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L'éloge du matriarcat dans "la mémoire amputée de Werewere-Liking

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par Arnaud TCHEUTOU
Université de DoualaCameroun - Diplôme d'études approfondies 2008
  

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DEDICACE

A Mme Ntoh, née Ndoumbe Eyango Alvine, petite-fille du roi Lock Priso de son vrai nom Kum'a Mbappe, grand résistant à la conquête et à la pénétration allemandes au Cameroun. Chère mère, je te dédie ce travail pour saluer ton dynamisme éclatant en direction de l'Afrique et auprès de ton digne époux, le Grand Sage Ntoh Ntoh Benjamin. Tu es l'image de la déesse Isis.

SOMMAIRE
DEDICACE i

GRATITUDE iv

EPIGRAPHE v

RESUME vi

MOTS CLES viii

INTRODUCTION GENERALE 09

I- DEFINITION DU CONCEPT 10

II- REVUE DE LA LITTERATURE. 12

III- JUSTIFICATION DU SUJET 16

IV- HYPOTHESE 18

V- PROBLEMATIQUE. 18

VI- INTERET SCIENTIFIQUE. 19

VII- METHODE D'ANALYSE 20

VIII- PLAN DU TRAVAIL 23

PREMIERE PARTIE : LE RAYONNEMENT ETHICO-FAMILIAL 24

CHAPITRE I : LE POUVOIR DU MATERNAGE 26

I.1- L'omniprésence de la grand-mère. 26

I.2- La force du lien maternel. 31

CHAPITRE II : L'ATTACHEMENT A L'INTEGRITE. 36

II.1- L'être juste. 36

II.2- L'élan d'humanisme. 44

DEUXIEME PARTIE : LE POIDS SOCIAL. 56

CHAPITRE III : LA MEMOIRE COMMUNAUTAIRE 58

III.1- La vivacité mnémonique. 58

III. 2- Le formateur de l'identité. 66

CHAPITRE IV : LE DYNAMISME SANS FREIN. 74

IV.1- L'avocat méticuleux 74

IV.2- Le leadership politico-économique. 80

TROISIEME PARTIE : L'ONCTION MYSTICO-RELIGIEUSE. 89

CHAPITRE V : LE CHARISME NATUREL. 91

V.1- La faveur du destin. 91

V.2- Le magnétisme irrésistible. 98

CHAPITRE VI : LE GRAND PRETRE. 107

VI.1- L'élévation spirituelle. 107

VI.2- Le messager messianique. 113

CONCLUSION GENERALE 123

BIBLIOGRAPHIE ET WEBBOGRAPHIE 133

GRATITUDE

Nous avons le plaisir de reconnaître le soutien multiforme de tous ceux qui, de près ou de loin, ont contribué à la réalisation de cette oeuvre. Le Docteur Moba Jesse, tout particulièrement, mérite d'être salué. Lui qui a parrainé cette recherche, se heurtant à nos lacunes. Nos hommages sont également adressés au Superviseur général, le Professeur Rémy Sylvestre Bouelet. Nous voulons aussi reconnaître l'assistance salvatrice de tous les autres enseignants du Département de Linguistique et Littérature Négro-Africaines. Nous n'ignorons pas l'apport substantiel du C.E.R.V.A. (Centre des Etudes et de Recherches sur les Valeurs Africaines).

EPIGRAPHE

« Si tu veux maintenir la concorde Dans une maison où tu entres

En maître, en frère, ou en ami, Et partout où tu pénètres,

Sois plein de réserve dans tes relations avec les femmes. Rien ne réussit, dont elles ne se mêlent.

Il n'y a point de visage invulnérable à leurs pièges.

Des milliers d'hommes sont par elles détournés de ce qui leur [est bon »1.

RESUME

La prééminence du personnage féminin traditionaliste et surtout la dénonciation du féminisme qui se déploie en Afrique, justifient ce sujet : L'éloge du matriarcat dans La Mémoire amputée de Werewere-Liking. Deux types de personnages féminins se côtoient dans ce récit qui s'enracine dans la société africaine en général et camerounaise en particulier. Les uns, dont Halla Njokè, héroïne et narratrice intradiégétique, sont confortés dans leur ancrage dans la culture africaine, leur capacité à s'ouvrir aux autres sans démordre avec leur tradition et beaucoup plus, leur dynamisme tous azimuts. Ils assument dignement le pouvoir et la place prépondérants que le système matriarcal leur assigne. Les autres, phagocytés par l'occidentalisme, sont assujettis au patriarcat qui les dépersonnalise et fait d'eux des esclaves.

Werewere-Liking qui se fond dans l'héroïne, le roman étant autobiographique, stigmatise cette phallocratie importée. Elle appelle de tous ses voeux les femmes africaines qui se retrouvent dans cette dernière classe à prendre conscience du statut élogieux que leur confère la cosmogonie nègre et de l'assumer pleinement en se montrant entreprenantes sur tous les plans. Il y va du développement de notre continent. L'écrivain semble dire, trêve de parlotes et de plaintes revendicatives. Il est temps pour la réappropriation des bonnes moeurs et de l'action, comme l'ont fait les femmes des grands royaumes africains d'autrefois.

Ce faisant, la narratrice fustige crûment le féminisme qu'elle qualifie d' « organisation des femmes angoissées »2. Ce mouvement confine la femme africaine dans le discours et s'oppose à plusieurs égards à la vision matriarcale. L'écho ainsi lancé porte à percevoir que le personnage féminin est valorisé dans

2 - Werewere-Liking, La Mémoire amputée, Nouvelles Editions Ivoiriennes, 2004, p. 318. Dans la suite de ce travail, nous citerons le corpus en utilisant cette abréviation M.A. suivie de la page de l'extrait. Exemple : (M.A., 318).

la société du texte et dans la tradition africaine, contrairement à ce que pensent nombre de critiques littéraires féministes.

Le structuralisme génétique permet d'explorer cette réflexion. Il a fallu examiner concomitamment les structures internes du récit entre elles et leur relation avec les structures sociales qui ont fécondé l'inspiration de l'auteur.

MOTS CLES

1- Matriarcat

2- Personnage féminin

3- Tradition africaine

4- Valorisation

5- Antiféminisme

6- Développement

INTRODUCTION GENERALE

Notre travail porte sur l'éloge du matriarcat dans La Mémoire amputée de Werewere-Liking. On serait tenté de se demander pourquoi le matriarcat et non le féminisme ou le personnage féminin. La définition de ce concept apporte une certaine clarification à cette question.

I- DEFINITION DU CONCEPT

Le concept « matriarcat » divise les penseurs quant à la valeur qui lui est consacrée. Pour certains, c'est un système d'organisation sociale qui s'inscrit dans la théorie de l'évolutionnisme. L'Allemand Bachofen, le tout premier théoricien de ce concept, pense que le matriarcat relève de la barbarie, qu'il n'est que la forme d'organisation la plus animalière qui se situe au début de l'évolution du genre humain:

« Bachofen considère que l'humanité a d'abord connu une époque de barbarie et de promiscuité aphroditique telle que la filiation ne pouvait être comptée qu'en lignée utérine, toute filiation paternelle étant incertaine. Le mariage n'existait pas »3.

Un autre évolutionniste, Charles Fourier, s'inscrit dans cette perspective lorsqu'il considère le matriarcat « comme la troisième [des] sept périodes de `'l'enfant du genre humain `', succédant à la `'sauvagerie'' et précédant la `' barbarie'' »4. Mais peu après la publication de son ouvrage intitulé Le Droit de la mère où cette théorie est exposée, Johann Jakob Bachofen reconsidère sa position. Il ne perçoit plus le matriarcat comme étape de l'évolution humaine, mais comme une « société où la dominance aurait été exercée par les femmes et fondée sur la conception du `' droit maternel'', c'est-à-dire sur un statut issu de la maternité »5.

3- Cheikh Anta Diop, L'Unité culturelle de l'Afrique noire, Paris, Présence Africaine, 1959, p. 11.

4- Extrait d'un article intitulé « Le matriarcat » publié sur internet et signé « Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre », In fr.wikipedia.org, le 5 mai 2009, p. 1.

5 - fr.wikipedia.org, Ibid, p. 1.

Cette définition se rapproche d'ores et déjà de celle qui est communément admise et qui fait de ce système « un type de société où les femmes détiennent les mêmes rôles institutionnels que les hommes dans les sociétés patriarcales»6. Une nuance se dégage entre ces deux acceptions. Pendant que la première parle de la dominance de la femme, la seconde relève l'équité des rôles institutionnels entre la femme et l'homme. Une autre idée qui se démarque des précédentes tranche ce débat. Et c'est la position soutenue par celle-ci qui nous semble la plus pertinente et applicable à notre investigation. Elle se formule ainsi :

« Contrairement à ce dont il a été dit concernant le régime matriarcal, il n'est aucunement basé sur la domination de la femme sur l'homme, mais sur une collaboration harmonieuse des deux parties. En effet, la situation de la femme dans la société noire africaine est acceptée et défendue par l'homme »7.

Cette thèse indique que malgré la prégnance du pouvoir féminin en Afrique noire, il n'existe pas de dysharmonie entre les deux genres puisque le genre masculin valide ce statut de la femme et le défend même. En régime matriarcal, le pouvoir de la femme est indéniable aux trois niveaux qui régissent toute organisation humaine à savoir le niveau familial, social et mysticoreligieux. Limitons-nous au niveau social pour apporter ce témoignage sur les Bushongo, un peuple de l'Afrique centrale :

« La situation sociale des femmes bushongo est remarquable. Le premier personnage du royaume est une femme, la mère du roi. Parmi les grands du royaume, les femmes sont représentées par deux personnages ; et dans le conseil des anciens, il y a de nombreuses femmes... On voit même fréquemment les grandes questions politiques être décidées par les femmes ».8

6- fr.wikipedia.org, Ibid, p. 1.

7- Article sans signature, « Le matriarcat », In www.shenoc.com, Le 04 avril 2006.

8 - Théophile Obenga, L'Afrique centrale précoloniale, Paris, Présence Africaine, 1986, pp. 100-101.

En revanche, les sociétés occidentales sont foncièrement misogynes. Et cela remonte à leur cosmogonie. Eu égard à ce reproche d'Hippolyte dans la mythologie grecque9 : « O Zeus, pourquoi as-tu donc infligé aux humains ce frauduleux fléau, les femmes, en l'établissant à la lumière du soleil ? Si tu voulais propager la race des mortels, ce n'est pas aux femmes qu'il fallait en donner le moyen »10. On comprend dès lors pourquoi le féminisme naît en Occident et surtout pourquoi les sociétés occidentales sont phallocratiques. Mais malheureusement, la plupart des critiques qui s'intéressent à la question de la femme dans la littérature négro-africaine trouvent que ce sont les sociétés nègres qui sont patriarcales.

II- REVUE DE LA LITTERATURE.

Le féminisme est l'oeillère principale à travers laquelle la littérature des femmes africaines en général et de Werewere-Liking en particulier est lue. Et comme la discrimination est le sujet de prédilection de ce courant, elle est aussi le thème focal du discours critique. Le manque d'intérêt accordé aux oeuvres des femmes dès leur entrée dans la scène littéraire est associé à une volonté de ségrégation. La critique littéraire africaine en général et camerounaise en particulier, ayant pour objet d'analyse la femme, n'a pas été très florissante après la publication des premières oeuvres à vocation féministe. Les critiques ne trouvent pas certainement en la femme ou en l'écriture féminine un sujet de réflexion fondamentale. D'aucuns pensent même qu'il s'agit-là d'une discrimination, comme le démontre ce propos :

9 - Pour nous, la Grèce antique est pour l'Occident ce que l'Egypte pharaonique est pour l'Afrique noire. En d'autres termes, la civilisation gréco-latine est l'ancêtre de la civilisation occidentale tout comme l'Egypte pharaonique est le berceau de la culture de l'Afrique noire. Nous nous inspirons de cette affirmation de Cheikh Anta Diop : « L'Egypte a joué vis-à-vis de l'Afrique noire le même rôle que la civilisation gréco-latine vis-à-vis de l'Occident. Un spécialiste européen d'un domaine quelconque des sciences humaines, serait malvenu de vouloir faire oeuvre scientifique s'il se coupait du passé gréco-latin. Dans le même ordre d'idées, les faits culturels africains ne retrouveront leur sens profond et leur cohérence que par référence à l'Egypte » in Civilisation ou barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981, p. 387.

10 - Nicole Loraux, Les Enfants d'Athéna, Paris, Maspero, 1981, p.77.

« La parution de Rencontres essentielles (1969) de T. Kouh-Moukouri, première romancière camerounaise, est passée sous silence aux dires de l'auteur et de nombreux critiques entre autres, Joseph Ndinda et Irène D'Almeida qui, eux aussi, ont perçu ce vide lors de l'élaboration de leurs premiers articles sur cette écrivaine. `'Tout se passe comme s'il y avait une conspiration du silence''»11.

Les premiers à s'intéresser à cette préoccupation trouvent que la femme est méprisée en Afrique, qu'elle n'a aucun pouvoir, aucune valeur autre que celle de procréer et de faire le ménage, eu égard à ce témoignage :

« Il faut rappeler que les premiers travaux sur la femme africaine durant la période coloniale ne lui ont pas toujours été favorables. On en veut pour preuve, l'article `'L'esclavage de la femme noire'' par soeur MarieAndrée de l'enfant-Jésus dans lequel la femme africaine est considérée comme une bête de somme »12.

Les critiques estiment que ce statut de la femme noire est lié aux idées préconçues des colons au sujet des sociétés africaines, mais aussi qu'elle est liée aux pesanteurs des traditions nègres qui opposent de façon conflictuelle l'homme et la femme :

« Ces préjugées générées par les incompréhensions et la différence culturelle se poursuivent par les traditions de l'intérieur qui admettaient très mal l'accès de la femme à la connaissance. La réticence à la scolariser vise à montrer que les rapports sociaux de sexe sont antagoniques et conflictuels depuis bien des lustres. D'où son arrivée tardive à l'écriture »13.

Les premiers critiques soutiennent que la culture négro-africaine est à l'origine du mauvais traitement infligé à la femme africaine. Ainsi, l'on

11 - fr.wikipedia.org, Op. Cit., p. 1.

12- fr.wikipedia.org, Op Cit., p. 1.

13- fr.wikipedia.org, Op Cit., p. 1.

s'accorde à reconnaître que leurs analyses se fondent sur des approches socioculturelles et socio-historiques:

« Les premières critiques qui se sont penchées sur l'écriture des femmes africaines en général et camerounaises en particulier telles que la Congolaise Milolo Kembé, Anny-Claire Jaccard, D. Ndachi Tagne ont eu pour but d'orienter leurs analyses vers des approches socioculturelle et socio-historique ».14

D'autres penseurs trouvent que la polygamie est une injustice faite aux femmes, un abus de la société traditionnelle dont la dénonciation constitue une sorte de révolte :

« Cette révolte subtile [...]. Cette esthétique entre ouvertement en dissidence avec la société phallocentrique. Elle se montre plus osée, devient de plus en plus virulente envers la gente masculine. Odile Cazenave dans Les Femmes rebelles et Béatrice Rangira-Gallimore dans L'oeuvre romanesque de Calixte Beyala, montrent la déviance créatrice de C. Beyala avec la liberté sexuelle et l'écriture du corps tandis qu'Irène D'Almeida montre l'originalité et l'audace scripturaires de WerewereLiking »15.

Parlant plus particulièrement de Werewere-Liking, ses oeuvres en général, et La Mémoire amputée en particulier, ne connaissent pas une abondante critique. Outre le style original16 et l'audace scripturaire relevé ci-dessus, les analyses démontrent que les ouvrages de Liking, et notamment son roman qui nous sert de corpus, sont des répertoires des pratiques culturelles africaines. Ce qui fait dire à Yvette Balana que « l'africanité est au centre de l'oeuvre de Liking »17. Cependant, les avis sont partagés à cet effet. Le colloque organisé du 03 au 04 mai 2005 à l'Université de Douala à l'intention de cet auteur le prouve.

14- fr.wikipedia.org, Op Cit., p. 2.

15- fr.wikipedia.org, Op Cit., p. 3.

16- La romancière dit que La Mémoire amputée est un « chant-roman », un genre dont elle est l'inventrice. Voir l'inscription marquée sur la première de couverture du roman pour préciser le genre littéraire.

17 - Yvette Balana, « L'africanité chez Werewere-Liking : de l'Afrique-musée à l'Afrique-laboratoire », in fr.wikipedia.org, 05 mai 2009, p.1.

Ce colloque a connu la participation des critiques de la littérature négroafricaine tels qu'Yvette Balana et Clément Mbom. Nombre de participants opposaient à l'africanité l'universalité de l'écrivain dans ses oeuvres, bien que les organisateurs aient concilié ces deux dimensions dans leur projet :

«» L'hypothèse à partir de laquelle s'élabore notre projet est que cette oeuvre synthétise et traduit, dans les langages et formes contemporaines les savoirs séculaires africains porteurs de valeurs universelles. Elle pourrait donc être fortement recommandée à la consommation, à titre principal, des publics d'Afrique soucieux de retrouver les fondements de leur civilisation» »18.

Les organisateurs de ce colloque estiment que l'oeuvre de Liking est une interpellation du public africain à s'abreuver aux sources de sa civilisation. Même lorsque certains critiques analysent la dimension féministe ou matriarcale de ses oeuvres, c'est pour parvenir à ce dessein. D'ailleurs, l'écrivain les y encourage lorsqu'elle dit :

« Ceux qui peuvent se payer le luxe de jouer les amnésiques ont leur histoire déjà écrite, conservée en sons, images et microfilms, et en diverses versions : les subjectives, les trafiquées, les revues et corrigées, les profanes, les ésotériques et les sacrées, etc. Ils pourront toujours s'y retremper le moment venu, pour témoigner de leur passage sur cette terre et de leur part de l'humanité. Alors que nous autres, nous n'avons pas suffisamment formulé notre expérience pour nous permettre l'amnésie. Aussi, pour nous, se souvenir ne devrait-il pas être un combat de tous les instants ? » (M.A., 386).

Cet extrait invite incessamment le peuple africain à se rappeler son passé, à le publier massivement pour qu'il fasse tâche d'huile et s'incruste dans les moeurs de l'universel. Yvette Balana s'inscrit dans cette logique lorsqu'elle analyse ce propos de l'écrivain en ces termes : « Liking a donc tranché le débat : nous devons trouver l'universel dans l'africanité, nous devons travailler

18-Yvette Balana, Ibid., p. 1.

à inventer la négritude qui entrera dans la culture universelle à venir »19. Le discours de Liking, comme ceux de la plupart de ses critiques, dénonce l'occidentalisation des peuples négro-africains et prône leur re-africanisation, quitte à ce que cette attitude paraisse chauvine :

« La course vers l'`'universel `' qui hante les Africains, confirmant ainsi que le `'moi est haïssable» peut nous être préjudiciable, car l'universel se réduirait alors à l'histoire et aux valeurs de ceux qui ont assumé leur moi et qui ont entretenu leur mémoire. Liking semble nous dire qu'il nous faut faire du chauvinisme »20.

C'est bien de ce chauvinisme qu'il s'agit dans notre investigation. Soulignons toutefois la nuance qui existe entre notre approche du matriarcat et celle des critiques ayant investigué sur le même sujet. La perspective de ceux-ci s'inscrit dans la dynamique du combat féministe déployé sur le terrain africain alors que la nôtre remet en cause cette doctrine qui n'a pas de raison d'être dans un environnement où la femme jouit du plein pouvoir sur tous les plans. Il est absurde de vouloir conquérir ce qu'on détient déjà fermement et sans partage. Les femmes africaines doivent prendre conscience de la valeur prégnante que leur accorde la culture africaine et jouer pleinement leur rôle pour le bien-être et le salut de tout le « Pays des Batu »21. Tel est le motif de cette réflexion.

III- JUSTIFICATION DU SUJET.

Le paradoxe entre le combat féministe en vigueur dans l'Afrique actuelle et la réalité anthropologique africaine, l'instauration de la journée du 08 mars pour soutenir un mouvement qui combat la culture africaine et qui prône l'égalité des genres dans un environnement qui promeut la complémentarité, le

19- Yvette Balana, Ibid., p. 2.

20- Yvette Balana, Ibid, p. 2.

21- Ainsi est désigné ce qu'on appelle vulgairement l'« Afrique » dans tous les articles que comporte le premier numéro de la revue La Parole africaine. Cette appellation nous semble mieux appropriée pour désigner le « continent africain » qui a besoin d'unité pour son re-décollage. Ainsi, de temps en temps, nous l'utiliserons. Mais nous pourrons aussi employer le vocable « Pays » tout simplement comme c'est le cas dans la même revue. Soulignons également que « Batu » est la terminologie qui désigne le peuple noir africain dans la même revue.

diktat occidental faisant croire que l'Afrique est le cimetière des valeurs féminines, sont autant de motivations qui ont laissé mûrir ce sujet. L'histoire de l'Afrique démontre le rayonnement fabuleux que les femmes noires ont connu dans ce continent à travers les civilisations qui se sont succédé depuis l'Egypte pharaonique jusqu'à l'invasion d'une part du mouvement almoravide au Xe siècle, et du mouvement colonialiste à partir du XVe siècle d'autre part. Nul n'ignore par exemple la prégnance de l'Africaine dans le devenir de l'enfant, voire de l'humanité. C'est elle qui confère des pouvoirs héréditaires :

« On ne pourra être sorcier, c'est-à-dire doué de toutes les qualités [...], c'est-à-dire sorcier-total, que si l'on est issu d'une mère sorcière au même degré ; peu importe ce qu'est le père. Si la mère n'est douée d'aucun pouvoir et si le père est sorcier-total (demm en valaf) l'enfant n'est qu'à moitié sorcier : il est nohor ; il ne possède aucune qualité positive du sorcier, il n'en a que les aspects passifs. [...] On voit donc ici que la participation du père dans la conception de l'enfant n'est pas mise en doute, n'est pas ignorée, et qu'elle est secondaire et moins opérante que celle de la mère »22.

Et même, n'a-t-on pas entendu parler du dynamisme et du pouvoir imposant des reines à l'instar de Hatshepsout ou de Nicotris en Egypte, Candace et toutes les reines qui porteront son nom au Soudan dans le puissant royaume de Koush ? Que dire des grandes guerrières telles que la princesse Yennenga, fille de Moro Naba au niveau du Burkina Faso, la reine Dzinga d'Angola ou encore la reine Pokou des Baoulé ? Pourquoi ignorer les fabuleuses amazones du roi Béhanzin qui tinrent farouchement tête à la pénétration française dans le royaume de Dahomey alors que les hommes s'étaient déclarés vaincus ? Des exemples ne manquent pas pour justifier la puissance cardinale de la femme dans la tradition africaine. Nous nous donnons pour objectif de le démontrer en nous appuyant sur l'oeuvre qui sert de corpus.

22- Cheikh Anta Diop, L'Unité culturelle de l'Afrique noire, Op.cit., p.37.

IV- HYPOYHESE.

Dans La Mémoire amputée, la femme est au centre de l'intrigue. C'est pourquoi nous soutenons que le personnage féminin est valorisé dans la société du texte et dans la tradition africaine. S'engager donc dans le combat féministe c'est ignorer cela. La condition des Africaines d'aujourd'hui devrait les conduire, non pas à s'enrôler dans une lutte dépersonnalisante comme celle-là, mais à s'interroger sur le matriarcat et chercher à se le réapproprier. Telle est la problématique aussi bien du corpus que de ce travail.

V-PROBLEMATIQUE.

Au regard de ce qui précède, on en vient à se demander : comment La Mémoire amputée fait-elle l'éloge du matriarcat ? En d'autres termes, comment le personnage féminin est-il valorisé dans ce récit ? Quels sont les lieux d'expression de cette valorisation ? Quels sont les référents qui portent à parler de matriarcat et non de féminisme ? Telles sont les préoccupations qui constituent la toile de fond de cette réflexion. Notre analyse se projette prioritairement sur le parcours narratif du personnage principal, Halla Njokè, et sur les faire des autres personnages féminins qui, comme elle, sont très ancrés dans la tradition africaine.

Le regard est aussi porté sur les autres personnages féminins de même que sur les personnages masculins pour comprendre leurs rôles actantiels et les relations qu'ils entretiennent avec les premiers. De manière globale, nous questionnons la société du texte avec toutes ses composantes pour relever la place de la femme dans la société traditionnelle africaine d'une part et dans la société dite moderne - l'Afrique occidentalisée, l'Afrique d'aujourd'hui - d'autre part. La première hisse la femme au sommet de la pyramide sociale alors que la seconde l'avilit à cause du colonialisme. Ceci est l'un des motifs qui invitent à parler du matriarcat et non du féminisme.

L'auteur dénonce cet avilissement, affirmant par ricochet que la femme africaine en général doit reprendre la place qui est sienne dans l'Afrique traditionnelle. Si la femme traditionnelle est portée au firmament, celle circonscrite exclusivement dans l'occidentalisme est invitée à sortir de son errance pour la rejoindre afin que toutes conjuguent leurs forces pour redonner à l'Afrique sa splendeur d'antan. Les deux personnages sont ainsi interpellés, pas au même degré bien entendu. Il n'est pas question pour nous d'honnir les traditions importées, d'ailleurs riches en hauts faits ; ni même de médire des bienfaits des apports extérieurs, voire du colonialisme. Nous reconnaissons aussi que tout n'est pas lumineux dans le matriarcat ou dans l'Afrique traditionnelle. Comme l'exige tout travail scientifique, nous tenons simplement à rester fidèle à l'esprit de cette recherche.

VI- INTERET SCIENTIFIQUE.

Les enjeux de ce travail sont multiples. La réflexion menée invite les critiques littéraires en général, et ceux inscrits dans le combat féministe en particulier, à reconsidérer leur perception de la place réservée à la femme dans la tradition africaine. Ces derniers pensent généralement que la culture africaine marginalise la femme. Cette opinion est motivée par les traitements à la limite inhumains auxquels les personnages féminins sont soumis dans la littérature négro-africaine. Entre autres châtiments, les critiques relèvent la pratique de la polygamie et notamment de la polygynie, la sous-scolarisation ou l'analphabétisme, les sévices corporels, l'absence des libertés et des droits... Au vu de cette investigation, les dénonciations ainsi formulées n'indexent pas les Africains, mais plutôt les Occidentaux et les Orientaux. Les critiques croient s'attaquer aux traditions nègres alors qu'en réalité, ils incriminent les influences des traditions étrangères sur les peuples africains. Il faut interroger l'histoire et les structures textuelles pour le comprendre.

VII- METHODE D'ANALYSE.

Notre analyse s'inscrit dans une démarche diachronique et structuraliste en même temps. Car nous interrogeons concomitamment les structures historiques et cosmogoniques qui ancrent le récit dans son contexte génétique d'une part, et les structures textuelles pour comprendre les différents rôles actantiels d'autre part. C'est pour cette raison que nous convoquons le structuralisme génétique. Cette orientation permet d'analyser l' « explicite »23 en rapport avec le contexte socio-historique qui est celui de l'Afrique. En d'autres termes, nous interrogeons « les objets qui peuplent [la société du texte] et les conventions qui la régissent. Qu'y retrouve-t-on de la réalité ? [...] ; les combinaisons entre rôles actantiels et rôles thématiques, surtout lorsque ces derniers sont définis socialement »24.

Le questionnement de l'« implicite »25, en examinant les traces de l'« inconscient social »26 manifesté dans le récit, est aussi opéré. Nous nous intéressons aux «» contradictions textuelles» [car] `'le décalage, lorsqu'il est flagrant, met en évidence une fêlure de type idéologique» »27. Evidemment, il y a trop de contradictions dans La Mémoire amputée qui ne sauraient passer inaperçues : le contraste entre l'Afrique traditionnelle et l'Afrique dite moderne, le contraste entre le féminisme et le matriarcat, et surtout entre les idées répandues au sujet de la place de la femme dans la tradition africaine et la réalité authentique...

L'ironie se manifeste dans le récit comme une structure très féconde dans le décryptage de l'intrigue. L'implicite permet aussi de relever « les situations `'anormales» »28 et l'accent dans ce cas est mis sur le personnage du « fou » incarné dans l'oeuvre par Némy :

23 - Vincent Jouve, La Poétique du roman, Paris, Armand Colin, 2001, p. 97.

24- Vincent Jouve, Ibid.., p. 97.

25- Vincent Jouve, Ibid., p. 97.

26- Vincent Jouve, Ibid., p. 97.

« Le statut de la déviance et de la marginalité est également révélateur. Là, explique Pierre Barbéris, se dit toujours quelque chose sur la norme en vigueur et l'idéologie dominante. La figure du marginal doit être analysée dans son discours, son être et son faire. Discours aberrants, êtres inattendus, comportements insolites sont généralement les vecteurs privilégiés d'une parole du texte sur l'Histoire et les valeurs »29.

Enfin, l'analyse s'enrichit des « contestations formelles »30 en ce qui concerne toujours les interprétations de l'implicite. Cette analyse contribue à comprendre le mélange de genres dont l'oeuvre fait l'objet puisqu'elle est une compilation de récits créés, de chants, dix-huit au total, de poèmes, proverbes et légendes. On y retrouve tous les trois registres de langue. Les phrases sont parfois détachées, comme pour traduire le ras-le-bol de l'écrivain face aux énormités dont on accable injustement la tradition africaine, protégeant et vénérant ainsi le véritable bourreau, la tradition occidentale adoptée :

« La question des contestations formelles permet de réintégrer l'analyse de la forme dans l'étude sociologique et, ce faisant, de ne pas négliger la dimension esthétique du texte. Refuser l'illusion psychologique, supprimer la ponctuation, répudier les adjectifs ou déconstruire l'intrigue traditionnelle, c'est s'opposer à une norme qui n'est jamais uniquement esthétique »31.

Le premier signe de contestation formelle se lit dans le genre littéraire de l'oeuvre. Werewere-Liking étiquette son ouvrage comme un « chant-roman » ; ce qui est une pure invention de sa part. Cette inscription qui figure à la première de couverture annonce déjà au lecteur avisé les couleurs contestataires de l'oeuvre. C'est vrai que nous qualifions par moments le texte de roman. Cela pour rester proche de l'orthodoxie.

29- Vincent Jouve, Ibid., p. 100.

L'analyse de l' « oblique »32 n'est pas en reste puisqu'il renvoie aux relais à travers lesquels le récit entretient un rapport avec le réel. On peut citer parmi ces relais « l'idéologie, les discours en vigueur et les institutions »33. Nous examinons par exemple l'influence de la personnalité idéologique et spirituelle de Liking dans l'intrigue et nous comprenons qu'elle est une traditionaliste hors pair, une grande prêtresse initiée comme son personnage principal qui n'est personne d'autre qu'elle-même : le narrateur est intradiégétique et le récit autobiographique.

Le contexte textuel est celui de l'Afrique en général et celui du Cameroun en particulier à cause des dénominations et des faits qui rappellent ces parties du monde34; en raison aussi des précisions faites par Michelle Mielly35, l'auteur de l'Avant-propos :

« Dans La Mémoire amputée, le silence est cultivé comme indice primordial sur l'histoire des femmes africaines : ce roman n'est plus donc un tribut aux femmes de l'entourage immédiat mais un chant pour toutes les femmes africaines qui se sont tues [...]. C'est un Bildungsroman36 basé sur deux drames parallèles : le processus historique de décolonisation au Cameroun et l'évolution d'une jeune femme au sein de cet univers en ébullition » (M.A., 9-13).

La référence à l'histoire la plus ancienne de l'Afrique, à l'Egypte pharaonique et à la cosmogonie africaine est féconde dans ce travail même si l'histoire dite contemporaine retient également notre attention. La mythologie, mieux l'oralité nègre, constitue aussi un grand vivier pour les démonstrations. Etant entendu que le mythe ou la littérature orale porte en son sein les

32 - Vincent Jouve, Ibid., p. 100.

33 - Vincent Jouve, Ibid., p. 100.

34- Halla Njokè, l'appellation de l'héroïne par exemple. Dans le roman comme dans la langue du peuple bassa' a du Cameroun, peuple auquel appartient Werewere-Liking, Njokè qui viendrait de « Njock » signifie « l'éléphant ». Nous y revenons plus loin pour plus de détails.

35- Par moments nous désignons Michelle Mielly par l'expression « le préfacier » parce que son Avant-propos tient lieu de préface.

36- « Roman initiatique, en Allemand » (M.A., 13).

fondements de toute vision culturelle, qu'elle soit familiale, sociale ou même mystico-religieuse.

VIII- PLAN DU TRAVAIL.

A partir de cette démarche, nous démontrons que le personnage féminin est valorisé sur les trois plans de l'existence humaine. D'abord sur le plan éthico-familial : on s'aperçoit qu'il est très dévoué au bien-être familial, à la morale et à l'intégrité. Ensuite au niveau social : il est le porte-parole et il est aux premiers rangs dans l'entrepreneuriat économique et les luttes politiques. Enfin sur le plan mystico-religieux : il a l'onction divine, il est l'être béni, l'espoir et le messie.

PREMIERE PARTIE :
LE RAYONNEMENT ETHICO-FAMILIAL.

Le personnage féminin se distingue dans la société du texte d'abord par ses responsabilités familiales, ensuite par son intégrité et enfin par son humanisme. Dans le domaine familial, il détient le pouvoir du maternage qui se manifeste par l'omniprésence de la grand-mère. En régime matriarcal, la grandmère agit permanemment dans le développement de l'enfant. Dans le récit, Grand Madja, la grand-mère de Halla Njokè, la berce et lui donne beaucoup de conseils. Le maternage se manifeste aussi par la force du lien maternel entre la mère et son enfant. Ce lien rapproche affectivement les deux êtres et pousse la mère à se sacrifier pour le bien-être de son enfant. Halla Njokè le prouve par l'attention qu'elle porte à son fils.

La bonne moralité du personnage féminin est visible à travers sa propension à la justice. Il respecte tous ses engagements et bénéficie de ce fait de la confiance des siens. Halla déteste sa mère parce qu'elle a menti contre son père. Ainsi, elle promet à celui-ci de le soutenir dans l'affaire qui oppose les deux et elle tient sa promesse. La femme est également portée vers l'humanisme grâce à son humilité et à son altruisme. Elle sait reconnaître ses torts. La mère de Halla a fait son mea culpa au sujet du différend qui l'a opposée à son ex-mari, le père de la narratrice. Tantie Roz, une des tantes de Halla, est celle par qui se justifie l'altruisme de la femme. Elle fait de l'encadrement des déshérités son combat bénévole quotidien.

CHAPITRE I :
LE POUVOIR DU MATERNAGE

Le personnage féminin se penche vers le premier rôle de la femme qui est lié à la maternité, c'est-à-dire celui d'assumer sa qualité de mère. L'implication de la grand-mère dans tout le processus éducatif et l'instinct maternel sont les principaux éléments qui justifient la force matrilinéaire.

I.1- L'omniprésence de la grand-mère.

En régime matriarcal, la grand-mère joue un rôle très important dans l'équilibre familial et l'éducation de l'enfant. L'homme qui construit la société est l'enfant qu'il a été auprès de sa grand-mère puisqu'il a été bercé et éduqué par celle-ci. La grand-mère joue un rôle fondamental dans le devenir de l'enfant. Elle est la principale « berceuse » depuis la naissance jusqu'à l'âge adulte. En Afrique, la grand-mère est omniprésente dans le vécu de l'individu. C'est elle, notamment la grand-mère maternelle, qui vient à la rescousse de la mère quand il y'a accouchement, pour la suppléer dans l'exercice des tâches ménagères. L'époux ne vit donc pas l'accouchement comme un fardeau qui augmente à ses responsabilités celles de son épouse. Sa belle-mère fait le ménage et remplace valablement l'épouse. Les naissances peuvent être multipliées en Afrique sans que cela n'influe négativement sur l'équilibre familial quant à ce qui concerne l'accomplissement des tâches domestiques.

Ailleurs, le planning familial est rigoureusement respecté parce que la société n'est pas organisée de cette façon. Un foyer qui n'a pas de femme de ménage se retrouve fort obligé d'en recruter quand la femme accouche. Surtout qu'après la période de congé de maternité, au cas où la femme exerce dans une entreprise, c'est la femme de ménage qui s'occupe des tâches domestiques et même du bébé. Une ligne de dépense supplémentaire est donc forcément créée dans le budget familial. Pourtant, en Afrique, même quand la femme est en

service dans une entreprise, elle ne peut solliciter les services d'une domestique que par pur snobisme. Il y'a toujours une grand-mère prête à prendre le relais. L'éducation de Halla Njokè est assurée par Grand Madja.

La grand-mère de la narratrice s'investit dans son éducation en lui inculquant la culture africaine et en lui prodiguant des conseils. Halla Njokè a beaucoup de privilèges en tant que l'homonyme de sa grand-mère37. En Afrique, l'enfant homonyme d'un parent bénéficie toujours, plus que les autres, des bonnes grâces de ce dernier. En Afrique traditionnelle, l'enfant grandit auprès de ses grands-parents jusqu'à un certain âge. Cette pratique vise non seulement à permettre à l'enfant de maîtriser la langue du terroir qui lui servira de principal outil de communication, mais aussi d'asseoir chez lui les bases de la tradition. Cette tâche incombe dans le système matriarcal prioritairement à la grand-mère. Grand Madja enseigne que le travail assure à l'individu son autonomie, sa loyauté et le dispense de la servitude et de la mendicité :

« Grand Madja Halla mon homonyme m'affirmait : `'Toi, tu sauras toujours si tu es libre ou pas, selon que tu pourras associer travail et plaisir, ou pas». [...] Dès la première lueur de l'aube, elle recueille des braises, place des machettes et des houes dans des paniers que nous portons sur la tête et nous allons au champ. Elle allume un feu car il fait bien froid à ces heures. Nous travaillons en silence, avec une double ardeur pour avoir chaud et ne pas nous faire piquer par des insectes. Parfois, elle entonne un chant et crée un rythme auquel ma puînée et moi nous abandonnons. Une sorte de moteur régulier, irrésistible. Ainsi, nous abattons toujours un travail énorme qui nous vaut les félicitations de notre `' mari `'» (M.A., 44).

Le travail doit être perçu comme un objet de plaisir et non comme une corvée. Au même titre qu'un hobby, il doit être une partie de délassement. En considérant ainsi le travail, l'individu s'en accommode et s'y complaît. Le résultat ne peut être qu'excellent. Le culte du travail bien fait est une leçon que

37 - Elles portent toutes deux le même nom, Halla.

la grand-mère inculque à sa petite-fille. En vue d'obtenir un rendement efficient, Grand Madja pense que l'on ne doit pas travailler comme un forçat qui, sous des intempéries peu favorables, se plie à la tâche : « A l'abri des brûlures du soleil, vous pourrez prendre le temps. Et si vous prenez le temps de bien faire chaque chose, chaque chose bien faite vous procurera sa part de plaisir » (M.A., 44).

Le temps est une donnée à prendre en compte dans toute entreprise. Une sagesse de l'Egypte pharaonique affirme que « Le temps est sagesse ». Il faut prendre le temps nécessaire pour s'engager dans une action. La précipitation et l'impatience sont des obstacles à l'épanouissement du travailleur, susceptibles de susciter soit le découragement si on n'obtient pas aussitôt les résultats attendus ; soit le bâclage, auquel cas, la tâche effectuée hâtivement reste à refaire:

« A l'ombre des cacaoyers, prenez le temps de fendiller proprement les cabosses : vous serez payées de pouvoir en sucer les fèves sans le désagrément du sable et des saletés sur les machettes négligées. Prenez le temps de bien sélectionner les fèves les plus belles et les plus juteuses en les séparant des fèves médiocres. Vous serez doublement rétribuées d'abord par la qualité du vin de cacao que vous pourrez en extraire, ensuite, pour la catégorie du cacao à chocolat dans laquelle vos fèves seront classées au marché, au moment de la vente » (M.A., 44-45).

Halla Njokè n'est pas la seule interlocutrice de Grand Madja. Elle s'adresse à toutes les femmes africaines en utilisant le vouvoiement. Si elle s'adressait à sa petite-fille seulement, elle aurait employé le tutoiement car le «vous » de majesté n'existe pas dans les langues africaines. C'est à dessein que la grand-mère parle du cacao qui est un produit de rente destiné à la transformation industrielle. La plupart des Africains pensent que la culture des produits d'exportation tels que le cacao, le café, le coton, l'hévéa... est réservée à l'homme et que les femmes doivent se contenter des produits vivriers destinés

à la consommation familiale et à la commercialisation locale. Cette disparité qui, au demeurant est insensée et machiste, est un abus colonial.

Le colonialisme a importé sur le sol africain la culture du cacao. Fort de leur phallocentrisme, les Occidentaux ne pouvaient pas permettre que les femmes s'intéressent à ce produit. Elles qui, selon eux, est une créature impure : « La femme, enfant malade et douze fois impur »38. Cette idéologie avait pour souci d'imposer le patriarcat aux Africains. L'homme est le sexe fort, le puissant, le « surpuissant », un « Lôs ». Un Lôs dans la société du texte est un homme surpuissant (M.A., 48). Il lui revient donc « à juste titre » les produits industriels et par conséquent, la richesse matérielle, symbole précieux du capitalisme et de la domination selon les Occidentaux. A la femme, « sexe faible », être vulnérable et impuissant, reviennent les produits vivriers qui ne peuvent rapporter gros. Elle doit croupir dans la pauvreté, la misère et le statut permanent de dominée.

La femme africaine a le droit de s'intéresser et même de s'approprier le cacao, que ce soit au niveau de sa transformation qu'au niveau de sa vente sur le marché international. Cette dénonciation sonne comme un cri d'alarme que Liking lance en direction de toutes les femmes africaines, les appelant à sortir de l'obscurantisme où la civilisation phallocratique les a plongées, il y a près de six cents ans. Dans un environnement qui abrite « le berceau du matriarcat »39, la femme doit exercer les mêmes fonctions que l'homme, et même, ses fonctions doivent être supérieures. Les domaines du pouvoir réservés aux hommes dans le régime du patriarcat reviennent aux femmes dans le système matriarcal.

Werewere-Liking laisse entendre que la culture des produits de rente revient à la femme. Au pire des cas, la femme africaine doit s'impliquer dans cette activité et même s'intéresser à sa transformation. Elle doit s'investir davantage dans la création des industries. On a l'impression que c'est une

exclusivité masculine et que les femmes qui s'y retrouvent, soit dérogent à l'ordre des choses ou soit, elles cessent d'être femme. Pourtant, elles se réapproprient tout simplement le véritable rôle dévolu à la femme dans l'Afrique la plus ancienne, l'Afrique pharaonique. Il ne s'agit pas de concurrencer l'homme comme les féministes le laissent entendre. Mais d'assumer une identité qui est réelle, collée à chaque femme africaine et qui se trouve en sommeil à cause des mutilations colonialistes. Il revient donc à celle-ci d'en prendre conscience et de s'engager dans l'action et non de discourir ou de se plaindre incessamment en restant dans l'inertie.

Un autre enseignement est celui de la conformité aux lois. La grand-mère de Halla lui conseille d'être « une femme caramel » (M.A., 46), c'est-à-dire une femme capable de s'adapter à toutes les situations. Le caramel fond quand il fait chaud mais demeure le même et durcit quand il fait froid :

« Mais qu'est-ce que c'était cette histoire de caramel ? Or pendant une vingtaine d'années, j'ai essayé de vivre selon une autre de ses théories sacrées : `' je n'ai pas de loi, je fais de l'adaptabilité ma principale loi. `' Je me suis alors faite eau, me condensant avec le froid, fondant et m'évaporant avec la chaleur, ruisselant en pluie selon les intempéries, bondissant en cascades et chutes libres des sommets vertigineux vers des abysses insondables...Certes, c'était bien, tout avait une place et revenait toujours, il n'y a pas meilleure situation pour un esprit que cette malléabilité » (.M.A., 45- 46).

La conformité aux lois, aux dires de Grand Madja, est le meilleur mode de vie. Elle facilite l'intégration et permet de s'adapter aux institutions. Cette démarche évite l'étiquette de subversif et son lot de fâcheuses conséquences. Tout comme la grand-mère, la mère génitrice a un pouvoir réel sur sa progéniture.

I.2- La force du lien maternel.

Les critiques de la littérature négro-africaine sont unanimes quant à la valorisation de la femme en tant que mère et aussi quant à son influence notoire dans l'éducation des enfants. La Mémoire amputée est un témoignage exemplaire de cette opinion. Le récit révèle d'abord qu'il existe un rapprochement affectif entre une mère et sa progéniture et ensuite que la mère est prête à se sacrifier pour celle-ci.

Le pouvoir du maternage est matérialisé à travers le lien maternel qui lie affectivement une mère à son enfant. Ce lien dont les manifestations sont généralement spontanées, se construit depuis le sein maternel à travers ce que les psychologues appellent l'« histoire » de la mère et de l'enfant. Mais l'affection maternelle peut être manifestée à l'égard d'un enfant par toute femme génitrice ou pas. Elle est plus prononcée très souvent chez la mère génitrice grâce à l'instinct maternel. La démonstration en est faite entre Halla Njokè et son fils. En effet, ce dernier lui a été enlevé après l'accouchement pour être donné à Mam Naja, la femme que le père de la narratrice épouse après avoir quitté la mère de cette dernière. Halla Njokè et Mam Naja enfantent le même jour. Mam Naja qui se fait accoucher la première met au monde un mort-né :

« Toute transie, je suis ainsi tout le travail. Au bout de ce qui me semble une éternité, un gros foetus tout mou vient au monde après un long cri de Mam Naja, un cri comme j'imagine, le dernier avant la mort. Elle s'évanouit une seconde fois. Ma mémoire ne me restitue de nouveau que ses plans fixes, quelques uns accélérés, et d'autres ralentis. Le gros foetus mort sur la balance pèse cinq kilogrammes. Une glaire suinte de sa bouche » (M.A., 138).

Juste après sa nourrice, Halla Njokè fait des jumeaux dont l'un est aussi mort-né. Son père profite de ce que Mam Naja, évanouie après son accouchement, et que Halla est dans le bureau de Chris, la sage-femme, pour

substituer l'enfant mort-né de la nourrice. Il prend le nouveau-né vivant et va le poser à côté de Mam Naja, comme s'il était le sien :

« Chris m'amène sous la vieille douche après m'avoir aidé à expulser les placenta. Elle me lave, me "lange" et me rhabille. - Repose-toi un peu dans mon bureau, je m'occupe du bébé et je reviens te chercher pour te conduire à ton lit, dit Chris. Mes yeux, ma bouche, et même mon coeur sont secs. Je ne peux pas pleurer. Je ne peux pas parler. Je suis insensible... Cependant je me sens incapable de rester en place. Je me lève et me rends dans la salle d'accouchement. Au moment de franchir la porte, je reste pétrifiée : Mam Naja est penchée sur le bébé et le regarde avec perplexité en parlant à la sage-femme. - Ça par exemple, Chris ! Ce n'était que cette petite souris qui me faisait un si gros ventre ? dit-elle à l'infirmière » (M.A., 140).

Le ton méprisant de Mam Naja à l'égard de « son fils » est déjà fort évocateur sur la nature du lien affectif entre une mère et un enfant qui n'est pas génétiquement le sien. Ignorant totalement que le bébé qui est à ses côtés n'est pas le sien, puisque la révélation de la substitution ne lui a pas été faite, Mam Naja qualifie péjorativement « son bébé ». Il s'agit-là d'un paradoxe quand on connaît la tendresse d'une mère vis-à-vis de son nouveau-né. Même inconsciemment, une mère manifeste une certaine désaffection à l'égard de l'enfant qui n'est pas biologiquement le sien.

Mam Naja a failli brûler l'enfant qu'elle croit être le sien lorsqu'elle a frappé « un coup de canne à sucre à la tête [de Halla] et un autre au genou droit qui [lui] fait l'effet d'une électrocution. [Et qu'elle est] propulsée en arrière alors que l'enfant vole vers la marmite bouillante de sauce d'arachide » (M.A., 165). Cette scène se passe « dans la cuisine où [Halla] s'affaire, [son] enfant dans les bras, épluchant des ignames et surveillant la cuisson des repas sur les foyers » (M.A., 165). « La vieille Rébecca » (M.A, 165), un personnage du troisième âge faisant partie des membres de la maison, perçoit la haine dans le geste de Mam Naja. Elle « bondit avec une rapidité et une vélocité

incroyables et recueille l'enfant dans ses bras de justesse [alors que] la main gauche du petit est quand même entrée dans la soupe d'arachide et il hurle de surprise, de peur et de douleur » (M.A., 165). La réaction de Rébecca, après son geste salvateur, est sans concession :

« Quand l'enfant commence à se calmer, la vieille femme, avec une colère qui fait vibrer sa vieille voix déjà si chevrotante, se tourne vers Mam Naja pleurant contre la porte de la cuisine [et dit] : Je pensais bien que tu détestais cet enfant, que ce n'est peut-être pas le tien. Maintenant, j'en suis sûre et tu veux le tuer, le brûler vif, publiquement. Ma parole, je n'ai jamais vu ça » (M.A., 165).

Deux raisons peuvent justifier cette réaction. La première, le geste imprudent et malencontreux de Mam Naja. Une mère, génitrice de l'enfant que portait Halla, n'aurait pas agi de la sorte. L'instinct qui la lie à son bébé lui aurait permis de prévenir les dangers du coup sur celui-ci. La vieille Rébecca le sait en tant qu'un personnage du troisième âge fort expérimenté en la matière. La deuxième raison est liée à la double vie des vieillards. En Afrique, il est communément admis que les vieux partagent deux mondes : le monde des vivants, celui que le commun des mortels partage et le monde des morts, celui où résident les ancêtres, anges, archanges et Dieu :

« En Afrique, la vieillesse symbolise l'aspect mystique de la vie. [...] Les vieux sont respectés, écoutés et aimés. Les conseils qu'ils prodiguent font l'objet de réflexions, voire de méditations profondes. Ce comportement de la masse vis-à-vis des anciens n'est ni arbitraire, ni le fruit d'une politique paternaliste. Elle est plutôt le reflet d'une connaissance selon laquelle les dires des vieux émanent de deux sources : la première étant matérielle, parce que l'enseignement d'un Sage, son point de vue, ne révèlent rien d'autre qu'une synthèse des expériences de sa vie passée. Spirituelle, parce que dès que la vieillesse arrive, le physique perd de ses exigences, et laisse la direction de ses fonctions au psychisme, lequel est en rapport direct avec le cosmique, Dieu »40.

La force du lien affectif se lit également dans la tendresse et le sacrifice de la mère pour son enfant. La mère biologique est prête à tout pour assurer à sa progéniture le bien-être. L'éloignement de son enfant suscite en elle beaucoup d'angoisse. Halla Njokè en fait la douloureuse expérience quand après le drame, Mam Naja décide d'emporter le bébé comme si elle veux blesser sa mère biologique:

« Sitôt mon père rentré, elle se leva, mon enfant dans ses bras, et dit comme un couperet : `' oubliez cet enfant. `' C'est ce qu'il me fallait faire immédiatement. Oui, dès le lendemain, je m'emploierai à oublier mon enfant. C'était une question de vie ou de mort pour nous tous. D'ailleurs, officiellement, je ne l'avais jamais eu, et de ça au moins il me fallait m'en souvenir définitivement, ou tout au moins essayer de vivre comme si » (M.A., 166-167).

Le ton extrêmement pathétique de ce discours montre que Halla est très affectée par ce qu'on peut considérer comme l'enlèvement de son enfant. En fait, c'était le deuxième enlèvement puisque le premier a été administratif. Après la substitution de l'enfant à l'hôpital avec la complicité de la sage-femme, « une seule naissance a été inscrite sur les registres du dispensaire des fonctionnaires, et un seul assassinat sur ceux des actes de décès de la ville » (M.A., 141). Pourtant, il y'a eu trois naissances et deux décès. Administrativement, l'enfant de Halla lui a été enlevé. La décision de Mam Naja apparaît alors comme le second rapt.

L'abandon du projet de poursuivre ses études à cause de son fils montre que Halla se sacrifie pour ce dernier. Après l'obtention du certificat d'études primaires, elle est obligée par son père d'arrêter momentanément l'école pour défaut, dit-il, d'argent. Pourtant elle a hâte d'aller le plus loin possible dans ses études pour ressembler aux femmes occidentales et orientales. L'accouchement la résout à abandonner ce pressant voeu pour se consacrer exclusivement à son enfant afin de lui assurer un bien-être :

« Je cessai de suivre le feuilleton dès que je dus m'occuper de mon enfant. Rien d'autre ne comptait plus, même la fameuse école de femmes blanches et jaunes qui demeurait jusque-là ma seule motivation fondamentale. Ma seule raison de continuer la route maintenant était de donner à cette petite créature perdue d'avance pour moi, tout ce dont je serai capable dans le laps de temps imprévisible qui nous serait accordé » (M.A., 146-147).

Le lien affectif rend la femme non seulement attendrissante, mais aussitrès intègre.

CHAPITRE II :
L'ATTACHEMENT A L'INTEGRITE.

L'intégrité du personnage féminin va au-delà des responsabilités familiales puisqu'en général, elle le rend juste et humble. La femme africaine, fort de son statut de mère de l'humanité et de pourvoyeuse de la vie et du bienêtre, est très encline à la justice et à l'équité.

II.1- L'être juste.

La femme, contrairement à l'homme, tient toujours à ses promesses et sait garder un secret. Le frère aîné de Halla Njokè a suivi une initiation chez les pygmées. Comme tout acte de ce genre, il nécessite la discrétion et le secret . L'initié est tenu de ne pas dire aux profanes ce qu'il a vu ou ce qu'il a entendu pendant son initiation. Or l'aîné de Halla, même s'il ne trahit pas finalement le secret, est toujours animé par l'intention de le révéler. Si tout acte posé est la matérialisation d'une pensée, toute pensée est en elle-même la conceptualisation et le signe avant coureur de l'acte posé ou à poser. En plus, le frère de la narratrice est très bavard. Il vit dans la même maison que Tante Roz41.

Il faut dire que tous, parents, grands-parents, fils et petits-fils vivent dans la concession familiale de Grand Pa Helly. La chambre du frère aîné est attenante à celle que partage Tante Roz et son mari Ratez. Le jeune garçon, animé par des idées perfides, a percé un trou discret sur le mur mitoyen. Il le bouche soigneusement à l'aide d'une pierre. Ce trou lui permet de lorgner les occupants voisins lorsque les bruits de leurs ébats sexuels lui parviennent. Au lieu de garder ce secret, il le diffuse auprès de ses puînées :

« Il me semblait que mon frère était devenu plus intelligent que mes soeurs et moi : depuis qu'il était revenu de chez les pygmées, il en savait des choses. D'abord, il habitait désormais dans une chambre dans la maison de notre tante. Il avait élargi un trou dans le mur entre sa chambre et celle de Tante Roz et de son mari Ratez. Il nous y invitait, ma puînée et moi, pour soi-disant nous raconter ses aventures pygmées. Mais en fait, c'était pour l'assister dans sa nouvelle activité. Il regardait par le trou en tremblant, y collait son oreille et reproduisait par sa bouche les bruits qu'on entendait » (M.A., 36).

Le garçon n'est pas seulement indiscret. Il a aussi des attitudes incestueuses. Il vient d'entrer dans l'adolescence c'est pourquoi il a suivi l'initiation qui consacre l'accession à cette classe d'âge. Il vit dorénavant seul, signe d'une certaine maturité et d'une certaine responsabilité qu'il devrait assumer en posant des actes dignes. Au contraire, il semble plutôt perverti. Ses soeurs sont devenues pour lui des terrains d'expérimentation de tout ce qu'il voit : « Il nous demandait alors de relever nos robes et de jouer à la pêche aux digues en remuant les fesses et en reproduisant le même bruit » (M.A., 36). La pêche aux digues est une pratique réservée aux femmes : « Il n'y a jamais d'homme pendant cette pêche et cette danse. C'est une danse réservée aux seules femmes » (M.A., 37).

En plus de son dévergondage, le garçon est imprudent. Il sait qu'espionner ses parents est un acte dangereux : « Il nous prévient que c'est dangereux » (M.A., 38). Mais il le fait et y invite même les autres. L'homme est donc à l'origine de la perdition et du malheur dans l'environnement africain. C'est à cause de lui que les trois seront châtiés après la découverte du manège :

« Un jour [...], il nous appelle immédiatement dans sa chambre où ma soeur et moi nous précipitions sur le trou... Tante Roz se bat contre son mari Ratez qui s'enfonce entre ses jambes... Elle pousse des hurlements qu'il étouffe en lui enfonçant sa langue dans sa bouche. Il lui fait avaler sa salive ma parole ! Une grosse nausée me prend. Le mari ratez se lève et la retourne. Une mousse blanchâtre a envahi les poils sur son basventre. Je n'ai pas le temps de me retourner, un gros jet de vomissure

s'échappe de ma gorge et mon frère laisse échapper la motte de terre trafiquée qui fermait le trou. Le regard du mari Ratez nous surprend et il pousse un cri de fureur... On nous a donné une fessée monstre à tous les trois, on nous a versé du piment entre les jambes et l'on nous a fait coucher sur une natte au soleil » (M.A., 38).

Les ébats sexuels de Tante Roz et son mari ont plongé Halla Njokè dans la désolation. Bien que petite et naïve, la femme ne supporte pas l'impudeur. Son indignation se mêle à sa colère lorsqu'elle réagit contre l'accusation de son frère qui la rend responsable de leur malheur : « Quel coeur as-tu donc pour supporter la vue de telles laideurs, [lui dit-elle], sincèrement surprise et profondément écoeurée » (M.A., 38).

A l'opposé de l'homme, la femme est plutôt très réservée. Après le rite de la « transfusion du sang »42 qui consistait en réalité à l'accomplissement de l'acte sexuel entre Njokè et sa fille, celle-ci est restée muette. La substitution de l'enfant de Halla à l'hôpital a pour but de garder ce secret. Car personne n'aurait compris comment une jeune fille de onze ans (M.A., 106) a pu concevoir. Elle qui marche « toujours à demi nu parmi les garçons » (M.A., 89), qui n'a « aucune réelle conscience de la sexualité » (M.A., 90). Malgré cette jeunesse, Halla a fait preuve de beaucoup de maturité et de responsabilité contrairement à son frère, pourtant son aîné :

« Je n'ai pas fait le moindre rapport entre ce qui venait de m'arriver et ce que je croyais savoir de la sexualité à travers Tante Roz et son mari Ratez, Grand Pa Helly et Grand Madja [...]. N'ai-je pas consacré tout mon temps à la prière et au recueillement jusqu'au tribunal où l'on

42 - Naja accuse Njokè de l'avoir abandonnée. Elle demande le divorce « aux torts exclusifs » ( M.A., 83) de ce dernier. Mais elle perd le procès puisque les torts exclusifs retournent contre elle : c'est Njokè qui doit garder les enfants. Pour se venger, elle intente un autre procès où la paternité de son ex-mari est remise en cause. Dans le but de ne pas perdre sa fille qu'il aime tant parce qu'elle est l'homonyme de sa mère, il décide de lui transfuser traditionnellement son sang : « Je ne veux pas courir le moindre risque, au moins, te concernant. Toi, tu es ma mère, mon âme, ma fierté de vivre, mon vrai espoir de survie. Les autres enfants, je ne les connais ni ne les sens comme toi. Je pourrais peut-être me consoler si l'on me sépare d'eux, mais pas de toi. Alors, j'ai trouvé une solution : je vais ajouter mon sang dans ton corps, pour que les tests soient forcément positifs. Bien sûr, cela devra rester un secret entre nous deux » (M.A., 91).

dépouille les résultats. Dieu ne pouvait ne pas m'exaucer : j'avais obéi à mon père » (M.A., 97).

Jusqu'à la dernière minute du procès où l'avis de Halla constitue le coup de grâce ou pas pour son père, la narratrice s'est montrée fidèle à ses engagements malgré le fait que tous ses frères et soeurs ont choisi d'être encadrés par leur mère. Le résultat des tests révèle que sur sept enfants, trois parmi lesquels Halla Njokè ont un sang qui s'accommode avec celui du père. Le tribunal décide donc de confier à celui-ci « les enfants dont le sang est concordant avec le sien » (M.A., 98) et les autres à la mère. Mais cette dernière s'oppose à cette décision en criant « comme un chien hurle à la mort » (M.A., 99), confondant le juge. Celui-ci, « ne sachant plus quoi faire, demande qu'à part les deux derniers-nés, les enfants plus grands désignent avec lequel des deux parents ils préfèrent vivre. Tous choisissent [la] mère, sauf [Halla], bien sûr » (M.A., 99). La narratrice raconte les circonstances dans lesquelles elle a donné sa réponse et c'est-là que transparaît son loyalisme et sa fidélité :

« Je me rappelle que je suis tout pour toi, mon père, tu me l'as dit avant le début du procès. Je ne trouve pas le courage de t'abandonner. Pourtant, j'ai une subite et très forte envie de m'aligner sur l'opinion de tous mes frères et soeurs, de changer ainsi de lieu de vie et surtout de retrouver ma mère dont quelque chose me dit qu'elle ne reviendra plus jamais avec toi. La dernière interrogée, je déclare péremptoirement : je veux rester avec mon père et personne ne pourrait ni ne saurait m'en empêcher » (M.A., 99).

Une autre preuve du caractère juste de la femme est le fait qu'elle soit la gardienne du trésor familial. Elle établit le budget familial et en assure la répartition entre les différentes charges et les divers membres qui sont concernés. Dans la société du texte, l'homme est le principal pourvoyeur des biens matériels et financiers. Nous distinguons deux catégories de personnages masculins qui ravitaillent la famille : les citadins et les traditionnels. Parmi les

citadins, on peut citer le père de Halla qui travaille dans une grande plantation industrielle. Ce statut fait dire à la narratrice qu'il est un « homme providence » (M.A., 163). Racontant le rythme de travail de son père, Halla renseigne sur la manière chaotique avec laquelle il gère ses revenus :

« On ne le voit plus que les week-ends. Il arrive en même temps que tous les commerçants venant des villes. Il apporte des tonneaux d'huiles, des ignames et gibier dans sa voiture de service. Il écoule le tout en un temps trois mouvements, achète ce qui lui plaît d'amener à la maison comme sa quote-part. Il semble vraiment ravi de jouer au maître de maison qui arrive comme la providence avec des morceaux de provisions : paquets de morues, conserves à la mode (corned-beef, maquereaux, sardines, lait concentré sucré, et des pains pour les petits déjeuners de toute la semaine » (M.A., 162).

Cette gestion est égoïste dans la mesure où c'est le père qui ravitaille la maison en denrées alimentaires alors que ce n'est pas lui qui fait la cuisine. Cette tâche incombe à la femme dans les sociétés africaines. Njokè est aussi égoïste parce qu'il « achète ce qui lui plaît ». Nous avons affaire à un « maître de maison » qui ne tient pas compte des goûts des siens. Il se comporte en véritable maître qui a en face de lui des esclaves.

Sa gestion est chaotique en ce sens qu'il dépense presque inutilement car les produits achetés n'intéressent guère les membres de la maison. Halla parle « des morceaux de provisions » pour relever l'insatisfaction de la famille. A quoi sert de faire consommer aux gens des produits auxquels les appétits alimentaires ne sont pas adaptés ? Nous sommes dans un environnement traditionnel qui a ses préférences. Il est donc normal que certains produits importés déplaisent aux consommateurs locaux :

« Adieu, nos petits-déjeuners traditionnels d'ignames sucrées, de morceaux de manioc de la veille réchauffés sur la braise avec des fruits du safoutier bien noirs, braisés jusqu'à la dorure. Adieu les restes de repas repris en gratin, et les marmites qu'on se dispute pour racler les

croûtes du fond. La tendance est désormais de jeter les restes » (M.A., 162).

Le ton lyrique qui se dégage de ce discours traduit la nostalgie et l'admiration pour les repas de la veille, les petits-déjeuners traditionnels. Il traduit en conséquence la désolation de la narratrice face à l'adoption des nouvelles habitudes. La dénonciation faite connote l'arbitraire institué dans la consommation. Fort de son nouveau statut, le maître de maison oblige les membres de la famille à se conformer aux goûts de luxe.

Werewere-Liking fustige-là une pratique très courante dans les sociétés africaines de cette ère : le snobisme. Un Africain qui, hier, menait une vie tranquille avec les moyens modestes que lui procurait son activité, se met généralement à maudire son passé dès qu'il trouve un emploi mieux rémunéré. Pourtant sa vie antérieure ne le désolait pas vraiment dans la mesure où il parvenait à tenir le cours. La condition ayant changé, il trouve subitement que la vie qu'il menait est dépassée, désuète et archaïque. Il s'engage dans un snobisme à outrance, dilapidant sans contrôle son revenu. Kum'a Ndoumbé III dénonce cette attitude car il estime qu'elle fait des Africains « les esclaves culturels des autres »43. Il illustre son propos par un témoignage qui s'achève sur une note satirique :

« J'avais été invité à manger un jour chez des gens bien, comme on dit. C'était à Douala en 1970. La maîtresse de maison servit un menu typiquement français, depuis l'entrée jusqu'au fromage. Puis, elle apporta des pommes et s'empressa d'ajouter : `'Ces pommes viennent directement de Paris, elles ont été débarquées par le dernier avion». La papaye du pays n'aurait-elle pas pu faire l'affaire ? Et puis, je ne savais pas que l'on plantait des pommes à Paris »44.

43 - Kum'a Ndumbe III, L'Afrique relève le défi, Yaoundé, Douala, Editions AfricAvenir, 1985, p. 13.

44 - Kum'a Ndumbe III, Ibid, p. 15.

Le snobisme est une gangrène que les Africains d'aujourd'hui devraient combattre avec la même hargne, sinon plus, qu'on déploie contre le Sida, le cancer et le diabète car c'est lui qui est à l'origine de ces maladies. Le snobisme tue. Il est le véritable cancer social dans l'Afrique actuelle. Il ruine les Etats parce qu'il suscite le détournement des fonds publics et la corruption. Il accable les familles en provoquant des dépenses piteusement inutiles. Le drame c'est que ce sont les Africains dits modernes ou évolués à qui malheureusement la destinée de l'Afrique est confiée qui le pratiquent. Si on considère la modernité comme un état de perfectionnement, en quoi les attitudes de gaspillage, de dilapidation et de ruine constituent-elles la perfection ? Les sociétés dites traditionnelles, c'est-à-dire archaïques pour bon nombre de personnes, ne sontelles pas devenues des sociétés plus modernes ? Ces sociétés ayant intégré les valeurs d'ailleurs qu'elles jugent indispensables pour leurs peuples tout en maintenant le cordon avec ce que Fernando D'Almeida appelle l'« humus natal »45.

Halla Njokè est l'incarnation de cette tradition modernisée. En même temps qu'auprès de ses grands-parents elle s'instruit des savoirs cosmogoniques de son terroir, elle s'abreuve aux connaissances occidentales où elle aspirait aller plus loin. Rappelons qu'elle a un Certificat d'Etudes Primaires (C.E.P.) et que c'est son père qui freine ses ardeurs en refusant de la faire continuer au secondaire. Il est vrai qu'après son accouchement, elle renonce à son projet de ressembler aux femmes blanches en allant le plus loin possible à l'école occidentale. Encore-là, se manifeste le souci de la femme de traquer le superflu et de se limiter à l'essentiel. Face aux dépenses désinvoltes de son père, elle se rappelle un des enseignements de sa grand-mère au sujet de l'économie :

« Les ancêtres punissent le gaspillage. Il y a toujours quelqu'un à qui l'on peut offrir la nourriture que les esprits nous font la grâce de nous

accorder. Le jeter est un signe de négligence, de paresse et d'égoïsme inadmissible. Mettez toujours votre créativité en marche pour pouvoir nourrir la vie comme la vie vous nourrit » (M.A., 163).

Le monde traditionnel est économe et « répugne les masques grotesques dont se prévaut l'homme versé dans le dérisoire, le simulacre »46. L'économie familiale est gérée par la femme parce qu'elle a de la mesure et elle est juste. Le sage africain ne gère pas lui-même son revenu. Grand Pa Helly fait entièrement confiance à sa fille aînée à qui il confie la gestion de ses revenus :

« Grand Pa Helly est [...] très riche. Mais en fait, il n'a jamais d'argent. Pour des raisons que j'ignore, il refuse toujours d'en avoir, et même d'y toucher. Tout l'argent de la vente des produits sert à nourrir et à soigner la famille. Tante Roz est chargée de partager l'argent entre les différentes maisons et elle procède toujours de la même façon : d'abord elle remet la part de la maison du chef de famille Grand Pa Helly à Grand Madja qui la gère. Ensuite la part allouée aux besoins de la maison de mes parents, mon frère, ma puînée et moi est remise à ma mère quand elle est là » (M.A., 31).

Dans le partage que fait Tante Roz, rien n'est remis aux hommes. La part du chef de famille est remise à son épouse. Au lieu de remettre la part des enfants de Njokè à lui-même, Tante Roz la remet à sa belle-soeur. Ceci montre la confiance totale qu'on fait aux femmes dans l'Afrique traditionnelle. On se souvient que dans nos sociétés traditionnelles au Cameroun, au temps où chaque homme devait marcher avec son coupon d'impôt, comme sa carte nationale d'identité, ce sont les femmes qui allaient acheter l'impôt de leur mari. C'est encore elles qui le gardaient de même que les autres pièces personnelles de celui-ci. Ce dernier cas est encore en vigueur. Dans les villages, ce sont généralement les femmes qui gardent la carte d'identité de leurs époux. Une

étude faite sur la société traditionnelle rwandaise montre et confirme que c'est la femme qui s'occupe de la bourse familiale dans toute l'Afrique traditionnelle :

« Dans le domaine agricole, la femme participait aux travaux de labour parfois plus que l'homme. Elle ensemençait les champs, sarclait, récoltait et engrangeait les produits. Après le versement de la quote-part du ménage à l'autorité lignagère ou à l'autorité politique locale, c'est encore la femme qui jugeait si le ménage avait le nécessaire pour partager le surplus avec quelque parent ou voisin en mauvaise posture »47.

Malheureusement, le colonialisme a investi l'Afrique, déstructurant la mentalité des Africains, leurs us et coutumes, imprimant de nouveaux paradigmes socioculturels et de nouvelles visions du monde tels que l'individualisme, l'égoïsme, la méfiance et par-dessus tout, la phallocratie. La femme qui, jadis, trônait au firmament, est désormais ravalée au rez-de-chaussée de la pyramide sociale. Et nombreux sont ceux qui ne distinguent plus les pratiques allogènes de celles véritablement autochtones. Ils continuent de croire que ce ravalement est inhérent au destin de la femme africaine et que celle-ci est en conséquence à l'origine du pourrissement social. Pourtant en réalité, elle est très humaine.

II.2- L'élan d'humanisme.

Outre son intégrité, le personnage féminin se distingue par son humanisme et ceci transparaît à travers son humilité d'une part et son altruisme d'autre part. L'humilité de ce personnage se manifeste par son caractère modéré, exempt de toute vanité. L'aventure de Halla Njokè est parsemée d'embûches surtout lorsqu'elle quitte le domicile familial pour se mettre à son propre compte. Alors que toutes les difficultés rencontrées par une gamine d'à peine dix-huit ans, qui manque jusqu'à un abri, devraient l'assujettir à l'envie, on est

47- Jean-Népomunène Nkuriti Yimfura, « Place et rôle de la femme dans la société et l'histoire rwandaises : permanences et mutations (XVIIIe - XXe siècles) In L'Histoire des femmes en Afrique, Groupe « Afrique noire », Cahier no 11, Paris, L'Harmattan, 1987, pp. 45-54.

surpris de ce qu'elle refuse la proposition de mariage que lui fait « un magistrat, procureur de la République » (M.A., 321).

« Monsieur le Procureur » (M.A., 322) est un homme craint de tout le monde, comme c'est le cas en Afrique, à cause du pouvoir qu'il détient de faire emprisonner qui il veut et quand il le souhaite. Halla a été victime de ce pouvoir excessif, du seul fait qu'elle ait refusé de continuer d'être la concubine du « tout puissant », celui que tout le monde vénère, même le patron du cabaret où elle travaille comme chanteuse. Son patron plie l'échine devant lui, « enrobant [son] ton de toutes sortes de mielleries, avec des `'Maîtres» par-ci, `'Monsieur le Procureur par-là `'» (M.A., 322). Cet homme est même craint par « Monsieur le `'Gouverneur de la province» » (M.A., 324) qui, face à l'irresponsabilité conjugale dont est accusé le Procureur par son épouse légitime, demande plutôt à la gamine de le ramener à l'ordre. L'interpellation illogique du Gouverneur est à l'origine de la révolte et du désistement de Halla :

« Il commença à passer de plus en plus de temps avec moi, à prendre même sur ses heures de travail ou de vie conjugale pour m'emmener à la plage, au cinéma, etc. La relation ne tarda pas à défrayer la chronique. Je fus convoquée par Monsieur le `'Gouverneur de la province» qui me conseilla la discrétion et la tempérance dans mon rapport avec un haut fonctionnaire de l'Etat. A moi la mineure, on demandait de contrôler les élans d'un adulte à sa place, un haut responsable de l'Etat de surcroît. Je me révoltai et décidai de rompre avec lui. Mais il me fit rafler et enfermer trois jours durant dans une cellule de la police judiciaire où son cousin était commissaire principal » (M.A., 324).

L'abus d'autorité sévit ainsi contre une mineure, lui ôtant l'un des droits les plus inaltérables, le droit de sentir, d'aimer ou pas. Le pouvoir absolu du « géant » s'écroule devant le charme et la résistance de la « vermine » qui ne démord pas. Déchu, il sollicite son cousin commissaire pour qu'il plaide pour lui : « Mon cousin a besoin de toi comme de l'air qu'on respire pour sa stabilité » (M.A., 324). Le domicile de Halla, après sa libération, devient « une

nouvelle prison. Plus luxueuse peut-être, mais plus oppressante aussi » (M.A., 324-325). Il faut le souligner, c'est le Procureur qui sort Halla de ce qu'on pourrait appeler la misère. Après avoir quitté le domicile familial, elle vit chez des amis. Son « bouclier » (M.A., 323) la met aux petits soins :

« Il assurait un loyer enviable dans un quartier chic, un niveau de vie agréable, des soins de santé et de beauté ; et une jolie voiturette `'mini-minor» comme rêvaient d'en posséder toutes les jeunes filles ! Bien que je n'aie pas l'âge d'un permis de conduire, il m'en fit délivrer un provisoire » (M.A., 323).

Malgré ce confort, la narratrice ne l'aime pas. Elle le trouve « maladivement jaloux, collant, exigeant [...] et fatigant » (M.A., 323). Elle repousse d'ailleurs sa proposition de la prendre « en secondes noces, une épouse d'à peine dix-huit ans. Je me permis de rappeler que je n'étais pas amoureuse de lui » (M.A., 325). Cette réaction dépite Monsieur le Procureur qui appelle ses propres parents à la rescousse pour qu'ils persuadent la gamine de l'épouser :

« Sa vie et sa carrière sont en jeu, si tu n'acceptes pas de l'épouser : car lui sera alors prêt à tout abandonner pour toi, [...] dit son père. Ma femme et moi te supplions d'accepter ce mariage, ne serait-ce que le temps pour notre fils de se calmer. Nous t'aiderons ensuite à obtenir un divorce si tu y tiens toujours, à ton entière faveur, ce qui correspondra à beaucoup d'argent, de quoi refaire ta vie avec un gars de ton âge. Tu es encore assez jeune pour tenter sans grands risques une aventure aussi rentable, en attendant de trouver l'amour... » (M.A., 325-326).

La tentative de corruption morale voire sentimentale envenime plutôt la résistance. Témoignant sa dignité et sa modestie, Halla prouve qu'elle n'est pas vaniteuse et envieuse. Elle préfère l'honneur dans la misère que l'opulence dans la servitude, pour paraphraser un homme politique, Sékou Touré, à l'ère des luttes d'indépendance en Afrique:

« Je ne sais pas pourquoi exactement je fus prise d'une telle colère. Peut - être par jalousie en voyant ce que certains parents étaient capables d'entreprendre pour leurs enfants. Voici que ces respectables vieilles personnes se donnaient encore tant de mal pour leur fils arrivé au sommet de la société, et ils étaient prêts à acheter ma moralité, ma dignité et toute ma jeunesse, pour garantir son avenir à lui. Ma situation matérielle, financière et même filiale me mettait en situation d'accepter car il n'y aurait personne de mon côté pour me protéger, ô mon père, ô ma mère. Ma colère allait exploser contre vous, et ils croiraient que c'est contre eux. Je me levai et leur abandonnai la maison sans pouvoir dire un mot, tant ma gorge était nouée ! » (M.A., 326).

Certes, en fin de compte, Halla est contrainte d'accepter la proposition. Mais non pour les biens exhibés, mais à cause de son manque de soutien face au « bouclier suprême » (M.A., 334). En fait, combien sont les jeunes filles qui, face à une situation comme celle que traverse Halla, hésiteraient avant de donner leur approbation au mariage, tant l'offre est alléchante ? La probabilité pour qu'on en trouve dans la conjoncture actuelle de l'Afrique, où les désirs et envies guident la raison, est presque nulle. Au demeurant, l'attitude de la narratrice est un éloge fait à la femme traditionnelle qui n'est pas gouvernée par la vanité, le goût du luxe, les masques grotesques ; plutôt par des valeurs inoxydables telles que la dignité, l'honneur et la fierté...

A travers les attitudes de Monsieur le Procureur, Werewere-Liking met à nu les bassesses des gouvernants africains qui, malgré leur pouvoir absolu et les abus d'autorité qu'ils pratiquent, ne résistent pas devant la nudité d'une jeune fille à peine pubère. Ainsi se pose la problématique du pouvoir. Quand les autorités civiles ou politiques déraisonnent devant le charme d'une pubère, finalement qui détient le pouvoir ?

L'humilité féminine se dessine aussi à travers le questionnement de soi, un exercice qui dépouille l'humain de toute velléité de superpuissance, le conditionnant à se remettre à l'évidence selon laquelle il n'est qu'une particule du cosmos ayant des qualités et des défauts. L'environnement textuel donne à

voir trois Lôs, tous des hommes. L'équation est vite résolue : seuls les hommes sont « surpuissants », donc inaptes au travail de remise en question de soi et réduits aux confins de l'ego qui traque l'auto-sanction. L'acceptation d'autrui au travers de l'anéantissement de l'ego étant l'ornière de salut vers l'émergence et la félicité, il va sans dire que le « mâle » est l'éternel attardé parce que demeurant dans la puérilité. On s'accorde avec Naja qui, revenue à de meilleurs sentiments après la mort de son second époux, affirme :

« Ma fille, les hommes demeurent éternellement des enfants. Même au plus haut de son âge, ton homme te rappellera souvent qu'il est encore un enfant. Tu dois donc garder cela présent à l'esprit si tu tiens à vivre avec lui jusqu'à la fin de tes jours, et en tenir compte pour pouvoir l'aimer encore et encore » (M.A., 364).

Ce propos plein d'émotion et de tendresse révèle l'état d'esprit de l'émettrice. Se languissant, elle regrette de ne l'avoir pas compris plus tôt. Et d'avoir orchestré une suite de machinations contre Njokè qui n'était que dans son plein rôle infantile. Malheureusement le pire a été atteint et le divorce a été prononcé. Mais comme la femme est humble, Naja a le courage de faire son mea-culpa : « Pour ne l'avoir pas compris à temps, j'ai perdu ton père » (M.A., 364). La mère de Halla se rend responsable du divorce alors qu'en réalité, elle se défendait. Tous ses chantages et ragots n'avaient pour but que de reconquérir son mari qui ne lâchait pas prise sur ses multiples infidélités et qui avait poussé l'infamie en abandonnant femme, enfants et domicile conjugal pour s'installer dans le même quartier avec une autre femme, Mam Naja. L'orgueil des hommes se justifie dans la mesure où, parcourant toutes les quatre-cent quinze pages du chant-roman, nous n'avons décelé aucun personnage masculin ayant avoué son forfait suite à un tort commis ou même demandant pardon pour garder l'harmonie sauve, même s'il a raison.

Même l'homme que Naja épouse en secondes noces n'a pas daigné faire son mea-culpa vis-à-vis de sa belle-fille, Halla, qu'il a méprisée et chassée de son domicile comme une malpropre, pourtant il est bien un chrétien Témoin de Jéhovah, donc sensé être courtois et hospitalier : « Je ne veux pas de cette fille chez moi, c'est clair, ai-je décidé » (M.A., 248). Son inhospitalité tient non seulement à son agressivité mais aussi à la jalousie due à son épanchement amoureux pour sa belle-fille : « J'étais déjà amoureux d'elle et je savais qu'on ne s'aimerait pas » (M.A., 248). Son agressivité se justifie par la bastonnade inhumaine qu'il inflige à la jeune fille tout simplement parce qu'elle a demandé un ouvrage pour s'instruire sur la sexualité afin de répondre efficacement à « une question embarrassante sur la sexualité ... dans le couple ! » (M.A., 255), question posée par un prospect au cours d'une étude biblique :

« Il s'en est suivi qu'une mère [...] a été écartelée par quatre gaillards parmi lesquels Guéyé le plus malabar des garçons du quartier. On l'a flagellée de cinquante coups de rotins sur les fesses. Et pourquoi ? Pour avoir accepté un livre intitulé Les rapports sexuels dans le ménage, sans en avoir seulement ouvert une page et tout cela au nom de la pureté de la religion des Témoins de Jéhovah » (M.A., 258).

A la fin de la correction sévère et injuste, Halla est chassée une fois de plus. Soulignons que la première répudiation se fait mentalement parce que le beau-père ne résiste pas au charme de sa belle-fille. Cette fois, elle est effective. Notons aussi que c'est cet acte qui jette la narratrice en pâture dans la rue. En allant, Halla lance ces paroles : « La porte que tu me fermes aujourd'hui au nez, on me suppliera de l'ouvrir afin que tu sortes de ta prison et il faudra alors faire des pieds et des mains pour réussir à te libérer » (M.A., 267). Prononcées naïvement, dirait-on, ces paroles auront un effet sur le destinataire.

Effectivement, il est emprisonné à cause d'une malversation dans son lieu de service. L'efficacité des paroles se manifeste dans la mesure où c'est Halla qui se bat pour que ce dernier soit libéré. L'abondance du champ lexical de la

libération dans ses dires justifie son entrain : « les démarches pour la libération de ton époux » (M.A., 365) ; « rencontrer des personnes susceptibles de nous soutenir dans l'affaire de mon beau père » ; « de contacts efficaces pour la libération de mon beau-père » (M.A., 366). Halla pardonne donc au mari de sa mère malgré les sévices que ce dernier lui a infligés quelque temps avant.

Grand Madja fait aussi preuve de beaucoup d'humilité en demandant pardon à sa petite-fille alors qu'elle ne devrait se reprocher de rien. Halla Njokè est de nouveau enceinte quand elle vit encore auprès de ses grands-parents et sa grossesse lui fait avoir de drôles d'appétits. Mais personne n'est au courant de son état. Elle affectionne des plats de « hikok » (M.A., 208), une sorte de légume qu'elle prépare nuitamment et le mange à l'insu des siens. Cependant, la grandmère hume les odeurs et croit que c'est un sorcier qui vient préparer le hikok chez eux toutes les nuits. Mais le manège sera éventé une nuit où Grand Madja la « prend la main dans le sac » (M.A., 208) et s'écrie affectueusement : « C'est donc toi qui fait cette sorcellerie mon homonyme ? Eh bien ! Ça te tient fort ! » (M.A., 208). La dernière exclamation de la grand-mère montre qu'elle a compris la situation dans laquelle se trouve sa petite-fille car le hikok est très prisé par les femmes enceintes. Mais la grand-mère n'en a plus dit mot jusqu'au jour où « l'ancien de l'église » (M.A., 209), témoignant son innocence, avoue avoir trouvé un porc mort dans sa plantation et qu'un gigot lui a été ôté.

Quelques jours avant la déclaration, Grand Madja a surpris Halla en train de s'apprêter à manger un plat de porc et de « faire disparaître toutes les traces avant [son] retour » (M.A., 209). Se renseignant sur l'origine de la viande, cette dernière répond : c'est le « cousin Legros qui [...] l'a offert » (M.A., 209). C'est le témoignage de l'ancien d'église qui établit toute la vérité. Au lieu de s'en prendre à Halla, la grand-mère s'est plutôt fondue en excuse :

Certes, j'ai compris que tu es enceinte, mais je n'ai pas su comment en parler et par où commencer. Je redoute tellement de choses » (M.A., 210).

L'intériorisation des émotions se manifeste comme le socle de l'humilité. La maîtrise de soi, de ses pulsions et de ses colères est une voie royale qui conduit vers la culture de l'impassibilité qui, elle aussi, contribue indéniablement à enraciner la tempérance et la sobriété. Halla fait preuve de grande maîtrise de soi lorsque son père la soumet, comme tous les autres habitants de la communauté, même Grand Madja sa mère, à des travaux fort pénibles malgré sa grossesse déjà très avancée, « un peu plus de six mois » (M.A., 213). Il s'agit de creuser un grand étang qu'il va exploiter pour la pisciculture. Tout le monde est enrôlé, parents, adultes, adolescents et enfants : « Toute âme vivante dans le village est tenue d'être sur les lieux. Même les chiens, les poules, et les porcs se mettent de la partie » (M.A., 207). Halla qui est dans une situation délicate n'en peut plus, surtout qu' « il fait trop chaud » (M.A., 234). Mais son père, un vrai bourreau, l'oblige à continuer : « Reste ici et remets-toi au travail » (M.A., 234). Très harassée par l'ampleur du travail et le soleil qui brûle, elle n'en peut vraiment plus mais refuse de dire son problème :

« Je continue d'avancer vers l'autre rive, mais il me tire brutalement en arrière et je me sens secouée comme un prunier. La nausée me bondit à la gorge. Je retourne à mon lieu surexposé. Mais au bout de trois allersretours avec le récipient de terre, je me sens défaillir. Je déploie toute ma volonté pour éviter les foudres de mon père, mais mon destin ne m'appartient déjà plus. Je suis plaquée au sol transpirant à torrent et incapable de réagir » (M.A., 234).

L'attitude de Njokè à l'égard de sa fille et de toute la communauté traduit l'égoïsme de l'homme. Il n'a de sympathie pour personne lorsqu'il veut atteindre un but égocentriquement lié à son prestige. Même sa mère n'est pas

exempte des menaces et tortures. Pour pouvoir se reposer un peu, elle est obligée d'utiliser l'assistance à Grand Pa Helly malade comme alibi :

« Grand Madja décide de ralentir toutes les activités pour que nous puissions rester tous plus souvent à la maison et éviter à Grand Pa Helly de se lever tout le temps pour un oui ou un non. Mon père accepte que Grand Madja s'occupe de son époux, mais refuse de libérer les enfants » (M.A., 208).

La cruauté de Njokè déborde quand il apprend que sa fille est encore enceinte. Tout porte à croire que, comme il n'est pas l'auteur de cette autre grossesse, il en est jaloux. Sinon comment comprendre son acharnement brutal contre sa fille :

« Ah ! C'est comme ça ! Eh bien ! Je vais t'aider à le vomir, je vais vider ton ventre du bâtard qui s'y loge. Tant que je ne verrai pas le foetus de mes yeux, je n'arrêterai pas de cogner, parole de Njokè ! Ma dernière heure est arrivée, [...] il frappe et frappe. Ne rencontrant aucune résistance, il s'énerve davantage, me tire par terre comme un sac de cacao, suant à torrent. Des gens arrivent, le supplient d'arrêter. Il les menace, poursuit certains en leur donnant des coups de pied puis, revient sur moi, me soulève, me pose en travers de ses épaules et avance. Quand il est fatigué, il me jette à terre comme un fagot de bois » (M.A., 237).

Le manque d'humanisme de l'homme le destine à l'ingratitude. Il est incapable de reconnaître un bienfait. Toujours en train d'en vouloir aux autres, les trouvant paresseux et immondes alors même que ceux-ci s'échinent pour lui sans espérer une quelconque rémunération. La quête du pouvoir et de l'avoir rend l'homme invivable. Malgré le service rendu par la communauté, Njokè n'a de cesse de proférer à son endroit des énormités insupportables. Il lèse carrément son père agonisant pour se préoccuper exclusivement de son projet bassement mercantile :

« Les cris de douleur de Grand Pa ne connaissant plus de répit, [...] personne d'autre ne parle plus ni ne rit, sauf mon père pour donner des ordres et se moquer de `'cette bande de paresseux que je ne sais pas ce que j'ai fait au bon Dieu pour la mériter, quand c'est de véritables Caterpillars humains et d'une vrai armée et pas d'incirconcis que j'aurai besoin», [dit-il] » (M.A., 213).

En revanche, la femme manifeste une gratitude angélique. Elle est fort reconnaissante des bienfaits. En témoigne le vibrant hommage rendu respectivement à Ndiffo que la narratrice reconnaît comme la « première personne `'intellectuelle» » (M.A., 338) qu'elle ait rencontré. Ndiffo pour elle est « le bâtisseur, le constructeur par la pensée, Ndiffo le pur esprit ! » (M.A., 338).

C'est ce personnage qui a captivé son attention pour la consacrer « entièrement à une activité purement intellectuelle et esthétique [...]. Il [lui] parla d'enseignement, du journalisme, de la prospection commerciale, de la littérature, etc. » (M.A., 338). Bref Ndiffo a pu faire d'une « illettrée » ne sachant que chanter dans les cabarets, une véritable intellectuelle partageant « désormais son exaltation comme une drogue » (M.A., 341). Elle le considère à juste titre « désormais comme un Maître » (M.A., 341). En guise d'hommage à sa mémoire, elle lui dédie tout le « chant 16 » (M.A., 341) du roman. Tout le récit compte dix-huit chants reconnus comme tels, soit qui introduisent, soit qui concluent certains des quarante-huit chapitres.

Le chant en général a une fonction essentiellement lyrique. Il exprime le « moi » psychologique de la narratrice soit en déplorant, soit en gratifiant. En dehors des chants, on a aussi des poèmes qui s'entremêlent aux autres modes d'énonciation. Il est vrai, la narratrice ne les désigne pas comme tels mais, nous les catégorisons ainsi de par leur mise en page, leur élan sentimental et du fait qu'ils ne sont pas précédés de l'indicatif « chant ». Ils jouent néanmoins le même rôle que les chants. Pour ce qui est du chant 16, il est exclusivement dédié, nous l'avons dit, à Maître Ndiffo :

« Je pense aussi souvent à Maître Ndiffo

Chaque fois que je frôle le désespoir

Chaque fois que je broie du noir

[...]

C'est pourquoi je te renouvelle ma grande compassion

Et à travers toi, à toutes ces générations perdues, je dis retrouvons nous divins, dans notre esprit » (M.A., 341-342).

Mêlant le chant - un genre oral - au récit, donc à l'écriture, WerewereLiking célèbre le genre qui lui a ouvert les portes à l'art alors qu'elle n'était encore qu'une jeune adolescente. La quatrième de couverture renseigne qu'« Ivoirienne d'origine Camerounaise, Werewere-Liking a commencé sa carrière d'artiste à seize ans comme chanteuse et peintre ». La manifestation de son génie pictural est visible sur la première de couverture qui donne à scruter un tableau portant une sculpture grotesque d'homme. Cette image est-elle une annonce au lecteur du caractère ridicule de ce personnage ? Werewere-Liking n'a pas voulu paraître sexiste en noircissant tous les personnages masculins et notamment les jeunes, puisque Ndiffo faisant partie des « trois décennies [...] [des] générations perdues » (M.A., 341-342) après les « indépendances » en Afrique, a pu capter et captiver son attention.

Le « Professeur Minlon » (M.A., 394), « le Grand Maître de la Chaire des Littératures de l'Université de Mfoundi » (M.A., 379), est lui aussi vénéré. Pour la narratrice, il fait également partie de ceux qui méritent le qualificatif d'« intellectuel ». Il se distingue par sa pluridisciplinarité, son élévation d'esprit, sa sobriété, son penchant paternel et son humour :

« Minlon, un enseignant ferme et affectueux comme un père

Un guide savant, incollable et exemplaire, un père comme on en rêve Riche d'une expérience éprouvée en Occident comme en Orient

Et parlant sans complexe aux enfants comme aux plus grands

Avec le même amour subtil que seul procure la sérénité » (M.A., 379).

La différence des genres utilisés pour saluer la mémoire des deux éminences grises est liée au lieu où le contact avec la narratrice est établi. Elle fait la connaissance de Ndiffo au cabaret où elle chante. Quant à Minlon, Halla se familiarise avec lui dans l'amphithéâtre où elle est allée chercher Albass48, son compagnon étudiant et où elle s'est « installée au fond [...] près de la porte » (M.A., 382). L'amphithéâtre est un milieu très studieux où on déploie de grandes capacités intellectuelles. Le poème, utilisé pour rendre hommage à Minlon, est également un genre dont le décryptage est réservé aux initiés de la science littéraire.

En somme, Werewere-Liking rend un vibrant hommage à la littérature comme tous les écrivains car ils produisent des oeuvres littéraires. Mais chez elle, l'hommage est plus pointu parce qu'elle promène son lectorat entre divers genres (récit, poésie, chant) et divers types de littératures (écrite et orale). Toutes ces marques de gratitude attestent que la femme a un coeur plein de sympathie et d'amour.

Le personnage féminin est le pilier sur qui repose l'équilibre familial et même social comme nous le verrons dans la prochaine partie. La famille est la cellule de base de toute organisation sociale. Le rôle de la femme y est prépondérant. Elle assure de bout en bout l'encadrement des enfants. Même adolescent ou adulte, on requiert toujours les conseils de la grand-mère ou des tantes. On s'identifie même à celles-ci. Halla Njokè se rappelle à maintes reprises les conseils de sa grand-mère dont elle copie le mode de vie en l'adaptant à son contexte. Chargée de cette vocation familiale, la femme se veut moralement intègre afin que chacun retrouve auprès d'elle l'équilibre. Pour assurer en permanence cet équilibre, elle doit être très dynamique car la société compte sur elle.

48- Albass est le séminariste, auteur de la deuxième grossesse de Halla.

DEUXIEME PARTIE :
LE POIDS SOCIAL.

Hors de son environnement familial, le personnage féminin investit la scène sociale où elle incarne respectivement la mémoire communautaire et le dynamisme. Etant la mémoire sociale, la femme est caractérisée par sa finesse d'esprit. Elle est très rusée et déjoue tous les pièges tendus à son encontre. Elle se distingue aussi par son auto-instruction parce qu'elle est autodidacte. Son silence méditatif en ajoute à sa force mnémonique. Le personnage féminin observe calmement la société pour mieux la comprendre et lui apporter des solutions appropriées. La formation de l'identité culturelle est une autre dimension de sa vocation. Il construit la personnalité sociale de l'individu et éduque la société.

Son dynamisme est si rayonnant de par sa position de porte-parole. Il défend la cause de son peuple en intercédant comme tuteur et leader d'opinion. Sur le plan économique, La femme est sur tous les fronts et elle est très entreprenante. Dans l'arène politique, elle est la fervente nationaliste, le véritable guide sur qui comptent les hommes. En un mot, sur le plan social, la femme fait montre d'un leadership époustouflant.

CHAPITRE III : LA MEMOIRE COMMUNAUTAIRE.

Nous entendons par cette expression l'intelligence et les survivances culturelles tapies dans l'inconscient collectif d'un peuple et qui se traduisent en actes à travers ruse, rites et tradition. L'acquisition et l'application des théories qui sous-tendent ces pratiques requièrent une activité mnémonique et pédagogique intense.

III.1- La vivacité mnémonique.

Le personnage féminin se distingue par sa mémoire très vive. Il est plein d'imagination, principale caractéristique de sa finesse d'esprit. L'analyse des faire et des rapports entre les personnages féminins présente la femme comme un être très astucieux et prudent. Tante Roz est celle qui l'illustre à suffisance. Dans un espace politique de lutte de revendications colonialistes, autrement dit « en proie à de multiples convulsions »49, Tante Roz est la seule parmi les revendicateurs à échapper aux mailles du colon. Hommes et femmes, sans distinction d'âge, sont pris et ligotés : « Un [...] groupe de blancs est venu, tenant Grand Madja et grande Tante Kèl Lam attachées au bout d'une corde, ainsi qu'une autre dizaine de femmes [...]. Un autre groupe de blancs est arrivé, suivi d'au moins une vingtaine de mes oncles » (M.A, 73). Dans une ambiance délétère où « tout se met en branle d'un coup » (M.A., 72) et où la furie des colons déborde pour traquer toute personne soupçonnée d'être dans le voisinage du lieu où « des maquisards ont tiré sur le capitaine Râteau » (M.A., 74), Tante Roz, pourtant fervente revendicatrice, a pu échapper malicieusement à cette furie :

« Tante Roz, ressortant de la case de mes grands-parents, ma puînée
entre les bras, s'engouffre dans la brousse après m'avoir fait un signe de

49 - David Ndachi Tagne, Francis Bebey, Paris, L'Harmattan, 1993, Quatrième de couverture.

la tête. Je lui emboîte le pas. [...] Il y avait déjà toute une foule de gens attachés autour du blanc étendu. Eh mais, on l'avait oublié celui-là ! Il était maintenant tout emballé dans des bandages blancs et posé sur une civière de fortune. On a obligé certains de mes oncles à le porter. Ils hissent les quatre branchages de la civière sur les épaules et le cortège prend la direction de chez nous. Par le raccourci, nous arrivons les premières à la maison. Tante Roz fait comme si nous revenions du champ, badigeonnées de boue, portant houe et paniers de légumes. Nous sommes celles qui n'ont rien vu ni entendu et qui ignorent tout » (M.A., 73).

La ruse est une manifestation de la finesse d'esprit. Elle permet de se défendre et de déjouer tous les plans ourdis. Mam Naja en a payé le prix dans un duel qui l'oppose à Halla Njokè. Le succès de cette dernière dans ce conflit consacre la prééminence intellectuelle de la femme traditionnelle sur la femme dite moderne. En effet, Mam Naja entretient une relation adultérine avec le souspréfet, ami de Njokè. En même temps, le sous-préfet est épris de Halla, au point de la demander en mariage auprès de son père. Ce dernier, ignorant tout sur l'adultère qui se trame dans son dos, accepte la proposition. Cette situation choque gravement Mam Naja qui voit désormais en Halla une potentielle rivale. Or cette dernière, qui est tout le temps à la maison, sait tout ce qui se passe entre le sous-préfet et l'épouse de son père. L'amant vient toujours embarquer l'adultérine quand ce dernier est absent. La jalousie de Mam Naja explose en ragots qu'elle raconte chez sa voisine. Cela se démontre dans les propos des enfants de cette dernière qui se confient à leur camarade, la narratrice :

« Nous avons entendu ta belle-mère le dire à notre mère [...]. D'après elle, tu es une sorcière qui commence à nuire à ses enfants, dans sa propre maison. Mais nous, nous te connaissons et nous avons dit à notre mère que ta belle-mère ment, parce qu'elle est jalouse. Tu fais tout mieux qu'elle, tout le monde le voit et le dit dans le village et elle-même le sait. Elle n'en peut plus de ta présence qui lui fait trop honte ; elle a donc inventé un prétexte pour te renvoyer au village. Elle dit qu'elle n'a pas le temps de te surveiller, qu'en plus, tu es devenue trop délurée et tu regardes déjà les hommes à treize ans et demi ! Donc tu dois retourner

près de ta grand-mère qui seule a de l'influence sur toi, sinon, ton fiancé ne te trouvera pas vierge » (M.A., 183).

Mam Naja déclenche une altercation entre sa belle-fille et elle. Altercation qui est interrompue par l'arrivée de Njokè et de son ami, le souspréfet : « Les deux hommes [les] embarquent dans leur fausse joie, [les] traînant dans la maison, chacun tenant sa chacune par la main » (M.A., 184). Mais au moment de « franchir le seuil » (M.A., 184), Halla retient le sous-préfet et le tire dans un coin quand les deux autres continuent d'avancer et c'est-là qu'elle déroule son stratagème. Elle exige à cet homme de lui donner une forte somme d'argent pour qu'elle s'en serve pour « épouser une autre femme pour son père » (M.A., 185) :

« Je viens d'apprendre que ma belle-mère va me renvoyer au village. Je sais que c'est pour se venger et se débarrasser de moi. Je sais que tu te sers de moi pour continuer ta liaison en secret avec elle. Tu as fait semblant de demander ma main à mon père pour l'aveugler. Mais moi je ne me laisserai pas faire : je vais tout lui dire maintenant. [Si tu veux éviter cela], alors il faut m'aider à faire une chose importante dans les deux jours qui viennent. J'ai besoin d'argent. De beaucoup d'argent. Je dois épouser une autre femme pour mon père et il me faudra de quoi payer la dot » (M.A., 184-185).

Le chantage que fait Halla est une bonne ruse qui lui permet de ne pas « payer seule le prix » (M.A., 184) de l'adultère de Mam Naja. Sachant que le sous-préfet n'aurait jamais accepté qu'elle trahisse le secret, elle le prend au dépourvu. Il s'exécute, « se fouille, tire tout son argent de ses poches et se met à compter rapidement en jetant un regard affolé dans tous les sens. Il compte cent trente cinq mille francs qu'il [lui] tend » (M.A., 185). Mam Naja passe à l'acte, ne sachant pas tout le dispositif contre-offensif mis sur pied. Elle a pu convaincre son mari de renvoyer Halla auprès de sa grand-mère. Njokè prend la parole, en informe sa fille : « Ta mère souhaite que tu sois près de tes grands-

parents pour mieux te préparer au mariage, et je pense qu'elle a raison » (M.A., 186). Halla réplique :

« Je n'y vois aucun inconvénient. Mais je souhaite voyager avec deux de mes amis, avec la permission de leurs parents bien sûr, si tu acceptes, père, de m'accompagner pour la leur demander. Mes amis reviendraient soit avec le cousin à son retour, soit avec moi quand mon fiancé viendrait me chercher, ce qui ne saurait tarder, j'espère » (M.A., 186).

Le père, lui aussi, tombe dans le piège inévitable en acceptant d'aller accompagner sa fille chez les parents de ses camarades Sara Mbeï, la fille ; et Isma Mbeï, le garçon. Les deux qui ont éventé les ragots de Mam Naja. Halla vient à peine de faire leur connaissance et elle connaît à peine leur domicile qui lui a été présenté à distance. C'est dans cet imbroglio qu'elle entraîne son père tout à fait ignorant, tant la ruse est savamment ourdie et logiquement convainquant. La femme se présente donc comme un être invincible de par sa malice intellectuelle qui lui permet de s'auto-instruire.

Le personnage féminin est apte à s'auto-instruire car il est curieux. La curiosité facilite l'apprentissage et l'acquisition des connaissances. Toute petite, bien que ne sachant ni lire ni écrire, Halla Njokè était déjà très curieuse. Elle cherchait à déchiffrer et à transcrire les écrits qu'elle voyait derrière la photo de son père. Grand Pa Helly et Grand Madja qui sont ses fidèles compagnons et initiateurs, eux-mêmes, sont incapables de lire et de reproduire ce qui est écrit derrière cette photo : « Tante Roz seule sait lire et elle nous dit qu'il est écrit : "instituteur à Maloumé" » (M.A., 25). Cette précision indique en filigrane que même dans la société traditionnelle, la femme est plus intelligente que l'homme. Elle maîtrise non seulement son environnement, mais aussi l'environnement des autres. Elle maîtrise le français, la langue du colon. La langue étant le véhicule de la culture, maîtriser la langue de l'autre, c'est maîtriser sa culture. En plus c'est encore la femme qui, par sa curiosité, s'efforce à aller vers l'autre en

intégrant sa culture. La femme est ainsi prompte à s'ouvrir au dialogue des cultures. La petite Halla est fascinée par les écrits en français et non par l'image de son père :

« Je regarde tant et tant ces signes que je saurai toujours les écrire, même sans apprendre l'alphabet. Il ne se passe plus de jour sans que je ne vienne toucher la photo pour vérifier que je n'ai pas oublié les signes inscrits derrière. Tante Roz commence à se plaindre que je vais abîmer la photo, mais rien n'y fait. J'y reviens toujours » (M.A., 25).

Constatant que sa nièce s'intéresse trop à la photo, Tante Roz entreprend de la placer dans « un cadre de vannerie » (M.A., 25) et « l'accroche au mur en face de sa table de travail, dans sa maison » (M.A., 25). La petite curieuse, très mal en point à cause de cela, s'en remet à son grand-père pour lui dire son désarroi : « Je rapporte ma déception et mon étonnement à Grand Pa Helly [...] et lui dis mon regret de n'avoir pas conservé ces signes en les transcrivant ailleurs » (M.A., 25). Grand Pa Helly, prenant acte des doléances de sa petitefille, comprend qu'elle a hâte d'écrire. Il compatit à sa douleur et la soulage en lui remettant le nécessaire pour écrire. Il blague même en lui disant qu'il attend sa première lettre :

« Il m'offre [...] mon premier cahier et un crayon gras, en me disant malicieusement qu'il attend ma première lettre. Pensant qu'il me défie de recopier les signes, il me promet de décoller la photo un jour où ma tante s'absenterait, bien que je sache d'avance que je ne manquerais pas alors d'écoper d'une bonne fessée » (M.A., 76).

En remettant à sa petite-fille son tout premier cahier et sa toute première plume, le grand-père justifie l'importance que la société traditionnelle africaine accorde à l'école dite moderne d'une part ; et d'autre part le souci des grandsparents de scolariser leurs enfants en général et leurs enfants filles particulièrement. Les idées féministes qui soutiennent que les sociétés

traditionnelles africaines empêchent les filles d'aller à l'école au profit des garçons sont donc non fondées. Michel Akue-Goeh, Cecilia Willocq et Brigitte Djengue partagent cet avis lorsqu'ils affirment que l'école coloniale a introduit :

« Une rupture entre les sexes, qui se retrouve dans toute la structure coloniale. Il n'y eut pas de femmes salariées jusque dans les années 1950, au moment où les familles européennes s'installent : on a alors besoin des femmes comme ménagères pour garder les enfants. Encore cette façon d'employer les femmes demeure limitée. On a relevé des cas où les garçons ayant servi comme domestique chez les Blancs ont été emmenés en métropole par les patrons et ont eu accès à une instruction plus poussée ; mais on ne trouve aucun cas similaire concernant les femmes »50.

Il est vrai que l'analyse faite par ces chercheurs s'applique à la société zaïroise (actuelle République Démocratique du Congo). Mais en réalité, le constat fait quant au rejet dont sont victimes les femmes concerne toute l'Afrique coloniale. Les travaux des autres chercheurs spécialistes des questions éducatives à l'instar de ceux de Jean-Marie Tchegho l'ont amplement démontré. Il n'est pas un fait gratuit si la narratrice fait la précision selon laquelle les instruments scolaires remis à Halla ont été cherchés dans un endroit sacré et secret. Après son indignation, elle raconte ce détail fort évocateur : « Il rit aux éclats sans que je comprenne pourquoi. Devant ma mine dépitée, il s'en va ouvrir la plus grande de ses malles en rotin, celle qui est toujours cadenassée et doublement protégée par son tabouret sacré de Mbombock 51 » (M.A., 25).

D'abord le grand-père « rit aux éclats », signe de sa liesse face à la réclamation faite par sa petite-fille. Ensuite, il va dans « la plus grande de ses malles » non seulement fermée hermétiquement mais aussi régulièrement ; ce qui suppose qu'il ne l'ouvre presque jamais. La malle est également « protégée

50 - Michel Akue-Goeh, et Al, « Mettre les femmes à leur femme » In Groupe « Afrique noire », Cahier n°11, op.cit., pp. 56-64.

51 - Le « Mbombock » dans le texte comme dans la cosmogonie bassa est l' « initié du Mbock » (M.A., 25). Le Mbock lui-même étant l'univers. Le Mbombock est donc appelé à décrypter les phénomènes visibles et invisibles de l'univers. Il est un initié de haut rang.

par son tabouret sacrée de Mbombock » ; personne n'y a accès en dehors lui. Il est le seul Mbombock dans la concession ; il est donc le seul à pouvoir déplacer le tabouret.

Grand Pa Helly avait déjà acheté ce cahier et ce stylo et il les avait gardés jalousement attendant leur légitime destinataire, probablement un enfant qui lui tient à coeur. Il se trouve que cet enfant est sa petite-fille. La tradition africaine, contrairement aux idées répandues, valorise l'école occidentale et y envoie tous ses enfants et particulièrement les filles. La loi de l'endocentrisme et du maatisme52 appliquée depuis l'Egypte pharaonique fait que les sociétés traditionnelles africaines ne sauraient être ségrégationnistes.

La conséquence logique de la curiosité innée de la femme africaine est qu'elle est autodidacte. La femme naît intellectuellement éclairée, c'est un don de Dieu, comme le témoigne Halla : « Ma chance à moi a été d'autant plus miraculeuse que j'étais née lucide, avec des yeux ouverts comme des loupes grossissantes » (M.A., 23). La lucidité innée des femmes les porte inexorablement vers la conquête du savoir et le perfectionnement intellectuel même sans être formellement inscrites à l'école occidentale ou importée.

Eddy Nicole Njock n'est-elle pas reconnue comme « chercheur en traditions et esthétiques négro-africaines » (M.A., Quatrième de couverture) à l'Université d'Abidjan en Côte d'Ivoire où elle réside ? Elle qui n'a même pas de Baccalauréat ? Ne donne-t-elle pas des conférences dans des Universités du monde entier où étudiants, docteurs et agrégés s'asseyent pour l'écouter ? Ne lui a-t-on pas accordé tout un colloque international en 2005 à l'Université de Douala au Cameroun ?

52- Matungulu Kaba, « L'endocentrisme, univers de la parole » in La Parole africaine, Paris, ACIVA /CERVA, 1993, pp. 5-33. N.B. : Deux principes fondamentaux régissaient les comportements en Egypte pharaonique. Il s'agit de l'endocentrisme et du maatisme. L'endocentrisme est le principe de la solidarité, de l'harmonie et de la paix. Selon cette loi, il existe une interdépendance entre tous les êtres humains et entre ceux-ci et tous les éléments de la nature. Le maatisme est la loi de l'équilibre et de la justice. Il exige l'équité absolue. C'est de cette loi que découle la complémentarité chère au matriarcat.

Bien que petite, Halla Njokè s'initie à l'écriture et s'atèle à se perfectionner. Une autre photo de son père est arrivée et il est écrit au verso : « `'Gardien de la Paix à Victoria», d'après Tante Roz », (M.A., 26). Halla renseigne sur sa démarche d'autodidacte :

« Je décide de tout recopier dans mon cahier, avant que ma tante ne la colle encore sur un autre cadre. Tous les jours, je profite des moments d'absence de Tante Roz pour reprendre ma copie sur une autre page, en essayant de rendre les signes aussi petits et fins que derrière la photo, hélas ! Plus j'essaye, plus ils sont gros. Je n'ose pas les montrer à Grand Pa Helly ; j'ai trop peur qu'il se moque de moi ! La moitié du cahier en est déjà gribouillée... Je suis pourtant sûre que ce sont bien les signes qui sont derrière la photo, mais vraiment, je ne comprends pas pourquoi je n'arrive pas à les faire moins gros » (M.A., 26).

Non seulement la petite Halla s'efforce à reproduire exactement les signes, elle les analyse et les interprète. Elle a le sens de l'analyse et de la critique. Une qualité qu'on ne retrouve généralement que chez des élèves rendus à un seuil important de la pyramide scolaire. Une autre photo où il est mentionné « "Maître d'hôtel du commandant de cercle à Eséka" » (M.A., 26), est arrivée. Halla se met à comparer les écrits des deux photos et parvient à la conclusion selon laquelle plus les lettres sont nombreuses, plus son père augmente de grades :

« Cette fois, je compte quatorze différences parmi les trente-huit signes et je me dis que les grades se mesurent peut-être au nombre de signes différents. Tu montes en grade et l'on augmente les signes. J'essaie de totaliser tous ceux que mon père a déjà eus à lui tout seul depuis Maloumé, sans oublier qu'il en a qui sont doublés, et j'aboutis à la conclusion qu'il est un très grand Monsieur. Et ses costumes de plus en plus complexes en sont la preuve » (M.A., 26).

les signes des deux photos, j'arrive à les transcrire de mémoire, même sur le sable » (M.A., 27). « "C'est l'imagination qui va te tuer" » (M.A., 27) dit la tante, à qui elle présente son cahier, en s'exclamant de rires. « Tu es un cas, ma petite épouse chérie" » (M.A., 28), dit son grand-père, plein d'admiration pour elle. L'aptitude à s'auto-instruire donne le droit au personnage féminin de former la société.

III. 2- Le formateur de l'identité.

Il revient à la femme de former l'individu parce qu'elle a une mémoire vive. Ce rôle se justifie doublement. D'abord c'est elle qui possède la connaissance. En tant que le contenant culturel, c'est elle qui bâtit l'identité culturelle et la personnalité. Ensuite, c'est elle qui est la principale éducatrice de la société.

La femme est la principale formatrice des hommes et des femmes de la société. Si la famille est à la basse de la société, cela suppose que l'éducation qu'on y reçoit a forcément des répercussions sur la macrostructure sociale. Le succès de Halla Njokè est dû à l'identité culturelle que lui a transmis ses grandsparents et notamment sa grand-mère. C'est la femme qui, généralement dans l'ombre, construit la personnalité de tous les personnages célèbres en Afrique.

Une étude faite sur « La femme dans la société traditionnelle mandingue » indique qu'elle « s'occupait de l'éducation des garçons comme celle des filles».53 C'est dire que si la macrostructure connaît des heurts ou des malheurs, cela est imputable à l'éducation maternelle reçue. Tous les exploits qu'ont eus les rois légendaires mandingues sont dus à leur éducation maternelle : « Tous les personnages célèbres du mandé (de Soundiata jusqu'à Samory et au-delà) l'ont été par l'exemple que leur mère a été pour eux. Cet attachement de l'enfant à la

mère se manifestait jusque dans son prénom qui était précédé de celui de sa mère »54.

L'information selon laquelle le prénom de l'enfant était précédé de celui de sa mère est révélatrice d'un dysfonctionnement patriarcal que les sociétés d'Afrique, notamment celle du Cameroun, ont hérité du colonialisme. Aujourd'hui, les hommes ravissent la vedette aux femmes en faisant précéder de leur nom le prénom de l'enfant. Ainsi ce sont eux qui, désormais, exercent une influence sur la mentalité, les faits et le devenir des générations. Si les sociétés traditionnelles africaines se distinguaient autrefois par l'harmonie, la justice, l'entraide et l'interdépendance, cela était le fait de l'influence tant visible qu'invisible des femmes :

« Elles savaient toutes que le bonheur de la famille [donc de la société toute entière], son équilibre, son avenir et les rapports entre les enfants dépendaient de leurs attitudes. Quoique cela pût leur coûter, elles faisaient des efforts pour qu'au moins, en apparence, les choses aillent bien »55.

Aujourd'hui l'individualisme, le chauvinisme, l'inféodalisme et le machisme ont pignon sur rue. L'agressivité est devenue une caractéristique fondamentale de l'être africain dans une large majorité. Cela n'est que le pendant logique d'un paternalisme exacerbé inoculé à travers le germe du nom paternel. Balzac soutient l'influence du nom sur le nommé en ces termes :

« Il existe une certaine harmonie entre la personne et le nom. [...] Je ne voudrais pas prendre sur moi d'affirmer que les noms n'exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie et les noms des hommes, il existe de secrètes et d'inexplicables concordances ou des désaccords visibles qui surprennent ; souvent des corrélations lointaines mais efficaces s'y sont révélées. Notre globe est plein, tout s'y tient »56.

54 - Madina Ly, Ibid, pp 101-121.

55 - Madina Ly, Ibid, pp 101-121.

56 - Pierre Glaudes, et Yves Reuter, Le Personnage, Paris, PUF, 1998, pp. 62-63.

A partir de ce qui précède et de l'étude onomastique des noms des personnages, on constate que les noms ne sont pas donnés au hasard dans La Mémoire amputée. Surtout qu'ils sont en harmonie avec l'attitude des personnages. Mais on note aussi des discordances. Ce dernier cas est rare. Seul Njokè, le père de Halla, l'illustre. Il n'incarne pas la symbolique du nom qu'il porte. « Njokè » signifie dans le roman « L'éléphant » (M.A., 64) tout comme dans la langue d'origine d'Eddy Nicole Njock, le bassa. « Njock » signifie « L'éléphant » dans cette langue.

Une des particularités de cet animal est qu'il est le plus géant de la forêt. Il mesure entre deux et trois virgules soixante-dix mètres de hauteur et pèse entre cinq et six tonnes57. Il est tout aussi particulier parce qu'il protège assidûment ses petits à l'aide de sa longue trompe en ivoire, un objet très précieux, des attaques des fauves. Il est un animal que les fauves attaquent difficilement. L'éléphant est généralement inoffensif. Voilà les attitudes qu'on attendrait d'un être qui porte le nom « Njokè » et qui est de surcroît un Lôs. Sa dimension de Lôs, comparable aux trompes, devrait lui permettre de défendre son peuple tant sur le plan visible qu'invisible. Au contraire, ce personnage est le plus agressif du roman. Au lieu de protéger les siens, il les détruit plutôt.

Dimalè, le Lôs qu'il attaque et évince, porte bien son nom : « Dimalè, par exemple, `'catastrophe comme son nom l'indique, est vraiment un désastre pour l'homme qu'il rencontre » (M.A., 62). Les personnages nommés « Naja » portent aussi bien leur nom. Ils ont en partage la dangerosité du serpent du même nom. Ce nom semble être une malédiction pour qui le porte. Eu égard à cette déclaration de la narratrice qui se plaint parce que son père l'a désignée par ce nom de malheur quand il lui disait au revoir après le coup de Mam Naja :

« Moi, j'enrage contre Mam Naja ; ce seul nom de mauvaise signification
me dresse les cheveux sur la tête et me révolte. Quelle idée mon père a-t-il

57 - Selon le Dictionnaire encyclopédique pour tous petits Larousse en couleurs, Paris, 1980, p.327.

eue de l'ajouter à la kyrielle de prénoms de saints dont il aime m'affubler quand il se prend à me tourner en bourrique comme-là en me disant au revoir. [...] Allez, va ma Mamba rouge super Naja, et à bientôt. Ça c'est de trop. Qu'est-ce qui l'a poussé à m'appeler par ce maudit nom de Naja que trop de personnes antipathiques portent déjà autour de nous, ce nom qui semble porter la poisse, avec sa cohorte de galères » (M.A., 190).

Terminons cette étude onomastique par la catégorie des personnages qui portent le nom « Roz ». Toutes deux sont les tantes de la narratrice et se distinguent par leur disponibilité, leur hospitalité et surtout leur dévouement à défendre les intérêts des leurs. Tata Roz a soutenu sa soeur Naja au tribunal. On verra la détermination de Tante Roz dans la lutte politique. Ecoutons la narratrice décrire les « Roz », se souvenant de sa familiarisation avec Tata Roz : « C'est ainsi que j'ai appris à connaître cette tante Roz, avec une force de caractère au moins égale à celle de son homonyme, ma tante paternelle. Le caractère, ce creuset où se forge le destin » (M.A., 250). Nous aurions pu dire le nom, « ce creuset où se forge le destin ». Le nom est alors non seulement un élément de caractérisation, mais aussi de catégorisation des personnages. Audelà du nom, la femme éduque la société.

Investi de son pouvoir d'influence sur l'être et son devenir, le personnage féminin ne s'engage pas idiotement dans sa mission formatrice. Il prend son temps et réfléchit minutieusement sur les moyens efficaces de communication. Les va et vient de Halla Njokè entre les différentes formes d'expression de la pensée trouvent ici leur motif.

Pendant tout son parcours narratif, elle a été tour à tour chanteuse dans les cabarets, peintre : « Je trouvais fascinant de pouvoir émettre autant d'idées et d'images » (M.A., 341) ; enseignante dans l'école de son oncle papa Noël58 : « Je me consacre corps et âme au redressement de son école, sans ménager mon

58 - Au cours de son parcours, Halla Njokè est sollicitée par son oncle papa Noël pour exercer dans son école d'abord comme enseignante, puis comme dirigeante. Deux raisons justifient le choix de cet oncle. La première est liée au fait qu'il trouve indécent le métier de chanteuse dans les cabarets qu'exerce sa nièce. La seconde et la plus déterminante est le talent multidimensionnel de sa nièce. Il trouve qu'elle est seule à pouvoir relever son école qui connaît des difficultés. (M.A., 343-345).

temps de repos comme de loisirs. Je passe successivement du rôle d'institutrice à celui de surveillante générale, pour culminer par celui d'assistante de direction » (M.A., 345) ; journaliste et publiciste : « La première des propositions que j'accepte après m'être libérée de Papa Noël, c'est celle de monsieur Diaw, Fondateur-Directeur d'une revue panafricaine. Il me propose d'y écrire quelques articles et de prospecter de la publicité. `' La presse et la pub'', comme il aime à dire, c'est un nouvel empire à conquérir » (M.A., 351) ; écrivain : « Trois ans après avoir quitté Mfoundi et mes amis Lorrent et Hemmil59, j'y reviens [...]. Je me rends immédiatement à la société des droits d'auteurs et y dépose des copies de tous mes écrits » (M.A., 366) et chanteuse encore.

La chanson est au début de la carrière de Halla et à la fin de son parcours. Werewere-Liking a suivi le même va et vient, à la quête du meilleur canal de transmission de son savoir. Il a été dit qu'elle commence sa carrière à seize ans comme chanteuse et peintre. Elle quitte ces arts pour aller voir ailleurs et revenir néanmoins au chant par la suite :

« A un moment de ma vie, je suis devenue écrivain et pensais le demeurer, mais je me suis lassée d'écrire vainement des mots ou des signes qu'aucun des miens ne savait lire. [...] Alors j'ai essayé de voir ailleurs et autrement, de produire des choses plus simples : de la nourriture, des habits, des bijoux, et surtout des chansons qui rendent plus facilement les gens heureux et les rapprochent d'un minimal d'état de bonheur continuel dans la vie, face aux épreuves comme dans l'aisance. Dès lors, les gens autour de moi semblaient plus en harmonie avec moi » (M.A., 17).

Cette affirmation souligne à grand trait l'importance du support ou du canal dans la pratique éducative. Il est donc aisé de comprendre Jean-Marie Tchegho qui dénonce l'éducation telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui. La dénonciation tient au fait que « le contenu de l'éducation [...] est consigné dans

les livres »60. Or, combien d'Africains, même scolarisés, sont-ils aptes à décrypter le contenu des livres ? La résolution de cette problématique amène le spécialiste des questions éducatives à proposer « la nécessaire symbiose entre l'éducation traditionnelle essentiellement orale et l'éducation moderne basée sur les écrits, [ce qui] implique deux types de support pour l'éducation du futur, l'oral et l'écrit »61.

Une éducation performante dans les sociétés africaines d'aujourd'hui ou de demain exige l'implication de l'oralité comme support indispensable. Il ne s'agit pas d'inscrire au programme quelques contes, mythes et légendes, encore qu'ils sont contenus dans des livres. Il est question de former une nouvelle espèce de griots et de bardes dans des connaissances qu'on souhaite transmettre et de les affecter dans les écoles, collèges, lycées et universités. Le chant bien rythmé et mélodieusement captivant est une voie de salut dans l'apprentissage. Les gens comprennent vite et retiennent pour longtemps ce qui est bien chanté et sont capables de le répercuter. On n'a qu'à voir l'attitude des enfants, adolescents, adultes et vieillards qui miment et décortiquent à longueur de journée des chansons.

En revenant toujours à cette forme d'expression, la narratrice montre que le chant a une fonction essentiellement pédagogique en Afrique et qu'il est le meilleur canal de diffusion de la pensée. Son aura est très grande. Il atteint un large public au même moment et délasse en même temps qu'il enseigne. Il est le lieu d'une intertextualité féconde en genres oraux : par le chant on dit des proverbes, des devinettes, des fables, des prières ; on raconte contes, légendes, épopées, mythes ; on berce et anime à travers berceuses, chants rituels ou populaires. Toutes les cérémonies en Afrique deuils, funérailles, baptêmes, initiations et mariages s'accompagnent de chants. La pédagogie que recèle et

répand le chant est indiscutable. Madina Ly le confirme lorsqu'il explique le rôle de « la première femme du patriarche »62 dans l'Afrique ancienne:

« De par ses chants, cette femme qui avait accumulé beaucoup d'expériences apprenait aux enfants tout ce qui était beau dans le passé ; elle chantait les hommes qu'on pouvait admirer dans ce passé pour exhorter les garçons à les imiter ; l'enfant était ainsi instruit du point de vue de l'histoire. La vieille femme jouait donc un peu le rôle de traditionniste auprès des jeunes filles et des garçonnets. [...] Elle enseignait toutes les normes morales de la société. [...] Filles et garçons jusqu'à un certain âge adoraient écouter ses contes et ses chants »63 .

A méditer sur cette réflexion, on convient avec Léon Marie Ayissi Nkoa qu'« oralité n'est pas synonyme de gratuité »64. Pour ne pas minorer l'écriture, la narratrice combine chant et écriture à la fin de son parcours. Werewere- Liking, également reprend sa plume laissée en hibernation pendant une période relativement longue : « Cela faisait donc un bon moment que je n'avais plus écrit. Et voilà que le jour de mon soixante-quinzième anniversaire, le désir m'a pris. C'était en regardant le visage serein de ma tante Roz, la troisième du nom, une cousine éloignée de mon père » (M.A., 17).

La sérénité du visage féminin qui cache les meurtrissures de la femme est le motif qui réengage la narratrice à l'écriture. La remobilisation a pour effet de briser le masque, d'effacer le silence pour dire les souffrances féminines en particulier, celle de l'Afrique en général qui « demeure encore le continent de tous les lendemains possibles » (M.A., 9). C'est donc un acte d'engagement, de sensibilisation et de pédagogie, écrire pour enseigner : « Le roman n'est plus donc un tribut aux femmes de l'entourage immédiat mais un chant pour toutes les femmes africaines qui se sont tues » (M.A., 9). C'est une invite à reprendre la place qui était la leur dans l'Afrique ancienne non à travers tambours et

62 - Madina Ly, Op. Cit., p. 109.

63- Madina Ly, Op. Cit., p. 110.

64- Léon Marie Ayissi Nkoa, Contes et berceuses du Cameroun, Yaoundé, le Panthéon / Epargne Fess Cameroon, 1996, p. 199.

trompettes comme le font les féministes. Il s'agit de taire les rancunes nourries par le patriarcat et de se réapproprier les véritables rôles qui sont ceux de la femme africaine. Le salut de l'Afrique de demain en dépend :

« Taisons les colères qui ont refusé de montrer leur museau, de se montrer, de se nommer ou de se laisser décrire, comme toutes celles de mes tantes Roz. Je pense à ces millions de femmes laborieuses qui, comme les bayam selams, font tourner inlassablement la roue du devenir de ce continent dans l'oubli de leurs histoires douloureuses et malheureuses. Alors j'ai envie de prendre trompes et trompettes pour entonner un hymne aux glorieuses mères Naja et tante Roz pour tous les combats épiques silencieux, mais qui ont fait qu'au delà de tous les désespoirs, ce continent torturé demeure encore le continent de tous les lendemains possibles pour l'humanité tout entière » (M.A., 9).

La femme écrit pour conseiller l'action concrète, comme celle des bayam sélams. Celles-ci ne bavardent pas. Elles agissent et assument leurs rôles de pionnières sur le plan économique. La pédagogie scripturale semble dire non aux discours et revendications creux. En somme, en tant que véhicule du savoir, la femme assume deux grands rôles sociaux. Elle est la gardienne des valeurs puisqu'elle incarne le savoir et la morale. Et logiquement donc, elle a la mission de façonner les hommes et la société tout entière. Ce rôle de courroie de transmission fait d'elle un véritable leader.

CHAPITRE 4 : LE DYNAMISME SANS FREIN.

Le dynamisme du personnage féminin est notoire car ce dernier est sur tous les fronts sociaux, que ce soit dans ses prises de parole en portant haut la voix de ses pairs, que ce soit son engagement dans la sphère économique ou encore dans les luttes politiques.

IV.1- L'avocat méticuleux.

Le personnage féminin s'identifie par sa position de porte-parole. Il est le défenseur des droits de son peuple. Le don de soi, de son temps et de son énergie pour les autres sans escompter une quelconque rétribution est un exercice auquel se donne le personnage féminin. Grande Tante Kèl Lam, une des tantes de Njokè, prend fait et cause pour celui-ci sans son avis. Au cours de la cérémonie célébrant le retour victorieux de Njokè après son combat contre Dimalè, Njokè a trouvé son épouse Naja, le divorce n'avait pas encore eu lieu, en conversation avec un de ses cousins. Il a piqué une vive colère contre ce dernier. C'est Grande Tante Kèl Lam qui, spontanément, a entrepris de le calmer insidieusement en entonnant le chant épique qui célèbre les hauts faits de Njokè en tant que Lôs : « N'eût été la présence d'esprit de Grand Tante Kèl Lam qui a réentonné immédiatement la chanson qui te consacrait supérieur, on t'aurait peut-être vu courir derrière Oncle Gwèt comme autrefois derrière Oncle Ngan, un gourdin à la main » (M.A., 61).

La réaction de Njokè est surprenante pour trois raisons. D'abord il s'agit d'une cérémonie que la communauté a organisée en son nom. Il aurait donc pu contenir sa jalousie au risque de gâcher l'évènement et par conséquent, il aurait fait honneur aux convives. Ensuite, Gwèt est l'un de ses cousins c'est-à-dire un personnage qui n'aurait pu être un de ses potentiels rivaux. Enfin Gwèt complimentait Naja, la rassurant de l'amour que leur communauté porte à son endroit. La narratrice rapporte l'ambiance qui a motivé l'échange :

« Ma mère elle-même s'est mise de la partie ! Elle a souri à toutes les rivales connues ou supposées, les a installées gentiment et avec des égards personnalisés pour chacune d'elles. Elle causait avec l'une, riait aux éclats avec l'autre... Elle s'est montrée si charmante, si attrayante que de nombreux hôtes n'ont pas pu cacher qu'ils étaient séduits, conquis. Et c'est bien toi mon père qui finalement a montré la plus piètre mine. Quand tu as trouvé ma mère en conversation chaleureuse avec ton cousin Gwèt ! Il lui disait combien elle était incomparable et la rassurait qu'elle serait toujours la reine de cette maison, sinon de cette tribu ; jamais les hommes de votre tribu ne renonceraient à elle, s'il te prenait la bêtise de la négliger... » (M.A., 60-61).

La jalousie déraisonnée de Njokè jette l'anathème sur la gent masculine qui n'a même pas le sens de discernement et qui est tout aussi instinctive qu'impulsive. Par ailleurs, l'attitude de Gwèt trahit la désinvolture de l'homme qui se laisse facilement entraîner par les circonstances et qui dit des mensonges. Pendant tout le procès opposant Naja à Njokè, aucun membre de la communauté de ce dernier n'a soutenu la plaignante. Pourtant quelque temps auparavant, un de ses beaux-frères la rassurait qu'elle serait toujours défendue si leur frère lui causait un tort. En revanche, l'attitude de Naja face à ses rivales et potentielles rivales justifie la sympathie et le sens de l'honneur de la femme. Etant dans une circonstance qui célèbre son mari, elle fait preuve de patience, de maîtrise de soi et de sympathie pour contenir sa jalousie et garder sauf son honneur et celui de son époux. Elle démontre que la femme a un esprit de discernement.

Le rôle de griot joué par Grande Tante Kèl Lam dément l'idée selon laquelle seuls les hommes peuvent exercer ce rôle en Afrique. Le griot ou le barde est la mémoire du peuple. Il est le plus informé et le plus instruit du village. Pour raconter l'histoire d'un peuple, les hauts faits des personnages historiques ou même des contes et fables, il faut déjà les connaître. Un travail d'investigation, de collecte, de traitement et d'adaptation à une musique doit être opéré. L'orateur doit faire preuve de compétence et de performance. Son discours doit revêtir un charme particulier pour pouvoir capter et captiver

suffisamment l'attention de l'auditoire. Lylian Kesteloot pense d'ailleurs que la parole du conteur ou du barde est charmeuse. Une telle ingéniosité, pour certains critiques machistes, d'ailleurs inspirés par les travaux des ethnologues colonialistes, est propre à l'homme exclusivement. La Mémoire amputée bat en brèche cette conception en donnant à voir une barde, Grande Tante Kèl Lam, qui est la seule oratrice pendant toute la cérémonie. C'est elle qui a composé et qui exécute l'épopée qui rend hommage à Njokè :

« Ce soir, ma puînée et moi nous faisons bien discrètes derrière la cour de Grande Tante Kèl Lam qui répète sa nouvelle épopée de notre surpuissant père qui, dit on revient bientôt. [...] Elle chante en reprenant certains refrains...

Il est revenu

Il l'est devenu

Njokè devenu plus Lôs que Dimalè

[...] » (M.A., 53).

.

Le tutorat de la femme se manifeste également à travers le sacrifice qu'elle consent à tous les enfants déshérités et à tous ceux qui sont dans des situations inconfortables. Tantie Roz qui est par ailleurs l'inspiratrice65 du récit se démarque dans ce sens :

« Tous les jours, entre quatre et cinq heures du matin, elle se réveillait pour aller rendre visite aux prisonniers de la grande maison d'arrêt de Laguna, aussi vaste qu'un quartier. Elle priait pour eux, avec eux, les consolait, faisait des courses pour les mamans enceintes en prison, assistant les enfants de ce milieu carcéral, tout cela bénévolement. Elle marchait des dizaines de kilomètres pour y aller et revenir. Les aprèsmidi, elle rendait visite aux prisonniers dans les hôpitaux » (M.A., 18).

65 - L'histoire racontée dans La Mémoire amputée est inspirée par Tantie Roz. Son dynamisme et son sacrifice pour les autres font d'elle un personnage exceptionnel qui fascine Halla. C'est pourquoi cette dernière lui demande de se raconter. Mais elle rétorque à Halla de fouiller dans sa propre mémoire, elle trouvera qu'elles ont la même histoire.

Tantie Roz se consacre à l'oeuvre humanitaire grâce à son statut de « célibataire, sans enfants » (M.A., 18). Elle a choisi de ne pas se marier et même de ne pas faire ses propres enfants. Il s'agit-là d'une véritable oeuvre de sacerdoce. Même sans être prêtre - encore qu'une femme ne saurait l'être pour ce qui est du catholicisme romain - ou même soeur, elle est engagée dans le voeu de pauvreté, de chasteté et de sacerdoce. Il n'y a donc pas que le clergé catholique qui est capable de ces voeux. L'Afrique connaît de nombreuses femmes prêtes à s'offrir en holocauste pour le bien-être de l'humanité. Cette fonction privilégiée fait d'elles des leaders d'opinion.

Le personnage féminin est le véritable maître à pensée de la société grâce à sa force argumentative. La femme a des idées pertinentes qu'elle sait soutenir à travers une argumentation fort convaincante. Elle ne lésine pas sur les moyens quand il faut que son argumentaire prenne le dessus. La modulation du ton y est un ingrédient de poids. Sa tonalité se veut attendrissante si les besoins de la cause l'exigent : « Ma tante éclate de son rire le plus sarcastique : - Décidément, vous les hommes, vous êtes tous les mêmes et vous ne changerez jamais. C'est cette gamine qui n'est encore qu'un vers de terre, qui te met déjà dans de pareils états » (M.A., 176), approuve la narratrice qui se souvient d'une réplique de Tante Roz face au « guérisseur Maître Sunkang » (M.A., 176). En effet, Halla a été prise de transe et a été conduite chez ce guérisseur. Après avoir réussi son opération, il est amoureux de sa patiente et le fait savoir à la tante:

« Je suis très heureux que tu ne sois pas déçue. Je tiens aussi à te féliciter d'avoir en ta nièce, si elle est bien prise en main, une prochaine grande prêtresse. Je suppose que cette même confiance te dictera de me la confier le temps qu'il faut. Et si tu as peur que j'abuse d'elle, tu peux toujours exiger que je demande sa main, honorablement » (M.A., 176).

convaincre : « Attends Roz, ne prends pas ma proposition à la légère. Je ne te l'ai faite qu'en réponse à ta confiance. Moi seul saurait épanouir le génie de cette gamine et lui donner au-dessus de la banalité, la vie que mériteraient ses dons » (M.A., 177). Le guérisseur se targue parce qu'il est celui qui a pu soigner Halla « quand personne ne pouvait plus rien » (M.A., 176). Mais pour Tante Roz, cet argument ne tient pas debout. Elle emploie un ton satirique pour venir à bout de son interlocuteur :

« Ton argument ne vaut rien. Dans notre famille personne n'a une vie banale, et surtout pas elle. Bien qu'encore trop jeune, c'est une originale, je le sais et ce n'est pas un vieux fou comme toi, dans ce trou, qui lui apportera le plus qu'il lui faudrait. Si tu ne peux plus te contenter de nos souvenirs, fais-toi enterrer. Mais que je ne surprenne plus ton regard paillard sur ma nièce d'accord ? Si non, tu te réveilleras un matin avec un grand vide dans l'entrejambe, salaud. Cela dit, merci pour la guérison de ma belle-soeur. Tous les deux rient franchement » (M.A., 177).

Tante Roz a pu dissuader Maître Sunkang qui reconnaît sa maladresse à travers le rire. À travers son mea culpa, le guérisseur montre que l'homme traditionnel sait reconnaître ses torts contrairement à l'homme dit moderne.

La force argumentative de la femme traditionnelle lui permet d'assumer d'importants postes politiques. Car un Homme politique de premier rang doit être un bon leader d'opinion. La posture de tutrice bénévole de Tantie Roz lui permet d'assumer le poste de « Secrétaire générale des sections féminines du parti de Mpôdôl66 en son temps » (M.A., 316). L'exercice de cette haute fonction politique par un personnage féminin qui fait dans le bénévolat est un enseignement non négligeable. En tant que le porte-parole, Le leader politique doit travailler dans le désintéressement total. A la limite, sa mission doit être similaire au sacerdoce car il doit avoir pour seul souci le bien-être et la défense des intérêts de ses pairs.

66 - Le « Mpôdôl », comme il est le cas dans la réalité, c'est Um Nyobe. On le verra plus loin.

Malheureusement, dans le contexte africain actuel, les leaders politiques, parce que pour la plupart des hommes, sont très voraces et se comportent comme le Moloch. Ce comportement est l'un des mobiles qui poussent la narratrice, restée longtemps silencieuse, à sortir de son mutisme. La parole féminine se donne alors pour dessein de traquer les gourous politiques à qui incombent entièrement les mutilations humiliantes et déshumanisantes auxquelles font face actuellement tous les peuples noirs d'Afrique. Dans un ouvrage consacré au poète camerounais Rémy Sylvestre Bouelet, le critique Fernando d'Almeida pose à celui-ci cette question au sujet du rapport entre la politique et sa poésie, une pratique à laquelle s'exerce aussi le poète :

« Vous êtes libre de vous éloigner de la politique du grand large, des petites combinaisons dérisoires qui font le charme de la vie politique parce que la politique consiste peut-être à vider l'homme de sa propre essence. Mais tout de même vous êtes un homme socialement engagé dans la vie politique de votre pays. Qu'est-ce qui fait réellement problème ? Vous vous jetez à l'eau lorsqu'il vous est donné de participer à des meetings politiques, mais curieusement, cette action ne transparaît pas dans votre oeuvre poétique. Quelle est, en définitive, votre position là- dessus ? »67

Dans sa réponse, le poète, par ailleurs critique littéraire, reconnaît humblement que la politique déshumanise l'homme :

« Quand je me jette à l'eau lorsqu'il m'est donné de participer à des meetings politiques, je reste bien lucide. J'embrasse la politique loin de la poésie. Sûrement, mon inconscient la rejette parce que les choses et les êtres alentour ne la pratiquent pas. La politique quelquefois tue, la poésie pas. Les grands poètes ont-ils réussi à la politique ? S'ils y ont réussi, c'est parce qu'ils y ont mis beaucoup de rêves. Mais le rêve les y a toujours broyés »68.

67 - Fernando d'Almeida, Rémy-Sylvestre Bouelet ou le poète de la totalité émue, Op. Cit., pp. 63-64. 68- Fernando d'Almeida, Rémy-Sylvestre Bouelet ou le poète de la totalité émue, Op. Cit., pp. 64.

Les points de vue émis, aussi bien dans la question que dans la réponse, justifient bien les affres que les dirigeants politiques font subir aux Africains, en tant que gourous du fait politique africain. Werewere-Liking condamne âprement ces dérives dont le diktat a muselé tout un peuple pris en otage :

« Les gouvernements avaient la main mise sur les archives et faisaient disparaître les traces des actions qui les dérangeaient et que depuis l'avènement de la soi-disant démocratie, les journalistes s'étaient mis de la partie pour ne même plus relater les faits, mais plutôt les opinions, le silence prenait des épaisseurs honteusement palpables et effectivement, on ne savait plus à qui s'en prendre. Rendre hommage à quelqu'un dans ces conditions où les atrocités qu'il avait vécues seraient passées sous silence faute de traces et d'archives, devenait un gag. Comment raconter les silences de l'Afrique ? » (M.A., 21).

Cette dénonciation qui se termine par une question nous enrichit sur un fait : rendre hommage à Tantie Roz c'est rendre hommage à l'Afrique. « Ses silences », c'est-à-dire ses souffrances, sont celles du continent-mère muselé et abâtardi d'abord par les colonialistes et ensuite par ses propres fils complices de ces derniers. Prendre la parole revient alors pour Halla Njokè à se postuler comme le porte-parole de toutes ces femmes d'une part, et de tous les Africains d'autre part. Ainsi, la femme entend occuper les premiers rangs dans toute la sphère politico-économique.

IV.2- Le leadership politico-économique.

Le pouvoir féminin se manifeste comme dynamisme économique et force politique. Le personnage féminin est présent sur tous les fronts socioprofessionnels. Il travaille beaucoup et ne perd pas son temps à des futilités :

me sont offertes et garantir mon plus tard à moi. Mais si tu me promets d'être brej je veux bien te laisser me parler de ton plus tard, puisque tu sembles y tenir » (M.A., 372).

Ces phrases sont de Halla Njokè répondant à Albass qui veut lui parler. Albass est le séminariste avec qui elle a conçue sa deuxième grossesse au cours d'un acte sexuel qu'elle a improvisé alors que les deux ne se connaissent pas :

« Prise de je ne sais quelle folie, j'attrape le jeune homme et le tire sur moi. [...] Je tremble d'une sensation indéfinissable entre la douleur et le plaisir et pleure de plus belle. Subitement, le garçon se met à crier, à crier, si fort que nos amis de la chambre d'à côté surgissent ahuris, alors qu'il pousse un dernier râle et s'écroule à côté de moi comme une masse. Ma jupe est couverte de sang » (M.A., 204).

L'acte sexuel se passe dans une pénombre où les deux ne parviennent pas à s'identifier. Après cet acte, ils ne se sont pas revus. Mais un concours de circonstance fait qu'ils se retrouvent et s'imaginent s'être déjà vus. C'est sur ces entrefaites qu'Albass, faisant le premier pas, veut percer le mystère. Ne sachant pas de quoi il veut lui parler lorsqu'il l'interpelle, Halla réagit de cette manière. Sa réaction indique que la femme digne est toujours très préoccupée, soucieuse de son avenir et ne consacre pas son temps à des inutilités. Elle est autonome et responsable, et n'entend pas se livrer à la mondanité ou à la prostitution pour gagner sa vie : « Je ne me sens pas yéyé pour un sou et me vois mal allant vivre sur Mars avec des Marciens dont je n'ai jamais entendu parler » (M.A., 278). Un yéyé, explique la narratrice, est un individu qui « doit se faire remarquer comme tel sans équivoque. Son allure, ses manières, tout quoi, yeh ! Eh bien sûr, ça ne coûte pas rien. Il faut trouver plein de tuyaux » (M.A., 278).

La femme est dynamique et réaliste. Elle ne s'illusionne pas et sait vivre avec les moyens que lui offrent ses possibilités. Elle s'adapte à toutes les conjonctures économiques. C'est ce que fait Naja pour survivre à l'égoïsme de son deuxième mari qui donne en tout et pour tout, comme pension journalière,

« trois cents francs, avec la liste de ce qu'il faut acheter » (M.A., 253). Pour supporter cette situation et pouvoir encadrer Halla et ses deux cadettes venues habiter chez elle, Naja est obligée de fournir plus d'efforts :

« Depuis que Tata Roz a réussi à m'introduire dans cette maison, la porte s'est aussi ouverte à mes deux dernières petites soeurs [...] toujours affamées. En fait, la ration devrait augmenter ; mais ce n'était pas prévu au budget du mari. Ma mère décide d'ouvrir un petit commerce de beignets pour gagner elle-même le complément dont la nécessité se fait cruellement sentir, chaque jour davantage » (M.A., 253).

La société traditionnelle en demande un peu plus à la femme car elle est plus perspicace que l'homme, affirme Moyo Paul69. Dans la division du travail, les tâches ardues qui nécessitent la finesse d'esprit lui sont réservées. Halla est recrutée comme journaliste-reporter, spécialiste « d'enquêtes dans [son] milieu nocturne de boîte de nuit, sur des faits sociaux. Les rencontres insolites hommes-femmes, la jeunesse et ses problèmes spécifiques dans ce milieu, la prostitution, la délinquance, la dégradation des moeurs, la galopade de nouveaux fléaux tels que le vice, la perversion sexuelle, la toxicomanie, etc. » (M.A., 251). Sachant que cette tâche n'est pas aisée parce que sujette à des attaques et poursuites de tous ordres, le Directeur de publication de ce journal laisse la latitude à Halla d'utiliser un pseudonyme : « Il s'empresse de m'assurer que je pourrais publier sous un pseudonyme pour me préserver d'éventuelles répressions ! » (M.A., 351).

Aucun métier n'est interdit à la femme dans la société traditionnelle africaine, contrairement à l'homme. Malgré la division de travail entre les deux genres pour rendre la vie harmonieuse, la femme a le droit d'exercer les métiers dits pour hommes. Mais l'inverse est impossible. Cette répartition réserve à l'homme les tâches qui sollicitent plus la force musculaire. Mais quand la femme le peut, elle est libre de s'y exercer :

69- Paul Moyo, Quelle société, Yaoundé, La Clochette, 1990, p. 53.

« La division de travail socialement admise réserve à l'homme les tâches de risques, de puissance, de force et d'endurance ; si, par la suite d'un changement de situation dû à l'intervention d'un facteur extérieur quelconque [...] les tâches de l'homme venaient à s'amenuiser, tant pis pour la femme : elle n'en continuera pas moins à assurer tous les travaux ménagers et autres que la société lui réserve. Car l'homme ne saurait l'y relayer sans déchoir aux yeux de tous. Il est impensable, en effet, que par exemple, un Africain partage une besogne féminine. En revanche, il n'est pas rare de voir la femme accomplir certaines tâches qui ne sont pas très pénibles »70.

Halla Njokè s'exerce au métier de son grand-père, le métier du tissage du rotin généralement pratiqué par les hommes : « Je suis donc à la meilleure place pour apprendre à tresser du rotin aussi finement que de la dentelle et pour créer de beaux cadres » (M.A., 32). Cet enrôlement tous azimuts fait de la femme africaine la véritable pionnière du développement du continent. Les femmes traditionnelles et notamment les femmes revendeuses dans les marchés l'ont compris. La narratrice leur en est très reconnaissante : « Je pense à ces millions de femmes laborieuses qui, comme les bayam sélams, font tourner inlassablement la roue du devenir du continent » (M.A., 411).

De tout temps, la femme est celle sur qui repose l'économie de l'Afrique. Les femmes de tous les anciens grands royaumes l'ont démontré. Dans l'empire mandingue par exemple, elles étaient engagées dans toutes les activités, de l'agriculture à l'artisanat (industrie de l'époque) en passant par la pêche et l'orpaillage. Cette dernière activité était si ardue physiquement qu'elle était presque une exclusivité masculine. Mais même jusque-là, on y retrouvait les femmes : « Les mines étaient surtout exploitées par les hommes. Mais, même-là, ils étaient utilement secondés par les femmes, qui se chargeaient, une fois les terres aurifères remontées des puits, de les laver »71. Et la femme était bien rémunérée : « Comme rémunération, elles avaient droits à quelques calebasses

70- Cheikh Anta Diop, L'Unité culturelle de l'Afrique noire, Op. Cit., p.118.

71- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.

de terre qu'elles lavaient pour leur propre compte »72. Contrairement aux idées préconçues, la situation marginale dont la femme est victime dans les structures de production est consécutive à la fracture colonialiste. Les auteurs de l'article « Mettre les femmes à leur place » affirment que :

« La peinture zaïroise populaire, qui emprunte beaucoup de sujets à cette période [coloniale belge], atteste que la femme fut alors une "exploitée par les exploités", et qu'elle le demeure de nos jours ; ce dont se fait l'écho la chanson populaire dont les textes traitent des difficultés quotidiennes de la femme et qui ne ménagent pas ses critiques envers un système qui, malgré l'indépendance, continue toujours de la brimer »73.

Force est de constater que la femme est très active. Son rayonnement économique l'amène à jouer les premiers rôles politiques car qui tient l'économie doit être l'animateur principal de l'arène politique. La société du texte donne à voir un personnage féminin aux avant-postes même dans la sphère du politique où tous les coups sont permis. La lutte anticolonialiste est le lieu de l'affirmation de cet engagement. A travers les actions de Tante Roz, WerewereLiking relève le rôle central que la femme a joué dans les mouvements de libération du continent noir en général, et du Cameroun en particulier. Elle démontre notamment que Um Nyobe, consacré le « Mpôdôl », avait fondé son programme politique sur les femmes. Pour lui, « le patriotisme féminin [était] le socle de la nouvelle nation » (M.A., 403) :

« Oui. "Les amazones des temps modernes", c'est ainsi, quand il dut entrer au maquis, il nous parut impossible de ne pas le suivre, lui servir au moins d'oreilles, de bouche, de troisième oeil et que sais-je encore, brej de trait d'union avec le monde » (M.A., 403-404).

La vénération du patriotisme féminin par le Mpôdôl n'était pas ex-nihilo. Elle naissait du sacrifice et de l'engagement effectif des femmes traditionnelles

72- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.

73 -Michel Akue-Goeh, et al, Op. Cit., pp. 56-64.

dans le combat. Celles-ci avaient abandonné tout ce qui peut plaire à une femme : mode, mariage, maternité... pour lutter à ses côtés :

« "Foin de mariages et de ribambelles d'enfants qui ne feraient qu'ajouter au nombre de moutons dans la bergerie du colon", nous disions-nous alors. C'est vrai, nous n'étions pas parmi les premières femmes instruites de l'époque, n'ayant pas eu la chance d'aller à l'école, mais nous voulions être au moins parmi les "premières résistantes à mener le combat politique pour la libération du pays" » (M.A., 403).

Combien sont les Africains et les Camerounais d'aujourd'hui qui savent que la pièce maîtresse des combats de l'U.P.C. (Union des Populations du Cameroun) était la femme ? L'histoire écrite par les hommes et les colons occulte cette information pour nier la valeur de la femme dans les luttes politiques. Le pouvoir patriarcal les utilise comme marionnettes ou agents d'animation lors des meetings politiques... On s'accorde avec Odile Tobner pour déplorer que « l'histoire ment toujours d'une certaine façon, au moins par omission »74.

Le dynamisme politique du personnage féminin part de son engagement volontaire. Il est résolu à se donner corps et âme, utilisant tous les moyens stratégiques comme : « apprendre les langues, les ruses, la dissimulation et plein d'autres choses très vite, parce que cela pouvait sauver la vie » (M.A., 404). Il ravitaille les hommes en armes de combat. Même si celles-ci sont dérisoires, rien n'y fait, c'est ce que lui offre son environnement : « Tante Roz s'est déclarée prête à barrer la route aux blancs, fût-ce avec les dents ! Elle a prêté aux hommes ton vieux fusil de chasse, mon père » (M.A., 71). Njokè dont le fusil de chasse est remis aux résistants est le complice des colons : « Le village de Massébè a été considéré comme un village allié, à cause de toi mon père, ami [...] des blancs » (M.A., 70). Il leur sert d'interprète et d'agent de renseignements. La ruse de Tante Roz le pousse à se dévoiler :

74- Odile Tobner, Du Racisme français : quatre siècles de négrophobie, Paris, Les Arènes, 2007, p. 258.

« Elle se met à hurler et à sauter sur son frère, lui demandant en langue bassè ce qui se passe comme si elle ne comprenait pas le français, ce qui permet à tous de suivre les explications de mon père : » des maquisards ont tiré sur le capitaine Râteau. Ils se trompent s'ils pensent empêcher le bataillon de pénétrer l'éléphant-forêt et de se saisir de ce hors-la-loi qui se prétend Mpôdôl !" » (M.A., 73-74).

En prenant l'arme de son frère pour la remettre aux résistants, Tante Roz permet de comprendre que l'engagement de la femme était si fort qu'elle était capable de rompre l'harmonie familiale pour sauver le pays. Cette attitude traduit le véritable patriotisme de la femme qui n'est pas fondé sur des replis identitaires comme c'est le cas actuellement chez les hommes. Lorsqu'il s'agit de défendre le pays, plus rien ne compte pour le personnage féminin. Ce personnage se démarque en plus comme le guide de la lutte anticolonialiste. Il mobilise les troupes et leur donne des ordres :

« Maintenant nous possédons la combativité et une détermination décuplées, dit Tante Roz. Ils ne pénétreront pas l'éléphant-forêt par Massébè. Le sang versé ici doit les en empêcher. Tous debout ! Debout, tous le sont restés pendant les années qu'a duré la répression. Les hommes et femmes valides se sont engouffrés dans le maquis » (M.A., 77).

La femme est donc la principale meneuse du « maquis » et elle est un chef de troupes écouté. Dans la société du texte, le projet des colons est de construire une route passant par Massébè pour leur permettre d'atteindre facilement l'éléphant-forêt. La résistance menée par le personnage féminin a pour but de saper ce projet. Il s'y emploie en assurant le ravitaillement de ses hommes :

« Tante Roz servait de lien avec les maquisards, rassemblant la moitié des morues, du chocolat, du sucre et du lait qu'on nous donnait, pour les déposer dans le maquis. Elle réussissait toujours à convaincre quelques jeunes militaires de garde, de la laisser aller chercher les médicaments traditionnels pour son vieux père, ou des fruits pour les enfants. Ses complices faisaient passer les victuailles par-dessus les clôtures de campement » (M.A., 78).

La femme prive ainsi ses enfants du manger et utilise sa malice pour nourrir les combattants de la liberté. Elle est la courroie de transmission entre ceux qui sont en forêt et ceux qui se trouvent sur le terrain. Elle assure par-là le rôle d'agent de communication, très important en temps de guerre.

La troisième ruse de Tante Roz est qu' « elle avait inféodé complètement le service de ravitaillement et du rationnement [des colons], en devenant la maîtresse du chef. Elle récupérait donc tous les restes du restaurant des officiers et les faisait re-préparer par les femmes avant de les déposer hors du campement en un lieu où les maquisards les récupéreraient » (M.A., 78). En tant que guide, le personnage féminin est l'organisateur des plans de combats. Les hommes sont-là pour les mettre en pratique. Elle est donc la tête pensante alors que l'homme est la main qui agit :

« Elle fut la principale organisatrice de la résistance [...]. Tante Roz estimait que c'était la moindre des choses. Elle organisait également de petits groupes de sabotage des engins destinés à ouvrir la route vers l'éléphant-forêt, les enfants versaient un peu de sauce dans les huiles de moteurs, un peu de sel dans les carburateurs, par quantité minimes mais suffisante pour retarder les travaux, sans qu'on puisse vraiment en déceler les causes » (M.A., 78).

Tout le monde est au service de la femme guide. Même si les livres
d'histoire reconnaissent le rôle déterminant joué par les femmes dans les
combats de libération en Afrique, ils enseignent également que c'est à cause de
leur traîtrise que les mouvements échouaient. Or La Mémoire amputée nous
montre que le véritable traître c'est l'homme. C'est Njokè qui pactise avec
l'ennemi contre son peuple quand le personnage féminin se bat pour le défendre.
Le rôle central des femmes dans les luttes remonte très loin dans
l'histoire. Laissons les hauts faits de la pharaonne Hatshepsout et le rôle
prééminent de la mère et de l'épouse royale dans la gestion du trône.
Intéressons-nous aux périodes relativement proches. Madina affirme que : « De

tout temps, certaines femmes malinké ont joué un rôle politique très important dans l'histoire du Mandé, que ce soit en tant qu'épouses préférées, mère, soeurs, ou simplement amies du chef »75. Samory Touré, l'un des grands résistants à la pénétration française en Afrique de l'ouest, était très influencé par son épouse préférée. C'est cette dernière qui administrait son royaume et organisait la lutte comme Tante Roz :

« Saran Kégui, la préférée de Samory, a été très déterminante dans la continuation de la guerre contre les Français. Quand son fils, Karamoko, au retour de Paris lui déconseilla la poursuite des combats en donnant comme argument la supériorité des Français dans tous les domaines, c'est Saran Kégui qui menacera Samory de l'abandonner s'il suivait le conseil démoralisateur de son fils. Par contre, elle jouait aussi souvent un rôle temporisateur en empêchant Samory de faire décapiter plusieurs de ses victimes »76.

Il convient de retenir que la force féminine est très active aussi bien dans le domaine économique que politique.

En somme, le personnage féminin et notamment celui ancré dans la tradition africaine a droit à tous les rôles sociaux sans exception. La culture nègre n'est en aucun cas sexiste. Au contraire, on peut même dire que ce sont les hommes qui sont lésés car ils ne doivent pas exercer les tâches réservées aux femmes. La division du travail établie dans le matriarcat répond au souci de faire correspondre les tâches avec les capacités naturelles de chaque genre. Il est donc question d'établir une sorte de justice et d'équilibre propre au maatisme. Le personnage féminin est sur tous les fronts sociaux. Il est la mémoire sociale, l'entrepreneur économique et le leader politique grâce à ses qualités intellectuelles et probablement à l'onction divine.

75- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.

76- Madina Ly, Op. Cit., pp.101-121.

TROISIEME PARTIE :
L'ONCTION MYSTICO-RELIGIEUSE.

Le rayonnement moral et le poids social dont jouit le personnage féminin sont ontologiquement inhérents à l'onction qu'il a reçue ou qu'il reçoit de l'audelà. Car en dehors de cette aura divine, aucune possibilité de vie, de bien-être et de prospérité n'est envisageable, tel que le soutient Kange Ewane. Pour lui, le socle mystico-religieux d'un peuple est à la base de sa culture, de son organisation et de son développement. La métaphore de l'arbre avec ses trois grandes parties permet à ce chercheur d'illustrer son propos. Les racines, partie nourricière de l'arbre sans laquelle il meurt, constituent le socle. Le tronc, relié directement aux racines et aux branchages et feuillages, se réfère à l'organisation politico-administrative qui doit être parfaitement connectée au socle mystico-religieux où il s'abreuve afin de vivre et de pouvoir alimenter la vie sociale. La troisième partie de l'arbre, les branchages et le feuillages, symbolise la vie sociale qu'on peut encore appeler l'organisation du vécu quotidien (enseignement, règles de politesse ou de morale, pratiques rituelles...).

L'anéantissement du socle mystico-religieux des bantous consacre « la mort spirituelle et culturelle des Africains »77. Aucun rayonnement n'est donc possible s'il n'est enraciné dans la pratique spirituelle originelle du terroir. La force du personnage féminin traditionnel vient de ce qu'il est en liaison directe avec les ancêtres africains, tremplin pour atteindre Dieu. Son onction se manifeste précisément par son charisme d'une part et sa prêtrise d'autre part.

CHAPITRE V : LE CHARISME NATUREL.

Le personnage féminin est caractérisé par un pouvoir de domination qui lui permet d'avoir une emprise sur tout ce qui l'entoure et de maîtriser toutes les situations qui surviennent. Ce pouvoir se décline en opportunités que lui offre le destin.

V.1- La faveur du destin.

Le destin joue toujours en la faveur du personnage féminin parce qu'il est un être béni. Sa bénédiction est double : celle qu'il reçoit de l'au-delà et celle que lui confèrent ses parents. La bénédiction de l'au-delà se manifeste par le fait que tous ceux qui l'approchent, trouvent en lui quelque chose d'original. Tous ceux qui approchent Halla Njokè lui parlent avec beaucoup de courtoisie et de révérence malgré qu'elle est encore très jeune. Même quand elle a posé un acte qui peut paraître inconvenant, elle est surprise de voir ses pairs garder la même attitude. Halla s'étonne de voir son oncle paternel, Papa Noël, se comporter ainsi alors qu'elle démissionne sans préavis de l'école dont la gestion lui est confiée en toute confiance :

« Je ne comprends pas trop ce que les gens voient en moi quand ils me parlent ainsi. Mais je voudrais les croire de toutes mes forces, pour qu'au moins Dieu les entende. Je me mets à genoux devant lui dans un geste d'humilité et de reconnaissance, le remerciant pour sa tolérance et sa compréhension paternelle » (M.A., 346).

Papa Noël permet à Halla de faire l'expérience d'institutrice et de directrice d'école. Bien qu'elle soit très jeune, il trouve qu'elle est la seule dotée d'une bonne moralité quand « une nouvelle maladie, [...] "raccourcis financiers", gangrène [le] pays et n'épargne personne » (M.A., 345) :

« J'ai surtout un problème d'éthique et de confiance aujourd'hui. On trouve difficilement des gens ayant leur propre idéal ou disposés à partager celui d'autrui. [...] Mais toi, je peux compter sur toi, tu as ta propre vision du monde et une éthique personnelle, comme un antidote à notre gangrène. Je compte sur toi pour continuer cette école après moi et c'est pourquoi j'accélère tant ta formation, car je ne crois pas que je tiendrais longtemps » (M.A., 345).

Malheureusement pour cet oncle, sa nièce n'est pas du genre à rester en place, à s'enfermer dans un bureau. Elle aime être au contact d'une variété de publics pour prouver son savoir-être et son savoir-faire. Elle aime créer et une telle attitude exige beaucoup de liberté que l'école ne saurait lui accorder tant les exigences du milieu scolaire sont grandes. C'est pourquoi après sa période de formation, elle décline l'offre :

« Seul me guide le désir de créer, à mon propre rythme et à ma façon, sans trop dépendre des contingences de quelque autre nature que ce soit. Je veux pouvoir travailler nuit et jour, tout le temps qu'il faut pour obtenir un résultat. Mais dans ce système, je ne pourrais pas changer grand-chose, je le sais et je refuse de m'engager avec lui, certaine de le décevoir plus tard » (M.A., 346).

Au contraire, au lieu de la déception, l'oncle étouffe plutôt de joie et de gratitude pour Halla. Pour lui, elle confirme tout le bien qu'il pensait d'elle, une fille ayant sa propre vision du monde et une éthique personnelle. Sa joie est si grande qu'il la bénit. L'acte de bénédiction de Papa Noël est le deuxième élément qui témoigne que la femme est doublement bénie :

« Il crache dans ses deux mains, les frotte vigoureusement l'une contre l'autre et les pose toutes chaudes sur mon front. Il prie en silence un bout de temps et me serre un moment dans ses bras avant de m'aider à me relever. Je suis toute émue. Les bénédictions d'un père, quel qu'il soit, peuvent toujours servir dans la vie et sont bonnes à prendre pour des gens comme moi, exposés à toutes sortes d'impromptus » (M.A., 347).

Cet acte recèle trois enseignements. Le premier est relatif à l'oncle. Par sa tolérance, sa compréhension et sa générosité, il invite les chefs d'entreprises, les chefs de personnels, bref toute personne ayant sous son autorité des employés, à cultiver ces valeurs. Ils sont nombreux les employeurs égocentriques qui ne pensent qu'à eux et à leurs entreprises, empêchant l'employé de jouir de ses droits et libertés. Pire encore, ils sont nombreux les employeurs qui, au lieu de bénir un employé démissionnaire qui veut se mettre à son propre compte, le pourchassent, le raillent quand ils ne réussissent pas à inventer un motif pour l'emprisonner. Or l'oncle, malgré qu'il a fondé tous ses espoirs sur Halla, l'a comprise et lui a ouvert grandement les portes de la gloire :

« Je comprends, ç'aurait été trop beau pour moi, mais trop limité pour toi ! Toi, tu rêves plus loin que moi, et c'est normal. Les enfants doivent aller plus loin que les parents. Tu as beaucoup donné à l'école en si peu de temps et je sais que tu as encore beaucoup à apporter aux enfants, mais ce sera plus tard, car tu ne pourras pas t'empêcher de les aimer et de les servir prioritairement. Ton école à toi sera beaucoup plus importante que celle-ci, quand ton heure viendra. Tu es vraiment ma fille et je suis fier de ma première goutte de sang. Va ma fille et que Dieu te protège » (M.A., 346).

Le deuxième enseignement, lui aussi lié à l'oncle, est celui de l'amour et de la solidarité africaine. En Afrique, un enfant est la propriété de tout le monde. L'oncle de Halla l'estime plus que son père géniteur qui est plutôt méprisant à son égard. Le troisième enseignement est lié à Halla. Elle interpelle la jeunesse africaine à aller vers des horizons professionnels où portent leurs désir et vocation, et de ne plus embrasser des carrières par pis-aller ou par suivisme. L'homme réussit mieux dans un métier vers lequel l'orientent ses talents et ses dons. La société actuelle ne donne pas beaucoup d'exemples de gens qui ont un idéal personnel de vie. L'on choisit, dans une démarche moutonnière, telle profession parce qu'elle rapporte beaucoup d'argent ou parce qu'on imite un proche. Et quand on n'y récolte pas les bénéfices escomptés, de deux choses

l'une. Soit on sombre dans l'arnaque, la corruption, le travail mal fait ; bref un travail qu'on fait sans motivation intrinsèque est plus ou moins bâclé. Soit on se lance dans le chantage et le sabotage contre celui qui réussit dans le même métier : on le soupçonne d'être sorcier (négativement) ou d'avoir des gris-gris (des objets magiques qui le font réussir).

Le suivisme est l'une des gangrènes profondes de l'Afrique actuelle. Accusant maladroitement la pauvreté et la conjoncture ambiante, les gens font n'importe quoi, « pourvu qu'on vive », aiment-ils rétorquer. On se demande bien si ceux-là vivent ou s'ils vivotent, parce qu'ils sont sans cesse en train de se plaindre. Cette attitude qui trahit le défaitisme est tout simplement due à l'absence de confiance en soi et en la Transcendance. Et par conséquent, elle trahit la fragilité spirituelle des défaitistes. La mort spirituelle et culturelle des Africains serait à l'origine de ce tâtonnement, ce vacillement permanent. Ils ne sont plus que des coques vides, des marionnettes que le vent entraîne par-ci, parlà. Le personnage féminin, notamment celui enraciné dans la culture africaine, se refuse d'être de ce genre. Il est d'ailleurs averti, en tant qu'être béni, que « son temps va s'accélérer » (M.A., 12).

Cet avertissement, repris maintes fois à l'intention du personnage principal sur qui des exploits et espoirs sont fondés, est une indication de la bénédiction de celui-ci. Cette phrase, à grande charge spirituelle, annonce des temps nouveaux pour l'Afrique pressentie par nombre d'Esprits Illuminés comme le continent phare de ce troisième millénaire. Elle signale donc que les temps à venir sont chargés de grands progrès qui seront impulsés et contrôlés prioritairement par la femme. Il lui faut pour cela être bien préparée en prenant résolument conscience du rôle qu'elle a à jouer et en s'abreuvant à toutes les sources de savoir : occidentale, orientale mais particulièrement africaine. Pour contrôler le monde, comme ce fut le cas à l'époque de l'Egypte pharaonique, l'Africain, notamment la femme, a besoin d'être profondément ancré dans ses racines culturelles et de maîtriser aussi ses différentes variantes adoptées par les

autres peuples. En tant que le berceau de l'humanité, l'Afrique a été la source d'inspiration pour tous les autres peuples. Nous rejoignons Michelle Mielly dans le décryptage de ce bout de phrase :

« On ne peut comprendre l'oeuvre littéraire de Werewere-Liking sans prendre en compte sa charge spirituelle. Lorsqu'on avertit Halla Njokè à maintes reprises que "son temps va s'accélérer", c'est un présage de la venue d'une période particulièrement chargée en termes d'évolution et d'acquisition de savoir. Puisque cette accélération est porteuse de forces créatrices, son arrivée signale la naissance d'une nouvelle époque vitale » (M.A., 12).

Le personnage féminin est un être aux côtés de qui on est tout aise. Son aura se répand et permet à tous ceux qui sont dans son voisinage d'en profiter. Il permet par exemple de trouver du travail pour les chômeurs. Grâce aux faveurs de Halla Njokè, son père a pu être recruté comme maintenancier des machines agricoles de leur région. Njokè s'est servi de sa fille pour obtenir cet emploi du Sous-préfet :

« Un soir où il avait apparemment bien bu, mon père m'a tirée comme un pantin pendant que je débarrassai la table, et m'as poussée contre le Sous-préfet en lui disant : tu connais ma petite mère ? Non, je ne te l'ai pas bien présentée ? Eh bien, regarde-là bien, c'est un génie. Elle a fait toute l'école primaire en trois ans seulement, ce qui lui a permis de me consacrer les trois années ainsi économisées. Maintenant, j'aimerais bien la mettre au Collège comme je le lui ai promis, mais je n'ai pas de travail. J'aimerais trouver quelque chose d'intéressant, soit dans la mécanique, soit dans l'agriculture moderne. Tu dois bien avoir quelque chose pour moi, non ? » (M.A., 160).

Le Sous-préfet se précipite et répond par l'affirmative : « Bien sûr mon cher. Il suffisait de demander. J'ai quelque chose qui te conviendra parfaitement » (M.A., 160). Les modalités de l'emploi et les avantages y afférents sont ainsi décrits :

« Devenu `'un ami de la famille'', d'après sa propre expression, le Souspréfet s'empresse de trouver pour mon père, au chef-lieu du département, un stage de formation en entretien des plantations industrielles et de leurs matériels. En plus d'une bonne bourse qu'il recevra pour cela, au bout de trois mois, mon père deviendra responsable de la maintenance des machines agricoles pour toute la région. Il est si heureux de prendre le large et de se sentir de nouveau indépendant » (M.A., 160).

Les faveurs de Mam Naja auraient aussi aidé Njokè puisqu'elle est la concubine du Sous-préfet. C'est en partie grâce à elle que son mari trouve un emploi. Des cas de ce genre sont légion dans la société. Beaucoup d'hommes sont hébergés et nourris, ou alors, trouvent un emploi grâce aux concubins de leurs épouses soit qu'ils ignorent, soit qu'ils feignent d'ignorer de peur que la source qui les approvisionne tarisse. Le matérialisme rend bien des personnes indignes. La narratrice soupçonne Njokè d'être au courant de ce qui se trame dans son dos et qu'il refuse de le manifester : « Il ne cherche même pas à voir ce qui se trame dans son foyer, ou bien choisit-il de ne pas voir » (M.A., 160),

Dieu exauce toujours les prières de la femme. Au cours des différentes fugues de Halla, elle a rencontré un transporteur à qui elle a demandé une faveur, celle de la transporter de Tchékos à Mfoundi. Ce chauffeur cède et précise : « à condition que tu acceptes de me payer par deux nuits d'amour » (M.A., 294). Halla qui n'a pas d'autre choix, donne son accord à la proposition mais mijote une ruse : « deux seulement ? Une semaine si tu veux » (M.A., 294). Pendant le voyage, elle réfléchit pour trouver la stratégie à adopter à la destination afin de se sauver. Ne trouvant aucune par elle-même, elle s'en remet à Dieu à travers des prières et du coup, elle a une réponse :

« Il ne me restait plus qu'à adresser des prières pressantes à Jéhovah, à Jésus et aussi aux ancêtres, pour les supplier tous de me sauver de ce nouveau guêpier. Il m'a alors semblé les entendre tous me répondre à l'unisson: `'Ta fuite n'est pas encore finie. Tu devras te sauver encore et encore, jusqu'à ce que tu trouves un espace vital supportable et acceptable par ton corps et ton esprit en même temps'' » (M.A., 297).

Comme solution au problème de la narratrice, Dieu conseille encore la fuite. Halla est en pleine fugue. Fuyant le domicile familial de sa mère dont le mari l'a terrorisée, elle quitte le Wouri, lieu où ceux-ci résident, pour une destination inconnue. Elle se rend à la gare ferroviaire alors qu'elle n'a pas le nécessaire pour se procurer un billet de voyage mais elle a juste de quoi payer un ticket de quai. Mais le courage et la bénédiction sont avec elle : « Je me rends au guichet et je dépose mes dix francs devant le commis, sans rien dire. Dans le même silence, il dépose le ticket de quai. Quand j'arrive enfin sur le quai, un train est en train de démarrer. Je monte de justesse, sans savoir la destination » (M.A., 272). A l'intérieur de ce train, alors qu'elle s'échappe d'un contrôleur, elle est sauvée par un « grand jeune homme » (M.A., 275) du nom de Bayard qui la prend rapidement dans ses bras comme s'il connaissait son intention :

« Je suis rapidement arrachée de mon doux rêve de bâtisseuses d'économies par la vue du contrôleur du train qui avance lourdement. [...] Mon coeur bat du tambour d'eau tant je déploie le maximum d'efforts pour rendre ma fuite imperceptible ; je commence à manquer de souffre brusquement et je me retrouve assise sur les genoux d'un jeune homme avec une chemise bardée de boutons aussi gros que des médailles » (M.A., 274).

Chaque fois que la femme est dans une situation inconfortable, une solution se présente. Cette fois-ci le sauveur est Bayard, « élève en classe de quatrième au Collège Saker. Je vais en congé de Pâques dans ma famille. Je suis un prince et je suis yéyé78 ! » (M.A., 277), tel qu'il se présente. Bayard ne sauve pas Halla seulement de la vue du contrôleur. Il lui permet d'avoir une destination, Mfoundi, chez sa soeur où il l'héberge pendant cinq jours avant de l'emmener à Tchékos, le village natal où il est prince : « Nous restons cinq jours dans la maison de la soeur » (M.A., 277). En plus, le jeune collégien lui permet

78 - Un « yéyé » dans le récit est un être qui aime la mode, le luxe et la vie de débauche.

d'éviter d'être prise par la police qui a lancé un mandat de recherche contre elle sur la demande de ses parents :

« Le quatrième jour se précipite. En début de soirée, Bayard arrive comme un boulet, tout essoufflé, et me dit que ma photo est affichée à la mairie, et que mes parents ont lancé un mandat d'arrêt contre moi. Il faut absolument que nous quittions la ville avant que quelqu'un ne me reconnaisse et ne me fasse arrêter. [...] Aux aurores du cinquième jour, il rentre et me trouve en train de guetter son retour par le trou de la serrure. On s'en va. Je vais t'emmener chez ma mère à Tchékos. Personne n'ira te chercher là-bas. Et quand tous seront fatigués de te chercher et qu'ils enlèveront la photo, tu reviendras et essayeras de trouver du travail » (M.A., 279).

Le succès qui accompagne le personnage féminin est certainement lié à son magnétisme.

V.2- Le magnétisme irrésistible.

L'attraction féminine se décline en deux points : d'abord l'hommage rendu au personnage féminin, ce qui témoigne l'admiration éprouvée pour lui ; ensuite son charme physique et spirituel. La Mémoire amputée est le prétexte choisi par Werewere-Liking pour saluer la mémoire de toutes les femmes africaines en général et les femmes dynamiques en particulier, leur rendant ainsi un vibrant hommage. Michelle Mielly fait de cette idée le point d'ancrage de l'oeuvre :

« Liking [...] fait de son expérience personnelle un amalgame de celles de nombreuses femmes avec la grand-mère Madja, tout comme Madjo dans L'Amour-Cent vies, le point de repère principal. Madja est la figure de proue de cette généalogie de femmes battantes auxquelles l'auteur rend hommage » (M.A., 13).

notamment à la première section intitulée « Temps O », l'auteur plante le décor en présentant sommairement Halla, les motivations qui l'ont conduite à la réalisation de ce projet et surtout les enjeux. Parmi ces enjeux, il se dessine en bonne place l'hommage rendu aux personnages féminins qui ont accompagné l'existence de l'écrivain depuis son enfance :

« Du fond et tout au long de ma plus petite enfance, images de femmes aimées ou rejetées, méprisées ou affrontées, mais toujours indissociablement plantées sur le bord de ma destinée, comme des panneaux routiers, des signaux lumineux que nul conducteur ne saurait impunément ignorer sans exposer dangereusement sa propre vie. Alors, je pris la résolution d'écrire au gré de ma mémoire, sans lui imposer un ordre ou une préséance, et encore moins, un rythme extérieur » (M.A., 22).

Ces mots constituent les dernières phrases du Temps O. Ils annoncent clairement les couleurs et avisent le lecteur sur les enjeux. Le dénouement de l'intrigue se fait à la section « 48 » par une sorte de bilan. La narratrice revisite quelques personnages actifs qui lui ont été très proches et salue leur mémoire. Que ce soit ceux qui sont restés en vie ou ceux qui ont connu le trépas. Mais elle insiste davantage sur les personnages féminins. C'est comme si, ayant fait parler les mémoires des femmes, ayant ôté le voile sur leur silence, elle pense avoir accompli sa mission. Et qu'à l'heure de la traversée du « Grand Fleuve »79, elle s'en irait en toute quiétude, fière d'avoir arpenté sa trajectoire de bout en bout. Surtout, Halla termine son discours en invitant les Africains à célébrer la femme afin que le continent noir connaisse un avenir glorieux :

« Qu'au coeur de ma terre embrasée par la guerre fratricide des pauvres, je vous nomme encore et encore ô vous tous si près de mon coeur, que je vous chante une dernière fois, en souvenir de mes mères Naja et de mes Tantes Roz

Avant que ne s'endorme ma voix

79 - Joseph Ngoué, Op. Cit., p. 25.

Pourquoi manquerais-je de sérénité ?

[...]

Je crains un plus grand écrasement des femmes mes filles, si toutes les tantes Roz venaient complètement à disparaître, avec nos mémoires amputées, trouées... Une sorte de retour à la traite cache malicieusement son museau derrière des mots qui ne veulent plus dire la même chose. Souvenez-vous, sinon de vos mères, au moins de vos tantes qui ont pu tuer le mal par le silence, et que vogue le futur » (M.A., 412-414)

Liking termine son récit sur une note d'espoir, celle de voir l'Afrique sortir de sa situation de marasme actuelle. Laquelle situation est fortement dénoncée tout au long du récit comme dans ce discours de fin. C'est ce qui justifie la tonalité ambivalente qui se dégage ici. La peur et la mélancolie (« je crains ») côtoient l'espoir et la joie (« que vogue le futur »).

Pendant que la femme est honorée, l'homme ne l'est pas. Au contraire, la narratrice trouve en lui le germe du mal-être de l'Afrique. Il est responsable de toutes les vicissitudes des Africains et plus particulièrement des guerres fratricides incitées ça et là pour préserver des pouvoirs factices, des pouvoirs contre-pouvoir. Halla s'en offusque vivement. C'est pourquoi elle craint que les femmes qui sont porteuses d'espoir en soient de plus en plus victimes et elle en appelle donc à la clémence et à l'humanisme de ces hommes. Qu'ils deviennent humains au moins au nom de leurs mères et tantes à défaut de l'être pour leurs épouses et soeurs :

« Hélas, j'entends un requiem lourd et traînant sur les pas de mes hommes déshumanisés qui s'entredéchirent pour des bribes d'apparences d'un pouvoir sans conscience divine, un pouvoir pire que celui de la jungle, un pouvoir qui dévore sans devoir de perpétuer la vie, qui tue pour tuer, sur commande, un pouvoir de robot » (M.A., 414).

En dénonçant le sadisme des hommes au dénouement du récit, WerewereLiking confirme définitivement que l'homme est foncièrement méchant et que c'est cette idée qui doit être retenue de lui. En revanche, elle consacre, par le jeu

de l'ironie, l'honneur qui est dédié aux femmes et qui doit continuer de l'être. Surtout qu'elles captivent aussi par leur charme. Le personnage féminin exerce une attraction tant sur les êtres humains que sur les génies. Chaque fois que Halla Njokè se retrouve dans la forêt, Yèrè apparaît sous l'apparence humaine. Yèrè est le génie de la forêt qui pousse « sous l'arbre fantôme » (M.A., 158). Cette présentation est faite dans la chanson qui le célèbre :

« `'Yèrè Mbèi Ngock a poussé sous l'arbre fantôme Tel un champignon, Yèrè fils de la pierre Albinos Yèrè vivra comme l'écureuil de l'ancêtre Sénd Biok Grimpant et sautillant le long des branchages

Sans construire un nid sans creuser des terriers Yèrè n'est qu'un passant égaré sur terre

Si tu cherches Yèrè fils de la pierre Albinos Cherche le sous l'arbre fantôme

Où poussent les champignons des retrouvailles de génies `' » (M.A., 158- 159).

Dès que ce génie flaire la présence de la narratrice dans la forêt, il arrive instantanément comme mu par une force attractive. Les rencontres se passent quand Halla vit encore chez son père où Mam Naja, sa marâtre, lui abandonne toutes les tâches domestiques. Le lieu privilégié pour son assoupissement est la forêt qui est non loin de leur case et où elle va régulièrement, prenant avec elle son bébé, une fois que ses parents sont sortis :

« Je ne voulais plus rester là, seule à tenir un foyer auquel les fondateurs eux-mêmes ne croyaient pas. [...] Alors, brusquement, je me suis mise à emprunter le chemin du fleuve dès que mes parents tournaient le dos. Je confiais les deux petits frères à la vieille Rébecca. Mon bébé au dos, je partais m'asseoir sur le vieux tronc d'arbre de la crique aux tambourineuses. Yèrè, que je nommais désormais mon bissima et qui m'appelait son génie des eaux, ne tardait pas à me rejoindre. On aurait dit qu'il sentait ma présence dans ce lieu, où qu'il se trouve dans le village, car je n'attendais jamais plus d'un quart d'heure sans qu'il arrive en courant » (M.A., 156).

Alors que le génie devrait agir sur Halla parce qu'il a des pouvoirs surpassant ceux des humains, il se retrouve agi. Il se dépêche pour aller à sa rencontre comme s'il devrait être châtié au cas où il arrivait en retard. Yèrè courtise même Halla dans le dessein de faire d'elle son épouse. Il ne se contente pas de la fréquenter simplement :

« Il voulait savoir si je l'attendrais. On se marierait [...]. Il prenait mon regard en captivité. On se regardait pendant des moments incroyablement longs. Il prenait ma main et la serrait longuement, progressivement, jusqu'à ce que je lui dise qu'il me faisait mal. Alors il me relâchait en riant. Donc je ne rêve pas, [dit le génie], tu es vraiment humaine et tu es là tout près de moi. Je suis si heureux que je crains de n'avoir plus rien d'autre à découvrir sur cette terre » (M.A., 157).

Mais Yèrè apporte aussi beaucoup au personnage féminin dont il tire profit. Il initie Halla à la phytothérapie et l'abreuve des connaissances historiques, cosmogoniques et ésotériques :

« C'est lui qui le premier a attiré mon attention sur les différences entre ce qu'il appelait les connaissances des blancs et le savoir de nos ancêtres. Il établissait des comparaisons qui me laissaient bouche bée. [...] Il me racontait des histoires anciennes, des mythes, me chantait des épopées comme celles que chantaient les grands aèdes dans la cour de Grand Pa Helly » (M.A., 157).

En dehors de Yèrè, un autre génie vient à la rencontre de Halla. Il s'agit d'un poisson mystique. Mais cette fois-ci, il la trouve en compagnie d'un autre génie. Et cela nous fait penser à un adage : « Qui se ressemble s'assemble ». Un génie ne peut être attiré que par un autre génie. Si Yèrè est attirée par la femme, c'est parce que, à défaut d'être elle-même un génie, elle possède au moins des pouvoirs surnaturels. Le poisson dont le pouvoir mystique semble bien supérieur à celui de Yèrè n'est venu à Halla que quand elle est en compagnie d'un autre génie et qu'elle a même déjà reçu d'autres pouvoirs apportés par ce dernier. Le

génie-poisson apporte, lui aussi, un enseignement et non des moindres. Il enseigne en parabole le mythe du premier monde qui a été englouti par les eaux et que Platon nomme l'Atlantide. Ce mythe est l'histoire cosmogonique de l'Egypte pharaonique et par conséquent de la terre africaine ou même de ce monde dans lequel nous vivons actuellement, s'il est acquis que l'Afrique est le berceau de l'humanité :

« Un poisson qui imprimait des mots dans nos têtes sans cependant émettre des sons. Nous nous étions regardés pour vérifier si chacun entendait bien cette parole muette. Le poisson racontait une histoire à propos d'une terre d'union qui s'appelait Atna ou Atlana » (M.A., 157).

L'appellation « Atlantide » est le synonyme de « Atlana » ou « Atna » selon certains historiens et égyptologues. Mais le monde englouti par les eaux, suite au « Grand Cataclysme »80 que la terre a connu en 9792 avant notre ère, a pour dénomination originelle « Ahâ-Men-Ptah »81 qui signifie « Le premier coeur de Ptah »82, Ptah étant Dieu. L'histoire du Grand cataclysme d'où transparaît cette appellation est parvenue à l'humanité grâce au travail des « Grands Prêtres rescapés »83. Ils avaient pour devoir de la graver sur des pierres pour qu'à jamais les Africains en particulier et les hommes en général sachent d'où ils sont venus :

« Les Grands Prêtres entreprirent de conter leur odyssée en la gravant sur la pierre impérissable. Avant de parvenir sur cette terre devenue l'Egypte, et durant un long et terrible exode, ces religieux avaient guidé les survivants vers la terre promise, sans aucune hésitation possible, vers celle qui deviendrait leur "deuxième coeur" [...]. Il fut demandé un autre effort prodigieux afin d'ériger à nouveau, sur ce site, ce qui deviendrait le complexe des "Combinaisons-Mathématiques-Divines" et des Annales originelles du "Coeur-Aîné" : Ahâ-Men-Ptah, l'Amenta, surnom phonétisé

80- Albert Slosman, Et Dieu ressuscitera à Dendérah, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 10.

81- Albert Slosman, Ibid, p. 10.

82- Albert Slosman, Ibid, p. 10.

83- Albert Slosman, Ibid., p.10

de ce qui était depuis si longtemps le Royaume des Ancêtres du Continent perdu »84.

Le récit de l'odyssée d'Ahâ-Men-Ptah pour la « Terre Promise »85, l'Egypte, renseigne sur l'origine des Africains et de la grande et puissante civilisation pharaonique. Au centre de cette genèse se trouve Dieu qui avait décidé de détruire son « premier coeur » à cause de l'impiété de la plupart de ses populations. L'indignation du Pontife Khanepou quand il apprit la nouvelle du roi Khoufou le démontre : « Quelle faute avons-nous commise pour que Dieu permettent pareil sacrilège ? En quoi sommes-nous responsables de la prise du sceptre par les adorateurs impies du soleil ? Devons-nous être punis à cause d'eux ? »86.

La femme se trouve aussi au centre de cette genèse. Nout que Dieu avait baptisée la « mère divine »87 avait été choisie pour porter en son sein le Rédempteur Osiris qui devait sauver ceux qui pouvaient l'être et les conduire à « Ath-kâ-Ptah 88», le « Deuxième-coeur-de-Dieu »89, la Terre Promise, l'Egypte. L'Egypte est donc le lieu où tous les rescapés devaient se retrouver pour bâtir un nouvel empire plus fort et plus puissant que le précédent :

« Le lieu tant attendu et enfin trouvé, fut appelé Ta Mérit en un premier temps : `'Lieu aimé'', appellation qui lui fut conservée jusqu'à ce que le premier roi de la première dynastie unifie le territoire entier en un "deuxième-coeur-de-Dieu" : Ath-Kâ-Ptah, nom qui fut décidé de lui donner des millénaires avant leur arrivée par les survivants d'Ahâ-MenPtah, les rescapés de l'Atlantide, lorsqu'ils promirent de sceller ainsi la seconde alliance avec Ptah. Ce fut d'ailleurs ce nom d'Ath-Kâ-Ptah que les Grecs phonétisèrent en Ae-Guy-Ptos, dénomination reprise en français par Egypte »90.

84- Albert Slosman, Ibid, pp. 101.

85- Albert Slosman, Ibid, p. 10.

86- Albert Slosman, Ibid, p. 177.

87- Albert Slosman, Ibid, p. 182.

88- Albert Slosman, Ibid, p. 182.

89- Albert Slosman, Ibid, p. 182.

90- Albert Slosman, Ibid, pp. 11-12.

L'Egypte a été donc pour les rescapés, la nouvelle terre d'union. Werewere-Liking a raison de s'interroger sur la signification ambivalente de Atlana et de Atna, deux appellations pour un même espace :

« Ce ne peut être que l'un ou l'autre mais pas ces deux noms à la fois, répond mon bissima. Puisque l'un des deux est le contraire de l'autre. Atna comme union et Atlana comme découdre, désunir. Un seul pays ne peut pas porter les deux noms en même temps » (M.A., 157).

En réalité, Ahâ-Men-Ptah assume les deux sens : elle a été la terre toute l'humanité vivait avant le Grand Cataclysme. En même temps, elle a été le lieu de la désunion, des clivages avec deux formes de croyances : le culte de Ptah et le culte du soleil. C'est d'ailleurs cette désunion qui est à l'origine de l'engloutissement. Mais on peut aussi interpréter cette ambivalence comme une sorte d'androgynie qui caractérisait déjà la terre primordiale et dont l'influence se répercute sur le monde actuel. Aucune société ne saurait avoir un seul type d'êtres humains présentant unanimement un même caractère.

Le drame d'Ahâ-Men-Ptah est lié au fait que l'un des caractères et malheureusement le mauvais, l'emportait sur l'autre. Or dans l'ordre des choses, c'est le bien qui doit intégrer le mal pour que l'androgynie soit parfaite. Ceci est l'enseignement que véhicule la narratrice à travers l'évocation de l'histoire d'Atlana. Le génie poisson le confirme lorsque, dans son discours, il démontre l'indissociabilité des deux principes. Il avoue même que sa mission dans l'intrigue est de l'enseigner. Il réagit aux propos de Yèrè qui s'indigne :

« Si tu veux, réplique le poisson, pas en même temps, mais alternativement.

"Atna le soir, quand il faut tout fusionner

Atlana le matin quand il faut dissocier.

Désigner chaque chose, nommer chaque être différemment

Mais soir et matin ne sont-ils pas du même temps

Ce temps où l'on a abusé de sa part de savoir et de pouvoir

Ou bien ce temps où l'on a partagé avec les autres.

On appelle Atna ou Atlana, selon soi-même Dans le même temps.

C'est ce que je suis venu vous dire" » (M.A., 158).

Le choix de la femme en tant qu'être à qui cet enseignement est confié est fort significatif. Elle possède des dons qui lui permettent de saisir la portée de ce message. En plus, elle est l'être par qui le bien ou le mal de l'humanité peut survenir. Il est donc important qu'elle soit incitée à s'élever à l'androgynie afin de comprendre les ambivalences humaines, de mieux les gérer pour que le monde parvienne à la félicité. Le monde doit fonctionner comme une balance en équilibre dont l'un des plateaux porte le mal et l'autre le bien. Voilà l'enseignement fondamental que le personnage féminin doit intégrer pour que réussisse sa mission d'éveil de l'Afrique et de l'humanité tout entière.

Une fois que ce message a été transmis comme par initiation, les deux génies estiment leurs missions terminées. Ayant remis à leur « soldat » l'arme qu'il lui faut, ils estiment le combat déjà réussi. La « traînée lumineuse » (M.A., 158) qui suit le génie-poisson lorsqu'il s'en va et la joie qui parcourt Yèrè au moment de s'en aller, en témoignent :

« Le poisson nous arrache la ligne de pêche que nous tenions ensemble et traverse le fleuve comme une étoile filante. Notre ligne de pêche dessine son parcours comme une traînée lumineuse. Nous regardons avec ravissement et subitement, mon bissima m'embrasse sur la bouche et dit : je suis heureux, si heureux ! Allons, viens, j'ai fini » (M.A., 158).

« Mission terminée »91 dirait Mongo Béti. La femme est désormais affûtée pour son ministère. L'apport des deux génies indique qu'au charisme naturel de la femme, s'ajoutent d'autres forces ésotériques qui font d'elle une grande prêtresse.

91- Titre d'un roman publié par Mongo Béti en 1957.

CHAPITRE VI : LE GRAND PRETRE.

Outre la faveur que lui accorde le destin d'une part et son magnétisme irrésistible d'autre part, l'onction divine se manifeste chez le personnage féminin par son élévation spirituelle et son pouvoir messianique.

VI.1- L'élévation spirituelle.

Deux signes indiquent que le personnage féminin est spirituellement élevé : sa capacité à se gouverner et sa capacité à décrypter les mystères. Une marque de l'élévation spirituelle du personnage féminin est sa capacité à se taire et à contenir ses instincts sexuels. Garder le silence n'est pas la chose la plus facile à faire quand on sait que les hommes, d'une manière générale, sont prompts à la loquacité. Ils aiment raconter leurs expériences, exprimer leurs points de vue, dire leurs joies et leurs peines, et même se plaindre. La particularité du personnage féminin dans La Mémoire amputée, et notamment celui inscrit dans la tradition africaine, est sa propension au silence. D'ailleurs, l'exergue qui résume l'Avant-propos de Michelle Mielly est une pensée de Sony Labou Tansi qui rend hommage au silence : « J'écris parce que je suis six cents ans de silence » (M.A., 7).

Garder le silence pendant si longtemps face aux violences et injustices sociales dont on est victime est un témoignage de la capacité à se gouverner, à contrôler son inconscient. C'est une preuve de l'enracinement en soi du pouvoir de la volonté : on ne fait que ce qu'on veut, et quand on veut, on n'est pas sujet à l'entraînement des circonstances. C'est donc une attitude hautement initiatique qui n'est pas l'apanage du commun des mortels, prompt à crier quand il a mal. L'initié ne dévoile pas spontanément ses états d'âme. Il vit dans une sorte d'emmurement d'où seule sa volonté le sort. Le silence est une marque de l'affermissement de la spiritualité. C'est un signe distinctif du Lôs, de la surpuissance. Or tous les personnages masculins présentés dans l'intrigue

comme des Lôs ne possèdent pas cette vertu ; ce qui remet en question leur statut. Un grand initié ne saurait être loquace et bavard.

Le rituel osirien prouve que l'une des finalités de l'initiation est la culture du silence : apprendre à se taire. Se taire dans le domaine initiatique ne signifie pas forcément ne pas parler. Il invite à un travail de soi sur soi, un travail de maîtrise et de contrôle de ses émotions. Il s'agit de taire les émotions qui excitent la pensée. Si la pensée est agitée, la parole suivra puisque les deux entretiennent une relation de cause à effet. Garder le silence c'est alors créer le vide dans sa mémoire pour la laisser se pénétrer des enseignements de la nature, pour lui permettre de comprendre et non de s'émouvoir. Se taire c'est parler quand on a choisi de le faire et utilement.

C'est ce que Werewere-Liking fait en écrivant ce roman qu'elle considère comme une oeuvre de maturité. Pendant longtemps, elle est restée en hibernation, gardant le silence, pour lire et comprendre la société, la femme africaine. Durant une bonne dizaine d'années environ, de 1996 à 2004, elle a consigné par écrit les résultats de sa riche expérience ruminée en silence. En tant que grande initiée, Liking a suivi les étapes qui conduisent à la parole : observer, comprendre, parler. Ses personnages féminins suivent le même parcours et se démarquent comme de véritables avatars, de véritables Lôs, tel que l'affirme Mielly :

« C'est la reconnaissance mutuelle de leurs destinées communes d'"avatars féminins" des Lôs qui révèlera les liens inextricables entre Tantie Roz et Halla. Mais la découverte de ces liens éveille simultanément une étendue immense de silence : il aurait fallu étouffer violence et méfaits, amours et déceptions dans un mutisme solitaire jusqu'à cette scène crépusculaire sous l'arbre où Roz dévoile leurs innombrables liaisons communes. Le silence est moteur créateur du Lôs féminin, et prend, chez les héroïnes de ce roman, une qualité autant morale que pratique » (M.A., 8).

La continence sexuelle s'illustre comme un autre indice d'élévation spirituelle. Une fois de plus, seuls les personnages féminins, et notamment Tantie Roz, font preuve de cette ascèse. Aucun personnage masculin n'est présenté comme célibataire ou sans enfant. Pourtant, en plus de Tantie Roz, Dora sa camarade n'a pas d'enfant. Cette situation est très incompréhensible pour la narratrice qui ne parvient pas à cerner comment une femme peut vivre seule, sans compagnon, dans un environnement où chaque femme fait les frais de nombreux courtisans qui l'approchent au quotidien. Halla qui s'emploie résolument, mais sans succès, à arracher quelques paroles à Tantie Roz sur sa vie, exprime son indignation :

« Mais surtout, acceptera-t-elle de me parler de son rapport avec les hommes ? Je l'ai toujours connue seule, sans homme dans sa vie. Comment en vient-on là avec tous les hommes qu'elle n'a pourtant pas dû manquer de rencontrer ? » (M.A., 316).

S'interroger sur le célibat de sa tante c'est enquêter sur les forces déployées pour dominer ses instincts sexuels. Les instincts sexuels sont des pulsions les plus irrésistibles que vivent les hommes. Seuls les initiés d'un haut rang sont capables de les contenir. Le rituel osirien n'interdit pas l'acte sexuel mais le recommande au couple seulement au cas où il est dans le besoin de procréer.

L'histoire du couple divin africain le plus amoureux, symbole du mariage parfait, ne fait en aucun cas mention des rapports sexuels qu'Osiris et Isis auraient connus du vivant d'Osiris dans ce monde. Isis n'a été fécondée qu'après la mort de son époux dans le but d'avoir un enfant qui devait succéder à son père au trône. L'acte de fécondation fait partie du rituel institué par Isis : « "Osiris, murmurait-elle, vois, ta soeur Isis est venue, ton épouse, s'ouvrant à ton amour. Place-la sur ton phallus afin que ce qui sortira de ta descendance soit en

elle" »92. L'abstinence sexuelle et surtout l'interdiction de l'infidélité semblaient être une règle au point où la grossesse d'Isis avait soulevé un tollé général tant chez les humains que chez les dieux. Nul ne comprenait d'où était venue la grossesse alors qu'Osiris était mort. Même Isis a dû prendre peur avant de se raviser :

« Les retrouvailles entre Isis et Osiris, l'union qui en résulta, la semence que ce dernier, qui était mort, déposa en celle qui l'avait ranimé firent trembler la terre et le ciel. La foudre fouetta la nuit, les dieux eux-mêmes prirent peur. Isis, esseulée, se cacha, mais elle exultait : l'enfant qu'elle portait en son sein, celui de son frère Osiris, règnerait à son tour sur ce pays qui devait tant à ce grand dieu si injustement assassiné. Par elle, femme isolée et abandonnée de tous, ce fils vengerait la mort de son père »93.

Il peut sembler contradictoire que le roman célèbre la procréation et en même temps la continence sexuelle dans la mesure où Halla pâme d'admiration pour sa tante esseulée. Il ne s'agit pas d'une contradiction, mais d'une complémentarité de nature androgyne. Les deux types de personnages doivent se côtoyer pour réaliser l'équilibre du monde. Mais tout compte fait, la narratrice encourage la continence quand l'exigent les besoins de la cause. Ayant déjà subi la neuvième initiation alors qu'elle n'avait pas encore d'enfant, Tantie Roz ne pouvait plus procréer. Au lieu de s'engager dans le vagabondage sexuel pour de simples plaisirs, elle a choisi de rester fidèle au serment initiatique. Elle n'a pas joué les parjures. En cela, elle montre qu'elle est une vraie initiée. Le silence et la continence sexuelle sont recommandés parce qu'ils assurent un développement ascétique qui permet de percer les mystères.

Le mystère dont les arcanes sont pénétrés dans l'univers romanesque est la mort. Elle est décryptée à travers deux actions qui sont des rituels : la cérémonie d'accompagnement du défunt d'une part et son autopsie d'autre part.

92- Nadine Guilhou, et Janice Peyré, Op. Cit., p. 86.

93- Nadine Guilhou, et Janice Peyré, Op. Cit., p. 87.

Ces rituels sont d'une haute portée initiatique dans la mesure où ils sont pratiqués par des initiés de hauts rangs dotés d'une grande élévation spirituelle. C'est Tantie Roz qui s'en charge dans le récit. Elle pratique une cérémonie d'accompagnement pour la mère de Halla lorsqu'elle décède. Ce rituel est ce qu'on a appelé en Egypte antique la momification c'est-à-dire le fait de redonner vie à un corps, à un défunt ; le fait de le diviniser :

« Avant de reposer dans le tombeau, d'entreprendre ce voyage périlleux, le corps aura été momifié. La momification a pour but de rendre divin. C'est d'abord de la liquidité de la mort (la semence d'Osiris défunt venant féconder Isis) que pourra rejaillir la vie : l'inéluctable déliquescence écoulement de ce qui est mauvais (c'est-à-dire mortel) devient "humeurs" initiales. Ensuite seulement aura lieu l'habillage à l'abri duquel se produira la transformation. Les rituels de la momification que suivent les égyptiens ont été initiés par la préparation du corps d'Osiris par Anubis »94.

Selon les personnalités ressources95 consultées, c'est ce rituel qui continue d'être pratiqué en Afrique lors des cérémonies d'obsèques de tout individu et surtout d'un roi. Il a pour but de permettre au défunt « de traverser son `' purgatoire» avant de regagner le Grand Tout Lumineux »96. C'est grâce à la cérémonie d'accompagnement qu'on dit en Afrique que :

« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis Ils sont dans l'ombre qui s'éclaire

Et dans l'ombre qui s'épaissit,

Les morts ne sont pas sous la terre

[...]

Les morts ne sont pas morts »97.

94- Nadine Guilhou, et Janice Peyré, Op. Cit., p. 260.

95- Nous avons consulté dans le cadre de ce travail des personnes et des personnalités traditionnelles d'Afrique qui ont une bonne maîtrise de la culture et des initiations africaines. Tous sont membres du C.E.R.V.A., une association internationale dont le siège social est à Paris. Cette association a pour but de promouvoir la culture africaine.

96- Christiane Desroches Noblecourt, Op. Cit., p. 253.

97- Birago Diop, « Souffles » In Anthologie africaine II, Paris, Hatier, 2002, pp. 54-55.

Cet extrait du poème « souffle » nous permet de justifier le concept « cérémonie d'accompagnement ». Nous préférons cette terminologie à la place d'« obsèques » ou de « cérémonie d'enterrement ». En réalité, la mort ne constitue pas une fatalité en Afrique même si elle suscite des douleurs. Or ces deux expressions couramment utilisées ont une connotation péjorative voire négative. La mort étant considérée comme l'ultime initiation ou l'initiation suprême dans la cosmogonie africaine, elle est une occasion pour les vivants d'envoyer leurs meilleures pensées au défunt afin qu'il ne rencontre pas d'obstacle sur le chemin qui mène vers Osiris. C'est pour cette raison que cette cérémonie est réservée aux grands initiés qui ont le parfait contrôle de leurs émotions et qui maîtrisent les paroles incantatoires à prononcer et même les éléments nécessaires pour le rituel. La société du texte, pour ce qui est de Naja, a fait recours à Tantie Roz :

« A minuit, nous l'avions appelée pour allumer les cinq bougies de l'étoile de notre mère Naja, et les déposer sur le grand lit mortuaire lobi dans le salon. Nous [...] avions alors observé les bougies se consumer pour recueillir les ultimes indications sur la manière dont maman était partie, et pouvoir lui envoyer des énergies sur les pointes les plus défaillantes, afin qu'elle puisse se présenter plus équilibrée dans son scintillement devant la porte étroite. » (M.A., 348).

Cet extrait donne la précision selon laquelle le but de la cérémonie d'accompagnement est aussi de procéder à une autopsie initiatique. Cette pratique permet de disséquer le corps en fonction de la résistance des flammes des cinq bougies placées respectivement sur la « "pointe corps" », « la pointe des émotions », « la pointe intellectuelle » et « sur les pointes volonté et conscience » (M.A., 348-349). Si la flamme d'une bougie résiste, cela témoignage de la résistance de la partie de l'être où est placée cette bougie. Et l'initiée peut donc faire des lectures profondes en décelant les dernières volontés

du défunt et l'origine de sa mort. Limitons-nous en guise d'illustration aux interprétations faites des deux dernières flammes :

« Les deux dernières bougies, sur les pointes volonté et conscience ne se sont éteintes qu'au bout de presque cinq heures de temps en même temps. Elle nous a attendues trois jours dans un profond coma d'où elle n'émergeait que pour demander si ma cadette et moi étions arrivées. [...] La volonté et la conscience ont dû quitter rageusement un corps déjà abandonné par tous ses aspects subtils de survie depuis trop longtemps » (M.A., 349).

Au terme de l'autopsie, le diagnostique général révèle que la mort de Naja est désastreuse et humiliante parce qu'elle a été provoquée par son mauvais mariage :

« Voilà ce qu'on appelle mourir dans le désespoir, mourir de misère, mourir pourri [...]. Voilà à quoi ça sert de s'imposer de subir les mauvais choix. [...] Pourquoi n'as-tu pas pu nous aimer plus que ce foutu mec maman, comme nos grands-mères aimaient plus leurs enfants que les mecs ! Et voilà que tu nous as abandonnés pour de bon, et pour rien ! » (M.A., 349).

Les interprétations faites de la mort de Naja montrent bien que ce travail n'est pas réservé aux profanes. Il est l'oeuvre des êtres ayant reçu l'onction divine pour sonder les mystères et même envisager l'avenir.

VI.2- Le messager messianique.

Le personnage féminin est non seulement un messager, mais aussi un messie. Cela se justifie par son don médiumnique d'une part et les prophéties qu'il fait d'autre part. Il faut entendre par don médiumnique les qualités de médecin traditionnel. Ainsi, on s'aperçoit que le personnage féminin communique avec les esprits des survivants, entendez esprits des morts. Il n'est pas donné à tout individu de rentrer en contact consciemment avec les esprits de

l'au-delà s'il n'est pas médium. Halla Njokè communique avec l'esprit de Grand Pa Helly déjà décédé. Parvenue presqu'au bout de son périple, de sa quête pour le mieux-être, elle décide de revenir régulièrement à la case de départ rendre visite à sa grand-mère restée seule après le décès de son époux. C'est au cours de la première visite qu'elle laisse entendre qu'elle communique avec l'au-delà. Auprès de Grand Madja, Halla entend la voix de son grand-père qui appelle sa femme, annonçant ainsi sa mort imminente : « J'entendis son cri inimitable mais si reconnaissable au fond de moi, l'appel de Grand Pa Helly à sa bienaimée, son de puissance des disciples de Um » (M.A., 380).

En plus, la femme connaît les rituels et plus particulièrement ceux liés à l'accouchement. La différence fondamentale entre un initié et un profane se joue dans la connaissance des rituels. L'un sait ce qu'il faut faire pour sortir d'une difficulté alors que l'autre l'ignore. L'initié est un être clairvoyant et lumineux alors que le profane est un être de l'ombre et des ténèbres. Grâce à ses dons médiumniques, la narratrice a pu faire face à une fausse couche que la brutalité de son père aurait pu lui causer. On se souvient de la colère de ce dernier quand il a appris la seconde grossesse de sa fille. La violence subie par la gamine est de nature à provoquer un avortement involontaire. Et c'est même cela le souci de Njokè : « Je vais t'aider à le vomir, je vais vider ton ventre du bâtard qui s'y loge » (M.A., 237). Mais il ne réussit pas son coup grâce à un rituel qu'applique Halla. Elle enlève sa montre qu'elle serre dans sa paume de main gauche, empêchant ainsi toute éventualité de fausse-couche :

« Ma dernière heure est arrivée. Je retire la petite montre-bracelet souvenir de ma mère et l'enferme dans ma main gauche en me faisant un serment : "tant que la paume de ma main ne s'ouvrira pas pour laisser échapper cette montre, mon ventre non plus ne laissera pas échapper mon enfant» » (M.A., 237-238).

Ce rituel est bien connu dans les sociétés africaines. On le conseille aux femmes en travail qui sentent le foetus se précipiter à sortir alors qu'elles ne sont pas dans les conditions adéquates d'accouchement. Généralement, il leur est demandé de tenir dans leur main un caillou qu'elles doivent serrer fort. Tant qu'elles ne lâchent pas le caillou, le foetus aussi ne sortira pas. Ce n'est que dans la salle d'accouchement qu'elles doivent ouvrir leur main. A défaut du caillou, Halla utilise la montre. Un rituel peut être adapté à l'environnement ou au contexte qui se présente. Le plus important c'est la foi qu'on y met.

Le personnage féminin est également initié à la phytothérapie et aux rites de guérison. Yèrè, le génie de la forêt, a appris à Halla à connaître les vertus des plantes : « Il m'apprenait à reconnaître des plantes que certains vieux et vieilles du village lui avaient aussi montrées » (M.A., 157). Grand Pa Helly a aussi initié sa petite-fille dans ce sens :

« Il me révèle de petits secrets que seul mon frère devrait recueillir, s'il était-là. Ainsi, sous l'influence de certaines formules de l'initiation masculine Mbock, je vois une écorce devenir antipoison, bouclier contre toute arme blanche ou instrument de lecture des messages de la géomancie. J'apprends des formules pour renforcer le pouvoir magique des écorces de Simgang, de Yôp ou de Ebadjôb qui, conservées précisément au fond du sac ou sur soi, dans un noeud de pagne ou dans le repli d'un habit, annulent tout "mauvais oeil", font tomber des mains toute nourriture ou boisson empoisonnées, désamorcent tout maléfice placé sur le chemin » (M.A., 194).

En enseignant à la femme les rituels réservés aux hommes, Grand Pa Helly, grand Mbombock de son état, sait que c'est à la femme que revient le don de guérir, de sauver. Son acte trahit la discrimination malheureuse dont sont victimes les femmes chez les Bassa en particulier et dans la plupart des sociétés africaines actuelles en général, où l'imagerie populaire fait croire que seuls les hommes peuvent devenir Mbombock, notables ou grands dignitaires du royaume.

Le rituel de guérison fait en l'honneur de Naja lorsqu'elle est malade indique que l'homme, même quand il est un grand initié, a besoin de la femme pour réussir ses opérations. Naja est frappée de démence après son divorce avec Njokè. Cette crise est provoquée par l'accouchement d'une enfant dont elle ignore le responsable. C'est l'émissaire envoyé à Lobôn informer Njokè, localité où vivent ce dernier et sa nouvelle famille, qui le révèle :

« Ta première femme a accouché d'une fille et a été prise d'une crise de démence juste après la délivrance, criant que ce n'est pas vrai, qu'elle ne peut pas avoir accouché puisqu'elle n'a pas revu son amour ! Dès qu'on lui présente la fillette, elle commence à taper sa tête contre les murs. On a dû l'emmener à l'hôpital et lui administrer des calmants. Depuis lors, elle a sombré dans une apathie dont on ne sait plus comment la sortir. Alors, ta soeur Roz a réussi à convaincre la famille de ta femme de l'autoriser à l'amener chez un guérisseur réputé de sa connaissance, sans leur révéler que tu te trouves dans la région » (M.A., 171).

En effet, Naja a été violée, une nuit, par Njokè qui l'avait neutralisée, l'empêchant de l'identifier. C'est reprenant conscience, après le rituel, et voyant ce dernier à ses côtés, qu'elle comprend que ce fut lui l'auteur du viol et même de la grossesse. Elle s'écrie : «Donc tu étais-là. Je comprends alors comment j'ai pu avoir un enfant, et encore une fille. C'était toi n'est-ce-pas ? » Et Njokè d'avouer son forfait : « Bien sûr mon amour, [de] qui d'autre cela aurait-il pu être ? » (M.A., 175). C'est au cours de la cérémonie de guérison que les qualités de médium du personnage féminin sont exprimées. Bien que ce soit un homme qui dirige la cérémonie, le guérisseur « Maître Sunkang » (M.A., 174), on peut dire qu'il n'a qu'un rôle secondaire. D'abord parce que ce sont les femmes qui exécutent les danses rituelles :

« Dans la cour, une foule. Des femmes habillées de pagnes rouges et blancs barbouillées de kaolin sur les pieds, les mains et les visages, battent des bambous en chantant. Une rangée de femmes totalement

enveloppées de pagnes rouges jouent des cloches triples dont la sonorité me pénètre jusqu'au plus profond » (M.A., 172-173).

Ces femmes sont elles-mêmes des initiées. Elles ont en conséquence des dons médiumniques puisque un initié est un medium en puissance. L'accoutrement des danseuses et la décoration de leur corps sont les signes de leur statut d'initiées de haut rang. Les couleurs rouge et blanc, le masque au kaolin traduisent un cheminement initiatique graduel. Ensuite, ce sont elles qui vont dans la forêt recueillir les plantes nécessaires. Mais, surtout, ce sont elles qui communiquent avec le génie qui indique la recette. C'est Halla, guidée par Yèrè, qui recueille les différentes plantes pour la guérison :

« J'entre maintenant dans une transe irréversible en entonnant le chant dédié au génie "Yèrè Baoura", j'arrache les bambous des mains d'une adepte Sunkang en rouge et blanc et me mets à courir vers la forêt. [...] Yèrè, mon ami génie défunt avance vers moi, entouré de tout petits génies qui lui font des courbettes en l'appelant Baoura "l'énorme". Il me sourit avec ironie comme autrefois, alors que ma main passe en travers de son corps comme à travers un nuage. Je sens sa présence immatérielle mais très chaude qui me guide, m'indiquant des plantes pour guérir ma mère. Je les cueille avec une aisance qui m'étonne [et] les ramène au Maître de cérémonie » (M.A., 174-175).

Enfin, c'est encore la femme qui indique le mode d'emploi des différentes plantes. Ainsi, du début à la fin de la cérémonie de guérison, le Maître Sunkang n'a joué qu'un rôle subsidiaire. Cette cérémonie révèle une fois de plus le rôle central que la femme joue dans toutes les cérémonies en Afrique. Etant dans la plupart des cas dans l'ombre, elle est le personnage sans qui rien ne peut être opéré puisqu'elle est le principal canal de communication avec le monde suprasensible. L'homme n'est qu'un exécutant. C'est à juste titre que la gratitude de Tante Roz revient à Halla et non au guérisseur chez qui pourtant elle a conduit Naja. Elle est émerveillée par les talents de prêtresse de sa nièce :

« Dis donc, jeune prêtresse, je ne te savais pas si forte ! Tu as vu tout ce que tu as ramené de la forêt ? Et avec quelle voix tu dictais comment bouillir telles feuilles en décoction pour en faire boire à ta mère, comment réduire telles écorces et racines pour l'en masser longuement après qu'un mouton a été immolé sur elle. Le guérisseur a suivi à la lettre tout ce que tu as ordonné, et ta mère, en se réveillant dans les bras de ton père s'est mise à causer avec lui comme s'ils ne s'étaient jamais quittés » (M.A., 176).

Pour Tante Roz, Halla est une véritable prêtresse, un sauveur. Elle a sauvé non seulement sa mère, mais également l'harmonie entre ses parents. Même si les deux ne partageront plus la même maison, elle a pu tuer la haine et réinstaller la paix entre eux. Le pouvoir médiumnique de la femme est complété par ses talents de prophète. Ses prophéties proviennent de ses rêves prémonitoires. Halla Njokè fait des rêves qui se réalisent dans le futur. Le premier est celui qu'elle fait après ses rapports sexuels avec le séminariste Albass :

« Pendant que mes amis s'affairent à laver mes habits, je m'endors en grelottant dans les draps. Je rêve qu'un serpent me mord au bas-ventre. Grand Pa Helly l'attrape par la queue et essaie vainement de l'arracher, mais il s'accroche de tous ses crocs, me soufflant une sorte d'air chaud qui me gonfle le ventre. Si gros que je vais exploser. J'étouffe et me débats. Grand Pa Helly essaie de me calmer » (M.A., 205).

Dans les traditions africaines, l'image du serpent qui apparaît dans le rêve symbolise la grossesse ou l'accouchement. Il est conseillé de ne pas tuer ce serpent car si on le fait, cela signifie qu'on accouchera d'un mort-né. Quand c'est un garçon qui fait ce rêve, cela signifie qu'une femme de son entourage est enceinte ou qu'elle a enfanté. Et quand c'est une fille, cela annonce qu'elle est enceinte ou qu'elle enfantera. Pour ce qui est de Halla, ce rêve annonce sa grossesse. La confirmation sera faite par le médecin chez qui son père l'amène quand elle s'évanouit au cours des durs travaux de construction de la digue.

Le deuxième rêve survient la veille du jour du décès de Grand Pa Helly. Alors que celui-ci est gravement malade, sa petite-fille fait un rêve où il vient lui dire ses dernières volontés98. Ce rêve est une prémonition pour plusieurs raisons. D'abord il annonce la mort de Grand Pa Helly et cela a été confirmé le lendemain. Ensuite, il annonce la naissance d'un enfant par Halla, ce qui s'est vérifié. Enfin, le destin pressenti par le grand-père pour sa petite fille s'est concrétisé. Il a souhaité que celle-ci abandonne l'école occidentale, qu'elle croyait être la seule voie de réussite pour elle, pour se consacrer entièrement à l'école de la vie. Il l'a aussi invitée à prendre en main ses responsabilités qui devraient la conduire à s'activer pour la pacification et le développement de son peuple. Tout ceci s'est réalisé durant la suite du parcours de la narratrice. Les propos de Grand Pa Helly enseignent que le destin de Halla Njokè, qui est en réalité celui de toutes les femmes noires, est une émanation de l'au-delà. C'est Dieu qui a voulu que les choses en soient ainsi. Voilà pourquoi c'est quelqu'un qui n'est plus du monde des vivants qui le révèle.

Les prophéties se déclinent aussi en voyance car le personnage féminin est une voyante, un oracle. Il est sollicité pour lire ce qui se cache derrière les pensées, ce que réserve l'avenir. La « folle Némy »99 fait des révélations dans ce sens. Quittant le royaume des Témoins de Jéhovah où elle s'est invitée, elle est suivie par Halla qui sollicite d'elle des révélations la concernant. Halla ne sait même pas ce qu'elle veut exactement. C'est quand Némy l'interroge qu'elle fouille dans sa tête pour trouver une réponse :

98 - Le rêve ou les paroles de Grand Pa Helly ont été soulignées précédemment dans une autre argumentation. Nous n'avons pas voulu les répéter.

99 - Némy en réalité n'est pas folle si on considère la folie comme in dérèglement psychologique ou mental. Ce sont ses pairs qui l'étiquettent comme telle parce qu'elle dit tout haut ce que les autres pensent tout bas. Elle est le seul personnage qui dénonce les abus de Njokè (M.A., 128-129). Némy a aussi des dons médiumniques. Nous adhérons à l'opinion de Kouamé Adou selon laquelle : « Dans l'espace littéraire, sont fous les personnages que le texte désigne comme tels. Il faut donc s'interroger sur la fonction narrative de la dérision dans les romans » in « La représentation de la maladie dans les romans d'Ayi Kwei Armah », Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 1- août 2007, URL : http : // revel.unice.fr, p.3.

« Pendant tout ce temps de marche, je ne m'étais même pas posé la question ; le temps avait suspendu mes pensées et j'étais vraiment prise au dépourvu. Il me fallait trouver une réponse, ne serait-ce que pour moimême : Je ...J'ai quelque chose qui marche dans le ventre. Toi qui vois derrière les pagnes, peux-tu me dire si c'est le hu ? » (M.A, 122).

Halla qui est enceinte et qui ne le sais pas, croit que c'est quelque chose de mystique qui bouge dans son ventre. Némy la rassure. Au cours de la conversation qui s'en suit, elle lui confirme qu'il s'agit bel et bien d'une grossesse :

« Certainement pas. Lui là [le hu], il ne trouverait pas de place en toi, ou du moins, il ne s'y sentirait pas bien. Tu es trop voyante et transparente.

- Transparente ? Mais dis-moi alors ce que c'est.

- Un bébé sans doute » (M.A., 122).

Le don de prémonition et de voyance montre que la femme a un sixième sens très développé. Il lui permet d'avoir des pressentiments aigus et par conséquent, de prédire l'avenir. Avant que Tante Roz n'envoie un émissaire chercher Halla et son père pour venir à la rencontre de Naja malade, Halla avait déjà prédit les retrouvailles entre ses parents. Elle les avait annoncées à son père : « Chaque jour, je disais à mon père : `'Ma mère Naja va venir et vous allez vous revoir. Vous vous expliquerez et tout rentrera dans l'ordre, tu verras» » (M.A., 170). Mais Njokè n'y croyait pas et rétorquait : « Que viendrait faire ta mère dans ce coin perdu ? Même si on la paie, elle n'ira pas où elle sait que je suis, surtout, tant que sa sorcière de soeur vivra » (M.A., 171). Cependant, Halla insistait, sûre d'elle : « Elle viendra, tu verras, je le jure » (M.A., 171). C'est sur ces entrefaites que l'émissaire arrive, comme pour confirmer la prédiction. Et Njokè de réagir étonné : « Sorcière, tu es contente ? Monte dans la voiture on s'en va ! » (M.A., 172).

La femme est bel et bien une sorcière mais pas dans le sens communément donné à ce terme. Elle est une sorcière parce qu'elle a des

connaissances et des pouvoirs que les autres n'ont pas. Le sorcier n'est pas forcément celui qui détruit. Il est aussi celui qui construit. Il existe la sorcellerie positive et la sorcellerie négative. Quelle que soit celle prise en compte, elle renvoie à la possession des savoirs et pouvoirs déniés aux autres. Les prophéties se manifestent également par les déclarations faites après le rêve annonçant la mort de Grand Pa Helly. Au sortir de son sommeil, Halla annonce le deuil. Avant même de se réveiller, elle a déjà commencé à pleurer. Ceux qui sont à ses côtés croient qu'elle vient de faire un cauchemar :

« "Au secours Grand Pa Helly est mort" ! Personne ne m'entend. Je hurle de plus en plus fort en répétant la même phrase. Des gens se sont attroupés autour de nous en entendant mes cris, mais ils n'ont pas osé me réveiller. C'est ma puînée qui me secoue. - Réveille-toi, tu fais un cauchemar. Grand Pa Helly n'est pas mort, Papa va l'emmener à l'hôpital tout à l'heure » (M.A., 219).

Malgré les protestations, Halla insiste : « Je te dis que Grand Pa Helly est mort. Il vient de mourir. Il m'a parlé. J'ai regardé l'heure. Il était cinq heures trente. Quelle heure est-il ? » (M.A., 219). A cette question, une voix répond : « Cinq heures trente-trois ma fille » (MA, 219) et tous se rendent à l'évidence : « Nous savons tous que le drame est arrivé » (M.A., 219). Le don médiumnique font du personnage féminin un prophète. Il incarne le bien-être et il préserve la vie. En un mot, il est l'espoir de l'humanité. C'est ce qui se dégage des dernières volontés, elles aussi prophétiques, de Grand Madja :

« Ce soir-là, soir des adieux, les mains de Grand Madja dans mes mains, alors que nous nous tenions dos à dos, communiquant par les colonnes vertébrales, sa position préférée depuis peu, elle me dit : `' Il se pourrait qu'on ne se revoie plus. Ta Grand Tante Kèl Lam t'a choisie pour la suite. Je lui ai dit qu'à mon avis, c'était un peu tôt pour toi, mais elle m'a dit que tu en auras l'âge au bon moment, qu'il fallait que tu l'aies, même demain si nécessaire ! Alors courage, car on va accélérer ton temps : nous avons besoin de toi.» » (M.A., 381).

Ces propos intervenus à la clausule du récit, résument clairement l'intrigue. Ils interpellent la femme africaine à une prise de conscience véritable de ses responsabilités. L'humanité en général et l'Afrique en particulier a besoin d'elle pour son salut.

Le personnage féminin enraciné dans la civilisation africaine est véritablement un être oint. Il est non seulement béni naturellement, mais encore il est béni par ses parents et les génies qui l'initient aux savoirs africains. On comprend pourquoi tout lui réussit. L'Afrique noire étant le deuxième coeur de Dieu100, il est normal que l'être béni de Dieu y joue un rôle central dans l'organisation sociale. Car il a des potentialités que l'homme n'a pas. Il a un charisme qui attire les génies afin que ceux-ci apportent des solutions concrètes et efficientes aux problèmes sociaux, il a des dons qui lui permettent de déceler n'importe quel mal où qu'il se cache et d'envisager l'avenir. Ainsi, comme Werewere-Liking, la femme africaine traditionnelle est une vraie prêtresse.

CONCLUSION GENERALE

La question du matriarcat est au coeur des préoccupations de l'oeuvre intitulée La Mémoire amputée. Dans cet univers romanesque, Werewere-Liking fait l'éloge de cette forme d'organisation sociale qui trouve ses fondements en Afrique. Cette réflexion est suggérée par trois faits principaux. Premièrement les contrastes relevés aussi bien dans le récit que son contexte génétique, deuxièmement le parcours du personnage principal Halla Njokè et enfin la dérision dont sont victimes les personnages masculins.

Parlant des contrastes, La Mémoire amputée naît dans un contexte où est célébré avec faste le féminisme. Une journée, le 8 mars, a été arrêtée pour « honorer les femmes »101. Cette idéologie s'acharne à revendiquer les droits de la femme et à lutter pour l'« égalité des genres », selon la terminologie consacrée. Une structure comme l'O.I.F. (Organisation Internationale de la Francophonie) qui défend activement cette doctrine a adopté comme slogan : « Egalité des hommes et des femmes en francophonie ». Le premier paradoxe de ce courant lorsqu'il se déploie en Afrique est qu'il s'attaque à un système où l'hégémonie de la femme est établie depuis des lustres. Cette lutte se justifie chez les Occidentaux car dans les mythes fondateurs de cette partie du monde, la mythologie grecque en l'occurrence, la femme n'est pas reconnue comme une citoyenne. Elle n'a donc pas de droit. C'est la raison pour laquelle cette société est régie par la phallocratie. Mais en Afrique, ce combat relève de l'utopie dans la mesure où la cible visée, la tradition africaine, est exempte de tous les reproches retenus contre elle.

Le deuxième paradoxe est que le féminisme vise l'égalité entre l'homme et la femme. Encore-là, on a affaire à une illusion. Les deux êtres ne seront jamais égaux que ce soit physiquement, biologiquement ou juridiquement. Sur le plan physique, la morphologie de la femme ne sera jamais celle de l'homme. Sur le plan biologique, il a été démontré que l'homme a un corps plus résistant que celui de la femme. C'est pourquoi il lui est réservé prioritairement les travaux

pénibles. Les compétitions sportives en sont un creuset d'illustrations. Les exercices ou les épreuves n'ont pas le même dosage. Dans notre pays, pendant qu'on demande au garçon de faire mille mètres lors des épreuves sportives au probatoire et au baccalauréat, on demande à la fille d'en faire six cents. Même à l'échelle internationale, on peut retrouver des exemples de ce genre.

Sur le plan juridique, les lois sont définies en fonction de la nature des êtres. En milieu socioprofessionnel par exemple, le congé de paternité de trois jours est grandement insignifiant au regard des trois mois que dure le congé de maternité. Le code civil camerounais ne permet pas à un garçon de quinze ans de contracter un mariage contrairement à la jeune fille du même âge : « L'homme avant dix-huit ans révolus, la femme avant quinze ans révolus, ne peuvent contracter mariage »102. En politique, les féministes militent plus pour la discrimination que pour la justice et la démocratie. Elles voudraient103 qu'avant même les élections, un quota de places soit déjà réservé aux femmes ; ce qui est contraire au jeu de la démocratie et de l'équité. Toutes ces incongruités font dire à Werewere-Liking que le féminisme, un mouvement auquel elle s'attaque vivement, est une organisation de femmes angoissées.

Pour ce qui est du parcours exemplaire du personnage principal, le récit donne à voir une héroïne, Halla Njokè, qui vit en parfaite harmonie avec sa culture et son temps. Son héroïcité est défendable en ce sens que l'être et les faire du personnage répondent à ces prescriptions :

« Le héros [...] est le point de fuite sur laquelle se polarise l'oeil du lecteur, qui perçoit de la sorte le système des personnages, leurs ''valeurs» respectives et la hiérarchie qui en découle dans la fiction. Or celles-ci ne sauraient être coupées des systèmes évaluatifs en usage dans la société, dans la mesure où toute oeuvre littéraire, dans sa construction et ses effets, entretient d'étroites relations avec les dimensions sociale,

102- Article 144 du code civil camerounais.

103- Les féministes ne le souhaitent plus seulement puisque qu'elles ont déjà obtenu cela comme un acquis dans la plupart des Etats. Mais elles revendiquent plus de places encore comme quota à réserver aux femmes avant les élections législatives et municipales ou même dans la composition des gouvernements.

historique et mythique de l'existence. C'est pourquoi le héros doit être aussi considéré comme un objet socioculturel dont l'évolution intéresse l'histoire littéraire et la sociologie »104.

Naturellement initiée et initiée encore par ses grands-parents et par des génies, Halla est très ancrée dans la société traditionnelle africaine. Elle incarne le savoir, elle est le savoir. Vivant en parfaite harmonie avec son environnement sociétal, la connaissance est en elle et non hors d'elle. Elle n'a donc pas besoin d'aller la quérir ailleurs qu'en elle-même. Cela est un enseignement que lui a prodigué Tantie Roz : «`'Sur le lit sénoufo, quand elle refusait de me parler de sa vie, m'obligeant à fouiller dans la mienne pour comprendre la sienne, je n'avais pas réalisé qu'elle voulait juste me dire que nous n'étions pas différentes» » (M.A., 11).

Le silence de Tantie Roz est à l'origine du récit de La Mémoire amputée et des aventures de Halla Njokè depuis son enfance auprès de ses grands-parents jusqu'à ses retrouvailles avec celle-ci pour faire le bilan. Il ressort de ce bilan que toutes les femmes africaines ont le même parcours et le même destin : elles ont plein de choses enfouies dans leur mémoire dont elles ne parlent pas à cause de la phallocratie qu'elles subissent ; elles sont l'objet de raillerie ou l'objet sexuel des hommes ; elles doivent être de bonnes femmes de ménage, elles doivent être entreprenantes sur les plans économique et politique pour sauver l'Afrique ; elles constituent l'espoir du peuple africain...

Toutes les femmes ont, pour ainsi dire, les mêmes qualités et le don de posséder la connaissance : « Halla, Roz, Naja, Werewere-Liking deviennent analogues dans leurs différences » (M.A., 12). Ces personnages, notamment les trois premiers, sont les principaux personnages féminins de l'oeuvre autour de qui est centrée l'intrigue. Possédant le savoir, la femme est alors le canal de transmission de ce savoir. C'est elle qui doit instruire la société globalement et

104- Pierre Glaudes, et Yves Reuter, Op. Cit., pp. 31-32.

l'homme en particulier. Nous l'avons démontré en nous référent aux trois paliers qui régissent toutes les sociétés : familial, social et mystico-religieux.

Sur le plan familial, la femme traditionnelle est la bonne mère et la bonne épouse. Il lui est dévolu l'encadrement des enfants qu'elle assume en leur prodiguant des conseils allant dans tous les sens. C'est elle qui définit le budget familial parce qu'elle tient l'économie et les finances. L'homme est certes le principal pourvoyeur des biens économiques mais il les met à la disposition de son épouse ou de sa fille aînée qui en assure la gestion. Ainsi est géré le principal couple traditionnel de l'oeuvre, celui de Grand Pa Helly et de Grand Madja. Le couple qui donne l'exemple du matriarcat.

Sur le plan sociopolitique, le personnage féminin est très dynamique et entreprenant. Il occupe les premiers rangs dans la sphère économique. Il est également l'avocate qui défend les intérêts des déshérités et le véritable leader dans les luttes politiques. Même dans la réalité, les femmes ont participé, parfois plus que les hommes, à toutes les luttes politiques que l'Afrique a connues. Le récit enseigne que c'est sur elles que comptait le Mpôdôl, Um Nyobe, dans son combat nationaliste.

Sur le plan socioprofessionnel, la division du travail est bien établie dans la société matriarcale. Les tâches qui nécessitent plus de force physique sont réservées à l'homme et celles qui sont plus souples à la femme. Il ne s'agit pas là d'une discrimination. Au contraire, cette répartition tient compte de la constitution anatomique et physiologique des deux êtres. Cependant, s'il est formellement interdit à un homme d'exercer une tâche féminine, l'inverse n'est pas vrai. La femme peut exercer une tâche masculine sans que cela n'émeuve personne. Cette organisation socioprofessionnelle dément rigoureusement la thèse selon laquelle les traditions africaines musèlent la femme dans les fonctions de procréatrice et de ménagère.

Le matriarcat est le fondement de l'organisation de la société africaine originelle tandis que le féminisme qui a pignon sur rue aujourd'hui est une idéologie importée. Le règne du patriarcat imposé par le colonialisme a renvoyé le matriarcat aux calendes grecques au point où, l'avènement du féminisme est perçu comme une bouffée d'oxygène pour la femme noire. La société, et notamment la femme africaine, prise dans le bourbier de l'occidentalisme, salue ce courant de pensée qui, pour elle, est une délivrance des « serres » de la tradition africaine qui serait, du point de vue féministe, misogyne et phallocratique.

Nul ne s'interroge pour savoir pourquoi et comment une société que les historiens et les anthropologues reconnaissent être ontologiquement rattachée au matriarcat s'est retrouvée dans un régime patriarcal. Les critiques de la littérature nègre se retrouvent également coincés dans cet engrenage. Les uns, les occidentalistes, à dessein dans la mesure où concevoir la société africaine comme sexiste contribue à asseoir l'hégémonie de l'homme blanc, l' « homme messianique » qui a apporté le féminisme pour sauver la femme noire de la barbarie. Les autres, par mimétisme qui trahit une indigence en connaissances réelles, historiques et anthropologiques de l'Afrique. Ceux-ci, à-vau-l'eau, trouvent le sexisme en tout. Dès lors qu'une oeuvre de littérature négro-africaine valorise la femme, dénonce les injustices dont elle est victime ou même lorsque celle-ci est écrite par une femme, le regard critique se fonde spontanément à la qualifier comme oeuvre féministe.

Sur le plan mystico-religieux, le personnage féminin bénéficie de l'onction divine. Il est l'être naturellement béni à qui tout sourit et rien ne résiste. Il possède un charisme qui attire vers lui toutes les faveurs et les hommes. Même les génies ne résistent pas à son charme. Le pouvoir que ces derniers lui donnent, s'ajoute à ceux qui lui sont innés et à ceux qu'il a reçus de ses grands-parents à travers l'initiation. Halla qui en est la principale concernée est une grande initiée, une grande prêtresse. Bien qu'elle soit bien nourrie des

savoirs africains, Halla a aussi des connaissances étrangères. Elle a fait l'école occidentale qu'elle a interrompue tôt pour se consacrer à l'école de la vie. C'est pourquoi la société compte sur elle.

La femme occupe une place prépondérante dans la cosmogonie africaine de même que dans la vie sociale d'une manière générale. Le voyageur arabe Ibn Batouta ne cache pas sa stupéfaction lorsque arrivé en Afrique, il constate qu'une grande attention est portée à la femme : « Ils [les nègres] se nomment d'après leur oncle maternel et non d'après leur père, et ce ne sont pas les fils qui héritent du père mais bien les neveux, fils de la soeur du père. Je n'ai jamais rencontré cette dernière pratique ailleurs que chez les infidèles de Malabar en Inde »105.

Le mythe cosmogonique de l'Afrique vénère et porte la femme au firmament alors que la plupart des autres d'origine étrangère la marginalisent et la diabolisent. Selon ces visions du monde, la femme est l'être par qui vient le péché et par conséquent, elle est à l'origine de la déchéance de l'homme et de l'humanité. Le mythe le plus répandu à ce sujet est celui des Occidentaux qui se passent pour des maîtres en matière de féminisme ou de matriarcat. La Bible enseigne que l'homme vivait en paix au jardin d'Eden jusqu'à ce que Dieu crée Eve qui consommera « le fruit défendu » et en fera aussi consommer à Adam. Et c'est à cause de ce « péché originel » que le mal et la mort ont infesté le monde. On sait quelle est la place que représente le mythe dans le vécu d'un peuple. Il est le principe, la loi, la source nourricière qui alimente, conditionne et structure les mentalités et les comportements.

En revanche, le mythe osirien enseigne que c'est la déesse Isis qui sauve l'humanité et que le mal vient par l'homme, notamment Seth. C'est ce dernier, du fait de la jalousie, qui tue Osiris. Et c'est grâce au rituel que Isis met sur pied à partir de son pouvoir sacré, que le dieu rédempteur recouvrera la vie. Alors que la trinité occidentale ne prend en compte que les principes masculins, « le

Père, le Fils et le Saint Esprit », celle des Africains intègre en bonne place le principe féminin, quel que soit le temple considéré. Les temples dans la civilisation égypto-pharaonique sont les dépositaires par excellence des valeurs. Ce sont les principaux lieux de culte. Relevons quelques exemples de temples106 et de trinités :

- A Thèbes : on a Amon - Mout - Khonsou. Amon étant la divinité masculine, Mout la déesse primordiale et Khonsou leur fils.

- A Memphis : Ptah est le démiurge, sa contrepartie féminine est la déesse lionne Sekhmet et leur fils est Nefertum.

- Dans la ville de Ra encore appelée Héliopolis : nous avons la trinité qui
s'est imposée dans toute l'Egypte à savoir Osiris - Isis - Horus leur fils.

En fait, les judéo-chrétiens n'ont jamais considéré la femme comme un être humain à part entière. Mis à part l'exclusion du principe féminin dans la trinité cosmogonique occidentale, on constate que la femme dérive de l'homme. Sur le plan de la création, les deux êtres sont fabriqués avec des matériaux différents et à des époques différentes. D'après le livre de la genèse dans la Bible, Dieu créa d'abord Adam avec de la poussière trempée d'eau et comme il vit que ce dernier était isolé parce qu'il était seul dans son espèce alors que les autres animaux étaient en couple, il décida de créer Eve à partir d'une côte d'Adam. Dans la mythologie chrétienne, la femme a été donc créée pour satisfaire les besoins de l'homme et non pour être autonome.

La mythologie grecque illustre suffisamment cette théorie lorsqu'elle désacralise la femme. Dans la tragédie d'Oreste d'Eschyle, le plaidoyer d'Apollon fait ressortir ceci :

106 - Thèbe, Memphis et la ville de Ra étaient les trois principaux lieux de culte dans l'Egypte pharaonique. Il y était construit les trois principaux temples du pays. Chaque temple avait sa forme de croyance et ses divinités. En réalité, ces divinités ne sont que des manifestations du démiurge androgyne Atoum encore appelé Amonraptah. Il n'est donc pas question de polythéisme. Les travaux des chercheurs tels que Cheikh Anta Diop, Nadine Guilhou, Janice Peyré, Christiane Desroches Noblecourt et Albert Slosman le démontrent.

« La mère est, non la créatrice de ce que l'on appelle son enfant, mais la

nourrice du germe versé dans son sein. C'est l'homme qui crée : la femme, comme un dépositaire étranger, reçoit le fruit, et, quand il plaît aux dieux, le conserve. La preuve de ce que j'avance est qu'on peut devenir père sans le concours d'une mère ; témoin, ici, la fille du Dieu de l'Olympe, qui n'a point été conçue dans les ténèbres du sein maternel : quelle déesse eût produit un rejeton plus parfait ? (Euménides, vers 627) »107.

Le récit étant intradiégétique et autobiographique, le parcours de Halla Njokè est celui de Werewere-Liking qui a interrompu prématurément ses études pour se consacrer à la vie active et plus particulièrement à l'activité artistique. Tout comme l'écrivain, la narratrice a été élevée par ses grands-parents qui sont les premiers à lui assurer une initiation à la spiritualité africaine, faisant d'elle une grande prêtresse. Malgré ce traditionalisme acquis depuis la prime enfance, entretenu et parfait avec la croissance, elle s'adapte à la contemporanéité de son environnement en allant à l'école occidentale, en s'engageant dans le christianisme. Même si son adhésion à ces deux structures étrangères est très éphémère, toujours est-il que l'héroïne donne l'exemple du véritable être mondialisé qui demeure indéfectiblement lié à ses origines tout en s'adaptant à l'ère du temps. Mais si ce temps tend à phagocyter voire enrayer sa tradition, autant mieux s'en départir.

La vision prophétique de l'auteur confère également au parcours narratif de Halla une certaine exemplarité qui interpelle la société africaine actuelle à se réinvestir dans le matriarcat, le socle de la culture africaine et par conséquent le gage de la renaissance, du développement de l'Afrique. Née le 1er mai 1950, Liking a aujourd'hui soixante ans. En 2004, quand paraît La Mémoire amputée, il y a six ans, elle en a cinquante-quatre. Pourtant, elle dit dans l'intrigue qu'elle en a quatre-vingts : « Je vis sur ma huitième décennie » (M.A., 17). Le récit est fait à la fois des analepses et des prolepses. Comme analepses, il est un

récapitulatif des souvenirs de la narratrice couvrant son existence allant de dix à quatre-vingts ans. En tant que prolepses, il envisage le devenir de la femme africaine en particulier et celui de l'Afrique en général. Werewere-Liking, en tant que grande prêtresse, semble traduire dans cette oeuvre ce qui se produira quand elle aura quatre-vingts ans. Le chant-roman est donc futuriste et l'intrigue annonce des temps nouveaux.

Le pouvoir du personnage féminin est réel dans le récit et dans les sociétés africaines ; d'où le postulat le personnage féminin est valorisé dans la société du texte et dans la tradition africaine. Les démonstrations soutiennent que l'Afrique est le berceau du matriarcat. L'adoption d'une journée qui symboliserait la lutte pour la défense des droits de la femme dans ce continent est problématique. Il est temps que les critiques féministes de la littérature négro-africaine comprennent que l'Afrique n'est pas le berceau des pratiques qu'ils dénoncent et que les sociétés africaines authentiques ne sont pas phallocratiques. L'erreur d'appréciation vient du fait que ces critiques lisent les sociétés africaines décrites dans les textes en se limitant à des périodes de l'histoire où les Africains étaient déjà submergés par des invasions, des influences et des phénomènes d'acculturation et de déculturation. En plus, ces chercheurs se fient aux thèses des africanistes occidentaux qui, pour la plupart, présentent au monde une image tronquée et déformante de l'histoire africaine.

En filigrane, l'écho souhaité à travers ce travail est la mutation du regard féministe déformant projeté sur le peuple noir. Cette réflexion convie les chercheurs, critiques littéraires, historiens et anthropologues à s'intéresser à la question du matriarcat pour mieux comprendre les rapports hommes - femmes dans la cosmogonie africaine et pouvoir projeter le devenir du continent sur cette base. Notre développement en dépend.

BIBLIOGRAPHIE ET WEBBOGRAPHIE

A- BIBLIOGRAPHIE

I- CORPUS

. Werewere-Liking, La Mémoire amputée, Abidjan, Nouvelles Editions Ivoiriennes, 2004.

II- OUVRAGES LITTERAIRES, ESSAIS ET TEXTES SUR LA FEMME
AFRICAINE

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III- TEXTES CRITIQUES SUR LA LITTERATURE NEGRO-
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B- WEBBOGRAPHIE

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- www.egaliteetreconciliation.fr

- www.bloghotel.org

- www.potomitan.info

- www.shenoc.com

- www.unb.br

- www.grioo.com

- www.cief.info






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