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Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

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par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

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3. Des régions et terres d'Orient très denses en Histoire : des lieux fortement empreints de références mythiques et littéraires.

Contrairement aux Amériques nouvellement découvertes, qui présentent une altérité radicale pour les Européens, les territoires sur lesquels l'Empire ottoman exerce son influence ne sont pas vierges de signes et d'Histoire. Bien au contraire, l'Occident retrouve une partie de ses racines culturelles en Orient312 -et plus encore dans l'Orient méditerranéen, le voyageur Européen du XVIe siècle, au cours de ses pérégrinations, est très souvent confronté à des régions, des histoires ou des cultures, qui lui sont familières, si ce n'est d'expérience réelle, au moins du point de vue littéraire ou imaginaire. En effet, certaines régions d'Orient visitées et décrites, comme la Grèce ou la Terre-Sainte, accueillent facilement les évocations mythologiques, historiques ou bibliques : à l'intérieur des récits de voyage, certains lieux vont admirablement bien se prêter à des références littéraires & culturelles. C'est comme si, pendant quelques instants, les livres et les textes, qui fondent la culture générale d'un lettré du XVIe siècle, coïncidaient avec le grand livre du monde arpenté par le voyageur. La culture humaniste et biblique, les références littéraires et historiques vont modifier le regard que porte le voyageur sur l'Orient313, certains lieux seront très réceptifs à ces « projections culturelles » du voyageur, la représentation de l'Orient qu'offre l'écrivain, dans son texte, sera indissociable de ces éléments culturels, qui sont autant de clés pour interpréter le grand livre du Monde oriental.

Les lieux visités par le voyageur prennent une dimension merveilleuse ou admirable, avant tout, par les grands noms qui s'y rattachent. En effet, le voyageur arpente des terres, qui ont été foulées par des Anciens prestigieux, des lieux où ont vécu de grands hommes. Par exemple, Pierre Belon nous décrit « l'île de Cos, pays d'Hippocrate »314, de même, Nicolay associe directement, dans le titre d'un de ses chapitres, le nom d'une ville avec un grand nom de l'Occident chrétien : « la

312 Du point de vue de l'Histoire, la séparation entre ces deux entités abstraites (Orient et Occident) apparait un peu arbitraire, alors qu'une étude des phénomènes et interactions historiques à l'échelle méditerranéenne parait mieux fondée et plus féconde. Nous utilisons donc ces termes par commodités, conscient des limites de leur pertinence.

313 La sensibilité du voyageur sera en grande partie conditionnée par sa culture, qui lui offre des codes et des références pour décrypter, ou même simplement pour percevoir, tel élément spécifique ou tel détail particulier. Ainsi, en filigrane, les récits de voyage offrent à l'historien un aperçu de la culture du voyageur et des lecteurs de l'époque, de même qu'ils sont, comme nous le soulignons durant cette troisième temps de notre travail, un miroir des préoccupations européennes de la seconde partie du XVIe siècle.

314 Titre du chapitre 12 du second livre des Observations (p.255).

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Cité de Bonne, anciennement appelée Hippon de laquelle Saint-Augustin à été évêque. »315. Outre l'aura que confère au lieu l'évocation de noms illustres, ce procédé d'écriture permet de fixer les espaces dans la mémoire du lecteur, d'introduire des endroits, peu ou pas connus, à partir de ce qui est connu des Européens. La pérégrination devient parfois un parcours de mémoire pour le voyageur, qui rencontre de nombreux signes le renvoyant au passé, des lieux le ramenant à l'Histoire, des régions lui rappelant des lectures. On imagine l'émotion qu'un humaniste pouvait avoir, lorsqu'il parcourait les terres d'origines de certains auteurs, qu'il admirait et respectait. Dans le texte de Nicolay, les évocations géographiques sont très souvent entremêlées avec des références littéraires & historiques. Par exemple, Megare est associée à Euclyde, le « prince des géométriens »316, de même, que « la citée d'Amycle » est la « patrie de Castor & Pollux ». De la même manière, dans la province de « Béoce », différents lieux sont rattachés à des éléments de la mythologie gréco-latine : « En cette province est le mont Cythère, le fleuve Isménée et les fontaines d'Irce et Aganippe ; et fut le lieu natal des Muses au bois d'Hélicon, patrie d'Hercule et du père Bacchus... »317. Dans le récit de Nicolay, cette tendance à marier les références littéraires et les évocations géographiques est tellement forte, qu'on a quelquefois une impression de catalogue, à cet égard, on se rend bien compte à quel point son discours relève plus de la recomposition à postériori et de la synthèse cosmographique, que de l'expérience vécue et particulière. En effet, comme nous l'avons déjà souligné, le texte de Nicolay emprunte beaucoup plus à ses lectures, ce qui explique que souvent, dans son ouvrage, les descriptions anciennes priment sur les descriptions contemporaines318.

Outre de grands personnages, certains lieux visités invitent également les auteurs à évoquer des évènements historiques mémorables, par exemple, la description de Philippopoly est l'occasion pour Palerne d'évoquer la fondation de cette cité par « Philippes Roy de Macédoine »319, de même que l'évocation de Constantinople est souvent l'occasion pour l'écrivain voyageur de raconter l'Histoire mouvementée de la ville, jusqu'à ce qu'elle devienne la capitale ottomane320 . Bien

315 Nicolas de Nicolay, Premier livre des Navigations & Pérégrinations, p.71.

316 Idem, Quatrième livre des Navigations & Pérégrinations, chap.XXIX, p.258.

317 ibid, chap.XXIX, p.257.

318 Son Quatrième livre est exemplaire à cet égard, Nicolay y consacre beaucoup plus de chapitres à l'Antiquité des territoires qu'il évoque, qu'à leur situation présente, les titres de chapitres témoignent de ce contenu fortement attaché au passé (et donc pouvant s'appuyer sur des textes déjà publiés) : « XXVI. Moeurs, lois, religion et manière de vivre anciennes de Thraces. », « XXVII. Ancienne opinion des Thraces sur l'immortalité de l'âme. », « XXX. Moeurs et ancienne manière de vivre des Grecs », « XXXI. Loi de Lycurgus données aux Lacédémoniens », « XXXV. Ancienne religion des Grecs », etc.

319 Palerne, chap. CCXV, p.305.

320 Voir, par exemple, au Second livre de Nicolay chap.XII « De la fondation de Byzance, des modernes appelée Constantinople », chap.XIII « Réédification de Byzance par le grand empereur Constantin », également les chapitres suivants XIV, XV et XVI «Antiquités de Constantinople ». Il est intéressant de remarquer, que le

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souvent, certains lieux trouvent place dans le récit de voyage et existent dans la mémoire des hommes, parce qu'ils ont été le théâtre d'évènements historiques importants. Évidemment, le voyageur européen, qui se rend dans l'Empire ottoman, ne peut manquer d'aller visiter la Terre Sainte, région des évènements fondateurs de la religion chrétienne, qui, de ce fait, ne laisse pas indifférents ces derniers. En effet, si nos récits de voyage se détachent sur de nombreux points du récit traditionnel du voyage en Orient - le récit de pèlerinage, ils gardent plusieurs éléments qui s'y rattachent. Ainsi, un voyageur comme Jean Palerne, est saisi d'émotion à l'approche de Jérusalem : « Pour l'honneur et révérence duquel lieu, tous les pélerins mettent pied à terre, jusques à la ville, regardans & contemplans avec larmes à l'oeil, le lieu, que l'on a tant désiré de voir, n'y ayant celuy, qui ne se sente saisi de joye, & esmeu de compassion ensemble, considérant les mistères qui y ont esté faicts, le tout pour notre rédemption. »321. Cet extrait relève pour une part du motif littéraire hérité du récit de pèlerinage, mais il renvoie également à une sacralisation bien réelle de l'espace, à une émotion intense vécue par le voyageur. Ainsi, des liens culturels et référentiels rattachent fortement le voyageur français au monde oriental et participent grandement au prestige de ces terres, qui, de ce point de vue, ne sont pas si lointaines pour les Européens. Le voyage est en Orient est alors un retour aux racines culturelles et religieuses du christianisme322.

Par ailleurs, les chapitres consacrés à la Grèce seront l'occasion pour l'écrivain de montrer et d'utiliser ses références humanistes et sa connaissance de l'Antiquité. Nous trouvons, par exemple, dans le chapitre de Nicolay consacré à la « Description de la Grèce »323, quelques lignes assez élogieuses à propos de la déesse Minerve : « Elle fut l'inventrice de tous les bons arts et industrieuses sciences libérales, mère et nourrice de plusieurs excellents philosophes, orateurs et poètes, qui par leurs labeurs et oeuvres mémorables, ont acquis louange immortelle. ».Cependant, ne croyons pas pour autant que le discours de Nicolay sur l'Antiquité soit univoque, certes, il manifeste son l'admiration dans certains passages, mais il prend également de nombreuses précautions, lorsqu'il touche au domaine religieux. En effet, comme s'il craignait de passer aux yeux de ces contemporains pour un admirateur du « paganisme », il ne manque pas de rappeler que les Grecs

développement de Nicolay sur ce point clé de l'Empire ottoman et du voyage que constitue Constantinople, se déroule d'un mouvement qui va du passé de la ville-plus littéraire et culturel- au présent -plus fascinant- avec la description à partir du chapitre XVIII « Du Sarail... », et donc d'une Constantinople musulmane, plus contemporaine. Dans ce cas, le travail de recomposition à postériori du voyage est clair et passe par une réorganisation logique -ici plus encore « chrono »logique- du contenu.

321 J. Palerne,op.cit., chap.LXI, p.173-174.

322 On sait à quel point cette idée de « retour aux sources » a pu être prégnante dans l'esprit des hommes de la Renaissance, le voyage au Levant en est probablement une des manifestations, de même que peut l'être, la recherche des textes religieux les plus « originels » possibles pour les philologues et érudits de la même époque.

323 Titre du chapitre XXIX, Quatrième Livre des Navigations & Pérégrinations.

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« ...furent inventeurs de plusieurs manières monstrueuses de superstition et d'idolâtrie... »324 un peu plus loin, dans ce chapitre au sujet sensible (« XXXV. Ancienne religion des Grecs »), il condamne « leur coeur plongé en profonde erreur et abominable idolâtrie... »325, de même qu'au chapitre suivant, il réitère cette idée, lorsqu'il parle de « leurs faux dieux, qui si longtemps les avaient tenus en obscures ténèbres d'idolâtrie et damnation... »326.

Finalement, ces passages sur la Grèce glorieuse de l'Antiquité sont l'occasion de découvrir certaines conceptions de la civilisation et de l'Histoire, qui témoignent de la mentalité d'un lettré européen du XVIe siècle. Nous relevons, tout d'abord, le motif du « héros civilisateur » ou « du sage éducateur de peuples », qui apparait à de nombreuses reprises dans le texte de Nicolay, dès sa Préface, mais aussi, lorsqu'il évoque les territoires de la Grèce, où le lecteur voit renaitre « Prométhée, fils de Japétus, lequel étant homme de profond savoir enseignait les hommes rudes à vivre civilement. Il inventa les portraits au naturel avec la terre grasse, et fut aussi le premier qui tira le feux d'un caillou et qui enseigna l'astrologie aux Grecs. »327, et « Lycurgus », le fondateur des lois lacédémoniennes, auquel Nicolay consacre un chapitre spécifique328. De même, « Zalmoxis » est présenté comme l'éducateur des Thraces : « Zamolxis, fut le premier qui leur institua des lois pour les induire à la civilité... »329. Cette idée d'un homme providentiel, au savoir quelque peu « surhumain », qui instruit les peuples et les conduit à la civilisation, est très liée à une autre conception redondante dans le texte de Nicolay : celle d'une progression historique du degré de culture des peuples, qui passeraient de l'état de barbarie inculte à celui de civilisation policée. Nous pouvons citer un extrait, qui illustre cette conception de l'Histoire :

« Les Grecs, en leur ancienne manière de vivre étaient forts rustiques et barbares, car ils vivaient et habitaient avec les bêtes en toute oisiveté, n'ayant viandes plus délicates pour leur nourriture que le fruit sauvage des arbres (...) Mais par longue succession de temps, se vinrent tellement à cultiver et accommoder à toute société humaine et bonne moeurs, qu'enfin furent réputés entre toutes les autres nations plus civils, sages, et belliqueux de l'Europe. »330.

Nicolay expose la même idée, deux chapitres plus loin, lorsqu'il évoque les Athéniens : « Premièrement, les hommes ne se nourrissaient que de gland, et n'avaient pour habitation que petites logettes et cavernes. Mais Doxius fut le premier qui édifia maisons en Athènes, etc. »331.

324 Nicolas de Nicolay, Quatrième Livre des Navigations & Pérégrinations, chap. XXXV, p.269.

325 Idem.

326 Idem, chap.XXXVI, p.270.

327 Nicolas de Nicolay, Quatrième Livre des Navigations & Pérégrinations, chap.XXIX, p.259.

328 Idem, chap. XXXI « Lois de Lycurgus données aux Lacédémoniens » p.263-264.

329 Idem, chap.XXVII, p.252.

330 Idem, chap. XXX « Moeurs et ancienne manière de vivre des Grecs » p.262.

331 Idem, chap.XXXII, p.265.

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Toujours sur le même schéma, il expose le développement historique des Athéniens, qui partent du degré de développement le plus rustre et inculte, pour aboutir à une grande civilisation, dont la mémoire est encore célébrée au XVIe siècle. Mais la vision de l'Histoire de Nicolay n'est pas celle d'un progrès linéaire, elle renvoie plutôt à une conception cyclique du temps, qui implique, que même les plus grandes civilisations finissent par disparaitre ou perdre leur puissance et prestige332...

Nous approchons alors d'une conception fondamentale, qui guide l'écriture de Nicolay, véritable leitmotiv de son texte : l'idée de la « décadence ». En effet, en comparaison de la grandeur passée de certaines civilisations, que consignent des livres et des vestiges (culturels ou matériels), le présent apparait souvent bien terne aux yeux du voyageur. Tout le Quatrième livre de Nicolay est construit sur ce principe de mise en parallèle du passé et du présent, l'écrivain commence par évoquer, dans son premier chapitre, les « Anciennes lois et manières de vivre des Perses », avant d'évoquer, au chapitre IV, la « Religion moderne des Perses ». Souvent, à l'évocation de la grandeur passé succède la constatation de la décadence présente, il affirme, par exemple : « Les susdits Perses maintenant contre leurs anciennes coutumes, sont forts adonnés à tous plaisirs et voluptés... »333. Cette opposition du passé au présent est presque systématique chez Nicolay, qui n'a de cesse de constater le décalage entre la grandeur passé (facilement idéalisée puisque cette grandeur est en grande partie disparue et littéraire) et la décadence présente (rapidement exagérée par l'effet de comparaison avec la représentation idéale de l'âge d'or passé). Face à cette impermanence, même des plus grandes civilisations, le voyageur cherche des explications ou des causes. La première explication, que donne, Nicolay est d'ordre « cyclique », il écrit, à propos d'Athènes : « Mais par la mutation des temps et instabilité de fortune, cette citée tant florissante a été réduite à telle extrémité et ruine que pour le jourd'hui, n'est qu'un petit château de peu d'estime... »334. Cet écart est constaté à maintes reprises dans son texte, que ce soit du point de vue politique, moral ou culturel, il remarque souvent, que les plus grands d'hier sont les plus asservis d'aujourd'hui, ce constat est très fort pour les Grecs (descendants des grands auteurs classiques) non seulement chez Nicolay, mais aussi dans le récit de Belon, qui insiste également sur cette décadence présente de la Grèce. Selon le même schéma que Nicolay, il rappelle la grandeur passée des Grecs pour mieux souligner leur décadence présente :

« L'on trouvait anciennement de bons livres grecs écrits à la main en ladite montagne, car les

332 Cette idée est plutôt séduisante et rassurante vis à vis de l'Empire ottoman, dont la chute apparait, à la lumière de ces conceptions, inéluctable et peut être très prochaine, étant donné que celui-ci semble être, en ce milieu de XVIe siècle, à son apogée.

333 N. De Nicolay, Quatrième livre des Navigations et Pérégrinations, chap.VI, p.215.

334 Idem, chap.XXIX, p.258.

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Grecs des susdites monastère étaient le temps passé beaucoup plus docte qu'ils ne sont pour l'heure présente. Maintenant, il n'y en a plus nuls qui sachent rien, et il serait impossible qu'en tout le mont Athos, l'on trouvât en chaque monastère plus d'un seul caloyer savant. Qui en voudrait avoir des livres en théologie écris à la main, on y en pourrait bien trouvé, mais ils n'en ont ni en poésie, histoire, ni en philosophie.»335.

Avec cet exemple de Belon, nous découvrons une conception du savoir très « humaniste » et lettrée, au sens où il ne suffit pas de connaitre les textes religieux et les commentaires théologiques pour prétendre à la culture. L'affirmation de Belon est d'autant plus frappante, dans sa dernière phrase, que pour les Européens, les pères de l'Histoire, de la poésie et de la philosophie, sont justement les Grecs de l'Antiquité. Dans cette perspective, l'Europe occidentale devient la gardienne des trésors des anciens, puisque leurs héritiers directs n'en sont pas dignes et sont incapables de les conserver. L'appropriation de l'héritage antique par les Européens du XVIe siècle apparait alors d'autant plus légitime et nécessaire, que les Grecs le délaissent et le rejettent, ou du moins, le méconnaissent.

Par ailleurs, ces réflexions sur la décadence culturelle ne sont pas cantonnées à la Grèce. En effet, pour ce qui est de l'Égypte, Pierre Belon affirme à propos d'un Palais du Caire : « Depuis que l'Égypte est rendue tributaire au Turc, il a toujours continué tomber en décadence. »336. Ici, le monument devient le symbole d'une destruction plus générale, dont sont souvent victimes les peuples asservis. En effet, comme le sous-entend cet exemple, outre son caractère cyclique, la décadence peut être expliquée par des causes historiques et politiques. Nicolas de Nicolay donne un exemple de ce type d'analyse, lorsqu'il explique comment les Grecs, au sommet de leur puissance, tombèrent à la fois dans l'orgueil, la dissolution morale et la désunion, qui entrainèrent leur chute :

« après la déconfiture des Persans, par le merveilleux accroissement de leur puissance, tombèrent en si grande fierté et arrogance (ainsi que de tout temps orgueil et présomptions ont de coutume d'accompagner les grandes prospérités) qu'au lieu de très honnête gouvernement qu'ils avaient en leur république, ils se mirent à une vie très orde, corrompue et pleine de toute vilenie et abominable dissolution. Dont advient que pendant le temps de cette monarchie, les Grecs eurent ensemble plusieurs grandes et longues guerres, voire telles, qu'à la fin, cette tant noble Grèce fut totalement ruinée et détruite, car y faisant un chacun entrée de tous côtés, fut à la parfin donnée en proie aux étrangers. »337

335 P. Belon, Premier Livre, chap.39, p.139-140, il développe de nouveau la même idée au chapitre suivant : « Il faut que nous attribuons cette ruine des livres grecs à la nonchalance et à l'ignorance qui a été entre les peuples des pays de Grèce, qui se sont totalement abâtardis (...) Entre tous les 6000 caloyers qui sont par la montagne en si grande multitude, à peine pourrait-on trouver deux ou trois de chaque monastère qui sachent lire et écrire, car les prélats de l'Église grecque et les patriarches, ennemis de la philosophie, excommunièrent tous les prêtres et religieux qui tiendraient livres et en écrirait ou lirait autres qu'en théologie ; et donnaient à entendre aux hommes qu'il n'était licite aux chrétiens d'étudier en poésie et philosophie. » idem, ch.40, p.140.

336 P. Belon, Second livre, chap.40, p.309.

337 Nicolay, Quatrième livre des Navigations & Pérégrinations, chap.XXXIV, p.269.

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Implicitement, Nicolay invite son lecteur à tirer une leçon de l'Histoire, cette décadence trouve sa cause dans la désunion des Grecs et dans l'orgueil de leurs passions égoïstes, comment ne pas voir à quel point ce passage fait écho à des problèmes, qui sévissent en Europe de manière de plus en plus inquiétante : derrière cette évocation historique, Nicolay n'appelle t-il pas les Chrétiens à l'unité ou les Français à la paix civile ? Il va plus loin encore, au dernier chapitre de son livre, où, selon le même schéma, il exhorte implicitement, par le contre-exemple historique des Grecs, les Chrétiens à l'unité et à la moralité :

« se trouvant riches et puissants tombèrent en si grand orgueil et présomption, que ne pouvant plus nourrir paix les uns envers les autres, eurent ensemble plusieurs longues et cruelles guerres, par lesquelles s'en suivit la ruine, le saccagement et la désolation de leur pays (...) pour comble de leur calamité par divine permission et punition de leurs erreurs, vices et détestables péchés (...) sont demeurés les calamiteux Grecs en la misérable servitude des mécréants mahométistes, contraints à tribus insupportables; jusqu'à payer la dîme de leurs propres enfants... »338

Son ouvrage se termine par la phrase suivante, qui sonne comme un avertissement destiné aux Européens : « Tels sont les jugements de Dieu envers ceux qui le méconnaissent, et qui abusent de ses grâces. »339 . Nous avons à faire ici à une vision très moralisatrice de l'Histoire : la décadence des Grecs est interprétée comme un signe de la désapprobation divine. C'est l'idée de la désunion, qui rapproche le plus ce passé des Grecs de la situation présente des Européens, qui connaissent au XVIe siècle de nombreuses guerres civiles et inter-européennes. La position finale de cette réflexion de Nicolay n'est pas une simple coïncidence, elle est significative et on peut supposer que l'auteur, conscient des problèmes de son temps, essaye de transmettre à ses lecteurs un message fort340.

338 Idem, chap.XXXVI, p.273.

339 Idem.

340 Dans ce cas, c'est l'exemple, ou plutôt le contre-exemple, historique qui tente de faire réfléchir les Européens et d'exalter l'unité et la paix entre les hommes. Nous retrouverons, un peu plus loin dans ce travail, cette même portée didactique et moralisatrice du récit de voyage, avec l'utilisation des Ottomans, en tant qu'ennemi commun, pour tenter d'exhorter les Chrétiens d'Europe et de France à l'unité.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams