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Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

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par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

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2. L'admiration des Turcs & de la civilisation ottomane: du discours sur l'autre à la conscience de soi.

« Porteur d'eau », illustration extraite des Navigations & Pérégrinations de Nicolas de Nicolay.

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Avant d'évoquer des comportements turcs aux apparences étonnement chrétiennes, pour les voyageurs, revenons, quelque peu, sur cette parenté doctrinale et traditionnelle entre Islam & Christianisme. Pierre Belon expose les éléments chrétiens présents dans l' « Alcoran » de manière très précise, en se référant directement aux chapitres et aux livres de ce dernier413. Il témoigne ainsi d'une connaissance relativement bonne, pour l'époque, du texte fondateur de l'Islam (diffusé en Europe, plus largement qu'auparavant, au cours du XVIe siècle, notamment par l'effort de quelques lettrés arabisants, qui vont le traduire et le faire imprimer). En effet, toujours dans la première dizaine de chapitres, qui ouvrent son tiers livre, Belon prouve son haut degré d'érudition et de connaissance de la culture religieuse islamique, lorsqu'il se réfère à la « Zuna » et au « livre d'Asear », autres textes fondateurs de la religion musulmane, qu'il cite directement, comme sources des histoires et croyances qu'il rapporte. Mais comprenons bien, que cette connaissance de la doctrine des « Infidèles » est conçue comme participant de la lutte contre leurs erreurs, Pierre Belon le précise explicitement, à la fin du chapitre 7, comme pour se préserver de tout soupçon ou critique : « Toutes lesquelles choses j'ai écrites pour montrer le peu de jugement de Mahomet, d'écrire choses si folâtres. » (p.455). Mais si le texte et les croyances religieuses sont facilement critiqués par les voyageurs français, ils ne peuvent manquer de remarquer certains comportements des Musulmans, qui se conforment étonnement bien à la morale chrétienne et aux devoirs qu'elle promeut.

Par exemple, Belon rend justice à cette bonne habitude qu'ont les riches Turcs de réaliser des « oeuvres pieuses » d'utilité publique, qui sont bâties et fonctionnent à leurs frais, tels des bains publics, des caravansérails, des aqueducs & fontaines, des mosquées : « les grands seigneurs qui sont devenus riches en la maison du Turc (...) font faire de tels édifices par charité... »414. Cette notion centrale du christianisme est bien présente, aussi étonnant que cela puisse paraitre aux lecteurs, aux vues des préjugés de l'époque, certains Turcs témoignent par leurs actes de cette vertu cardinale, aux yeux de tout vrai Chrétien ! En outre, la charité des Turcs ne s'arrêtent pas là, en effet, on apprend, que dans leurs caravansérails, qui hébergent gratuitement les voyageurs, l'hospitalité ne connait pas de frontières nationales ou religieuses : « Nul ne vient là qui soit refusé, soit juif, soit chrétien, idolâtre ou turc. »415. Cette hospitalité est également universelle par son caractère égalitaire416, comme le précise Belon, un peu plus après : « l'étranger n'aura pas moins que

413 Voir chap.3 du tiers livre, p.446.

414 Chap.59, du premier livre, p.190.

415 Chap.59, du premier livre, p.191.

416 Cette attitude vis-à-vis des étrangers et des voyageurs pourrait renforcer l'idée, que nous avons déjà rencontrée, d'un Empire ottoman « cosmopolite ».

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le plus grand personnage. »417. Dans ce contexte, le choc culturel est d'ampleur importante pour un voyageur occidental habitué aux « hôtelleries », comme l'indique cette phrase de Belon à celui qui cherche à lire entre les lignes : « Nul Turc quel qu'il soit n'a honte de se loger dedans telle manière d'hôpital, ni de prendre l'aumône en la sorte que j'ai dit, car c'est la façon de faire du pays. ». Belon exprime tacitement la gêne, qui peut atteindre le voyageur européen, peu coutumier à quémander un toit et un repas sans les payer en retour418. De même, que ces édifices fondés « pour l'amour de Dieu », un élément qui étonne souvent le voyageur est la gratuité de l'eau, qui est fournie par pure dévotion religieuse, sans attendre systématiquement de récompense ou de contrepartie419. Par l'exemple ottoman, les Chrétiens sont amenés à se remettre en question et à s'apercevoir, qu'ils sont peut-être plus loin qu'ils ne l'imaginaient de la religion, dont ils se disent les représentants. Toujours selon le même mécanisme, les Chrétiens sont indirectement apostrophés et rappelés à leurs devoirs, par la violente comparaison avec les Musulmans. À cet égard, mentionnons un exemple grandement significatif, extrait du récit de Jean Palerne, après avoir évoqué la grande religiosité et vertu des musulmans, il pousse ce cri du coeur en forme de prière : « Pleust à Dieu que les Chrétiens fussent ainsi zelez à l'amour de leur prochain. »420. De même, les musulmans apparaissent très chrétiens au lecteur, lorsque Palerne écrit à leurs propos : « ...se pardonnans lors les uns les autres, mesme à leurs ennemys... »421, Palerne lui même concède l'étonnement que ce genre de constatation peut induire chez le lecteur chrétien, lorsqu'il écrit ; « Chose que difficilement pourroit on croire, qui se pratique néantmoins entre ces infidèles »422. En effet, le jeune voyageur fait preuve de stupéfaction et d'admiration vis-à-vis des « mahométistes » et de leurs vertus religieuses :

« ils font de grandes aumosnes, & observent principalement les trois poincts à eux tant de foys recommandez par Mahomet, sçavoir, la prière, le jeusne, & la charité : par le moyen de laquelle ne se voit aucun mendiant entr'eux. Aussi tiennent ils qu'un foble423 donné de bon cueur durant la vie, vaut mieux que cent medains aprez la mort »424

Une fois de plus, son discours balance entre l'éloge du Turc et la réprimande implicite aux mauvais Chrétiens, que sont les Occidentaux. En effet, l'absence de mendiant dans les sociétés ottomanes,

417 Chap.59, du premier livre, p.192.

418 Une fois de plus, le voyage est une expérience riche en enseignements pour le voyageur, qui, dans ce cas, va apprendre l'humilité et accepter de recevoir l'aumône en pure gratuité, mettant de côté son orgueil et ses habitudes culturelles.

419 Pierre Belon, op.cit., chap.71 : « Les arabes mettent communément de l'eau par les lieux publics et en font porter par des gens qui en donnent à tous allant et venant, sans rien en demander... ». Nicolas de Nicolay ramène à son lecteur un magnifique portrait de ces porteurs d'eau (nous avons reproduit cette illustration extraite des Navigations & Pérégrinations, en tête de cette partie).

420 Chap.LXIII, p.176.

421 Chap.XXVII, p.112.

422 Chap.XXVII, p.112.

423 Monnaie de cuivre de faible valeur.

424 Chap.XXVII, p.111.

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doit faire grandement réfléchir ceux qui se veulent héritiers véritables du Christ, qui prônait une attitude, dont les musulmans semblent manifestement plus se rapprocher, que les Chrétiens d'Europe425. Par ailleurs, la dernière phrase de Palerne, toujours sous les apparences de neutralité et de description de la religion ottomane, pourrait faire écho au problème des indulgences, qui secoua fortement le monde catholique et devait encore être un argument typique des discours protestants, à l'époque de Jean Palerne. Ne faisons pas de ce dernier un protestant, nous avons vu qu'au contraire, dans certains passages de son texte, il critique avec virulence les « huguenots » français, mais Palerne n'en est pas pour autant totalement soumis à l'Église, il peut se permettre, le voyage & la rencontre de l'altérité l'invitent à le faire, de réfléchir sur sa culture et son temps. C'est, en tout cas, ce qu'il fait dans cet extrait, quant au problème de la misère trop commune en Europe, alors qu'elle ne semble pas avoir cour en terres musulmanes. Il pousse donc ici à un haut degré de perfection son procédé de « réformation morale par la honte », qui semble dire au lecteur d'un ton provoquant « Les Infidèles seraient-ils plus chrétiens que vous ? ». C'est comme si Palerne invitait les Occidentaux à être digne de leur foi chrétienne : l'évocation de la ferveur religieuse des Musulmans est l'occasion de remontrances envers l'Église européenne. D'ailleurs, il renforce cette idée, et son effet, en ajoutant explicitement, à propos des devoirs et observances religieuses, auxquels sont tenus les mahométistes : « ...d'ont ils s'acquitent beaucoup mieux que nous. ». Relevons le ton assez libre et critique de ce jeune homme, surement lié à l'absence de fonction officielle et au caractère délibérément restreint des destinataires de son texte, qui donne à sa plume une grande liberté d'expression, qui fonde à nos yeux le caractère précieux de son récit, en tant que source historique et témoignage original sur l'Orient.

D'autre part, Pierre Belon, fidèle à sa justesse de propos, ne se laisse pas aller à l'opinion courante, véritable leitmotiv du récit de Nicolay, selon laquelle les Turcs sont de grands destructeurs des territoires qu'ils dominent. Au contraire, il affirme, que les Turcs ne démolissent rien : « Je veux dire en outre que les Turcs ont toujours eu cette coutume, que quelque château ou forteresse qu'ils aient jamais pris est demeuré au même état en quoi ils l'ont trouvé, car ils ne démolissent jamais rien des édifices et engravures. »426. Mais les qualités des Turcs ne s'arrêtent pas à cet esprit de conservation et d'assimilation des cultures rencontrées, Belon souligne également, à maintes reprises, certaines de leurs qualités, notamment pour ce qui est de l'obéissance et de la discipline (qui leur valent en grande partie leur supériorité militaire). En effet, le Français ne reconnait pas ce

425 Ce rapprochement entre Christianisme et Islam se retrouve également dans leurs éléments formels, lorsque les auteurs rapportent et traduisent certaines prières et formules rituelles musulmanes, qui rappellent étonnement les formules chrétiennes. Voir par exemple dans le récit de Palerne, chap.XVIII, p.113, au deuxième paragraphe.

426 Chap.13, second livre, p.257.

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qu'il associe « naturellement » -ou pour être plus rigoureux, nous devrions dire « culturellement »aux gens de guerres :

« J'ai eu occasion d'écrire la grande continence et obéissance des gens de guerre du Turc : car combien qu'il y eût vingt ou trente hommes aux portes de la ville, qui les gardent soigneusement, toutefois c'était si grand silence et modestie, qu'on n'y oyait non plus de bruit que s'il n'y eut personne, et il semblait plutôt que ce fussent artisans que gens de guerre. »427

L'effet de miroir, que provoque la rencontre de l'altérité, est ici manifeste, Belon découvre que l'attitude des militaires européens, qui, comparée à celle des Ottomans, apparait grandement débridée, n'est pas la seule possible et réalisable. Le simple fait que cette discipline des militaires ottomans apparaisse remarquable, aux observateurs de l'époque, renvoie indirectement à l'indiscipline des combattants européens. Cette dernière peut également être sous entendue par une comparaison implicite de Palerne, qui affirme à propos des militaires turcs : « ...sont encore maintenus en tel ordre, & bonne discipline militaire, que marchans aux champs, ils n'oseroyent avoir prins un oeuf sans payer », n'évoque t-il pas implicitement le contre exemple, trop bien connu, des actes de pillages et de prédations commis par les troupes militaires et les mercenaires sur les campagnes françaises ? Nous retrouvons d'autres comparaisons de ce type, dans le récit de Belon, qui, renforcé dans son jugement par l'exemple des Turcs, condamne les Occidentaux :

« Les Turcs ne diffinent [=définissent] pas la vaillantise ainsi que nous : car en Europe, si quelqu'un est toujours prêt à se battre (...) et est balafré, jureur, et colère, et a gagné le point d'avoir dementi un autre, icelui sera mis en perspective d'un homme vaillant, loué homme de bien. Mais les Turcs en temps de paix se montrent modestes, et posent les armes en leurs

maisons pour vivre pacifiquement, et ne voit-on point qu'ils portent leurs cimeterres allant par la ville... »428.

Parfois, l'auteur se permet de disqualifier les Européens par rapport aux Turcs, dans d'autres domaines, par exemple pour ce qui est de la couture, il affirme sans détour, ni précaution :

« Je dis que les couturiers de Turquie, si l'on fait comparaison de leurs ouvrages à ceux qui sont cousus en Europe, cousent toutes besognes mieux et plus élégamment que ne font ceux du pays des Latins, tellement qu'on dirait que l'ouvrage d'Europe n'est que ravaudage au prix du leur. »429

De même, au chapitre suivant, il affirme : « Les cordonniers et selliers cousent si proprement en cuir qu'il est impossible de faire mieux. », ne craignant point de se répéter, le voyageur français affirme de nouveau la supériorité des Turcs : « Je ne sache bouchers plus habiles à apprêter les chairs fraiches que ceux de Turquie. »430. Ainsi, un observateur comme Belon, au

427 Chap.14, Second livre p.259.

428 Pierre Belon, Chap.18, Tiers-livre, p.477.

429 Idem, Chap.44, Tiers-livre, p.517.

430 Idem, Chap.47, Tiers-livre, p.519.

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jugement affermi en matière de savoirs-faire et de techniques artisanales, n'hésite pas à mettre en avant les qualités des Turcs, en faisant fi de l'orgueil des Européens, qui préjugeraient trop facilement de leur supériorité dans tous les domaines.

L'admiration du voyageur ne se porte pas seulement sur les Turcs et sur certains de leurs actes manifestement vertueux, plus largement, elle se porte sur la civilisation ottomane, qui quelquefois étonne et séduit le voyageur par son raffinement. L'exemple qui illustre le mieux cette idée est celui des bains, Jean Palerne vante à ses lecteurs les bienfaits des saunas publics et des massages qu'on peut y recevoir431, de même, Belon affirme, que, grâce à leurs pratiques d'hygiène et de culture du corps, « les Turcs sont les plus nettes gens du monde »432. De son côté, Nicolas de Nicolay consacre un chapitre à la description ce raffinement oriental433, bien que celui-ci soit la reproduction du texte d'un autre récit sur le monde ottoman, il n'en est pas moins une reconnaissance du haut degré de civilisation des Ottomans, qui sur ce point sont les dignes héritiers des Anciens.

Cette idée des Ottomans « successeurs » des grandes civilisations de l'antiquité est redondante dans les textes, les auteurs voient dans cette reprise et cette assimilation d'éléments anciens, une des explications de leur grandeur présente. Les bains ne sont pas le seul élément, qui apparente les Turcs aux sociétés antiques, certains savoirs faire et pratiques, comme la technique médicale, qui consiste à guérir le mal par la brulure434, le port des bagages en guerre par les soldats eux-mêmes (« les romains faisaient ainsi anciennement »435, précise Belon), ou encore le sel emporté en campagne par les militaires (« il est composé comme était anciennement celui des Grecs. »436) vont fonder, toujours plus fortement, cette filiation. Belon va fixer cette idée dans l'esprit des lecteurs, en intitulant le chapitre 21 de son tiers-livre : « Des Turcs qui retiennent plusieurs choses de l'Antiquité. ». Du fait de cette filiation, le voyage spatial se transforme parfois en voyage temporel : la rencontre avec les Turcs va alors être l'occasion pour les voyageurs de se rapprocher de l'Antiquité, leur connaissance du passé peut alors s'accroitre grâce à l'observation de ce qui en reste dans le présent ottoman. Ainsi, P. Belon fait judicieusement remarquer : « Qui voudrait éclaircir quelque chose de la musique des instruments anciens aurait meilleur argument de

431 « lon se sent aprez merveilleusement disposé, & les membres si gays, qu'il est incroyable. » chap.XXIIII, p.107.

432 Ch. 35, tiers livre, p.506.

433 Chap.22, premier livre, p.137.

434 Chap.21, tiers livre, p.481.

435 Ch.26, tiers livre, p.488.

436 Idem.

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l'expérience de ceux qu'on voit en Grèce et Turquie, que ce que nous trouvons par écrit. »437. Le voyage pallie aux limites des textes, il les complète, en donnant à voir un « passé » encore vivant, dans le présent d'un ailleurs. Parfois, les parallèles avec l'Antiquité, que dressent les auteurs, vont se référer aux pratiques les plus quotidiennes : « les Turcs sont assis à plat de terre et déchaussés en buvant et mangeant comme aussi faisaient les Romains... »438. De même, Nicolay affirme à propos de l'organisation militaire des ottomans, et plus précisément, des janissaires :

« L'ordre desquels n'est autre chose qu'une imitation de la phalange macédonique avec lequel le grand Alexandre étendit sa domination et monarchie quasi sur toutes les régions de la terre. Et semble que les Turcs, occupateurs de son empire soient aussi imitateurs en la discipline militaire des antiques rois de Macédoine »439.

Les exemples de cette idée (selon laquelle les Ottomans s'inspirent grandement des Anciens) sont multiples, cette relation aux prestigieuses civilisations du passé accroit grandement leur aura et la fascination, qu'ils exercent sur des voyageurs français « humanisants », plein d'admiration pour l'Antiquité gréco-latine. Mais d'un autre côté, dire que les Turcs doivent une grande part de leur sagesse et de leurs savoirs faire à l'Antiquité, c'est également leur retirer une partie du mérite, et le rendre aux Anciens plutôt qu'aux Musulmans ; c'est tout autant inviter les Européens à, eux aussi, s'inspirer toujours plus de la sagesse du passé, idée indéniablement liée à l'Esprit humaniste, qui habite ces voyageurs de la fin de la Renaissance. Comme nous l'avons déjà vu440, cette redécouverte et cette revitalisation des savoirs anciens est au centre des projets viatiques d'un voyageur comme Belon, bien décidé, par exemple, à sauver des plantes de l'oubli et à remettre leurs vertus thérapeutiques en usage441. Nous sommes au coeur d'une conception essentielle de la Renaissance : le passé, dans son sens le plus large (pas seulement le passé récent ou la tradition), peut-être source de connaissances et de savoirs-faire très estimables et utiles aux temps présents442.

Observer les Turcs permet aux écrivains-voyageurs d'apprendre des savoirs-faire anciens et de découvrir des savoirs-vivre du passé, mais c'est aussi bien souvent, pour les Français, l'occasion de prendre une leçon de gouvernement politique et social. En effet, on frise le traité d'art politique à certains moments des récits, par exemple, lorsque Jean Palerne expose les trois causes de la

437 P. Belon, chap.49, tiers-livre, p.520.

438 Pierre Belon, op.cit., ch.30, tiers livre, p.494.

439 Nicolas de Nicolay, op.cit., chap.III du troisième livre, p.156.

440 Seconde partie de ce travail.

441 Ainsi, le voyage et son récit peuvent ouvrir de nouveaux horizons pratiques aux sociétés européennes et contribuer, à ce que nous appellerions aujourd'hui, « un transfert culturel ».

442 Dans ce cas, le savoir se constitue d'une tension permanente entre la tradition, l'innovation, et surtout la redécouverte, à laquelle peut se livrer le voyageur, car en se déplaçant dans les espaces lointains, il entame également une sorte de voyage dans le temps : l'archéologue des savoirs anciens devient un bâtisseur des mondes à venir.

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puissance du gouvernement ottoman : « On peut tirer trois principaux poincts, par lesquels les Empereurs turcs peuvent régner en paix, & maintenir longuement leur Empire... »443. Maintenir son pouvoir et la paix politique, ces deux problèmes cruciaux de l'art politique peuvent intéresser des lecteurs, qui seraient hommes de pouvoir et qui voudraient tenter d'appliquer les méthodes et principes ottomans, pour arriver à des résultats tout aussi probants. Ainsi, le voyage est l'occasion d'observer les techniques et l'organisation militaire de l'adversaire, de même que le récit a pour utilité de rapporter celles-ci aux Européens. Jean Palerne donne quelques exemples de cette collecte d'informations stratégiques, il rapporte au lecteur les petites astuces qu'ont les ottomans pour mieux effrayer leurs adversaires et pour mieux combattre. Par exemple, il écrit à propos de la prise d'opium, dont les janissaires sont coutumiers : « lesquels allans en guerre ont accoustumé de manger d'Opium, que nous appelons pavot, pour les rendre plus furieux »444. De même, Nicolay présente en détails l'organisation strictement hiérarchisée de l'armée ottomane, de ce point de vue, en bon espion et informateur qu'il était, il participe à une meilleure connaissance et une représentation plus précise de l'Adversaire potentiel, qu'est l'Empire ottoman, présenté dans la diversité de ses fonctions et toute la complexité de son organisation.

Nous retrouvons donc, une fois de plus, cette même ambigüité du rapport aux Ottomans : face aux succès politiques et militaires de l'Empire, les Européens sont tentés d'en faire un modèle, dont ils auraient à s'inspirer, mais d'un autre côté, demeure ce rejet de la religion et de certaines pratiques culturelles des « Infidèles ». Ce rapport équivoque au « Turc » est à son plus haut point de tension, lorsque les voyageurs évoquent le système proprement ottoman des « Aimoglans (...) enfants levez par forme de tribut sur les Chrétiens... »445, pour reprendre le titre du chapitre CVIII de Jean Palerne. Il expose aux lecteurs ce système, qui est redoutable pour les Chrétiens sujets du Sultan, car : « de s'en pouvoir exempter il n'y a nul moyen »446. Ce « tribut humain », appelé « devchirme » par les historiens, consiste à enlever des enfants ou des adolescents aux familles chrétiennes (principalement des régions du nord de l'Empire), pour les convertir à l'Islam, les éduquer à la turc, et en faire des esclaves, qui deviendront souvent des guerriers ou des administrateurs, totalement soumis à l'autorité et dévoués à la personne du Sultan. Ce système, outre son caractère arbitraire et révoltant aux yeux d'un voyageur occidental du XVIe siècle, est d'autant plus douloureux pour les voyageurs, que ce sont des Chrétiens, qui, transformés en militaires et fonctionnaires musulmans, deviendront souvent les plus fidèles ennemis de la chrétienté. Palerne

443 Jean Palerne, chap.CVII, p.263.

444 Idem, p.259.

445 pp.264-265.

446 Chap.CVIII, p.264.

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rappelle cette redoutable transformation, lorsqu'il écrit : « ...est la race tant de ces Ichioglans, qu'Aiamoglans si pernicieuse & meschante, que des qu'ils sont enlevés des mains de leurs parents, & instruicts au Mahométisme, ils ne veulent plus recognoistre père, ny mère, ains se déclarent de parole & d'effect, mortels ennemis du nom de Chrestien. ». Ce passage est intéressant pour notre propos, en cela qu'il condense l'aspect effrayant, que prennent les Infidèles lorsqu'ils retrouvent leur identité d'adversaires religieux, mais il nous a également paru digne d'être cité, parce qu'il est une reprise, par Palerne, du texte de Nicolas de Nicolay et de son chapitre intitulé les Amozoglans447, où l'autre voyageur-écrivain expose exactement les mêmes idées. Outre le fait qu'elle témoigne de la part de compilation à l'oeuvre dans l'écriture de voyage448, cette reprise des mêmes motifs et descriptions littéraires d'un texte à l'autre, participe à la formation d'une image stéréotypée du Turc, entre le milieu et la fin du XVIe siècle, en Europe. D'ailleurs, Nicolay, face à ce phénomène de « tribut humain » levé sur les populations chrétiennes, ne manque pas de dénoncer la cruauté de ce système et tente, par là, d'appeler la chrétienté à l'unité, pour combattre cette domination imposée par les Ottomans. En effet, dès la première page de son troisième livre, après avoir brièvement décrit les principes de cette institution, il s'écrit, prononçant une sentence de condamnation contre ce système d'esclavage, tout autant, que contre ceux qui le mettent en oeuvre : « Tyrannie, dis-je derechef, trop cruelle et lamentable, qui devrait être de grande considération et compassion à tous vrais princes Chrétiens pour les émouvoir et inciter à une bonne paix et union chrétienne, et à réunir leurs forces unanimes pour délivrer les enfants de leurs frères chrétiens de la misérable servitude de ces infidèles... »449. Dans ce cas, l'évocation des Turcs et de l'oppression qu'ils font subir aux « frères chrétiens d'Orient », est un moyen pour l'auteur d'exalter l'unité des Chrétiens d'Europe, de les appeler à une croisade contre les Infidèles. Ce projet serait peut-être l'occasion de déplacer les pulsions guerrières vers l'Orient, contre les musulmans, pour que cessent les querelles entre Européens, voire entre habitants d'un même pays (dans le contexte des guerres religieuses). En effet, il faut garder à l'esprit, que ces conflits religieux, très violents, frappent la France une nouvelle fois au lendemain de la publication de Nicolay, de même, les Français seront encore et encore divisés par les guerres civiles & confessionnelles, quelques années avant le voyage de Palerne et quelques temps après son retour. Ces éléments contextuels expliquent, en grande partie, les appels redondants de ces deux auteurs, à la guerre unificatrice contre l'ennemi ottoman, de même qu'ils éclairent certaines références critiques aux conflits peu fraternels entre Chrétiens d'Europe.

447 Nicolas de Nicolay évoque cette institution, dès les premiers chapitres de son troisième livre des Navigations & Pérégrinations : chapitre I. « De l'origine, vie et institution des Azamoglans, enfants de tribut levé sur les Chrétiens sujets et tributaires du grand Turc » p.151, il parachève l'écriture sur ce thème au chapitre III « De l'origine et première institution de l'ordre des janissaires. » p.154.

448 Voir, à ce propos, le début de la seconde partie de ce travail.

449 Nicolas de Nicolay, op.cit., chapitre I du troisième livre, p.151.

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Ainsi que nous venons de le voir, avec les discours concernant le « devchirme », le dévoilement des mécanismes du pouvoir ottoman, s'il est parfois source d'admiration (face une organisation efficace et fortement hiérarchisée), est aussi l'occasion pour les auteurs de s'essayer à une critique de ce système politique. Critique d'autant plus à propos, que le voyageur ne prend pas directement pour objet les institutions de sa propre société, mais celles des Ottomans, sur lesquelles, on peut, et même on doit (en tant que Chrétien européen) se permettre la critique, si ce n'est le discours qui condamne. En effet, la rencontre de l'altérité ottomane, point clé du voyage en Orient, est source de réflexions politiques et sociales fécondes, dont les récits de voyage nous offrent quelques exemples. Dans ses Observations, Pierre Belon pose la singularité de la noblesse ottomane, qui n'est pas héréditaire, mais esclave du Sultan, selon le système du « devchirme », déjà exposé450. Selon un schéma assez fréquent dans nos textes, l'évocation de ce cas particulier va conduire l'auteur à une réflexion plus générale, sur la diversité des conceptions de la noblesse, qui l'amène à une conclusion pleine de lucidité et assez osée : « Et pour ce que les républiques ont eu divers jugements en la noblesse des hommes, je veux dire qu'elle est ainsi qu'on la veut estimer. »451. C'est de la diversité de jugements sur ce qui constitue la noblesse, que Pierre Belon en arrive à cette conclusion très « relativiste »452. De cette déclinaison singulière et de cette conception inconnue de la noblesse, peut naitre, dans un premier temps, une incompréhension du voyageur face à ce système ottoman, où « le plus grand honneur et bien que puisse avoir un homme en Turquie est de s'avouer esclave du Turc...»453. Mais immédiatement Pierre Belon, fidèle à son rôle d'intermédiaire culturel, propose une traduction en des termes plus familiers aux lecteurs454 : « ...comme en notre pays disons être serviteur de quelque prince »455. Suivant la même démarche comparative, Belon poursuit cette réflexion dans un autre chapitre, lorsqu'il écrit : « Par ainsi il n'y a pas si grande

450 Voir également dans la Ière partie (E.2.) de ce travail la note, qui fait référence à l'ouvrage de Thérèse Bittard et à son développement sur l'institution des janissaires.

451 Chap.95, second livre, p.404.

452 Conclusion qui n'est pas sans nous renvoyer à certains passages des Essais de Montaigne, qui insiste sur la nécessité de se libérer de ses propres coutumes et des conceptions qui les accompagnent, par exemple :« J'ay honte de voir nos hommes enyvrez de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs: il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abhominent les estrangeres. », cité par Tzevtan Todorov, Nous et les autres : réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, 1989, p.57.

453 Chap.95, second livre, p.404.

454 Ainsi, l'altérité de ces conceptions n'est pas totale, au contraire cette conception de la noblesse est déjà dans une certaine mesure en cours d'assimilation en Europe. Elle sera appliquée en partie par Louis XIV, qui tentera de réduire la noblesse à un titre et se protègera des agitations nobiliaires (qu'il n'a que trop connu et expérimenté) avec son système de la cour, qui s'inspire peut-être, ou du moins peut-être comparé, au système de servitude ottoman.

455 La réflexion de Belon sur ce point ne s'arrête pas là, puisqu'ensuite, il met en relation ce caractère non-héréditaire de la noblesse avec les constructions modestes des Turcs, qu'il observe lors de son voyage, selon lui, celles-ci s'expliquent en grande partie par l'impossibilité structurelle d'accumuler du patrimoine dans l'Empire ottoman.

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lignée de parenté en Turquie comme en Europe. »456. À d'autres occasions au cours de ses Observations, le naturaliste se transforme en philosophe du politique ; notamment, lorsqu'il analyse les trois figures essentielles, qu'on retrouve, d'après lui, de tout temps, dans toute société, à savoir, le médecin, le théologien, et les gens de justice. Le premier protège le corps, le second aide l'âme à trouver son salut, et les derniers veillent sur les biens des personnes457. À partir de cette division en trois fonctions sociales clés, Belon souligne des différences, entre ce qu'il observe en Orient et ce qu'il connait en Europe. Tout d'abord, pour ce qui est des médecins, il affirme : « Les médecins en ce pays-là [la Syrie] lorsqu'ils sont appelés à voir un malade, eux-mêmes font diligence de faire recouvrer les drogues qu'il faut au malade (...) Par quoi me semble qu'ils ont telle manière de médeciner que les savants Grecs et Arabes anciens soulaient avoir en usage, lorsqu'ils servaient eux-même de chirurgien et apothicaire. ». Il met donc en avant, l'unité de fonctions et de savoirs, devenues distinctes en Europe, pourtant, à l'origine (et c'est encore le cas en Orient au XVIe siècle) le médecin était également apothicaire : cette idée doit être chère à Pierre Belon, qui l'applique pour son propre cas, en cherchant à reconnaitre et trouver, par lui-même, les plantes et leurs vertus thérapeutiques. Sa critique de la spécialisation, de la division à outrance des fonctions sociales, ne s'arrête pas là, en effet, il affirme, à propos de la manière de rendre la justice en Turquie : « Il ne faut point de sergent en Turquie pour ajourner un homme (...) Par quoi ne leur faut point de soliciteurs, procureurs et avocats. »458. Cette simplicité du système turc semble bien laisser Belon admiratif, il laisse entendre implicitement, que la division n'est pas toujours appropriée et que, parfois, elle nuit, au contraire, au bon exercice d'un métier. Ainsi, la rencontre de l'altérité orientale permet au voyageur, par une sorte de retour réflexif, de développer un oeil critique sur son propre système socio-politique.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand