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L'éloge du matriarcat dans "la mémoire amputée de Werewere-Liking

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par Arnaud TCHEUTOU
Université de DoualaCameroun - Diplôme d'études approfondies 2008
  

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III. 2- Le formateur de l'identité.

Il revient à la femme de former l'individu parce qu'elle a une mémoire vive. Ce rôle se justifie doublement. D'abord c'est elle qui possède la connaissance. En tant que le contenant culturel, c'est elle qui bâtit l'identité culturelle et la personnalité. Ensuite, c'est elle qui est la principale éducatrice de la société.

La femme est la principale formatrice des hommes et des femmes de la société. Si la famille est à la basse de la société, cela suppose que l'éducation qu'on y reçoit a forcément des répercussions sur la macrostructure sociale. Le succès de Halla Njokè est dû à l'identité culturelle que lui a transmis ses grandsparents et notamment sa grand-mère. C'est la femme qui, généralement dans l'ombre, construit la personnalité de tous les personnages célèbres en Afrique.

Une étude faite sur « La femme dans la société traditionnelle mandingue » indique qu'elle « s'occupait de l'éducation des garçons comme celle des filles».53 C'est dire que si la macrostructure connaît des heurts ou des malheurs, cela est imputable à l'éducation maternelle reçue. Tous les exploits qu'ont eus les rois légendaires mandingues sont dus à leur éducation maternelle : « Tous les personnages célèbres du mandé (de Soundiata jusqu'à Samory et au-delà) l'ont été par l'exemple que leur mère a été pour eux. Cet attachement de l'enfant à la

mère se manifestait jusque dans son prénom qui était précédé de celui de sa mère »54.

L'information selon laquelle le prénom de l'enfant était précédé de celui de sa mère est révélatrice d'un dysfonctionnement patriarcal que les sociétés d'Afrique, notamment celle du Cameroun, ont hérité du colonialisme. Aujourd'hui, les hommes ravissent la vedette aux femmes en faisant précéder de leur nom le prénom de l'enfant. Ainsi ce sont eux qui, désormais, exercent une influence sur la mentalité, les faits et le devenir des générations. Si les sociétés traditionnelles africaines se distinguaient autrefois par l'harmonie, la justice, l'entraide et l'interdépendance, cela était le fait de l'influence tant visible qu'invisible des femmes :

« Elles savaient toutes que le bonheur de la famille [donc de la société toute entière], son équilibre, son avenir et les rapports entre les enfants dépendaient de leurs attitudes. Quoique cela pût leur coûter, elles faisaient des efforts pour qu'au moins, en apparence, les choses aillent bien »55.

Aujourd'hui l'individualisme, le chauvinisme, l'inféodalisme et le machisme ont pignon sur rue. L'agressivité est devenue une caractéristique fondamentale de l'être africain dans une large majorité. Cela n'est que le pendant logique d'un paternalisme exacerbé inoculé à travers le germe du nom paternel. Balzac soutient l'influence du nom sur le nommé en ces termes :

« Il existe une certaine harmonie entre la personne et le nom. [...] Je ne voudrais pas prendre sur moi d'affirmer que les noms n'exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie et les noms des hommes, il existe de secrètes et d'inexplicables concordances ou des désaccords visibles qui surprennent ; souvent des corrélations lointaines mais efficaces s'y sont révélées. Notre globe est plein, tout s'y tient »56.

54 - Madina Ly, Ibid, pp 101-121.

55 - Madina Ly, Ibid, pp 101-121.

56 - Pierre Glaudes, et Yves Reuter, Le Personnage, Paris, PUF, 1998, pp. 62-63.

A partir de ce qui précède et de l'étude onomastique des noms des personnages, on constate que les noms ne sont pas donnés au hasard dans La Mémoire amputée. Surtout qu'ils sont en harmonie avec l'attitude des personnages. Mais on note aussi des discordances. Ce dernier cas est rare. Seul Njokè, le père de Halla, l'illustre. Il n'incarne pas la symbolique du nom qu'il porte. « Njokè » signifie dans le roman « L'éléphant » (M.A., 64) tout comme dans la langue d'origine d'Eddy Nicole Njock, le bassa. « Njock » signifie « L'éléphant » dans cette langue.

Une des particularités de cet animal est qu'il est le plus géant de la forêt. Il mesure entre deux et trois virgules soixante-dix mètres de hauteur et pèse entre cinq et six tonnes57. Il est tout aussi particulier parce qu'il protège assidûment ses petits à l'aide de sa longue trompe en ivoire, un objet très précieux, des attaques des fauves. Il est un animal que les fauves attaquent difficilement. L'éléphant est généralement inoffensif. Voilà les attitudes qu'on attendrait d'un être qui porte le nom « Njokè » et qui est de surcroît un Lôs. Sa dimension de Lôs, comparable aux trompes, devrait lui permettre de défendre son peuple tant sur le plan visible qu'invisible. Au contraire, ce personnage est le plus agressif du roman. Au lieu de protéger les siens, il les détruit plutôt.

Dimalè, le Lôs qu'il attaque et évince, porte bien son nom : « Dimalè, par exemple, `'catastrophe comme son nom l'indique, est vraiment un désastre pour l'homme qu'il rencontre » (M.A., 62). Les personnages nommés « Naja » portent aussi bien leur nom. Ils ont en partage la dangerosité du serpent du même nom. Ce nom semble être une malédiction pour qui le porte. Eu égard à cette déclaration de la narratrice qui se plaint parce que son père l'a désignée par ce nom de malheur quand il lui disait au revoir après le coup de Mam Naja :

« Moi, j'enrage contre Mam Naja ; ce seul nom de mauvaise signification
me dresse les cheveux sur la tête et me révolte. Quelle idée mon père a-t-il

57 - Selon le Dictionnaire encyclopédique pour tous petits Larousse en couleurs, Paris, 1980, p.327.

eue de l'ajouter à la kyrielle de prénoms de saints dont il aime m'affubler quand il se prend à me tourner en bourrique comme-là en me disant au revoir. [...] Allez, va ma Mamba rouge super Naja, et à bientôt. Ça c'est de trop. Qu'est-ce qui l'a poussé à m'appeler par ce maudit nom de Naja que trop de personnes antipathiques portent déjà autour de nous, ce nom qui semble porter la poisse, avec sa cohorte de galères » (M.A., 190).

Terminons cette étude onomastique par la catégorie des personnages qui portent le nom « Roz ». Toutes deux sont les tantes de la narratrice et se distinguent par leur disponibilité, leur hospitalité et surtout leur dévouement à défendre les intérêts des leurs. Tata Roz a soutenu sa soeur Naja au tribunal. On verra la détermination de Tante Roz dans la lutte politique. Ecoutons la narratrice décrire les « Roz », se souvenant de sa familiarisation avec Tata Roz : « C'est ainsi que j'ai appris à connaître cette tante Roz, avec une force de caractère au moins égale à celle de son homonyme, ma tante paternelle. Le caractère, ce creuset où se forge le destin » (M.A., 250). Nous aurions pu dire le nom, « ce creuset où se forge le destin ». Le nom est alors non seulement un élément de caractérisation, mais aussi de catégorisation des personnages. Audelà du nom, la femme éduque la société.

Investi de son pouvoir d'influence sur l'être et son devenir, le personnage féminin ne s'engage pas idiotement dans sa mission formatrice. Il prend son temps et réfléchit minutieusement sur les moyens efficaces de communication. Les va et vient de Halla Njokè entre les différentes formes d'expression de la pensée trouvent ici leur motif.

Pendant tout son parcours narratif, elle a été tour à tour chanteuse dans les cabarets, peintre : « Je trouvais fascinant de pouvoir émettre autant d'idées et d'images » (M.A., 341) ; enseignante dans l'école de son oncle papa Noël58 : « Je me consacre corps et âme au redressement de son école, sans ménager mon

58 - Au cours de son parcours, Halla Njokè est sollicitée par son oncle papa Noël pour exercer dans son école d'abord comme enseignante, puis comme dirigeante. Deux raisons justifient le choix de cet oncle. La première est liée au fait qu'il trouve indécent le métier de chanteuse dans les cabarets qu'exerce sa nièce. La seconde et la plus déterminante est le talent multidimensionnel de sa nièce. Il trouve qu'elle est seule à pouvoir relever son école qui connaît des difficultés. (M.A., 343-345).

temps de repos comme de loisirs. Je passe successivement du rôle d'institutrice à celui de surveillante générale, pour culminer par celui d'assistante de direction » (M.A., 345) ; journaliste et publiciste : « La première des propositions que j'accepte après m'être libérée de Papa Noël, c'est celle de monsieur Diaw, Fondateur-Directeur d'une revue panafricaine. Il me propose d'y écrire quelques articles et de prospecter de la publicité. `' La presse et la pub'', comme il aime à dire, c'est un nouvel empire à conquérir » (M.A., 351) ; écrivain : « Trois ans après avoir quitté Mfoundi et mes amis Lorrent et Hemmil59, j'y reviens [...]. Je me rends immédiatement à la société des droits d'auteurs et y dépose des copies de tous mes écrits » (M.A., 366) et chanteuse encore.

La chanson est au début de la carrière de Halla et à la fin de son parcours. Werewere-Liking a suivi le même va et vient, à la quête du meilleur canal de transmission de son savoir. Il a été dit qu'elle commence sa carrière à seize ans comme chanteuse et peintre. Elle quitte ces arts pour aller voir ailleurs et revenir néanmoins au chant par la suite :

« A un moment de ma vie, je suis devenue écrivain et pensais le demeurer, mais je me suis lassée d'écrire vainement des mots ou des signes qu'aucun des miens ne savait lire. [...] Alors j'ai essayé de voir ailleurs et autrement, de produire des choses plus simples : de la nourriture, des habits, des bijoux, et surtout des chansons qui rendent plus facilement les gens heureux et les rapprochent d'un minimal d'état de bonheur continuel dans la vie, face aux épreuves comme dans l'aisance. Dès lors, les gens autour de moi semblaient plus en harmonie avec moi » (M.A., 17).

Cette affirmation souligne à grand trait l'importance du support ou du canal dans la pratique éducative. Il est donc aisé de comprendre Jean-Marie Tchegho qui dénonce l'éducation telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui. La dénonciation tient au fait que « le contenu de l'éducation [...] est consigné dans

les livres »60. Or, combien d'Africains, même scolarisés, sont-ils aptes à décrypter le contenu des livres ? La résolution de cette problématique amène le spécialiste des questions éducatives à proposer « la nécessaire symbiose entre l'éducation traditionnelle essentiellement orale et l'éducation moderne basée sur les écrits, [ce qui] implique deux types de support pour l'éducation du futur, l'oral et l'écrit »61.

Une éducation performante dans les sociétés africaines d'aujourd'hui ou de demain exige l'implication de l'oralité comme support indispensable. Il ne s'agit pas d'inscrire au programme quelques contes, mythes et légendes, encore qu'ils sont contenus dans des livres. Il est question de former une nouvelle espèce de griots et de bardes dans des connaissances qu'on souhaite transmettre et de les affecter dans les écoles, collèges, lycées et universités. Le chant bien rythmé et mélodieusement captivant est une voie de salut dans l'apprentissage. Les gens comprennent vite et retiennent pour longtemps ce qui est bien chanté et sont capables de le répercuter. On n'a qu'à voir l'attitude des enfants, adolescents, adultes et vieillards qui miment et décortiquent à longueur de journée des chansons.

En revenant toujours à cette forme d'expression, la narratrice montre que le chant a une fonction essentiellement pédagogique en Afrique et qu'il est le meilleur canal de diffusion de la pensée. Son aura est très grande. Il atteint un large public au même moment et délasse en même temps qu'il enseigne. Il est le lieu d'une intertextualité féconde en genres oraux : par le chant on dit des proverbes, des devinettes, des fables, des prières ; on raconte contes, légendes, épopées, mythes ; on berce et anime à travers berceuses, chants rituels ou populaires. Toutes les cérémonies en Afrique deuils, funérailles, baptêmes, initiations et mariages s'accompagnent de chants. La pédagogie que recèle et

répand le chant est indiscutable. Madina Ly le confirme lorsqu'il explique le rôle de « la première femme du patriarche »62 dans l'Afrique ancienne:

« De par ses chants, cette femme qui avait accumulé beaucoup d'expériences apprenait aux enfants tout ce qui était beau dans le passé ; elle chantait les hommes qu'on pouvait admirer dans ce passé pour exhorter les garçons à les imiter ; l'enfant était ainsi instruit du point de vue de l'histoire. La vieille femme jouait donc un peu le rôle de traditionniste auprès des jeunes filles et des garçonnets. [...] Elle enseignait toutes les normes morales de la société. [...] Filles et garçons jusqu'à un certain âge adoraient écouter ses contes et ses chants »63 .

A méditer sur cette réflexion, on convient avec Léon Marie Ayissi Nkoa qu'« oralité n'est pas synonyme de gratuité »64. Pour ne pas minorer l'écriture, la narratrice combine chant et écriture à la fin de son parcours. Werewere- Liking, également reprend sa plume laissée en hibernation pendant une période relativement longue : « Cela faisait donc un bon moment que je n'avais plus écrit. Et voilà que le jour de mon soixante-quinzième anniversaire, le désir m'a pris. C'était en regardant le visage serein de ma tante Roz, la troisième du nom, une cousine éloignée de mon père » (M.A., 17).

La sérénité du visage féminin qui cache les meurtrissures de la femme est le motif qui réengage la narratrice à l'écriture. La remobilisation a pour effet de briser le masque, d'effacer le silence pour dire les souffrances féminines en particulier, celle de l'Afrique en général qui « demeure encore le continent de tous les lendemains possibles » (M.A., 9). C'est donc un acte d'engagement, de sensibilisation et de pédagogie, écrire pour enseigner : « Le roman n'est plus donc un tribut aux femmes de l'entourage immédiat mais un chant pour toutes les femmes africaines qui se sont tues » (M.A., 9). C'est une invite à reprendre la place qui était la leur dans l'Afrique ancienne non à travers tambours et

62 - Madina Ly, Op. Cit., p. 109.

63- Madina Ly, Op. Cit., p. 110.

64- Léon Marie Ayissi Nkoa, Contes et berceuses du Cameroun, Yaoundé, le Panthéon / Epargne Fess Cameroon, 1996, p. 199.

trompettes comme le font les féministes. Il s'agit de taire les rancunes nourries par le patriarcat et de se réapproprier les véritables rôles qui sont ceux de la femme africaine. Le salut de l'Afrique de demain en dépend :

« Taisons les colères qui ont refusé de montrer leur museau, de se montrer, de se nommer ou de se laisser décrire, comme toutes celles de mes tantes Roz. Je pense à ces millions de femmes laborieuses qui, comme les bayam selams, font tourner inlassablement la roue du devenir de ce continent dans l'oubli de leurs histoires douloureuses et malheureuses. Alors j'ai envie de prendre trompes et trompettes pour entonner un hymne aux glorieuses mères Naja et tante Roz pour tous les combats épiques silencieux, mais qui ont fait qu'au delà de tous les désespoirs, ce continent torturé demeure encore le continent de tous les lendemains possibles pour l'humanité tout entière » (M.A., 9).

La femme écrit pour conseiller l'action concrète, comme celle des bayam sélams. Celles-ci ne bavardent pas. Elles agissent et assument leurs rôles de pionnières sur le plan économique. La pédagogie scripturale semble dire non aux discours et revendications creux. En somme, en tant que véhicule du savoir, la femme assume deux grands rôles sociaux. Elle est la gardienne des valeurs puisqu'elle incarne le savoir et la morale. Et logiquement donc, elle a la mission de façonner les hommes et la société tout entière. Ce rôle de courroie de transmission fait d'elle un véritable leader.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon