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Les "forces de l'invisible" dans la vie sociopolitique au Cameroun : le cas de la localité de Boumnyebel

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par Alain Thierry NWAHA
Université Yaoundé 2 (Soa) - D.E.A Science Politique 2008
  

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I LA COLONISATION EUROPÉENNE COMME INVASION ET PROFANATION DE LA « TERRE ANCESTRALE »

Notons d'emblée avec OBENGA Théophile (1989 : 170), que plusieurs évènements ont ébranlé les populations bantu au cours de leurs migrations du nord vers le sud du continent du Ier Siècle de notre ère, jusqu'au XIXème Siècle à savoir : des guerres inter-ethniques en passant par la traite des esclaves jusqu'à l'occupation européenne du continent africain. Le Cameroun en l'occurrence, a connu plusieurs périodes successives d'occupation européenne. E. WONYU (1975 : 23-29) en retient cinq (5). La première, la « période portugaise » (1472-1578), va favoriser la richesse des Basaa avec l'introduction de diverses cultures dans le pays tels la papaye, le cacao, la canne à sucre et l'avocat. La seconde fut la « période hollandaise » (1621-1845). Ce qu'il faut retenir de cette seconde période, selon l'auteur, c'est que les Hollandais non seulement pratiquaient « le vol » sous le couvert de relations commerciales, mais surtout, « poussés par un ministère du culte protestant », ils inspireront d'autres hommes à ventre la chair humaine. La troisième, la « période anglaise » (1845-1884) au cours de laquelle, notre côte sera exploitée jusqu'au Congrès de Berlin. Cependant, les Anglais, à cause de leur fameux « wait and see » perdront la première manche de la colonisation du Cameroun au profit des envoyés du Kaiser prussien. La quatrième fut la « période allemande » (1884-1916). Et la cinquième, la « période française » (1916-1960).

Dans la suite de notre travail, nous nous sommes essentiellement appuyés sur ces deux (2) dernières périodes (la période allemande et la période française) pour asseoir notre démonstration. Ainsi, pour comprendre pourquoi la colonisation européenne est perçue par les Basaa de Boumnyebel comme une « invasion » et une « profanation de la terre des Ancêtres », il faut tenir compte de deux (2) faits essentiels à savoir : la cosmogonie (la représentation du « Mbok Basaa ») et l'organisation religieuse de ce peuple (A) d'une part ; d'autre part, le chamboulement que va provoquer l'arrivée des Européens sur ce bel assemblage traditionnel (B).

A. LA COSMOGONIE ET L'ORGANISATION RELIGIEUSE TRADITIONNELLE DES BASAA

Pour plus de clarté, commençons d'abord par présenter la « cosmogonie » du peuple basaa, avant d'essayer d'analyser son « organisation religieuse traditionnelle ».

1. LA COSMOGONIE TRADITIONNELLE DES BASAA OU LE « MBOK BASAA »

Soulignons de prime abord que tous les Bantu « reconnaissent un créateur ou une divinité suprême ; celui qui créa tout, féconda la terre et anima les vivants. Une cérémonie commune à tous ces peuples : le culte des ancêtres » (OBENGA T., 1989 : 206). Chez les Basaa par exemple, le « Mbok » (univers, monde) est appréhendé comme un ensemble comprenant du haut vers le bas : « Hilôlômbi » (l'Être Suprême), les « Bilôn » (les divinités), les « Mimbuu » (les esprits), et « Bot » (les hommes) (E. WONYU, 1975 : 44). Essayons de comprendre ces termes.

« Hilôlômbi », encore appelé « Bayemi-kok », c'est-à-dire, « le plus grand qui broie tout, transcende tout » (E. WONYU, 1975 : 46), est le Créateur du « Mbok » (l'Univers) et du premier homme (« Mbot bot »). « Hilôlômbi » est donc « puissance pour puissance », le « Maa Ngala » des Bambara. C'est lui qui :

« Préleva une parcelle sur chacune des vingt créatures existantes, les mélangea puis, soufflant dans ce mélange une étincelle de son propre souffle igné, créa un nouvel Être, l'homme, auquel il donna une partie de son propre nom : Maa. De sorte que ce nouvel être contenait, de par son nom et par l'étincelle divine introduite en lui, quelque chose de Maa Ngala lui-même. Synthèse de tout ce qui existe, réceptacle par excellence de la Force suprême en même temps que confluent de toutes les forces existantes, Maa, l'homme, reçut en héritage une parcelle de la puissance créatrice divine, le don de l'Esprit et de la Parole » (A. HAMPATE BA, 1980 : 191-230).

C'est pourquoi « Hilôlômbi », dans la religion traditionnelle (Culte des Ancêtres), est honoré à travers la longue lignée des ancêtres (de ses fils).

Les « Bilôn » sont des divinités plus proches de « Hilôlômbi ». Elles peuvent, à l'instar des ancêtres, servir d'intermédiaires entre Dieu et les hommes. Dominique MALAQUAIS (2002 : 96) souligne par exemple à ce propos que : « les chutes d'eau sont habitées par des divinités protectrices des environs, c'est pourquoi à côté de chaque chute s'élèvent des petites cases, soigneusement entretenues, qui servent d'abris aux (dieux gardiens) de la chute ».

Les « Mimbuu » sont des esprits plus proches des hommes. Ils peuvent être bénéfiques (les esprits des ancêtres) ou maléfiques (notamment le « Nlémba »). Il est judicieux de savoir que les ancêtres ou « Basôgôl » (au sens strict) et « Bagwal » (au sens large), sont « des défunts illustres dont les actes et les hauts faits ont marqué leur peuple ou leur génération et leur ont permis de passer à la postérité » (C. M. F.-NZUJI, 1993 : 74). Ces derniers habitent tous dans un grand village : c'est le « panthéon ancestral » où le « Nlémba » n'a pas de place. En fait, le « Nlémba » chez les Basaa, est au départ un homme mauvais qui, n'ayant pas vénéré « Hilôlômbi » (Dieu) ni laissé de surcroît de descendant, « se transforme en un élément sans âme pour venir errer dans les villages ; c'est [...] le rejeté de la cité des bienheureux. Sa destinée reste la destruction totale... » (E. WONYU, 1975 : 47).

« Bot », les hommes (singulier « Mut ») sont une création de « Hilôlômbi » (Dieu). L'Être Suprême, après avoir créé « Mbot bot » (le premier homme, le premier ancêtre de la lignée) lui enseigna « les lois d'après lesquelles tous les éléments du cosmos furent formés et continuent d'exister. Il l'instaura gardien de son Univers et le chargea de veiller au maintien de l'Harmonie universelle » (C. M. F.-NZUJI, 1993 : 27). Par ailleurs, pour une compréhension un peu plus affinée, deux (2) chiffres fondamentaux permettent de mieux cerner l'homme (« Mut ») et le « Mbok » (l'Univers) dans la cosmogonie basaa à savoir : le « Chiffre trois (3) » et le « Chiffre neuf (9) ».

S'agissant du « Chiffre trois (3) » un proverbe basaa indique que : « Kii mbok gwée mbok yaa ib?o nkégi », c'est-à-dire, « le monde n'est né que le jour où le sexe de la femme s'est ouvert » (E. WONYU, 1975 : 7). Il semble donc que chez les Basaa, le mythe de la création de l'homme tourne autour du sexe de la femme41(*), faisant d'elle la « Mère » de l'humanité, c'est-à-dire, celle par qui, grâce à « Hilôlômbi » (Dieu), émerge la « Vie ». En effet, comme le souligne l'auteur qui précède, le mythe basaa de la création de « Mut » (l'homme) mentionne que :

« Au départ, il y avait un néant en forme de cercle dans lequel se trouve inséré un triangle, et de l'éclatement de ce triangle, il est sorti un objet en forme de verge, laquelle verge ayant fécondé le triangle ouvert, l'on a obtenu un objet plus petit encore [...] Le chiffre 3 s'explique donc de la façon suivante : le grand bâton sorti du triangle représente la verge de l'homme ; le triangle ouvert le sexe de la femme et le petit bâton produit de la copulation du bâton s'introduisant dans le trou, a engendré : l'enfant Man ...» (E. WONYU, 1975 : 7).

Nous pouvons donc retenir ici que : dans la cosmogonie basaa le « Chiffre trois (3) » renvoie à trois (3) entités constitutives de la partie « visible » du « Mbok Basaa » (l'Univers selon les Basaa) que sont le Père, la Mère et l'Enfant. Ainsi, « Isan » (le père) dérive du mot « San »42(*) (la lutte) : l'homme est donc un lutteur par essence, la lutte est sa fonction première dans le « Mbok ». Quant au terme « Nyan » (la mère), il dérive du verbe « Nye » (pondre) : le rôle premier de la femme est donc l'enfantement43(*). Enfin, « Man » ou l'enfant vient du verbe « An » (lire ou relier), « donc c'est un être qui lie l'un à l'autre ses parents et qui complète en même temps les 3 sommets du triangle qui constitue le sexe de la femme » (E. WONYU, 1975 : 7-8).

Par ailleurs, la symbolique du « Chiffre trois (3) » se retrouve également sur le plan métaphysique et sur le plan de l'autorité politique.

Sur le plan « métaphysique », le « Chiffre trois (3) » désigne trois (3) mondes à savoir : le monde des « divinités » (incluant la Divinité suprême, Dieu), et le monde des ancêtres (et des esprits) d'une part : ces deux mondes constituent le « Monde Invisible ». Et d'autre part, le monde des « vivants » lequel représente le « Monde Visible ». Ces deux (2) « Grands Mondes » (le « Monde Invisible » et le « Monde Visible ») représentent, in fine, les deux (2) principales faces du « Mbok Basaa » (le Grand Univers dans sa plus complète expression).

Sur le plan de l'« autorité politique », le « Kingè » (Chef traditionnel chez les Basaa) « s'assied toujours sur un trépied appelé MBENDA, trépied sur lequel on s'assied pour dire la loi Mbén » (E. WONYU, 1975 : 8).

Quant au « Chiffre neuf (9) », il est, à l'instar des autres multiples de trois (3), considéré comme un chiffre « sacré ». En fait, pour les Basaa :

« Tout être humain n'est complet que s'il est 9. Parce que d'un côté il est le produit d'un monde préétabli avant sa naissance, soit au moins 5 générations. Ce sont ses ascendants ou (bagwal) ; de l'autre, il doit être le chef d'une descendance (les balal) allant de son propre fils au dernier de l'échelle, lequel dernier, en même temps qu'il continue la lignée, la dépasse en renouvelant le cycle, devenant à son tour le fondateur (mbot bot). Il est le symbole ou la clause de fermeture et d'ouverture » (E. WONYU, 1975 : 36).

Ce qui est important de comprendre ici c'est que nous sommes dans une société patrilinéaire où le fils (« Man ») est considéré comme la « plaque tournante », celle qui permet à la lignée de se pérenniser. C'est pourquoi lorsque dans une famille, il n'y a pas de garçon, l'homme à la fin de son séjour terrestre, se plaint d'avoir vécu inutilement, d'être perdu pour l'éternité : c'est le cri de « Me mbélél mbog » du Basaa du Cameroun. En effet, Sans ce fils, sans cette « plaque tournante », il n'y a aucun lien entre lui et la société qui survit. La caractéristique essentielle de cette pensée repose, indubitablement, sur le fondement d'une famille, lieu idéal où l'homme trouve toutes sortes de liens ; affections, autorité, tradition, solidarité, etc. (E. WONYU, 1975 : 36).

Pour finir, nous pouvons également souligner que dans la cosmogonie traditionnelle basaa, le « Chiffre 9 » sert également de limite, de frontière à ne pas franchir sur le plan de la connaissance, notamment la connaissance mystique, car ne rien savoir est dangereux, mais en savoir trop aussi (tout étant une question de mesure, d'humilité face à l'Être Suprême), d'où le proverbe : « Likaò li nlel bé bôô » ou « Bôô inlel bé likaò », c'est-à-dire, « Aucune science ou connaissance n'est possible au-delà du chiffre 9 » (E. WONYU, 1975 : 35-36). Il faut savoir qu'au-delà du « Chiffre 9 » (4 + 5) on a le « Chiffre 10 » (9 + 1). Dans la religion traditionnelle basaa (que nous allons étudier juste après), le « Chiffre 10 » représente « Hilôlômbi » (Dieu) ou la chose complète et le « Chiffre 9 » l'Homme44(*) où : « 4 » représente la femme ou le sexe féminin et « 5 » représente l'homme ou le sexe masculin.

2. L'ORGANISATION RELIGIEUSE TRADITIONNELLE DES BASAA

Avant d'aborder précisément cette organisation religieuse traditionnelle, quelques petites précisions d'importance doivent d'emblée être faites ici à propos des termes suivants : la place de « la religion » chez le Basaa, la notion de « sorcellerie » et la conception de la vie et de la mort.

La « religion » est importante pour l'Africain en général et le Basaa en particulier parce qu'elle représente avant tout et surtout un « mode de vie », un ensemble de coutumes, des pratiques, des croyances, des rites, des lois et des obligations de tout un peuple. Elle touche à tous les domaines de la vie : politique, économie, philosophie, sciences exactes, éthique, théologie, etc. Elle est toute une « civilisation » issue d'une vaste culture. C'est pourquoi le Basaa pense que, appartenir à sa religion ce n'est pas exhiber des chiffres des adeptes ni se livrer à la course au prosélytisme, mais c'est tout simplement « vivre » en harmonie avec la nature, ses semblables. C'est « vivre » avec droiture, humanité, humilité et sagesse (WONYU, 1975 : 40).

La « sorcellerie », quant à elle, fait partie intégrante de l'organisation religieuse traditionnelle basaa, puisqu'elle est « une expérience métaphysique du mal absolu » que la société, à travers des cérémonies rituelles, s'efforce de conjurer afin de préserver la « vie » et l'harmonie de ses membres (ELUNGU P.E.A, 1987 : 75). 

Enfin, la « conception de la vie et de la mort » semble être le centre névralgique de cette organisation religieuse. En effet, en « pays basaa », comme partout en Afrique, la notion de vie et de mort constitue la base du sentiment religieux : la « vie » précède la mort (la « vie terrestre » s'achève avec la mort), mais la « vie » succède aussi à la mort (la « vie éternelle », au sein du panthéon ancestral, ne s'acquière qu'après la « mort terrestre ») (D. ZAHAN, 1970 : 62). Il est tout aussi important de noter que, dans cette conception de la « vie » et de la « mort », les vivants dépendent des morts comme de leurs supérieurs (ELUNGU P.E.A, 1987 : 43). Cela n'a rien d'étonnant puisque, comme le soulignait BASTIDE R.45(*), les civilisations africaines sont des civilisations symboliques où les « Morts » et les « Vivants » constituent une même « Communauté » (le « Mbok » chez les Basaa) et cela d'autant plus facilement que la « mort » n'est qu'un passage à un statut supérieur : celui d'« Ancêtre illustre éternel ».

En résumé, nous pouvons retenir que, pour l'Africain en général et le Basaa en particulier, « les morts ne sont pas morts » (BIRAGO DIOP)46(*), mais restent omniprésents auprès des vivants.

Ces quelques éléments, parmi tant d'autres non moins importants, sont susceptibles de nous permettre de mieux comprendre, au risque de nous répéter, pourquoi dans la religion traditionnelle, les Basaa recourent à Dieu, comme par ailleurs aussi aux ancêtres, aux esprits, à tout ce qui est vie, force pour vivre mieux et davantage.

Pour revenir précisément à l'« organisation religieuse traditionnelle » des Basaa, nous insistons ici, eu égard à notre thème, sur deux (2) de ses composants essentiels à savoir : le « spirituel » (la religion traditionnelle proprement dite) et le « temporel » (l'autorité politique incarnée par le chef de la communauté). Essayons d'analyser ces deux (2) principaux composants.

La « religion traditionnelle » (le composant spirituel de l'organisation religieuse traditionnelle basaa), était un acte familial auquel les fidèles (les membres de la famille) étaient sollicités par les « autorités religieuses » (« Ba Mbombok »). En son sein, on distinguait jadis quatre (4) paliers. Au premier, on avait les « étrangers » à la vie religieuse de la famille (« Balolo »). Au second, se trouvaient les « conformistes » dont les pratiques sont seulement des actes solennels : tel le baptême de l'enfant, la cérémonie de la bénédiction ou « saï mbok », le mariage, l'enterrement. Il s'agissait en fait des « Ba Mbombok » (notamment des « Ba Mbombok Mabouye »). Le troisième palier comprenait les « pratiquants » qui se soumettent aux actes périodiques (initiation au sein des confréries). Enfin le quatrième palier renvoyait aux «  dévots », aux prêtres tels : les « Bangengé », les « Bôt ba Ngambi », « Maum », « Koo » (E. WONYU, 1975 : 32).

Il convient de souligner, pour une meilleure compréhension, que dans cette « religion traditionnelle » (jadis et surtout aujourd'hui), le prêtre et le guérisseur par excellence c'est le « Mbombok ». Qu'est-ce qu'un « Mbombok » de façon précise ? Pour répondre à cette question, nous nous référons ici aux témoignages des « Ba Mbombok » (pluriel de « Mbombok ») que nous avons rencontrés au cours de notre étude (précisément en Septembre 2008).

Selon le « Mbombok B. » et son élève le « Mbombok R. », par exemple, le terme « Mbombok » peut se comprendre suivant deux (2) acceptions. Dans un sens large, un « Mbombok » est un individu (homme ou femme) qui a été initié au « savoir mystique ancestral » qui lui permet de faire des « divinations », de soigner des « maladies occultes » ou liées à la procréation et, par conséquent, il ou elle se doit de posséder au moins un « sat mbok » (objet à pouvoir ayant été consacré par les ancêtres). Dans un sens plus spécifique, le terme renvoie soit à une femme qui a été initiée au « Koo » (le seul « sat mbok » féminin, spécialisé pour tout ce qui se rapport à la femme, à l'enfant, à la maternité...), soit à un homme qui possède au moins l'un des cinq (5) « sat mbok » ou les cinq (5) à la fois (ce qui constitue un fait très rare). Parmi ces « cinq objets sacrés » nous avons : le « Kòn » (très rare), son possesseur appelé « Kònkòn », a pour spécialité la réalisation de tous les types de « blindage » ; le « Um », son possesseur le « Umum », est spécialisé en matière d'épilepsie et de stérilité mystiques (chez l'homme) ; le « Nguéé », son possesseur le « Nguéénguéé », est spécialisé pour soigner des « affections occultes » de types « Likang » ; le « Mbak », son possesseur le « Mbambag », a la réputation de soigner la « tuberculose mystique » ; et enfin le « Ndondo », son possesseur le « Ndondo », soigne d'autres formes d'« empoisonnement mystique ». On note ainsi une confrérie traditionnelle principale chez les femmes : c'est la confrérie du « Koo ». Alors que chez les hommes on en dénombre cinq (5) fondamentales qui portent les mêmes noms que les cinq (5) principaux « sat mbok » masculin susvisés.

Schématiquement, nous pouvons par ailleurs distinguer au sein de l'« organisation religieuse traditionnelle basaa », deux (2) grandes catégories de « Mbombok » : les « Ba Mbombok » hommes (subdivisés en deux catégories) et les « Ba Mbombok » femmes. Les « Ba Mbombok » femmes sont appelées « Kookoa », parce qu'elles possèdent le « Koo ». Il semblerait que l'idéal pour un « Mbombok » homme soit d'avoir une « Mbombok » femme comme épouse ou que son épouse s'initie au « Koo » pour devenir elle aussi une « Mbombok ». La « Kookoa » (la « Mbombok » femme) a, entre autres, le pouvoir de guérir le « dandi-isme » cette « maladie particulière »47(*) qui frappe les femmes qui ont vu leurs arrières petits enfants (« Dandi » chez les Basaa). Chez les « Ba Mbombok » hommes, on peut distinguer deux (2) types majeurs de « Mbombok » aussi puissants les uns que les autres à savoir : les « Ba Mbombok Mabouye » ou « Ba Mbombok Matouk » et les « Ba Mbombok Nkoda Ntong ».

Selon le « Mbombok R. », dans la hiérarchie traditionnelle, les « Ba Mbombok Mabouye » sont au sommet de l'échelle. Ils sont passés maîtres dans l'art de soigner toutes sortes de « maladies mystiques » connues (les « Nson », le « Likang »...). Ils sont également chargés de diriger, sur le plan traditionnel, la cérémonie d'intronisation du chef traditionnel (garant de l'autorité politique). Il arrive parfois que dans sa mission de préservation de la vie de la communauté, le « Mbombok Mabouye » convertisse un sorcier ou une sorcière (en lui faisant avaler un produit destiné à endormir son côté maléfique tout en préservant ses pouvoirs occultes). L'individu en question devient une sorte d'espion à la solde du « Mbombok »48(*). En somme, les « Ba Mbombok Mabouye » sont des sortes d'« Administrateurs traditionnels sur le plan mystique » (« Mbombok R. »). Par ailleurs, ils peuvent en cas de manquement grave ou d'outrage, envoyer les « Ba Mbombok Nkoda Ntong » sanctionner celui par qui le désordre est arrivé dans la communauté.

Les « Ba Mbombok Nkoda Ntong », quant à eux, constituent, « l'Armée traditionnelle mystique » (« Mbombok R. »). Il est essentiel que comprendre ici que, tout comme les « Ba Mbombok Matouk », les « Ba Mbombok Nkoda Ntong » connaissent toutes les « techniques de destructions occultes » ; mais à la différence des premiers (qui ne doivent pas ôter la vie), les « Ba Mbombok Nkoda Ntong » peuvent infliger la mort à certaines occasions exceptionnelles et, en général, après consultation (et assentiment) des autres « Ba Mbombok ». C'est le cas lorsqu'un individu foule aux pieds les valeurs traditionnelles en bafouant les interdits, ou s'approprie un bien qui ne lui appartient pas de droit ou pire encore, massacre ses frères. Les « Ba Mbombok Nkoda Ntong » sont le plus souvent des « Nguéénguéé ».

Sur le plan de l'autorité politique (la politique étant, à côté de la religion, le second composant essentiel de l'organisation religieuse traditionnelle basaa), la tradition basaa a voulu qu'elle soit incarnée par un Chef : c'est le « Kingè » de la communauté dont le pouvoir politique était d'essence religieuse (OBENGA.T., 1989 : 202), c'est-à-dire, devait recevoir l'onction des ancêtres à travers les « Ba Mbombok ». Il convient de souligner ici que l'« organisation politique » de la communauté autour d'un Chef traditionnel (la « Chefferie ») fut la structure politique la plus généralisée et la plus ancienne de l'Afrique centrale. Elle a non seulement préexisté à toutes les autres différentes structures politiques (Royaumes, Empires, États), mais a également su se maintenir au sein de celles-ci (OBENGA T., 1989 : 259).

Le « Kingè » était donc et est encore de nos jours, le chef politique traditionnel d'un village, c'est-à-dire, d'un territoire sur lequel vivent (en majorité) les descendants (« Balal ») d'une même lignée d'ancêtres. Mais son autorité politique était subordonnée, en règle générale, à l'influence des « Ba Mbombok » qui étaient d'ailleurs chargés de l'introniser lors d'une cérémonie religieuse ancestrale. En outre, ces derniers devaient assister et transmettre au « Kingè » les ordres et les instructions de l'au-delà (par le biais de la divination ou « Ngambi ») en fonction desquels la vie de la communauté des vivants devait être réglée et harmonisée (E. WONYU, 1975 : 44-45). Toutefois, cette influence des « Ba Mbombok » se réduisait quelque peu lorsque le Chef lui-même était un « Mbombok »49(*), c'est-à-dire, en plus de l'autorité politique, avait la « connaissance mystique » nécessaire pour s'adressait directement aux ancêtres sans systématiquement passer par le conseil des « Ba Mbombok ». Une telle concentration des pouvoirs (religieux et politique) permettait au chef de diriger avec une plus grande liberté d'action, même entouré des autres prêtres traditionnels.

En somme, nous pouvons retenir que dans le cadre de l'« organisation religieuse traditionnelle » des Basaa, la « religion » (le pouvoir spirituel ancestral) primait sur la « politique » (l'autorité politique du Chef). Ainsi, en général, lorsqu'un problème survenait au sein de la communauté familiale, selon son degré de gravité il pouvait être réglé : soit au niveau des individus eux-mêmes (les simples membres de la communauté) ; soit au niveau politique du « Kingè » ; soit enfin au niveau spirituel et mystique des « Ba Mbombok » (seuls capables de recevoir et de décoder les messages des ancêtres protecteurs). Cette primauté du « religieux » sur le « politique » obéissait simplement à « la hiérarchie des ordres et des êtres de l'Univers selon le proverbe basaa (Mbog dinoo dimoo) : les hommes sont comme les doigts d'une main, les uns grands, les autres petits... » (E. WONYU, 1975 : 42). Par conséquent, aucune décision, a fortiori celle pouvant avoir un impact considérable sur la communauté des vivants toute entière (à l'instar des décisions politiques), ne pouvait être prise sans l'accord des « Ba Mbombok » donc des ancêtres. Il ne pouvait en être autrement dans un monde où l'ancêtre est tout, contrôle tout et veille à tout ; où le « Mbombok » est en réalité la base judiciaire de toute contestation et le mode idéal des règlements des différends50(*). En effet, dans la société traditionnelle, la vigilance des ancêtres auxquels on rend un culte (les « Ancêtres illustres éternels ») remplace les lois politiques qui créent la police donc, la punition en cas de manquement ou la critique en cas d'inefficacité des institutions. D'où le rôle privilégié dans chaque village du « Devin », c'est-à-dire, le « Mbombok », plus précisément, du « Mut Ngambi » ou l'homme qui pratique le « Ngambi », la divination par le biais de l'« Araignée sacrée », afin de transmettre aux vivants (notamment aux dirigeants de la communauté) les ordres de l'au-delà (E. WONYU, 1975 : 44).

Ceci explique peut être pourquoi l'autorité politique du Chef était complète lorsque ce dernier cumulait également les fonctions de prêtre traditionnel (« Mbombok »). Ainsi, dans le département du Nyong et Kellé (à Eséka) par exemple, les plus grands Chefs basaa de l'époque coloniale (la période allemande et la période française) qui se battirent d'abord contre les Allemands et qui, par la suite, opposèrent une vive résistance aux Français furent : « Matip ma Ndombol ; Mayi ma Bbem ; Mangele ma Yoko, Bitjoka bi Tum » (E. WONYU, 1975 : 27).

Avant d'aborder concrètement la lutte contre « l'envahisseur Blanc », intéressons-nous d'abord, dans le paragraphe suivant (B), aux raisons et motivations (notamment la volonté de préserver leur mode de vie) qui ont poussées les Basaa de Boumnyebel en particulier et les Africains en général à opposer une résistance aussi féroce.

B. L'ARRIVÉE DES EUROPÉENS ET LE RETOURNEMENT DÉSASTREUX DU « MBOK BASAA »

Dans ce second paragraphe, nous avons essayé de démontrer que l'arrivée conquérante des Européens va, à cette époque (nous entendons par-là, la période allemande 1884 - 1916 et la période française 1916 - 1960), entraîner une perturbation extrême au sein de l'« organisation religieuse traditionnelle basaa » telle que nous venons de l'étudier plus haut. Les principales conséquences se ressentiront tant sur les plans du « pouvoir spirituel » que sur celui du « pouvoir temporel » traditionnels. En effet, en « retournant » brutalement et négativement le « Mbok Basaa » (le monde basaa), les colonisateurs vont faire chuter de leur piédestal le « Mbombok » (l'autorité religieuse) et le « Kingè » (l'autorité politique), fragilisant ainsi et de façon délibérée toute la communauté.

Il nous semble important de mentionner ici, avant d'aller plus en avant que, s'agissant de la période allemande nous savons aujourd'hui que, parmi les six (6) grandes explorations menées au Cameroun par les Allemands (de 1885 à 1907), deux (2) ont touché le pays basaa. Il s'agit d'abord de l'expédition du Capitaine KUNT et du Lieutenant TAPENBECK vers l'Est jusque chez les Bakoko (1887) d'une part, et d'autre part de l'expédition de CURT MORGEN accompagné du tristement célèbre ZENKER51(*) qui partiront de Yaoundé avant de descendre la Sanaga jusqu'à Édéa. Cette installation des Allemands non seulement va se heurter à des souverains côtiers (Chefs et grands prêtres traditionnels) qui sont privés d'une partie de leurs revenus, mais aussi, dans l'intérieur du pays, à des populations guerrières acceptant difficilement de se soumettre aux Européens. En effet, l'autorité allemande devra faire face à la rébellion de Yaoundé (1896) et aux troubles chez les Basaa et les Bakoko qui couperont à plusieurs reprises les communications entre Douala et Yaoundé (CORNEVIN R., 1969 : 52-53-63). D'ailleurs, c'est à cette époque qu'à Kan sur la Sanaga (notamment à Babimbi), que les autochtones livrèrent l'une des plus grandes batailles qui coûta la vie à plusieurs Allemands. Cette féroce résistance força le major DOMINIK, à construire non loin de là, sur un promontoire (à Ndog Njé), un fort appelé de nos jours « Lipénd li Tom » (mot à mot le fort de DOMINIK) (E. WONYU, 1975 : 26-27).

Au vu de ce qui précède, comment pourrait-on comprend le « retournement du Mbok Basaa » et la résistance contre le colonisateur qui en a découlé par la suite ?

Pour nous, la réponse à cette question se trouve à l'intérieur de l'organisation sociétale traditionnelle des Basaa où les figures fondamentales autour desquelles se déployait la société étaient le « Mbombok » (l'autorité religieuse) et le « Kingè » (l'autorité politique). Par conséquent, toucher à l'une ou à l'autre de ces figures (surtout à la figure religieuse du « Mbombok », le représentant des ancêtres et par prolongement de Dieu), comme ce fut le cas avec la colonisation, c'est toucher ce qui constitue l'essence même du « Mbok Basaa ». Nous avons ainsi pu noter plusieurs dérèglements dus à se « retournement » qui ont influé tant sur le plan spirituel que sur celui de son pendant temporel (l'autorité politique). En conséquence, nous avons, tour à tour, essayé d'étudier les changements qui se sont opérés sur ces deux (2) plans du monde basaa.

1. LE RETOURNEMENT DU « MBOK BASAA » AU NIVEAU SPIRITUEL : LA FIGURE DU « MBOMBOK »

REMISE EN CAUSE

Sur le « plan spirituel », nous avons retenu que les Européens vont tout mettre en oeuvre pour « déclasser » l'ancêtre protecteur et par ricochet son représentant traditionnel le « Mbombok » au profit de Jésus-Christ et du prêtre ou pasteur des religions occidentales. Il faut noter ici que déjà, les premiers Européens arrivés en pays basaa disaient du Basaa qu'il était socialement évolué et surtout très peu malléable. Ainsi fallait-il, afin de le rendre plus « malléable », priver le Basaa de ce qui faisait sa force jusque-là ; en clair, le « désubstantialiser »52(*) en détruisant dans la foulée ces « modes originaux d'exister »53(*). Pour mener à bien ce travail de sape, plusieurs critiques seront faites aux prêtres traditionnels et à leurs croyances. En nous appuyant sur les écrits de E. WONYU (1975 : 51), nous en avons retenu trois (3) principales.

La « première critique » des Européens consistait à reprocher au « Mbombok » d'avoir dans son arsenal des « fétiches ». Mais qu'entendaient-ils par « fétiches » ? Rien de plus que des objets liés aux cultes des ancêtres tels que : des crânes, des os humains, des cornes d'animaux, des plumes d'oiseaux, des herbes sacrées -- lesquelles herbes, brûlées, dégagent une fumée dont la fonction est, entre autres, d'apporter aux ancêtres les plaintes de leurs descendants -- etc. D'ailleurs, ce serait un secret de polichinelle de dire que tout culte rituel possède ses objets propres. Dans cette optique de dénigrement (à laquelle nous n'adhérons pas ici) , l'on pourrait également considérer que l'encens que le prêtre catholique, par exemple, brûle pour implorer la présence du Saint-Esprit, ne serait rien de plus qu'un « fétiche » du Blanc. Pour mieux étayer notre propos, soulignons en outre qu'en 1702, le P. LOYER (1935 : 212-213), dominicain, écrivait déjà à propos des « fétiches » que : « les Nègres reconnaissent un seul Dieu créateur de toutes choses, mais auteur particulièrement des fétiches qu'il a mises sur la terre pour le service des hommes ». Un peu plus loin, le P. LOYER (1935 : 215) enfonce le clou, lorsqu'il établit une comparaison pertinente et courageuse afin de mieux se faire comprendre de ses lecteurs français et catholiques. Il dit opportunément ceci :

« Je ne puis mieux expliquer ces fétiches qu'ils ne regardent pas comme des dieux, que par les dévotions particulières des fidelles, puisqu'ils ne les regardent et ne les honorent que d'un culte relatif à Dieu, qui en est le créateur comme nous honorons les images ou les Reliques ».

La « seconde critique » était relative au reproche fait au « Mbombok » d'effectuer des « sacrifices propitiatoires à Hilôlômbi (Dieu) à travers les ancêtres », mais « où a-t-on vu le salut sans sacrifice ? Que ce sacrifice soit humain ou animal, le prêtre africain ne reste pas le seul qui ait pratiqué le rite. Beaucoup de grandes religions en témoignent : mahométisme, Judaïsme » (E. WONYU, 1975 : 51). Dans le christianisme par exemple, il est dit sans ambages que Jésus-Christ, fils de Dieu est mort sur la croix pour le salut des hommes. En effet, « [...] Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle » (Jean 3 : 16 extrait de La Bible).

La « troisième et dernière principale critique » consistait à traiter le « Mbombok » de « sorcier » d'une part lorsqu'il effectue le « Saï » (Baptême). En fait, nous convenons avec E. WONYU (1975 : 51) que « les chrétiens baptisent avec l'eau qu'on dit bénie par la prière », tandis que le « Mbombok », « lui emploie l'eau d'une source puisée de grand matin, dans une calebasse jamais utilisée ». L'explication qui en découle est d'une telle haute portée, que l'un des attributs de Dieu chez nous est l'eau, élément par essence parmi les 4 où il habite. Par conséquent, il s'agit bel et bien d'un rite propre au baptême (et non d'un acte de sorcellerie) lorsque le « Mbombok » met « cette eau sur la tête du nouveau-né en le présentant au soleil levant » afin que lui soient conférés « les deux premiers attributs du Créateur : Eau-Feu, au moment de la collation du nom qui le distinguera et l'identifiera dans cette société qu'il rejoint ». En outre, « le dernier jour de son séjour terrestre, c'est le même élément qui le lavera de toute souillure pour lui permettre une rentrée sans tache au séjour des Bienheureux » (E. WONYU, Op. Cit.). D'autre part, le « Mbombok » est également accusé de faire de la « sorcellerie » lorsque qu'il prépare le « Mbe mbina » (la marmite sacrée). En effet, on note qu'à cette époque, lorsque après la cérémonie soit du sacre54(*), soit d'une purification de la famille, le « Mbombok » faisait goûter à chaque membre, le produit de la marmite sacrée appelée « Mbe mbina », les Européens criaient au repas du « sorcier », comme si la « Communion » des uns et la « Sainte Cène » des autres signifiaient autre chose que « cette fraternisation de tous les hommes » devant un repas commun considéré comme sacré. La seule grande différence c'est que le prêtre africain en général et le « Mbombok » en particulier semblent être submergés par le noble souci de la « purification » et du « salut de toute la communauté », tandis que les autres (ceux qui ont mené des croisades, des guerres saintes) ont surtout voulu imposé un choix, en contradiction même avec leur propre foi dite de Dieu, qui veut que tout homme soit sauvé. On peut dès lors se poser la question de savoir qui est véritablement disciple fidèle que l'autre vis-à-vis de son Dieu, le « Mbombok » ou le prêtre européen sournois et conquérant ?  (E. WONYU, 1975 : 51-52).

Naturellement, cette remise en cause inappropriée et paradoxale de la figure du « Mbombok » sera suivie d'une remise en cause, toute aussi saugrenue du « garant de l'autorité politique » (le Chef ou « Kingè »).

2. LE RETOURNEMENT DU « MBOK BASAA » AU NIVEAU TEMPOREL : L'AUTORITÉ DU « KINGÈ » CONSIDÉRABLEMENT RÉDUITE

La perte d'autorité au « niveau temporel », est simplement le corollaire de la remise en cause du « Mbombok » et des ancêtres mentionnée ci-dessus. Pour bien comprendre cet état des choses, il faut se souvenir que la colonisation française puisera ses cadres les plus valables au sein de l'organisation du pays basaa, réduisant ainsi certains Chefs traditionnels au rôle de simples pions sur l'échiquier du projet colonial. En effet, comme le souligne G. BALANDIER (1969 : 189), pendant la colonisation, les gouvernants traditionnels africains n'agissaient plus que sous le contrôle des colonisateurs et devenaient donc moins responsables à l'égard de leurs sujets. En effet, si, avec la colonisation, les souverains traditionnels semblaient disposer d'un pouvoir plus arbitraire, celui-ci était fortement plus limité puisque, l'accord du « pouvoir colonial » primait sur l'acquiescement des gouvernés. Le « retournement temporel » du « Mbok Basaa » va donc entraîner une nouvelle configuration du pouvoir politique défavorable à la communauté basaa (de Boumnyebel en l'occurrence), mais bénéfique au colonisateur dans la mesure où la légitimité du pouvoir du « Kingè » dépendait du soutien du « gouvernement colonial », qui pouvait donc aisément le contrôler et le contester. Qui plus est, même si les anciennes procédures rituelles qui lui conféraient la légitimité politique au sein de la communauté traditionnelle avaient été néanmoins maintenues, le « Kingè » (sous tutelle) n'apparaissait plus comme ayant reçu la « seule consécration des ancêtres, des divinités ou des forces nécessairement associées à toute fonction de domination » (G. BALANDIER, 1969 : 191). 

Il est tout aussi important de mentionner que cette « désacralisation partielle du pouvoir » des Chefs traditionnels (G. BALANDIER, 1969 : 192), résulte également de l'intervention « des religions importées et missionnaires » qui rompent et dénaturent l'unité spirituelle et politique des sociétés traditionnelles. Le « retournement temporel » du « monde basaa » passe aussi par ce que l'auteur (BALANDIER) appelle « la dégradation par dépolitisation », c'est-à-dire que, lorsque l'« unité politique traditionnelle » n'était pas détruite, en raison de son opposition à l'établissement des colonisateurs (comme nous le verrons un plus loin), elle n'en n'était pas moins réduite à une « existence conditionnelle » : se soumettre aux colonisateurs ou se démettre en risquant l'élimination physique pure et simple. Nous pouvons d'ailleurs constater avec C. H. PERROT et F.-X. FAUVELLE-AYMAR (2003 : 14) que déjà (avant l'établissement de l'Etat « moderne ») le colonisateur soumettait les Chefs traditionnels (ceux qui acceptaient de collaborer et les opposants invétérés) à :

« [...] son pouvoir discrétionnaire qui s'exerce dans l'arbitraire. Il favorise les uns qui gardent une relative autonomie et reçoivent des avantages substantiels, matériels ou autres « cadeaux » et privilèges de diverse nature, tandis que d'autres sont considérés comme indociles [...] les administrateurs coloniaux s'employaient à classer ces personnages en « bons » et « mauvais » chefs...».

Ce qu'il convient de retenir à la vue de tout ce qui précède, c'est que : le colonisateur avait élaboré une « stratégie » (un ensemble de mécanismes d'actions, de moyens) dont la « tactique » (la mise en oeuvre de ladite stratégie) devait lui permettre de voir les Basaa livrés pieds et poings liés à sa domination. Dans sa « rationalité » (forcément limitée) en effet, le colon se disait qu'en coupant les Camerounais en général et les Basaa de Boumnyebel en particulier de tout langage, en les exilant d'eux-mêmes, c'est-à-dire, de ce qui constitue leur quintessence, leur « eccéité », leur particularité en tant que peuple harmonieusement organisé (tant sur le plan politique que spirituel), ils ne disposeraient plus d'aucune défense et seraient donc plus facilement domptables. C'est d'ailleurs ce que Frantz FANON (1961 : 34) dénonçait lorsqu'il soulignât, à propos du rôle que les « religions importées » ont joué dans l'assujettissement des peuples africains, que : « l'Église aux colonies est une Église de Blancs, une Église d'étrangers. Elle n'appelle pas l'homme colonisé dans la voie de Dieu, mais bien dans la voie du Blanc, dans la voie du Maître, dans la voie de l'oppresseur ».

Le « retournement », sur le plan spirituel et sur celui temporel, du « Mbok Basaa » (du monde basaa) va certes profondément perturber les Basaa. Mais, heureusement, à l'instar d'autres peuples camerounais et africains, ils comprendront très vite que cette remise en cause inique de leurs valeurs culturelles et cultuelles était une amorce feinte vers la domination totale de la « Terre ancestrale ». C'est cette prise de conscience qui fera émerger la seconde perception de la colonisation : comme « crime de lèse-majesté » vis-à-vis de toute la Communauté (celle des « Vivants » et des « Morts »). C'est ce second point qui a constitué l'objet de la deuxième plus grande articulation (II) de notre Chapitre.

II. LA COLONISATION EUROPÉENNE COMME « CRIME DE LÈSE-MAJESTÉ » VIS-À-VIS DE LA « COMMUNAUTÉ DES VIVANTS ET DES MORTS »

Soulignons d'emblée qu'aux XIXe et XXe Siècles, la pénétration chrétienne catholique et protestante semble être « plus intense » et même « plus agressive ». En effet, les missionnaires catholiques et protestants consciemment s'avisent de la vie religieuse des Noirs à convertir (des Basaa de Boumnyebel en l'occurrence). Aussi se poseront-ils en « farouches antagonistes » de nos cultures traditionnelles, en de véritables « destructeurs impénitents » de ce qui, à leurs yeux, symbolise l'errance religieuse, c'est-à-dire, les fétiches (ELUNGU P.E.A, 1987 : 95).

C'est cet acharnement à vouloir détruire coûte que coûte leur culture, leurs « modes originaux d'exister »55(*), qui va pousser les Basaa de Boumnyebel à considérer que : au-delà de l'occupation illicite et de la profanation de leur territoire, la colonisation européenne était par ailleurs « un crime de lèse-majesté à l'encontre du Mbok visible et invisible ». En effet, aux yeux des Basaa, les Européens avaient commis une injustice et un outrage graves à l'égard de la « communauté des vivants et des morts » -- l'ensemble constituant, comme nous l'avons déjà mentionné, le « Mbok Basaa » dans son sens le plus complet qui inclut le « visible » et l'« invisible », les « vivants » et les « morts » -- dans la mesure où, ils avaient ignoré ou feint d'ignorer que : dans chaque région, dans chaque partie du monde, aussi petite ou aussi grande fut-elle, et où se trouvait la vie humaine quelle qu'elle fût, « Dieu a parlé, mais en un langage qui convenait à cette catégorie de la création » (E. WONYU, 1975 : 33).

Dans cette seconde partie du Chapitre, nous avons essayé de démontrer que, en foulant au pied la civilisation basaa, les colonisateurs occidentaux ont perpétré une « avanie » à l'égard des « Vivants » (A) d'une part, et d'autre part, nous avons tenté de démontrer que cette humiliation des descendants sera également perçue comme un blasphème contre les « Morts », contre les ancêtres (B).

A. UNE AVANIE GRAVE À L'ENCONTRE DES « VIVANTS »

Dans la conception du monde, du « Mbok Basaa », comme nous le rappelait Le « Mbombok A » au cours de l'entretien de Septembre 2008, les « Vivants », les Descendants ou « Balal », sont, de part leur position au sein de la longue chaîne des ancêtres, c'est-à-dire, en tant que maillons supplémentaires et complémentaires de cette chaîne ancestrale, des « dépositaires de la volonté » de ceux qui les ont précédé sur cette terre : les « Bagwal ». Les « Balal » sont donc dans la société traditionnelle basaa, les « héritiers en ligne directe de la puissance des ancêtres » qui, elle-même, leur a été conférée par « Hilôlômbi », l'Être Suprême (Dieu) qui trône tout au sommet. Par conséquent, dire, comme l'ont fait les Européens, que la croyance en ces ancêtres est pure superstition, ne pouvait être perçu que comme une grave injustice à l'encontre des « Vivants ». Ce d'autant plus que « Les vivants dépendent des morts comme de leurs supérieurs [...] » (ELUNGU P.E.A, 1987 : 43). D'ailleurs, le prêtre basaa (« Mbombok »), tant vilipendé par les Européens, est pourtant, dans la société traditionnelle, posé en symbole de la vie, en trait d'union entre les « Vivants » et les « Morts ». Il est toujours à la recherche de plus de vie, de plus de force pour les membres de la communauté ; de plus de force et de plus de cohésion pour le groupe tout entier (ELUNGU P.E.A, Op. Cit.).

Les Européens en débarquant sur la « terre basaa », n'ont pas cherché de concert avec les prêtres traditionnels (« Ba Mbombok ») par exemple, le sens de Dieu et du sacré, mais ont préféré décréter tout de go que, les Africains, les Basaa de Boumnyebel notamment, étaient remplis de superstitions qu'ils se devaient d'éradiquer, afin de cheminer vers une prétendue « civilisation supérieure ». Si le but réel des Européens (loin s'en faut), dans leur majorité, avait été de permettre aux Basaa d'avancer vers la « modernité » (comme ils le prétendaient), leurs communautés religieuses, leur gouvernement colonial, au lieu de chercher à dénigrer l'organisation religieuse de ces derniers, auraient plutôt, en se questionnant eux-mêmes sur leurs propres croyances, cherché à rencontrer, comprendre et collaborer le plus possible avec ces peuples dits primitifs en évitant par-là même de leur causer du tort. En effet, il faudrait exprimer le respect pour la foi des autres et les autres en feront autant. Ce ne serait donc pas renoncer à Jésus Christ que d'assister, par exemple, à une séance de purification ou « Saï » pour se faire expliquer la signification des gestes et des rites qu'accomplit celui que jusqu'ici les Européens appelaient improprement « sorcier » du village. Lui, en tant que « Mbombok » sait pourtant qu'il est un prêtre, un vrai qui sert un Dieu vrai à travers la lignée des ancêtres (E. WONYU, 1975 : 33).

C'est d'ailleurs dans la même optique de respect et d'humilité qu'il faudrait comprendre ces paroles du plus grand prophète de la chrétienté dont, paradoxalement, se réclamaient à cor et à cri les colonisateurs européens :

« Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés [...] Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l'oeil de ton frère, et n'aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton oeil ? Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton oeil, et alors tu verras comment ôter la paille de l'oeil de ton frère [...] Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux... » (Matthieu 7 : 1, 3, 5 et 12)56(*).

Par conséquent, dénier à autrui un droit qu'on voudrait qu'autrui nous reconnaisse, c'est commettre une injustice à l'égard ce dernier et par-là même, c'est semer les germes de la discorde et de la haine.

Par ailleurs, au-delà de la tentative de destruction de l'unité spirituelle et politique de la société traditionnelle basaa, il convient de mentionner aussi que les Basaa (les « Vivants ») ont subit des actes d'esclavage notamment pendant la période française (1916-1960). Nous pouvons par exemple évoquer  les « conditions inhumaines » dans lesquelles les Basaa durent achever (jusqu'à Yaoundé) la construction du chemin de fer du Centre qui s'était arrêté à Njok (région du « pays basaa ») au temps des Allemands. La construction de cette ligne ferroviaire57(*) a illustré dans le « pays basaa » ce qu'on appela à l'époque le « régime de l'indigénat et des travaux forcés », si bien que, l'indigénat et les travaux forcés se fondaient dans l'esprit du Basaa avec le nom « Njok », lieu où « les travaux forcés de percement des tunnels » de Songbadjek (région du « pays basaa »), furent les plus durs et les plus meurtriers (E. WONYU, 1975 : 27).

Notons également que les Basaa de Boumnyebel qui étaient restés attachés à leurs croyances religieuses ancestrales et qui tentaient de résister, furent considérés, à l'instar de leur religion, comme des hors-la-loi, des héritiers d'un legs indésirable du passé, honteux et inadéquat au nouveau statut politique du citoyen (imposé de force) que leur octroyaient les colonisateurs (PRICE-MARS, 1928 : 163).

Ce « travail » d'humiliation, de persécution et d'assassinat des « Balal » (descendants en Basaa) s'est malheureusement fait (ne l'oublions pas) avec le concours appuyé des églises européennes coloniales. En effet, Il est difficile de ne pas reconnaître que l'Eglise avait apporté la persécution chez les peuples du Tiers-monde en général et chez les Basaa de Boumnyebel en particulier, par la destruction systématique de croyances ancestrales appelées « superstitions », « idolâtries », « fétichismes ». Aujourd'hui, l'histoire révèle clairement que : en Afrique, en Asie ou en Amérique, au nom de la nécessité d'implanter partout l'Eglise (unique lieu de salut), les Européens engagèrent de véritables « croisades » contre d'autres peuples. En opérant de la sorte, d'un côté, la colonisation trouvait sa raison d'être dans la « supériorité de la civilisation occidentale », de l'autre, la « Mission58(*) » s'expliquait par la « supériorité de la religion chrétienne » sur les religions païennes. Par conséquent, les appellations (« superstitions », « idolâtries », « fétichismes » accolées aux autres religions, situaient certains peuples à un niveau inférieur de culture. Logiquement, en implantant l'Eglise chez eux, les Européens prétendaient leur offrir un « cadeau d'humanité ». Par « humanité », ils entendaient en l'occurrence la « civilisation occidentale » (L. HURBON, 1972 : 31-32).

L. HURBON (1974 : 34-35) fait un peu plus loin un parallèle « inter-temporel » pertinent à notre sens (entre l'époque coloniale et l'ère « postcoloniale » ou « moderne ») :

« Que ce soit donc au temps de l'esclavage et de la colonisation, que ce soit à l'époque actuelle du sous-développement, la Théologie missionnaire ne cesse pas d'être sous-tendue par une perspective raciste [...] D'une part, l'Eglise se croit investie du pouvoir de faire accéder des peuples dits « primitifs » au stade de civilisation chrétienne, stade d'humanité par excellence ; d'autre part, l'Eglise par un souci de maintien dans les pays colonisés oublie l'histoire de violence inaugurée par la Mission et la colonisation [...] Sur la base de l'affirmation de l'universalité, les autres religions dites non chrétiennes sont comprises seulement comme christianisables59(*). Concrètement, « l'animiste » africain ou le vaudouisant haïtien devront être tôt ou tard intégrés dans le christianisme ».

Une telle hiérarchisation des religions et des êtres humains a la vertu de court-circuiter les diversités au profit : d'une « uniformité religieuse » (le christianisme), d'une « uniformité politique » (l'État de type occidental dit « moderne »), d'une « uniformité d'humains et d'humanité » (les Occidentaux et la civilisation occidentale). En clair, les Basaa de Boumnyebel et leur religion (leur civilisation taxée d'« animalité ») ne seraient qu'apparence et signe d'un retard de l'humanité qui marcherait inexorablement vers la civilisation occidentale, la seule qui y ait « réellement » droit de cité.

Pour nous, il n'y a pas pire injustice que de chercher à provoquer, chez un homme, un complexe d'infériorité vis-à-vis de sa propre civilisation, de sa propre organisation religieuse et politique. Il est injuste, à notre sens, de traiter de « superstitions », d'« animalité » ce que l'on n'arrive pas à comprendre ou encore à martyriser autrui parce que l'on se dit « supérieur » à lui, « moderne » par rapport à lui. N'est-il pas vrai que l'homme, comme le soulignait déjà J.-J. ROUSSEAU60(*), l'un des philosophes des plus brillants du Siècle des Lumières : hormis « les dons surnaturels qu'il a pu recevoir », ainsi que les facultés artificielles que seuls de longs progrès lui ont fait acquérir, n'est qu'un « animal », certes « moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre organisé le plus avantageusement de tous ». Toutefois, à la différence des animaux, à proprement parler, qui n'agissent que par « un instinct particulier », l'Homme, quelle que soit sa couleur de peau, dirons-nous, possède, selon ROUSSEAU, « une perfectibilité » (intérieure) qui lui permet de sortir (au-delà de toute aliénation, de tout assujettissement arbitraire) de sa condition animale.

Il convient donc de garder une grande part d'humilité (si notre souci véritable est d'aider autrui à se « moderniser ») quand il s'agit d'aborder la culture de l'autre. En fait, comme le souligne si bien C. LÉVI-STRAUSS (1961 : 76-77), la meilleure façon de communiquer, d'échanger, de partager des connaissances (en évitant les abus) consiste à ce que chaque membre d'une culture, quelle qu'elle soit, se tienne dans l'humilité devant les autres cultures étrangères à lui, du simple fait qu'elles sont « différentes de la sienne, de la façon la plus variée ; et cela, même si la nature dernière de ces différences lui échappe ou si, malgré tous ses efforts, il n'arrive que très imparfaitement à la pénétrer ».

Il est donc clair à présent que, en piétinant délibérément les croyances du peuple basaa, en réduisant en esclavage les « Vivants », en tuant de manière éhontée les « héritiers des ancêtres », les colons européens ont non seulement commis une grave injustice à l'égard de ces derniers, comme nous venons de le voir, mais ont également porté l'anathème contre un personnage central : l'Ancêtre protecteur. C'est cette seconde infraction qui a constitué la base de notre démonstration dans le paragraphe suivant (B).

B. UN BLASPHÈME CONTRE LA MÉMOIRE, LE NOM DES ANCÊTRES (« BAGWAL »)

En partant du constat selon lequel les religions traditionnelles africaines, dans leur ensemble, visent à rendre un culte à une « Force » ou un « Être Suprême » (« Hilôlômbi » chez les Basaa) en passant, ni par JÉSUS-CHRIST (comme dans le Christianisme), ni par MUHAMMAD (comme dans l'Islam), mais plutôt par la médiation du « Monde des Ancêtres », nous avons essayé de démontrer, dans ce paragraphe, qu'il est par conséquent blasphématoire de dire que cette croyance aux ancêtres n'est que pure « superstition » voire même « irrationnelle ». En fait, tout comme les « religions importées » (Christianisme, Islam...) la religion traditionnelle basaa croit en un Dieu unique universel, père et créateur de tous les hommes et de toutes les choses (l'analogie s'arrête à ce niveau). Par ailleurs, ce qui la démarque de ces grandes religions et la rapproche de ses homologues Bamiléké, Béti, Douala et même Japonais (le « Shintoo »61(*) ou Shintoïsme en l'occurrence) par exemple, c'est que : cette religion intègre une diversité de « panthéons »62(*), qu'il soit terrestre, aérien ou aquatique. À ce niveau, nous comprenons donc que les Basaa de Boumnyebel croient aux « Ancêtres » parce qu'ils sont les garants de l'intégrité et de la vie de la communauté dans son ensemble. Par voie de conséquence, ils rendent différents cultes suivant le niveau de proximité de l'« intermédiaire du monde des Ancêtres » (niveau familial, clanique, tribal, national). C'est dans cette optique que la religion traditionnelle basaa s'est dotée de ses propres « savants mystiques »63(*) issus de la prêtrise (l'initiation au sein des confréries traditionnelles). Il est a fortiori important de noter par ailleurs que, à la différence des « religions importées », la religion des Basaa ne prêche pas de guerre sainte puisque, elle est une religion de « coeur » et d'essence paisible. Elle n'est pas dogmatique ni exclusiviste puisque tout le monde en fait partie, ce qui important c'est simplement d'appartenir à une famille, à quelque degré où l'on se place, qu'on soit « un natif » (« nwet lon ») ou « un étranger » (« nlo njel »). En somme, n'en déplaise ses détracteurs, la religion traditionnelle basaa est une religion « naturelle » et non « irrationnelle » parce qu'elle répond à un besoin, qui est de retrouver le Créateur par la lignée des Ancêtres (E.WONYU, 1975 : 43-44).

Notre objectif n'est pas de porter le discrédit sur le Christianisme, malgré les méfaits que cette religion a pu commettre, ou sur d'autres religions, quelle qu'elles soient, mais simplement d'insister, comme le faisait le « Mbombok A. », sur le fait que, chaque religion a ses « Ancêtres », ses « Anciens », ses « Prophètes », ses « Saints » qui sont, pour la plupart, des hommes qui ont su s'élever à un niveau de « conscience spirituelle supérieure » et dont l'éthique, la conduite morale fut, au cours de leur bref séjour sur terre, humainement irréprochable voire, davantage. Le comportement qu'ils ont adopté et les actes miraculeux qu'ils ont pu accomplir parmi les leurs, ont fait d'eux des « guides » par excellence de « la  voie éclairée » (celle du développement et de la construction) à leur époque, et même pour les générations suivantes.

À partir de là, nous pouvons déjà commencer à mieux comprendre pourquoi les quolibets, les railleries malveillantes faites à l'encontre des Ancêtres, des « Ascendants » (« Bagwal ») ne seront pas tolérées par leurs « Descendants » (« Balal »). Cette intolérance était légitime puisque la communauté traditionnelle basaa reposait sur un grand nombre de principes cardinaux qui permettaient de préserver l'harmonie et la concorde. En effet, les Basaa de Boumnyebel notamment, croyaient en une liaison solidaire entre les ancêtres et leurs descendants : c'était le « Mbok bi lën nbi nyôl », c'est-à-dire, les hommes sont comme les poutres d'un toit qui s'emboîtent. Ils admettaient aussi, de façon exceptionnelle, la « réincarnation » des ancêtres méritants (lien indissoluble entre le « Visible » et l'« Invisible ») : c'était le « Mbok i mal bé », c'est-à-dire, la vie est un éternel recommencement. Le principe moteur était lié, on peut s'en douter, à l'importance primordiale de l'acte de vivre d'où le proverbe « Mbok Kwog, Mbok nyodag »64(*), c'est-à-dire, les uns passent, les autres arrivent et la vie continue (E. WONYU, 1975 : 42).

Afin d'assurer la réalisation de ces « principes harmoniques ancestraux », « les dépositaires de la puissance ancestrale », en l'occurrence les « Ba Mbombok » se servaient de la « force » que tout être recèle en lui et qu'il est possible de renforcer grâce à l'enseignement irremplaçable et approfondi dans les confréries traditionnelle. Cependant, pour que cette « force » ou « puissance » soit opérationnelle -- ceci explique davantage l'attachement des Basaa à leurs ancêtres --, les « Balal » (les Descendants) se devaient de l'entretenir régulièrement à travers des rites, des offrandes ou des sacrifices. D'ailleurs, l'inobservance de ces rites pouvait entraîner des calaminés sur l'individu ou sur le groupe.

Pour aller plus loin dans notre compréhension de l'outrage fait aux ancêtres, il convient de ne pas perdre de vue qu'il existe un rapport d'assistance mutuelle entre les « vivants » et les « morts », c'est-à-dire que, les « sacrifices » et les « offrandes » des uns (les « vivants ») permettent d'obtenir la « protection » et la « bienveillance » des autres (les « morts »). En fait, il semblerait d'une part que, la force de l'individu et du groupe provienne des « Ancêtres » et d'autre part, que la survie des « Ancêtres » auprès des « vivants » ne soit possible que grâce aux offrandes qui leur sont destinées (E. WONYU, 1975 : 44). En abondant dans le même sens, le « Mbombok R. » soulignait au cours de l'interview qu'il nous avait accordé :

« D'ailleurs,  lorsque les Descendants manquent à leur devoir d'honneur et de déférence vis-à-vis des Ancêtres en refusant de leur faire des offrandes, ces derniers vont s'éloigner d'eux et cet éloignement est souvent le prélude à des catastrophes les plus graves, puisque le « flux énergétique de la lignée », censé maintenir la vie au sein de la communauté se voit brutalement rompu ».

Il apparaît donc ici que dans ce « monde basaa » (« Mbok Basaa ») où l'Ancêtre est tout, contrôle tout et veille à tout, aucun outrage, aucun blasphème contre son nom, contre sa mémoire ne peut être toléré. En effet, il est clair qu'à Boumnyebel, croire à l'existence de l'ancêtre est la « loi suprême », c'est l'essentiel, car dans le « Mbok Basaa » : « être », c'est avoir des ancêtres (« Me yé, me nin hala we me gwé basôgôl »). Les oeuvres et les rites viennent par conséquent compléter cette foi dont la non observance ou la violation peut apporter les calamités. Être un « descendant » dans une famille basaa, c'est contracter une « double dette », qui est de « vénérer la mémoire des ascendants65(*) » d'une part et d'autre part, d'assurer la descendance. La « chaîne ancestrale » (la pérennité de la lignée) doit toujours être maintenue. En conséquence, celui qui délibérément la rompt66(*) n'est pas digne de voir, d'arriver auprès de « Hilôlômbi » (Dieu) (E. WONYU, 1975 : 47). D'ailleurs, un proverbe basaa le souligne très bien en énonçant que : « on ne peut atteindre le sommet d'un arbre qu'en partant de la tige » (« Mbok inyon hinuni i nlôl tén »).

Par conséquent, blasphémer contre l'Ancêtre équivaudrait ici, à blasphémer contre Dieu (« Hilôlômbi »), puisque, à l'instar du Christ cher au coeur des colonisateurs, l'Ancêtre (cher au coeur des Basaa, des Camerounais, des Africains) peut être aussi considéré comme le chemin, la vérité et la vie ; nul ne pouvant arriver à  « Hilôlômbi » (Dieu) qu'en passant par lui. Cela semble parfaitement intelligible si l'on se souvient que dans l'organisation sociétale traditionnelle du peuple basaa, Dieu est le Créateur et l'Ancêtre est son produit, et le père biologique, le représentant en ligne directe de cet Ancêtre. Ainsi, tant qu'on accomplit son devoir vis-à-vis de son géniteur67(*), on est certain d'être un jour accueil au « Panthéon des Ancêtres Illustres Éternels ». Par contre, un homme qui n'a pas respecté la volonté des ancêtres sait où il va68(*). À Boumnyebel, le respect dû à celui qui donne la vie, c'est-à-dire, ses propres parents, se doit donc d'être totale (E. WONYU, 1975 : 47-48).

En tenant compte de tout ceci, il nous semble évident que l'outrage fait aux ancêtres en vilipendant leur mémoire, fut un fait historique terriblement traumatisant pour leurs descendants et ressenti comme le comble de l'injustice. En effet, si l'on admet que les Mahométans croient en « Allah » à travers Mahomet, que les Chrétiens croient en Dieu à travers Jésus-Christ, et que les Bouddhistes croient en une « Force cosmique supérieure » à travers Bouddha, pourquoi refuser aux Basaa de Boumnyebel de croire en « Hilôlômbi » à travers l'Ancêtre ? Pour nous, un tel refus ne saurait être honnêtement justifié d'aucune manière puisque, nous notons que seuls les « intermédiaires » sollicités diffèrent, mais l'objectif demeure le même : le retour auprès du Créateur. Dans cette optique, les Basaa que les Européens désignaient sous le terme de « païens » ou de « sorcier » ne l'étaient qu'à leurs yeux, car ils pensaient et croyaient que le Dieu de tous les hommes, n'était en fait que celui de quelques-uns qui se croiraient les plus privilégiés. En fait, les colonisateurs européens, pour des raisons de stratégies de conquête coloniale, avaient délibérément éclipsé un fait important de l'Humanité, le plus important d'ailleurs, à savoir : « On ne rencontre jamais une culture qui ait fait abstraction de l'Existant éternel, auteur d'abord immédiat des premiers êtres, cause principale ensuite de tout ce qui parut jamais dans l'existence » (A. KAGAME, 1958 : 131).

À ce niveau de notre travail, nous pouvons retenir que l'arrivée des Occidentaux au Cameroun et notamment à Boumnyebel, a eu comme conséquence notable, la perturbation de toute l'organisation religieuse -- qui, comme nous avons essayé de le démontrer dans ce chapitre, intégrait de façon harmonieuse, le « pouvoir religieux » des « Ba Mbombok » (Prêtres traditionnels) et le « pouvoir politique » du « Kingè » (Chef traditionnel) -- de la société traditionnelle. Conscients du fait que la colonisation était non seulement une invasion étrangère sur une « Terre Sacrée » -- celle héritée des ancêtres outrageusement conspués par les Colons --, mais aussi et surtout une tentative d'annihilation de leur Civilisation, les Basaa de Boumnyebel, peuple de guerriers par essence, comme on en trouve un peu partout au Cameroun, en Afrique, en Extrême-orient, vont décider de saisir le taureau par les cornes afin de laver l'affront fait aux ancêtres et de reconquérir leur terre. Y parviendront-ils ? Et par quels moyens ? La réponse à cette question constitue l'objet du second chapitre de ce présent travail.

CHAPITRE II 

* 41 Dans le christianisme c'est quelque peu l'inverse, puisque Dieu, après avoir créé les cieux, la terre et tout ce qui devait les peupler, décida de créer l'homme à son image puis la femme (Genèse 1 : 1 à 27) in Bible (1973 & 1988).

* 42 Mot que nous retrouverons plus tard quand nous parlerons du « San Kundè ».

* 43 Ce rôle n'est que premier et non exclusif, car, entre autres rôles nécessaires à l'harmonie de la communauté, la femme, si les circonstances l'exigent (comme nous le verrons dans le Chapitre 2), peut également se battre au côté de l'homme.

* 44 Le chiffre 9 comme le soulignait le « Mbombok B. », renvoie également aux 9 orifices qui composent le corps de l'Homme.

* 45 In Présence Africaine, n° 66, P. 98 - 111.

* 46 BIRAGO DIOP (1960) in L'Anthologie Africaine II (2003 : 54 -55).

* 47 Chez les Basaa, lorsqu'une femme a vécu assez longtemps pour voir son arrière petit fils, elle doit obligatoirement subir une cérémonie traditionnelle prophylactique destinée à la prémunir contre la « maladie du Dandi » dont les principaux symptômes sont les suivants : noircissement de la peau, prise anormale de poids, cécité ou surdité (jamais les deux en même temps), le gonflement des genoux, le tremblement des membres... (« Mbombok R. »).

* 48 Léon KAMGA (2008 : 70) parle aussi de ce type de conversion chez les Bamiléké en soulignant que : « aussi paradoxal que cela puisse paraître, les « mtioum » (vampires) jouent, en certaines circonstances et dans des conditions précises, un rôle de protection [...] Aussi nous est-il revenu que par un rite dont nous n'avons pas eu les détails, il était possible, pour les titulaires de « totems », de tuer la faculté de nuire chez un « Dioum » tout en lui conservant la faculté de se métamorphoser ».

* 49 Ce fut, par exemple, le cas à Eséka du Chef et grand Mbombok MATIP MA NDOMBOL, le père de l'homme politique, nationaliste camerounais et Mbombok lui-même MAYI MATIP Théodore.

* 50 E. WONYU (1975 : 44).

* 51 ZENKER est connu chez les Basaa sous le nom de « Seke ».

* 52 Terme que nous empruntons à Frantz FANON (1961).

* 53 L. HURBON (1972).

* 54 L'intronisation par exemple du Chef de la communauté (le « Kingè »).  

* 55 L. HURBON (1972).

* 56 Louis SEGOND (1975 : 11-12).

* 57 Cette ligne ferroviaire, il faut ce le rappeler, était, pour l'essentiel, destinée au transport de matières premières, du pays basaa vers la capitale. Et la matière première était ensuite acheminée vers le pays colonisateur, la France.

* 58 La Mission dite « civilisatrice » dont s'étaient arrogés les Européens.

* 59 Tout comme les Basaa en tant qu'Africains « primitifs », sont simplement considérés comme « occidentalisables ».

* 60 Cité par Yves GUCHET (1995 : 397).

* 61 François MACÉ (1988 : 182-183).

* 62 « Panthéon des ancêtres illustres, des bienheureux ».

* 63 Les « Ba Mbombok » ou grands prêtres.

* 64 Il s'agit de « l'alternance » qui doit être assurée pour éviter tout risque d'immobilisme donc de « mort ». Mot à mot l'expression renvoie aussi à ceci : le « monde qui tombe doit se relever » ou encore là où les générations précédentes ont failli, les générations suivantes se doivent de combler (modestement) la faille.

* 65 Dans la Bible (op. Cit.), on peut aussi lire dans Exode (20 : 12) la « Loi Divine » suivante : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le SEIGNEUR, ton Dieu ». Comment comprendre alors que les Européens, qui prétendaient apporter la « civilisation », refusèrent aux Basaa de Boumnyebel le droit d'honorer leurs « Ascendants » sur la terre qui leur a été donnée par  « Hilôlômbi » à travers ces derniers ?

* 66 Comme l'on fait les colons européens dès leur arrivée.

* 67 Le Père biologique et par ricochet l'Ancêtre et in fine « Hilôlômbi » (Dieu).

* 68 Il va au « Ndoa » ou Enfer, car il n'a rien fait de positivement probant pour mériter une place dans le « Grand Conseil des Ancêtres Illustres de l'Au-delà » (« Mbombok A. »).

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