pas seulement matériel, mais spirituel également.

Le moine qui a quitté le monde est éloigné des « objets » qui, dans le monde, pouvaient le tenter ou le distraire, mais il lui reste le souvenir ou la représentation de ces objets, ce que l'on appelle « les pensées 130 ».

B. Ce que sont les luttes.

Le Père du désert a deux ennemis : lui-même et le démon ! Saint Paul disait lui-même qu'il fallait « lutter contres les principautés, les puissances, contre les forces des ténèbres de ce monde et les esprits mauvais répandus dans les Cieux ». (Eph.6,12) Le moine rencontre le démon au désert d'une façon que l'on peut dire inévitable, dit A.Guillaumont, car le démon est chez lui au désert131.

129 N. MOLINIER in « Ascèse, contemplation et ministère » S0 N°64. Bellefontaine. 1995.

130 A. GUILLAUMONT in « Aux origines du monachisme chrétien » Paris 1979.

131 Ibid.

Si les démons voient des moines, dit Athanase dans la Vie d'Antoine132, ils s'efforcent de mettre des obstacles sur leur chemin et ces obstacles, ce sont les pensées impures. Seuls, la prière et le jeûne peuvent en venir à bout, mais ce n'est pas si simple car ces démons reviennent sans cesse à charge en se façonnant des apparences trompeuses, comme des allures de femmes, de bêtes ou même de soldats. Et si on les vainc en les démasquant, ils réattaquent de nouveau sous d'autres formes. Le moine du désert n'est jamais à l'abri et a fortiori le novice en formation qui représente la cible parfaite des démons en tous genres. Ceux-ci semblent parfois dire la vérité, dit Athanase, il faut alors discerner avec l'aide de l'ancien s'il s'agit d'une manifestation de Dieu ou du malin. Dom L. Leloir nous cite les Paterica arméniens133 :

« A Arsène, le démon s'était présenté sous forme humaine en disant : je suis le Christ , je suis venu te faire visite toi qui te fatigues tant pour moi. Arsène s'était voilé les yeux en disant : Je ne désire pas voir le Christ en ce monde. Le démon s'était enfui, disant : quelle profondeur a donc donné le fils de Marie aux enfants des hommes ! »

Tirer de ce texte ce qui est pertinent n'est pas aisé, mais la distance à prendre n'empêche pas la compréhension du message donné : il s'agit bien de profondeur et de force qui ne peuvent être puisées que dans la prière assidue. Le démon dont parlent les Pères, c'est euxmêmes. La lutte contre soi-même au désert, est constante du début à la fin, car les vieilles habitudes reviennent à la surface sans relâche.

On saisit bien, en lisant la « Vie d'Antoine », qu'il s'agit d'être fort pour venir à bout des démons. Ceux-ci n'agissent que là où il y a faiblesse. Antoine lui-même a eu du mal à les combattre. On sait qu'il vivait seul et que cette solitude n'arrangeait en rien cette lutte acharnée contre le malin. Le terme de « lutte » est souvent usité dans le vocabulaire monastique. On comprend par là combien le combat était rude, violent parfois et l'on se doute du nombre de moines ayant abdiqué devant les assauts de l'ennemi.

Abba Sérénus explique que les novices n'ont à faire qu'aux démons les plus faibles, aux moins puissants. Et c'est seulement après avoir triomphé des premières batailles que le moine est prêt à en affronter de plus rudes :

« Les difficultés de la lutte augmentent en proportion de nos forces et de nos progrès. » (Coll.7)

132 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400. Cerf 1994.

133 Paterica arméniens : 15, 12A : III, 233. (in Dom L.Leloir in « Désert et communion. » S0 n°26. Bellefontaine 1978.)

Nous affirmerons donc, sans hésiter, que si les Pères mettent en garde leurs disciples avec autant d'insistance contre les démons, c'est parce qu'eux-mêmes ne les ont pas encore vaincus. Cette notion nous semble d'importance dans l'enseignement de Cassien. La lutte contre soi-même représente l'une des difficultés majeures au désert. Se combattre soi-même est de base pour laisser toute la place au divin.

On retrouve dans les Conférences ce vocable de lutte et l'esprit du combat sportif dont parle Athanase dans la Vie d'Antoine. Abba Sérénus, dans un tout autre registre, puisqu'il s'agit de « possédés », entretient ses deux visiteurs sur le fait que tout arrive par Dieu et est destiné au bien des âmes. (Coll.7)

Cassien enseigne donc que la lutte contre le démon est bien nécessaire à la formation du jeune moine, afin de l'éprouver dans ses ardeurs et son enthousiasme de débutant, mais il enseigne aussi que le disciple devra savoir que même un moine averti et vertueux, restera toute sa vie, la proie potentielle de l'Adversaire. On voit dans la Vie d'Antoine que les démons peuvent citer l'Ecriture comme le fit Satan au désert pour tenter le Christ. Le novice devra donc apprendre à discerner les bons des mauvais conseils, c'est pourquoi il sera indispensable que ses débuts au désert soient encadrés de manière stricte par un ancien expérimenté dans la lutte contre l'ennemi qui, pour combattre efficacement contre les démons, devra avoir acquis le charisme du discernement des esprits134. Il arrivera donc au maître de devoir lutter contre son disciple et celui-ci devra se montrer humble avant tout car dans un apophtegme il est dit :

« Rien ne nous chasse ni ne nous vainc aussi efficacement que l'humilité 135. »

Il ne faut pas oublier qu'au désert, c'est la vie du Christ que l'on vient vivre et non plus la sienne, ce qui suppose une grande offrande de soi-même. Le moine reste convaincu qu'à côté du Christ, il n'est rien et qu'aucune pénitence ne saurait renouer les relations d'amitié si Jésus-Christ n'avait d'avance soldé ses dettes136.

Malgré le jeûne et la prière, le démon qui ne se tient jamais pour battu, revient sous différents aspects. Il est donc important, outre la ferveur et l'opiniâtreté, d'être renseigné sur sa ruse. Le moine n'a pas l'impertinence de se mettre sur le même plan que Dieu. Il sait, que même âgé et expérimenté, il a encore beaucoup de choses à apprendre. Le Père ne reconnaît pour fils que ceux qu'anime l'Esprit de Jésus dit Saint Paul. (Rm 8,14)

135 Paterica arméniens : 15,16 R : III, 281. . (in Dom L.Leloir in « Désert et communion. » S0 n°26. Bellefontaine 1978.)

136 Un moine anonyme in « L'ermitage. » Martinguay/Genève. 1969.

Le Père du désert en est conscient, c'est ce qui fait sa simplicité et sa sagesse. Le Christ est toute la vie du moine, il restera son idéal avant toute chose et c'est en conservant ce principe en tête qu'il pourra lutter contre les assauts du démon. Dès ses premières victoires, on voit Antoine se méfier de tomber dans un autre mal : la présomption. Et plus tard, il dira à ses disciples :

« J'ai vu tous les pièges de l'Ennemi tendus sur la terre. J'ai gémi et j'ai dit : qui donc les évitera ? Et j'ai entendu une voix qui me répondait : l'humilité 137. »

VIII. L'Ecriture Sainte justifie-t-elle la relation maître disciple ?

Il est question, ici, de survoler quelque peu le rapport maître disciple dans le Nouveau Testament et non pas d'étudier l'influence de l'Ecriture dans l'enseignement du maître, ce qui n'est pas le propos de notre travail. La façon de procéder des Pères du désert envers leurs disciples était-elle conforme ou non à l'Ecriture, concernant la manière d'instruire ? Jésus luimême pouvait-il être assimilé à un maître ou à un « abba ? » Avait-il aussi été disciple avant d'enseigner lui-même ? Qu'était la méthode recevable dans l'apprentissage au désert pour que celle-ci soit conforme à ce que voulait le Christ ?

Dans la juste logique des choses, tout maître commence par être disciple et Jésus n'a pas fait exception à la règle. C'est par son baptême qu'il devient pour un temps très court, le disciple de Jean. Ce baptême est un rite d'initiation par lequel Jésus accepte de se mettre à la suite et sous la direction de son prédécesseur.

Jésus, lui, appelle individuellement chacun de ses disciples, mais il ne les reçoit jamais à l'écart pour les diriger de manière personnelle. Il n'oblige pas, mais invite à le suivre. Il ne se fait jamais appeler « abba » mais on peut dire qu'il « engendre » ses disciples en Dieu en le leur faisant connaître. Pour eux, Jésus est « Rabbouni » (notre maître). Il demande à ses disciples de n'appeler personne « père » car il n'y en a qu'un seul : celui qui est dans les Cieux. ( Mtt 23,9)

« Celui qui se fait appeler « père » dit A.Veilleux, ne peut l'être que parce qu'il incarne ou manifeste d'une certaine façon, la paternité unique de Dieu le Père à l'égard de tous 138. »

137 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint Basile » Fayard 1985.

138 A. VEILLEUX in « Conférence sur la paternité spirituelle » donnée au monastère N.D. d'Ermeton (Namur/Belgique) en 2001.

Jésus est donc « maître » et non pas « père » pour ses disciples. L'Ecriture enseigne également que le Christ envoie Paul chez l'ancien Ananie, jugeant préférable de le mettre à une école plutôt que de l'enseigner lui-même.

Paul, lui, appelle les Corinthiens « mes enfants bien aimés » (I Cor 4,14) et dit aux Thessaloniciens que comme un père pour ses enfants, il les a exhortés, encouragés, adjurés de mener une vie digne de Dieu. (I Thess 2,11)

Peut-être s'agit-il là davantage d'une métaphore que d'une intention manifeste de se considérer comme le père de ses ouailles, mais la relation semble moins distante entre Paul et les communautés qu'entre Jésus et ses disciples. Il nous faut bien sûr nous contenter du peu de sources fiables que nous possédons concernant les paroles historiques de Jésus mais on peut tout de même se poser la question de savoir si la manière d'appréhender la paternité spirituelle ne dépendait pas de la mentalité, de l'intention, voire même du caractère de chacun des maîtres.

Dans la distance qu'impose Jésus par son refus de nommer « père » quelqu'un d'autre que Dieu, on devine un espace de liberté qui permet de faire un choix pesé. Paul a un discours persuasif, il s'implique davantage dans ce qu'il transmet. Si Jésus garde une distance dans sa manière d'enseigner cela ne l'empêche nullement d'estimer à leur juste valeur ses envoyés faisant fonction de maîtres spirituels.

« Qui vous accueille m'accueille et accueille Celui qui m'a envoyé. » (Mt 10, 41-42)

La direction spirituelle selon Jésus, consistait principalement à transmettre la connaissance de Dieu.

Paul dit aux Corinthiens :

« Auriez-vous en effet, des milliers de pédagogues dans le Christ, que vous n'avez pas plusieurs pères ; car c'est moi qui, par l'Evangile, vous ai engendrés dans le Christ Jésus. Je vous exhorte donc : soyez mes imitateurs. » ( I Cor 4, 15-17)

Paul demande donc aux Corinthiens de l'imiter, ce que ne semble jamais faire Jésus.

Au désert, nous retrouvons dans les paroles des anciens la notion d'imitation, même s' il s'agit de l'imitation du Christ et non d'eux-mêmes. L'ancien du désert démontre généralement par la douceur ce qu'il est bon d'imiter ou non. L'intention n'est pas ici de démontrer que la façon de procéder des anciens était irréprochable et celle de Paul répréhensible mais de confirmer que chaque maître avait sa manière d'appréhender la direction spirituelle en rapport avec son propre tempérament. Il s'agit donc d'une manière de faire.

Il n'y avait ni école, ni règle chez les premiers chrétiens et la qualité des enseignements reçus dépendait fortement de celui qui les dispensait.

Ainsi, le célèbre conseil des Pères du désert recommandant au disciple de s'asseoir dans sa cellule afin que celle-ci lui enseigne tout ce dont il a besoin serait un peu réducteur si l'on n'incluait la notion de liberté que ce conseil connote. Si cela peut sembler suggérer que le maître spirituel n'est pas indispensable, cela aide à comprendre surtout que c'est en lui-même et face à Dieu seul que le jeune moine trouvera le chemin qui conduit au (vrai) Père.

Ce conseil ne prend sa pleine signification que s'il est donné par un maître qui lui-même a expérimenté la solitude de la cellule. Celui-ci ne fait pas le travail à la place du disciple mais lui transmet l'énergie pour l'accomplir. C'est également ce que faisait Jésus vis-à-vis de ses disciples, il ouvrait la voie mais sans interférer.

Se focaliser sur le maître peut aider le disciple à voir Dieu de manière incarnée, ce qui l'aidera à progresser dans la vie spirituelle, mais il devra un jour voir Dieu en son frère également. La relation au maître doit être celle qui ouvre vers Dieu et non celle qui referme sur le maître seul, ce qui risquerait d'être néfaste pour le jeune moine. C'est en ce sens que l'enseignement de l'Evangile est une exemple sans cesse recommandé par les anciens. Jésus a montré le chemin puis il s'est effacé. L'ancien du désert s'efface donc lui aussi, de façon à laisser le jeune imiter le Christ et non pas lui-même.

Le terme d'imitation est employé par Cassien lorsque Germain dit à Abba Joseph :

« Nous avions pensé que nous retournerions à notre monastère comblés, par la vue de votre béatitude, de joie et de fruits spirituels et qu'il nous serait possible d'imiter, au moins dans une mesure modeste, ce que nous aurions appris à votre école... » (Coll.17)

Il s'agit d'imiter un savoir-faire, un savoir-être, en vue d'obtenir les mêmes joies que l'ancien, mais non d'imiter l'ancien lui-même pour ce qu'il est ou serait sans cette béatitude.

Si l'ancien suscite l'imitation, il ne l'impose jamais, il se fait modèle par l'exemple et par son témoignage mais ne demande jamais au disciple de l'imiter. Ce désir d'imitation vient du novice lui-même, comme il a dû survenir également chez les disciples du Christ après sa mort.

Abba Théonas met les visiteurs en garde.

« ... j'y mets cette unique condition, que votre intelligence ne s'intéresse pas seule à mes paroles, mais qu'elle s'accompagne de la pratique des oeuvres. Ainsi en va-t-il de tout ce qui s'apprend par l'expérience, plutôt que par la doctrine : celui qui ne l'a pas pratiqué est incapable d'en instruire les autres... » (Coll.22)

Il ne faut pas imiter sans comprendre et encore moins sans adhérer, veut sans doute transmettre Cassien, il est donc essentiel d'entrer dans la pratique et de vivre à son tour et à sa façon (et non pas à celle de l'ancien) sa propre expérience.

Le jeune moine s'inspire donc de ce qu'enseigne le maître en l'adaptant à ses possibilités de raisonnement. C'est en ce sens que l'exigence de l'ancien rejoint celle de Jésus et se montre donc conforme à l'Ecriture. La responsabilité du maître est grande vis-à-vis du disciple, mais il ne veut pas être être idolâtré. Il est un homme comme les autres qui ne peut prendre la place de Dieu et c'est bien sûr contre cela que Jésus met en garde ses disciples de ne mettre personne à la place de Dieu en l'appelant « père ».

L'attitude de l'ancien vis-à-vis du disciple est davantage celle d'un maître qui enseigne, tout comme le Christ, plutôt que celle d'un père qui protège, même s'il lui arrive quelquefois de se montrer protecteur envers le jeune moine. On retrouve chez Cassien des éléments de réflexion qui rappellent ceux de Justin139 qui disait que pour comprendre les Ecritures, il fallait non seulement une grâce mais également un enseignement de manière à pouvoir les interpréter.

« En effet, l'intelligence des Ecritures est un don de la grâce mais elle suppose aussi un maître qui ouvre à cette lecture de manière persuasive. Et cela commence par le Christ qui a pris la peine d'enseigner les apôtres 140. »

Dieu ne montre à personne le chemin de la perfection si, ayant auprès de qui s'instruire, on méprise la doctrine des anciens et leur règle de vie, sans faire cas de cette parole qui voudrait être pourtant observée avec zèle :

« Interroge ton père et il te l'apprendra ; tes anciens et ils te le diront. » (Dt 32,7)

139 F. VINEL in « Les principes théologiques de l'exégèse des Pères de l'Eglise. » Fascicule de cours de Licence. (2ème année.) Strasbourg/Edition 2005.

140 Ibid.

Conclusion.

Au terme de notre étude, il serait peut-être judicieux de mentionner le caractère un tant soit peu unilatéral avec lequel Cassien décrit les Pères.

Sa passion pour le désert est telle que son discours pourrait nous sembler parfois légèrement absolutiste. Il y a chez Cassien, une assimilation de la vie monastique à la vie évangélique. Pour lui, la pureté dont il parle ne peut s'atteindre que dans la vie monastique et bien plus, dans la solitude des anachorètes141. Il oppose son ouvrage, fruit de l'expérience, à ceux de ses prédécesseurs qui ne connaissaient le désert que par ouï-dire142. Cassien aurait une légère tendance à magnifier l'obéissance au risque parfois de subordonner la charité à cette obéissance. Sa présentation de l'ascèse semble également subordonnée à la charité et orientée vers elle. Toutefois, le message qui nous intéresse est riche d'enseignements et le parcours de Cassien totalement original. Cassien est un chercheur de Dieu. Il veut enseigner par l'exemple et par le renoncement total à soi-même. Son observation de la formation du disciple par le maître aide à cette compréhension. Chez lui, la relation entre le disciple et le maître va au-delà de la formation : il est question d'un parcours commun dans la même direction.

Cassien nous apprend, par son oeuvre, que le disciple ne se contente pas de faire tout ce que dit le maître mais qu'il apprend surtout à ne plus vivre pour lui, mais pour Dieu, sous la conduite d'un ancien qui se fait intermédiaire. Le jeune se situe dans un esprit de conversion lorsqu'il part au désert et sa quête de l'ancien est dynamique. Il est avide de s'établir dans la solitude proposée par le maître et s'y livre docilement parce qu'il le veut au plus profond de lui-même. Son choix est donc libre.

Le jeune moine dispose du temps qui lui convient au désert et n'est jamais poussé dans le dos mais simplement invité à toujours se dépasser. Il a le droit de rester lui-même et sait que toute sa vie sera chemin vers Dieu. Il aborde l'ancien avec d'infinies précautions car son respect envers lui est immense. Cassien nous brosse un portrait très idéalisé de l'ancien tel qu'il le voit lui-même : un homme sage rempli d'expérience qui a lutté plusieurs années avant de pouvoir transmettre ce qu'il sait, mais il nous dit que tous les Pères ne se considéraient pas

141 P.CHRISTOPHE in « Cassien et Césaire, prédicateurs de la morale monastique. » Duculot Lethielleux. 1969.

142 J.CASSIEN in « Institutions cénobitiques » Coll. Sources chrétiennes 109.

Cerf 1965.

comme des enseignants, certains d'entre eux estimant qu'ils ne peuvent conseiller alors qu'ils n'ont pas encore eux-mêmes intégré certaines bases de la vie monastique.

Cassien, de même que d'autres sources étudiées, nous apprend que c'est le jeune qui cherche le maître et qui le choisit. Il s'agit là de la première étape de la démarche spirituelle du novice. Il se mettra alors sous la tutelle de l'ancien élu et deviendra vraiment disciple en même temps qu'il fera de cet ancien un maître spirituel. C'est donc le disciple, par son choix, qui fait que l'ancien se transformera en maître.

Cassien nous informe que le disciple se réfère d'abord au jugement de l'ancien et que celui-ci, s'il le juge utile, appuyera son enseignement d'une citation biblique.

Il nous a paru important d'insister sur la notion originale de la formation au désert. Le disciple semble davantage demandeur d'une parole de l'ancien que d'un précepte de l'Ecriture sans commentaire du maître. Cassien insiste auprès des Pères en leur disant vouloir connaître leur doctrine. Ce que le disciple demande, c'est une parole issue de l'expérience. Celle-ci est le plus souvent mêlée à la Parole de l'Ecriture car l'ancien s'y réfère lui-même en toute occasion, même s'il l'adapte, la « re-visite » avant de la transmettre au jeune moine. Nous dirons donc qu'au désert, la Parole est mouvement et vie lorsqu'elle devient langage.

Chez les anachorètes, le spirituel semble issu du rationnel et non l'inverse. Même si le côté rationnel émane d'une spiritualité élevée de la part des anciens, cette spiritualité prend corps par l'exemple et se trouve, de ce fait, mieux intégrée par les disciples.

Durant la formation, le maître transmet l'enthousiasme de sa propre passion, mais il le fait de manière progressive afin que le disciple ait le temps de saisir toutes les subtilités de cette transmission. Cassien évoque l'expérience des hommes et des choses. (Coll.16) Cette expérience s'oppose à la méditation abstraite des théoriciens et à l'enseignement verbal des rhéteurs143. Nous retrouvons sans cesse dans l'oeuvre de Cassien cette opposition entre l'expérience vécue et la connaissance livresque. (Coll. 12, 14, 21)

Il nous est démontré que l'on doit commencer par la pratique et que ce n'est que plus tard, que le moine passera à la théorie. (Coll.2.3) Quant à la vie intérieure, seul compte l'exemple de ceux qui en vivent. La vie au désert est donc une connaissance de Dieu fondée sur la pratique.

143 J.CASSIEN in « Institutions cénobitiques » Coll. Sources chrétiennes 109. Cerf 1965.

C'est ce que transmet le maître à son disciple. Nous découvrons donc que l'expérience du maître est primordiale dans l'oeuvre de Cassien.

Nous avons vu qu'à cette époque, la façon d'accueillir un novice avait déjà changé par rapport au temps d'Antoine qui recevait les commençants de manière réfrigérante. Il appert que même si Antoine reste La référence par excellence, les Pères de l'époque étudiée ont compris qu'il fallait s'adapter à l'évolution des conduites. Ainsi, à l'inverse d'Antoine à qui les Ecritures seules suffisaient, Cassien nous indique que l'Ecriture est faite pour être sans cesse recréée et que les Pères l'actualisent en l'adaptant aux différents besoins de leurs disciples. Il apparaît donc chez Cassien que l'exemple des anciens semble davantage compréhensible que la Parole divine elle-même, pour le novice en croissance spirituelle.

Concernant la pédagogie propre au désert, il semble, d'après quelques exemples cités par Cassien, qu'elle ne soit pas générale. Chaque maître agit à sa manière (parfois comme il peut !) avec son disciple et certains débutants se retrouvent quelquefois surpris de l'extrême simplicité des réactions des anciens. Certains emploient l'exhortation, la patience et le silence, d'autres réconfortent, écoutent et consolent, d'autres Pères encore renvoient le disciple dans sa cellule. Malgré la diversité des méthodes, nous avons pu toutefois, brosser un portrait typique du maître qui, généralement, lorsqu'il décide d'accompagner un jeune moine, se montre plein de sollicitude et de patience envers lui.

La notion d'obéissance mutuelle nous a également interpellés durant notre étude. Pour que le disciple entre pleinement dans l'obéissance requise au désert, le maître doit le suivre au rythme de son tempérament. Il attend en somme, que le coeur du disciple soit apte à recevoir les enseignements qu'il a à donner et durant cette attente, le maître se montre patient. C'est donc par là que l'enseignement se révèle fécond. En délivrant un exemple d'obéissance par son attitude patiente, l'ancien se fera le disciple du disciple, ce qui nous fera dire que les deux personnages se situent dans une dynamique d'alliance et de partage.

Au sujet de la théologie propre au désert, nous avons découvert qu'il existait une doctrine : la vie spirituelle est orientée vers la vie d'union avec Dieu charité. On y accède par le renoncement total à la vie antérieure. Toutefois, les enseignements des Pères, davantage axés sur la contemplation que sur l'action (à l'opposé du Christ), pourraient laisser entendre qu'il existe une théologie érémitique. Mais ce sujet n'étant pas l'objet de notre étude nous avons préféré le passer sous silence.

Nous avons remarqué que la façon de procéder chez les Pères du désert était conforme à ce que prônait l'Ecriture : le Christ lui-même s'est bien posé en « maître » et non en « père » vis-à-vis de ses disciples.

Le rôle commun à ces « maîtres » (Jésus et les Pères) est donc bien cette fonction d'enseignant qui transmet, informe et éduque tout en gardant la distance affective et psychologique vis-à-vis du débutant. La notion d'imitation est présente mais il s'agit pour les Pères d'imiter le Christ et de s'effacer devant lui et non d'exhorter les novices à imiter l'ancien, ce qui serait falsifier et gâcher la richesse et l'orginalité de leur manière de procéder.

La formation au désert est donc bien une école, basée sur les préceptes évangéliques mais revisitée par les sentences du maître, elles-mêmes générées par l'expérience.

Enfin, nous dirons que la tradition du désert et sa transmission par l'expérience du contact direct de l'ancien au disciple semble porteuse. A notre sens, cette association des deux personnages est nécessaire à la formation d'un bon moine. Peut-être pouvons-nous regretter que par la suite, cette alliance ait été sacrifiée au profit d'une instruction collective au sein des monastères cénobitiques, où le maître des novices s'adresse à un groupe de jeunes moines aux tempéraments divers qui reçoivent le même enseignement et a fortiori les mêmes remarques adressées collégialement. Mais le débat reste ouvert ...

Cette méthode de transmission individuelle décrite par Cassien dans les Conférences nous semble, après analyse, riche et idéale à la formation d'un bon moine. Même s'il nous a fallu analyser les textes de manière prudente, à cause de leur caractère hagiographique, nous pouvons sans hésitation en retirer ce que nous étions venus y chercher : la notion d'authenticité monastique basée sur la pureté du coeur et la tranquillité de l'âme que l'on ne trouve nulle part ailleurs qu'au sein de ces monastères qui à leur tour et aujourd'hui encore, transmettent sans relâche les enseignements des Pères.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld