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John rawls et la question de la justice: une lecture de theorie de la justice

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par Israel Jacob Barouk MEKOUL
Université de Yaoundé I Ecole normale superieure de Yaoundé - DIPES II 2014
  

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    Année académique 2013-2014

    REPUBLIQUE DU CAMEROUN REPUBLIC OF CAMEROON

    PAIX-TRAVAIL-PATRIE PEACE-WORK-FATHERLAND

    UNIVERSITE DE YAOUNDE I THE UNIVERSITY OF YAOUNDE I

    ECOLE NORMALE SUPERIEURE HIGHER TRAINING TEACHER

    DE YAOUNDE COLLEGE

    DEPARTEMENT DE PHILOSOPHIE DEPARTMENT OF PHILOSOPHY

    THEME: JOHN RAWLS ET LA QUESTION DE LA
    JUSTICE: UNE LECTURE DE THEORIE DE LA JUSTICE

    Mémoire présenté en vue de l'obtention du Diplôme de Professeur de

    l'Enseignement Secondaire 2e grade (D.I.P.E.S. II)

    Présenté par

    Israël Jacob Baruc MEKOUL
    Licencié en Philosophie

    Sous la direction de

    M. Lucien AYISSI
    Professeur

    - A mes parents Delphine MEGOUOLE et Hubert MEKOUL.

    - A mes frères et soeurs Didier OTI, Bernard ETOUTOU, Ciriac OLOUM, Florence ZOA, Judith Mireille ILOUNGA MEKOUL, Marie Goroti AYEBEMB MEKOUL pour tous les efforts déployés dans le cadre de ma formation. A travers eux, que la grande famille André ATIMELE trouve ici toute ma reconnaissance.

    - A feus Armand TEMMENE JEUTSA, MOUSSA et Danielle KOUM-ME-TSENY. - A Gothard ZIE ZIE et André NLEND

    - A Exode NGONO BOUE et Rachel Elinor MEKOUL-ZOA pour tout.

    II

    REMERCIEMENTS

    La réalisation de ce mémoire a bénéficié du concours de certaines personnes que nous tenons à remercier. Il s'agit notamment :

    - Du Professeur Lucien AYISSI, qui m'a guidé tout au long de ce travail avec tant de gentillesse et de patience. Je lui adresse mes plus vifs remerciements.

    - Des Professeurs Charles Romain MBELE et NKOLO FOE, savants Maîtres, dont la pédagogie m'aura largement inspiré.

    - Des Professeurs Patrick ABANE ENGOLO et Harry GENSTLER, pour leurs conseils avisés.

    - De Mesdames Cymphorienne Diane MINSO, Elisabeth Nina BILOGO, Augustine ANDELA, Winifried PETEH AYAFOR, Germaine EKAMPE, Bernadette MENDOMO et toute la famille ANDJAE, Claudine CHAVALLIER, Marie-Clotilde ROOSE, Gloria Henriette MEDOUNG, NGO MAHOP pour toutes leurs remarques et leurs corrections lors de la rédaction de ce mémoire.

    - De Messieurs Louis-Marie NKOUM-ME-TSENY, Jean MVONDO, Merlin MEKALA MEKALA, Elie GHOMSI, Albin AMEMA, Sinclair MOAMIDOU, pour leurs soutiens financiers.

    - De mes enseignants de Philosophie et de Sciences de l'Education de l'Ecole Normale Supérieure de Yaoundé.

    - De mes condisciples de l'Ecole Normale Supérieure pour leur sollicitude et leur

    soutien. J'aurai toujours des merveilleux souvenirs de ce temps passé avec eux.

    - De tous ceux qui m'ont aidé, inspiré et soutenu dans mes recherches pour la rédaction de ce mémoire.

    III

    RESUME

    La question de la justice est au coeur des sociétés. La conception ancienne et conséquentialiste de la justice a été remise en question par John Rawls pour la refonder et proposer une nouvelle acception de la justice fondée sur l'équité. Fonder ainsi la justice sur l'équité, c'est espérer que les principes arrêtés conjointement par les partenaires sous le « voile d'ignorance » ne sauraient être violés ou remis en question par eux, une fois, engagés dans la vie civile. La conséquence qui découle en est la solidarité qui lie les partenaires. Cette solidarité débouche non plus sur l'égalité des chances mais sur l'égalité équitable des chances, afin de donner à tous, les chances de réussite et d'épanouissement. Ce qui suppose au préalable, la mise en place des structures de base, que constituent les institutions de base. Notre mémoire se subdivise en trois parties : La première partie présente les principes rawlsiens de la justice. A travers le principe d'égale liberté, John Rawls montre que la liberté est un principe sacré qui doit être octroyé et garanti aux individus sans restriction. A travers le principe de différence, l'auteur de la Théorie de la justice, relève que la lutte contre les inégalités sociales procède du relèvement des couches minoritaires. De plus, l'acceptation des inégalités ne pourrait être justifiée que si celle-ci permet aux défavorisés de tendre vers un mieux être. La deuxième articulation de l'étude est une mise en procès de cette nouvelle orientation de la justice. La difficulté de garantir que les accords passés entre les individus seront toujours respectés, une fois, rentrés dans la société civile amène à interroger la pertinence du « voile d'ignorance » : quel gage de sureté faut-il attendre des partenaires sortis de la position originelle ? La question de la juste égalité des chances soulève le problème de la liberté : l'obligation à la solidarité envers les défavorisés ne s'apparente-t-elle pas à une forme de contrainte ? Bien plus, la revendication de la liberté sans prise en compte de l'environnement dans lequel elle doit s'exprimer ne court-elle pas le risque d'être liberticide? La troisième partie entend justifier la réception de la pensée rawlsienne. Il s'agit en effet de réorienter le débat sur la question de la juste égalité des chances en rapport avec l'équilibre régional, entendu comme impératif de protection des couches sociales les plus vulnérables.

    iv

    ABSTRACT

    The issue of justice is at the heart of society. Old and consequentialist conception of justice was challenged by John Rawls to rebuild and provide a new sense of justice based on fairness. Establish justice and equity, it is hoped that the principles adopted jointly by the partners under the "veil of ignorance" can not be violated or challenged by them, once engaged in civilian life. The consequence which is the solidarity which binds the partners. This solidarity leads not on equal opportunities but the fair equality of opportunity, to give all the chances of success and fulfillment. Which presupposes the implementation of the basic structures that make up the basic institutions. Our memory is divided into three parts: The first part presents the Rawlsian principles of justice. Through the principle of equal liberty, John Rawls shows that freedom is a sacred principle that must be granted and guaranteed to individuals without restriction. Through the difference principle, the author of A Theory of Justice, said that the fight against social inequality makes recovery minority layers. In addition, acceptance of inequality could only be justified if it allows disadvantaged towards a better life. The second joint of the study is a trial implementation of this new direction of justice. The difficulty of ensuring that the agreements between individuals will always be respected, once returned to civil society brings to question the relevance of the "veil of ignorance" which guarantee safety should we expect out partners position original? The issue of fair equality of opportunity raises the problem of freedom: the obligation to solidarity with the poor does she not apparent to a form of coercion? Moreover, the claim of freedom without taking into account the environment in which it must be expressed not it runs the risk of being draconian? The third party intends to justify the reception of the Rawlsian thought. It is indeed shift the debate on the question of fair equality of opportunity in relation to the regional balance, understood as essential to protect the most vulnerable social groups.

    INTRODUCTION GENERALE

    1

    « La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. »1

    Faire de la justice « la première vertu », dans l'entendement de John Rawls suscite un questionnement : Pourquoi est-elle placée à un tel rang à côté d'autres vertus comme la tempérance ou le courage ?

    Du latin, jus, juris, droit, la justice s'entend comme un principe normatif et régulateur de la vie sociale. C'est une exigence morale qui invite au gouvernement de soi, au rejet des inclinations, au respecte des droits reconnus à chaque homme. De ces définitions, découle la double connotation, juridique et morale que revêt la justice. Comme institution judiciaire, elle a vocation à faire appliquer la loi. Comme concept renfermant une dimension éthique, elle exige le respect de la personne humaine, de sa dignité et de sa liberté. Elle est dès lors exigible tant dans la vie politique que dans les rapports intersubjectifs. Ces deux exigences, se rejoignant car elles traduisent l'idéal rationnel d'objectivité qu'on appelle la justesse.

    La vertu, du latin vis, renvoi à force, pouvoir, puissance. C'est cette valeur morale du sujet lorsqu'elle est constante et confirmée. C'est la réalisation effective de l'idéal moral. C'est aussi une force avec laquelle une âme s'attache à son devoir et le réalise. Elle est donc la morale en acte. C'est pourquoi, pour Rawls, « les vertus morales sont des excellences, c'est-à-dire qu'il est rationnel de les désirer pour soi-même et pour les autres comme des biens appréciés en eux-mêmes ou dans des activités qui fournissent une satisfaction en elles-mêmes.2 »

    Placer ainsi la justice au premier rang des vertus découle du fait que la justice est une valeur consubstantielle à l'être humain, c'est-à-dire, une exigence spirituelle et fondamentale de la raison, qui elle, est souveraine et universelle. C'est par la justice qu'on juge un système

    1 John Rawls, Théorie de la justice, éd. Le Seuil, février 1987, trad. Catherine Audard, p. 29 2John Rawls , op. cit., p. 571.

    2

    politique ou une institution. La justice devient alors un droit et un devoir : un droit parce que toutes les personnes méritent des conditions de vie meilleures et une protection égale de la loi ; quiconque se sent lésé a vocation à réclamer les conditions de vie meilleures. Un devoir de respect de la personne humaine, entendue comme sujet digne et libre. Un devoir au niveau des institutions sociales (publiques et privées), car il s'agira de toujours rechercher la loi et la mesure qui soient favorables à tous les sujets.

    Dès lors, peut se comprendre le rôle de la justice face aux identités et aux conflits d'intérêts que l'on peut constater dans la société lorsqu'il faut répartir les fruits de la collaboration: pouvoir « choisir entre les différentes organisations sociales qui déterminent cette répartition, des avantages et pour conclure un accord sur une distinction correcte des parts. 3» Ce rôle de la justice s'entend parfaitement par ses principes qui « fournissent un moyen de fixer les droits et les devoirs dans les institutions de base de la société et ils définissent la répartition adéquate des bénéfices et des charges de la coopération sociale.4 »

    Les principes de la justice constituent ainsi la finalité même des politiques et le « lien intrinsèque et vital entre l'Homme et ses droits serait le moyen d'expression par excellence de leur survie et de leur importance...Les Etats ne seraient rien d'autres que des ministres de la cause des droits de l'homme recherchant dans l'exécution de ses missions que leurs populations puissent effectivement jouir de leurs droits. »5

    Mais, la justice n'exige pas uniquement l'accord des partenaires; elle nécessite de la coordination dans les projets des individus, de la stabilité des institutions, de l'obéissance aux lois qu'on s'est soi-même prescrites et de l'efficacité pour atteindre les buts sociaux fixés sans que cela ne préjudicie aux droits et libertés des individus.

    Ce rôle de la justice ouvre la porte à son objet. Rawls lui-même souligne que l'objet premier de la justice, c'est la structure de base de la société, ou plus exactement, la façon dont les institutions sociales les plus importantes répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération sociale.

    Rawls, en définissant l'objet premier de la justice qui réside dans les institutions, montre que, ce sont justement ces institutions, à savoir la constitution politique, les

    3 John Rawls, Théorie de la justice, éd. Seuil, février 1987, p. 30

    4 John Rawls, ibidem,p.31

    5 Crescence Nga Beyeme, « Droit et éthique des droits de l'homme », Revue africaine des sciences juridiques, Université de Yaoundé II, Vol. 8, N° 2, 2011, p.100

    3

    principales structures socio-économiques qui « définissent les droits et les devoirs des hommes et elles influencent leurs perspectives de vie6 ».

    Notre thème de recherche, John Rawls et la question de la justice: une lecture de Théorie de la justice, loin d'aborder exhaustivement les problèmes soulevés, dans une oeuvre connue et étudiée dans les facultés et écoles, est tout simplement la présentation des principes de la justice et de leur réalisation. Cet intérêt à redéfinir la justice cadrait avec le climat intellectuel dans lequel vivait John Rawls.

    Le cadre en question, ce sont les Etats-Unis des « années soixante-dix ». Une Amérique dominée par la ségrégation raciale et la Guerre du Viêt-Nam, à laquelle Rawls a pris part. Les revendications de liberté, les inégalités éducatives ou économiques vont pousser John Rawls à engager une réflexion sur les conditions de possibilité d'une société américaine expurgée de toutes formes d'injustices. Pour cela, il va commencer par critiquer la doctrine morale dominante, en l'espèce l'utilitarisme, pour montrer ses limites et proposer une nouvelle morale, prenant en considération les défavorisés et rendant à l'individu toute sa dignité.

    Placer ainsi la justice au coeur des institutions publiques ou privées, nous amène à poser le problème de son effectivité et de son applicabilité dans la société. Autrement dit, comment les principes de la justice définis dans la position originelle peuvent-ils être respectés et appliqués dans la vie civile ?

    Si la réalisation de la justice exige un accord passé par les partenaires sous le « voile d'ignorance », quelle est la garantie du respect de ce contrat une fois ces partenaires rentrés dans la vie civile avec ses antagonismes et ses conflits de classes ?

    De plus, l'agrégat des volontés individuelles, garant de l'effectivité des principes de la justice obtenu sous le « voile d'ignorance » peut-il être transposé dans la vie civile, marquée du sceau des luttes de classes, des contingences et des regroupements tribaux ou intéressés ?

    La question de la juste égalité des chances soulève le problème de la liberté : l'obligation à la solidarité envers les défavorisés ne s'apparente-t-elle pas à une forme de contrainte ?

    Bien plus, la revendication de la liberté sans prise en compte de l'environnement dans lequel elle doit s'exprimer ne court-elle pas le risque d'être liberticide?

    6 John Rawls, op. cit., p. 33

    4

    La réponse à ces questions commande tout d'abord l'examen des principes rawlsiens de la justice (Ière partie). Il s'agira ensuite et dans une toute autre mesure de soulever les problèmes que posent les principes de la justice chez John Rawls (IIème partie). Enfin, nous montrerons l'actualité de la pensée rawlsienne (IIIème partie).

    5

    PREMIERE PARTIE :

    LA CONCEPTION RAWLSIENNE DE LA JUSTICE

    La justice, faut-il le rappeler est un principe normatif et régulateur de la vie sociale. Que ce soit en philosophie morale, religieuse ou politique, la détermination d'une société juste ne reste pas sans débats. En effet, il ne se passe pas un jour dans notre monde sans qu'on n'assiste à des actes injustes. On voudrait que la justice donne à chacun ce qui lui revient, qu'elle traite de manière égale ce qui devrait l'être. Qu'elle aille même plus loin en sortant des cadres légaux pour s'investir dans ce qui est charitable. Malheureusement, ce voeu est rarement réalisé. Et c'est cette difficulté qui nous amène à nous pencher sur cette question de la justice. Au fait que, nous nous demandons ce que doit être sa nature et quels doivent être les critères devant présider aux décisions collectives des individus ou des pouvoirs publics.

    Largement redevable à de nombreux philosophes, la théorie de la justice de John Rawls voudrait dépasser les conceptions de la justice, antérieures à la sienne. Pour cela, il part de la position originelle qui « unit en une seule conception un problème de choix assez clair et des conditions largement reconnues comme s'imposant normalement aux choix des principes moraux.7 » pour déterminer le contenu de la justice.

    La réflexion sur la nature rawlsienne de la justice et les critères devant présider aux choix collectifs des individus et des pouvoirs publics commande l'examen des modalités d'élaboration des principes de la justice (Chapitre I), et leur exposition chez John Rawls (chapitre II).

    7 John Rawls, op. cit., p. 625.

    6

    CHAPITRE I : LES MODALITES D'ELABORATION DES PRINCIPES DE

    LA JUSTICE CHEZ JOHN RAWLS

    La conception de la justice chez Rawls apparait comme l'achèvement d'un long processus qui précède la présence d'un ensemble d'attitudes ou de structures. Pour ce qui est de la structure, celle qui est au coeur de son système de philosophie politique, c'est la structure de base, c'est-à-dire, toutes les institutions politiques et socio-économiques mises en place au moyen de la Constitution et des textes ordinaires pour garantir les droits et libertés des citoyens, et assurer la stabilité de la démocratie. Cette structure de base est le lieu de déploiement de la praxis humaine, c'est-à-dire, des attitudes caractéristiques des personnes, libres et égales, devant construire la future communauté. Ce sont ces attitudes que nous allons analyser dans le chapitre premier, car, elles balisent la voie pour la mise en oeuvre des principes de la justice.

    Pour cela, nous examinerons les préalables rawlsiens d'implementation des principes de la justice, tout en rappelant les conceptions philosophiques de la justice.

    7

    1 : LES CONCEPTIONS PHILOSOPHIQUES DE LA JUSTICE

    L'usage du terme « justice » en philosophie est variable mais complémentaire. Il peut être utilisé pour désigner le caractère de ce qui est soit conforme au droit, soit impartial ou alors considéré comme bien sur le plan moral.

    L'analyse des conceptions de la justice avant John Rawls portera sur la conception ancienne et consequentialiste.

    1.1. LA CONCEPTION ANCIENNE DE LA JUSTICE : LA JUSTICE COMME

    HARMONIE.

    Nous n'exposerons ici que la pensée de Platon et celle d'Aristote, car, Rawls s'en inspire directement.

    Dans la philosophie morale antique, la justice est essentiellement une vertu. Elle participe de l'ordre de l'univers et de l'homme. Elle y est vue comme une harmonie8, comme un principe de concorde et comme une vertu partagée9. Les sophistes seront les premiers à briser cette union en affirmant que les lois sont artificielles, qu'elles n'existent que pour assurer la conservation de la communauté et la satisfaction de ses intérêts. Leur conception de la justice comme instrument de pouvoir sera critiquée par Socrate.

    Les critiques de Socrate sont exposées par Platon, dans La République, dialogue sous-titré « De la justice », dans lequel, il établit un parallèle entre la justice de l'âme et la justice politique par lequel le microcosme (l'homme et ses vertus) est en phase avec le macrocosme (le cosmos et la Cité), ordonné et harmonieux. L'idée de justice, qui permet le maintien de l'ordre, procède de ce parallèle. Dans la société, la justice platonicienne repose sur l'équilibre de trois parties sociales décrites dans La République : les philosophes qui dirigent la Cité, les guerriers qui la défendent et les artisans qui veillent à sa prospérité. Mais elle est aussi un état de faiblesse lorsqu'on la réclame : dans le Gorgias, il est dit que les esclaves, en réclamant justice, expriment par là même leur condition inférieure. Au final, « Il s'agit pour Platon,

    8 Harmonie qui est synonyme d'un autre concept central dans la pensée rationaliste grecque : le Bien.

    9 À la différence de vertus individuelles comme la sagesse ou le courage.

    8

    dans sa réflexion sur la justice, de sortir d'une simple logique de la rétribution - c'est-à-dire, au fond, de sortir d'une simple logique morale »10.

    Quant à Aristote, on lui doit une distinction essentielle entre deux aspects de la notion de justice : une justice relative, individuelle, qui dépend d'autrui et une justice globale et communautaire. La première est une vertu ; la seconde concerne les lois et la constitution politique et relève de la raison. D'idéale, la justice devient ainsi politique. Aristote dit de la diké (« justice » en grec) qu'elle est l'ordre objectif de la communauté politique. Dans le livre

    V de son ouvrage l'Éthique à Nicomaque, il distingue l'injuste du juste par le fait que ce dernier est « ce qui produit et conserve le bonheur et ses parties pour la communauté politique »11.

    Cependant, Aristote ne se contente pas de reprendre l'idée de Platon selon laquelle la justice est la vertu principale. Pour lui : « La vertu de justice est la vertu par laquelle l'être humain accomplit sa finalité éthique »12. Contrairement à Platon, il fait dépendre cette vertu d'une situation et, en conséquence, d'éléments extérieurs à l'action de l'homme vertueux. Si pour Platon la justice consiste à donner à chaque partie (et à chaque homme) la place qui lui revient dans le tout, pour Aristote, elle consiste à conformer nos actions aux lois afin de conserver le bonheur pour la communauté politique: « le juste est le bien politique, à savoir l'avantage commun »13.

    La justice dans l'entendement de Platon et Aristote est téléologique, c'est-à-dire que les institutions sensées l'assurer sont justes dans la mesure où elles favorisent efficacement « le bien unique et rationnel »14.

    S'intéressant à cette justice téléologique, John Rawls précise à la page 50 de Théorie de la justice que : « Les théories téléologiques exercent une attraction profonde sur l'intuition puisqu'elles semblent incarner l'idée de rationalité. Il est naturel de définir la rationalité par la maximisation et, en morale, par la maximisation du bien. »

    A l'opposé de cette conception téléologique, se pose la conception déontologique du juste qui s'inspire de Kant. La conception déontologique définit le juste indépendamment du bien par l'exigence rationnelle d'universalisation de la maxime. En outre, le juste est d'emblée compris comme une limite imposée à chacun dans la recherche de son bien. « Dans

    10 Ibid.

    11 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1129b, 17-19.

    12 Idem, 1129b, V, 10, 1143a24-b2.

    13 Idem , 1129b, V, 10, 1143a24-b2.

    14 John Rawls, Justice et démocratie, Ed. Seuil, 1993, éd. Française, p. 237

    9

    la théorie de la justice comme équité, le concept du juste est antérieur à celui du bien. »15 Mais, les biens en question, ce sont les « biens premiers»16 dont la distribution est l'objet des principes de justice. Kant justement relève que : « Est juste toute action qui permet ou dont la maxime permet à la liberté de l'arbitre de tout un chacun de coexister avec la liberté de tout autre selon une loi universelle »17. John Rawls par opposition à Kant, avec qui, il partage l'idée de positionnement de la justice avant le bien, accorde sa préférence au régime

    d' « humanité », alors que Kant accorde la sienne au régime de « personnalité ». Là où Kant voyait l'implication du régime d' « humanité » à celui de « personnalité », Rawls relève que le premier régime n'implique pas le second. La conséquence de cette non implication est que, pour fonder la société juste, il est louable de faire appel au régime d' « humanité » de la raison, c'est-à-dire à la capacité d'employer les moyens les plus efficaces pour atteindre les fins désirées.

    Pour revenir aux philosophes de l'Antiquité, soulignons que, contrairement à Platon et à Aristote, Rawls estime que les partenaires choisissent les principes sous le « voile d'ignorance » car, elles sont des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts et placées dans une position initiale d'égalité. De son point de vue, la justice ne saurait se limiter au partage des richesses et des honneurs. Elle doit tenir compte des défavorisés.

    Bien plus, vouloir d'abord le bien avant la justice pose le problème de la distribution de ce bien : puisqu'il n'y a pas de règles préalables dictées pour le partager, celui-ci ne peut que créer des injustices dans la société. Pour que le voeu de Platon se réalise, à savoir, la réalisation de la Cité idéale avec l'avènement des « philosophes-rois » ou des « rois-philosophes », il est opportun de fixer les règles de partage, à savoir les principes de la justice avant de procéder à toute forme de partages de biens.

    Chez les philosophes antiques, c'est le bien qui est premier. Chez Rawls, c'est le juste qui occupe la première place.

    Cette conception ancienne de la justice nous permet d'entrer dans l'analyse de la conception conséquentialiste.

    15 John Rawls, idem, p. 57

    16 John Rawls, idem, p. 290

    17 Kant, Doctrine du droit, section C

    10

    1.2. LA CONCEPTION CONSEQUENTIALISTE DE LA JUSTICE

    Le conséquentialisme est redevable à Gensler18. Dans l'acception du philosophe américain, le conséquentialisme s'entend comme le fait d'accomplir l'action qui entraîne les conséquences les plus favorables. Dans le conséquentialisme, il faut accomplir les actions qui maximisent les bonnes conséquences, en l'absence de toute action ayant une importance en soi.

    Gensler distingue quatre formes de conséquentialisme :

    - L'égoïsme qui consiste à accomplir les actions qui entrainent les meilleures conséquences uniquement pour soi-même.

    - L'utilitarisme qui renvoi à l'accomplissement des actions qui entrainent les meilleures conséquences pour toutes les personnes.

    - L'hédonisme tendant à évaluer les conséquences en fonction du plaisir ou de la souffrance seulement.

    - Le pluralisme qui vise à évaluer les conséquences en fonction d'une variété de bienfaits.

    Des quatre formes de conséquentialisme, le travail de ce mémoire s'attachera à relever les implications de l'utilitarisme, objet de la critique de John Rawls. Au sujet de la doctrine utilitariste, Rawls laisse entendre : « En particulier, je ne pense pas que l'utilitarisme puisse fournir une analyse satisfaisante des droits et des libertés de base des citoyens en tant que personnes libres et égales, ce qui est pourtant une exigence absolument prioritaire d'une analyse des institutions démocratiques »19.

    Avant d'approfondir la critique rawlsienne au sujet de l'utilitarisme, il serait judicieux d'en expliciter le contenu. En effet, l'utilitarisme est le courant de pensée en vogue aux Etats-Unis au moment où Rawls exerce sa pensée. Il a été préfiguré par Hume (1739), fondé par Bentham (1789), baptisé et popularisé par Mill (1861) et systématisé par Sidgwick (1874) dans son livre The Methods of Ethics (Londres, 1907).

    Bentham, reprenant à son compte dans Introduction aux principes de morale et de législation de 1790, les acquis contenus dans le « principe d'utilité » (The principle of utility)

    18 Harry J. Gensler, Questions d'éthique, Une approche raisonnée de quelques perspectives contemporaines, Chenelière/McGraw-Hill, Montréal/Toronto, 2002, trad. Marie-Claude Désorcy, p. 183

    19 John Rawls, op.cit., p. 10

    11

    de Hume et De l'esprit d'Helvétius, adoptera finalement cette formule : par utilitarisme, on entend « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre »20 (The greatest happiness of the greatest number).

    Les principes qui commandent l'utilitarisme sont donc ceux qui tendent à obtenir les meilleures conséquences. Chez les utilitaristes, la justice devient une grandeur économique. Gensler, rappelant John Stuart Mill dans son livre L'utilitarisme de 1861, relève que: « L'éthique de l'utilité est tout entière comprise dans la règle d'or de Jésus de Nazareth. Faire comme nous voulons qu'il nous soit fait et aimer notre prochain comme nous-mêmes, telle est la moralité utilitariste dans sa pure expression. »21

    Le conséquentialisme en oeuvre dans la logique des utilitaristes renie du même coup, la dignité humaine. L'individu n'a plus de valeurs propres ; il est au service de la satisfaction générale ; et même si la liberté ou la dignité de cet individu sont sacrifiées pour le bonheur de la société, cela ne saurait affecter la morale.

    C'est contre cette doctrine morale qui dénie à l'homme sa dignité, que Rawls va s'insurger et présenter son programme : « Mon but est d'élaborer une théorie de la justice qui représente une solution de rechange à la pensée utilitariste »22, parce que, un tel régime est en contradiction avec « certaines idées fondamentales implicites dans la culture politique publique d'une société démocratique. »23

    Cette critique du conséquentialisme fait de Rawls un non-conséquentialiste. Le non-conséquentialisme condamne les actions (le meurtre d'un innocent, par exemple) en elles-mêmes, non pas forcément parce qu'elles ont des conséquences défavorables.

    Chez les utilitaristes, la priorité est accordée à la maximisation du plaisir. Bien plus, la priorité de la justice apparait comme une « illusion socialement utile »24 ou victime « des marchandages politiques... (et) des calculs d'intérêts sociaux. »25 Chez Rawls par contre, la priorité est accordée à la justice.

    20 Cette formule était déjà employé par Beccaria et surtout par Hudchison dans Recherche sur l'origine de nos idées de la beauté et de la vertu (1711), Deuxième traité, Vrin, (1991), p. 179.

    21 Harry J. Gensler, idem, p. 185

    22John Rawls, Théorie de la justice, p. 49

    23 John Rawls, Libéralisme politique, p. 32 et p.38

    24 John Rawls, op. cit., p. 54

    25 John Rawls, Théorie de la justice, ibid.

    12

    A la fin de cette partie, nous pouvons retenir que John Rawls est redevable à de nombreuses conceptions de la justice. Ces conceptions l'ont présentée comme quête d'une harmonie ou maximisation du plus grand bonheur. C'est à partir des lacunes de ces conceptions et surtout de la conception utilitariste, que Rawls va fixer les modalités d'élaboration des principes de sa société juste.

    13

    2. LES PREALABLES RAWLSIENS D'IMPLEMENTATION DES
    PRINCIPES DE LA JUSTICE

    Contre les anciens (Platon et Aristote), qui ramenaient la justice à une tension vers le bien, validant ainsi, l'unicité conceptuelle, Rawls, quant à lui, se demande comment, à partir d'une multitude de conceptions d'idées de justice et de sens de la communauté, on peut arriver à les fédérer pour avoir une base commune et acceptable pour tous. C'est pourquoi, estime-t-il, il faut concevoir les critères de la coopération sociale. Ces critères, ne reposent pas sur une hiérarchisation institutionnelle, mais plutôt, sur un élan commun, qui place tous les individus au même niveau de départ : c'est la métaphore de la position originelle.

    2. 1. : LES CRITERES DE LA COOPERATION SOCIALE ET LES FACULTES
    MORALES DES INDIVIDUS

    Dans Justice et démocratie26, Rawls donne sa définition de la société : « la société est un système de coopération sociale équitable entre des personnes libres et égales ». Pour qu'une telle société vienne à l'existence, deux faits sont attendus: d'une part, il est opportun de déterminer les critères de la coopération sociale et d'autre part, les citoyens qui vont entrer en société doivent être doués de personnalités morales, manifestes par les facultés qu'ils ont.

    2. 1. 1. LES CRITERES DE LA COOPERATION SOCIALE

    « L'unité de la société et l'allégeance des citoyens à leurs institutions communes ne sont pas fondées sur le fait qu'ils adhèrent tous à la même conception du bien, mais sur le fait qu'ils acceptent publiquement une conception politique de la justice pour régir la structure de base de la société. »27

    Ces règles de la coopération sociale débouchent sur l' « unité sociale stable, garantie par un consensus sur une conception politique raisonnable de la justice »28

    26 John Rawls, Justice et démocratie, p. 213

    27 Idem, p.239.

    28 John Rawls, idem, p.246.

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    Mais, elle doit résulter d'un consensus par recoupement. Pour Rawls, « il s'agit de la base la plus raisonnable d'unité politique et sociale dont disposent les citoyens d'une société démocratique. Philosophiques, religieuses et morales, raisonnables mais antagonistes qui embrassent de nombreux citoyens et qui perdurent au cours du temps d'une génération à la suivante. »29

    La société, en tant que système équitable de coopération, « est élaborée autour de deux idées fondamentales complémentaires : l'idée des citoyens (les agents qui sont engagés dans la coopération sociale) considérés comme libres et égaux, et l'idée d'une société bien ordonnée, c'est-à-dire une société effectivement régie par une conception publique de la justice. »30

    Une telle affirmation dévoile la psychologie de Rawls : une psychologie qui est contre la hiérarchisation des rôles dans la fondation de sa société politique. Pour lui, les citoyens étant libres et égaux, c'est eux-mêmes qui fixent leurs règles et les procédures qu'ils devraient tous suivre pour arriver à la construction de la société idéale. On assiste ainsi, à une agrégation de voeux formant un tout cohérent et liant chaque membre.

    Cette association est la matérialisation de la coopération sociale. Elle montre que, c'est uniquement, à travers la communauté que l'individu s'épanouit. La sociabilité en action ici n'est pas contingente. Elle est raisonnable. Il y a une force qui pousse les individus vers les autres. Et c'est cette force qui permet de croire que, les décisions prises communément ne pourront pas être violées. La personne humaine, comme citoyen, c'est-à-dire, en tant que membre pleinement actif de la société toute sa vie durant, ne peut l'être que parce qu'il est doué des facultés morales.

    2. 1. 2. LES FACULTES MORALES DES INDIVIDUS

    Les individus sont doués de facultés morales leur permettant de bien négocier les règles procédurales de la fondation de la société. Pour que les critères de la coopération sociale aient des chances de réussite, il faut que les acteurs soient rationnels et raisonnables. John Rawls dégage trois facultés morales ramenées en deux: les sens de la justice et la conception du bien.

    29 John Rawls, La justice comme équité, Une reformulation de théorie de la justice, éd. La Découverte, 2003, p. 57.

    30 John Rawls, idem, p. 22-23

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    Le sens de la justice « est le désir efficace d'appliquer les principes de la justice et d'agir selon eux, donc, selon le point de vue de la justice. »31

    C'est aussi « la capacité de comprendre, d'appliquer et de respecter dans ses actes la conception publique de la justice qui caractérise les termes d'une coopération équitable. »32

    Les deux définitions que nous relevons du sens de la justice peuvent s'entendre ainsi : d'une part, ils conduisent à accepter les institutions justes dont nous et nos proches avions bénéficié : nous désirons participer efficacement au maintien de ces institutions ; nous avons tendance à nous sentir coupables lorsque nous ne remplissons pas nos obligations, même si nous ne sommes pas liés à ceux dont nous tirons avantage par un quelconque sentiment de sympathie. La culpabilité, à cet égard, n'est pas seulement un sentiment moral dû à notre attachement à des personnes ; elle est aussi un sentiment politique associé au non-respect de nos devoirs. Rawls insiste sur le fait qu'en général, le corps politique n'est pas uni par des liens de sympathie personnelle, mais par la reconnaissance de principes publics de justice.

    Rawls propose un second critère de reconnaissance du sens de la justice : celui-ci suscite le désir de travailler à l'établissement d'institutions justes et à la réforme des institutions existantes lorsque la justice l'exige. Le sens de la justice se traduit dès lors par l'aptitude à sortir de l'égoïsme étroit pour chercher à étendre les bienfaits de la justice à une communauté plus vaste33. Indépendant de la crainte de la sanction et des mécanismes de coercition, le sens de la justice est donc un désir de coopération équitable, irréductible à l'intérêt éclairé.

    De ce fait, être capable d'une conception du bien, « c'est pouvoir former, réviser et poursuivre rationnellement une conception de notre avantage ou bien. Dans le sens de la coopération sociale, ce bien a trait à tout ce qui a de la valeur dans la vie humaine. C'est pourquoi une conception du bien consiste à un système plus ou moins déterminé de fins ultimes, c'est-à-dire de fins que nous voulons réaliser pour elles-mêmes, ainsi que de liens avec d'autres personnes et engagement vis-à-vis de divers groupes et associations. »34.

    Les membres de la société doivent dès lors tous avoir une certaine idée de la justice pour que celle-ci puisse être possible. Ce qui induit inévitablement à la réalisation du bien. Réaliser le bien, c'est faire de son semblable, un sujet digne et contribuer à son bien-être.

    31 John Rawls, op. cit., p. 608.

    32 John Rawls, Justice et démocratie, p.218.

    33 Ibid., p. 514-515.

    34 John Rawls, Justice et démocratie, trad. française par Cathérine Audard, p.218-219.

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    Cette solidarité qui se dégage de la pensée de Rawls était déjà partagée et défendue par Thomas More. En effet, l'avocat anglais disait ceci : « La vertu la plus noble et la plus humaine en quelque sorte consiste à adoucir les souffrances du prochain, à l'arracher au désespoir et à la tristesse, à lui rendre les joies de la vie, ou, en d'autres termes, à le faire participer à la volupté. »35

    La solidarité ainsi envisagée prend sa source dans le sentiment naturel que nous avons du bien et de la justice. Et, la coopération sociale n'est possible que, si au départ, les acteurs choisissent de façon équitable, les règles futures. Et ce choix, se fait à travers la métaphore de la position originelle.

    2.2: LA METAPHORE DE LA POSITION ORIGINELLE

    Dans cette partie, nous analyserons la position originelle comme source de l'obligation morale des citoyens de se plier aux règles communes et comme fondement de la justice comme équité.

    2.2.1. LA POSITION ORIGINELLE ET L'OBLIGATION MORALE DES CITOYENS DE SE PLIER AUX REGLES COMMUNES

    En lisant Théorie de la justice, on comprend que la position originelle est « utilisée pour déterminer le contenu de la justice, les principes qui la définissent. Ce n'est que plus tard que la justice est considérée comme une partie de notre bien et qu'elle est reliée à notre sociabilité naturelle. »36

    Cette explicitation de la position originelle montre que, les individus sont appelés, non pas à formuler, mais à choisir dans une liste d'options alternatives, leurs principes de la justice. C'est ce que Rawls souligne à la page 156 de Théorie de la justice, lorsqu'il laisse entendre que, les partenaires, devant cette liste, procéderont par « comparaisons par paires », en opposant d'une part l'utilité qui s'offre par la maximisation du bien-être du plus grand nombre et d'autre part, par la justice comme équité.

    35 Thomas More, L'Utopie, 1516, traduction française 1842 par Victor Stouvenel, p. 53

    36 John Rawls, op. cit., p. 625.

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    C'est à ce niveau que Rawls valorise les acquis de la tradition « contractualiste » pour introduire cette idée de position originelle. Plaçant le consentement au centre de cette idée, il s'interroge pour cela sur la situation initiale qui serait la meilleure et qui pourrait avoir l'assentiment de tous et requérir l'obéissance aux principes qui seront adoptés. Il forge ainsi un instrument heuristique équivalent à l'état de nature dans les théories du contrat social, à savoir la position originelle. Celle-ci renouvelle, la pensée de l'état de nature qui imagine une société sans Etat, mais avec pour objectif de penser une forme d'Etat qui prenne en compte les intérêts de tous. Rawls comme ses prédécesseurs37, insiste sur les dimensions imaginaire et hypothétique de sa théorie, dans la mesure où il ne considère pas la position originelle comme un premier stade de développement. Pour sa part, « Il faut la comprendre comme étant une situation purement hypothétique, définie de manière à conduire à une certaine conception de la justice. »38 Mais cette définition est mieux explicite dans La Justice comme équité : « La position originelle généralise l'idée familière du contrat social [...]. La position originelle est également plus abstraite : l'accord doit être considéré comme hypothétique et non historique »39. Il fait donc appel à la clause de l'ignorance qui va définir les partenaires, afin qu'ils ne sachent pas quelle sera leur place, ou bien quels seront leurs attributs dans la future société ; d'où l'insertion de l'hypothèse du « voile d'ignorance » qui cache à chacun sa situation et derrière lequel sont choisis les principes de la société. Le « voile de l'ignorance » « répond donc à la nécessité de débarrasser le contrat de toutes les partialités qui l'empêcheraient de produire l'effet que l'on attend de lui, à savoir fonder l'obligation morale des citoyens de se plier aux règles communes »40.

    Cependant, ce serait limitatif de concevoir la société comme telle. Il faut, selon Rawls, pouvoir en délimiter les contours, pouvant mener la société à son organisation et aux choix des principes susceptibles de régir la structure de base. Face à cette demande, Rawls s'interroge sur le type de personne habilitée à déterminer les termes équitables de la société :

    37 Nous précisons ici que contrairement à Hobbes ou Locke, Rawls et Rousseau considèrent l'état de nature comme un état social sans loi. De plus, Rawls rejoint Rousseau qui, dans L'Origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, avait déjà relevé le caractère hypothétique de l'état de nature.

    38 John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 38.

    39 Ce caractère hypothétique de la position originelle peut s'expliquer par cette affirmation de Rawls : « il nous faut imaginer que ceux qui s'engagent dans la coopération sociale choisissent ensemble dans un acte commun les principes destinés à assigner les droits et les devoirs de base et à déterminer la répartition des bénéfices sociaux », John Rawls, La justice comme équité, op. cit., pp. 36-37. Le mot « imaginer » signifie que la position originelle n'existe pas réellement et n'a jamais existé dans l'histoire. Elle peut être assimilée à l'état de nature des philosophies du contrat (Rousseau), puisqu'elle signifie égalité et donne le sens direct de l'équité des principes de la justice, à travers sa dimension hypothétique.

    40 Jean Fabien Spitz, « John Rawls et la question de la justice sociale », dans Études, tome 414 n° 4141, janvier 2011, p. 57.

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    Doivent-ils être fixés par une autorité distincte des personnes qui coopèrent, par exemple par la loi divine ? Ces termes sont-ils reconnus par tous comme équitables en référence à un ordre moral de valeurs, au moyen de l'intuition rationnelle, ou en rapport avec ce que certains ont qualifié de « droit naturel »? Sont-ils fixés par un accord auquel parviennent les citoyens libres et égaux engagés dans la coopération, qu'ils passent en référence à ce qu'ils considèrent comme leur avantage ou leur bien réciproque41?

    Pour Rawls, c'est la dernière proposition qui est valable. Pour lui, ces termes doivent être fixés par tous les citoyens en tant qu'ils sont des personnes rationnelles et qui doivent choisir des principes pour le bien et à l'avantage de tous et avec l'accord de tous. Il faut par ailleurs comprendre par personne rationnelle ici, une personne qui place ses intérêts en premier. Pour ne pas virer à l'égoïsme, Rawls se rattrape en imposant, à cette idée de rationnel, une condition : le désintérêt mutuel. Celui-ci est la clause qui fera que chaque personne, dans la position originelle, voulant favoriser ses propres intérêts en bien, cherchera à les maximiser, d'autant plus qu'elle doit se mettre elle-même à l'abri du besoin. Ce choix rationnel conduira à un choix objectif, puisque recouvert du « voile d'ignorance », les partenaires choisissent chacun ce qui sert leur intérêt. Mais il est important de noter que, grâce au sens du bien dont ils sont dotés, les partenaires sont à même de prendre une décision valable pour tous. C'est pourquoi l'idée de rationnel explique le fait que ce choix qui découlera de la position originelle ne sera influencé par aucune doctrine morale, ni aucune vision du bien.

    Une fois cette idée posée, Rawls passe à la phase du cadre dans lequel les principes doivent être choisis. Il tient à ce que les principes équitables choisis soient libres de toute influence issue des doctrines englobantes, comme la religion, la morale ou quelque autre doctrine qu'il appelle « pluralisme raisonnable »42. Cependant, Rawls tient à préciser, dans ses écrits ultérieurs que les citoyens sont des êtres rationnels et raisonnables. Il met au clair par là les rapports entre le rationnel et le raisonnable.

    Pour y arriver, Rawls intègre l'idée de rationnel car, de son avis, ce sont des personnes libres et rationnelles qui doivent participer au choix des principes. Cette dimension rationnelle intègre la connaissance de la psychologie de l'humanité quant à ses besoins et motivations

    41 John Rawls, La justice comme équité, p. 34.

    42 « Le fait du pluralisme raisonnable implique qu'il n'existe pas de doctrine, qu'elle soit complètement ou partiellement englobante, sur laquelle tous les citoyens s'accordent ou peuvent s'accorder pour organiser les questions fondamentales de la justice politique », La justice comme équité, op. cit., p. 56.

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    fondamentaux. En tant qu'ils sont rationnels, les partenaires cherchent ce qui est le meilleur pour eux d'abord, et c'est ce qu'ils choisissent : « ils sont rationnels , c'est-à-dire qu'ils cherchent les meilleurs moyens pour atteindre les fins posées par les individus qu'ils représentent, sans porter des jugements sur elles, ce qui exclut les passions irrationnelles, et en particulier l'envie »43.

    Rawls estime aussi que les partenaires ne doivent pas ignorer que, toute personne raisonnable souhaiterait être mise en possession des biens premiers sociaux qui intègrent l'exercice de la liberté. Par conséquent, les personnes raisonnables sont celles qui sont prêtes à proposer, ou à accepter lorsque la proposition émane des autres. En un certain sens, les personnes raisonnables ont une attitude d'ouverture non seulement aux propositions d'autrui, mais elles ont aussi le sens de ce qu'elles doivent choisir pour elles et pour la postérité. Ces propositions doivent tenir compte du bien d'autrui et elles doivent être choisies en fonction des autres individus qui doivent être eux aussi capables de les honorer.

    Dès lors, le seul moyen pour les principes de la justice d'être purs, c'est d'être fondé sur un accord où toutes les parties représentées sont couvertes d'un « voile d'ignorance » qui les mette à égalité les uns les autres de manière à choisir librement les principes. Aussi en précisant l'idée de position originelle, Rawls affirme que :

    « Dans la position originelle, les partenaires ne sont pas autorisés à connaître les positions sociales ou les doctrines englobantes particulières des personnes qu'ils représentent. Ils ne connaissent pas non plus la race, le groupe ethnique, le sexe, ou les dons innés variés [...]. On exprime toutes ces limites sur l'information disponible de manière figurée, en disant que les partenaires sont placés derrière un voile d'ignorance »44.

    Egaux, semblables aux autres, grâce à ce « voile d'ignorance » dont ils sont recouverts, les partenaires pourront aboutir à un accord unanime. Le « voile d'ignorance » apparait en définitive comme une condition prioritaire, parce qu'il a pour objectif de situer équitablement les personnes qui doivent décider du choix des principes.

    43 Catherine Audard, « Principes de justice et principes du libéralisme : la neutralité de la théorie de Rawls », « Individu et Justice sociale » Catherine Audard (dir), p. 170.

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    2.2.2. LA POSITION ORIGINELLE COMME FONDEMENT DE LA JUSTICE
    COMME EQUITE.

    La position originelle est un procédé de représentation dans l'entendement de Rawls. C'est pourquoi, l'importance de la position originelle tient en ce qu'elle est un procédé de représentation ou encore une expérience de pensée menée dans un but de clarification personnelle et publique. Cette représentation, il la conçoit selon deux aspects. D'une part, la position originelle représente les conditions du choix des principes susceptibles de régir la structure de base de la société. D'autre part, elle représente ce qu'il est possible de choisir ou de ne pas choisir pour le bien de la société. Ainsi, c'est grâce à la position originelle que l'on peut trouver des bases sociales pour la direction d'une société. On pourrait ainsi dire que l'idée de position originelle ouvre la voie à la justice comme équité, comme étant une conception non pas métaphysique, mais politique, parce qu'elle transcende tout ce qui est de la sphère du religieux ou du moral pour aboutir à des termes équitables n'ayant connu aucune influence extérieure. Pour donner force à ses idées, Rawls souligne que « comme le contenu de l'accord porte sur les principes de justice de la structure de base, l'accord dans la position originelle spécifie les termes équitables de la coopération sociale entre les citoyens. D'où l'expression : la justice comme équité »45.

    Précisons néanmoins que, chez Rawls, la question de la justice concerne d'abord, ce qu'il appelle la « structure de base » : « Pour nous, l'objet premier de la justice, c'est la structure de base de la société ou, plus exactement, la façon dont les institutions sociales les plus importantes répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération sociale. »46 La structure de base correspond à la notion d'institution. Une institution est « un système public de règles qui définit des fonctions et des positions avec leurs droits et leurs devoirs, leurs pouvoirs et leurs immunités et ainsi de suite ».47 Cette insistance sur la structure de base est due au fait que, la structure de base est le lieu fondamental où se jouent égalité et inégalité, c'est-à-dire la possibilité même de la justice. Et, c'est dans les institutions que les humains sont traités avec justice ou injustice. Ces individus donc, qui recherchent, pour leur propre intérêt, les principes de justice devant organiser la structure de base de la société, sont supposés être placés dans une situation d'égalité.

    45 Ibid., p. 36.

    46 John Rawls, op. cit., p. 33.

    47 John Rawls, idem, p. 87.

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    Bien plus, dans la position originelle ainsi définie, les partenaires s'accorderaient nécessairement sur « un principe de justice qui exige une répartition égale pour tous sur « un principe qui exige des libertés de base égales pour tous ainsi qu'une juste égalité des chances et un partage égal des revenus et de la fortune. »48

    De façon générale, il apparaît clairement que c'est la position originelle qui donne à la justice comme équité son nom, puisque le mot anglais fairness qui signifie « impartialité » en français, a un sens beaucoup plus développé en anglais en ce qu'elle comporte des notions centrales comme honnêteté, impartialité, justice et équité49. Or, c'est précisément l'impartialité et l'unanimité qui caractérisent la position originelle, à travers le « voile d'ignorance » où les personnes sont toutes semblables et ont une idée des besoins que peuvent avoir les autres, du fait même de leur similitude. Dans la première partie de Théorie de la justice (section 3), John Rawls, parlant de l'idée conductrice de la théorie de la justice, au sujet des principes de la justice affirme :

    « Ces principes doivent servir de règle pour tous les accords ultérieurs ; ils spécifient les formes de la coopération sociale dans lesquelles on peut s'engager et les formes de gouvernement qui peuvent être établies. C'est cette façon de considérer les principes que j'appellerai la théorie de la justice comme équité »50.

    Que retenir de ce premier chapitre ? Nous pouvons retenir que, pour fonder les principes de la justice, il nous a fallu au préalable fixer les modalités de sa détermination et relever les conceptions devancières de la justice avant John Rawls. A travers la position originelle, John Rawls a montré que, pour adopter les principes de la justice, il faut écarter les aspirations individuelles, et faire en sorte que les individus aient tous les mêmes droits dans la procédure du choix des principes. C'est à partir delà, que les principes adoptés peuvent satisfaire tous les individus. Et c'est aussi à partir delà que s'enclenche le processus dynamique d'ajustement entre les principes retenus et les convictions dont l'aboutissement à terme sera un état final d'équilibre réfléchi. Ces principes peuvent être simples ou complexes ; mais l'accord originel établit les limites dans lesquelles les personnes sont prêtes à faire des compromis et des simplifications afin d'établir les règles de priorité nécessaires à une conception commune de la justice.

    48 John Rawls, idem, p. 182.

    49 Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Seuil, 2004, P. 439.

    50 John Rawls., Théorie de la Justice, p. 37.

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    CHAPITRE II : LES PRINCIPES DE LA JUSTICE CHEZ JOHN RAWLS Il faut partir d'une double interrogation:

    « Quelle est la conception politique de la justice la plus acceptable pour spécifier les termes équitables de la coopération entre des citoyens considérés comme libres et égaux, comme raisonnables et rationnels, et (nous ajoutons) comme des membres normaux et pleinement coopérants de la société pendant toute leur vie, d'une génération à la suivante ? »51

    et, « Quelle est la conception de la justice qui convient le mieux pour préciser les termes de la coopération sociale entre des citoyens considérés comme des personnes libres et égales, et comme des membres normaux et à part entière de la société durant leur vie. »52

    Ces deux questionnements éclairent la « charte régulatrice » du fonctionnement d'une société juste chez Rawls. En effet, ce dont il est question ici, c'est de surmonter les contradictions relatives pouvant surgir ou exister entre la liberté et l'égalité, d'une part ; celle, d'autre part, au sein de la sphère socio-économique, entre la justice et l'efficacité économique. La théorie de la justice de John Rawls débouche de ce fait sur deux principes de justice : le premier a trait au domaine des libertés, le second, quant à lui, porte sur la détermination des positions sociales et de la répartition des biens économiques.

    Pour comprendre ces principes de la justice, certaines questions et réponses méritent d'être exposées.

    Qui sont les destinataires des principes ?

    Ce sont les institutions politiques, socio-économiques, seules aptes à rétablir les conditions de justice.

    Que faut-il répartir ?

    Il s'agit de répartir des « biens premiers », c'est-à-dire, prioritairement les libertés, puis, les positions sociales, les revenus, les biens.

    51 John Rawls, La justice comme équité, Une reformulation de théorie de la justice, p. 25

    52 John Rawls, Justice et démocratie, trad. Cathérine Audard, p.219.

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    Quelle méthode de détermination des principes de justice faut-il adopter ?

    La méthode en question est celle de la position originelle. Pour Rawls, à travers cette démarche méthodologique, les partenaires dans la position originelle devraient parvenir à s'accorder sur certains principes. L'accord de ces principes procède d'une analyse du principe d'égale liberté (premier principe) et du principe de différence (second principe).

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    1 : LE PRINCIPE D'EGALE LIBERTE : ENTRE PRESENTATION ET
    SIGNIFICATION.

    La question de la liberté occupe une place importante dans la philosophie politique de Rawls. Il n'est pas étranger à la place qu'elle occupe dans l'esprit de tout américain : aucune restriction n'est admise. Et s'il y a un domaine où l'ingérence politique n'est pas tolérée, c'est justement celui relatif aux libertés des citoyens. Etre libre, c'est-à-dire, le fait d'agir sans contrainte interne ou externe apparait comme le prédicat ontologique de l'homme. C'est dans la liberté que s'exprime justement l'humanité de l'homme. Et cette liberté est déterminante chez Rawls car, les choix rationnels opérés par les individus émanent d'eux, sans influence extérieure. C'est pourquoi, face au débat opposant les Modernes aux Anciens, Rawls prend le parti des Modernes. Pour lui, les libertés civiles sont prioritaires par rapport aux libertés politiques. Car, s'il n'y a pas de droit à l'expression, il ne saurait avoir de droit de vote. Grâce aux libertés, on se libère des oppressions, de la pauvreté, de la faim, des guerres ou des inégalités.

    Aussi, pour mieux cerner le principe d'égale liberté, nous devons d'abord le présenter; ensuite comprendre sa signification.

    1.1. : LA PRESENTATION DU PRINCIPE D'EGALE LIBERTE

    Le principe d'égale liberté fonde le statut de la personne ou du sujet de droit. Rawls en donne une première formule : « Chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. »53

    Pour que la liberté existe réellement, Rawls nous dit que chaque personne devrait jouir de toutes formes de libertés. Et, pour que la liberté s'exerce au mieux, Rawls, donne-t-il quelques lignes de la condition d'exercice de cette liberté :

    « J'étudierai la liberté en rapport avec les restrictions constitutionnelles et légales [...] Dans ce contexte, des personnes ont la liberté de faire quelque chose si elles sont libres vis-à-

    53 John Rawls, Théorie de la justice, p. 91.

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    vis de certaines contraintes soit de le faire, soit de ne pas le faire et quand leur action (ou leur abstention) est protégée de l'ingérence d'autres personnes »54.

    L'exercice de la liberté s'accorde avec l'idée de système chez Rawls : « Il faut garder présent à l'esprit que les libertés de base doivent être évaluées comme un tout, comme un seul système. La valeur d'une forme de liberté normalement dépend de la définition des autres libertés. »55 Il revient donc aux partenaires de définir les « diverses libertés de façon à produire le meilleur système total de libertés »56

    Ainsi, les « libertés de base » ne sont pas les libertés en tant que telles, mais celles absolument nécessaires au fonctionnement démocratique pour un degré de développement social donné57. Ces libertés de base comprendraient, selon une liste indicative de Rawls : les libertés liées aux droits de l'homme, comme elles sont exposées dans la Déclaration Universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948. Ce qui importe dans ces principes, c'est l'égalité de tous devant les libertés de base (cas de l'égalité du cadre d'entreprise et du chômeur face au choix de leur emploi, par exemple).

    On peut dès lors dresser une liste des libertés de base de deux manières. L'une est historique et consiste à passer en revue des régimes démocratiques variés pour mettre au point une liste de droits et de libertés qui semblent fondamentaux et qui sont efficacement protégés dans ce qui apparaît historiquement comme les meilleurs régimes. Une seconde manière de procéder est analytique : nous cherchons quelles libertés fournissent les conditions politiques et sociales qui sont essentielles pour le développement adéquat et le plein exercice des deux capacités morales caractérisant les personnes libres et égales58.

    En effet, il y a « la liberté de pensée et la liberté de conscience, les libertés politiques (par exemple le droit de voter et de participer à la vie politique) et la liberté d'association, de même que les droits qui correspondent à la liberté et l'intégrité (physique et psychologique) de la personne »59. En, substance de quoi s'agit-il dans ces libertés ? Chez Rawls, la liberté de conscience a une fonction paradigmatique, au sens où elle « fournit le modèle de raisonnement qui permet de déterminer toutes les autres libertés de base »60. Rawls rattache la liberté de conscience à l'idée de rationalité. C'est la capacité à former, à promouvoir et à

    54 John Rawls, Théorie de la justice, pp. 238.

    55 John Rawls, op. cit., p. 238.

    56 John Rawls, idem, p. 239.

    57 Simon Wuhl, L'égalité, Nouveaux débats, PUF, 2002, pp. 67 à 91.

    58 John Rawls, La justice comme équité, p. 74.

    59 Ibid., p. 72.

    60 Ernest-Marie Mbonda, John Rawls, Droits de l'homme et Justice politique, p. 34.

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    réviser une conception du bien à l'abri de toute contrainte extérieure de la conscience. Chaque partenaire porte en lui une certaine référence ou bien des références du point de vue moral, religieux et culturel, des convictions qu'il n'accepterait pas de voir absorbée par une autre doctrine que la sienne. C'est pourquoi, conscient que sa référence à l'État peut constituer une menace pour la réalisation de la liberté de conscience, Rawls fait appel à la notion de « publicité » dans la justice. C'est en effet à partir de l'esprit « public » que les principes de la justice sont admis par tous les partenaires. L'État ne peut pas intervenir dans la vie privée des personnes, comme leur religion, leur morale.

    Pour ce qui est des libertés politiques, elles consistent, pour le citoyen, à agir selon sa propre volonté, tout en respectant le droit et sans être entravé par autrui. C'est une forme de liberté liée à l'autodétermination, au sens où le citoyen porte en lui le souci, non seulement pour lui-même, mais pour l'avenir de son pays. C'est ce qui explique la considération du vote comme liberté politique. En la plaçant parmi les libertés de base, Rawls signifie que ces libertés, quoique politiques, sont importantes parce qu'elles prennent en compte le caractère social et public de l'individu.

    Ces libertés politiques peuvent encore être comptées comme fondamentales même si elles ne sont que des moyens institutionnels essentiels pour protéger et préserver d'autres libertés fondamentales. Lorsque l'on refuse à des groupes politiquement faibles et à des minorités, le droit de vote, et qu'on les exclut du service politique et du jeu politique, ils sont susceptibles de voir leurs droits et leurs libertés restreints sinon niés. Cela suffit à inclure les libertés politiques dans n'importe quel système exhaustif des libertés fondamentales61.

    A la fin, Rawls parle de la liberté de la personne et de son intégrité. Il insiste sur les dimensions physiques et psychologiques de la personne. La liberté de la personne ici est entendue non pas comme une action, mais comme une protection de l'intégrité physique et psychologique de la personne. Dans la mesure où elle tient compte du physique et du psychologique, la liberté de la personne implique sa vulnérabilité et une sensibilité qui peut porter atteinte à son intégrité. Cette liberté implique le respect physique, moral et psychologique de la personne. Considérer la personne toujours comme un être humain, jamais comme une chose ou un quelconque objet de satisfaction. On peut ajouter plusieurs aspects comme l'interdiction de toute forme de violence verbale ou physique. Il est à remarquer que

    61 « The political liberties can still be counted as basic even if they are only essential institutional means to protect and preserve other basic liberties. When politically weaker groups and minorities are denied the franchise and excluded from political office and party politics, they are likely to have their basic rights and liberties restricted if not denied. This suffices to include the political liberties in any fully adequate scheme of basic liberties» John Rawls, Justice as fairness, p. 42.

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    Rawls sort toujours la personne de son contexte moral ou dépendant de quelque doctrine englobante, pour mettre en avant la dimension sociale et politique de sa théorie qui est élaborée indépendamment d'une doctrine morale, religieuse ou philosophique. Cela est dû à l'importance qu'il accorde à l'idée de coopération sociale. De tradition libérale, Rawls place la liberté au coeur de sa pensée. Il donne à ce mot une grande valeur, mais ne sépare pas son exercice des conditions adéquates à son exercice. Sans certaines ressources la liberté est littéralement sans valeur. C'est pourquoi en parlant de la liberté, deux idées principales doivent être prises en compte.

    Dans un premier sens, parler de personnes libres suppose que celles-ci ont conscience qu'elles possèdent de même que les autres citoyens la capacité d'avoir une conception du bien. Thèse qui ne signifie pas que ces personnes font passer l'idée du bien avant celle du juste, mais plutôt qu' « elles sont considérées, en tant que citoyens, comme capables de réviser et de changer cette conception sur des bases raisonnables et rationnelles, et qu'elles peuvent le faire si elles le désirent »62. Autrement dit, les personnes libres, dans le cadre de l'organisation de la société, peuvent agir, indépendamment de leur conception du bien, pour éviter que celle-ci n'influence la structure de base et que, au cas où elles changeraient de conception du bien, la société n'en pâtisse pas.63C'est à partir de cette idée que Rawls juge nécessaire l'idée d'un consensus par recoupement64.

    Dans un second sens, Rawls pense que l'idée de personnes libres tient à ce que les citoyens « s'envisagent eux-mêmes comme des sources auto-validantes de revendications valides »65. Ce qui veut dire que les citoyens, en tant qu'ils sont membres de la coopération sociale, ont le droit de faire des revendications à l'endroit des institutions pour la prise en compte de leur conception du bien, sans pourtant porter atteinte à la conception politique de la justice. Le plus important, c'est que les conceptions du bien des individus, de même que leurs doctrines morales soient compatibles avec la conception politique de la justice. De cette manière, il y a auto validation.

    62 John Rawls, La justice comme équité, p. 43.

    63 Par exemple, dans le cas des religions. Aujourd'hui, on peut appartenir à un tel groupe religieux qui a des principes valorisant le droit des femmes, et demain on peut se convertir dans un tel autre groupe religieux qui appelle la femme à la soumission totale à l'homme. À supposer que les décisions d'un citoyen vivant ce genre de situation ait influencé sa participation à la construction d'une conception de la justice, quelle pourrait être la suite ?

    64 Le consensus par recoupement est un concept que Rawls introduit notamment dans Libéralisme politique, en le considérant comme un moyen servant à favoriser les ententes entre les citoyens des sociétés pluralistes : « l'idée de consensus par recoupement est introduite afin de rendre l'idée d'une société bien ordonnée plus réaliste et de l'ajuster aux circonstances historiques et sociales des sociétés démocratiques, qui incluent le fait du pluralisme raisonnable », La Justice comme équité, 56.

    65 Ibid., p. 45.

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    En plus de ces libertés de base, il faut ajouter le droit de détenir « une propriété individuelle et d'en avoir un usage exclusif »66. Posséder ce droit et l'exercer constitue selon Rawls, « l'une des bases sociales du respect de soi-même »67. En réalité, Rawls voudrait montrer que la liberté constitue une réalité incontournable si l'on veut prendre en compte tous les autres biens premiers. Sans liberté, les autres biens n'auraient aucune valeur. Une fois dans la position originelle, la première préoccupation des partenaires serait de choisir un principe qui garantirait les libertés de base, nécessaires pour le bien de la personne dans la structure de base. Ensuite ces partenaires s'intéresseraient à la manière dont on pourrait faire usage de ces libertés pour pouvoir assurer la survie de tous les citoyens. C'est pourquoi, la liberté serait l'idéal. Ainsi, le rôle des institutions est de garantir les libertés de base aux citoyens comme il le souligne, lorsqu'il parle de système de liberté les plus étendues (ceci voudrait dire que les libertés doivent être compatibles avec la possession de ce même système par tous).

    Si on se réfère à la page 156 de Justice et démocratie, Rawls formule le premier principe autrement. Il n'y parle plus du « système le plus étendu des libertés » comme dans Théorie de la justice, mais de « système pleinement adéquat » de libertés. Cette reformulation souligne que la liberté se réalise seulement par un accord raisonnable sur les restrictions qui doivent limiter les libertés, de telle sorte que leur exercice conjugué soit effectivement possible. Le système adéquat des libertés est celui dans lequel les restrictions constitutionnelles ou légales garantissent aux individus une faculté d'agir conforme à leur nature rationnelle.

    La question qui nous vient à l'esprit interroge l'origine éventuelle des restrictions à la liberté. Elles viennent d'abord du conflit des libertés. Les libertés de base sont en conflit avec les autres et se limitent réciproquement. Rawls parle ainsi d'un conflit entre les Modernes et les Anciens. Les Anciens, représentés par Rousseau optent pour une priorité accordée aux libertés politiques, égales pour tous et aux valeurs de la vie publique et considère les libertés civiles comme subordonnées. Les Modernes, avec Locke, estiment qu'il faut mettre l'accent sur la liberté civile, et en particulier la liberté de conscience et de pensée, les droits de base de la personne, les droits de propriété et d'association68.

    Rawls accorde ses faveurs aux Modernes, mais souhaite néanmoins que les deux groupes soient profondément enracinés dans les aspirations humaines69. Il y a donc une

    66 Ibid., p. 160.

    67 Ibid., p. 160.

    68 Lire dans Justice et démocratie, p. 79 et 197.

    69 John Rawls, Théorie de la justice, p. 237.

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    égalité du droit aux mêmes libertés dites fondamentales, telles que la liberté d'expression, de réunion, de pensée et de conscience, la liberté politique...La preuve en est que, dans les différentes constitutions dans le monde, toutes ces libertés sont consacrées. Mais, on est d'avis avec Locke et Rawls, qu'il faut au préalable, garantir les libertés civiles. Pour voter par exemple, il faut jouir de ses droits civiques. De plus, il n'y a pas de vote dans un Etat où il n'y a pas de liberté d'expression ou de conscience. C'est dire que, la liberté civile est prioritaire à la liberté politique.

    Cette critique de Rousseau devrait être modérée. Pour Rousseau, le fait pour un citoyen d'avoir transmis une parcelle de sa liberté à un représentant, fait de lui le souverain, dont le vote, c'est-à-dire la liberté politique, lui permet de sanctionner le représentant inefficace. Rousseau considérait la liberté civile comme allant de soi ; et insistait surtout sur le respect du citoyen qui est représenté et qui ne peut sanctionner l'abus de confiance que par l'exercice de sa liberté politique. Rousseau faisait cette remarque : « Dans l'état de nature, où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis, je ne reconnais pour être autrui que ce qui m'est utile. Il n'en est pas ainsi dans l'état civil où les droits sont fixés par la loi. »70

    Du coup, les principes de la justice sur lesquels tous s'accordent apparaissent comme des lois : « Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi. »71

    La volonté générale est donc cette délibération des individus dans la position du « voile d'ignorance ». Les principes de la justice qu'on choisit « ne sont que des registres de nos volontés. »72

    Cet intérêt pour la liberté justifie la place que ce principe occupe par rapport à d'autres valeurs. C'est elle que les partenaires commenceront par choisir comme premier principe de la justice.

    Nous devons, avant de considérer la valeur de la liberté, donner une idée de ce que Rawls entend par égalité lorsqu'il l'inclut dans le premier principe de justice, alors qu'elle semble liée à des questions d'ordre économique. Rawls affirme :

    70Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762), livre II, Chap. VI, Hatier, Coll. « Les classiques de la philosophie », 1999, p.44-46

    71 Ibid.

    72 Ibid.

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    « On peut les concevoir comme égaux dans la mesure où ils sont tous considérés comme possédant, au degré minimum essentiel, les facultés morales nécessaires pour s'engager dans la coopération sociale pendant toute leur vie, et pour prendre part à la société en tant que citoyens égaux. Nous tenons la possession de ce degré de facultés pour la base de l'égalité entre les citoyens conçus comme des personnes »73.

    En fait, si les individus n'étaient pas égaux, en vertu des facultés morales et du « voile d'ignorance », comment arriveraient-ils à s'accorder sur les principes devant régir leur vie en communauté ? Pour cerner l'idée sous jacente de cette affirmation de Rawls, il est important de ne pas oublier que la théorie de la justice comme équité est une théorie conçue pour une société démocratique. Ce qu'il précise à partir de 1987. Son souhait, en outre, est de fonder une base morale pour ce type de société car, il estime que la base de l'égalité constitue un minimum de capacité morale pouvant permettre aux citoyens de participer à la vie de la société. C'est pourquoi, dans la situation de départ, tous les partenaires devraient participer au choix des principes qui ont pour base l'égalité des droits. Cette idée d'égalité, au sein du premier principe se comprend davantage en lien avec la liberté.

    L'égalité et la liberté, revendiquées par les opprimés sont représentées par deux courants de pensée dans les Etats-Unis des années 1970 : la doctrine qui magnifie la liberté, les idéologies libertariennes74 au sens large (des libertarians), et celle qui prône l'égalité, les idéologies communautariennes75 (des communitarians). Pour concilier les deux doctrines,

    73 Ibid., p. 41 (Cette idée de citoyens conçus comme personnes est déjà présente dans Théorie de la Justice, Paragraphe 77).

    74 Le libertarianisme est une philosophie politique prônant, au sein d'un système de propriété et de marché universel, la liberté individuelle en tant que droit naturel. La liberté est conçue par le libertarianisme comme une valeur fondamentale des rapports sociaux, des échanges économiques et du système politique.

    Les libertariens se fondent sur le principe de non-agression qui affirme que nul ne peut prendre l'initiative de la force physique contre un individu, sa personne, sa liberté ou sa propriété. De fait, ses partisans, les libertariens, sont favorables à une réduction, voire une disparition de l'État (Antiétatisme) en tant que système fondé sur la coercition, au profit d'une coopération libre et volontaire entre les individus.

    75 Le courant de pensée dit communautarien (Charles Taylor, Stanley Hauerwas, Michael Sandel, etc.), né en Amérique du Nord au début des années 80, s'est beaucoup intéressé au statut des communautés religieuses, ethniques ou culturelles dans la vie publique. Il s'agit avant tout, dans le cadre d'une anthropologie sociale, d'interroger le rapport entre pluralité culturelle et cohésion sociale.

    Les communautariens ont développé au cours de ces 15 dernières années une critique sociale, actuelle, de cette société libérale dominante et établie qui devient, elle, toujours plus incompréhensible, impénétrable, toujours plus abstraite dans ses lois et ses règlements pour l'individu moyen. L'aliénation croît sans cesse entre le citoyen et l'État, disent les communautariens, car la société se présente au citoyen moderne comme toujours plus médiate et éloignée : elle ne se présente plus en effet sous la forme d'une communauté solidaire vécue au quotidien mais comme un flot ininterrompu de lois, de règlements, de directives qui réduit le sentiment d'appartenance de beaucoup de citoyens au niveau d'un univers de papiers abstrait. La société n'est plus une forme de gestion autonome concrète, surtout locale ou régionale, mais le reflet monochrome d'un centre éloigné émettant les décisions des cours suprêmes ou celles d'organes administratifs qui n'ont pas grand' chose à voir avec la vie locale.

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    John Rawls est persuadé que la démocratie libérale peut être juste, qu'elle peut connaître la justice sociale. La justice ne peut pas résulter d'un calcul utilitaire ; elle est nécessaire au maintien de la stabilité sociale. C'est pourquoi, elle doit permettre de résoudre les conflits égoïstes qui menacent la cohésion de toute société. Elle doit protéger ce qui est fondamental à l'humanité, à savoir le principe de la liberté de l'individu: « Cependant, la liberté...privilège de tous les hommes est un droit légitime, imprescriptible et conforme aux principes de la justice divine et humaine. »76 rappelle Ottabah Cugoano.

    Ainsi présenté, le concept de liberté apparait comme un cadre global qui mérite d'en cerner la signification.

    II.1. 2: LA SIGNIFICATION DU PRINCIPE D'EGALE LIBERTE

    La position originelle nous a présenté des individus, recouverts du « voile d'ignorance », et n'ayant aucune idée des positions sociales les uns des autres, puisqu'ils ignorent jusqu'à leur propre situation. La seule chose qu'ils connaissent, c'est la liste des biens premiers qu'ils possèdent et que Rawls définit comme « des conditions sociales et des instruments polyvalents variés qui sont généralement nécessaires pour permettre aux citoyens de développer et d'exercer pleinement leurs deux facultés morales77 de façon adéquate, et de chercher à réaliser leur conception déterminée du bien »78. Ce qui veut dire que chaque personne a besoin des biens premiers en ce sens qu'ils sont nécessaires dans la structure de base de la société. Ces biens sont à penser dans le contexte d'une conception politique de la justice qui considère les personnes comme des « citoyens et des membres pleinement coopérants de la société, et non pas simplement vus indépendamment de toute conception normative »79.

    Deux idées découlent de cette citation au sujet de la liberté. D'abord il faut noter que cette liberté, dans le contexte de Rawls, ne consiste pas à nuire à autrui, mais plutôt à le

    De cette façon, les instances telles les cours de justice, les ministères et les administrations, créées au départ pour défendre les intérêts des citoyens, deviennent, sans doute sans le vouloir, des obstacles à la démocratie. Cela prouve, disent les communautariens, que la démocratie, en tentant de résoudre les conflits au départ d'un centre et surtout au départ d'un système de droit fortement charpenté, butte sur ses propres limites et provoque une crise d'identification entre le citoyen et l'État.

    76 Ottabah Cugoano, Réflexions sur la traite et l'esclavage des nègres, éd. La Découverte, Paris, 2009, p. 41

    77 Rawls fait allusion aux deux facultés morales signalées plus haut : le sens de la justice et la capacité du bien.

    78 John Rawls, La justice comme équité, p. 88.

    79 Ibid., 89.

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    considérer comme un autre soi-même80. Ensuite, cette idée de liberté rejoint ce que dit l'adage : « Ma liberté s'arrête là où commence celle des autres ». Ce qui voudrait dire que, dans l'exercice de sa liberté, l'individu doit savoir que tous les autres membres qui partagent la vie sociale avec lui doivent jouir des mêmes droits que lui. C'est pourquoi, en présence des autres, c'est-à-dire de la société, il doit toujours savoir ses limites.

    De plus, Rawls insiste sur le fait que les libertés forment un ensemble de droits compatibles 81 entre eux. Ce qui voudrait dire que les libertés et les droits forment un système uni et qu'aucun droit ni aucune liberté ne peut prétendre être au-dessus des autres libertés ou droits. Chaque être humain doit disposer de la même liberté que les autres. C'est pourquoi, introduisant l'idée des libertés de base, il les définit comme des libertés fondamentales que possède tout être humain et qui en aucun cas ne peuvent dépendre d'une réalité autre que la liberté, car elles ne peuvent être limitées qu'au nom de celle-ci. Dans Libéralisme politique, Rawls pose la question fondamentale qui détermine ce qu'il entend par libertés de base : « Quelles sont les libertés qui constituent des conditions sociales essentielles permettant le développement adéquat et le plein exercice des deux facultés de la personnalité morale au cours d'une vie complète ? ». On pourrait dire à la suite de cette interrogation que les libertés de base, ce sont des libertés liées à des individus au point qu'elles ne peuvent être violées ni par les autres, ni par l'État. Pour ces raisons, Rawls s'emploie, au début de la deuxième partie de La Justice comme équité, à dresser la liste des libertés de base en s'appuyant sur les dimensions historique et analytique.

    S'appuyant sur ces deux aspects, Rawls voudrait montrer qu'aucune conception de la liberté n'a été inventée par lui et qu'il se fonde sur la tradition historique (philosophes et politique, constitutions et déclarations universelles des droits humains) pour préciser sa conception de la liberté. Ensuite il voudrait montrer que toute société dans son organisation devrait prendre en compte la notion de liberté en tant qu'elle constitue un ensemble de libertés susceptibles de participer à l'organisation de la structure de base de la société. Puis de faire comprendre que les libertés doivent aboutir au « respect de soi », car les deux capacités morales dont il est question ici sont le sens de la justice et la conception du bien82.

    80 Ottabah Cugoano dit : « Ecoutons les vrais préceptes de la raison et nous apprendrons qu'aucun homme ne peut légitimement priver son semblable de la liberté. », in Réflexions sur la traite et l'esclavage des nègres, éd. La Découverte, Paris, 2009, p. 49.

    81 John Rawls, Libéralisme politique, p. 349.

    82 Dans La justice comme équité, John Rawls souligne que les personnes libres et égales sont les personnes engagées dans la coopération sociale tout au long de leur existence. Ces personnes possèdent les « deux facultés morales » qu'il décrit de la manière suivante : la capacité d'un sens de la justice : comprendre, appliquer, et agir selon (et non seulement en conformité avec) les principes de la justice politiques qui spécifient les termes

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    Finalement, un individu ayant ces deux capacités ne peut en aucun cas sacrifier le respect de soi pour un intérêt économique ou social quelconque, car, il est prédisposé, grâce à ses facultés, à s'engager dans la coopération sociale bénéfique pour lui et pour les autres membres de la structure de base de la société.

    Ce principe d'égale liberté est celui qui concerne les aspects du système social chargé de définir les libertés fondamentales telles qu'elles doivent se donner libre cours dans la structure de base. Pour bien définir ces libertés de base, Rawls part de la position originelle, où les personnes ignorent leur situation personnelle et sociale dans la société : « Nous partons d'une situation de non-information, et nous n'introduisons que des informations nécessaires pour que l'accord soit rationnel, mais suffisamment indépendant des circonstances historiques, naturelles et sociales »83. Néanmoins, bien au-delà de leur particularité, les personnes ont une idée de ce qui est utile et nécessaire pour l'accomplissement de leur vie en société. Les normes devant régir la structure de base commencent par énoncer un premier principe susceptible de garantir leurs libertés civiles.

    Pour justifier ce choix, Rawls relève que leur statut spécial de libertés de base leur confère une priorité, et c'est ce qui fait que, parmi les libertés de base, on ne retrouve que les libertés fondamentales. Les autres libertés non contenues dans les libertés de base sont prises en compte, une fois les principes de la justice satisfaits.

    »84.

    Ce qui ressort de cette analyse, c'est que, Rawls lie intimement le deuxième principe au premier qui est la condition même de sa réalisation. Le second principe ne découle pas de la violation de la liberté humaine. Il est un droit fondamental qui oblige à la structure de base de la société de répartir équitablement les ressources. Ce qu'il faut retenir ici, c'est que « dans l'analyse qui dissocie la garantie des droits auxquels la liberté donne lieu et la valeur de la liberté, ma liberté est bien la même que pour les autres membres de la société (elle m'est garantie comme aux autres)

    Ce qui donne des charges à l'Etat : Pour Rawls, l'État a des obligations envers chaque individu. Mais c'est la coopération sociale qui est responsable de l'application des principes de la structure de base, principes résultant du choix et de la participation de tous. C'est la structure de base qui donne à la liberté son sens réel, la démarquant ainsi d'une liberté formelle se trouvant dans des textes. La structure de base est le lieu de l'exercice de la liberté.

    équitables de la coopération sociale » ; la capacité d'une conception du bien : avoir, réviser et chercher à réaliser rationnellement une conception du bien. », La justice comme équité, p. 39.

    83 Idem., Justice et démocratie, p. 54.

    84 Véronique Munoz Darde, La justice sociale, p. 26.

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    Aucune liberté n'est au-dessus des libertés fondamentales, elles sont toutes égales. Aucun individu n'a plus de liberté que d'autres. La liberté ne peut être sacrifiée à un avantage en revenus, richesse ou autorité. Il est en outre important de ne pas perdre de vue que les libertés fondamentales font partie des biens premiers. Dans cet ordre d'idées, ce principe voudrait simplement signifier que la liberté de chaque individu est fondamentale dans le choix de son avenir et des valeurs qui lui conviennent, tout en sachant qu'il y a une valeur universelle de l'intégrité des personnes qui existe et dont il faut toujours tenir compte. Ceci implique que, dans l'idée des libertés fondamentales de base, il n'est pas possible d'exclure l'idée de respect de soi qui fait également partie des biens premiers, car le respect de soi comporte le sens qu'un individu a de sa propre valeur, la conviction profonde qu'il a que sa conception du bien, son projet de vie valent la peine d'être réalisés. Ensuite, le respect de soi-même implique la confiance en sa propre capacité à réaliser ses intentions, dans la limite de ses moyens. Quand nous avons le sentiment que nos projets ont peu de valeur, nous ne pouvons plus les continuer avec plaisir ni être satisfaits de leur exécution. Tourmentés par le sentiment de l'échec et traversés de doutes à l'égard de nous-mêmes, nous abandonnons nos entreprises85.

    L'idée de respect de soi (self respect, self esteem) a été introduite ici pour souligner le caractère incontournable de la liberté qui est comme le levier de la mise en pratique du respect de soi, parce qu'elle transcende les classes d'origines et toute autre forme de discrimination. Mais Rawls précise dans La justice comme équité que ce bien n'est pas une attitude, mais fait partie des biens premiers sociaux qui aident les citoyens, membres de la structure de base, à prendre en compte leur dimension de personne, pouvant réaliser ses fins en société et d'y développer ses dons naturels. Mais tout cela n'est réalisable que lorsque, en amont, chaque citoyen possède une liberté suffisante pour être maître de lui-même et de ses projets, car c'est quand ses projets sont reconnus, valorisés et acceptés par autrui, et que la structure de base la rend réalisable, que le respect de soi est possible. De plus, il est important de ne pas oublier qu'une liberté solitaire n'est pas valable, c'est pourquoi Rawls parle de libertés de base au sens où elles forment un ensemble de droits et libertés les plus importantes à respecter ou même à répartir.

    Dans l'esprit de Rawls, lorsque les partenaires sont en position originelle pour le choix des principes, ils sont amenés à choisir en premier le principe d'égale liberté. C'est pourquoi, en fonction de ce premier choix, la priorité lexicale ici voudrait aussi dire que le deuxième principe de la justice ne peut être pris en compte que lorsque le premier est complètement

    85 John Rawls, Théorie de la justice, pp. 479-480.

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    satisfait. C'est ce que voudrait dire, « cette priorité accordée à la liberté garantit donc qu'elle ne doit jamais être mise en balance avec les autres biens premiers »86.

    Mais Rawls établit cependant une distinction entre la liberté et la valeur de la liberté : « la liberté et la valeur de liberté sont distinguées de la façon suivante : la liberté est représentée par le système complet des libertés incluses dans l'égalité des citoyens, tandis que la valeur des libertés pour les personnes et les groupes, dépend de leur capacité à favoriser leurs fins dans le cadre défini par le système. La liberté en tant qu'égale pour tous est la même pour tous ; et il n'est pas question de donner une compensation pour une liberté moindre. Mais la valeur de liberté n'est pas la même pour tous. Certains ont plus d'autorité et de fortune et donc des moyens plus importants pour mener à bien leurs objectifs »87.

    Une telle affirmation nous pousse à cette question : pourquoi certaines personnes ont une liberté de moindre valeur que les autres ? Rawls donne cette réponse : « La valeur moindre de la liberté est, cependant, compensée ; en effet la capacité des moins avantagés à mener à bien leurs objectifs serait encore diminuée s'ils n'acceptaient pas les inégalités existantes chaque fois que le principe de différence est respecté. Mais il ne faut pas confondre compenser la valeur moindre de la liberté et réparer une inégalité de liberté. En prenant en compte les deux principes à la fois, la structure de base doit être organisée de manière à maximiser, pour les plus désavantagés, la valeur du système complet des libertés égales pour tous. Telle est la définition du but de la justice sociale. »88

    De cette citation, on retient que, pour Rawls, il n'y a pas de compensation à une inégalité de liberté. Mais, il peut y avoir compensation à une inégalité de valeur de liberté ; et cette compensation consiste dans la conviction rationnelle qu'aucune autre organisation sociale ne favoriserait davantage la capacité des moins favorisés à réaliser leur idée du bien.

    Après avoir analysé le premier principe de justice qui est celui d'égale liberté, John Rawls passe au second principe qui est un principe bidimensionnel, au sens où son premier volet concerne l'égalité équitable des chances, tandis que le second, appelé principe de différence s'intéresse à la question des inégalités. C'est dans l'analyse du second principe que nous comprendrons au mieux les règles de la répartition des richesses ou des revenus et les conditions d'accès aux fonctions d'autorité et de responsabilité.

    86 Véronique Munoz Darde, La justice sociale, p. 86.

    87 John Rawls, Théorie de la justice, p.240.

    88 Idem.

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    2 : LE PRINCIPE DE DIFFERENCE

    Après avoir dégagé le premier principe d'égale liberté, il faut maintenant examiner le deuxième principe de la justice, reformulé par Rawls de la sorte : « les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l'on puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à l'avantage de chacun et (b) qu'elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »89

    Relativement au principe de différence, celui-ci met l'accent sur l'intérêt des plus désavantagés : « Le second, lui, pose que des inégalités socio-économiques, prenons par exemple des inégalités de richesse et d'autorité, sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun, et en particulier pour les membres les plus désavantagés de la société » Plus loin, il ajoute : « il n'y a pas d'injustice dans le fait qu'un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne, à condition que soit par là-même améliorée la situation des moins favorisés90

    A la page 341 de Théorie de la justice, cette orientation est plus nette : « Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d'un juste principe d'épargne, et b) attachés à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. »

    Cette formulation rejoint celle de Justice et démocratie, à la page 156 : « Les inégalités sociales et économiques doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société. »

    Dans La justice comme équité, Rawls souligne: « Les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent d'abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d'égalité équitable des chances ; ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société (principe de différence) »91.

    L'équité dont il est question ici désigne la situation des partenaires choisissant, dans la position originelle, les principes de justice, régissant la structure de base du système

    89 John Rawls, Théorie de la justice, p.91.

    90 Idem, p. 41.

    91 John Rawls, La justice comme équité, pp. 69-70.

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    coopératif qu'ils vont former. Cette position originelle est une « position initiale d'égalité »92 « Il semble raisonnable de penser que, dans la position originelle, les partenaires sont égaux »93 Et « comme tous ont une situation comparable et qu'aucun ne peut proposer des principes favorisant sa condition particulière, les principes de justice sont le résultat d'un accord ou d'une négociation équitable »94

    On comprend ainsi, ce qui distingue égalité et équité. L'égalité qualifie la situation des partenaires. L'équité qualifie la procédure de délibération qui conduit au choix des principes de justice, et la justice désigne le contenu des principes choisis. La justice comme équité signifie qu'il n'y a pas de justice, si ce n'est à partir d'un accord équitable, en situation d'égalité, sur les principes de justice. La justice dans la situation de délibération, c'est-à-dire, l'équité, est censée se transférer au résultat de la délibération. C'est parce qu'il y a une procédure de délibération que les principes organisant la structure de base sont des principes de justice.

    Pour comprendre l'idée générale de ces principes, cette partie s'attachera à étudier tour à tour le principe de l'égalité équitable des chances et le principe de différence.

    2. 1. : LE PRINCIPE D'EGALITE EQUITABLE DES CHANCES

    Faut-il laisser les démunis, les défavorisés, les minorités à leur sort parce qu'ils n'ont ni mérite et ne méritent pas d'être pris en considération ? La justice doit-elle s'appuyer toujours sur le droit ou la loi pour répartir ?

    En effet, face à la persistance des inégalités sociales, il faut agir pour réduire la fracture sociale. Et, c'est en cela que l'égalité des chances est admise.

    Ce qui est en question, c'est l'égalité : l'égalité des ressources disponibles pour les agents ; l'égalité de leur bien-être ou leurs « utilités » ; l'égalité de leurs chances ou des résultats auxquels ils parviennent.

    Les chances désignent, en effet, tout ce qu'un individu reçoit en matière de ressources matérielles.

    92 John Rawls, Théorie de la justice, p.37.

    93 John Rawls, idem, p.46.

    94 John Rawls, Théorie de la justice, p.38.

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    Chez Rawls, les chances renvoient à l'accès à la formation et à l'emploi avec des talents donnés.

    Dès lors, l'égalité des chances « signifie une chance égale de laisser en arrière les plus défavorisés dans la quête personnelle de l'influence et de la position sociale. »95

    Elle est une exigence qui veut que le statut social de chaque individu d'une génération actuelle ne dépende en rien du statut des générations précédentes ; en un mot, elle exclut le fait des contingences sociales, économiques, religieuses et même ethniques dans la société.

    Chez Dworkin96, les chances consistent en un ensemble de « ressources » personnelles et impersonnelles, dont chaque individu est bénéficiaire. Chez ce même auteur, il faut faire la différence entre l'égalité des chances (ressources) et égalité des résultats. Ce dont on doit tenir compte, c'est l'égalité des ressources, des dotations initiales et laisser l'égalité des résultats aux choix individuels. Rawls s'intéresse alors à l'égalité des ressources. Si les ressources et les richesses sont mal distribuées, il y a risque que les résultats attendus ne soient pas escomptés. Rawls ne dit pas que l'égalité des résultats est au même titre que l'égalité des ressources. Puisque l'égalité des résultats est la marque de la vie déjà en société, elle y dépend de tout un chacun. Mais, au préalable, il faut assurer l'égalité des ressources. Ce sont les choix rationnels qu'on se fait avant notre entrée en société qui déterminent le reste, et non pas, les choix que nous faisons une fois entrés en association.

    La notion d'égalité des chances, apparaît aux yeux des populations, des politiques ou bien des penseurs en philosophie, comme l'option la plus juste pour supprimer les inégalités dans la société. Cette considération vient simplement du fait que, en apparence, l'égalité des chances semble garantir « que le sort des individus est déterminé par leurs choix plutôt que par leurs circonstances »97 L'idée générale de l'égalité des chances tient au fait qu'on ne peut la séparer du mérite, car l'échec ou la réussite de celui qui vit dans une société prônant l'égalité des chances, dépendra davantage de ses compétences que des contingences le caractérisant, comme la race, le milieu d'origine et le sexe. La réussite y est considérée comme un gain, non pas comme quelque chose qui est donné au départ, si bien que les grandes inégalités sont très remarquables, parce que finalement le mérite est mis en avant.

    95 John Rawls, Théorie de la justice, p. 137

    96 Il faut citer deux articles de Dworkin de 1981, « What is Equality ? Part 1 : Equality of welfare ; Part 2 : Equality of Resources », Philosophy and Public Affairs, 10, 185-246 et « What is Equality ? Part 2 : Equality of Resources » Philosophy and Public Affairs, 10, 283-345. Dworkin fait la différence entre l' « égalité des ressources » et l' « égalité des chances », telle qu'elle est habituellement entendue dans ce qu'il nomme la starting gate theory. Pour celle-ci, il ne faut égaliser que les ressources externes, alors que pour Dworkin, il faut égaliser doublement les ressources externes et les ressources internes, c'est-à-dire les talents.

    97 Will Kymlicka, Les théories de la justice, p. 67.

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    Mais, cette notion d'égalité des chances nourrit une polémique qui lui vaut beaucoup d'interprétations. Si, pour certains, l'égalité des chances est une question à régler au niveau de l'accès à l'éducation et au travail pour tous, pour d'autres, il est nécessaire de mettre en place des programmes de discrimination positive98 (affirmative action), au niveau économique et social, et ce, à la faveur, des groupes culturels les plus désavantagés, afin de leur permettre d'atteindre le niveau d'autres groupes avantagés.

    C'est la thèse défendue par John Rawls. L'égalité des chances en termes d'égalité équitable des chances est judicieuse dans un contexte de coopération sociale, car les principes de la justice ne peuvent pas êtres conçus en dehors des dispositifs institutionnels.

    La juste égalité des chances apparait alors comme un système de coopération sociale assis sur les deux principes de la justice et, à travers lesquels, les institutions doivent permettre aux plus défavorisés de tendre vers un mieux-être. Elle est aussi une notion de politique publique qui s'applique à plusieurs domaines dans la société, en ce qu'elle prône les chances d'accès pour tous, à toutes les positions sociales. Cette notion vaste implique également la lutte contre toute forme de discrimination, à l'échelle de la société.

    En effet « il n'existe pas de critère d'une attente légitime ou d'un titre en dehors des règles publiques qui spécifient le système de coopération »99. C'est donc la dimension publique qui confère aux principes de justice leur validité en tant que principes de la justice comme équité. Par conséquent « toutes revendications naissent au sein du contexte d'un système de coopération équitable »100, c'est pourquoi, en dehors de la structure de base, il n'est pas possible de parler de mérite, des attentes légitimes ou des titres.

    Rawls souligne qu'il n'est pas contre l'idée de mérite: « affirmer que la justice comme équité rejette le concept de mérite moral est inexact »101, car elle intègre certains de ses aspects. En réalité l'égalité des chances se contente de parler d'égalité, sans pourtant se poser la question s'il existe dans les sociétés, des sources d'égalités, non méritées. Personne, selon Rawls ne mérite une inégalité, c'est pourquoi, ce serait injuste que de marquer l'existence d'une personne de cette inégalité. En terme d'inégalité, Rawls prend en compte toute forme

    98 Discrimination positive: principe qui consiste à instituer les inégalités pour promouvoir l'égalité. Principe américain à comprendre dans deux sens : d'abord comme instrument de lutte contre les pratiques sexistes et racistes ; ensuite comme correction des inégalités sociaux-économiques. C'est ce deuxième aspect qui concerne notre étude.

    99 John Rawls, La justice comme équité, p. 107.

    100 Ibid., p. 107.

    101 Ibid., p. 107.

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    d'inégalité, que ce soient les inégalités que l'on pourrait qualifier de naturelles, c'est-à-dire les handicaps (physique ou mental) ou encore les inégalités culturelles ou raciales.

    Ainsi, récuser l'idée du mérite, dans le contexte de la justice sociale signifie, pour Rawls, « non seulement cesser de considérer comme justifiés les avantages supérieurs de ceux qui sont plus talentueux, mais également considérer la position du plus défavorisé, non pas comme une égalité résultant de ses seules décisions, mais comme une responsabilité collective »102. Rawls engage donc la responsabilité collective pour le bien des plus défavorisés et repousse l'idée qui veut que depuis des générations, ce soit toujours les mêmes qui aient accès aux avantages sociaux. Personne ne choisit de venir au monde dans telle classe sociale ou dans telle autre. Aussi, est-il important de tenir compte de la dimension sociale de la justice pour que tous aient la chance équitable d'accéder aux mêmes positions dans la société. Selon Rawls, « les inégalités existantes doivent contribuer à améliorer le sort des gens les plus défavorisés de la société »103.

    Critiquant la méritocratie, Rawls relève qu'elle est un « type d'ordre social (qui) obéit au principe qui ouvre les carrières aux talents et utilise l'égalité des chances comme un moyen de libérer les énergies dans la poursuite de la prospérité économique et de la domination politique. Il y règne une disparité marquée entre les classes supérieures et inférieures, à la fois dans les moyens d'existence et dans les droits et les privilèges de l'autorité institutionnelle. La culture des couches les plus pauvres est appauvrie tandis que celle de l'élite gouvernementale et technocratique est solidement basée sur le dévouement aux objectifs nationaux de puissance et de richesse...Ainsi, la méritocratie est un danger...Il s'ensuit qu'il faut chercher à donner aux plus défavorisés l'assurance de leur propre valeur et que ceci limite les formes de hiérarchie et les degrés d'inégalité que la justice autorise. »104

    En somme, pour Rawls, les inégalités ne peuvent pas se justifier par le mérite. C'est pourquoi nul ne doit s'arroger le droit d'occuper telle ou telle autre position dans la société, en vertu de ses qualités propres. Par conséquent, Rawls pense qu'au sein de la structure de bases, les citoyens doivent avoir les mêmes chances d'accès et les mêmes chances de succès égales, peu importe leur situation de départ dans la société. Par exemple, les enfants des favorisés, comme les enfants des moins favorisés devraient tous avoir les mêmes chances dans la société. Les classes sociales ne devraient, en principe, avoir aucune influence dans l'organisation de la société. En parlant de ce qui peut réduire l'influence des origines, Rawls

    102 Catherine Audard, Qu'est-ce que le libéralisme, pp. 448-449.

    103 John Rawls, La justice comme équité, p. 97.

    104 John Rawls, Théorie de la justice, p. 137

    mentionne « la prévention d'une accumulation excessive de la propriété et de la richesse chez certains, et la garantie de chances d'éducation égales pour tous »105.

    Donc, « puisque les inégalités de naissance et de dons sont immérités, il faut en quelque façon y apporter des compensations. Ainsi..,pour traiter toutes les personnes de manière égale, pour offrir une véritable égalité des chances, la société doit consacrer plus d'attention aux plus démunis quant à leurs dons naturels et aux plus défavorisés socialement par la naissance. L'idée est de corriger l'influence des contingences dans le sens de plus d'égalité..,on pourrait consacrer plus de ressources à l'éducation des moins intelligents qu'à celle des plus intelligents, du moins pendant un certain temps, par exemple les premières années d'école. »106

    Critiquant l'égalité des chances qui s'appuie sur le droit, tout en risquant de ne pas tenir compte des défavorisés, Aristote fait cette remarque :

    ... L'équitable, tout en étant supérieur à une certaine justice, est lui-même juste et ce n'est pas comme appartenant à un genre différent qu'il est supérieur au juste. Il y a donc bien identité du juste et de l'équitable et tous deux sont bons, bien que l'équitable soit le meilleur des deux..,L'équitable est un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général et qu'il y a des cas d'espèces pour lesquels il n'est pas possible de poser un énoncé général qui s'y applique avec rectitude. Telle est la nature de l'équitable : c'est d'être un correctif de la loi où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité..,c'est qu'il y a des cas d'espèce pour lesquels, il est impossible de poser une loi..,Le décret est adapté aux faits. »107

    Cette assertion d'Aristote qui valide la juste égalité des chances, ouvre la porte à l'examen de la répartition des biens.

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    105 Emmanuel Picavet, Théorie de la justice, première partie. John Rawls, coll. philo-textes, Paris, Ellipses, 2001, p. 53.

    106 John Rawls, Théorie de la justice, p. 131

    107 Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V, Chap. XIV, Vrin, 1990, p. 266-267.

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    2.2. : LE PRINCIPE DE REPARTITION DES BIENS

    On peut énoncer le principe de répartition des biens de la manière suivante : « Les inégalités économiques et sociales [...] doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société (le principe de différence) »108. Ce principe a pour rôle fondamental de répartir les biens entre les membres de la société, de façon à ne laisser personne de côté, et cela de manière juste et équitable. C'est pourquoi, admettre les inégalités n'est pas une mauvaise chose en soi, à condition que cela permette de maximiser le bien des plus défavorisés.

    La répartition est liée aux systèmes de production, puisqu'elle traite des questions d'efficacité économique et des inégalités socio-économiques. Notre analyse du principe de répartition se déroulera à partir de deux idées principales, à savoir : la prise en compte des inégalités, la question de la justice distributive et l'idée de réciprocité.

    Pour ce qui est de la question des inégalités, il est intéressant de souligner le système de production qui est l'organe même de la prise en compte des inégalités. Les deux ne peuvent pas être séparés car, dans un système de production, régi par des règles publiques, on retrouve les favorisés et les défavorisés. Ce système étant défini par des règles publiques, tous ceux qui y participent ont, en quelque sorte, l'obligation de les observer, dans la mesure où ces règles elles-mêmes sont issues de la coopération sociale. Leur première fonction est d'organiser la vie économique et sociale au sein du groupe en assignant à chaque membre de la société un rôle dans la distribution des tâches. Cette organisation des systèmes de production tient, en outre, compte du traitement des personnes, précisément à travers les salaires qui leur sont attribués. C'est pourquoi, il n'est pas possible de parler de salaire sans tenir compte de la production. Rawls définit le système de production comme « la manière dont ses règles publiques organisent l'activité productive, spécifient la division du travail, assignent des rôles variés à ceux qui y sont engagés et, ainsi de suite »109. Tout traitement de salaire dépend de la qualité de la production. Si l'on veut avoir des augmentations au niveau du traitement, il est important de produire plus. Même dans les salaires, les inégalités sont acceptables selon le principe de différence. Ce qui est plus important, c'est que les personnes qui ont des salaires élevés permettent à toutes les couches de la société de bénéficier des services de tous et même

    108 Ibid., p. 70.

    109 Ibid., p. 95.

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    des personnes nantis. Certaines inégalités salariales devraient permettre à ceux qui perçoivent des gros salaires d'être capables de rendre la vie plus humaine. Par exemple, en créant des structures qui tiennent compte des personnes défavorisées. Ainsi, l'idée de justice équitable dans un système d'inégalités économiques et sociales qui soient à l'avantage de tous, pourra être réalisée.

    Pour John Rawls, eu égard aux disparités sociales, la seule attitude justifiable, est celle où, malgré la différence, les inégalités procurent un avantage aux personnes les plus défavorisées. Cela voudrait dire, que « si les attentes des plus favorisés diminuaient, les perspectives des plus défavorisés diminueraient aussi. Des attentes encore plus élevées augmenteraient les attentes des plus désavantagés »110. Ce qui pourrait permettre à chaque citoyen de maximiser ses attentes, du plus au moins aisé, car même s'il existe des différences salariales, la croissance dans une économie de marché améliore le niveau de vie de chacun.

    Rawls insiste aussi sur les risques de fracture sociale entre les pauvres et les riches, car l'accentuation des différences entre les classes sociales « transgresse le principe de l'avantage mutuel aussi bien que celui de l'égalité démocratique »111. Rawls voudrait ici montrer que, même s'il existe des différences dans la possession des biens, elles doivent être moindres. Sa thèse ne consiste donc pas à soutenir l'idée que tous les citoyens doivent avoir les mêmes richesses, car le principe de différence ne se rapporte pas à l'accession aux avantages sociaux-économiques, de façon égalitaire, mais plutôt à la possibilité, pour les citoyens d'obtenir, au cours de leur vie, des biens. Et ce, grâce à la diversité sociale existante. Ce principe suggère la prise en compte des inégalités dans la distribution d'avantages sociaux. Il est de ce fait nécessaire que les plus favorisés et les plus défavorisés travaillent pour arriver à instaurer ce système dans la répartition. De ce point de vue, la justice est compatible avec l'efficacité, parce que l'amélioration de la situation des uns engendre nécessairement l'amélioration de celle des autres. Mais, il est important, pour Rawls, de noter qu'en dépit de cette adéquation, la justice demeure supérieure et prioritaire à l'efficacité, d'autant plus que le principe de différence en lui-même n'exige pas une croissance économique continuelle sur plusieurs générations dans le but de maximiser à l'infini les attentes des plus défavorisés.

    Le principe de différence s'appuie également sur la justice distributive. Du latin distributiva justitia signifiant : « le juste dans les distributions », la justice distributive règle la répartition des biens entre les membres de la société pour le bien commun. Elle considère les

    110 Idem., Théorie de la justice, p. 210.

    111 Ibid.

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    mérites des individus, et distribue les biens selon une part proportionnelle à ceux-ci112. L'échelle des mérites n'est pas universelle et varie en fonction du régime politique et des valeurs qu'il proclame : la vertu pour l'aristocratie, la richesse pour l'oligarchie, la liberté ou le mérite en lui-même pour la démocratie. À la différence de la justice commutative qui ordonne l'égalité des parts échangées, la justice distributive est fondée sur une égalité géométrique. Elle commande l'égalité des proportions à raison des mérites. Et le rôle de l'Etat est de les répartir.

    A ce niveau, Rawls est redevable à Aristote. Mais, il s'en distingue, lorsqu'il souligne qu'on ne peut pas uniquement distribuer les biens, les honneurs, les charges dans une société objective et hiérarchisée. On doit aussi distribuer les libertés de base, les droits fondamentaux que la modernité a attribués également à tous les individus. Car, pour que les honneurs, les biens soient bien distribués et satisfassent les individus, ceux-ci doivent être libres ou en santé. Comment un homme malade peut jouir de ses biens ? L'Etat doit d'abord se soucier des biens premiers avec les biens secondaires.

    C'est pourquoi, c'est l'égalité qui est au fondement de la justice distributive. Elle donne à chacun la part qui lui revient. Mais elle s'inquiète aussi des démunis. C'est pour cela, qu'avec Rawls, ce fait de donner à chacun ce qui lui revient sera infléchi pour tenir compte des désavantagés. La société juste sera donc celle qui réussit à bâtir une équité minimale entre les individus, afin d'éviter le pire si quelques uns possédaient tout et ne laissaient rien aux autres. L'intérêt de la justice distributive est qu'elle s'efforce de réfléchir sur les critères nécessaires pour assurer le partage équitable des biens. Faut-il se limiter aux besoins des individus ? Faut-il insister sur ce qu'il produit ? Ou alors, tenir compte de ses droits ou de ses origines ?

    La justice distributive de Rawls se fonde avant tout sur des données sociologiques, en premier lieu le fait que les inégalités se transmettent de père en fils et deviennent des inégalités subies depuis la naissance, ce qui est un état de fait injuste. Elle admet donc l'existence d'une inégalité (en version originale anglaise : unfairness) originelle qui est injuste. Il distingue ainsi la liberté commerciale qui régule le marché, et la liberté personnelle où réside le seul et unique concept de justice.

    En effet, dans une société, il y a un conflit d'intérêts et une identité d'intérêts entre les individus; et, pour les régler, « Il faut donc un ensemble de principes pour choisir entre les

    112 Selon Saint Thomas d'Aquin, cité dans, Le droit naturel, Que sais-je ?, Alain Sériaux, PUF, 1999

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    différentes organisations sociales qui déterminent cette répartition des avantages et pour conclure un accord sur une distribution correcte des parts. Ces principes sont ceux de la justice sociale. Ils fournissent un moyen de fixer les droits et les devoirs dans les institutions de base de la société et ils définissent la répartition adéquate des bénéfices et des charges de la coopération sociale. »113

    Enfin, le principe de différence tient compte de la réciprocité114. La réciprocité est en contradiction avec l'utilitarisme qui privilégie les individualités au profit des plus grands groupes. Cette notion est introduite par Rawls pour contrer le principe utilitariste du plus grand bonheur pour le plus grand nombre : « le fait que le principe de différence comprenne une idée de réciprocité le distingue du principe d'utilité restreinte »115.

    John Rawls considère la réciprocité comme un idéal dans la société démocratique qui constitue la trame essentielle de la théorie de la justice comme équité. Rawls souligne, en effet, que sa théorie est une théorie pour les sociétés démocratiques. Ainsi donc, tant qu'ils sont concepteurs de la société, les citoyens doivent avoir comme idéal social de base la réciprocité, d'autant plus que les principes de la justice ne doivent pas être considérés comme des normes imposées de l'extérieur, ou venant d'une autorité quelconque. Les principes de la justice sont le fruit de la coopération sociale entre les individus. L'idée de réciprocité, en tant qu'elle reconsidère les hommes dans une dimension totalement « non arbitraire » et symétrique (mutuelle), s'impose. C'est pourquoi, l'idée de réciprocité aboutit nécessairement à la justice comme équité. On pourrait même dire que « l'idée de réciprocité se situe entre celle d'impartialité (qui est altruiste et qui est motivée par le bien général) et celle d'avantage mutuel. La réciprocité, dans le cadre de la théorie de la justice comme équité, est une relation entre citoyens exprimé par les principes de la justice qui gouvernent le monde social »116.

    Nous l'avons vu, dans la position originelle, les partenaires sont dans une position réciproque et sont conscients des retombées des choix qu'ils devront faire. Par exemple, ils savent que les principes qui seront adoptés prendront en compte les réalités de la vie de tous les citoyens. De ce fait, le fait qu'ils soient dans une situation symétrique les conduira à faire des choix qui prendront en compte les dimensions sociales et économiques de la société. La division égale est prise comme point de départ ; dès lors maximiser le travail, c'est travailler pour tout le monde tout en étant conscient que le plus important, est de promouvoir

    113 John Rawls, Théorie de la justice, pp. 30-31

    114 Ibid., p. 97.

    115 Ibid., p. 171.

    116 Marie Bruno Borde, « Justice et Démocratie. La philosophie politique de John Rawls », dans Bulletin de Littérature Ecclésiastique, n°1, (janvier-mars 2003), 43-60.

    l'amélioration des conditions de vie des plus défavorisés. On peut comprendre Rawls lorsqu'il affirme que, la division égale étant comme le fondement de cette distribution, « ceux qui ont acquis davantage doivent le faire en des termes acceptables pour ceux qui ont acquis moins, et en particulier pour ceux qui ont acquis le moins »117. Rawls ne sépare pas la division égale de l'idée de réciprocité parce que, pour lui, elles sont complémentaires, car comme idées de base, elles permettent que les plus favorisés tiennent toujours compte des défavorisés, au sens où leur pleine richesse ne peut être effective que lorsqu'ils sont conscients que le moins favorisé possède un minimum pour sa survie. Et l'idée même de réciprocité vient du fait que, comme les deux principes étudiés plus haut, elle s'applique à la structure de base de la société. C'est donc ce lien avec la structure de base qui donne à l'idée de réciprocité son vrai sens et sa consistance, car les contingences ne doivent pas affecter les structures sociales, que ce soit à l'avantage ou au détriment des défavorisés comme des favorisés. L'idéal, c'est de partir de la réciprocité, puisque les principes sont ceux de la justice comme équité. L'équité repose fondamentalement sur la réciprocité : il y a équité entre citoyens lorsque tous prennent conscience qu'ils partagent les mêmes droits et les mêmes libertés. Ces droits et libertés vont de pair avec les devoirs à accomplir. Cette idée de réciprocité nécessaire pour le choix des principes est une des idées essentielles du principe de différence de la théorie de la justice.

    En guise de conclusion à ce deuxième chapitre, nous pouvons retenir que les principes rawlsiens de la justice sont de deux ordres : le principe d'égale liberté et le principe de différence. Ces deux principes soulèvent des limites que nous allons examiner dans la deuxième partie.

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    117 John Rawls, La justice comme équité, p. 172.

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    DEUXIEME PARTIE :

    LES PROBLEMES LIES A LA CONCEPTION

    RAWLSIENNE DE LA JUSTICE

    Cette partie est essentiellement évaluative. Dans cette optique, nous allons relever les points d'ombre de la justice rawlsienne. En effet, la conception rawlsienne de la justice s'appuie sur le « voile d'ignorance » pour dégager des principes qui seront respectés par tous les partenaires. Puisque les partenaires vont se retrouver dans la vie pratique, se pose alors la question de la garantie de l'accord initial. Autrement dit, comment être sûr que les choix opérés par les partenaires ne seront pas violés par eux.

    Quel gage de sureté faut-il attendre des partenaires sortis de la position originelle ?

    La question de la juste égalité des chances soulève le problème de la liberté : l'obligation à la solidarité envers les défavorisés ne s'apparente-t-elle pas à une forme de contrainte ?

    Bien plus, la revendication de la liberté sans prise en compte de l'environnement dans lequel elle doit s'exprimer ne court-elle pas le risque d'être liberticide?

    Notre critique dans cette partie aura deux volets : d'une part, nous critiquerons le « voile d'ignorance » et le principe de juste égalité des chances ; puis, nous dégagerons les limites apportées à certains droits et libertés.

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    CHAPITRE III : LA CRITIQUE PORTANT SUR L'EFFICACITE DU

    « VOILE D'IGNORANCE » ET DE LA JUSTE EGALITE DES CHANCES

    Que ce soit la question du « voile d'ignorance » ou de l'égalité équitable des chances, c'est la place de l'individu qui est préoccupante : en tant que personne et non « produit contingent »118, cet individu jouit-il encore de sa liberté au sein d'un groupe ou d'un appareil étatique qui lui dicte tout?

    La réponse à cette question commande la critique de la démarche procédurale rawlsienne, de même que sa conception de la juste égalité des chances.

    118 Marx/Engels, L'Idéologie Allemande, trad. Hans Hildenbrand, coll. « Intégrales de philo », Nathan, 1989, p. 92

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    1 : LES LIMITES DE LA DEMARCHE PROCEDURALE ET DE LA

    JUSTICE DISTRIBUTIVE CHEZ JOHN RAWLS

    Comment parvenir à une société juste si les partenaires, en situation de « voile d'ignorance » n'ont pas tous choisi les principes devant les guider dans leur future société ? Ce qui est mis en exergue ici, c'est la démarche que Rawls adopte pour construire sa société. Pour mieux le comprendre, nous devons nous pencher sur sa démarche procédurale ainsi que celle de sa conception de la justice distributive.

    1.1. : LES LIMITES DE LA DEMARCHE PROCEDURALE DE JOHN RAWLS Au début de Théorie de la justice, Rawls précise:

    « J'ai tenté de généraliser et de porter à un plus haut degré d'abstraction la théorie traditionnelle du contrat social telle qu'elle se trouve chez Locke, Rousseau et Kant [...] L'idée qui nous guidera est plutôt que les principes de la justice valable pour la structure de base de la société sont l'objet d'un accord originel. Ce sont les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale d'égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association »119.

    Mus, par l'idée de « choix rationnels », seules les personnes rationnelles sont en droit d'entrer dans la position originelle. Rawls propose, en effet, de ramener le choix des principes à un choix rationnel ainsi qu'il écrit dans Théorie de la justice: « L'hypothèse particulière que je formule est qu'un être rationnel ne souffre pas d'envie. Il ne considère pas qu'une perte n'est acceptable pour lui-même qu'à la condition que les autres perdent aussi. Il n'est pas découragé à l'idée que les autres ont un plus large indice de biens sociaux premiers »120.

    Dans l'entendement de John Rawls, « les principes de la justice sont des principes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts et placées dans une position initiale d'égalité, accepteraient et, qui selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association »121.

    119 John Rawls, Théorie de la justice , p. 20.

    120 Ibid., p. 175.

    121 Ibid., p. 37.

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    Quand on lit ces assertions rawlsiennes, il est possible de circonscrire ce qu'il entend par personnes rationnelles. Il s'agit des personnes qui sont saines d'esprit.

    En effet, la société étant faite de toutes catégories de personnes, on se demande à quel niveau, il place les « groupes des gens dépressifs, d'alcooliques, ou encore des représentants des paraplégiques ? »122. Ne sont-ils pas aussi des personnes à part entière, capables d'opérer des choix décisifs pour la future vie communautaire ?

    Le refus d'admettre dans la catégorie des personnes habilitées à opérer des choix rationnels, les déficients, montre que Rawls n'a pas tenu compte de toutes les couches sociales. En effet, les déficients ne sont pas tous incapables d'activité mentale. On peut avoir des jambes cassées, un dos amorti, mais être capable d'exercer sa raison et son esprit. Si Rawls veut tendre à l'universalité, il ne saurait laisser au banc certaines catégories de personnes et privilégier d'autres.

    L'universalité ne se rapporte pas aux déficiences physiques ou physiologiques ; elle se rapporte à l'humanité des hommes. Or, Rawls reste malgré tout « sélectif » et n'intègre pas les déficients dans l'élaboration de sa société. Une telle fracture remet déjà en cause, l'égalité qui devrait prévaloir dans la vie civile.

    La démarche procédurale est remise en question à ce niveau parce qu'elle reste sélective : tous les partenaires ne participent à l'élaboration des principes futurs devant guider la société.

    En rapport toujours avant le « voile d'ignorance », il serait intéressant de comprendre le rapport que Rawls établit entre les individus et les groupes : pour Rawls, les choix opérés avant la vie civile ont vocation à privilégier les groupes et non pas les individus. Or, la philosophie politique rawlsienne vise à protéger l'individu. Comment dès lors, concevoir le bien-être de cet individu englué dans le groupe ? Comment être sûr que l'amélioration du sort du groupe entrainera aussi celui de l'individu ? Les classes sociales ne sont-elles pas le lieu de luttes d'intérêts, de discriminations, de regroupements par affinités tribales ou de positions sociales ? Au fond, l'individu ne se perd-il pas dans la société ? La liberté qui lui est offerte n'est-elle par essence, vide de contenu ?

    Ces questions montrent que le choix opéré par Rawls pour aménager le groupe et par effet induit, l'individu, ne cadre pas avec son exigence de liberté. Pour Rawls, le bien-être de

    122 Robert Nozick, op.cit., p. 237.

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    l'individu provient du groupe. L'homme est un être pour le groupe. Son essence est de se rapprocher sans cesse des autres membres de l'espèce. Comme le relève, Feuerbach : « L'homme pour soi ne possède en lui l'essence de l'homme ni au même titre d'être moral, ni au titre d'être pensant. L'essence de l'homme n'est contenue que dans la communauté dans l'unité de l'homme avec l'homme »123.

    Affirmer que ce n'est que dans la communauté que l'homme trouve son plein épanouissement, c'est oublier que ce n'est pas toujours le cas. Dans le groupe, l'individu est embrigadé. Le moi s'exprime à peine. Et la naissance des classes sociales isole les individus pour créer des blocs contraires aux intérêts du départ.

    L'idée de réciprocité, sensée garantir la coopération entre les partenaires est mise à mal, par les intérêts égoïstes et les regroupements, tantôt tribaux, tantôt intéressés.

    De même, au sujet des rapports individu-groupe, quelle garantie les accords passés dans la situation du « voile d'ignorance » peuvent-ils nous donner, lorsqu'on connait la psychologie humaine. En effet, Rawls, dans sa foi en l'homme, évacue les possibilités de trahison et de violation des accords passés. Et pourtant, l'histoire des hommes nous montre, des cas de trahison entre des membres de famille ou de groupes, où pourtant, semblait régner une confiance totale ?

    Chez un auteur comme Max Stirner, l'homme est redoutable. Il est impossible de lui faire confiance. En cet homme, se cache, une infinité d'hypocrisies et d'escroqueries.

    « L'Homme est le dernier des mauvais esprits, le dernier fantôme et le plus fécond en impostures et en tromperies ; c'est le plus subtil menteur qui se soit jamais caché sous un masque d'honnêteté, c'est le père des mensonges.

    L'Egoïste qui s'insurge contre les devoirs, les aspirations et les idées qui ont cours comment impitoyablement la suprême profanation : rien ne lui est sacré. »124

    L'homme ainsi mis à nu, chez le penseur allemand, apparait comme un danger pour l'individu. En effet, il est le prolongement de l'Etat et proclame un discours porté sur les valeurs. Or, les valeurs se présentent comme le « voile » qu'utilisent les hommes pour masquer leur égoïsme, leur haine à l'endroit des autres.

    123 Feuerbach, Principes de la philosophie de l'avenir, (1843), in Althusser, Textes choisis, p. 198.

    124 Max Stirner, L'Unique et sa propriété, trad. R-L-Reclaire, éd. Stock, 1978, p.435.

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    C'est pour quoi, il n'est pas toujours garanti que, dans un état comme celui de la position originelle, les gens choisissent des principes qu'ils respecteront une fois engagés dans la société. En face d'un conflit d'intérêts, les partenaires choisiront toujours ce qui peut leur procurer un maximum de plaisirs.

    Prenons l'exemple de deux personnes qui discutent un terrain. Personne ne sait que le terrain litigieux a un sous-sol riche. Une fois l'accord passé, voici nos personnes sur le terrain. Si à l'instant T, on dit à l'un que le terrain que tu vas perdre regorge de minerais inestimables, nous ne voyons pas comment cet individu respecterait encore les accords passés. C'est dire que la garantie reposant sur les accords antérieurs est fragile. Et, tant que les intérêts ne sont pas encore en jeu, il est difficile de conjecturer sur la bonne volonté et la bonne foi des partenaires au contrat.

    Ainsi, la démarche procédurale de Rawls comporte donc de nombreux écueils qui se répercutent dans la justice distributive.

    1.2.: LA CRITIQUE DE LA JUSTICE DISTRIBUTIVE

    La justice distributive chez Rawls concerne essentiellement les questions de justice sociale et de partage équitable. Rawls nous a montré à travers la prépondérance du groupe sur l'individu, que ce dernier devait tout au groupe. En relevant les dangers d'asservissement de l'individu par le groupe, nous envisageons poser le problème de la perte de la liberté chez cet individu. En effet, la justice distributive, dans l'entendement de Rawls s'accompagne d'une obligation individuelle de respecter les règles formulées par le groupe. Ainsi, c'est le groupe qui organise et « distribue » les libertés : liberté de partager, quantum de l'offre individuelle. Le groupe fonctionne exactement comme l'Etat qui coupe à la source bancaire, les prélèvements destinés à soutenir les plus démunis, sans l'avis du propriétaire du compte. Ainsi, le droit à la solidarité ne s'exerce plus sous la gouverne de la libre volonté de l'individu, mais comme une imposition subie. On comprend pourquoi pour Nozick, la justice distributive n'est pas neutre, car, « dans ce processus de distribution de parts, il se peut que certaines erreurs se soient glissées »125.

    125 Ibid., p. 187.

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    Les erreurs en questions dont fait allusion Nozick se comprennent, dans l'oubli même du respect de la vie privée des individus. Or, l'atteinte à la vie privée est une violation des droits de l'homme et une atteinte à sa dignité.

    Or, la distribution, ou mieux le partage des richesses, doit être un acte volontaire, c'est-à-dire, qu'il doit être le résultat d'un échange ou encore l'expression d'un cadeau. Mais en aucun cas, le partage ne doit relever d'une obligation.

    Le problème de la justice distributive pour Rawls, « réside dans la façon dont ces bénéfices de coopération devront être distribués ou alloués »126, et c'est ce qu'il affirme dans Théorie de la justice : « Les principes de la justice sociale fournissent un moyen de fixer les droits et les devoirs dans les institutions de base de la société et ils définissent la répartition adéquate des bénéfices et des charges de la coopération sociale »127.

    S'il n'y avait pas de coopération sociale, le problème de la justice distributive ne se poserait pas, et on n'aurait même pas besoin d'une théorie de la justice justifiée par des principes, puisque chacun devrait avoir le fruit de son travail. Pour illustrer cela, appuyons-nous sur un exemple qui montre comment la coopération crée la dépendance et des obligations envers les autres, même lorsque certains ont travaillé et obtenu plus que d'autres.

    Partons de cette métaphore : s'il y avait dix personnes, chacun travaillant seul pendant deux ans sur des terres séparées, qui découvraient l'existence des autres et de leurs différentes acquisitions grâce à des communications par radio transmises vingt ans après, ne pourraient-ils pas revendiquer les uns envers les autres, à supposer qu'il soit possible de transférer des biens d'une île à l'autre?

    Ils le feraient naturellement. C'est dire que, on n'a pas besoin de coopération sociale pour appliquer un principe de la justice sociale. Redistribuer les biens serait un acte injuste.

    Dans la logique rawlsienne, dans une coopération sociale, il serait bon de faire une juste distribution de tous les biens pour que personne ne manque de rien. Mais, la distribution, qu'elle soit juste ou pas, ne va-t-elle pas créer une certaine dépendance des défavorisées vis-à-vis de l'agent organisateur ? Et ceux qui travaillent, n'auront-ils pas le sentiment de travailler pour les autres ? C'est pourquoi, la distribution ou la revendication des biens des autres ne peut pas avoir d'objet, parce que « chaque individu mérite ce qu'il obtient sans aide, par ses propres efforts, ou plutôt personne d'autre ne peut, dans cette situation, déterminer qui a droit

    126 Ibid., p. 230.

    127 John Rawls, Théorie de la Justice, pp. 30-31.

    à quoi, et de voir qu'aucune théorie de la justice n'est requise »128. Ainsi, la coopération sociale apparait comme une violation des droits des individus et une collectivisation des talents, en obligeant des individus à transférer leur bien à d'autres.

    En fin de compte, comme le mentionnait déjà Nozick, « la coopération sociale crée des problèmes spéciaux de justice distributive qui, autrement, n'apparaissent pas ou restent vagues, sinon mystérieux »129. C'est dire que, Rawls formule le principe de juste distribution sans regarder l'origine des biens.

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    128 Ibid., p. 231.

    129 Ibid., p. 235.

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    2 : LA CRITIQUE DE LA JUSTE EGALITE DES CHANCES CHEZ JOHN

    RAWLS

    Dans son principe de différence, Rawls présuppose une juste égalité de chances et une possibilité de privilégier les inégalités lorsqu'elles sont à l'avantage du plus défavorisé. Ce choix soulève le problème des rapports entre les principes de la justice et la valeur prioritaire de la liberté. Nous critiquerons donc cette juste égalité des chances à partir deux angles.

    2.1. : LE PREMIER ANGLE DE LA CRITIQUE DE LA JUSTE EGALITE DES

    CHANCES

    John Rawls souligne que « le principe de différence représente, en réalité, un accord pour considérer la répartition des talents naturels comme une dotation commune et pour partager les bénéfices de cette répartition, quelque forme qu'elle prenne »130. Ici Rawls voudrait simplement démontrer que personne ne mérite les talents innés ni un point de départ dans la société. Position qui confirme son rejet du système des libertés naturelles, car cette façon de faire favorise l'arbitraire et donc les inégalités.

    En plus, pour John Rawls, la répartition actuelle des revenus et de la richesse est l'effet cumulatif de répartitions antérieures des atouts naturels - c'est-à-dire des talents et des dons naturels - en tant que ceux-ci ont été développés ou au contraire non réalisés, ainsi que leur utilisation, favorisée ou non dans le passé par des circonstances sociales ou des contingences bonnes ou mauvaises131.

    Ce qu'on peut comprendre encore dans cette pensée, c'est que Rawls écarte simplement du principe de l'égalité des chances l'idée de mérite, et, fait en sorte que les plus favorisés, par le biais de l'État, donnent aux pauvres une part de leur bien.

    Or, peut-on dire qu'une personne mérite ses talents, et en demeure propriétaire ? Demander de les mettre à la disposition des autres ne constitue-t-il pas une violation de sa liberté et de son intégrité morale ? N'est-ce pas là, considérer l'humain comme un instrument ?

    130 Ibid., p. 132.

    131 John Rawls, Théorie de la justice, p. 103.

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    Dans nos sociétés, la question du partage de ce qu'on a reçu naturellement fait problème : car, les dons et les talents font l'objet d'exacerbation et de culte de l'ego qu'il passerait mal de voir, les plus intellectuels prendre du temps à réfléchir sur le sort des plus faibles. Au coeur de ce problème, il y a le fait de se demander, d'où provient le talent ou le don de tel ou de tel autre.

    Rawls ne nous dit pas comment on acquiert ces dons et ces talents. Et si tel est le cas, on se retrouve face à un double degré d'arbitrarité : un premier, par rapport aux dons que nous recevons ; un second, relatif à l'obligation que nous avons à partager ce qui n'est pas de nous. Le fait pour Rawls de souligner que les biens acquis naturellement devraient être partagés, pose encore le problème de la propriété. Celui qui acquiert par donation ou par legs doit-il le partager sous prétexte que, ce qu'il reçoit en legs n'est pas le fruit de ses efforts ? Où placer la règle de la bonne gestion de l'héritage reçu ? Or, la propriété est fondée sur la sauvegarde jalouse du patrimoine reçu. Elle repose aussi sur la préservation des biens pour les générations futures. Dès lors, le legs, parce qu'il transmet aussi la personnalité du donateur, mérite d'être entretenu avec jalousie. Il y a même un mérite, indicible dans l'acte de donation, car, gérer les biens en « bon père de famille » engage soi-même et la communauté.

    On peut alors comprendre la critique des libertariens anglo-saxons à l'endroit de Rawls. Pour eux, cette idée de la manière dont les individus doivent s'organiser dans la société en utilisant leur actif naturel n'est pas explicitée dans les écrits de Rawls, car à voir de plus près, l'auteur de Théorie de la justice n'explique pas comment l'on peut mettre les qualités morales au service de la structure de base. Son argumentation offenserait la dignité humaine, parce qu'en excluant l'idée de mérite et de respect des talents et dons innés, la théorie rawlsienne de la justice va à l'encontre de la conception de la dignité humaine, laquelle est censée incarner le respect des droits, des devoirs et des libertés. Rawls considère qu'il y a dans le sens commun, une tendance à croire que le revenu et la richesse et les bonnes choses dans la vie, d'une manière générale, devraient êtres répartis en fonction du mérite moral. La justice, c'est le bonheur selon la vertu. Bien que l'on reconnaisse que cet idéal ne peut jamais être complètement réalisé, il passe pour être la conception correcte de la justice distributive, du moins comme première approximation, et la société devrait essayer de la réaliser, dans la mesure où les circonstances le permettent. Or la théorie de la justice comme équité rejette ce point de vue. Un tel principe ne serait pas choisi dans la position originelle132.

    132 John Rawls, Théorie de la justice, p. 348.

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    Plus clairement, on comprend pourquoi Nozick juge que la théorie de Rawls viole la liberté individuelle : « Ainsi dénigrer l'autonomie d'une personne et lui nier la responsabilité première de ses actions, c'est une voie douteuse pour une théorie qui souhaite par ailleurs conforter la dignité et le respect de soi des êtres humains; en particulier, pour une théorie qui se fonde à ce point sur le choix des personnes »133. Pour Nozick, Rawls remet ici en cause sa référence à Kant qui consiste à considérer la personne non pas comme moyen, mais comme une fin.

    La critique de Nozick s'entend comme le refus, même pour des motifs moraux, de justifier le sacrifice de certaines personnes au profit d'autres. Bien plus, faire travailler les plus favorisés au bénéfice des moins favorisés conduit à considérer les premiers comme des instruments. C'est ce que nous pourrons ici nommer, l'utilitarisme de John Rawls, puisqu'en fin de compte, il reproche aux théories utilitaristes leur dimension sacrificielle, qui permet de sacrifier quelques personnes pour le plaisir du plus grand nombre alors qu'il le valide au sujet des favorisés pour le bien des défavorisés.

    Poursuivant, Nozick pose la question suivante à Rawls: « Comment pouvez-vous à la fois adopter cette stratégie d'argumentation en faveur de vos principes de justice distributive et présenter votre théorie comme donnant la priorité au respect de la personne et de la liberté individuelle ? »134? Le système rawlsien des principes de la justice affaiblit les dimensions d'autonomie et de responsabilité à l'égard des actes des êtres humains. De ce point de vue, souligne Nozick que, les deux principes de justice de Rawls sont incohérents, car : « aucun acte de compensation morale ne peut avoir lieu entre nous ; une de nos vies ne peut peser d'un poids moindre que d'autres de manière à conduire à un bien social plus grand. Il n'y a pas de sacrifice justifié de certains d'entre nous au profit d'autres »135. Ainsi, Rawls, dans sa proposition, reprend plusieurs idées qu'il reproche aux utilitaristes : utilisation des talents individuels pour le bien des plus défavorisés, aliénation de leur liberté, considération des talents comme dotation collective.

    C'est dire que, la question des dons et des talents est une affaire personnelle. Puisque personne ne saurait dire comment il possède tel talent ou tel autre. Dès lors, le seul système acceptable reste celui qui consiste à accepter le fait que les individus méritent leurs atouts naturels.

    133 Robert Nozick, op.cit., p. 265.

    134 John Rawls, Théorie de la justice, pp. 3-4.

    135 Véronique Munoz Darde, La Justice sociale, Le libéralisme égalitaire de John Rawls, Paris, Fernand Nathan, coll. philosophie, 2000, p. 103.

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    Dans une société de compétition, le discours de Rawls pourrait être considéré comme un appel à la paresse. Car, en obligeant les individus à soutenir les autres, Rawls valide par-là, l'assistanat et ne permet pas l'émulation. En favorisant ainsi, les moins avantagés, ceux qui travaillent et atteignent les positions sociales au biais du travail, se sentiront moins motivés, parce que leurs efforts ne sont pas reconnus et leurs chances de jouir de leurs biens sont amenuisés au nom de la solidarité.

    Ce qui fait problème à ce niveau, c'est le sentiment de contrainte et d'obligation qui animeraient les personnes appelés à aider les autres. S'il est de coutume que, la manière de donner, vaut mieux que ce qu'on donne, comment garantir que la charité qui est faite, sous contrainte, rendrait des services aux nécessiteux. Il est donc nécessaire de laisser les individus agir comme ils le pensent.

    2.2. : LE DEUXIEME ANGLE DE LA CRITIQUE DE LA JUSTE EGALITE DES

    CHANCES

    Dans ce deuxième versant de la critique de la juste égalité des chances, nous allons nous intéresser à deux aspects : le premier aspect consiste à obliger des individus d'un groupe à donner leur temps à un autre groupe. Le deuxième aspect demande à ceux qui travaillent de se priver des dépenses prévues pour leur détente afin de le donner aux nécessiteux.

    La solidarité dans le premier aspect apparait comme un acte injuste, parce que prendre les gains d'une personne donnée pour les transférer à une autre personne, est une forme d'injustice. C'est ce que l'on observe dans les entreprises où certains travailleurs doivent travailler pour d'autres. Par exemple, prendre le salaire des heures d'une personne équivaut à prendre les heures de cette personne. Il n'y a pas, de ce fait d'autres comparaisons de ce genre de travail où l'on travaille pour les autres, que la comparaison des « travaux forcés »136. C'est pourquoi, il est injuste de prendre sur les heures des personnes qui donnent de leur temps pour travailler et de donner cela à ceux qui sont dans le besoin. Il y a des personnes qui, bien que leur quota d'heures soit établi, travaillent pendant des heures supplémentaires pour pouvoir financer des bonnes vacances ou un bon souvenir. Pour Rawls, faire des heures supplémentaires pour se payer des vacances ne serait pas bien, lorsque, à côté des gens qui meurent de faim.

    136 Ibid., p. 211.

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    Il est donc difficile d'envisager cette solidarité lorsqu'il faut pénaliser des personnes pouvant satisfaire leur plaisir, afin de prendre en compte la misère des personnes les moins favorisées. Or, le plaisir est un aspect dans la réussite du travail. La détente permet en effet au travailleur de jouir de son travail et de ne pas sentir le poids de celui-ci. En effet, lorsque le travailleur est absent de son travail, les résultats escomptés sont mitigés. Car, ce n'est plus l'individu qui compte, mais le travail qu'il fait. C'est pourquoi, les défenseurs du jeu dans le travail pensent que, un travail sans épanouissement du travailleur, l'aliène et ne produit pas des résultats.

    Et puis, quelle conscience peut avoir le travailleur, lorsqu'il sent que les efforts qu'il fournit sont destinés aux autres ? On peut aujourd'hui observer avec regret, le nombre de demandeurs d'emploi dans les pays organisés, qui refusent les offres d'emploi qui leur sont faites, pour se contenter du revenu minimal que l'Etat leur offre. En effet, la liberté s'acquiert par le travail. Et c'est par le travail que l'humanité de l'homme se définit. C'est pourquoi Marx relève : « l'homme est doué de forces naturelles, de forces biologiques ; ces forces existent en lui sous forme de dispositions, d'aptitudes, de penchants »137. Si tel est donc le cas, il devient dangereux de laisser des personnes dans l'assistanat, car, c'est leur humanité qui s'avilit. A travers le travail, les hommes communiquent entre eux. Le travail permet la rencontre des individus. Cette rencontre est d'autant plus plausible que, les hommes sont sans cesse mus par des intérêts.

    « Ainsi, précise Marx, apparait de prime abord un rapport matérialiste des hommes entre eux, rapport conditionné par les besoins et le mode de production et qui est aussi vieux que les hommes eux-mêmes, rapport qui donne lieu à des formes sans cesse nouvelles, et, par conséquent à une histoire, sans qu'il soit besoin qu'un mystère quelconque, politique ou religieux, vienne encore relier les hommes entre eux d'autre façon. »138

    Si le travail permet de relier les hommes, l'assistanat devient un danger. Or, Rawls valide l'aide aux défavorisés qui, à la fin, s'achève par une forme d'assistanat et par un contentement de la situation précaire. On comprend dès lors, les dangers de la pensée solidariste de Rawls : en voulant satisfaire les défavorisés, il oublie que le travailleur doit être le premier à sentir le travail, moins pesant et moins contraignant. Et, cela n'est possible que par le plaisir.

    137 Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. Bohigelli, Paris, éd. Sociales, 1972, p. 136

    138 Marx/Engels, L'idéologie Allemande, trad. Bohigelli, Paris, éd. Sociales, 1976, p. 164

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    Un individu qui sait qu'à la fin du mois, il aura de l'argent, n'a plus besoin de chercher du travail. C'est dire que la solidarité n'est pas mauvaise, mais, si elle risque d'entrainer d'autres conflits (chômeur se contentant de son aide mensuelle, travailleur sans épanouissement dans son travail), il y a des chances que cette solidarité ne soit qu'un leurre.

    Parvenus à la fin de ce chapitre, nous avons montré que le « voile d'ignorance » ne garantit pas la sincérité des partenaires, une fois rentrés dans la vie civile. Les individus sont mus par de nombreux intérêts au point où les accords passés sont souvent violés. Bien plus, ces mêmes individus perdent leur liberté lorsque, du groupe ou de l'Etat, ils sont contraints de participer à l'effort de solidarité communautaire. Ainsi, dans le groupe, chaque membre traite les autres comme un objet. Par conséquent, au lieu d'une société régie par les lois spécifiques et rigides, il en résulte plutôt un groupe d'individus qui s'emploient à renforcer leur volonté de puissance et de jouissance.

    La liberté qui a été mise à rude épreuve à travers la solidarité rawlsienne va être examinée dans le chapitre suivant pour voir si elle peut tout revendiquer sans tenir compte de l'environnement dans lequel, elle doit s'exercer.

    CHAPITRE IV : LA LIMITATION DE CERTAINS DROITS ET LIBERTES

    Limiter des droits et des libertés, c'est pondérer leur revendication et leur exercice. De nombreuses libertés sont limitées du fait de leur caractère critique. Et, c'est à l'Etat qu'il revient d'organiser l'exercice des droits et libertés. Thomas More le relevait déjà: « la solution ou la perte d'un empire dépend des moeurs de ceux qui en ont l'administration. »139. L'avocat et homme politique anglais voudrait montrer à quel point le destin d'un pays appartient à ceux qui le gouvernent. Les gouvernants doivent veiller à ce que, les lois qu'ils prennent puissent construire un Etat honorable.

    C'est donc l'Etat qui est au centre de l'octroi et de la garantie des droits et libertés.

    Face à leur souveraineté et à l'exigence de garantie des droits et libertés, un Etat peut-il octroyer des libertés contraires à son histoire et aux aspirations de son peuple ? Un Etat peut-il octroyer tout droit ou toute liberté, pour satisfaire la communauté internationale et entrer en contradiction avec ses propres aspirations internes ?

    Rawls, en légitimant toute forme de liberté ne risque-t-il pas de nous plonger dans une société liberticide ?

    Pour répondre à ces questions, nous porterons notre réflexion sur l'application de certains droits humains et la difficile adéquation entre liberté et équité dans le champ social.

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    139 Thomas More, L'Utopie, traduction française 1842 par Victor Stouvenel, p. 65

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    1. : LES PREROGATIVES DE L'ETAT DANS L'OCTROI ET LA
    GARANTIE DES DROITS ET LIBERTES

    Les Etats sont tenus juridiquement. Cette phrase voudrait dire que, lorsqu'un Etat a signé des conventions, il est tenu, à ce titre, de respecter ses engagements internationaux. Seulement, ces engagements, qui recouvrent ici le domaine des droits humains butent parfois sur les aspirations même de l'Etat souverain. La conséquence en est que, l'Etat se trouve dans l'embarras : soit, il respecte ses engagements internationaux et s'attend aux soulèvements populaires, soit alors, il écoute le peuple, sachant qu'il sera critiqué par les institutions internationales.

    Le domaine des droits et libertés est particulièrement exposé à ce genre de dilemme.

    C'est pourquoi, nous allons d'une part examiner la place de l'Etat dans l'octroi et la garantie des droits et libertés, et analyser une liberté comme celle du libre choix du conjoint et de l'orientation sexuelle, d'autre part.

    1.1. : L'ETAT ET LE MONOPOLE DE L'OCTROI ET DE LA GARANTIE DES
    DROITS ET LIBERTES

    Il y a un lien utile entre les individus et les droits et « Les Etats ne seraient rien d'autres que des ministres de la cause des droits de l'homme recherchant dans l'exécution de leurs missions, que leurs populations puissent effectivement jouir de leurs droits. »140

    En ce sens, l'Etat garantit les droits et libertés. Cette garantie des droits et libertés par l'appareil étatique est redevable au caractère originaire et supérieur de l'Etat vis-à-vis de l'individu. En effet, selon Hegel, l'Etat « en tant que réalité de la volonté substantielle, réalité qu'il possède dans la conscience particulière élevée à son universalité, est le raisonnable en soi et pour-soi. »141

    140 Crescence Nga Beyeme, Droit et éthique des droits de l'homme, Revue Africaine des Sciences Juridiques, vol.8, N 2, 2011, (p. 100).

    141 Hegel, Principes de la philosophie du droit, Idées Gallimard, 1940, p. 270, § 258.

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    Bien plus,

    « L'Etat est la réalité de l'Idée morale (Sittliche Idee), l'esprit moral en tant que volonté révélée, claire à elle-même, substantielle, qui se pense et sait qui exécute ce qu'elle sait en tant qu'elle le sait(...) il a son existence médiatisée dans la conscience-de-soi de l'individu, dans le savoir et dans l'activité de celui-ci, et l'individu, par la conviction (Gesinnung), possède sa liberté substantielle en lui, qui est son essence, but et produit de son activité. »142

    Ces deux assertions montrent que l'idée morale et la liberté ne se révèlent dans leur rationalité qu'à l'intérieur de l'Etat. L'Etat apparait à la fin comme la seule entité apte à poursuivre des objectifs à la fois universels et conscients. C'est ce qui justifie la dissolution de l'individu/particulier dans l'Etat/général. Eric Weil confirme : « L'Etat est la raison réalisée ; en tant que raison réalisée, il est la liberté au-dessus de laquelle aucune liberté concrète n'est pensable ; il n'y a que l'opinion, le désir individuel, les platitudes de l'entendement... »143

    Chez Hegel, la liberté individuelle relève de l'arbitraire si elle ne pose pas au-dessus d'elle l'objectivité et la validité de la loi, étant entendue que la véritable liberté relève de l'Etat. Car, même si l'Etat se présente sous la forme d'une création extérieure à l'homme, comme une nécessité et une force supérieures, sa valeur et sa pertinence résident singulièrement dans sa finalité universaliste. C'est donc dans l'Etat que les individus se réalisent ; et, ces individus, loin d'être des simples objets face à une volonté extérieure et immaîtrisable, y voient plutôt la Raison objectivée, c'est-à-dire le couronnement de leur organisation et de leur épanouissement. C'est en ce sens qu'Eric Weil souligne : « L'Etat moderne n'est pas une organisation qui enferme les citoyens, il est leur organisation. »144

    Dans un Etat, les individus se posent souvent des questions « Que suis-je libre de faire ou d'être ?», et : « Par qui suis-je gouverné ? », ou encore : « Qui est habilité à dire ce que je dois À ou ne dois pas À être ou faire ? »

    Ces questions mettent en jeu deux conceptions de la liberté et leur rapport avec la démocratie. C'est à Isaiah Berlin145 que nous devons les conceptions de liberté négative et

    142 Hegel, op. cit. p. 270, § 257.

    143 Eric Weil, Hegel et l'Etat, Vrin, 1985, p. 46.

    144 Eric Weil, op. cit. p, 59.

    145 Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Calmann-Lévy, 1988, in http://www.contrepoints.org/2013/12/11/149440-deux-conceptions-de-la-liberte-par-isaiah-berlin.

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    positive. Par liberté négative, il entend, la jouissance totale de ses libertés à la limite des règles générales. Et par liberté positive, la restriction des libertés jusqu'à ce qui est permis. La convocation de ces deux formes de libertés permet de comprendre le rapport que cette notion de liberté entretient avec l'Etat. Au fait que, si d'une part, l'Etat garantit la liberté, elle peut en constituer un frein par ses restrictions.

    Rawls, nous l'avons relevé lors de l'examen du principe d'égale liberté, est contre la privation des libertés par les institutions de base. Lorsqu'une liberté est en cause, soit parce que sa revendication n'est pas suivie par les gouvernants, soit alors parce qu'elle est restreinte, Rawls ne remet pas en cause cette liberté à problème. Ce sont les délibérations des partenaires qu'il faut réexaminer. L'exigence de liberté est si forte qu'il préfère remettre en question, les conclusions contractuelles de la position originelle, au lieu d'amender la liberté querelleuse. Il note à la page 252 de Théorie de la justice : « En effet, quand l'atteinte à la liberté est justifiée par l'appel à l'ordre public tel que le sens commun le reconnaît, il est toujours possible d'insister sur le fait que les limites n'ont pas été tracées correctement, que l'expérience en fait ne justifie pas cette restriction. »

    Pour Rawls, quand bien même une liberté serait contraire à l'ordre public, celle-ci ne saurait être interdite. En effet, refuser un droit à un individu, parce que ce droit n'est pas consacré par un texte, risquerait de nous plonger dans des formes de « totalitarisme » et surtout dans l'utilitarisme, qui, au nom du bien-être du groupe, sacrifie les valeurs morales. Ainsi compris, les droits sont égaux ; parce qu'ils sont « premiers », ils ne doivent pas être limités au nom d'une quelconque prise en compte de l'Etat.

    Un tel argument qui invalide la prépondérance de l'Etat a des conséquences au niveau même du pouvoir représentatif. Car, lorsque le législateur, représentant du peuple, refuse de consacrer un droit, c'est toujours au nom de ce peuple qu'il le fait, en vertu du pouvoir qu'il a reçu du peuple souverain. Ce qu'on ne comprend pas chez Rawls, c'est le refus qu'il oppose à la compétence législative ? Peut-on reconnaitre la compétence législative en certaines matières et non pas en d'autres ? Dans le cas du Cameroun, l'article 26 de la Constitution, énumère les domaines de compétences du législateur. Les droits et libertés appartiennent justement à la compétence législative, qui les consacrent ou non au nom de l'intérêt de la Nation.

    65

    Ce qu'il faut finalement comprendre, c'est le contexte de Rawls, contexte américain. Le constituant américain a consacré toutes les libertés : civiles ou politiques. D'ailleurs, le Premier Amendement à la Constitution des États-Unis d'Amérique fait partie des dix amendements ratifiés en 1791 et connus collectivement comme la Déclaration des Droits (Bill of Rights). Il interdit au Congrès des États-Unis d'adopter des lois limitant la liberté de religion et d'expression, la liberté de la presse ou le droit à s'« assembler pacifiquement ». Le texte du premier amendement est le suivant:

    «Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances.»

    « Le Congrès ne fera aucune loi pour conférer un statut institutionnel à une religion, (aucune loi) qui interdise le libre exercice d'une religion, (aucune loi) qui restreigne la liberté d'expression, ni la liberté de la presse, ni le droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d'adresser à l'État des pétitions pour obtenir réparation de torts subis (sans risque de punition ou de représailles) »

    Même si Rawls traite des droits et libertés dans l'esprit américain, ceux-ci ne sont revendiqués que parce qu'ils sont octroyés par le constituant américain. C'est l'Etat américain qui octroie les droits. C'est le pouvoir politique qui octroie et garantit les libertés. Une liberté n'a de sens que parce qu'elle est autorisée par les gouvernants. Ainsi, si un constituant invalide certaines libertés, au nom de sa souveraineté, cette invalidation ne saurait être considérée comme arbitraire. Elle n'est qu'en phase avec la loi ou le droit en vigueur.

    D'ailleurs, puisque l'individu dans un Etat est considéré comme un citoyen, cela ne voudrait pas dire que cet individu est soumis de façon béate et aveugle à l'Etat ; il faut plutôt que, le droit, la loi et la justice, s'ils représentent véritablement les aspirations du groupe, et s'ils sont conformes à la raison, soient identiques aux volontés particulières. De ce fait, les intérêts des citoyens sont également les voeux de l'Etat. L'Etat incarne dans cette optique la « puissance de la réconciliation » de l'individu avec la raison. C'est pourquoi chez Hegel, être membre de l'Etat n'est pas facultatif. Car, c'est dans l'Etat que l'individu réalise son unique possibilité de se réaliser librement, objectivement et authentiquement.

    Un individu qui réclame des droits qui ne cadrent pas avec ceux de l'Etat est en marge de celui-ci. De même, réclamer des libertés qui ne sont pas consacrés par l'Etat risquerait

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    d'être liberticide. Ainsi, tuer la liberté, c'est vouloir à tout prix qu'une liberté qui n'est pas consacrée, qui est contraire aux aspirations d'un groupe puisse être reconnu dans ce groupe, sans se soucier des implications que cela pourrait avoir. Il s'en suit que si l'Etat est la réalisation, voire l'incarnation de l'Esprit absolu, il faut se référer aux lois qui le régissent pour réaliser sa propre liberté. Si l'Etat tire son essence de la loi, et si cette dernière est raisonnable par nature, tout être de raison devrait y déceler sa propre volonté raisonnable.

    Cette primauté de l'Etat dans l'octroi et la garantie des droits et libertés intéresse la pratique de la liberté de choix du conjoint et la libre orientation sexuelle.

    1.2. : CAS PRATIQUE DU DROIT AU LIBRE CHOIX DU CONJOINT ET DE
    L'ORIENTATION SEXUELLE

    La Constitution, en tant que norme suprême dans la hiérarchie des normes internes d'un Etat est le fruit de l'histoire d'un peuple et de son adhésion à des conventions internationales. En tant que fruit de l'histoire d'un peuple, elle est toujours l'émanation de ce peuple et tient compte de la diversité de ce peuple. Même si cet Etat est lié par les conventions internationales, il peut les apprécier selon le contexte pour voir comment les droits et libertés peuvent s'accommoder avec sa réalité. C'est l'obligation de prendre en compte les réalités sociologiques qui est suggéré à ce niveau. Prendre en compte les réalités sociologiques dans la détermination des droits et libertés est un impératif catégorique pour un Etat. Les droits et les libertés s'exercent dans un contexte. Ledit contexte, c'est la prise en compte de l'ordre public, qui peut être interne ou international.

    Le domaine de l'ordre public interne, est protéiforme146. Il a été impossible jusqu'ici de donner aux mots d'ordre public une définition uniforme147 puisque cette définition de l'ordre public est un faux problème148. Néanmoins, une certitude semble précéder les incertitudes : l'ordre public est d'essence étatique, aussi bien dans l'idée d'ordre que dans l'idée de publicité149.

    146 Charles JARROSON, « Arbitrabilité : Présentation méthodologique », RJ. Com. 1996. n°12. p. 3., cité in Ordre Public et Arbitrage International en Droit du Commerce International par Rathvisal THARA, Université Lumière Lyon 2 - Master 1, Droit des activités de l'entreprise 2005

    147 Henri MOTULSKY, Etudes et notes sur l'arbitrage, Dalloz, 1974. p. 64.

    148 Homayoon Arfazadeh, Ordre public et arbitrage international à l'épreuve de mondialisation, LGDJ, 2005. p. 263.

    149 Francis MEGERLIN, Ordre public transnational et arbitrage international de droit privé, essai critique sur la méthode, 2002. p. 8.

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    La prohibition d'une pratique peut devenir une atteinte à l'ordre public au regard des émotions et des soulèvements de foule qui suivraient si cette pratique était dépénalisée. Ronald Dworkin, réfléchissant sur une pratique comme celle de l'homosexualité aux Etats-Unis avait souligné que, lorsqu'une pratique ne nuit pas à l'ordre public, il ne faut pas la prohiber.

    Et, parmi les libertés qui intéressent le domaine de l'ordre public, il y a la liberté du choix de l'orientation sexuelle : le cas de l'homosexualité.

    L'homosexualité150, c'est une relation amoureuse entre deux personnes du même sexe. C'est le psychiatre hongrois Kertbeny qui le premier fait usage de ce mot à côté du mot hétérosexualité. Pour Freud, l'attirance entre personnes du même sexe devient une maladie ; elle est la conséquence d'un échec dans le développement de sa sexualité ; c'est pourquoi, elle est assimilée à une pathologie, une perversion qui s'oppose à l'état normal.

    La pratique de l'homosexualité, réclamée par certains en signe de liberté, est condamnée par les dispositions légales ou socioculturelles au Cameroun.

    La disposition la plus importante est d'ordre pénal : dans le Code Pénal camerounais, l'homosexualité est régie par les dispositions de l'article 347 bis qui dispose que : « est puni d'un emprisonnement de six (6) mois à cinq (5) ans et d'une amende de vingt (20) mille à deux cents (200 000) mille Francs CFA, toute personne qui a des rapports sexuels avec une personne de son sexe ».

    Si on revient sur la disposition pénale 347 bis, ne fait-elle pas l'objet d'une application particulière ? La loi réprime, mais la pratique tolère ! Cette tolérance a pour principale conséquence, la souplesse au niveau de l'application des textes, devant les tribunaux, où les homosexuels sont de moins en moins condamnés « On peut même noter une relative souplesse dans la gestion judiciaire de cette infraction. De mémoire en effet, nous n'avons retrouvé aucune trace jurisprudentielle, faisant état d'une condamnation pour un délit d'homosexualité à la peine maximale prévue dans le code pénal, ou le cas échéant, celle

    150 Le drapeau arc-en-ciel. Le drapeau arc-en-ciel, "rainbow flag", symbole de la communauté homosexuelle, a été créé en 1978 par l'artiste G. Baker qui s'est inspiré du mouvement hippie et du drapeau utilisé pour la cause des Noirs aux Etats-Unis.

    Ce symbole de fierté gaie et lesbienne représente la diversité et le multiculturalisme de la communauté. S'il contenait au départ 8 bandes de couleurs, deux ont été supprimées pour des questions d'imprimerie. Les 6 restantes symbolisent chacune un élément: rouge: la vie ; orange: le réconfort, la santé ; jaune: le soleil ; vert: la nature ; bleu: l'art, l'harmonie ; violet: la spiritualité, l'esprit de communauté.

    68

    d'une personne condamnée à cette peine maximale et ayant purgé l'intégralité de sa peine

    »151

    Par contre, le droit civil camerounais dans l'Ordonnance N° 81/02 du 29 juin 1981, dispose en son article 52, alinéa 2, 3 et 4 que le mariage ne peut être célébré :

    « S'il n'a été procédé de la publication d'intention des époux de se marier Si les futurs époux sont du même sexe

    Si les futurs époux n'y consentent pas. »

    Dans la religion chrétienne et musulmane, cette pratique est décriée au profit d'une relation homme-femme. Dans la Bible, on peut lire : « Trois choses sont trop merveilleuses pour moi, et il en est quatre que je ne puis connaître : le chemin de l'aigle dans les cieux, le chemin du serpent sur le rocher, le chemin d'un navire au coeur de la mer, et le chemin de l'homme vers la jeune fille »152

    « C'est pour cela que l'homme laissera son père et sa mère et sera joint à sa femme ; et les deux seront une seule chair »153

    Ces orientations socioculturelle et légale justifient la prohibition de la liberté de choix du conjoint, qui voudrait que, au nom de cette liberté et du respect des droits humains, des personnes physiques fassent des choix de conjoint de même sexe alors que les lois donnent des orientations précises quant au choix du genre à faire. En effet, en vertu de la liberté de choix, qui rejoint les autres principes des droits de l'homme, aucune barrière ni religieuse, ni ethnique, ni raciale ne devrait contraindre telle ou telle personne à prendre pour époux ou épouse tel conjoint.

    L'opposition de la législation camerounaise à la pratique de l'homosexualité ne vise pas seulement à satisfaire une grande portion de la population camerounaise qui est contraire à cette pratique, c'est parce que fondamentalement, elle n'intègre pas ses aspirations et son histoire. Cette liberté de choix du conjoint s'oppose d'ailleurs à un excès de liberté, de volonté

    151 Issa Tchiroma Bakary, Ministre Camerounais de la Communication du gouvernement Yang Philémon II, devant la presse nationale et internationale, le jeudi 23 janvier 2014 à Yaoundé.

    152 Proverbes 30:18-19.

    153 Éphésiens 5:31

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    de l'individu154 et au droit de la famille. La famille étant considérée comme l'union d'un homme et d'une femme avec des enfants. C'est dire que, s'il faut valider la limitation d'une liberté uniquement « au nom d'une autre liberté, c'est-à-dire seulement pour garantir la même liberté de base » comme le note John Rawls à la page 239 de Théorie de la justice, il y a risque que les Etats n'aient plus de repères sur lesquels ils fondent leur souveraineté. Et c'est là le danger d'une assimilation qui risquerait de faire perdre à un Etat son identité et sa fierté. De plus, il faut tenir compte de certaines spécificités dues à l'histoire, à la culture et aux choix politiques d'un peuple dans la mesure où ceux-ci sont son fait libre: « Cette position de notre droit positif reprend son compte les prédispositions socio-culturelles de nos populations au rejet de ces pratiques. Il est en effet avéré que nulle part au monde, l'édiction du droit ne saurait être désincarnée. Pour demeurer légitime, le droit doit nécessairement s'insérer dans un contexte, où parce qu'il est accepté, se donne lui-même la garantie de son application. Par ailleurs, au même titre que la loi, la doctrine et la jurisprudence, la coutume constitue l'une des sources indéniables du droit. Au nombre des prédispositions socio-culturelles qui sous-tendent les processus de socialisation des individus et leur raison d'être au sein des communautés, il y a la spiritualité, dont la religion constitue le cadre d'inspiration et d'expression.

    Dans notre pays, où l'on estime à plus de 90% la proportion des populations appartenant à l'un ou l'autre des grands groupes religieux que sont le christianisme et l'islam, aucun de ces groupes religieux ne reconnaît l'homosexualité. Bien au contraire, leurs histoires respectives décrivent des moments de répulsion parfois violente de ces pratiques. De plus, il est établi que notre Constitution, c'est-à-dire, la norme fondamentale, protège et encourage la famille, qu'elle considère comme «la base naturelle de la société humaine». Or, en son sens le plus strict, aucune famille- cette famille qui elle-même représente la cellule fondatrice de l'État-, cette famille disais-je, ne saurait prétendre, ni à son existence ni à sa pérennité, donc à celle de l'État, en dehors de la complémentarité naturelle qu'incarne la dialectique affective et reproductrice du genre humain entre l'homme et la femme. Voilà donc pour le cadre juridique, son fondement socio-culturel et la perception sociale de la question de l'homosexualité au Cameroun. » 155

    154 Le philosophe Thibaud Collin soulignait ceci, concernant le mariage pour tous : « L'Etat va-t-il se mettre au service de l'individu total ? Plus l'on fonde les liens sur la seule volonté, plus l'on crée des occasions de conflits irréductibles car manquant de critères autres que la volonté. »

    155 Issa Tchiroma Bakary, Ministre Camerounais de la Communication du gouvernement Yang Philémon II, devant la presse nationale et internationale, le jeudi 23 janvier 2014 à Yaoundé.

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    L'invocation que nous venons de faire au sujet de la pratique de l'homosexualité vise à montrer que, seul l'Etat est garant de la liberté à octroyer. Le problème des principes de la justice et leur application n'a pas toujours été facile du fait de la difficile harmonie entre les principes admis et les aspirations d'un peuple. Le risque étant toujours de vouloir appliquer les principes universels au mépris des coutumes locales. Cependant, en vertu de la souveraineté interne et extérieure des Etats, on aboutit à la recherche d'un « ordre accepté » qui satisfasse non seulement les conventions internationales, mais aussi les réalités sociologiques et singulières d'un peuple. En effet, l'ordre accepté n'est rien d'autre que la ligne médiane entre les principes et leur effectivité.

    En fait, la démocratie ne pourrait pas germer sans prise en compte des réalités culturelles d'un peuple et son niveau de développement mental. Elle ne pourrait pas non plus germer tout en niant les fondements d'un peuple au risque de lui superposer des éléments extérieurs, sources de déstabilisation. Cette idée, était même déjà reprise par Alexis de Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique I, Deuxième partie, Chapitre IX. Dans ce chapitre, la religion, les lois et les moeurs constituent des formes d'expression des hommes qui influent largement le sens de la démocratie chez les américains. Les moeurs étant plus utiles à la nation américaine que les lois, par ordre de priorité. Ainsi, comparant les Etats-Unis de l'époque à d'autres nations, Tocqueville a pu dire avec une franchise de fierté : « Mais ce fait n'est point particulier aux États-Unis; presque toutes les colonies d'Amérique ont été fondées par des hommes égaux entre eux ou qui le sont devenus en les habitant. Il n'y a pas une seule partie du Nouveau Monde où les Européens aient pu créer une aristocratie. Cependant les institutions démocratiques ne prospèrent qu'aux États-Unis. L'Union américaine n'a point d'ennemis à combattre. Elle est seule au milieu des déserts comme une île au sein de l'Océan.156 »

    Pour ce qui est de l'importance des moeurs dans la stabilisation de la démocratie aux Etats-Unis, le penseur américain, poursuit : « Ce sont donc particulièrement les moeurs qui rendent les Américains des États-Unis, seuls entre tous les Américains, capables de supporter l'empire de la démocratie; et ce sont elles encore qui font que les diverses démocraties anglo-américaines sont plus ou moins réglées et prospères.157 »

    On peut dès lors comprendre le rapport qui existe entre le degré d'organisation démocratique d'une société et son rapport avec la rationalité. Mais, il ne faut pas oublier

    156 Alexis de Tocqueville, qui, dans De la démocratie en Amérique I, Deuxième partie, Chapitre IX, p. 150.

    157 Idem, p. 153

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    qu'une liberté qui nuirait à la stabilité d'une société ne saurait être permise au nom du respect des droits et libertés individuels. La grandeur des droits et libertés, c'est aussi leur capacité à s'adapter aux milieux où ils doivent s'appliquer. C'est aussi leur capacité à tenir compte de l'intérêt général, des rêves d'un peuple, des convictions d'un peuple et de ce qu'il a de plus cher. C'est pour cela que nous pensons qu'il faut atténuer ces affirmations de Daniel Mayer : « Tous les droits, sans exception, doivent être revendiqués par tous, les hommes sans exception, et tous les hommes, sans exception, doivent bénéficier de tous les droits sans exception. »158

    Si la liberté est un principe sacré, sa sacralisation est le fait de l'Etat et sa revendication exige la prise en compte des exigences spirituelles, morales, culturelles et légales de l'environnement dans lequel, elle doit s'exercer.

    158 Crescence Nga Beyeme, « Droit et éthique des droits de l'homme », Revue africaine des sciences juridiques, Université de Yaoundé II, Vol. 8, N° 2, 2011, p.100

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    2. LA DIFFICILE ADEQUATION ENTRE LIBERTE ET EQUITE DANS LE

    CHAMP SOCIAL

    Par équité, a-t-on entendu, la procédure de délibération qui conduit au choix des principes de justice. La liberté, quant à elle, c'est le fait d'agir, sans contrainte interne et externe, tout en respectant la liberté des autres. Ces deux concepts qui déterminent la position des partenaires dans la philosophie politique rawlsienne sont antinomiques socialement. Pour mieux comprendre cette opposition, nous devons analyser en quoi il est difficile d'appliquer l'équité dans le champ social et la critique de la conception rawlsienne du sens de la justice.

    2.1. : LA DIFICILE APPLICATION DE L'EQUITE DANS LE CHAMP SOCIAL

    L'équité rawlsienne est intéressante dans une situation où l'action sociale n'est pas encore possible. C'est elle qui devrait fonder les rapports des partenaires, une fois, engagés dans la vie civile. En effet, elle prépare, l'avènement d'un monde à venir, dans lequel, on appliquera tout ce qu'on a préparé et choisi.

    Or, le champ social est le lieu de l'action humaine. L'équité dans le sens de la délibération ne concerne pas le champ social, parce que, dans le champ social, il s'agit de passer à l'application. Ainsi, les enjeux ne sont plus les mêmes. Celui qui vous a accordé sa volonté dans le « voile d'ignorance » n'agira plus spontanément, comme s'il ignorait ce qu'il désirait ou la position qu'il occuperait dans la société.

    C'est pourquoi, dans la position originelle, c'est de la virtualité, et dans le champ social, c'est de la réalité. Ce qui est virtuel est encore en puissance ; et, rien ne présage ce qu'il adviendra. Par contre, ce qui est réel est en acte. Et c'est le lieu de vérification des décisions prises dans la situation virtuelle.

    L'existence ne se présente pas comme un lieu paisible. C'est un espace de conflit où les individus se battent pour assurer leur survie. Dès lors, les valeurs morales sont posées en fonction des actions que les partenaires ont à poser.

    L'idée de liberté suppose, « arrachement », « conflit ». La situation conflictuelle qui la caractérise est le témoignage de l'absence d'harmonie entre les partenaires qui veulent s'affirmer. La liberté se pose toujours en face de l'autre ; et le rapport entre les deux formes

    73

    de liberté est marqué du sceau du désir d'affirmation de soi, de dépassement de soi, et de reniement des autres.

    Quand on lit Rawls, on comprend que le but de la théorie de la justice comme équité n'est ni métaphysique ni épistémologique, mais pratique. Mais le caractère pratique reste très attaché aux comportements acquis dans la position originelle. Ces comportements s'attachent à l'affirmation de soi en passant par la délibération du groupe. Ce qui constitue un frein à l'expression de soi.

    La première difficulté propre à toute conception politique de la justice qui utilise l'idée du contrat, qu'il soit social ou autre, est de trouver un point de vue à partir duquel puisse être atteint un accord équitable entre des personnes libres et égales. Or, un tel accord n'est plus certain d'être respecté dans la vie civile. On ne saurait évaluer un pic de coopération entre les individus, puisque les individus coopérèrent en fonction de leurs intérêts ou de leurs rapports tribaux.

    Le second problème auquel Rawls se trouve confronté est la suivante : il est clair que la position originelle doit être traitée comme un procédé de présentation et, que, tout accord atteint par les partenaires doit être considéré comme à la fois hypothétique et non historique. Mais alors étant donné que les accords hypothétiques ne créent pas d'obligation, quelle est la signification de la position originelle ?

    De ce fait, fonder les principes de la justice à partir d'une position où les uns et les autres ignoreraient ce qu'ils sont, ce qu'ils ont et ce qu'ils représentent reste et demeure efficace justement à l' « état de nature ». A l'état de société, cette équité disparait pour céder la place au calcul et au choix.

    L'équité de la position originelle aurait bien fonctionné si les individus restaient des choses ou des objets sans vie, sans choix. Or, tel n'est pas le cas. Les individus ne sont pas des choses. Ils n'arrivent pas en société et se laissent faire. Ils orientent leur vie, veulent ce qui est bien pour eux et font des choix qui leur plaisent.

    Par idée de raisonnable dont fait cas Rawls, on pourrait comprendre que les hommes feraient leurs choix parce qu'il leur est bénéfique de se mettre ensemble. Mais cette liberté qui entre dans le concept d'équité lui est opposé.

    Dès lors, la liberté qu'ils avaient sous le « voile d'ignorance » de choisir tous une société heureuse pour eux, va encore s'appliquer à l'état social, où ils ne seront liés que par

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    leur volonté et d'ailleurs, manifesteront cette liberté en la renvoyant dans la catégorie de choix ou de recherche de leur bien-être. Certes, ils ont choisi pour eux, une société juste ; mais, ce fut pour eux et non pour leurs semblables. Juxtaposer les choix des individus comme des « pions de damier » qu'on poserait sur la société pour les faire mouvoir parait irréel. La liberté justement de l'homme, aidée par sa raison hobbesienne de choix rationnels se révoltera et se choisira des amis ou des équipes qui cadrent avec ses intérêts. La vie en société est donc faite d'antagonismes, de calculs et d'intérêts. Il n'y a pas de garantie offerte par les partenaires pour respecter leurs accords. Et s'il n'y a pas de garantie, il est difficile de croire que les partenaires respecteront leurs délibérations. Puisque, les nouvelles relations qui vont naitre seront fondées sur des relations privilégiées et où tout un chacun saura non seulement la position qu'il occupe mais aussi la position de son partenaire.

    L'équité et la liberté s'opposent ainsi car, en société, loin de l'idéal de les voir assemblés, il n'est pas possible que les individus maintiennent au nom de leurs libertés de choix, les choix qu'ils ont formulés avant, ou alors, même s'ils les maintenaient, ces choix pourraient être renversés et recorrigés en fonction de nouveaux rapports sociaux qui s'établissent entre des individus, des affinités, des goûts et surtout des orientations politiques.

    Puisqu'il n'y a aucune contrainte sociale, nul n'est tenu de respecter sa parole donnée. La contrainte morale sur laquelle s'appuie Rawls joue un rôle marginal, car, elle valide l'idée de liberté, c'est-à-dire, l'idée de choix, d'option et dont aucun partenaire ne peut opposer un refus ou une réformation.

    Ainsi, la liberté et l'équité sont en conflit socialement. Elles ne le seraient pas, si dans l'acte du choix libre, l'individu ne pouvait pas être influencé par son milieu et ses désirs. Or, le propre de l'individu, c'est d'opérer des choix mesurés qui satisfassent d'abord ses intérêts. Si les intérêts sous le « voile d'ignorance » sont maintenus, la liberté et l'équité seraient en adéquation. Au cas contraire, il y a distanciation.

    Dans une telle situation, la philosophie politique de Rawls risque de buter sur les difficultés de ces prédécesseurs. Chez un penseur de la politique comme Rousseau, les accords passés par les partenaires sont rarement respectés du fait des contingences sociales : le pouvoir, les honneurs, les richesses. Ces contingences constituent des obstacles au respect des principes fixés sans contrainte externe.

    Rawls, voudrait éviter l'influence manifeste de ces contingences dans la vie de ces partenaires, sous le « voile d'ignorance ». Mais on constate que cet évitement n'est pas

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    possible. Les contingences font partie même de la réalité des individus. Elles déterminent largement les orientations et les préférences des partenaires. C'est pourquoi, au lieu de « choix rationnels » au départ, on se retrouve avec des chois raisonnables. Ce que choisissent les partenaires, ce ne sont plus des grandes idées, mais des idées pratiques, qui cadrent avec leur milieu et leur réception de la vie.

    Indépendamment de cette dichotomie, il demeure que ces deux concepts jouent un rôle déterminant dans la consolidation des liens entre sujets rationnels, qui sont mus par le sens de la justice que nous devons maintenant examiner.

    2.2. : LA CRITIQUE DE LA CONCEPTION RAWLSIENNE DU SENS DE LA

    JUSTICE

    Le sens de la justice, nous l'avons relevé « est le désir efficace d'appliquer les principes de la justice et d'agir selon eux, donc, selon le point de vue de la justice. »159

    C'est parce que les individus sont animés de ce sens de la justice que Rawls espère qu'une fois, rentrés dans la vie sociale, indépendamment des contingences, ils respecteront les accords qu'ils ont passés. Ce sens de la justice, repose en fait sur la foi en l'homme. Sur sa perfectibilité.

    En effet, la critique que Rawls a opéré à l'endroit des contractualistes reposait sur la critique des fondements moraux devant conduire les partenaires dans la vie civile. Pour lui, si c'est dans la société que les individus découvrent ce qu'ils choisiront, leurs choix ne seront qu'intéressés. Et la conséquence en est que la justice aurait du mal être appliquée.

    Or, si les individus opèrent leurs choix dans une situation où personne ne sait encore ce qu'il sera ou recevra dans l'avenir, il est probable que chacun fasse un choix qui lui apporte satisfaction. De ce fait, transposé, ce choix serait continu et garantirait l'harmonie sociale et l'application de la justice.

    Cette idée connait des limites. En effet, si l'on s'en tient à la théorie des jeux, il est rationnel pour les individus de se soumettre aux réquisits de la coopération sans recourir à la coercition. Ceux qui coopèrent sont assurés que les « défecteurs » ne les exploiteront pas sans s'exposer à des représailles. Dans certaines conditions (que le resquilleur puisse être identifié

    159 John Rawls, Théorie de la justice, p. 608.

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    et que la réputation qui lui est faite puisse être connue de tous), le problème du « free rider » peut être résolu de manière non coercitive : à l'évidence, les non-coopérateurs n'auront plus intérêt à exploiter car les autres refuseront de coopérer avec eux dès qu'il deviendra notoire que ce sont des tricheurs. Selon les termes de David Gauthier, mieux vaut être « maximisateur moral » (sans rompre les accords lorsque notre intérêt immédiat pourrait nous y enjoindre) que « maximisateur direct » (en suivant toujours notre intérêt à court terme)160.

    Pour Freeman, l'argument ne vaut que dans de petits groupes où la réputation de chacun est connue161. Or Rawls raisonne à l'échelle de grandes sociétés. Sans coercition, comment être sûr de ne pas être dupe ? L'auteur de la Théorie de la justice précise que « dans une communauté nombreuse, on ne doit pas s'attendre à ce que la confiance mutuelle dans l'intégrité des uns et des autres ait un degré tel qu'elle rende inutile la coercition162 ». Pour autant, la coercition ne semble pas suffire à assurer la stabilité de la société : il faut des forces endogènes pour assurer l'équilibre du système, et donc une forme d'adhésion aux normes de justice.

    Critiquant la Théorie de la justice, Michael Sandel s'interroge sur les lacunes de l'anthropologie libérale et sur les carences de sa conception de la personne : si Rawls soutient que les partenaires sont avant tout des citoyens, capables de faire passer au second plan leurs fins privées immédiates et soucieux de trouver le meilleur système de coopération, rien ne garantit que les principes de justice fassent partie de leur conception privée du bien ni, s'ils en font partie, qu'ils y aient une place prioritaire. Ainsi la conception du bien de la personne qui adopte le principe de différence ne doit-elle pas seulement être privée, mais publique : elle inclut l'idée de coopération sociale ; « le sujet humain n'est plus simplement un consommateur cherchant à maximiser sa propre satisfaction163».

    Cependant, la difficulté est d'autant plus grande qu'il ne s'agit pas seulement de former le sens de la justice de telle sorte qu'il existe « normalement » parmi nos motivations (régulant nos désirs altruistes aussi bien qu'égoïstes) ; il s'agit de faire en sorte que le sens de la justice soit le régulateur suprême, et qu'il subordonne tous les désirs (y compris les désirs de second ordre, qui portent déjà sur des désirs d'objets pour les réguler). Il n'est pas évident, en ce sens, de demeurer dans le strict cadre des théories du choix rationnel »164.

    160 D. Gauthier, Morale et contrat, chap. 6.

    161 S. Freeman, Rawls, p. 247.

    162 John Rawls, Théorie de la Justice, § 42, p. 309.

    163 Voir M. Sandel, Le Libéralisme et les limites de la justice sociale, trad. J.-F. Spitz, Paris, Seuil, 1999, chap. 1.

    164 « La Théorie de la justice est une partie, peut-être même la plus importante, de la théorie du choix rationnel » (TJ, p. 43).

    Comme le relève S. Freeman, on attend du sens de la justice qu'il soit supérieur, par exemple, au sens de l'élégance et de la politesse ; or tel n'est pas le cas chez un esthète165. Il faut donc envisager une formation adéquate de cette vertu coopérative.

    Ce qu'on voudrait relever ici, c'est que, les hommes sont mus par de divers élans qui prennent parfois le dessus sur la conception du sens de la justice. C'est ce qui rend difficile l'expérience d'une telle faculté. Elle est toujours variable. Même si, naturellement, le fait d'être mu par ces élans ne leur ôte pourtant pas, leur qualité humaine d'êtres libres, égaux et raisonnables. C'est un fait naturel qui se double d'une obligation morale : « Car, tout citoyen, quelle que soit sa nature, est obligé de donner, par ses discours et par sa conduite, l'exemple de la justice et de la piété. »166

    Nous venons de relever, tout au long de cette deuxième partie, les réserves non exhaustives, émises en rapport avec la pensée rawlsienne. Ces réserves ont porté sur deux principes : celui des libertés de base et de l'égalité équitable des chances. Au-delà de ces réserves, du fait de l'évolution de la pensée et des contextes de réception de ces principes, il nous apparait dès lors intéressant d'examiner l'actualité de cette pensée rawlsienne.

    77

    165 S. Freeman, Rawls, p. 273.

    166 Ottabah Cugoano, Réflexions sur la traite et l'esclavage des nègres, éd. La Découverte, Paris, 2009, p. 82

    78

    TROISIEME PARTIE :

    L'ACTUALITE DE LA CONCEPTION
    RAWLSIENNE DE LA JUSTICE

    Pour Robert Nozick, toute la philosophie politique travaillera soit dans le système rawlsien, soit s'en écartera.

    Relever une telle idée dans cette étude tient au fait que, Rawls a placé la justice au coeur des systèmes politiques. Elle est le miroir par lequel, les Etats et les groupes de société s'examinent et s'évaluent. A travers les principes de la justice présentés par John Rawls, il est question de re-considérer les choix publics.

    C'est pourquoi, il serait d'abord intéressant d'examiner la règle de l'équilibre régional au Cameroun (Chapitre V), puis de relever la pertinence des principes rawlsiens de la justice (chapitre VI).

    79

    CHAPITRE V: LA QUESTION DE L'EQUILIBRE REGIONAL La règle de l'équilibre régional rend-elle possible la justice sociale ?

    La justice sociale chez Rawls repose sur la solidarité :

    « Nous sommes alors conduits à l'idée que l'espèce humaine forme une communauté dont chaque membre bénéficie des qualités et de la personnalité de tous les autres, telles qu'elles sont rendues possible par des institutions libres ; tous reconnaissent que le bien de chacun est un élément d'un système sur lequel ils sont d'accord et qui leur apporte des satisfactions à tous. »167

    Il ressort de cette citation que, c'est à travers les institutions légales et libres que les citoyens coopèrent entre eux et doivent leur bien-être. Ces institutions mettent en place des instruments ou des politiques.

    Parmi ces politiques, il y a celle de l'équilibre régional qui est pratiquée au Cameroun.

    L'équilibre régional, faut-il le rappeler, s'entend comme la répartition harmonieuse et bien réglée des places disponibles au sein de la fonction publique camerounaise. Il s'agit en effet de rétablir une certaine justice compensatrice entre les différentes composantes sociologiques camerounaises.168

    Bien plus, l'équilibre régional consiste à assurer une répartition plus ou moins équilibrée entre les différentes régions et les groupes humains du pays. De ces définitions, il ressort que l'équilibre régional est un critère de sélection dans l'accès à la fonction publique ; ceci afin de réduire les inégalités et les disparités entre les régions sur le plan économique, social et culturel. Cet équilibre renferme d'autres critères dont : l'équité, la proportionnalité169.

    167 John Rawls, Théorie de la justice, p. 567.

    168 MATIGI (A.M), Le problème de l'Equilibre Régional au Cameroun à l'épreuve de la démocratie pluraliste,

    Mémoire de DEA.

    169 Ibid.

    D'après le texte du 14 Août 1984 modifié et complété par la décision n°15, les quotas de places régionales sont répartis ainsi qu'il suit170 :

    Région

    Pourcentage

     

    Région

    Pourcentage

    Centre

    15%

     

    Est

    4%

    Sud

    5%

     

    Ouest

    13%

    Extrême-Nord

    8%

     

    Littoral

    12%

    Nord

    7%

     

    Sud- Ouest

    8%

    Nord- Ouest

    12%

     

    Adamaoua

    5%

    Pour mieux cerner, cette règle de l'équilibre régional, nous allons nous attarder sur les origines et les fondements de cette règle; puis, nous examinerons ses sources légales.

    80

    170 NLEP (R.G), « L'Administration publique camerounaise - contribution à l'étude des systèmes africains d'administration publique», Edition GONIDEC, 1986, P.159

    81

    1 : LES ORIGINES ET LES FONDEMENTS DE LA POLITIQUE DE

    L'EQUILIBRE REGIONAL

    Quels sont les fondements de la politique de l'équilibre régional au Cameroun? La réponse à cette question exige l'examen des origines de l'équilibre régional et l'analyse des arguments en faveur de celle-ci.

    1.1. : LES ORIGINES DE L'ÉQUILIBRE REGIONAL

    C'est sous le règne du tout premier Président de la République, Ahmadou Ahidjo qu'est née la politique de l'équilibre régional. Elle voit le jour, avec au préalable une distinction des conditions d'études pour le "Grand Nord" (moins scolarisé) eu égard au "Grand Sud1' (plus scolarisé). Par la suite, la politique de l'équilibre régional va s'intensifier avec l'exigence du Brevet d'Études du Premier Cycle (BEPC) pour les ressortissants du Nord tandis que les ressortissants du Sud devaient présenter le diplôme du Baccalauréat dans le cadre du concours d'entrée à l'École Nationale d'Administration et de Magistrature (ENAM) (Listes A et B). Cette politique va perdurer ainsi dans l'informel jusqu'à la fin du régime d'Ahidjo.

    Mais, l'institutionnalisation juridique171 de cette politique va connaitre un développement conséquent après le départ d'Amadou Ahidjo. Il est formalisé conjointement par le Décret N°82/4Û7 du 07 Septembre 1982 et par l'Arrêté NT010467/Fv1FP/DC du 04 Octobre 1982. Cet arrêté signé par le Ministre de la Fonction Publique notamment dans ses articles 1 et 2 dispose que:

    - Article 1er : Le présent arrêté fixe en application les dispositions du décret du 07 Septembre 1982 susvisé, les quotas de places réservées aux originaires de chaque province3172 ainsi qu'aux anciens militaires sans distinction d'origine, candidats aux concours administratifs d'entrée aux différentes catégories de la Fonction Publique et aux concours donnant accès aux établissements nationaux de formation.

    171 En réalité, le Décret N° 82/407 du 07 Septembre 1982 modifie et complète certaines dispositions du Décret N°75/496 du 03 Juillet 1975 fixant le Régime Général des Concours Administratifs. Cf. Cameroon Tribune. Grand Quotidien National d'Information, N°2471- Mercredi 08 Septembre 1982, p. 4.

    172 Depuis deux voire trois ans, on parle dorénavant de Régions et non plus de Provinces.

    82

    - Article 2: Compte tenu de l'importance démographique et du taux de scolarisation de chaque province, les quotas de places réservés aux candidats originaires de chacune d'elles ainsi qu'aux anciens militaires, sont arrêtés comme suit: Province du Centre-Sud: 19%; Province de l'Est : 4 %; Province du Littoral: 12%; Province du Nord: 30%; Province du Nord-Ouest: 13%; Province du Sud-ouest: 8%; Anciens Militaires: 2%.

    Pour les défenseurs de cette thèse, cette politique se tient essentiellement en instrument de consolidation de l'Unité Nationale. Le second argument avancé par ces derniers est celui de la justice sociale.

    1.2. : LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA POLITIQUE DE L'EQUILIBRE

    REGIONAL

    Deux arguments peuvent être avancés pour mettre en avant et perpétuer la politique de l'équilibre régional. Un premier argument politique qui consiste à considérer que la consolidation de l'unité nationale était un enjeu qui inclinait à inclure dans le jeu politico-administratif de la nation en construction, les représentants de toutes les sensibilités ethniques afin de minorer toute tendance centrifuge ; cette politique se posant ainsi en instrument de consolidation de l'unité nationale.

    Puis un second argument de justice sociale, consistant à favoriser l'émergence d'élites au-delà des populations dans lesquelles l'éducation s'était rapidement institutionnalisée. En effet, les Régions (avant, on parlait de provinces) du Nord et de l'Est apparaissaient comme marquées par un retard du point de vue éducatif. Il eut été difficile de faire émerger des élites politiques et administratives dans ces régions sans garantir la permanence d'un recrutement pour leurs ressortissants. La référence au « taux de scolarisation » s'éclaire par cet argument.

    Deux arguments méritent un examen en faveur de la règle de l'équilibre régional: les fractures sociales et le pluralisme culturel.

    1) Les fractures sociales au Cameroun

    Dans une société où sévissent les inégalités sociales, il y a toujours un danger pour la stabilité sociale et politique de celle-ci. En effet, le tribalisme, la formation et l'enrichissement de certaines classes sociales, au détriment des autres, un marché de l'emploi constitué de chômeurs, des jeunes sans emplois, des opérateurs travaillant dans le secteur informel ne bénéficiant d'aucune forme de protection sociale, un secteur des assurances instituant

    83

    avec peine des mécanismes de protection contre les maladies pour les travailleurs du secteur rural ou tout autre travailleur du secteur informel, creusent le fossé séparant les personnes bénéficiant de la protection sociale et les autres, au point où on peut craindre une fracture susceptible d'aboutir à une implosion sociale.

    Un tel déséquilibre dans le traitement réservé aux citoyens traduit une véritable inégalité sociale entre les membres de la société. Par ailleurs, la liberté laissée aux diverses entreprises par rapport aux diverses formes de régime de protection sociale ou même d'assurance maladie traduisent elles aussi des disparités parmi les populations, créant ainsi des classes qui sont essentiellement vulnérables soit pour absence de couvertures ou pour couverture insuffisante (par le volume ou par les conditionnalités imposées par les compagnies d'assurance).

    Face à une telle situation, l'urgence de l'action s'est avérée opportune.

    2) La multiculturalité du Cameroun

    Pour beaucoup, la pluralité ethno-culturelle du Cameroun pourrait constituer une menace pour la stabilité de ce pays, c'est-à-dire qu'au vu de cette grande diversité ethnique, le Cameroun se présenterait comme un pays favorable aux rivalités ethno-tribales. Un lieu de rendez-vous d'une variété insoupçonnable de forces centrifuges et antagonistes, campant face à face en une sorte de veillée d'armes permanente, où le sens des particularismes est frappant.

    Le Cameroun n'est pas l'unique pays au monde qui présente un riche paysage socioculturel varié. L'histoire des États-Unis d'Amérique (USA) par exemple, montre bel et bien qu'elle est également l'histoire d'un mélange de Blacks, Indiens, Latinos, Asiatiques, Migrants européens et autres qui ont participé puissamment à son développement notamment avec un surcroît de main-d'oeuvre173. En fait, la vague d'immigration de masse a profondément modifié le paysage économique des USA avec effectivement le pluralisme des identités qui s'expriment au travers des groupes qui ont su négocier leur intégration et constituer à la fin l'identité américaine qui fait alors son essor légendaire174.

    Ce qui fait dire que, loin d'être un danger, l'homogénéité culturelle reste un attribut désirable et atteignable pour l'unité nationale dans un monde où les États multiethniques à

    173 Bernard Vincent (ed), Histoire des Etats-Unis, (2008), Paris, Flammarion, p. 229.

    174 Laurent Bouvet, `'Le tournant identitaire Américain. Du « Pluralisme-Diversité » au « Pluralisme-Différence »» in Denis Lacorne (éd.), Les Etats-Unis (2007), Paris, Fayard/CERI, p. 235.

    84

    l'instar du nôtre sont prépondérants175. En réalité, il s'agit tout simplement de promouvoir l'intégration nationale par une harmonisation de tous ces contrastes du puzzle ethnique qu'est le Cameroun176. Son pluralisme socioculturel se doit donc d'être bien plus ce vecteur d'unité et d'intégration nationale notamment lors des recrutements dans la Fonction Publique.

    175 Dickson Eyoh, "Contesting Local Citizenship: Libéralisation and thé Poîitics of Différence in Carneroon" in B. Beiman, D. Ëyoh and YV. Kymiicka (eds), PAhnlcily and Democracy in Africa (2004), p. 116. Oxford: James Currey.

    176 Thomas Fozein Kwanke, "Ferdinand Léopold Oyono et la Politique du Renouveau Culturel du Cameroun" in Gervais Mendo Ze, Ecce Homo. Ferdinand Léopold Oyono. Hommage à un Classique Africain (2007), Paris, Khartala, p. 119.

    85

    2 : LES SOURCES LEGALES DE LA REGLE DE L'EQUILIBRE REGIONAL DANS LES MECANISMES D'ACCES A LA FONCTION PUBLIQUE CAMEROUNAISE

    La règle de l'équilibre régional est consacrée par la Constitution du 18 janvier 1996. Cette consécration a permis de régler la question de l'Ecole Normale Supérieure de Maroua.

    2.1. : LA CONSECRATION TEXTUELLE DE LA REGLE DE L'EQUILIBRE REGIONAL DANS LES MECANISMES D'ACCES A LA FONCTION PUBLIQUE CAMEROUNAISE

    Quand on lit les Constitutions des 4 octobre 1960, du 02 juin 1972 et du 18 janvier 1996, il y est souligné un intérêt pour le législateur de veiller à un équilibre national lors de l'organisation et de la proclamation des concours administratifs177 dans la République du Cameroun. Cet intérêt législatif est redevable au Préambule de la Constitution du 18 janvier 1996 qui proclame l'unité nationale par le truchement de la fraternité, de la justice et de l'attachement aux dispositions de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme du 10 Décembre 1948. Nous analyserons la consécration qui est régie dans le texte constitutionnel et dans les autres textes réglementaires et internationaux.

    1) LA CONSECRATION CONSTITUTIONNELLE DE LA REGLE DE

    L'EQUILIBRE

    La lecture de la Loi Fondamentale du 18 janvier 1996178 dégage des dispositions relatives à la planification régionale quant aux mécanismes d'accès à la fonction publique. Le Préambule et le dispositif de la constitution nous permettront de mieux cerner ces règles.

    Le Préambule explicite l'intérêt qu'il y a à relever « le niveau de vie des populations sans aucune discrimination. » Les tirets 1, 2, 3, 13, 14, 15, 16, 18179 traite de la place des individus

    177 Décret N°66/DF/339 du 23 Juillet 1966 crée une liste « A » réservée aux ressortissants des régions insuffisamment scolarisées

    178 Constitution de la République du Cameroun (loi N°96/06 du Janvier 1996 portant révision constitutionnelle du 02 Juin 1972), Yaoundé, imprimerie nationale, 2004.

    179 Loi constitutionnelle du 18 janvier 1996.

    86

    et des groupes minoritaires dans le processus de développement intégral. Ainsi, le tiret 2 du Préambule dispose : « L'Etat assure la protection des minorités et préserve le droit des populations autochtones conformément à la loi. »

    Cette disposition nous oblige au Préambule de comprendre le concept de minorités et d'autochtones.

    Par minorité, on entend un ensemble de ceux qui se différencient de la majorité au sein d'une assemblée, d'un parti, d'un groupe quelconque. C'est donc un petit nombre par rapport à la majorité. Ainsi en droit international, une minorité nationale est un groupe non dominant se distinguant de la majorité de la population par ses particularités ethniques, sa langue, sa religion, ses traditions. Ainsi, les minorités sont des groupes sous représentés ou constituant un petit nombre au sein d'une population ou d'une société donnée. « Ainsi donc, il apparaît que la minorité ne découle pas uniquement d'une position quelconque numérique, mais aussi d'une position de force ou de domination. Un groupe de population peut être majoritaire numériquement et être minoritaire parce que dominé ou n'ayant pas suffisamment de représentants ou de ressortissants sur un certain plan. Tel fut le cas des populations du Grand Nord après l'indépendance. De plus, peut être considéré comme un groupe constituant un groupe minoritaire, celui qui est petit ou non numériquement par rapport aux autres groupes de la même société et qui est menacé dans certain cas de marginalisation. »180

    C'est le cas d'un groupe dont les « ressortissants sur le plan intellectuel ne disposent pas assez de compétences pour pouvoir accéder par voie de concours aux écoles de formation d'Etat où l'on exigence des diplômes et autres qualifications élevées, et de ce fait peuvent se voir marginaliser ou sous représenter dans la fonction publique si des pondérations ne sont effectuées »181.

    Dans ce cas, les régions dites sous scolarisées constituent sans contexte des régions minoritaires, même si numériquement elles sont majoritaires.

    Au Cameroun, la technique des quotas et des places réservées parait donc être une « des formes d'accommodement d'un ordre social composé des minorités structurées et organisées »182 afin d'établir un certain équilibre. Pour protéger les minorités entendues ici

    180 Minso Cymphorienne Diane, L'intégration de l'Equilibre Régional dans les mécanismes d'accès à la fonction publique, mémoire de DEA Université de Yaoundé II, 2010.

    181 MATIGI (A.M) , Le problème de l'Equilibre Régional au Cameroun à l'épreuve de la démocratie pluraliste, Mémoire de DEA .

    182 MATIGI(A.M), Le problème de l'Equilibre Régional au Cameroun à l'épreuve de la démocratie pluraliste, Mémoire de DEA .

    87

    comme « régions insuffisamment scolarisées », les autorités se sentent obligées de favoriser leur entrée dans des écoles de formation d'Etat qui donnent accès à la fonction publique et qui ne saurait être l'apanage de certaines régions uniquement, soient-elles insuffisamment scolarisées.

    A côté du concept de minorités, il y a celui d'autochtone. Un autochtone est une personne qui est née dans le pays dans lequel elle habite. Le Grand Larousse universel le définit comme un originaire du pays qu'il habite et dans lequel les ancêtres ont vécu183. C'est donc un enfant du terroir qui ne devrait pas être victime des actes de discrimination réservés à des habitants de ce terroir considérés comme des étrangers ou des allogènes.

    Au Cameroun, la définition de cette notion est beaucoup plus extensive car, est considéré comme autochtone, celui qui est originaire de la région qu'il habite. Région ici peut correspondre à un département, un arrondissement ou même un district au sein desquels un autochtone peut bénéficier de certains droits dont celui d'être éligible aux différents organes délibérants tels le Conseil Régional184. Il faut noter que suite à la mobilité constante des populations et aux mariages inter-ethniques, il est difficile de déterminer avec précision la région d'origine d'un citoyen. D'autant plus que cela n'est pas explicite dans la constitution et que le Décret n°90/1087 du 25 juin 1990 définit la province d'origine du candidat au concours administratif comme étant celle dont sont originaires ses parents légitimes.

    Le préambule de la Constitution leur garantit donc dans leur région respective d'origine ou adoptive des privilèges de toutes sortes par le biais de la pondération ou équilibre intra-régional afin qu'ils ne soient pas marginalisés au sein de leur propre région185 ; Ou par le truchement de l'équilibre inter-régional accordée aux ressortissants des populations autochtones de chaque région, les possibilités d'entrer dans les établissements de formation publique de l'Etat, afin qu'ils représentent leurs différentes localités.

    Sous cet angle, il sera question que chaque région soit représentée non pas par des allogènes y résidant temporairement, mais par des autochtones, c'est-à-dire les originaires de ces régions ou des résidants permanents. Car, par ce biais, ces régions comptent développer leurs différentes localités et participer à la jouissance des fruits de la croissance. Les quotas à chaque région seraient déterminés pour assurer cette fonction.

    183Le Grand Larousse Universel, 1993, p.849.

    184 SONKENG DONFACK (L), « Le droit des minorités et des peuples autochtones au Cameroun », thèse de doctorat de droit de l'Université de Nantes Année académique 2000 À 2001, P.4

    185 Le préambule de la Constitution de la République du Cameroun du 18 janvier 1996.

    88

    Toujours dans ce Préambule, le législateur consacre les droits à l'instruction et au

    travail.

    L'instruction, c'est l'action de former l'esprit des citoyens par des leçons, des connaissances ; ce qui renvoi à l'éducation et à l'enseignement qui selon la Constitution sont des droits et devoirs impérieux de l'Etat. Il faut en effet avoir un certain niveau d'instruction et de diplômes requis pour pouvoir prétendre se présenter à un concours administratif. L'instruction fait donc appel à l'école sous entendue comme un établissement où se diffuse l'enseignement. Le Professeur Joseph OWONA donne trois missions fondamentales de l'école républicaine : dispenser un savoir utile au développement, préparer nos enfants à l'intégration nationale, créer leurs conditions d'épanouissement186.

    Pour ce qui est du droit et du devoir de travailler, le Cameroun est resté fidèle à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme187 qui énonce le droit au travail de tous et la protection contre le chômage, justifiant par-là, la philosophie de l'équilibre régional appliquée en matière de concours administratif dans notre pays.

    On comprend que, pour travailler et pour s'instruire dans les couches défavorisées, l'Etat doit prendre des dispositions relatives aux quotas et aux places réservées aux candidats de différentes régions et de rester conforme ainsi aux dispositions du préambule de la constitution. Quelle place la constitution proprement dite accorde à la politique de la règle de l'équilibre régional ?

    Dans la constitution elle-même, l'article 1er (2) de la constitution du 18 janvier 1996 dispose que : « la République du Cameroun est un Etat unitaire décentralisé. Elle est une et indivisible, laïque, démocratique et sociale »188

    Le caractère démocratique et social pousse les gouvernants à faire usage de la planification et des pondérations pour préserver l'unité, l'indivisibilité et la laïcité de la

    186 Joseph OWONA cité par Linus ONANA MVONDO dans un article intitulé « L'école républicaine et le défi de la mondialisation » in Minso Diane Cymphorienne, L'intégration de l'Equilibre Régional dans les mécanismes d'accès à la fonction publique, Université de Yaoundé II, 2010, mémoire de DEA.

    187 Déclaration Universelle des Droits de l'Homme du 10 Décembre 1948, article 23, alinéas 1 à 3 :

    1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de

    travail et à la protection contre le chômage.

    2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.

    3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale

    188 Article 57 (3) de la constitution de 1996

    89

    République du Cameroun189. En tant que nation, les citoyens forment une coopération sociale basée sur la solidarité et le partage en commun d'un certain passé.

    Ainsi, la justification de la politique de l'équilibre régional appliqué en matière de concours administratif au Cameroun est visible tant dans les attributs réservés au Chef de l'Etat d'une part, que dans les compétences attribuées au Parlement, et surtout à l'Assemblée Nationale, d'autre part.

    Le Président de la République, au même titre que dans les précédentes Constitutions, joue un rôle très important en matière de conduite de la politique de l'Etat190.

    L'article5 (2), lui confère d'importants pouvoirs car, il incarne l'unité et définit la politique de la nation191.

    « C'est pourquoi il est évident que dans la définition de la politique de la nation et dans le souci de préservation de l'unité nationale qu'il incarne, le Chef de l'Etat veuille prendre toutes les mesures et autres décisions à caractère intégrationnistes et conciliantes afin de contenter tout le monde et éviter la marginalisation d'une région quelconque. Dans cette même perspective, il serait compréhensible que des pondérations soient effectuées en matière de concours administratif pour l'accès aux établissements publics de formation, pour assurer le travail et la protection contre le chômage aux ressortissants de toutes les régions par le biais de l'accès à la fonction publique. En outre, le Président de la République veille à la sécurité intérieure et extérieure de la République192. Il peut donc dans ce cadre compte tenu de son pouvoir règlementaire193, prendre des actes en faveur des régions défavorisées en matière de scolarisation afin de faciliter l'accès des ressortissants des ces régions à des écoles de formation, donnant accès à la fonction publique pour que la paix et la sécurité intérieure ne soient pas troublées par le mécontentement des uns et des autres qui se sentiraient marginalisés. »194

    L'article 62 alinéa 2195 évoque l'idée de spécialité de certaines régions. Cette reconnaissance des intérêts propres traduit plus que l'idée de personnalité morale ; elle

    189 Minso Cymphorienne Diane, L'intégration de l'Equilibre Régional dans les mécanismes d'accès à la fonction publique, Université de Yaoundé II, 2010, mémoire de DEA.

    190 Constitution de la République du Cameroun

    191 Article 8 alinéa 3 de la constitution de 1996

    192 Article 8 alinéas 3 de la constitution de 1996

    193 Section II paragraphe 1

    194 Minso Cymphorienne Diane, L'intégration de l'Equilibre Régional dans les mécanismes d'accès à la fonction publique, Université de Yaoundé II, 2010, mémoire de DEA.

    195 « Sans préjudice des dispositions prévues au présent titre, la loi peut tenir compte des spécificités de certaines régions dans leur organisation et leur fonctionnement. »

    90

    évoque une réalité identitaire autonome, une projection de personnalité sociologique à distinguer du projet national dans le cadre étatique196. Cette spécialité concerne le développement économique, le niveau de fonctionnaires, le nombre d'infrastructures sanitaires ou scolaires197.

    La constitution ainsi nous permet de comprendre la réception de la règle de l'équilibre régional. Certains textes méritent d'être examinés, devant nous permettre de mieux cerner, la question de l'équilibre régional du Cameroun, comme les textes internationaux.

    2. LES TEXTES INTERNATIONAUX

    Dans les textes internationaux, c'est depuis les années 1979 avec la convention internationale sur l'élimination de toute forme de discrimination raciale. Il s'agit en effet des discriminations positives meublées d'une jurisprudence abondante198.

    Cette consécration juridique de l'équilibre est également assise sur les textes internationaux. Il s'agit en effet de :

    L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirmait que : « Tous les citoyens sont également admissibles à tous les emplois publics sans autre distinction que celle de leur capacité et de leur talent ». Pour cette déclaration, les constituants exposaient dans un texte solennel les droits naturels, indéniables et sacrés de l'homme. Les auteurs lui conféraient une valeur universelle.

    La déclaration de 1789 concerne tous les hommes. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer l'article premier de cette déclaration qui stipule que : « Tous les hommes naissent libres et égaux en droit et en devoir. Aussi affirme-t-elle que ces droits sont valables en tout lieu et en tout temps.

    196 OLINGA (A-D) « la régionalisation camerounaise en chantier : acquis constitutionnels et perspectives législatives »juris périodique IV° 55 Septembre 2003 p.91

    197 Discours du Chef de l'Etat lors du Cinquantenaire à Buéa de la Réunification, le 20 février 2014.

    198 Voir convention internationale sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale de 1979, notamment l'article 1er (4), voir également la très intéressante jurisprudence de la Cour Suprême des USA inaugurée par les arrêts Regents of University of California V.Bakke, 438 U.S 265 (1978), United Steelworkers V Weber, 443 Us 193 (1979), et sur l'évolution récente des tendances américaines en la matière, Note, Affirmative Action, Anonymous (1991) 104 HAVARD LAW REVIEW, 967. Lire également RUSEN ERGEC, « Les inégalités compensatrices », In L'effectivité des droits fondamentaux dans les pays de la Communauté francophone, AUPELF À UREF, Montréal, 1994, PP.87 - 94

    91

    Les libertés publiques et les droits trouveront leur dimension internationale avec la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen du 10 Décembre 1948. Toutes les Constitutions du monde entier y compris au Cameroun vont reprendre les dispositions contenues dans cette Déclaration, née au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale. Au Cameroun, la réception desdits droits et libertés est faite à son préambule en ses tirets 1, 2, 3, 13, 14, 15, 16 et 18. On peut donc lui reconnaitre un caractère constitutionnel. Aussi les textes internationaux ayant affirmé toutes ces libertés reçues par le Préambule de la Constitution garantissent au mieux la politique de l'équilibre pratiquée au Cameroun en vue de rétablir le principe de la légalité et par ricochet de l'égal accès aux emplois publics.199

    Le droit à l'éducation est consacré par le 18e tiret du Préambule de la Constitution camerounaise du 18 janvier au terme duquel : « L'Etat assure à l'enfant le droit à l'instruction [...] l'organisation et le contrôle de l'enseignement à tous les degrés est un devoir impérieux de l'enfant ». C'est un droit qui se trouve également consacré par divers instruments internationaux des droits de l'homme incorporé au préambule de la constitution à savoir : la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ; l'article 26 de la Déclaration universelle des droits de l'homme200. L'article 6 du pacte relatif aux droits civiques et politiques. Ensuite, l'Assemblée générale dès 1992 a adopté la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques.201

    L'article 4 de l'alinéa 6 de cette institution fondatrice engage les Etats à envisager les mesures appropriées pour que les personnes appartenant à des minorités puissent participer pleinement au progrès et au développement économique de leur pays.

    199 Le préambule de la constitution op cit

    200 Article 26 :

    1. Toute personne a droit à l'éducation. L'éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l'enseignement élémentaire et fondamental. L'enseignement élémentaire est obligatoire. L'enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l'accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à

    tous en fonction de leur mérite.

    2. L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des

    Nations Unies pour le maintien de la paix.

    3. Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d'éducation à donner à leurs enfants.

    201 Déclaration universelle des droits de l'homme op cit

    92

    Dans le même sillage, la convention de l'UNESCO de 1961 en matière d'enseignement précise en son article 2 que des mesures de discrimination positives « ne sont pas considérés comme constituant des discriminations ».202

    La Cour permanente de justice internationale a précisé que l'égalité en droit exclue toute discrimination : l'égalité en fait peut en revanche rendre nécessaire des traitements différents.

    Ces textes nationaux et internationaux montrent que, la prise en compte des couches défavorisées pour assurer leur relèvement est un impératif catégorique. Dès, il nous revient d'illustrer nos arguments par un exemple. Pour cela, nous nous appuierons sur l'Ecole Normale Supérieure de Maroua.

    2.2. : L'AFFAIRE DE L'ECOLE NORMALE SUPERIEURE DE MAROUA

    « Nous avons besoin les uns des autres comme des partenaires qui s'engagent ensemble dans des modes de vie ayant leur valeur en eux-mêmes ,
    · que les autres réussissent et soient heureux est nécessaire à notre propre bien ,
    · leur bien et le nôtre sont complémentaires
    .203 »

    Cette solidarité évoquée par John Rawls nous permet d'analyser l'affaire de l'Ecole Normale Supérieure de Maroua; ayant spécialement trait à l'égal accès à la fonction publique qui, dans une conception camerounaise renvoi à l'équilibre des régions camerounaises

    Le Ministre de l'Enseignement Supérieur publiait, le 18 décembre 2008, une liste additive d'admis au concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure de Maroua. L'on devrait parler de « la » liste additive, car cette liste additive du 18 décembre 2008 n'était plus une liste additive banale. Elle répondait à une demande sociale insistante et assortie de manifestations et de projets de manifestations de plus en plus inquiétantes des élites et élus des trois régions septentrionales du Cameroun, souvent désignées comme le « Grand Nord ». La publication de cette liste était aussi la condition posée par les élites et élus du septentrion pour mettre fin à leurs manifestations.

    Cette publication avait donné satisfaction aux élites des régions concernées qui exigeaient 1420 places supplémentaires représentant un quota de 60% des places pour les

    202 Convention de l'UNESCO en matière d'enseignement 1961 article 2

    203 John Rawls, Théorie de la justice, p. 566.

    93

    candidats originaires de cette partie du pays, alors que 760 places leur avaient été accordées sur les 2254 initialement attribuées. Avec 855 candidats de plus, dont la quasi-totalité des candidats du Grand Nord.

    La publication de la liste additive apparaissait comme une réponse aux demandes des élites du Grand Nord visant à corriger les injustices historiques dont ces régions sont victimes sur le terrain de la mise en oeuvre du droit à l'éducation. Mieux qu'une réponse à un « chantage » (a-t-on jamais vu la victime d'un chantage offrir plus qu'il n'a été demandé?), il s'agissait assurément d'une réponse politique à la demande sociale légitimement exprimée par les élites et élus du Grand Nord, à la suite de la publication des résultats du concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure de Maroua.

    C'est dire qu'en plus du problème de l'abandon de poste par des enseignants originaires des régions méridionales, les candidats du Grand Nord à la fonction d'enseignant ont souffert de l'éloignement du lieu de formation des formateurs. De sorte que le droit à l'éducation que l'Etat garantit à tous les citoyens de l'un et l'autre sexe au même titre que les autres droits et libertés énumérés au préambule de la Constitution était largement nominal ou formel pour les filles et fils de ces régions. Les élites des régions concernées étaient par conséquent fondées à demander, voire à exiger que le droit à l'éducation qui est peu ou prou réel pour les habitants des sept autres régions du pays, devienne aussi une réalité tangible pour les trois régions dites du «Grand Nord ».

    Mais, une question demeure : en quoi le «Grand Nord» serait-il une minorité alors qu'il compte parmi les trois grand complexes ethniques du Cameroun ? La réponse est pourtant affirmative. Des grands groupes ou des groupes majoritaires peuvent en effet être socialement et économiquement ou politiquement désavantagés, ce qui en fait des groupes « minorisés »204. Dès lors, sous l'angle de la sociologie de la représentation, et en dépit du fait qu'elles constituent des composantes des grands «complexes ethniques» du Cameroun du point de vue numérique, les communautés composant les trois Régions septentrionales du Cameroun peuvent être considérées comme « minorisées » c'est-à-dire vulnérables. Elles sont de ce fait éligibles aux protections comparables à celles des minorités, en raison de leur fragilité, résultat des retards enregistrés dans la scolarisation de ces parties du pays.

    204 Woehrling, (J), « Les trois dimensions de la protection des minorités en droit constitutionnelle comparé », Les journées mexicaines de l'association Henri Capitant (2002) ; Les minorités, revue de droit, Université Sherbrooke (R.D.U.S), 2003, p. 96.

    94

    De ce fait, elles sont naturellement éligibles à la protection des minorités prévue dans le deuxième tiret du préambule de la Constitution du 18 janvier 1996. Il ne s'agit pas d'une option arbitrairement choisie par le Cameroun, car la protection des minorités ainsi consacrée n'est que la mise en oeuvre « de nouveaux droits que notre époque appelle », selon la formule de Nicolas Sarkozy. Dès 1992, l'Assemblée Générale de l'Organisation des Nations Unies a adopté la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, L'alinéa 5 de l'article 4 de cet instrument fondateur engage les Etats à « envisager des mesures appropriées pour que les personnes appartenant à des minorités puissent participer pleinement au progrès et au développement économiques de leur pays ». Plus récemment, la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance adoptée le 31 janvier 2007 oblige les Etats membres de l'Union africaine à adopter « des mesures législatives et administratives pour garantir les droits des femmes, des minorités ethniques, des migrants et des personnes vivant avec un handicap, des réfugiés et des personnes déplacée et de tout autre groupe social, marginalité et vulnérable ». Du point de vue de la scolarisation, les trois régions septentrionales sont indubitablement des communautés minorisées, marginalisées et vulnérables. A ce titre, elles sont éligibles à toutes les mesures prescrites en vue de la protection des minorités.

    En réponse à ceux qui parlent de discrimination ou de violation du principe d'égalité ou à l'institutionnalisation des discriminations, l'alinéa 3 de l'article 8 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des personnes appartenant à des minorités pose clairement que « les mesures prises par les Etats afin de garantir la jouissance effective, des droits énoncés par la présente déclaration ne doivent pas à priori être considérées comme contraires au principe de l'égalité contenu dans la Déclaration universelle des droits de l'homme. » Dans le domaine spécifique de l'éducation, la Convention de l'UNESCO en matière d'enseignement de 1961 précise en son article 2 que des mesures, de discrimination positive « ne sont pas considérées comme constituant des discriminations ». A plusieurs reprises, la jurisprudence du Comité des droits de l'homme des Nations Unies a aussi indiqué que la jouissance des droits et des libertés dans des conditions d'égalité n'implique pas, dans tous les cas, un traitement identique.

    En réalité, les mesures dérogatoires qu'un Etat peut être amené à prendre afin de protéger les droits des minorités sont analysées comme un moyen de concrétiser le principe d'égalité, c'est-à-dire une manière d'approfondir l'égalité, en passant de l'égalité abstraite à l'égalité réelle. C'est en ce sens que, dès 1935, la Cour permanente

    95

    de justice internationale a précisé que « l'égalité en droit exclut toute discrimination : l'égalité en fait peut en revanche, rendre nécessaire des traitements différents en vue d'arriver à un résultat qui établisse l'équilibre entre des situations différentes. On peut facilement imaginer des cas dans lequel un traitement égal de la majorité et de la minorité, dont la condition et les besoins sont différents, aboutirait à une égalité de fait. L'égalité entre majoritaires et minoritaires doit être une égalité effective, réelle »205.

    Ces mesures peuvent à première vue paraître choquantes, il faut en convenir. Mais comme l'observe pertinemment Ronald Dworkin, si «des critères explicitement liés à la race sont déplaisants [...] c'est certainement parce que les réalités sociales que combattent ces programmes sont plus déplaisants encore206 ».

    L'augmentation du nombre de places des candidats des régions septentrionales du pays améliorera la formation secondaire des filles et fils de ces régions et réduira à long terme le sentiment de frustration et d'injustice dans ces communautés. En permettant à une plus grande proportion des fils de ces régions de s'épanouir et de participer plus efficacement à la vie nationale par la mise en oeuvre effective du droit à l'éducation, le développement du pays tout entier s'en trouvera accéléré. Il y va donc du développement équitable de l'ensemble du pays, mais aussi de la paix sociale et de la préservation de l'intégrité du territoire nationale.

    L'alinéa 3 de l'article 8 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance souligne en effet que, loin de contrarier la démocratie, le respect de la diversité ethnique, culturelle et religieuse contribue au renforcement de la démocratie207. Pour ce qui est de la préservation de la République, en pastichant Luc Sindjoun, l'on retiendra que dans une société multiculturelle, c'est seulement si des droits fondamentaux comme l'accès à l'éducation sont constamment déniés aux minorités que celle-ci se sentiront exclues, victimes de discrimination et cesseront de manifester leur allégeance à l'Etat208.

    La situation relative aux quotas dans les grandes écoles et dans les postes administratifs, à défaut d'être un débat en coulisse, des cas comme celui de l'Ecole Normale

    205 Voir cours permanent de justice internationale, affaire des écoles militaires albanaises, arrêt de 6 avril 1935, REC, série A/B, N° 64, p. 19.

    206 Dworkin, (R), Une question de principe, Pouf, COL. « Recherche politique », 1996, Edition originale 1985, p. 370

    207 Mouangue Kobila (J), « Une réponse juridiquement fondée », bonabéri.com. 21 juin 2012. 16 h30mn.

    208 Sindjoun (L), « La démocratie plurale est-elle soluble dans le pluralisme culturel ? Elément pour une discussion politiste de la démocratie dans les sociétés plurales », in : Organisation internationale de la francophonie/The Commonwealth, Démocraties et Sociétés plurielles, Séminaire conjoint Francophonie À Commonwealth, Yaoundé 24-26 janvier 2000, p. 25.

    96

    Supérieure de Maroua sont là pour montrer que la politique de l'équilibre régional épouse bien les contours de la juste égalité des chances, tout en justifiant l'efficacité de la philosophie politique.

    CHAPITRE VI : LA PERTINENCE DES PRINCIPES RAWLSIENS

    DE LA JUSTICE

    Examiner la pertinence d'un principe, c'est se demander en quoi il est efficace.

    Rawls lui-même, désireux de léguer à la postérité, une philosophie politique pratique, soulignait déjà que, pour que la justice ait effet, il ne suffit pas que les acteurs se placent dans une situation équitable au départ ; il y faut ajouter, la coordination de leurs actions, la stabilité de celles-ci et des institutions devant les aménager et enfin, l'efficacité qui se rassure que les positions prises permettront de réaliser les buts fixés.

    Un tel programme relève finalement que, un discours est efficace lorsqu'il est visible sur le terrain par une prise de conscience des acteurs sociaux et par les résultats qui sont obtenus. Tout discours n'est valable que s'il apporte des changements notoires.

    Cette idée d'efficacité était déjà entretenue d'une façon diffuse et larvée par Socrate qui, se faisant le champion du dieu, soulignait qu'il avait reçu mandat de lui de transformer la vie de ses concitoyens, dusse-t-il mettre sa vie en danger209. Ainsi, le discours philosophique reste un « discours sur le quotidien210 » ; ce qui l'expose à la vérification de son efficacité, de son impact dans l'évolution et le changement des moeurs des individus.

    A travers la politique de l'équilibre régional, illustrée dans le cas de l'Ecole Normale Supérieure de Maroua en 2008, c'est la traduction de l'intérêt porté à la réalisation de la justice sociale. Ce qui justifie l'efficacité du principe de juste égalité des chances. En effet, la politique d'équilibre régional traduit l'idée de facilitation d'accès à la fonction publique des catégories sociales supposées les plus défavorisées. Cet intérêt pour les couches défavorisées, justifiant l'efficacité du principe de la juste égalité des chances peut être observée sur la réduction des inégalités sociales. Il restera alors de relever les efforts qu'il reste à fournir.

    97

    209 Platon, Apologie de Socrate, Flammarion, section XVII.

    210 Emprunt fait à l'ouvrage d'Ebénezer Njoh-Mouellé.

    98

    1. L'APPRECIATION DES RESULTATS SUR LE TERRAIN

    L'efficacité justement du principe de juste égalité des chances est visible dans le souci des politiques de rétablir des conditions justes d'accès aux positions sociales, en neutralisant les différences d'origine sociale, religieuses ou ethniques. Pour mieux le comprendre, nous allons examiner la juste égalité des chances qui se manifeste dans l'accès aux concours administratifs et les résultats sur le terrain.

    1.1. : LA JUSTE EGALITE DES CHANCES ET L'ACCES AUX CONCOURS
    ADMINISTRATIFS

    Si nous combinons les deux volets du principe, à savoir la juste égalité des chances et la priorité aux moins représentatifs dans les concours administratifs, cela conduit à donner plus de chances à ceux qui en ont le moins. Les motivations de l'équilibre régional ont été expliqué (chapitre cinquième). Il a été question de prendre en compte les retards observés dans l'accès des couches défavorisés aux emplois organisés par la fonction publique camerounaise. En effet, la notion de juste égalité des chances, part du constat que la structure de base dans tout le pays n'est pas organisée de la même manière.

    Ce retard structurel a donc un impact sur l'équilibre des forces représentatives au sein de l'administration. Ainsi, tenir compte des plus défavorisés ne relève plus de l'égalité mais de la juste égalité. Car, l'égalité en elle-même est contraire à des préférences dues au relèvement des couches fragiles. La juste égalité des chance permet ainsi de contourner cet handicap en ouvrant les concours administratifs et en octroyant un quota de préférence à ces zones dont le nombre d'autochtones ayant accédé à la fonction publique est faible. Le fait d'adopter la règle de l'équilibre régional et de lui donner une consécration permet de rendre compte de l'efficacité de la théorie de John Rawls. Ainsi, on augmente non seulement des fonctionnaires, mais on accentue la construction des infrastructures scolaires et sanitaires.

    Si on se réfère aux statistiques de l'Unicef, illustrant l'état de scolarisation dans l'éducation de base au Cameroun, on peut observer ceci :

    99

    Année

     

    Secteur

    Pourcentage %

    2007-2011

    Urbain

    90

    2007-2011

    Rural

    71

    Source : http://www.unicef.org/french/infobycountry/cameroon statistics.html

    Ce tableau de l'UNICEF montre les écarts existant dans la fréquentation des classes en milieu urbain et rural. C'est face à un tel écart que les politiques s'organisent pour donner la possibilité aux populations vivant dans les zones reculées des moyens d'amélioration des conditions de vie (électricité, bitumage et reprofilage des routes), l'affectation des enseignants et leur dotation en matériel de travail.

    Cette politique garantit non seulement la stabilité des institutions, mais permet la paix

    sociale.

    L'adjonction juste égalité des chances et équilibre régional a sans doute un impact visible sur le terrain. Il nous revient de relever certains faits attestant encore de cette efficacité sur le terrain.

    1.2. : D'AUTRES RESULTATS SUR LE TERRAIN

    A travers l'exemple de l'Ecole Normale Supérieure de Maroua, nous avons eu la preuve matérielle, de la pertinence des principes rawlsiens de la justice. Ainsi, l'amélioration des conditions de vie des populations et surtout des couches défavorisées peut être visible à travers de nombreuses réalisations.

    En effet, de nombreux domaines comme celui de la santé, de l'éducation connaissent des améliorations quantitatives et qualitatives. C'est ce qui ressort des chiffres donnés par le Président de la République, lors de son allocution à l'occasion de la célébration du Cinquantenaire de la Réunification à Buéa.

    « Construire la nation camerounaise, c'était permettre à chacun de recevoir une éducation assurant l'égalité des chances. Au moment de l'indépendance et de la réunification, c'est-à-dire, après soixante dix ans d'occupation étrangère, 3% des Camerounais étaient

    scolarisés ; il n'y avait pas une seule université.

    100

    Aujourd'hui, notre taux de scolarisation, selon l'UNICEF, est de 90%. Nous avons construit 15123 écoles primaires, 2413 collèges et lycées. Et aujourd'hui nous avons bâti huit universités d'Etat réparties à travers le territoire national.

    Construire la nation camerounaise, c'était donner à tous l'accès aux services de santé. Au moment de l'indépendance et de la réunification, on comptait au total 555 formations sanitaires. A ce jour, nous disposons de 2260 formations sanitaires publiques dont 4 hôpitaux généraux, 3 hôpitaux centraux, 14 hôpitaux régionaux, 164 hôpitaux de district, 155 centres médicaux d'arrondissement et 1920 centres de santé intégrés. Je note en passant que l'espérance de vie qui était de 40 ans en 1960 est passée à 52 ans actuellement.

    Construire la nation camerounaise, c'était désenclaver le pays et l'ouvrir vers l'extérieur. A l'indépendance et à la réunification, notre réseau routier comportait 621 km de voies bitumées. Aujourd'hui, le peuple camerounais dispose de 250 000 km de routes dont près de 5200 km bitumées, de 21 aéroports dont 4 internationaux, d'un port fluvial et de trois ports maritimes. Le port de Douala est le plus important de la CEMAC. »

    Ce qu'on retient de ce fragment du Discours de Buéa, c'est l'intérêt à l'amélioration des conditions de vie des populations. Cette amélioration passe par l'augmentation d'infrastructures basiques. L'effet induit, c'est la garantie du bien-être de l'homme. Ainsi, pour que la liberté s'exprime, pour que les citoyens puissent jouir de leurs droits et assumer leurs devoirs, le cadre de vie et les conditions d'existence sont nécessaires. Ils constituent même d'ailleurs la priorité.

    Les résultats présentés matérialisent les efforts des structures de bases à tenir compte des couches défavorisées. Comme on peut s'en rendre compte, c'est l'Etat qui a vocation à assurer la stabilité de ses institutions et la sécurité sociale.

    A la lecture de ces résultats, il ressort que, pour atteindre le stade de société bien ordonnée et décente211 dans l'entendement de John Rawls, des efforts doivent être fournis.

    Précisons néanmoins qu'une société bien ordonnée est un type de société qui favorise le bien de ses membres. Dans une telle société, tout le monde accepte les principes de la

    211 Rawls exprime lorsqu'il définit l'idée normative de la décence: « un peuple décent doit honorer les lois de la paix; son système juridique doit respecter les droits de l'homme et imposer des devoirs et obligations à toutes les personnes se trouvant sur son territoire. Son système juridique doit se conformer à une idée de la justice visant le bien commun qui prenne en compte ce qu'elle tient pour les intérêts fondamentaux de toutes les personnes de la société...» John Rawls, Paix et démocratie, p. 76.

    101

    justice avec les institutions de base qui y satisfont. Dans l'esprit de Rawls, les Etats africains et certains Etats occidentaux ne constituent pas des sociétés ordonnées212.

    Elles ne font pas encore l'expérience du triptyque des sociétés démocratiques modernes : démocratie, droits de l'homme et état de droit.

    Même si de nombreux Etats africains ne peuvent pas encore rentrer dans la catégorie de société bien ordonnée, il reste que, pour le faire, ils doivent fournir des efforts.

    212 Bipungu Victor-David MBUYI, « La multiculturalité de la Société des peuples : éthique et géopolitique d'une utopie réaliste. Le cas de l'Afrique », Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l'Université de Montréal en vue de l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.) en Philosophie, Février 2013

    102

    2 : LES EFFORTS QU'INSPIRENT LES PRINCIPES RAWLSIENS DE LA

    JUSTICE

    En fondant sa théorie politique, John Rawls voulait qu'elle remplace la doctrine utilitariste et toutes les formes de doctrine morale.

    Au chapitre V de notre mémoire, nous avons montré ce que les structures de base font pour tendre vers plus de justice sociale. Mais, la tâche étant inachevée, des défis s'imposent pour être relevés.

    C'est pour relever ces défis, que nous trouvons judicieux de souligner l'intérêt qu'il y a à s'approprier les principes rawlsiens de la justice, tout en dégageant les conditions d'intégration dans la société bien ordonnée.

    2.1. : L'INTERET DES PRINCIPES DE LA JUSTICE DE JOHN RAWLS POUR

    INTEGRER LA SOCIETE DES PEUPLES

    Une société bien ordonnée est un type de société qui favorise le bien de ses membres. Dans une telle société, tout le monde accepte les principes de la justice avec les institutions de base qui y satisfont.

    Dans The Law of People, publié en 1993, Rawls relance son idée d'un nouvel universalisme, mais cette fois-ci un universalisme dit en portée, lequel tient compte de la diversité des peuples. D'où la distinction entre, d'une part, les sociétés libérales et celles hiérarchiques décentes, considérées comme des sociétés bien ordonnées, et d'autre part, les autres dites hors-la-loi, entravées et des absolutismes bienveillants. Mais seules les sociétés bien ordonnées, c'est-à-dire libérales et hiérarchiques décentes, constituent selon lui le cadre pertinent pour la coopération équitable entre peuples ou mieux pour former la Société des peuples. Elles sont les seules à être représentées dans la position originelle supérieure comme des membres égaux. C'est ce qu'il convient de traduire par l'expression « modélisation limitée de l'égalité », qui fonde la limitation de l'universalisme égalitaire de Rawls.

    103

    C'est pourquoi, nous estimons qu'il il y a un défi à sortir de la liste des « peuples non libéraux et non décents 213».

    Pour que cela soit dans l'ordre des possibilités, il faut intégrer certaines conditions.

    2.2 : LES CONDITIONS D'INTEGRATION DANS LA « SOCIETE BIEN

    ORDONNEE »

    Le défi, nous venons de le voir, c'est de sortir de la liste des Etats « non décents ». Pour cela, il serait heureux d'instaurer une politique de protection sociale capable de créer un sentiment d'appartenance à une même entité nationale et ainsi participer à la consolidation de la croissance. En plus de ce qui a été fait, il faudrait :

    - Substituer au système actuel d'insertion sociale responsable du chômage endémique, une politique d'intégration pour permettre à tous les citoyens camerounais d'apporter leur contribution à l'oeuvre de construction nationale ;

    - Entreprendre le désenclavement de toutes les régions à travers le bitumage des routes pour faciliter les déplacements des camerounais particulièrement ceux des zones rurales, et l'écoulement de leurs produits vers les marchés des différentes centres urbains ;

    -Revaloriser le pouvoir d'achat des camerounais par le relèvement du SMIG actuel dont, le montant de 28 216 FCFA n'honore pas notre pays, et d'autre part rétablir les salaires des personnels civils de la Fonction Publique à leur niveau de novembre 1992 tout en prenant soin de les arrimer au coût réel de la vie ;

    - Etendre les infrastructures d'approvisionnement en eau et en électricité à toutes les localités du Cameroun, particulièrement dans les zones rurales ;

    -Engager la refondation du système éducatif camerounais en vue de son adaptation aussi bien aux réalités de notre environnement (aux grandes zones écologiques) qu'aux exigences et enjeux du monde moderne. Ce qui permettra de mettre définitivement fin au curieux phénomène de diplômés non qualifiés qui n'a cessé de compromettre les chances d'accès de nombreux jeunes à l'emploi.

    213 Bipungu Victor-David MBUYI, op. cit., p. 16

    104

    Par ailleurs, grâce à la rationalisation de l'appareil de prélèvement fiscal (la majorité des niches fiscales dans tous les secteurs même non structurés alimentent le trésor public), l'Etat dispose désormais des bases et suffisamment de moyens pour l'élaboration et la promotion d'un système de sécurité sociale moderne pour tous les camerounais. Le système de sécurité sociale ainsi innové pourrait permettre à l'Etat de garantir à tous ses citoyens (les personnes du 3e âge, en situation de chômage ou en extrême précarité) la majorité des droits fondamentaux, de manière à assurer une redistribution équitable des fruits de la croissance.

    Ces efforts, qui devraient permettre à l' Etat d'occuper une place dans la liste des Etats rawlsiens, montrent que, les principes rawlsiens de la justice, certes critiquables, contribuent néanmoins à la responsabilisation des Etats et des structures de bases de faible ampleur ; et, c'est en cela que son apport à la postérité philosophique est indéniable.

    105

    CONCLUSION GENERALE

    Nous voici parvenus au terme d'une recherche dont l'objectif était de mettre en lumière les principes de la justice dans la Théorie de la justice de John Rawls. Il était exactement question de présenter les principes de la justice chez Rawls et de montrer comment ceux-ci peuvent être réceptionnés pour améliorer le cadre de vie des individus et le statut démocratique des Etats.

    Le problème majeur portait sur les possibilités d'effectivité et d'applicabilité des principes de la justice, définis sous le « voile d'ignorance » par les partenaires, une fois rentrés dans la vie civile.

    Six chapitres regroupés en trois grandes parties ont constitué l'ossature de notre dissertation et ont permis à notre effort réflexif de trouver réponses aux questions posées. La première partie a abordé, la conception rawlsienne de la justice. La deuxième partie a été consacrée à l'examen des problèmes lies à la conception rawlsienne de la justice. Quant à la dernière partie, elle a constitué l'aboutissement de notre réflexion en faisant ressortir la particularité et l'actualité de la conception rawlsienne de la justice à travers un examen textuel de la politique de l'équilibre régional.

    Il ressort de ce mémoire que John Rawls a défini des principes de la justice qui s'appuient sur une situation hypothétique, le « voile d'ignorance ». Ces principes de la justice sont : l'octroi et la garantie des libertés (de base surtout), la juste égalité des chances et l'acceptation des inégalités lorsque celles-ci peuvent contribuer à relever le niveau des plus désavantagés.

    Ces principes ne sont applicables et effectifs que si les partenaires conservent les mêmes attitudes, les mêmes sincérités, aménagés sous le « voile d'ignorance ».

    Or, en analysant la psychologie humaine, nous avons relevé que cette effectivité était mise à rude épreuve. Cette difficulté à rendre applicable cette justice est redevable aux contrariétés de la vie sociale, aux changements de comportements des individus.

    106

    Ce qui replacerait la justice rawlsienne au même niveau que celle de ses prédécesseurs.

    Néanmoins, nous avons souligné la pertinence des travaux de John Rawls car, il invite à être constamment vigilants et à définir ce qui est prioritaire pour le bien-être de l'individu. Ce bien-être repose sur la garantie et l'octroi des libertés de base à tous, et sur la solidarité qui voudrait qu'on s'oublie pour aider les défavorisés. Sur ce dernier point, nous nous sommes appuyés sur la règle de l'équilibre régional et certains résultats sur le terrain.

    Dans un contexte où le culte du moi et l'exacerbation des fractures sociales deviennent de plus en plus criards, la philosophie politique de John Rawls apparait comme une invite à plus d'humanisme. C'est ce qui justifie son actualité: cette actualité est due aux phénomènes d'injustices qui sont le lot quotidien des hommes et qui appellent à une réflexion permanente sur la justice. Cette actualité est due aussi à l'intérêt porté à la règle de l'équilibre régional dont la finalité est de créer une coopération solidaire en relevant le niveau infrastructurel des minorités. Ce qui nous a permis de souligner que les principes rawlsiens de la justice sont efficients, effectifs et efficaces.

    Ainsi, à la question de savoir pour qui sont instituées et institutionnalisées les pratiques politiques, les idées morales et philosophiques, Ralws nous invite à répondre aujourd'hui. La réponse n'est pas toujours évidente de dire que c'est pour l'individu. Car le constat des inégalités, la pauvreté matérielle, l'absence d'infrastructures culturelles et éducatives montrent que le bien-être de l'individu n'est pas toujours au centre des préoccupations.

    L'appel à la prise en compte des principes de la justice dans la vie quotidienne montre que, les efforts, tels que nous les avons relevés, sont certes louables, mais insuffisants. Car, tant que les libertés ne seront pas totalement acquises, tant que des gens seront incapables de se soigner, tant que les jeunes seront dans le chômage, tant que des femmes auront des difficultés à accoucher dans des conditions décentes, tant que les agriculteurs ne pourront pas écouler leurs produits du fait de l'absence des routes et de leur état délabré, alors, relire sans cesse John Rawls ne serait jamais de trop.

    S'il y a un défi qui est lancé à la fin de ce travail, c'est celui qui interpelle, chaque personne, chaque responsable, chacun à son niveau, à placer la justice au centre de ses préoccupations et à faire siens les principes de la justice de John Rawls.

    107

    BIBLIOGRAPHIE

    I.OUVRAGES DE JOHN RAWLS

    - A Theory of justice, Harvard University Press, 1971, trad. française par Catherine AUDARD, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.

    - Political Liberalism, Columbia University Press, 1993, trad. française par Catherine AUDARD, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995.

    - Justice as Fairness: A Restatement, Harvard University Press, 2001, trad. française par Bertrand GUILLARME, La justice comme équité. Une reformulation de théorie de la justice, Paris, La Découverte, 2003.

    - Justice et démocratie, trad. française par Catherine AUDARD, Paris, Seuil, 2009.

    II.OUVRAGES ET ARTICLES SUR JOHN RAWLS

    - AUDARD, (C.), DUPUY (J.-P) et SEVE (R.), Individu et justice sociale : autour de John Rawls, Paris, Seuil, 1988.

    - BORDE (Marie Bruno), « Justice et Démocratie. La philosophie politique de John Rawls », dans Bulletin de Littérature Ecclésiastique, n°1, (janvier-mars 2003), 43-60.

    - HÖFFE (O.), L'État et la justice: John Rawls et Robert Nozick, Paris, Vrin, 1988. - GUILLARME, (B.), Rawls et l'égalité démocratique, Paris, PUF, 1999.

    - LADRIERE (J.), et VAN PARIJS (P.), Fondements d'une théorie de la justice, Louvain-la-Neuve, 1984.

    - MELKEVIK, (B.), « Rawls ou Habermas. Une question de philosophie du droit », Coll. Dikè. Bruylant, Les presses Universitaires Laval, 2001.

    - MBONDA, (E.-M.), John Rawls : Droits de l'homme et justice politique, Québec, Presses de l'Université Laval, 2008.

    - MUNOZ DARDE (V.), Le libéralisme égalitaire de John Rawls, Paris, Fernand Nathan, coll. philosophie, 2000.

    108

    - PICAVET, (E.), Théorie de la justice, première partie. John Rawls, coll. philo-textes, Ellipses, Paris, 2001.

    - RICOEUR, (P.), « John Rawls : de l'autonomie morale à la fiction du contrat social », dans Revue de Métaphysique et de Morale, n° 3 (Juillet-Septembre 1990)

    - VAN PARIJS, (P.), Qu'est-ce qu'une société juste, Paris, Seuil, 1991.

    III.AUTRES OUVRAGES CONSULTES :

    - ALTHUSSER, (L.), Textes Choisis de Feuerbach, in OLOUM, (C.), Le procès des « marottes » et le statut de l'individu dans l'Unique et sa propriété de Max Stirner, mémoire, ENS/Yaoundé, 1993-1994

    - ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, trad. par Richard Bodeüs, Paris, Flammarion, 1994.

    - AUDARD, (C.) Qu'est-ce que le libéralisme ? Ethique, politique et société, Paris, Gallimard, 2009.

    - BERLIN, (I.), Éloge de la liberté, Calmann-Lévy, 1988.

    - FEUERBACH, (L.), La philosophie de l'avenir, in OLOUM, (C.), Le procès des « marottes » et le statut de l'individu dans l'Unique et sa propriété de Max Stirner, mémoire, ENS/Yaoundé, 1993-1994.

    - GENSLER, (H. J.), Questions d'éthique, une approche raisonnée de quelques perspectives contemporaines, trad. Marie-Claude Desorcy, Cheneliere/McGraw-Hill, Montreal/Toronto, 2002.

    - HEGEL, (G. W. F.), Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Idées, Gallimard, 1940.

    - HOMAYOON ARFAZADEH, Ordre public et arbitrage international à l'épreuve de la mondialisation, LGDJ, 2005.

    - KYMLICKA, (W.), Les théories de la justice : une introduction. Libéraux, utilitaristes, libertariens, marxistes, communautariens, féministes, trad. Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2003.

    - MARX, (K.), Manuscrits de 1844, trad. Bohigelli, Paris, éd. Sociales, 1972.

    109

    - MARX/ENGELS, L'idéologie Allemande, Paris, éd. Sociales, 1976.

    - MORE, (Th.), L'Utopie, (1516), trad. française par Victor Stouvenel, 1842.

    - NLEP (R.G), « L'Administration publique camerounaise - contribution à l'étude

    des systèmes africains d'administration publique», Edition GONIDEC, 1986

    - NOZICK, (R.), Anarchie, Etat et utopie, Paris, PUF, 1988.

    - OTTABAH, (C.), Réflexions sur la traite et l'esclavage des nègres, éd. La

    Découverte, Paris, 2009

    - PLATON, La République, trad. et notes par Robert Bacon, Paris, GF Flammarion,

    1966.

    - RICOEUR (P.), Le Juste, Paris, Esprit, 1995.

    - ROUSSEAU (J.-J.), Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi

    les hommes, Paris, Gallimard, 1979.

    -Du contrat social (1762), Hatier, Coll. « Les classiques de la

    philosophie », 1999

    - SANDEL, (M.), Le Libéralisme et les limites de la justice sociale, trad. J.-F. Spitz, Paris, Seuil, 1999.

    - STIRNER (M.), L'Unique et sa propriété, trad. R-L. Reclaire, éd. Stock, 1978.

    - TOCQUEVILLE, (Alexis de), (1835), De la démocratie en Amérique, (extraits) - WALZER, (M.), Sphères de justice, Paris, Seuil, 1997.

    - WEIL, (E.), Hegel et l'Etat, éd. Jean Vrin, 1985.

    IV. DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPEDIES:

    - Encyclopédie universalis, T. 18, Paris, PUF, 1985.

    - JACOB, (A.), (dir.), Encyclopédie philosophique universelle, T. 6, Paris, PUF, octobre 1998.

    - LALANDE, (A.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie (5ème édition), Paris, PUF, 1999.

    V. ARTICLES ET REVUES:

    - DWORKIN, « What is Equality ? Part 1 : Equality of welfare ; Part 2 : Equality of Resources », Philosophy and Public Affairs, 10, 185-246 et « What is Equality ? Part 2 : Equality of Resources » Philosophy and Public Affairs, 10, 283-345.

    110

    - NGA BEYEME, (C.), « Droit et éthique des droits de l'homme », Revue africaine des sciences juridiques, Université de Yaoundé II, Vol. 8, N° 2, 2011.

    - OWONA (J.) cité par Linus ONANA MVONDO, « L'école républicaine et le défi de la mondialisation », in MINSO, (C. D.), L'intégration de l'Equilibre Régional dans les mécanismes d'accès à la fonction publique, mémoire de DEA, Université de Yaoundé II, 2010.

    - ROEMER, (J.), « Equality of Resources Implies Equality of Welfare », The Quarterly Journal of Economics, vol.101, n°4 (Nov., 1986).

    - RUSEN ERGEC, « Les inégalités compensatrices », in L'effectivité des droits fondamentaux dans les pays de la Communauté francophone, AUPELF À UREF, Montréal, 1994.

    - SINDJOUN (L), « La démocratie plurale est-elle soluble dans le pluralisme culturel ? Elément pour une discussion politiste de la démocratie dans les sociétés plurales », in Organisation internationale de la francophonie/The Commonwealth, Démocraties et Sociétés plurielles, Séminaire conjoint Francophonie À Commonwealth, Yaoundé 2426 janvier 2000.

    - WOEHRLING, (J), « Les trois dimensions de la protection des minorités en droit constitutionnelle comparé » in Les journées mexicaines de l'association Henri Capitant (2002).

    - ZA'ABE, (J.), « Fondements philosophiques des droits de l'homme », Les publications du Conseil scientifique, p. 34. Cité in Revue africaine des sciences juridiques et politiques, Université de Yaoundé II, vol.8, n° 2, 2011, p. 92.

    VI. MEMOIRE ET THESE

    - BIPUNGU, (Victor-David MBUYI), La multiculturalité de la Société des peuples : éthique et géopolitique d'une utopie réaliste. Le cas de l'Afrique, Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l'Université de Montréal en vue de l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.) en Philosophie, Février 2013.

    111

    - MATIGI, (A.M) « La problématique de la politique de l'équilibre régional au Cameroun à l'heure de la démocratie pluraliste » mémoire de DEA de Droit Public de Yaoundé II, 1998/1999.

    - MINSO, (C. D.), L'intégration de l'Equilibre Régional dans les mécanismes d'accès à la fonction publique, mémoire de DEA, Université de Yaoundé II, 2010.

    - OLOUM, (C.), Le procès des « marottes » et le statut de l'individu dans l'Unique et sa propriété de Max Stirner, mémoire, ENS/Yaoundé, 1993-1994

    VII. WEBOGRAPHIE ET AUTRES TEXTES

    - BIYA (P.), Discours lors du Cinquantenaire de la Réunification, le 20 février 2014 à Buéa.

    - Convention internationale sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale de 1979

    - Convention de l'UNESCO en matière d'enseignement de 1961.

    - Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948.

    - http://www.unicef.org/french/infobycountry/cameroon_statistics.html

    - Loi constitutionnelle du 18 janvier 1996 du Cameroun.

    - MOUANGUE KOBILA (J), « Une réponse juridiquement fondée », Bonabéri.com,

    21Juin 2012.

    112

    TABLE DES MATIERES

    Dédicace i

    Remerciements ii

    Résumé iii

    Abstract iv

    Introduction générale 1

    Première partie : La conception rawlsienne de la justice 5

    Chapitre I : Les modalités d'élaboration des principes de la justice chez John Rawls ..6

    1 : Les conceptions philosophiques de la justice 7

    1.1. La conception ancienne de la justice : la justice comme

    harmonie 7

    1.2. La conception conséquentialiste de la justice 10

    2. : Les préalables rawlsiens d'implementation des principes de la justice 13

    2. 1. : Les critères de la coopération sociale et les facultés morales des

    individus

    13

    2. 1. 1. Les critères de la coopération sociale

    .13

    2. 1. 2. Les facultés morales des individus

    .14

    2.2: La métaphore de la position originelle

    16

    2.2.1: La position originelle et l'obligation morale des citoyens de se

    plier aux règles communes

    16
    2.2.2. La position originelle comme fondement de la justice comme

    équité ..20

    Chapitre II : Les principes de la justice chez John Rawls .22

    1 : Le principe d'égale liberté : entre présentation et signification 24

    1.1. : La présentation du principe d'égale liberté 24

    1.2: La signification du principe d'égale liberté .31

    2 : Le principe de différence 36

    2. 1. : Le principe d'égalité équitable des chances . 37

    2.2. : Le principe de répartition des biens 42

    113

    Deuxième partie : Les problèmes lies à la conception rawlsienne de la justice 47

    Chapitre III : La critique portant sur l'efficacité du « voile d'ignorance » et de la juste égalité

    des chances 48

    1 : Les limites de la démarche procédurale et de la justice distributive chez John

    Rawls 48

    1.1. : Les limites de la démarche procédurale de John Rawls 48

    1.2.: La critique de la justice distributive 52

    2 : La critique de la juste égalité des chances chez John Rawls .55

    2.1. : Le premier angle de la critique de la juste égalité des

    chances .55
    2.2. : Le deuxième angle de la critique de la juste égalité des

    chances .58

    Chapitre IV: La limitation de certains droits et libertés ..61

    1. : Les prérogatives de l'Etat dans l'octroi et la garantie des droits et libertés 62

    1.1. : L'Etat et le monopole de l'octroi et de la garantie des droits et

    libertés .62
    1.2. : Cas pratique du droit au libre choix du conjoint et de l'orientation

    sexuelle 66

    2.: La difficile adéquation entre liberté et équité dans le champ social ...72

    2.1. : La difficile application de l'équité dans le champ social .72

    2.2. : La critique de la conception rawlsienne du sens de la justice 75

    Troisième partie : L'actualité de la conception rawlsienne de la justice ..78

    Chapitre V: La question de l'équilibre régional 79

    1 : Les origines et les fondements de la politique de l'équilibre régional 81

    1.1. : Les origines de l'équilibre régional 81

    1.2. : Les arguments en faveur de la politique de l'équilibre régional ..82

    1) Les fractures sociales au Cameroun 82

    2) La multiculturalité du Cameroun 83

    2 : Les sources légales de la règle de l'équilibre régional dans les mécanismes d'accès

    à la fonction publique camerounaise 85

    114

    2.1. : La consécration textuelle de la règle de l'équilibre régional dans les

    mécanismes d'accès à la fonction publique camerounaise 85

    1) La consécration constitutionnelle de la règle de l'équilibre régional....85

    2) Les textes internationaux 90

    2.2. : L'affaire de l'Ecole Normale Supérieure de

    Maroua 92

    Chapitre VI: La pertinence des principes de la justice rawlsienne 97

    1. : L'appréciation des résultats sur le terrain

    98

    1.1. : La juste égalité des chances et l'accès aux concours

    administratifs ..98

    1.2. : D'autres résultats sur le terrain 99

    2. : Les efforts qu'inspirent les principes rawlsiens de la justice

    ...102

    2.1. : L'intérêt des principes de la justice de John Rawls pour intégrer la société

    des peuples 102

    2. 2 : Les conditions d'intégration dans la « société bien ordonnée » ..103

    Conclusion générale ....105

    Bibliographie 107

    Table des matières 112

    115






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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire