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Formation en informatique. Ouverture sociale et sexisme. Le cas Epitech.

( Télécharger le fichier original )
par Clémentine Pirlot
Université Paris VII Diderot - Master II Sociologie et Anthropologie option genre et developpement 2013
  

Disponible en mode multipage

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Université Paris VII- Diderot

UFR Sciences Sociales- CEDREF

Formation en informatique ; ouverture sociale

et sexisme. Le cas Epitech.

Clémentine Pirlot Bettencourt

Mémoire présenté en vue de l'obtention du Master 2
« Genre et développement »
Sous la direction de Mme Dominique Fougeyrollas
Année 2012-2013

Sommaire

Introduction

Présentation de l'enquête : contextualisation et problématique

Méthodologie

Partie 1 : Ouverture sociale

Chapitre I: Ouverture et mobilité sociale

1. L'ouverture sociale permise par Epitech 1.1 La certification ingénieur.e

2. La mobilité sociale à Epitech 2.1 Analyse du questionnaire

2. 2 Chez les enquêté.e.s

Mobilité sociale ascendante forte Mobilité sociale ascendante faible Diversité

Perception de l'ouverture sociale à Epitech

Résultats et conclusions

Chapitre II: Epitech, filet de secours des élèves aux marges du système scolaire traditionnel

1. L'autopromotion d'Epitech

2. Comment analyser les parcours scolaires ?

3. Difficultés scolaires et rejet du système chez les enqueté.e.s

4. Vocation de l'informatique

5. Epitech comme voie de réorientation Résultats et conclusions

Chapitre III : Culture geek

1. Qu'est ce que la culture geek ?

2. La culture geek vue par les enquêté.e.s

3. La culture geek à Epitech Résultats et conclusions

Chapitre IV : Epitech, école ou entreprise ?

1. Asteks, koalas et autre bocalien.ne.s : présentation

2. Statut d'autoentrepreneur.e : quelques réflexions et interrogations

3. Une forme de précarité ?

4. Conditions de travail

5. Contestation des étudiant.e.s

6. Goupe Ionis et manipulations financières : écoles ou entreprises ?

7. Qui peut être astek/koala ?

Partie 2 : Le coût de l'ouverture sociale

Chapitre V : Catégorisation et exclusion

1. Mécanismes d'exclusion des femmes

1.1 Le soupçon d'incompétence

1.2 Réduire les femmes à des objets décoratifs

1.3 L'humour

1.4 Le harcèlement stratégique

2. Exclusion institutionnelle des femmes 2.1 Division sexuelle du travail

3. Exclusion par la culture geek

3.1 Négatoin voire inversion des rapports d'inégalité

3.2 Forum interne et culture troll

4. Justifications de l'exclusion

5. Catégorisation racisante Conclusion

Chapitre VI : Stratégies des filles à Epitech

1. Se rapprocher des salarié.e.s de l'école ou des autres élèves pour avoir du soutien

2. Jouer le jeu de la féminité, intégrer l'infériorité

3. Dénigrer les filles, se distancier du féminin

4. Changer son comportement ou son apparence

5. Profiter des quelques rares avantages

6. Sortir avec un garçon d'Epitech

7. Autres stratégies possibles

8. Les limites des stratégies individuelles Conclusion

Chapitre VII : Quelques perspectives de transformation

1. Donner envie aux filles de venir à Epitech

2. Lutter contre la culture hostile aux femmes

3. Initiatives existantes pour renforcer le nombre de femmes dans les sciences

4. Le sexisme dans les entreprises informatiques

4.1 Réaction à la dénonciation du sexisme

4.2 Actions des entreprises pour une meilleure représentation des femmes Conclusion

Conclusion

Bibliographie

Annexes:

Résultats du questionnaire

Description des personnes rencontrées

Grille d'entretien

Tableau synthétique des personnes rencontrées

Annexe disponible : entretiens retranscrits

1

Avant propos : La règle de grammaire de proximité a été utilisée ici pour les accords,
plutôt que celle qui veut que le masculin l'emporte.

Introduction

Le milieu de l'informatique est, depuis quelques décennies, un milieu en plein essor, où il fait bon travailler. Les recrutements, en hausse depuis les années 1990, se sont stabilisés pour la première fois depuis le début de l'année 20131. Les formations d'informatique, dispensées par les seules écoles d'ingénieur.e jusqu'aux années 1990, sont maintenant nombreuses et variées, à l'université ou dans des écoles privées. Les femmes, aujourd'hui très nombreuses à faire des études supérieures, sont néanmoins toujours cantonnées dans les mêmes domaines : « La progression spectaculaire des scolarités féminines n'a pas ébranlé les lois de la reproduction sociale, puisque les filles continuent, grosso modo, à s'orienter vers les mêmes filières que les générations précédentes » (Couppié et Epiphane, 2006). Elles sont très peu représentées dans le milieu de l'informatique en particulier, car bien qu'elles représentent, en 2012, en France, 33% des diplômé.e.s en Sciences et Technologies, elles sont moins de 10% des diplômé.e.s en sciences et technologies de l'information et de la communication2. L'informatique est l'un des secteurs les moins féminisés en France, avec seulement 25% de femmes y travaillant3. Nous avons vu dans le mémoire de Master 1 les mécanismes de mise à l'écart des femmes dès le plus jeune âge, qui consistaient en une association entre mathématiques et informatique, un mythe du « hacker » comme étant un jeune homme, et une culture sexiste dans le monde du travail. Nous avons également exploré le thème de la mobilité sociale, notion complexe et multidimensionnelle. Nous nous attacherons ici à analyser l'ouverture sociale dans une école d'informatique française et l'incidence de celle-ci sur la proportion de femmes.

Présentation de l'enquête : contextualisation et problématique

L'École pour l'informatique et les nouvelles technologies (Epitech) est un établissement d'enseignement privé qui propose une formation pratique en cinq ans, et qui revendique avoir « 20% du marché des étudiants BAC + 5 en informatique en France »4. Jusqu'aux années 2000, les meilleurs postes et salaires dans

1 http://www.rtl.fr/actualites/transports/article/emploi-le-secteur-informatique-recrute-toujours-7760657931 2 http://www.cnisf.org/upload/pdf/mutationnelles_2012vf.pdf

3 http://lecercle.lesechos.fr/entrepreneur/social-rh/221168497/role-femmes-linformatique

4 https://return.epitech.eu/?p=861 portail des étudiant.e.s, fait par des étudiant.e.s. Discussion autour de la question du prix de l'école

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l'informatique étaient réservés aux étudiant.e.s des écoles d'ingénieur.e.s mais la création de nouvelles écoles comme Epitech, non certifiée ingénieur.e permettant d'accéder à des postes et salaires similaires semble avoir amorcé une ouverture sociale dans le milieu de l'informatique. L'élitisme (concours d'entrée et classes préparatoires) n'est pas de mise dans cette école, qui accepte tous les profils et tous les bacs. Epitech propose une pédagogie particulière qui bouleverse la notion traditionnelle de temps scolaire. Les heures sont à rallonge, les « piscines », premières semaines intensives de l'année, ayant lieu de 8h à 23h, et l'école étant ouverte 24h/24. Les vacances scolaires n'existent pas, et pour les personnes qui entrent en première année, les cours ont lieu jusqu'en juillet et un stage doit être effectué entre juillet et décembre. Il doit être d'au moins quatre mois, les élèves ayant la possibilité de prendre deux mois avant ou après le stage. Les cours ont ensuite lieu jusqu'en juillet, puis ne s'arrêtent qu'en août pour reprendre en septembre. Epitech a été créée en 1999, par un ancien élève de l'école Epita, école certifiée ingénieur.e. Depuis, Epitech a ouvert des établissements dans onze villes de France, les étudiant.e.s devant cependant obligatoirement effectuer la cinquième année à Paris. Le nombre d'élèves varie selon les promotions et les villes, l'école principale étant celle de Paris qui accueille plusieurs centaines de personnes chaque année.

D'autres écoles du même type qu'Epitech (écoles d'informatique non certifiées ingénieur.e) ont vu le jour, peu d'écoles existaient avant les années 2000 : Sup info, créée en 1965, et l'ESGI , créée en 1983, puis, de nouvelles écoles ont vu le jour, comme par exemple l'ENSIA, créée en 2000, l'Exia créée en 2004 et Intech info créée en 2002.

Le choix d'Epitech de ne pas être certifiée permet une autonomie plus grande et une pédagogie différente, où la pratique prime sur la théorie et où l'indépendance est indispensable pour réussir sa scolarité. Epitech accepte toutes les personnes ayant obtenu un bac (général, technologique ou professionnel), quel que soit son âge et quelles que soient ses notes. Seule la motivation est prise en compte, et Epitech, dans sa communication, insiste sur la possibilité pour tou.te.s d'entrer et d'obtenir un diplôme d'informatique, amenant à un statut de cadre et à une rémunération d'environ 36 000€ par an. Mais, comme le rappelle Marie Duru-Bellat : « la sociologie de l'éducation des années soixante dix qui a amplement montré qu'il ne suffisait pas d'élargir l'accès pour égaliser véritablement les chances scolaires » (Duru-Bellat, 2007). Le refus de l'élitisme prôné par Epitech permet-il une réelle ouverture sociale ? C'est la question à laquelle nous tenterons de répondre ici, à travers une analyse de la mobilité sociale, des parcours scolaires et des aspirations de quinze étudiant.e.s d'Epitech.

Le nombre de filles étudiant à Epitech oscille entre 2 et 7% selon les promotions. Les chiffres sexués pour les autres écoles ne sont pas très faciles à trouver et ne sont jamais affichés sur leurs sites internet. A titre de comparaison, l'administration de l'ESGI, contactée par email, annonce environ 30% de filles. Les autres écoles non certifiées n'ayant pas répondu aux sollicitations, nous ne disposons pas d'autres chiffres. Si l'on regarde du côté des écoles d'ingénieur.e, on trouve, pour toutes les écoles 15,8% de filles en 2011-2012,

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d'après le Ministère de l'Enseignement Supérieur5. Epita, école du même groupe qu'Epitech annonce environ 10% (d'après l'administration), tandis que L'Ingesup, autre école d'ingénieur.e annonce entre 10 à 15 % d'étudiantes dans ses effectifs bordelais6. D'après le palmarès 2011-2012 des écoles d'ingénieur.e7, la moyenne est de 27% de filles, les chiffres allant, selon les écoles, de 0 à 80%, avec seulement 10 écoles sur les 188 à avoir un taux en dessous de 10%..

Le faible nombre de filles à Epitech en fait donc une minorité statistique, qu'il est très intéressant d'étudier, comme le dit Christian Baudelot, dans la préface du livre de Michèle Ferrand, Françoise Imbert et Catherine Marry, L'excellence scolaire : une affaire de famille : « les minorités statistiques les plus improbables -ici les normaliennes scientifiques- recèlent sous une forme concentrée des trésors de propriétés sociales qui informent davantage sur la structure du système, la logique de son fonctionnement, les lois de ses transformations et les possibilités de les contourner que la hiérarchie bien ordonnée des variables qui définissent la population des normaliens normaux. » La minorité de normaliennes étudiée dans le livre représente tout de même 25% des étudiant.e.s, ce qui est beaucoup plus qu'à Epitech. Une telle minorité (entre 2 et 7%) ne peut pas être dû à des choix personnels ou au hasard, il convient donc d'identifier les causes de cette sous représentation et de comprendre comment une école qui prône l'ouverture sociale affiche un nombre de filles si faible. Nous émettrons l'hypothèse que si une relative ouverture sociale est permise par Epitech grâce à un refus de l'élitisme propre aux écoles d'ingénieur.e, cette ouverture s'accompagne d'une forte culture d'exclusion des femmes, réservant ainsi l'ouverture sociale aux seuls hommes.

Méthodologie

La méthode choisie est une approche qualitative, à travers quinze entretiens semi-directifs (grille en Annexe), sept filles et huit garçons. Les premier.e.s enquêté.e.s ont été contacté.e.s par email par l'intermédiaire d'une connaissance à Epitech, puis chaque enquêté.e m'a ensuite fourni les contacts d'autres personnes. Une sélection a été faite selon le sexe, la ville et la promotion, afin de recueillir des expériences différentes. Tou.te.s les étudiant.e.s ayant participé aux entretiens avaient entre 18 et 26 ans, la relation qui s'est instaurée était donc facilitée par nos âges très proches. Je me suis présentée comme une étudiante en sociologie à l'université Paris VII, entreprenant des recherches sur l'informatique et sur Epitech, afin de ne pas orienter les réponses enquêté.e.s. Les entretiens ont eu lieu dans des cafés, autour d'un verre, ce qui a mis à l'aise les enquêté.e.s. Le tutoiement s'est naturellement imposé avec chacun.e, du fait de la proximité d'âge qui rendait un vouvoiement étrange. Un questionnaire en ligne a également été mis en place afin de recueillir les parcours scolaires et

5 http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2012/06/4/DEPP-RERS-2012_224064.pdf 6 http://www.sudouest.fr/2012/03/29/la-fille-geek-a-de-l-avenir-672570-2780.php 7 http://www.dimension-ingenieur.com/classement-2012-ecoles-ingenieurs-les-plus-feminisees/3/3/0/675/

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profession des parents des étudiant.e.s d'Epitech. Ce questionnaire anonyme a été diffusé sur les réseaux sociaux et par email aux étudiant.e.s d'Epitech, qui ont été 109 à répondre.

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Partie 1 : Ouverture Sociale

Chapitre I

Ouverture et mobilité sociale

La mobilité sociale qui nous intéresse ici n'est pas la mobilité intra-générationnelle, mais celle qui se fait sur plusieurs générations, donc inter-générationnelle. La notion de mobilité sociale est à distinguer du sentiment de mobilité, qui est la manière dont les personnes vivent et expliquent leurs trajectoires sociales. La mobilité sociale étudiée ici prendra en compte les multiples dimensions qui la composent : le statut socioprofessionnel, le niveau de revenu, mais également la migration qui influe sur les conditions de vie. Notre analyse de la mobilité sociale chez les enquêté.e.s s'appuiera sur leur parcours social et leur perception de la mobilité.

1. L'ouverture sociale permise par Epitech

1.1 La certification ingénieur.e

« L'appellation d'ingénieur recouvre en France deux grandes réalités qui coexistent sans se confondre. D'une part, les ingénieurs sont des personnes exerçant une activité professionnelle demandant plutôt une compétence technique. Mais on parle aussi d'ingénieurs commerciaux, en référence au statut social de l'ingénieur, plus qu'au contenu de son activité. Ce même vocable caractérise aussi les personnes ayant obtenu un titre d'ingénieur, titre qui sanctionne (aujourd'hui) une formation à Bac + 5, dans les écoles d'ingénieurs. En France, seul le titre d'ingénieur diplômé est protégé, l'exercice de la profession d'ingénieur n'est pas réglementé »

Cette définition, extraite du « Rapport du Women`s Forum dans le cadre du projet SciTechGirl » (2008), montre que l'appellation « ingénieur.e » concerne principalement un diplôme, mais n'est pas nécessaire pour exercer la profession d'ingénieur.e. La définition de la Commission des Titres d'Ingénieurs, CTI, précise bien la nature intrinsèquement évolutive de cette notion: «Le métier de base de l'ingénieur consiste à poser et résoudre de manière toujours plus performante des problèmes souvent complexes, liés à la conception, à la

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réalisation et à la mise en oeuvre, au sein d'une organisation compétitive, de produits, de systèmes ou de services, éventuellement à leur financement et à leur commercialisation. À ce titre, un ingénieur doit posséder un ensemble de savoirs techniques, économiques, sociaux et humains, reposant sur une solide culture scientifique.» Les écoles d'ingénieur.e.s ont donc l'obligation de dispenser des cours généraux de sciences, mais les écoles ne pouvant pas apposer la notion d'ingénieur.e sur leurs diplômes car ne remplissant pas les critères, verront également leurs étudiant.e.s employées en tant qu' « ingénieur.e ».

Sur les sites internet d'Epita (école certifiée ingénieur.e) et d'Epitech (école du même groupe, non certifiée par la CTI), les chiffres de salaire, et d'insertion des ancien.ne.s étudiant.e.s annoncés semblent être les mêmes. Pour la promotion 2010, 91% des élèves d'Epita et 96% des élèves d'Epitech sont aujourd'hui de salarié.e.s en CDI et le salaire moyen annuel des élèves de la promotion 2010 est de 37 000€ pour Epita et 37 500€ pour Epitech (voire 40 530€ si l'on ajoute les avantages), ce qui paraît illogique étant donné qu'Epita, certifiée ingénieur.e est associée à un élitisme (concours d'entrée, diplôme d'ingénieur.e). Pourtant Epitech permet d'arriver au même salaire, voire peut-être même aux mêmes emplois, car 49% des élèves de la promotion 2012 était embauché en tant qu'ingénieur.e.s en 2011 (voir Annexe 1). Le positionnement d'Epitech comme école technique plutôt que généraliste permet aux étudiant.e.s une insertion professionnelle plus grande, car les entreprises cherchent de plus en plus des diplômé.e.s formé.e.s techniquement : « si l'obtention d'un diplôme du supérieur limite la précarité et le déclassement, tous ne sont pas logés à la même enseigne : à niveau de diplôme équivalent, ceux issus de filières professionnelles entrent dans la vie active dans de meilleures conditions que les diplômés de filières générales » (Erlich et Verley, 2010). La formule pédagogique d'Epitech est d'immerger les élèves dans le monde de l'entreprise, à travers de nombreux stages, ce qui semble correspondre à l'évolution des formations en France : « outre l'évolution de l'offre et de la demande, la professionnalisation des études s'est accompagnée d'une hausse des stages, pour répondre là encore au souci d'insertion professionnelle des étudiants. En 2006, plus de 40% des étudiants déclaraient en avoir effectué un (hors stages de fin d'études) lors de la précédente année universitaire, alors qu'en 1997, ils n'étaient qu'un tiers » (Erlich et Verley, 2010). Erlich et Verley avancent une explication à la professionnalisation croissante des formations : « Une des lectures possibles d'une telle centralité de la perspective de professionnalisation des études peut être faite à partir de la situation des jeunes sur le marché du travail. Ils font face à une dégradation de leurs perspectives de mobilité sociale au risque de connaître une moins bonne réussite que leurs parents » (2010).

La brochure 2012-2013 d'Epitech entreprend même une comparaison avec les écoles d'ingénieur.e.s et suggère que leur taux d'embauche en CDI de 96% est « à comparer à la moyenne de 64% des étudiants sortant d'une école d'ingénieurs » et que « de même, 94% des étudiants d'Epitech sont embauchés sous la statut « cadre » ou « cadre supérieur » (pour 87% des étudiants sortant d'une école d'ingénieurs bénéficiant du statut « cadre ») ». Il y a donc un paradoxe ici, l'élitisme des écoles d'ingénieur.e semble perdurer sans vraiment avoir

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une raison d'être dans les formations d'informatique puisque Epitech semble apporter le même niveau social d'arrivée (cadre ou cadre supérieur), sans la certification ingénieur.e et sans concours. Isabelle Collet explique, dans son livre L'informatique a-t-elle un sexe ? que pendant la forte demande d' informaticien.ne.s des années 2000 beaucoup de formations en informatique ont été créés car « on s'est alors rendu compte que la politique de recrutement élitiste coûtait inutilement cher et que des techniciens pouvaient parfaitement accomplir les tâches des ingénieurs pour beaucoup moins cher » (2006). Catherine Marry, dans son ouvrage Les femmes ingénieurs, a montré que les grandes écoles étaient très élitistes. Mais depuis la fin des années 1990, de nouvelles écoles ont vu le jour, Epitech étant exemple, qui ne délivrent pas de diplômes d'ingénieur.e, sans pour autant être une formation technique mais qui fait des diplômé.e.s des produits parfaitement adaptés au monde du travail. Ces nouvelles écoles semblent refuser l'élitisme et prôner une certaine ouverture sociale, comme le montre cet extrait de la brochure Epitech 2012-2013 :

« Quel est le point commun entre un élève de première année venant d'un bac S, un autre sortant d'une première année de fac de lettres ou bien un autre en réorientation ? Ce sont tous des passionnés. Tous unis autour d'un but commun : devenir des experts qui sauront (ré)inventer le monde de demain. Epitech sélectionne ses étudiants selon leur appétence aux Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication (NTIC). Peu importent les compétences, toute la promotion est mise au même niveau durant les premières semaines à l'école. »

Dans la brochure 2012-2013, Epitech réserve également une section « Comment financer ses études » à l'attention des futur.e.s élèves. Le premier moyen proposé étant les activités en entreprise : « Les étudiants peuvent travailler jusqu'à 2 jours par semaine en troisième année et 3 jours par semaine en quatrième et cinquième année [...] ce qui permet d'autofinancer les études. De même, les stages sont rémunérés dès la deuxième année. La moyenne de rémunération mensuelle du stage informatique est d'environ 645€, celle du stage professionnel (fin de dernière année) est d'environ 1500€. D'autres possibilités comme Cristal, l'association-entreprise de l'école, mais aussi les activités liées à certains laboratoires et celles internes à l'école donnent lieu à des rémunérations. » L'école a également établi des partenariats avec des banques pour faciliter l'obtention de prêts à « taux privilégiés » et souligne que « les récentes dispositions prises par l'Etat permettent aujourd'hui à tout étudiant d'obtenir un prêt garanti par ce dernier, sans caution personnelle, dans le cadre de ses études supérieures, quelle que soit sa situation personnelle et familiale. »

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2. La mobilité sociale à Epitech

Nicolas Sadirac, directeur d'Epitech, explique dans une interview8 une autre forme de refus de l'élitisme : accepter tous les bacs « Nous prenons aussi des littéraires et bac pro, pour créer de la diversité. Cela nous réussit. Nous avons de 15 à 20% de créateurs d'entreprise à la sortie, contre 1% pour les écoles d'ingénieurs. Et, pour la plupart, leur start-up survit dans les années suivantes. Les business angels se battent pour nos étudiants. Et, alors que nous accueillons des étudiants de classes sociales plutôt modestes, ils sont embauchés à 4000 euros... Les hyperactifs s'épanouissent ici. » La mobilité sociale semble donc être encouragée à Epitech, à travers un recrutement varié et diverses possibilités de financement.

La mobilité sociale est restreinte, en France, par l'orientation différente des élèves selon leur origine sociale : « La « démocratisation ségrégative » (Merle 2000) est caractérisée par un accès inégal des nouveaux bacheliers aux différentes séries selon leur origine sociale : en 2008, 35% des admis au baccalauréat général étaient issus de milieux cadres et professions intellectuelles supérieures, les enfants d'ouvriers ne représentant que 11,5% des admis » (Erlich et Verley, 2010). Le fait qu'Epitech accepte tous les bacs, y compris les bacs professionnels, semblerait donc aller à l'encontre de cette « démocratisation ségrégative » et permettre à un plus grand nombre de personnes de faire des études supérieures. Ce dernier aspect n'est pas négligeable, si l'on considère que « Au total, 53% des jeunes accèdent [aux études supérieures] à la rentrée suivant leur réussite au baccalauréat ou pour certains un an plus tard. Ce taux dépasse 80% pour les enfants d'enseignants et de cadres supérieurs et n'atteint que 42% pour les enfants d'ouvriers qualifiés et 31% pour les enfants d'ouvriers non qualifiés » (Erlich et Verley, 2010). En théorie, Epitech facilite donc une certaine ouverture sociale à des classes sociales moins favorisées, ainsi qu'à des élèves d'origine géographique différente. Mais qu'en est-il dans les faits ? C'est la question à laquelle nous allons tenter de répondre, à travers l'analyse d'un questionnaire distribué aux élèves d'Epitech, ainsi que les enquêté.e.s ayant participé à des entretiens semi-directifs.

2. 1 Analyse du questionnaire

Un questionnaire en ligne a été diffusé aux élèves d'Epitech afin d'avoir une idée des origines sociales et du parcours scolaire des élèves. La plupart des études sur la mobilité sociale ne s'intéressent qu'aux pères et aux fils, invisibilisant ainsi les femmes, qui pourtant existent sur le marché du travail depuis longtemps. Mon questionnaire s'intéressait donc aux professions de la mère, du père et des grands parents afin d'avoir une idée plus précise des origines sociales des élèves d'Epitech. Pour que le questionnaire ne soit pas trop long et

8 http://etudiant.lefigaro.fr/le-labeducation/actualite/detail/article/a-l-epitech-nous-avons-supprime-les-cours-912/

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rebutant pour les répondant.e.s, nous avons choisi de demander les groupes socioprofessionnels selon la nomenclature PCS 2003 de l'INSEE. Bien entendu, il convient de garder à l'esprit que « quels que soient les outils statistiques mobilisés, ce sont toujours des hypothèses, des idées, que l'on teste. Il est trivial de souligner qu'aucune mesure n'est « neutre », en ce qu'elle repose sur des classifications et des mises en correspondance qui ne sont jamais aléatoires » (Duru-Bellat, 2007). Les résultats de ce questionnaire sont donc déterminés selon une certaine classification, et ne sont en rien une lecture « objective » de la mobilité sociale. 109 élèves ou ancien.ne.s d'Epitech ont répondu au questionnaire en ligne, ce qui ne permet pas de faire de conclusion car nous ne savons pas en quoi les répondant.e.s sont représentative.f.s des étudiant.e.s d'Epitech. Le résultat de ce questionnaire est donc simplement donné à titre indicatif et ne peut en rien être généralisé à Epitech. Le nombre de filles parmi les répondant.e.s (11,9%) est bien plus élevé que dans les promotions d'Epitech, où les filles sont 4,6% pour la promotion 2016, 5.6% dans la promotion 2015, 3,6% dans la promotion 2014, 3,4% dans la promotion 2013 et 2,3% dans la promotion 2012. La grande majorité des répondant.e.s a obtenu un bac Scientifique (71,6%), et 8,3% ont un bac Economique et Social. Il est intéressant de constater que 14,7% ont un bac technologique (STI, STV) mais aussi qu'une personne a un bac littéraire, et une autre n'a pas le bac, mais a quand même pu faire un BTS, qui lui a donc permis d'avoir l'équivalence bac pour entrer à Epitech.

Un peu plus de la moitié des personnes de l'échantillon (52,3%) a un père dans la catégorie socioprofessionnelle « cadre, profession intellectuelle supérieure, profession libérale », et 31.2% ont une mère dans cette même catégorie. Les mères et pères agricultrice.eur.s sont minoritaires (1,8%), ainsi que les pères ouvriers (4.6%) et aucune des mères de l'échantillon n'est ouvrière. Les mères sont 17,4% à ne pas exercer d'activité professionnelle, ce qui est le cas pour seulement 0.9% des pères, et qui s'explique par le fait que les responsabilités familiales incombent encore en grande majorité aux femmes, qu'elles exercent un travail salarié ou non. Les « artisan.ne.s, commerçant.e.s, chef.fe.s d'entreprise » sont 8,3% chez les mères et 14,7% chez les pères.

On peut, à titre de comparaison, regarder les chiffres du Ministère de l'Enseignement Supérieur sur l'origine sociale des étudiant.e.s français.e.s en 2011-20129, qui ne prennent cependant en compte que la profession du « chef de famille », terme que même l'Insee n'utilise plus. En effet, depuis 1982, l'Insee a remplacé cette expression par « personne de référence du ménage », ce qui n'a pas pour autant enlevé l'aspect discriminatoire du concept : « La personne de référence du ménage est déterminée à partir des seules 3 personnes les plus âgées du ménage. S'il y a un couple parmi elles, la personne de référence est systématiquement l'homme du couple »10. On peut s'étonner qu'une telle notion arbitraire perdure encore en 2013, alors que les femmes sont très nombreuses dans la population active. L'origine sociale des étudiant.e.s que le Ministère de l'Enseignement Supérieur propose est donc probablement majoritairement calculée par rapport aux professions des pères, en effaçant celles des mères lorsqu'elles sont en couple. Ces chiffres sont

9 http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2012/06/4/DEPP-RERS-2012_224064.pdf 10 http://www.insee.fr/fr/themes/detail.asp?ref_id=ir-projmen2030&page=irweb/projmen2030/dd/doc/concepts.htm

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difficiles à comparer avec ceux de notre questionnaire, ne sachant pas quelle part est basée sur la profession des mères et des pères, et sont donc donnés ici à titre indicatif :

Pour les écoles d'ingénieur.e, 47,1% des élèves ont des parents « Cadres et professions intellectuelles supérieures », mais seulement 6,4% ont des parents « employé.e.s » et 5,1% « ouvrier.e.s ». Le taux de « professions intermédiaires » est de 11,1%, d'« artisan.e.s, commerçant.e.s et chef.fe.s d'entreprise » a été ajoutée aux « agricultrice.eurs » et atteint 11,8%.

Si l'on compare ces données à celles recueillies grâce au questionnaire, on remarque que la proportion de parents « cadre, profession intellectuelle supérieure, profession libérale » dans les écoles d'ingénieur.e (47,1%) n'est pas très éloignée de la proportion de pères dans cette catégorie chez les répondant.e.s au questionnaire (52,3%). Si l'on considère les mères, cette proportion est cependant plus faible (31,2%). Le taux d'« artisan.e.s, commerçant.e.s et chef.fe.s d'entreprise » est également similaire avec 11,8% dans les écoles d'ingénieur.e et 14,7% chez les pères des répondant.e.s et 8,3% chez les mères.

Presque tou.te.s les diplômé.e.s d'Epitech seront cadres à la sortie, 94% d'après les chiffres annoncés sur leur site internet. On peut donc dire qu'il y a mobilité sociale par rapport au père dans presque la moitié des cas, 47,7% par rapport au père, et dans 68,8% des cas par rapport à la mère. Quant à savoir si cette mobilité est « ascendante » ou « descendante », tout dépend de la hiérarchie que l'on fait entre ces catégories qui regroupent déjà des métiers très différents. Si l'on considère les personnes dont la mère n'exerce pas d'activité professionnelle (17,4%) on peut avancer que ces personnes sont en mobilité ascendante du point de vue capitaliste du marché du travail formel. Si l'on s'intéresse aux filles de l'échantillon, 5 des 12 filles ont un père

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« cadre, profession intellectuelle supérieure ou profession libérale » et 2 sur 12 une mère dans cette catégorie. On peut considérer que les trois filles dont la mère n'exerce pas d'activité professionnelle sont en mobilité ascendante, ainsi que celle dont la mère est employée. Si l'on considérait la seule profession du père, 5 des 12 filles ne seraient pas en mobilité sociale alors que seule une des 12 filles a les deux parents cadres et peut donc être considérée en stabilité. Cet échantillon, bien que non représentatif d'Epitech, car aléatoire, nous permet cependant d'avoir un aperçu de la situation socioprofessionnelle des parents.

2.2 Chez les enqueté.e.s

Parmi les quinze enquêté.e.s ayant participé à des entretiens semi-directifs, sept filles et huit garçons, onze personnes ont obtenu un bac S, 2 ont un bac ES, une a un bac STI et une autre un bac STG. Sept personnes sur quinze ont fait un prêt pour payer l'école, pour sept autres l'école est payée par leurs parents, et pour un enquêté, sa mère a payé une année et il a travaillé en même temps pour payer les années suivantes. On peut distinguer huit enquêté.e.s en mobilité sociale ascendante qu'on peut considérer forte, les sept autres pouvant être considéré.e.s en mobilité sociale ascendante faible. Seul un des enquêté.e.s est en stabilité, c'est-à-dire que ses deux parents sont cadres.

Mobilité sociale ascendante forte

Julie, qui est en cinquième année à Epitech lors de l'entretien, peut être considérée comme étant en mobilité sociale « ascendante » par rapport à ses parents. Sa mère est factrice et son père agent de maintenance dans une clinique. La catégorie socioprofessionnelle de sa mère est donc « employée », mais celle de son père peut être « employé » ou « profession intermédiaire ». Dans tous les cas, Julie est aujourd'hui cadre, employée depuis peu en CDI. En première année, son père lui dit d'arrêter Epitech parce qu'elle ne dort presque plus, elle n'a pas le temps d'aller voir ses parents ni ses amies, elle pleure très souvent, elle me dit donc que son père veut qu'elle arrête Epitech et lui coupe même les vivres mais elle tient bon et il cède, bien qu'elle précise : « ils ont eu un peu de mal à gérer les années qui ont suivi ». Sa mère lui a dit récemment : « tu sais t'aurais arrêté Epitech, t'aurais fait un autre boulot ça aurait été aussi bien pour ton père et moi, nous on s'en foutait ». Il semble donc que ses parents ne soient pas dans un idéal capitaliste d' « homo économicus » car la mobilité sociale pour eux n'est pas synonyme de bonheur, au contraire, cette mobilité s'est faite dans la douleur pour Julie et ses parents. A eux deux, ses parents gagnent environ 2700 euros par mois mais sont propriétaires de leur maison. Le cdi qu'elle vient de commencer est payé environ 2100 par mois, ce qui fait plus que chacun.e de ses parents : « j'ai appelé ma mère, elle me dit t'as pas l'air contente, je lui ai dit `mais tu te rends pas compte je gagne plus que toi et papa. Je suis contente, c'est pas le problème mais vis à vis de vous qui travaillez depuis

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je sais pas combien d'années ça me fait bizarre de dire que je vais gagner tant ». Son salaire est pourtant en-dessous de la moyenne d'Epitech pour le premier emploi qui est de 37 000€ par an (elle est à 33 000).

Sam, en troisième année lors de notre entretien, semble avoir moins de difficultés à vivre sa mobilité sociale. Sa mère est agente de service dans une école maternelle, et son père agent de sécurité, tous deux sont donc « employé.e.s ». Sam n'est pas fils unique, « j'ai deux grands frères ils ont huit ans de différence par rapport à moi. L'ainé il était dans l'armée et là il va dans la police municipale et l'autre est censé être frigoriste mais il est plus frigoriste-plombier dépanneur tout ça. » Il a une vie toute planifiée : « j'habite toujours chez [mes parents] j'ai pas le choix en fait j'espère vite me débarrasser du prêt étudiant pour pouvoir m'acheter un appartement je veux pas louer et je veux acheter et une fois que je l'ai acheté que j'ai fait ma petite vie j'ai fait des économies je déménage je vais m'acheter un pavillon et comme ça je loue l'appartement. » Il n'avait pas spécialement envie de faire un bac scientifique, mais ses parents l'ont convaincu : « ils m'ont dit de faire un bac S en me disant bac S c'est mieux avant je pensais qu'un bac général c'était mieux mais en fait je me suis rendu compte que non. Disons qu'on a beaucoup de portes ouvertes mais tu sais rien faire alors que bac pro là on a de la pratique quand on arrive en entreprise on sait faire des choses. » Ses parents gagnant peu, ils ne pouvaient pas payer l'école : « j'ai pris un prêt étudiant parce que sinon j'aurais pas pu.. A un salon il y avait une personne qui était là qui me disait que pour aller à Epitech ses parents ne dépensaient pas, il payait tout seul et il avait juste pris un prêt étudiant à son nom et qu'il avait réussi et du coup je me suis dit pourquoi pas. » Sam se situe dans la tranche des familles ayant peu de revenus, mais gagnant tout de même trop pour avoir une bourse de l'enseignement supérieur : « je n'ai pas droit à la bourse, parce que les revenus de mes deux parents sont trop pour avoir une bourse. » La mobilité sociale ascendante de Sam semble être bien vécue, si l'on considère son plan de vie ambitieux. N'étant qu'en troisième année, il ne se rend pas encore vraiment compte de cette mobilité qui ne deviendra réelle qu'à la fin de ses études.

La situation de Louis est un peu différente, en cinquième année lors de l'entretien, il est arrivé à Epitech en 3ème année, après avoir travaillé pendant plusieurs années. Il vivait au Cameroun jusqu'alors : « J'ai ma mère ici, elle est ici depuis que j'ai eu mon bac je ne l'avais pas vue. Et moi j'étais resté au Cameroun avec ma grand-mère. » Sa mère est auxiliaire de puériculture (il n'est pas en contact avec son père), profession qui correspond à la catégorie « employé.e », mais a tout de même pu payer la première année à Epitech : « je travaille aujourd'hui donc je peux largement payer mais à l'époque ma mère m'a aidé un peu un an et c'était bon après j'ai commencé à travailler à Bouygues Télécom pendant un an. Ma mère a payé la troisième année et les deux dernières je travaillais. » C'est donc en travaillant en même temps qu'il a pu financer lui-même les deux années restantes. Louis est très conscient de sa mobilité ascendante : « moi je dépense beaucoup d'argent dans ma vie, en Afrique et je participe à des projets pour ma famille parce que je suis le seul enfant de ma mère et c'est ma grand-mère qui a tout fait pour moi mes oncles quand ils ont des projets je finance ils sont comme mes frères. Je suis aujourd'hui le flambeau de ma famille ça c'est un secret. » En contradiction avec ces

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déclarations, il dit également qu'il ne considère pas avoir vraiment réussi : « je sais pas si c'est une réussite parce que pour moi j'ai pas réussi tout le monde trouve mais moi non j'ai pas réussi comme je voulais parce que j'ai pas eu le support qu'il me fallait avec le peu de ce que ma grand-mère m'a apporté la force que j'ai pu avoir et l'aide du ciel. Je suis à près de trois ans de retard j'avais prévu qu'à 25 ans je serai marié avec une petite maison. » Louis sent donc que sa situation est très bonne, il est maintenant cadre salarié d'Epitech, et dirige le laboratoire réseaux. Mais ses ambitions ne sont pas individuelles, il souhaite que sa mobilité sociale profite également à d'autres : « je rentrerai en Afrique peut-être un jour. J'aime beaucoup ma famille. Peut être que je rentrerai là bas pour porter tout ce qu'on peut fait à Epitech, pour peut-être le porter là-bas un jour je verrais bien. Je veux leur donner la chance d'aller au-delà de ce qu'ils ont pu imaginer je sais qu'ils en sont capables ils manquent de moyens les moyens qui leur faut sont pas que des moyens financiers il faut aussi des moyens d'encadrement. »

Marc est également venu à Epitech en 3ème année, après avoir passé deux ans dans une autre école du même type, l'Exia à Rouen. Mais avant cette école, il était allé en IUT au Havre et l'expérience n'avait pas été concluante. Sa mère est infirmière (son père est décédé), et l'aidait à payer un appartement au Havre, mais a refusé de payer l'école à Rouen: « ma mère était pas trop d'accord donc là c'était prêts étudiants, elle m'a dit, si tu veux continuer c'est toi qui vois mais là c'est prêt étudiant, tu te débrouilles. » Pour les trois dernières années, à Epitech, sa mère a accepté de l'aider : « j'ai fait l'astek (assistant) toute la quatrième année et puis ben merci maman. Parce que du coup quand elle a vu que j'avais bien réussi à l'Exia, elle a dit ah tiens je paie Paris en fait. »

Le colocataire de Marc, Thibault, avait déjà commencé Epitech mais avait dû partir en cours d'année, faute de moyens financiers. Il rentre donc à Rouen et vit avec sa mère, tout en travaillant dans le service informatique d'un hôpital, bien qu'il n'ait pas de diplôme autre que le bac. Thibault va ensuite à l'Exia, où il rencontre Marc et le convainc de finir leurs études à Epitech. Sa mère est secrétaire et son père opérateur en raffinerie avec un statut de cadre. Au moment de l'entretien, il travaille au pôle trading de la BNP, où il fait son stage de fin d'études. Mais il n'aime pas y travailler et affiche un esprit anti-capitaliste : « Moi je suis encore un gros révolutionnaire dans le fond. Le bien commun c'est pas encore inscrit dans le cerveau de tout le monde. » Sa mobilité sociale, bien qu' « objectivement » pas évidente (son père est cadre), est tout de même réelle car ses parents ne gagnent pas assez pour lui payer Epitech et il a du travailler en tant qu'astek pendant ses études pour pouvoir payer les frais quotidiens (loyer, nourriture...). Il ne souhaite cependant pas être un pion du système capitaliste mais souhaite plutôt travailler pour une entreprise de sécurité informatique.

Matthieu est en deuxième année à Epitech lors de l'entretien, et a obtenu un bac STI. Il est très conscient de sa mobilité sociale ascendante, et sait qu'il a une vie plus facile que ses parents :

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« mon père a travaillé dans les usines à 13 ans il devait soulever des sacs, au Portugal c'était dur avant. Maintenant il est conducteur de travaux il a un salaire respectable et il a une vie plutôt tranquille. Maintenant la seule chose qui nous pose problème encore c'est par exemple les endettements pour la maison et tout ça. Il est employé. Il a pas de diplôme mais il a une grande expérience. mon père je sais qu'il dormait que 3h par jour parce qu'il devait à la fin de la journée aller prendre soin du bar de ses parents. Et il devait ensuite aller à l'école le matin et l'après-midi allait à l'usine. Je sais que si un humain a surmonté ça, ça veut dire que moi aussi en étant humain que je peux faire ça. Quand tu dois faire quelque chose ton mental doit pas fléchir. Quand par exemple j'ai envie de m'en sortir avec un bon salaire mon mental il doit pas fléchir en disant t'es fatigué vas dormir. »

Son père a donc une profession qui rentre dans la catégorie « professions intermédiaires », et sa mère, qui est conseillère conjugale et familiale peut exercer en tant qu' « employée », « profession intermédiaire » ou encore « libérale », mais ses parents ne gagnent quand même pas assez pour pouvoir payer Epitech : « j'ai fait un prêt. Mes parents sont pas garants. Le banquier il a dit je connais ce genre d'école c'est des écoles professionnelles je sais que votre fils s'il s'en sort il va avoir un bon salaire donc je sais que vous allez pouvoir le rembourser. » Matthieu sera le seul de sa famille à être cadre : « j'ai une soeur aussi qui fait des études de coiffure. Là elle a 16 ans elle fait un bac pro. » Sa mobilité sociale ascendante est particulièrement forte si l'on considère que son père n'a pas fait d'études supérieures, et que sa mère a simplement suivi une formation de deux ans, une fois arrivée en France. Matthieu a également une petite soeur qui fait un bac professionnel de coiffure, on peut donc penser qu'elle ne fera pas d'études supérieures. Il est donc le seul de sa famille à entamer des études supérieures et aura le statut socioprofessionnel le plus élevé.

Chloé, en deuxième année également, est entrée à Epitech avec un bac STG. Sa première passion était le dessin, mais ses proches l'ont convaincue qu'il n'y avait pas de débouchés et elle s'est tournée vers l'informatique :

« je suppliais ma mère je lui ai fait s'il te plaît paies moi l'école, paies moi l'école. Du coup elle a fini par céder. Parce qu'on n'a pas beaucoup d'argent ni rien. Au final mes études c'est moi qui les ai payées parce que ma mère et elle me les a payées et puis comme je faisais n'importe quoi avec l'argent de la bourse, c'est-à-dire que je m'achetais à manger, j'ai une bourse sur critères sociaux échelon 2 et je gagne 377€. Et je dépensais tout ça en bouffe. Donc ma mère a pété un câble. Donc j'ai fait un prêt étudiant et là je me finance moi-même. »

Au moment de l'entretien, Chloé fait son premier stage : « là je suis payée 436€ mais ce qu'il se passe c'est que, il y a un truc extraordinaire qui s'est passé, tu vois Pirelli ? Ils m'ont proposé un stage chez eux alors que j'étais déjà en stage dans une boîte à la con. ils me proposent un salaire de 900 € par mois plus les frais de la cantine. » 900€ est un salaire très élevé pour un premier stage, et ce salaire pourrait lui donner un aperçu de la mobilité sociale à venir, mobilité dont elle est déjà consciente :

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« je suis 100 % garante de mon prêt. Ma mère , depuis ses 16 ans elle travaille dans la coiffure. A l'époque il faut savoir que c'était très facile de travailler, elle a pas de diplôme. Son expérience lui donnerait au moins 10 diplômes. Là elle a aucun diplôme, même pas le bac. Quand elle m'a donnée naissance après elle a dû arrêter le travail. Forcément. Et quant elle a repris pour être plus proche de moi elle travaillait dans la même maternelle que moi. Elle a bossé dans les écoles, pour nettoyer. Donc elle travaillait dans des salons, on lui promettait des promotions parce que c'est elle qui faisait le plus gros chiffre à chaque fois et qui attirait la clientèle, elle devait avoir 500 € ma mère donc elle s'est fait abuser dans le sens où ils lui devaient 500 €. Plus d'une fois. En plus elle a signé un papier pour les 35 heures alors qu'elle en faisait 50. Donc elle s'est faite vraiment exploiter jusqu'au bout. Là elle a monté son propre salon à Châtelet. »

Aujourd'hui dans une meilleure situation, la mère de Chloé a donc élevé sa fille toute seule (Chloé ne connaît pas son père). La mère de Chloé n'ayant pas de diplôme, cette dernière est donc en mobilité ascendante forte à la fois du point de vue du niveau d'études, du niveau de revenu attendu et du statut socioprofessionnel.

Le dernier enquêté que l'on peut considérer en mobilité sociale « ascendante » est David, en troisième année à Epitech lors de l'entretien. David a un père « commerçant », qui est passé par nombre de « petits boulots » depuis son arrivée en France (il est vietnamien), et n'a plus de contacts avec sa mère : « ma mère je l'ai pas vue depuis longtemps. Mon père il travaille sur les marchés ils vend des produits asiatiques qu'il fait lui-même. Il fait ça cinq jours par semaine c'est vraiment son métier. » Son père gagnant peu, il bénéficie d'une bourse de l'enseignement supérieur :

« j'ai la bourse qui me fait à peu près 400 € et après je faisais justement des petits boulots par-ci par-là en informatique je suis auto entrepreneur donc dès qu'il y a un contrat qui se présente je suis là et je facture des heures. Ça va pas être un souci cette année parce que je vais trouver un part time j'espère. Les deux premières années c'était assez difficile on s'est fait aider un peu par la famille etc. j'avais pas fait de prêt c'est beaucoup par la famille. Je vais certainement faire un prêt pour l'année prochaine ça va être un prêt de 10 000 €. Mais je vais quand même rembourser mon père plus tard. Je compte apporter une aide financière quand je serai assez bien il aura un virement permanent tous les mois. »

Sa mobilité sociale est donc consciente et recherchée, dans le but d'aider son père dès qu'il le pourra. Grâce au réseau familial, il n'aura pas autant de dettes que s'il avait dû faire un prêt pour les cinq années, ce qui lui permettra de donner de l'argent à son père plus rapidement. David n'est pas le seul à devoir travailler pour financer ses études, c'est également le cas de sa soeur : « j'ai un petit frère et une petite soeur qui a 20 ans et mon frère il a 18 ans. Mon frère il est dans une école en alternance il fait un BTS Management des Unités Commerciales et ma soeur elle est à la fac en écogestion et elle est aussi caissière en même temps. » Par rapport à son père qui n'a pas de diplôme, David ainsi que sa soeur et son frère, font tous des études supérieures, ce qui les place tous les trois en mobilité ascendante forte.

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Mobilité sociale ascendante faible

Les sept enquêté.e.s restant.e.s, bien que n'étant pas en stabilité (seul un a les deux parents cadres), sont en mobilité sociale moins importante, car le décalage avec leurs parents n'est pas aussi grand. Dounia, en deuxième année à Epitech, vient d'une famille d'intellectuels : son père était médecin en Algérie et sa mère professeure de chimie. Mais en venant en France, ils ont été confronté à la non reconnaissance de leurs diplômes et ont dû changer de profession :

« mon père quand il est venu ici on lui a demandé de refaire deux ans avant d'avoir l'équivalent du diplôme et mon père il voulait pas il pouvait pas en fait parce que moi je suis née et mon père il pouvait pas se permettre. Il a refait six mois en fait mais il a arrêté parce qu'il faisait des gardes de nuit pour avoir de l'argent il dormait pas quasiment. Donc il a acheté un bar, et il l'a revendu pour acheter un tabac restaurant, il l'avait depuis cinq ou six ans et il a vendu la semaine dernière. Ma mère travaille pas elle, maintenant elle fait des cours aux petits de troisième et tout des cours particuliers. Elle fait ça genre trois fois par semaine. Juste pour s'occuper en fait. »

Son père avait de grands projets pour elle et l'a poussée à faire des études supérieurs :

« mon père il voulait que je fasse comme lui médecine j'avoue mais en terminale, mes parents ils ont fait des bac S tous les 2 mais c'est moi qui ai choisi parce que c'est les matières scientifiques j'aime le plus. Mon père m'a suggéré de faire médecine et je lui dis jamais de la vie je pourrais pas mais sinon il a dit école d'ingénieurs c'est bien moi je voulais école de commerce mais j'ai dit OK c'est bien aussi après je fais école d'ingénieurs. Mais médecine je voulais pas. Ma mère elle s'en foutait je fais ce que je veux. »

Après avoir obtenu son bac, Dounia est donc entrée directement à Epitech, et ses parents paieront les cinq années.

Baptiste, en troisième année à Epitech, a également subi la pression de ses parents lors de sa scolarité :

« j'ai même pas essayé d'aller en S c'était mes parents qui voulaient que j'y aille ils m'ont fait redoubler ma seconde en fait ma première seconde j'avais passage en L ou ES et ils voulaient que j'aille en S ils m'ont fait redoubler. J'arrive en deuxième seconde j'ai eu tous les passages que je veux je pouvais aller dans n'importe quelle filière j'ai dit je vais aller en ES. » Baptiste admet qu'il ne vient pas d'une famille modeste : « c'est vrai que je suis d'une famille assez aisée en fait mon père est chef d'une boîte d'huissiers de justice. Et ma mère dans les assurances elle travaille à temps partiel. mon père voulait que je fasse du droit mais c'est pas mon truc du tout et au début mon père comprenait pas mais il a accepté très rapidement. »

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Il n'a donc pas eu besoin de faire de prêt : « mon père paye mon loyer et l'école et il me donne de l'argent pour manger et payer mes factures et moi je leur ai demandé d'arrêter de me donner de l'argent parce que j'ai trouvé du taf. » Baptiste n'est donc pas en réelle mobilité sociale, puisque son niveau de vie sera plutôt équivalent à celui de ses parents.

Mélanie a également un père chef d'entreprise, mais sa mère a été « employée » et est pour le moment sans activité professionnelle :

« Mon père il avait une grosse entreprise en fait à Paris [...] et il a remonté une entreprise à côté de Bordeaux il a fait ça pendant quelques années c'était pareil de la mécanique générale et là il a revendu son entreprise. Ma mère ne travaille pas actuellement mais avant elle était fleuriste. Mon père il a pas vraiment de diplômes en fait il voulait être médecin sauf que son père avait une grosse entreprise de 300 ou 400 salariés à Paris et quand mon père a eu 16-17 ans son père lui a dit tu arrêtes le bac tu me rejoins dans l'usine. Donc il a pas eu le choix parce qu'il était enfant unique c'était à lui de reprendre l'affaire. Et ma mère en fait elle avait fait un diplôme de secrétariat et quand elle était venue en vacances en France elle a rencontré mon père et finalement ils se sont vus et ils se sont dits on va vivre à Paris et ma mère ne parle pas le français et du coup elle s'est dit les fleurs elle s'y connaissait à peu près elle a réussit à se faire embaucher chez un fleuriste. »

Malgré les moyens de son père, Mélanie n'a jamais été gâtée et ne reçoit pas plus de 300€ par mois pour les frais courants. Son père paie l'école et son loyer. Mélanie a choisi de faire un bac ES, ce qui allait à l'encontre de la « tradition » familiale : « j'étais la première de la famille à ne pas vouloir faire S et dans la famille de mon père si tu veux tout le monde a fait S, et ils faisaient des repas de famille le dimanche pour que tout le monde parle de ça mais je voulais pas craquer. Parce que j'avais la moyenne pour aller en S mais je voulais pas. » Son père a soutenu sa décision d'aller à Epitech mais a posé quelques conditions: « Il a fait un contrat avec moi et ma soeur et il nous a dit qu'on faisait les études qu'on voulait et qu'il s'engageait à nous payer les études du moment qu'on avait les résultats que lui attendait. Les résultats qu'il attend pour nous c'est les moyennes c'est un peu compliqué mais pour ma soeur c'est 13,5. Et il vérifie toujours les notes. » Mélanie est donc en mobilité sociale ascendante par rapport à sa mère, mais en stabilité par rapport à son père du point de vue du statut socioprofessionnel, tandis que du point de vue du niveau d'études, étant donné que son père n'a pas fait d'études supérieures, elle est en mobilité ascendante forte. On ne peut cependant pas la considérer en mobilité ascendante forte du fait du statut et du niveau de revenus qui ne sont pas éloignés de ceux de ses parents, en particulier de ceux de son père. Au moment de l'entretien, elle a fini Epitech et a été embauchée en CDI avec un bon salaire.

Anissa, en deuxième année à Epitech, n'a pas eu besoin de faire de prêt pour payer l'école : « C'est mon père qui paie. Il a bien voulu. En fait je lui ai dit que s'il voulait pas je prendrais un prêt. Donc mon père voulait éviter les prêts et les frais que je sois endettée. » Ses parents sont tous deux diplômés mais l'arrivée

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d'enfants a brusquement mis fin à la carrière de sa mère : « ma mère est une mère au foyer. Elle a eu un diplôme de chimie, elle était chimiste. Mais elle a travaillé pendant des années dans un laboratoire en Égypte seulement quand elle a eu des enfants, surtout quand elle commencé à avoir trois enfants, elle a arrêté le travail parce qu'elle ne pouvait plus gérer tout en même temps. Et mon père il est architecte. Il a sa propre entreprise. » Le poids des attentes de ses parents lui a longtemps pesé : « j'ai fait une terminale S mais je voulais pas faire S je détestais la S. Ils m'ont obligée mes parents m'ont obligée. C'est pour ça que je refuse que maintenant ils m'obligent à faire quoi que ce soit. » Elle a donc pris seule la décision d'aller à Epitech, et ses parents l'ont soutenue. Anissa est donc en stabilité sociale relative, si l'on considère son père, mais une certaine mobilité sociale peut être reconnue si l'on considère que sa mère n'a pas d'activité professionnelle depuis longtemps.

Le cas d'Amélie est également complexe : sa mère est infirmière et son père, décédé, exerçait une profession libérale : « J'ai fait des prêts étudiants depuis le début. Mon père il était vétérinaire, il avait son cabinet. » En mauvais termes avec sa mère, elle est partie vivre avec son fiancé dès la première année d'Epitech et n'a jamais reçu d'argent de sa mère. Après deux ans, elle a décidé d'intégrer l'ETNA, l'école en alternance du groupe Ionis (qui possède Epitech) : « la troisième année, j'ai payé la moitié et la moitié c'était mon entreprise. La quatrième année c'est mon entreprise qui a financé en entier. Et j'étais payée en plus à côté, enfin je n'avais pas un salaire énorme. » Elle est tout à fait consciente que sa famille a joué un grand rôle dans son orientation vers l'informatique : « clairement moi si je n'avais pas eu deux de mes frères qui étaient ingénieurs en informatique et pas mal d'amis qui ont fait ça que je ne suis pas sûre que j'aurais fait de l'informatique. En plus mon père était franchement geek. Je ne suis pas sûre que si je n'avais pas eu ce contexte là j'aurais fait ça. »

Marie est entrée en troisième année à Epitech, après un BTS. Elle n'a pas eu besoin de faire un prêt mais ses parents se sont beaucoup sacrifiés :

« mes parents me payent tous les frais en fait ils partent du fait que je gagne pas ma vie donc ils doivent subvenir à mes besoins donc ils payent l'appartement ils payent aussi la bouffe tout ça ils payent l'école mais là ils me disent si tu pouvais trouver un travail à côté ça serait bien donc du coup c'est pour ça j'ai trouvé un part time. Mes parents ils ont pas que moi ils ont aussi mon petit frère, ils se serrent la ceinture. Ils se serrent la ceinture très dur donc moi ça me fait chier de gagner moins, je voudrais bien les délester un peu. Ma mère est secrétaire de mairie dans deux mairies différentes une de 600 habitants une de 300 habitants. Et mon père est chef d'entreprise, il est artisan il fait de la menuiserie. »

Dans le cas de Marie, il y aura donc un relatif changement de statut socioprofessionnel par rapport à son père mais une ascension sociale par rapport au statut de sa mère. Si l'on considère le niveau de revenu, la mobilité ascendante semble être réelle car ses parents ne semblent pas gagner énormément, puisqu'ils doivent faire de

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nombreux sacrifices pour permettre à Marie et à son frère de faire des études supérieures dans de bonnes conditions. La différence de revenus ne sera cependant probablement pas énorme car ses parents peuvent tout de même payer Epitech, qui coûte entre 6000 et 8000€ par an.

Le dernier enquêté est Guillaume, qui a la plus faible mobilité sociale, et est même en stabilité au niveau du statut socioprofessionnel. Les deux parents de Guillaume sont cadres dans l'enseignement, sa mère est principale adjointe d'un collège et son père proviseur d'un lycée, anciennement professeure de mathématiques et professeur de physique-chimie. Ses parents ne l'ont jamais poussé à s'engager dans une voie plutôt qu'une autre, d'après lui, et son père en particulier l'a toujours soutenu : « d'un côté mon père aurait bien aimé faire les études que je fais c'est le genre de trucs qu'il a pas pu faire parce que mon grand-père avait pas l'argent. Mon grand-père faisait pas non plus un travail qui rapportait énormément, mon père a fait la faculté de physique chimie après il a pu faire professeur. » Guillaume a de grandes ambitions et un certain désir d'élévation sociale : « Moi j'ai envie d'aller loin, je veux pas faire la même chose qu'une personne qui sortirait d'un BTS ou d'une faculté d'informatique je veux forcément aller dans quelque chose de plus technique de plus poussé. » Ses parents paient l'école et ses frais courants : « Le prix ça allait enfin aujourd'hui je sais pas combien de temps ça va marcher si ça va marcher jusqu'au bout là je suis en troisième année, ça fait déjà trois ans ça commence à faire conséquent niveau argent et après il y a la quatrième année avec le voyage à l'étranger et forcément ça va coûter encore plus et pendant ce temps-là il y a aussi ma soeur qui a ses études aussi. » Guillaume, bien que n'ayant pas de réel changement de statut social, semble toutefois en relative mobilité subjective, par rapport à son père qui aurait aimé faire les mêmes études que lui, mais qui n'avait pas assez d'argent.

Diversité

La diversité est palpable parmi les enquêté.e.s, huit des quinze étudiant.e.s ont au moins un parent qui n'est pas né.e en France métropolitaine. Seulement deux des quinze enquêté.e.s ne sont pas né.e.s elles/eux-même en France. D'autres, comme Sam, sont dans une situation intermédiaire : leurs parents sont nés ailleurs qu'en France métropolitaine tandis qu'eux/elles sont né.e.s en France : « Mes parents sont nés tous les deux en Martinique et ils sont venus habiter en France. Moi je suis né en France. Je sais pas pourquoi ils sont venus ici je me suis jamais vraiment intéressé à ça je me suis dit peut-être que c'était plus facile de trouver du travail en métropole. » Les parents de David, qui sort également avec un étudiante d'Epitech, sont tous les deux nés au Vietnam mais ne s'y sont pas connus : « ma copine, ses parents sont nés en France mais aux Antilles. Mes parents sont nés au Vietnam mon père il est venu dans les années 80 ou 85 ça fait pas très longtemps il est venu en fait pour se réfugier de la guerre et ils se sont connus en France. » Louis et Dounia, quant à eux, ne sont pas né.e.s en France mais respectivement au Cameroun et en Algérie. Deux des enquêté.e.s ont un parent français et

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l'autre n'étant pas né.e en France. La mère de Baptiste est Egyptienne, et a rencontré son père en France, et la mère de Mélanie est née aux Pays Bas et a également rencontré son père en France.

Perception de l'ouverture sociale à Epitech

Afin d'avoir une idée de la perception de l'ouverture sociale d'Epitech par les enquêté.e.s, une des questions posées à l'entretien était « penses-tu qu'il y a des origines sociales différentes à Epitech ? » Les réponses portaient sur l'ouverture en terme de classes sociales, ainsi qu'en terme d'origine géographique. L'ouverture à différentes classes sociales semble faire l'unanimité, aucun.e enquêté.e ne constate vraiment qu'une seule classe sociale est représentée. Beaucoup des enquêté.e.s n'avaient jamais vraiment réfléchi à la question, comme Sam :

« j'ai jamais demandé si les gens sont riches ou pas mais je sais qu'il y en a qui sont riches il y en a qui le sont moins déjà moi je fais partie de ceux qui le sont moins j'en connais qui ont des parents docteurs je sais qu'il y en a qui sont aisés et d'autres qui triment un petit peu qui sont un peu dans mon cas qui font des prêts étudiant, ils se débrouillent, qui font du travail à côté et du coup nous on a plus de difficultés à payer on s'investit plus dans l'année parce qu'on a pas le droit à l'erreur. Si moi je redouble une seule année je suis dans la merde parce que je fais un prêt de 30 000 € et je commence à le rembourser cinq ans après que je commence le prêt donc si je redouble une année je la paye quand je suis en cinquième année. »

Pour Marie, la mixité sociale est une réalité à Epitech : « il y en a beaucoup [d'origines sociales différentes], il y a du mec qui a de l'argent de poche 4000 € par mois par ses parents là tu fais ouais quand même. Jusqu'à la personne qui s'endette à 20 000 € pour payer les études, je connais une personne qui doit avoir une connexion Internet chez elle mais le PC qu'elle a, elle peut pas installer plus que Windows 95 parce qu'il est très vieux. »

A Bordeaux, Mélanie ne considère pas que l'ouverture sociale soit encore réelle : « Dans ma promotion il doit y en avoir que trois ou quatre qui ont fait des prêts. Je pense qu'à Paris c'est différent mais à Bordeaux on était tellement une petite promotion et l'école était pas encore connue donc je pense que les gens qui sont venus là ils avaient les moyens. Mais c'est vrai que dans la promotion c'était pratiquement tous la même chose. »

Matthieu, lui, a une toute autre perception de l'ouverture sociale : « En fait je pense qu'au niveau des classes, je pense qu'on est la même tranche, elle est plutôt large mais c'est la même tranche. C'est ceux qui ont un revenu qui leur permet de survivre, pas de vivre mais de survivre. Il doit y en avoir un ou deux qui ont plein d'argent mais en moyenne pondérée ça doit être ça. »

Chloé choisit de donner un exemple extrême : « Étant donné que je suis pas riche, ouais. Après c'est vrai qu'il y a des gens qui sont thunés. Il y a même un mec qui arrive à être plus riche que ses parents. Il a des actions en

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bourse, son oncle est trader il lui apprend les ficelles du métier. Le mec il paye tout seul ses études il est tranquille ça me fout vraiment la mort. »

A l'opposé, Amélie met l'accent sur les personnes aux revenus plus modestes :

« j'ai des amis qui à partir de la troisième année, quand ils ont fait un part time c'est eux qui payaient le loyer de leurs parents. Parce qu'en travaillant trois jours par semaine, ils gagnaient plus que leurs deux parents réunis en 5 jours par semaine. Donc si tu veux c'est des gens qui viennent d'un milieu modeste. C'est une personne en particulier, mais c'est des gens qui viennent de milieux modestes mais qui ont quand même été acceptés à Epitech parce que les recruteurs ont senti qu'ils avaenit le potentiel et qu'il fallait les aider justement pour mettre en valeur ce potentiel là. Donc clairement il y a des gens qui viennent de différents milieux. Et quelque part en fait j'ai envie de dire c'est largement effacé, enfin je veux dire on n'en parle pas. Il n'y a pas de discrimination vis-à-vis des autres, vis-à-vis de ton origine. C'est vraiment à plat. C'est-à-dire que tu arrives et tu es vraiment jugé sur tes compétences et ton envie d'apprendre. Sur ce que tu vas accomplir plus que par là d'où tu viens. Parce qu'il y a des gens qui viennent et qui ont plein de fric, bon au début ils le montrent mais ils comprennent vite que c'est pas comme ça qu'ils vont réussir. »

Pour ce qui est de l'ouverture en terme d'origine géographique, la perception n'est pas la même pour tou.te.s les enquêté.e.s. Le vocabulaire employé non plus, oscillant entre celui de l'origine géographique, c'est-à-dire le lieu de naissance des élèves ou de leurs parents, et celui de la couleur de peau. Pour Guillaume, les élèves d'Epitech sont issu.e.s d'origines géographiques variées :

« disons qu'il y a beaucoup de français, comment dire il y a aussi des marocains je crois enfin des gens je saurais pas dire mais au niveau des typages pour le dire comme ça, on sent qu'il y a des personnes qui sont de toutes les origines donc il n'y a pas de problème à ce niveau-là. Mais après je sais juste qu'il y en a quelques-uns qui viennent des pays francophones du Nord de l'Afrique. Parce que justement ils parlent français donc il n'y a pas de problème mais je sais que ça devient international parce que la nouvelle promo il y a des gens qui viennent de partout il y a des cours qui commencent à être en anglais. »

Matthieu semble partager cet avis : « Origine géographique... Mes parents sont nés au Portugal il y a que moi qui ai la nationalité française. A Epitech je pense qu'il y a pas mal de gens dont les parents sont pas nés en France. » Chloé fait un constat similaire : « Il y a vraiment des gens qui viennent de partout. Mon premier copain il venait de la Réunion, il y en a d'autres il y a un gars je sais plus s'il venait d'Algérie ou du Maroc. Il y a des Belges aussi. » Sam a une perception plus mitigée de l'ouverture aux origines géographiques : « Après géographiquement nous sommes à côté du 13e donc il y a pas mal d'asiatiques il y a pas mal de métropolitains aussi, et je crois il y a un américain aussi. Après c'est un peu tout ça de mélangé un peu tout et n'importe quoi en fait. Je pense qu'il y a plus de métropolitains plus de blancs en général en même temps on est à Paris donc s'il y avait plus d'autre chose ça serait bizarre. »

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Dounia, à l'opposé, constate qu'« il y a beaucoup de français il y a une minorité d'arabes et de noirs. On va dire que 80 % de français et 10 % de noirs 10 % d'arabes à peu près sur la promo de 100 personnes. » Pour Mélanie, il faut distinguer le campus de Paris, plus mixte socialement, et celui de Bordeaux où c'est plutôt l'uniformité qui règne :

« En termes d'origine géographique je pense qu'à Paris il y a des gens différents mais à Bordeaux non tout le monde était français il y avait juste un petit chinois qui était vraiment très bizarre c'est lui il avait été adopté par des Français et il venait du Vietnam ou un truc comme ça c'était un enfant qui avait été couvé, il a fait trois ans d'Epitech et il en a eu marre il a arrêté et là ses parents lui paient la nouvelle école encore plus chère. Et l'autre personne c'était Yacine je crois qu'il est de nationalité française mais quand tu le voyais tu pouvais te poser la question. Au niveau de la mixité sociale pour moi il y en a pas à Epitech, en tout cas pas à Bordeaux, ça va arriver. »

Résultats et conclusions

Nos entretiens révèlent donc quinze étudiant.e.s d'Epitech, qui bien que différent.e.s les un.es des autres, forment un groupe plutôt homogène. On peut cependant distinguer deux groupes : celui des enqueté.e.s en mobilité sociale ascendante forte (Julie, Sam, Louis, Marc, Thibault, Matthieu, Chloé et David), et celui des enqueté.e.s en mobilité ascendante faible (Dounia, Baptiste, Mélanie, Anissa, Amélie, Marie et Guillaume). Si l'on considère le sexe des enquêté.e.s, on ne constate pas de distinction flagrante entre les filles et les garçons, bien que ces derniers soient légèrement plus nombreux dans le groupe en mobilité forte.

Les multiples dimensions de la mobilité sociale sont prises en compte ici : le statut socioprofessionnel, le niveau de revenus, mais aussi le niveau d'études. Sept des enqueté.e.s n'ont pas eu besoin de faire de prêt, leur parents ayant les moyens de payer Epitech pendant les cinq années. Pour les huit autres, un prêt a été nécessaire pour payer les frais de scolarité. Au niveau du statut socioprofessionnel, quatorze personnes, en supposant qu'elles/ils deviennent cadres à la sortie d'Epitech (94% des élèves d'après la brochure d'Epitech), auront un statut socioprofessionnel différent de celui de leur mère et de leur père, tandis qu'une personne (Guillaume) aura le même statut que ses deux parents.

Les entretiens ont révélé une part importante de mobilisation des familles pour assurer l'avenir scolaire de leurs enfants, que ce soit à travers une pression pour faire un bac S (Sam, Baptiste, Mélanie), dans le sacrifice de ceux qui ont peu de moyens (Marie, David), ou simplement en les poussant ou en les soutenant dans leur décision d'entrer à Epitech (Guillaume, Marc, Matthieu, Chloé, Mélanie).

Pour quatre des enquêté.e.s (Matthieu, Chloé, David et Mélanie) la mobilité ascendante est claire si l'on considère le niveau d'études, car au moins un de leurs parents n'a pas fait d'études supérieures.

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La diversité est bien réelle chez nos enquêté.e.s car huit d'entre elles/eux ont un parent né hors de France métropolitaine et deux (Louis et Dounia) ne sont pas né.e.s en France.

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Chapitre II

Epitech, filet de secours des élèves aux marges du système scolaire traditionnel

1. L'autopromotion d'Epitech

Dans sa communication externe, l'école utilise l'expression « L'Epitech » pour se qualifier, bien que dans les faits, personne ne l'utilise, toutes les personnes rencontrées parlaient d'« Epitech », ce qui est également plus facile à prononcer. Ce « L » rappelle étrangement les grandes écoles, telles que l'ENS, l'ENA... Nicolas Sadirac, le fondateur de l'école, la décrit ainsi à ses étudiant.e.s : « Epitech, créée par d'anciens étudiants de l'Epita lorsque celle-ci a décidé de se faire certifier par la CTI, représente le choix délibéré d'une liberté dans la manière de former les étudiants.11 » On peut donc supposer que l'ajout du « L » ne vient donc pas de lui mais plutôt du service de communication de l'école et est utilisé principalement pour la communication externe. Il semble qu'il y ait une contradiction entre le désir d'être des « outsiders », une école rebelle aux méthodes opposées à l'école traditionnelle, et la communication qui véhicule le désir de ressembler à une grande école. Sur le site internet de l'école, les deux formulations coexistent, ajoutant encore à la confusion. La présentation de l'école que leur site internet offre met l'accent sur la rupture avec les méthodes traditionnelles d'enseignement, mais également le refus d'attribuer une valeur à un.e étudiant.e sur la base de ses résultats scolaires :

« L'EPITECH EST UNE ÉCOLE ACCESSIBLE AU PLUS GRAND NOMBRE »

Nos étudiants viennent de tous horizons : ils sont de catégories sociales différentes, de régions voire de pays différents et n'ont pas forcément le même parcours scolaire. Par contre, ils sont tous animés d'une même passion : l'informatique. Mais le goût pour l'informatique ne suffit pas il faut aussi que les étudiants sachent faire preuve d'ouverture d'esprit et d'autonomie. A l'EPITECH la qualité d'un étudiant ne se mesure pas à sa scolarité antérieure, mais à sa capacité individuelle de création et d'adaptation. »

11 https://return.epitech.eu/?p=861

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Le recrutement à Epitech n'est donc pas basé sur les mêmes critères que les autres écoles, mais accorde une grande importance à la « passion » et à l'autonomie. Nous savons que « le modelage par les filières et les établissements contribue au tri social des étudiants. La dualité du système d'enseignement supérieur français, opposant secteur ouvert (non sélectif à l'université) et fermé (CPGE, STS, IUT et formation de Santé à l'issue de la 1re année), génère des laissés pour compte de la sélection » (Erlich et Verley, 2010). En ce sens, on peut considérer qu'Epitech est un entre deux, à la fois secteur ouvert car acceptant toute personne ayant le bac, et à la fois secteur fermé car c'est une école d'informatique qui sélectionne tout de même les candidat.e.s sur la base d'un entretien et selon ses propres critères.

2. Comment analyser les parcours scolaires ?

Le décrochage scolaire, définit par P.Y. Bernard a pour « définition institutionnelle des sorties prématurées du système éducatif »(2011). En ce sens, aucun.e des élèves d'Epitech ne peut être considéré.e comme étant en décrochage scolaire puisque d'après la définition du Code de l'éducation, les personnes considéré.e.s comme en décrochage scolaire sont celles qui n'ont pas le bacalauréat ou équivalent, qui est reconnu comme une « norme d'achèvement de la scolarité ». Il convient probablement mieux de parler de difficultés scolaires (à des degrés différents). En utilisant la notion de difficultés scolaires, on peut donc exprimer le désir d'Epitech d'être un filet pour des élèves n'ayant pas eu un parcours scolaire linéaire et parfait et/ou en rupture avec les méthodes d'enseignement traditionnel.

Nicolas Sadirac, directeur d'Epitech déclare, dans une interview12 au Figaro Etudiants, intitulée « A l'Epitech, nous avons supprimé les cours » : « Nous recevons souvent des élèves qui ont peiné dans le système scolaire. Nous les choisissons à la sortie du bac, sur entretien. » Epitech est donc pensé en contradiction avec le système scolaire traditionnel : « Nos étudiants sont souvent faibles en rédaction. Nous pourrions faire un cours comme ceux qu'ils n'ont pas compris durant leur scolarité. Nous préférons les faire écrire et les confronter au jugement de leurs copains, qui en lisant leur texte n'arrivent pas à comprendre de quoi on parle. Ils évoluent plus vite. » La littérature relatant la meilleure réussite scolaire des filles est maintenant très développée, et une lecture genrée s'impose ici afin de saisir le contexte de la philosophie du filet pour des élèves en difficulté scolaire.

Ce n'est pas nouveau, les filles réussissent mieux que les garçons à l'école, elles sont plus « scolaires » et sont donc moins sujettes à l'échec scolaire que les garçons. Selon Bianka Zazzo, « si les filles réussissent mieux c'est grâce à deux formes de contrôle:

12 http://etudiant.lefigaro.fr/le-labeducation/actualite/detail/article/a-l-epitech-nous-avons-supprime-les-cours-912/

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- contrôle de soi: de ses impulsions, intentions ou objectifs immédiats, qu'elles sont capables de différer ou d'inhiber grâce à la prise de conscience de leurs opportunités;

- contrôle de la situation dont les fluctuations et changements sont plus aiséments saisis » (Zaidman, 1996).

Epitech est en rupture avec les valeurs classiques de l'école telles que la discipline ou le conformisme et prône plutôt des valeurs « masculines » en accordant une grande importance à l'autonomie et l'indépendance, valeurs inculquées aux garçons bien plus qu'aux filles, dès le plus jeune âge. Les garçons seraient donc moins dépaysés que les filles à Epitech, en quelque sorte en terrain conquis, tandis que les filles, socialisées dans la dépendance, viendraient moins facilement à une scolarité indépendante. Les valeurs « masculines » permettent aux garçons de se construire en opposition à la discipline et à la performance scolaire, ce qui leur apportera une valorisation. La remise en cause du système scolaire traditionnel n'est donc pas anodine du point de vue du genre. Le système scolaire participe grandement à la socialisation différenciée des filles et des garçons, et contribue donc à renforcer les rapports sociaux de sexe : « La sociologie de l'éducation a mis en évidence l'importance des comportements que doivent avoir les élèves dans la maîtrise des formes langagières, des règles de conduite, des habiletés interactionnelles, bref d'un ensemble de normes qui renvoient à la forme éducative. Or, les travaux sur la difficulté scolaire montrent justement que les élèves en échec sont souvent ceux qui réduisent l'univers scolaire à ces dimensions formelles » (Bernard, 2011).

La réussite scolaire est donc, à analyser à travers le prisme des rapports sociaux de sexe mais également de classe et de « race » : « il est une conclusion à laquelle arrivent toutes les études empiriques : la réussite scolaire est fortement et positivement corrélée à l'origine sociale des élèves » (Cherkaoui, 1986). L'échec scolaire est donc statistiquement plus fréquent chez les garçons, venant de classes moins privilégiées, et/ou racisés. Epitech se posant comme filet pour les élèves en difficultés scolaires, la population étudiante de l'école devrait donc, en théorie être composée majoritairement de ces personnes. Or, l'élève « type » d'Epitech serait plutôt un homme blanc, les statistiques « raciales » ne sont évidemment pas disponibles en France, mais, lorsque l'on parcourt les photographies des élèves d'Epitech, la majorité des étudiant.e.s sont blanc.he.s. Quant à la classe, il est bien sûr difficile de se prononcer, sans connaître les professions de tous les parents. Nous avons également vu, au chapitre précédent, que les perceptions concernant la mixité sociale et géographique différaient selon les élèves. Si « la réussite scolaire la plus élevée est celle des enfants de cadres supérieurs ou professions libérales » et « la plus basse [...] celle d'élèves issus de familles ouvrières », notre questionnaire, bien que basé sur un échantillon limité, montre qu'à Epitech, les élèves les plus sujets à l'échec scolaire ne sont pas représentés autant qu'ils le devraient en théorie. Le choix d'Epitech de refuser l'élitisme semble toutefois permettre à des élèves de classes sociales modestes d'entreprendre des études supérieures qui mènent au statut de cadre, si l'on se réfère aux enquêté.e.s, qui sont pour la moitié en mobilité sociale ascendante forte. Les critères de sélection à Epitech étant annoncés sur leur site internet, les élèves ne sont pas laissés dans le doute et « plus les réseaux scolaires sont transparents, plus les critères sélectifs du système sont explicites, plus seront avantagés les élèves issus des classes sociales défavorisées » (Bernard, 2011). Accepter tous les bacs dans une

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école d'informatique peut être considéré comme un choix radical si l'on compare aux écoles d'ingénieur.e, qui n'acceptent que des bacs S, ou à certaines écoles non certifiées qui n'acceptent que les bacs généraux.

3. Difficultés scolaires et rejet de la discipline scolaire chez les enqueté.e.s

Les personnes ayant participé aux entretiens ne sont pas tant des personnes en décrochage ou en échec scolaire réel que des personnes en réorientation, ou ayant connu des obstacles et des difficultés durant leur parcours scolaire (tou.te.s ont obtenu le bac, dont deux au rattrapage), partageant parfois une aversion pour la théorie et la pédagogie classique. Sur le site internet d'Epitech, on peut lire : « un étudiant d'EPITECH doit être capable d'inventer, d'imaginer des solutions et non pas de reproduire ce qui existe déjà. » Epitech se positionne donc en rupture avec l'enseignement traditionnel théorique et propose une « pédagogie par projets » ainsi qu'une grande autonomie à ses élèves, ce qui semble plaire à tou.te.s les enquêté.e.s.

Dounia a eu une scolarité relativement bonne mais aurait eu de bien meilleures notes au lycée, si elle s'y était mis plus sérieusement :

« Là à Epitech j'ai plus de difficultés j'étais perdue mais franchement j'ai jamais eu de difficultés, mes parents ils m'ont aidée quand j'étais petite mais après à partir du collège je me suis toujours débrouillée toute seule j'avais toujours une bonne moyenne j'avais toujours 16 ou 15 de moyenne sauf qu'en première je travaillais pas beaucoup parce que je commençais à sortir, j'avais 13 de moyenne un truc comme ça. En terminale j'avais rien foutu mais j'étais sûre dans le sens où je m'en doutais, j'avais rien foutu j'avais 10 de moyenne toute l'année mais j'ai eu mon bac du premier coup. Au début j'ai pas travaillé j'ai commencé un mois avant le bac et là je travaillais tard la nuit je travaillais vraiment j'avais peur de pas l'avoir j'ai paniqué. »

En entrant à Epitech, Dounia n'est pas devenue plus sérieuse du jour au lendemain, elle a préféré demander de faire la session de rattrapage, appelée tek 2RE, qui permet aux élèves de ne pas faire le stage de première année et de reprendre le début de l'année avec les nouveaux/elles arrivant.e.s :

« j'ai fait une demande pour faire une tek 2RE. Pour reprendre les bases en octobre parce que j'ai pas eu mon toeic [examen] en anglais et j'ai le droit de le passer jusqu'au mois de décembre donc je me suis dit pour éviter tout problème je vais réviser le toeic, j'ai commencé à partir d'aujourd'hui je m'y suis prise trop tard je faisais la fête je sortais tous les jours. Ils voulaient me faire passer directement en tek 2 et je voulais pas en fait c'est moi qui voulais pas. Il suffisait juste de rattraper le toeic avant décembre mais moi je voulais pas parce que si je faisais un stage, je travaillerais de 9h à 19h, ils sont sympas dans l'informatique si tu veux te prendre des pauses tu fais comme tu veux c'est pas trop sévère mais quand même quasiment 10h par jour mon entreprise j'aurais jamais eu le temps de faire le toeic. Moi je fais la rentrée avec les gens de première année je refais que le début, octobre novembre et

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décembre et comme aussi le C [langage de programmation] c'est la base de tout je dois vraiment avoir de très très bonne base comme ça l'année prochaine j'avais pas trop envie d'être à la traîne. »

Thibault, lui, est clairement opposé au système scolaire, qui ne lui correspond pas du tout et qu'il considère coupé du monde d'aujourd'hui :

« Le problème c'est que le système scolaire classique, il est basé sur le mérite énormément c'est-à-dire que si tu sais bien ta leçon tu va mériter la bonne note et si tu as des bonnes notes tu valides la leçon. À Epitech il y a de ça mais en même temps il y a aussi... tu vois dans le vrai monde tout est pas toujours basé sur le mérite, les gens ont pas ce qu'ils méritent. Sinon les pauvres seraient riches et vice versa. Du coup c'est comme en entreprise, si tu fais un truc super mais que tu sais pas le vendre ça sera tout pourri. Je pense que le système doit être réadapté pour aller dans ce sens-là. Le monde bouge de plus en plus vite, donc il faut un système qui permet aux gens de s'adapter, quand une entreprise industrialise et met des machines aujourd'hui, les gens qui se font virer, les mecs qui étaient au travail à la chaîne. Mais ils ont appris un truc, ils savent le faire mais ils savent pas se reconvertir. C'est toute la génération qui est un peu comme ça aussi. Nous on nous a rien promis. Tu sais à l'époque, tu avais ta carrière de 40 ans dans la même boîte. Aujourd'hui on sait pertinemment que ça n'existe plus et que de toute manière il va falloir que tu te réinventes un moment de ta vie pour pouvoir continuer. »

Thibault admet avoir été en difficultés scolaires : « au lycée, j'étais très nul. Moi ça été la dégringolade scolairement. En primaire et début collège j'étais premier de la classe, 17-18-19 de moyenne après quatrième et lycée, dernier de la classe. » Son bac en poche, il a cependant été pris à Epita, l'école d'ingénieur.e du même groupe qu'Epitech :

« Epita, je sais pas pourquoi, ils m'ont pris. Déjà, j'ai eu mon bac au rattrapage, il me manquait 14 points. J'ai rattrapé facilement donc je l'ai eu super limite. Et je sais pas Epita, mon dossier était limite genre je pouvais rentrer après tout dépendait de ma motivation. Tu sais ils prennent pas non plus les mecs qui ont 15 de moyenne au bac. Là c'est pareil la sélection elle se fait vite, parce que vu que tu as deux ans de prépa, moi à la fin de la première année j'ai compris que c'était pas mon truc. »

Epitech lui correspond donc beaucoup mieux et lui a permis d'obtenir un diplôme bac + 5, on peut donc considérer qu'Epitech l'a « rattrapé » après un parcours scolaire à la limite de l'échec.

Sam a également trouvé sa place à Epitech, car il partage l'aversion du système traditionnel :

« L'école est partie d'une très bonne intention parce que c'était une école d'expertise en informatique pour les passionnés donc pour des gens qui aiment l'informatique mais qui n'ont pas envie de devenir ingénieur et d'apprendre à faire des maths, de la physique des choses qui vont jamais leur servir, qui ont juste envie de faire un petit programme et de travailler dans un secteur donné. Epitech c'est vraiment si tu aimes l'informatique tu es passionné motivé, tu peux venir tu n'as pas des cours de maths

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obligatoires et chiants que tu n'utiliseras jamais de ta vie. À Epitech tu as besoin d'un bac et d'être motivé. »

Marc a également un parcours scolaire difficile, et a peiné à avoir son bac :

« jusqu'à la 4ème on va dire, j'étais très scolaire, un peu comme beaucoup je pense, genre pas de problème avec l'école, j'aimais bien et tout. J'étais content, j'étais un petit peu l'élève parfait. Ça s'est vite dégradé puisque j'ai redoublé ma première, après en terminale j'ai eu mon bac je ne sais pas comment. Oh ça va j'avais quand même la bonne direction. Mais genre j'étais un peu fainéant, mais surtout j'en avais marre de l'enseignement général. Moi j'avais de bonnes notes en maths au lycée c'était à peu près la seule matière ou j'avais des bonnes notes, parce que c'était le seul truc où j'arrivais à retrouver les formules sans les apprendre par coeur. J'ai jamais réussi de ma vie à apprendre quelque chose par coeur. »

Après un IUT où il ne va presque jamais en cours, il entre à l'Exia, où la pédagogie est différente mais le niveau faible selon lui, et l'encadrement inexistant, si bien qu'il n'apprend pas beaucoup en deux ans. Il entre alors en troisième année à Epitech, où il s'épanouit et trouve qu'il a appris beaucoup, et considère que les élèves non scolaires comme lui peuvent s'épanouir : « Et du coup ben c'est eux qui réussissent à Epitech, parce qu'il ne te demandent pas de ressortir le cours que tu viens d'apprendre, parce que en fait le cours tu ne l'as pas encore appris. Donc à un moment donné, il faut que tu réfléchisses et que tu trouves la solution tout seul. Du coup c'est les mecs qui ont l'habitude de ne pas connaître leur cours qui y arrivent. »

Matthieu exprime la même critique du système scolaire traditionnel et aime particulièrement être à Epitech

« la méthode de travail, pour moi ce qui est révolutionnaire c'est qu'on te dise tu fais ce que tu veux je veux juste que tu me rendes le boulot. Moi je trouve ça super parce que je détestais me lever tous les jours à 7h pour arriver à 8h à l'école et travailler pour faire des trucs barbants. Ils nous reprochent de ne pas nous concentrer sur des trucs par moment alors que notre attention elle est captivée partout. C'est complètement pourri de devoir être forcé à faire quelque chose si on a pas envie. »

Matthieu n'était pas réellement en échec scolaire mais n'a tout de même pas été accepté en section générale, il voulait faire S « mais vu que j'ai pas pu aller en S j'étais en STI. C'était des notes suffisantes mais ils disaient que le rythme de travail que j'avais c'était pas convenable à une S. C'est pas parce qu'on a les notes on a le mental pour. Mon prof de maths il m'a dit à la base de faire Epita c'est pour la même raison que je suis pas allé en S je suis pas allé à Epita. » Epitech a donc servi de filet dans son cas et lui a permis de poursuivre des études longues malgré son bac technologique.

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Chloé n'aurait également pas eu l'occasion de faire de longues études sans Epitech, en particulier dans l'informatique, car lors d'un salon, elle se rend au stand d'une autre école d'informatique non certifiée, SupInfo :

« Alors SupInfo déjà ils étaient habillés en costard, c'était un peu intimidant. Je me suis dit ouais ils ont l'air un peu plus sérieux. Donc je vais les voir, je leur parle, et puis quand j'ai dit le bac que j'avais fait ils se sont foutus de ma gueule. J'ai eu cette impression. Il y avait un groupe de trois qui était à côté, j'étais en train de parler avec un mec, en plus il était pas à l'aise il était gêné. Donc je lui dis moi je viens d'un bac STG et j'entends les autres pouffer de rire. Je me sentais trop mal à l'aise. Le gars il me fait ouais mais tu peux rentrer que si tu es en STI. »

Epitech, en acceptant tous les bacs, permet donc aux élèves que les filières générales (ou STI) n'intéressent pas de faire de l'informatique.

4. Vocation de l'informatique

Un des critères d'admission affiché par Epitech est la « passion » pour l'informatique. Mais cette passion semble profondément genrée. Isabelle Collet dans son livre L'informatique a-t'elle un sexe?, analyse le système dissuasif chez les jeunes filles et montre que les mécanismes qui découragent les filles de s'engager dans le domaine de l'informatique sont les mêmes que ceux qui les découragent de s'engager dans les domaines scientifiques, en particulier des mathématiques. L'image du scientifique comme « ambitieux, combatif, audacieux, froid indépendant, esprit logique, rationalité, obsession de l'objet au détriment de la relation, exclusion de la sensibilité » est en totale contradiction avec le stéréotype féminin et correspond donc à l'image qu'a la société de ce qu'un homme doit être (Collet, 2006). Elisabeth Kerr et Wendy Faulkner, dans leur article pour Les Cahiers du Cedref (2003), notent que la masculinité de la science est en partie dûe à la domination masculine des sciences mais sert aussi à renforcer la domination masculine sur la science. L'image moderne du hacker, ou du geek, a remplacé l'ancienne image, plus mixte des années 1980 pour symboliser l'informatique. Isabelle Collet s'est intéressée au mythe du hacker, qui correspond à un jeune homme passionné de programmation, qui n'adhère pas à la virilité traditionnelle (puissance sexuelle, force physique, charisme). Le hacker « incarne à lui seul toute la force du mythe informatique. Il est celui qui maîtrise le formidable outil de pouvoir qu'est l'ordinateur » (Collet, 2006). Le fait que les hackers soient presque tous des hommes mène à l'association de l'informatique et du masculin. Pourtant, de nombreuses femmes ont contribué à la naissance de l'informatique (Ada Lovelace, Grace Hopper...) mais ont été volontairement effacées de l'histoire. Le mythe influe énormément sur les choix d'orientation des étudiant.e.s, comme l'a constaté Collet en distribuant un questionnaire: « nos étudiants nous disent en substance que, pour devenir informaticien, il faut ressembler à un informaticien. Pour autant, une femme peut tenter de ressembler à un informaticien, à condition d'accepter d'intégrer dans l'image de soi des descripteurs généralement considérés comme masculins. Mais elle ne peut quand même pas devenir un homme » (Collet, 2006). En étudiant les mythes qui entourent l'informatique,

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Collet met en lumière un mécanisme de mise à l'écart des femmes, car l'appropriation masculine de l'informatique est récente et donc indéniablement socialement construite: « la programmation est devenue une discipline prestigieuse à partir du moment où les hommes se la sont appropriée » (2006).

Tou.te.s les enquêté.e.s n'ont pas évoqué une vocation ou une passion pour l'informatique, mais quatre garçons montrent une vocation construite parfois depuis longtemps.

Guillaume, bien qu'ayant décidé de faire de l'informatique à la fin du lycée, semble avoir une certaine vocation pour l'informatique, même si, comme nous le verrons plus bas, il ne s'y destinait pas à la base. La vocation de Guillaume a été construite à travers les médias, mais surtout en voyant son père :

« Il y avait un autre truc qui me plaisait à ce moment-là c'était l'informatique en général. J'y connaissais rien. Et avant de me décider j'ai commencé à toucher un peu à tout ce qui était informatique. On avait une idée générale ce qu'on voit dans tous les films un programme qui fait toujours plein de trucs ça donnait envie mais je voyais aussi mon père lui qui touchait mais pas comme moi je fais actuellement mais il savait faire des choses. Et quand j'étais petit je le regardais faire. Il savait par exemple formater un disque dur avec des commandes. C'est des trucs qu'il a appris parce que c'était avant. »

Sa passion pour l'informatique a été impulsée et entretenue par son père, qui lui a donné les moyens de découvrir l'informatique :

« disons que j'ai appris ça aussi parce que quelque part il aurait aimé en faire donc on peut dire que ça m'a inspiré et que ça m'a donné envie de connaître j'ai voulu découvrir et donc on m'a fourni quelque chose sur lequel je pouvais travailler apprendre déjà. Donc j'ai testé et j'ai bien aimé. C'est à partir de là que j'ai commencé à m'intéresser à l'informatique. En fait c'est à la fin de la troisième, mais quand j'avais six ou sept ans je commençais déjà à jouer aux jeux vidéos on commence à connaître l'ordinateur à toucher un peu je trouvais pas ça extraordinaire mais c'est après en troisième que j'ai commencé à m'intéresser à la programmation et je suis allé en S après la seconde générale. »

La passion de Thibault est également venue à travers une figure familiale masculine :

« c'est une passion qui me vient depuis que je suis tout jeune. C'est mon frère qui m'a transmis un petit peu la passion de l'informatique, moi depuis le collège c'était l'informatique, c'était sûr, je démontais des PC depuis la sixième, donc c'était ça c'était sûr. En fait c'est parce que mon frère était là avant moi je du coup lui il a eu son PC quand il devait être milieu collège et moi j'étais tout petit et du coup j'ai eu un PC entre les mains dès le collège. »

Baptiste a également eu envie de faire de l'informatique depuis longtemps, il pensait que le seul moyen était d'avoir un bac S, et n'aurait donc pas pu faire des études d'informatique avec son bac ES sans une école

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comme Epitech : « Moi qui voulais faire informatique et qu'on me dit pour l'informatique tu n'as pas besoin de sortir de S ça peut me sauver la vie sachant que je voulais rien faire d'autre et que je me voyais mal redoubler mon bac ES alors que j'étais sûr de l'avoir quasiment. »

Sam, pensant la même chose, a lui obtenu un bac S, mais aurait préféré faire un bac technologique : « Je pensais à l'informatique deux ans avant d'y aller à peu près quand j'étais en seconde je me suis dit tiens l'informatique pourquoi pas j'étais allé sur quelques sites pour voir comment c'était. Si j'avais su j'aurais pas fait un bac sciences de l'ingénieur juste un bac STI [Sciences et technologie industrielle]. En fait STI c'est qu'on a de la théorie mais aussi de la pratique comparé à S où on a que de la théorie. »

5. Epitech comme voie de réorientation

Neuf des enquêté.e.s n'avaient pas choisi l'informatique comme carrière souhaitée, certain.e.s y sont arrivé.e.s par hasard, après une réorientation, tandis que d'autres ont changé d'orientation au lycée et ont donc pu entrer à Epitech après le bac.

Guillaume avait choisi une autre voie, mais ses parents l'ont convaincu de préparer un bac S, et de mettre de côté son envie d'être cuisinier :

« En fait à l'époque je voulais être chef cuisinier et le problème c'est qu'entre les deux on fait pas les mêmes filières. En donc on m'avait déjà demandé si à l'époque je voulais faire quelque chose de professionnel ou un lycée général et j'avoue qu'il y a aussi pour partie mes parents qui m'ont dit oui tu dois faire lycée général. Et ils me disaient pourquoi tu n'as pas envie et je leur ai dit parce que je voudrais être chef cuisinier. Et ils m'ont dit c'est dommage mais tu sais tu peux toujours faire ça après, alors je m'étais dit si jamais je faisais pas ça qu'est ce que je pourrais faire d'autre. »

Chloé était dans une situation similaire, et ne voulait pas faire un bac général, mais sa mère l'en a convaincue, ainsi que d'abandonner sa passion, le dessin :

« depuis mes 11 ans je veux faire du dessin. J'ai été en seconde générale, je voulais rentrer dans un lycée d'arts appliqués mais ma mère m'a plutôt conseillé de m'orienter vers un bac général. De cette façon si jamais j'avais un problème avec le dessin, je pourrais toujours me retourner sur autre chose. Ce qui a plus cassé mon délire c'est que moi j'étais en seconde et je voulais rentrer en L, seulement ils m'ont pas faire entrer en L alors que j'avais toutes les notes nécessaires pour entrer en L. Ils m'ont dit tu rentres en STG [Sciences et technologie de la gestion]. »

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Dounia, elle, avait l'intention de faire une école de commerce, mais s'y étant prise trop tard, Epitech était la seule école qui l'a acceptée à la rentrée :

« Au début quand j'ai eu mon bac j'ai eu un bac S je voulais faire une école de commerce à la base ça n'avait rien à voir. C'était deux secteurs vraiment différents. Moi au début dans ma tête c'était soit du commerce soit de l'informatique. Parce que moi quand je veux faire informatique je veux pas faire que de l'informatique, en sixième année je vais faire HEC [dans le cadre d'un accord avec Epitech] pour devenir chef de projet, c'est pas juste la technologie. Comme je voulais faire une école de commerce j'ai pas passé les concours en avril c'était trop tard pour les passer donc je me suis retrouvée sans rien et au mois de septembre je me suis posé des questions parce que j'avais rien du tout, en fait il y a bien l'IUT en commerce mais en fait ça m'intéressait pas trop de faire deux ans et après de passer des concours, soit je rentrais en école de commerce soit j'allais dans autre chose que je voulais. Au début je suis allée voir Epita. Parce que comme j'ai eu un bac S je voulais faire ingénieure plutôt. Ingénieure en informatique et en fait Epita leurs concours ils étaient au mois de juillet les derniers concours. Donc c'était trop tard pour Epita et c'est comme ça que j'ai connu Epitech. »

Anissa n'avait également aucune intention de faire des études d'informatique, et est entrée à Epitech après un pari, puis a été la première surprise en aimant l'informatique :

« C'était pas du tout ce que je voulais faire. Je devais faire architecture. J'avais été acceptée dans une école d'architecture donc voilà tout était prêt. Et en fait Epitech c'était un pari avec mes amies parce que j'avais cassé un ordinateur dans mon école et le pari c'était de postuler dans une école. Donc j'avais postulé, j'avais pas payé les frais ni quoique ce soit, tout ça je l'ai payé à la rentrée. Donc j'ai passé l'entretien, et pendant l'entretien, c'est le monsieur qui essayait de me convaincre que je vienne. Donc moi c'était un pur hasard donc je me suis dit Epitech c'est mort, j'ai été acceptée mais je n'irai pas. Et il se trouve que pendant les grandes vacances je me suis un peu éloignée de mon père et de ma famille et je me suis rendue compte que j'aimais pas l'architecture et que j'étais influencée par mon père qui est architecte. Donc sur le coup je savais pas trop quoi faire parce que c'était un peu trop tard pour postuler. Je me suis dit vu que je suis acceptée à Epitech, pourquoi pas. Et petit à petit je me suis rendue compte que je me plaisais et que j'aimais bien, et que je continuais, et que j'aimais bien rester jusqu'à 23h pour essayer de faire un exercice si je bloquais. »

Amélie, elle, était certaine de savoir ce qu'elle voulait faire, jusqu'à ce qu'elle change d'avis au dernier

moment :

« au début je voulais faire de l'ostéopathie mais j'étais assez fan de l'ordinateur, je passais déjà quasiment toutes les soirées sur l'ordinateur. En fait au milieu de l'année de la terminale, j'ai eu une

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petite crise d'angoisse, et du coup je me suis dit non l'ostéopathie c'est vraiment pas fait pour moi et je me suis demandé mais qu'est-ce que je vais faire. Et donc mon meilleur ami m'a dit ben écoute moi je vais à Epitech, si ça t'intéresse essaye et vois. Donc j'ai commencé à regarder un petit peu et en fait ça m'a bien branchée et j'ai décidé de faire aussi Epitech. »

Mélanie a décidé, un peu au hasard de faire de l'informatique car elle savait qu'elle trouverait un emploi facilement :

« à un moment donné j'ai fait il y a rien qui me plaît vraiment donc j'ai été au CDI et j'ai regardé un livre pour voir les métiers où il y aura de l'offre dans les années à venir. Donc j'ai vu qu'il y en avait dans l'informatique, que c'était bien payé et qu'il n'y avait pas beaucoup de filles. Donc je me suis dit je vais regarder ça et la ville la plus près c'était Bordeaux à l'époque j'habitais à 150 m kilomètres et je m'étais dit je vais regarder là. Il y avait deux écoles Epitech et Supinfo. Donc j'ai envoyé mon dossier aux deux et Supinfo j'ai pas été acceptée parce que j'ai fait un bac ES et ils acceptaient que les bacs S, pourtant j'avais un bon dossier. Sans me vanter ou quoi que ce soit j'étais à 14 de moyenne toute l'année en terminale avec des options en plus. Donc ils m'ont pas acceptée et Epitech m'a dit oui. »

Quatre des enquêté.e.s sont venu.e.s à Epitech après une réorientation, comme Julie, qui a été deux ans à l'université en licence de mathématiques, et qui ne voulait ni être « prof ni chercheuse ». Elle est donc entrée à Epitech en première année, car elle a fait partie de la toute première promotion d'Epitech Bordeaux et ne pouvait donc pas entrer en troisième année directement.

Le parcours de David est très similaire, puisqu'il a également entamé une licence de mathématiques et y a découvert l'informatique, et a pu entrer à Epitech après avoir raté sa première année à l'université :

« d'abord j'ai fait un cursus à peu près normal pour l'école d'ingénieurs c'est-à-dire bac S spé maths après ensuite en fait je n'imaginais pas faire l'informatique. J'ai fait un an de fac maths informatique il y avait aussi de la physique à côté ce qui me donnait de larges horizons. Ensuite j'ai raté la première année mais je suis tombé amoureux de l'informatique j'ai eu un module qui m'a donné envie de venir dans une école d'informatique et entre-temps j'avais une connaissance qui était venu à Epitech et qui postait des trucs fun par exemple sur Facebook « pendant 48 heures ce soir je dors pas ». »

Louis, qui est le plus âgé des enquêté.e.s, avait également une licence de mathématiques et a décidé de poursuivre à Epitech, après avoir travaillé pendant plusieurs années :

« j'ai mon bac depuis 10 ans. J'ai eu un deug d'informatique au Cameroun et après j'ai fait une licence en mathématiques appliquées tout ça c'était pas ce que je voulais, après j'ai arrêté j'ai fait informations et réseau spécialisé J'ai eu un diplôme américain et un diplôme de Cisco. Je suis rentré en troisième année spéciale l'année dernière, j'avais commencé à bosser en 2006 dans la maintenance

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informatique des petits trucs comme ça au Cameroun après je suis allé chez les fournisseurs d'accès à Internet et je bossais encore plus et après je suis venu en France en 2010. »

La dernière en réorientation est Marie, entrée également en troisième année, après deux années de BTS :

« après mon bac j'ai fait une première année de BTS Iris (informatique et réseau des industries et des services). Je suis arrivée par défaut ça me bottait pas je me faisais chier et du coup c'était plus axé développement mais j'ai découvert après pendant un stage la maintenance et le réseau et là je me suis dit que c'était super. Du coup j'ai repris un autre BTS informatique de gestion option administration des réseaux locaux d'entreprise donc j'ai eu mon BTS et après j'avais envie d'arrêter j'avais envie de travailler et les gens m'ont fait non c'est mort tu continues. Les profs me poussaient ils me faisaient tu fais au moins une licence. En Iris j'avais 2 de moyenne en informatique et en IG je suis passée à 20 de moyenne. C'était pas la même chose et même si j'écoutais pas forcément en Iris j'avais des bases et du coup j'ai tout explosé j'étais pas major de promo mais pas loin j'étais deuxième ou troisième. Et du coup j'ai fait ouais mais une licence pro ça m'attire pas trop parce que si après j'ai envie de recommencer des études en fait le truc c'est que dans l'État français quand tu as 2 diplômes de professionnalisation après tu peux plus faire d'études normalement c'est bouché. Du coup j'ai pas voulu je me suis plus orientée vers une école d'ingénieur mais il n'y a pas beaucoup d'écoles d'ingénieurs qui proposent du réseau et moi c'était le réseau qui me bottait du coup j'ai atterri à Epitech parce que c'est l'une des rares et c'est même pas une école d'ingénieurs en fait. »

Résultats et conclusions

Epitech insiste, dans sa communication, sur l'ouverture sociale et sur la possibilité pour des élèves en rupture avec le système scolaire traditionnel d'accéder à des études supérieures et à un diplôme jusqu'à bac + 5. L'autopromotion de l'école semble néanmoins tiraillée entre le désir d'être reconnue comme une « grande » école et l'envie de se démarquer de ces écoles élitistes. Tou.te.s les enquêté.e.s ne partagent pas le rejet du système scolaire traditionnel, mais trois garçons (Thibault, Sam et Matthieu) ont émis un avis négatif sur le système et la discipline scolaire, et se sentent donc très à l'aise avec la pédagogie d'Epitech. Il est intéressant de noter que ces trois garçons sont dans le groupe en mobilité sociale ascendante forte.

D'autres étudiant.e.s, (Dounia, Thibault et Marc) ont eu une scolarité difficile, surtout au lycée, difficulté qu'ils attribuent à un manque de concentration et de sérieux. Deux autres, Matthieu et Chloé, n'auraient pas pu entrer dans beaucoup d'écoles privées d'informatique avec leur bac technologique, mais y ont accès grâce à la politique d'Epitech qui accepte tous les bacs. De ces cinq personnes, quatre appartiennent au groupe en mobilité forte, ce qui signifie donc que les étudiant.e.s dont les parents ont moins de moyens et un statut

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socioprofessionnel moindre ont eu un parcours scolaire plus difficile que celleux dont les parents ont plus de moyens.

La passion de l'informatique demandée par l'école n'est pas majoritaire parmi les enquêté.e.s, tout particulièrement chez les filles qui sont plus nombreuses à être entrées à Epitech par hasard ou par défaut. Seuls des garçons ont déclaré avoir une passion/vocation pour l'informatique (Guillaume, Thibault et Baptiste), passion qui dans le cas de Guillaume lui a été transmise par son père, et pour Thibault par son frère. La socialisation masculine joue donc pour eux un grand rôle dans leur parcours professionnel, et l'aspect genré prime ici sur l'aspect socioprofessionnel puisque ces trois garçons ont des situations très différentes.

Six des enquêté.e.s voulaient faire tout à fait autre chose que de l'informatique (Guillaume, Chloé, Dounia, Anissa, Amélie et Mélanie) mais ont finalement choisi Epitech où elles/il sont allé.e.s juste après le bac. Quatre autres enquêté.e.s (Julie, Louis, Marie, David) sont venu.e.s à Epitech après une réorientation, dont trois étant dans le groupe en mobilité ascendante forte. L'école semble donc réussir à être un filet pour ces élèves en relative difficulté scolaire ou en réinsertion qui y trouvent une pédagogie différente. Il est intéressant de souligner la position ambivalante d'Amélie, qui n'exprimait pas une réelle passion pour l'informatique, bien qu'elle disait passer beaucoup de temps sur l'ordinateur. Amélie souhaitait s'orienter dans une toute autre voie, mais s'est finalement orientée vers l'informatique sur la suggestion d'un ami, après s'être rendu compte que l'osthéopathie ne l'intéressait pas.

Nicolas Sadirac, fondateur d'Epitech et deux autres dirigeants de l'école ont récemment annoncé qu'ils démissionnaient pour créer une nouvelle école, qui a été présentée lors d'une conférence de presse le 26 mars 201313. Cette conférence réunissait sur scène les trois dirigeants ainsi que Xavier Niel, fondateur de Free et cofondateur de la nouvelle école, appelée « 42 ». Sur le site internet de la nouvelle école, on peut lire

« 42 est différente des autres écoles d'informatique. Elle se revendique en décalage et même en désaccord avec le système d'enseignement classique qui reproduit à l'infini son propre modèle de cooptation sociale (bac, prépa, école d'ingénieurs...) et broie les individualités, sources de diversité et de richesses. Modifier le système, c'est d'abord apporter une formation différente qui ne repose plus sur les choses classiques que l'on voit depuis toujours, c'est à dire un professeur et des élèves, qui s'ennuient, qui en ont marre. Le système éducatif ne marche pas. On peut être en échec scolaire et pourtant correspondre à ce qui est un génie en informatique. On peut ne pas avoir le bac et pourtant devenir le développeur le plus brillant de sa génération. »

Cette nouvelle école semble donc très similaire à Epitech, dans sa pédagogie et sa philosophie, mais en allant encore plus loin car le bac ne sera pas un critère d'admission. La démarche s'inscrit donc clairement contre le système éducatif traditionnel qui est source d'inégalités et de « cooptation sociale ». Une autre

13 http://www.dailymotion.com/video/xyhn5k_conference-de-presse-lancement-de-42_school#.UVGS6BltRQw

différence majeure entre Epitech et 42 est que cette dernière sera entièrement gratuite pour les élèves, car financée pendant dix ans par Xavier Niel :

« Notre deuxième volonté est de supprimer la barrière financière et d'accepter à la fois tout le monde, avec ou sans diplôme, et de faire une école entièrement gratuite. C'est l'épreuve de la « Piscine » qui décide de votre admission définitive à 42. Pas de natation, mais à la manière des swim qualifications des commandos de Marines, une immersion dans le grand bain qui nous permet d'identifier les plus motivés et de confirmer l'aptitude des étudiants « admissibles » pour le développement informatique. »

On peut remarquer l'allusion aux méthodes militaires, milieu masculin s'il en est, qui pourrait ne pas plaire à tou.te.s et exclure les personnes qui ne se sentiraient pas à l'aise avec cette pédagogie militaire. Un autre point faible a été dévoilé lors de la conférence de presse, l'école ne délivrera pas de diplôme : « sans aucune convention avec l'Etat, l'école 42 ne distribuera aucun diplôme et aucune homologation officielle à l'issue du cursus »14. Lors de la conférence de presse, Nicolas Sadirac et ses collègues ont exprimé leur déception face au système des écoles d'ingénieur.e certifiées, où « la première qualité qu'attend le système c'est la normalité mais l'industrie du numérique a besoin du contraire. » L'école accueillera mille étudiant.e.s, pré-sélectionné.e.s par des tests spécifiques (questions, jeux) qui détermineront les compétences de base puis par la « piscine ». Les dirigeants ont expliqué que les « attributs de valeur » donnés par le système éducatif traditionnel ne les intéresseraient pas, et que les évaluations se feraient principalement entre les étudiant.e.s. A la question d'une journaliste qui demande s'ils vont pratiquer de la « discrimination positive », ils répondent « non, ça n'est pas du tout l'objet, nous voulons permettre à des gens qui sont discriminés de réintégrer un cursus ». On peut cependant s'interroger sur la population qui sera sélectionnée par ces processus, et il serait très intéressant d'étudier cette nouvelle école sans diplôme. Le départ des trois dirigeants, dont le fondateur d'Epitech, laisse l'école dans une situation inédite, car depuis sa création elle n'avait jamais été dirigée par quelqu'un.e d'autre. Selon les personnes choisies en remplacement, la philosophie de l'école pourrait donc être bouleversée.

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14 http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=5723

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Chapitre III
Culture geek

Une des premières hypothèses de travail postulait que la culture geek pouvait avoir un lien avec l'exclusion des filles à Epitech, car elle avait peut être un effet discriminant qui les excluait. Cette hypothèse en tête, la grille d'entretien fut donc enrichie de questions concernant la culture geek. La première question concernait la définition de cette dernière par les enquêté.e.s, puis une seconde question s'intéressait à la perception par les enquêté.e.s de l'importance de la culture geek à Epitech.

1. Qu'est ce que la culture geek ?

La culture geek nous vient tout droit des États Unis, et prend sa source dans le contexte bien particulier des « high school », pour devenir une culture populaire avec l'avènement de l'internet, des micro ordinateurs et de la mondialisation. Selon Jean-Baptiste Péretié, réalisateur du documentaire La Revanche des geeks, « A l'origine de l'origine, on trouve des formes anciennes du mot geek chez Shakespeare. Mais le stéréotype se fixe dans les années 1960-1970. Aux Etats-Unis, dans les cours de récréation, « geek » ou « nerd », c'était une insulte : quelqu'un de bon à l'école, apprécié des profs et pas forcément des autres élèves, qui avait du mal avec les filles... En France, c'est la figure du souffre-douleur. L'émergence de la culture geek est une épopée historique. Les années 1970 sont l'époque de la « lose », les années 1980-1990 celles de la contre-attaque15. » Le mot n'arrive que plus tard en France, dans les années 2000, et n'est pas chargé de la négativité qu'il avait à l'origine aux États Unis. Aujourd'hui, « geek » sonne presque comme un compliment et évoque le mythe du hacker, que nous avons évoqué précédemment, qui correspond à un homme capable de maîtriser l'outil technologique qu'est l'ordinateur. S'identifier à la culture geek permet donc un processus d'appartenance à un « nous » car « toute identification est en même temps différenciation. » Pour Barth, dans le processus d'identification, ce qui est premier, c'est précisément cette volonté de marquer la limite entre «eux » et « nous », donc d'établir et de maintenir ce qu'il appelle une « frontière. » Plus précisément, la frontière établie résulte d'un compromis entre celle que le groupe prétend se donner et celle que les autres veulent lui assigner » (Cuche, 2001).

15 http://www.lemonde.fr/technologies/article/2012/04/27/l-emergence-de-la-culture-geek-est-une-epopee-historique_1692451_651865.html

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L'utilisation du mot de « culture » pour désigner tout ce qui est « geek » peut cependant être remise en cause, car la notion de culture en sciences sociales ne correspond pas à l'usage courant qui est fait du mot : « Toute forme d'expression collective devient « culture ». La culture se fragmente, la culture est en miettes. On évoque ainsi la « culture hip-hop », la « culture footbalistique »[...] Or, ces pratiques et ce qu'elles impliquent ne peuvent pas être assimilées à ces systèmes globaux d'interprétation du monde et de structuration des comportements correspondant à ce que l'anthropologie entend par « culture ». [...] Un exemple particulièrement significatif de manipulation sémantique est fourni par les grandes écoles françaises qui ont troqué depuis peu le terme d'« esprit » (« esprit école ») contre celui de « culture ». Cependant, parmi ces établissements, ceux qui se réfèrent à leur culture propre sont précisément ceux qui n'appartiennent pas au cercle restreint des écoles les plus prestigieuses »(Cuche, 2001). Le sociologue Denis Colombi propose, lui, de parler de « mouvement culturel », reposant sur un groupe d'individu.e.s dont l'objectif serait de « proposer, promouvoir ou imposer, selon leur degré d'ambition, un rapport spécifique aux productions culturelles.16 » L'identité geek n'est pas figée, « il n'existe donc pas d'identité culturelle en soi, définissable une fois pour toutes. [...] Si l'on admet que l'identité est une construction sociale, la seule question pertinente devient : « Comment, pourquoi et par qui, à tel moment et dans tel contexte est produite, maintenue ou remise en cause telle identité particulière ? » (Cuche, 2001). La réponse à la question « par qui » est avancée pas Denis Colombi, qui émet l'hypothèse « que les geeks ne se rencontraient pas dans n'importe quel « habitat » - plutôt urbain que rural - et pas dans n'importe quelle classe - classes supérieures plutôt que populaires » car « la culture geek témoigne d'un rapport « savant » à la culture populaire. Il s'agit en effet toujours de traiter des biens culturels peu légitimes, souvent rejetés par l'école par exemple, comme pouvant s'apprécier sur le même mode que les oeuvres légitimes. [...] Et on s'enorgueillit d'en savoir plus que les autres, d'être plus fan, plus savant, plus lettré, plus connaisseur que le commun des mortels et que les autres geeks. Les connaissances pointues dans des domaines que certains considéreraient comme triviaux, par exemple la science-fiction, Star Trek ou autre, sont des moyens de manifester leur exceptionnalité par rapport au tout-venant qui leur impose cependant des façons précises de travailler. » En ce sens, la culture geek « repose largement sur un modèle de distinction. Et que sont les interminables débats pour savoir ce qu'est vraiment le « vrai geek » si ce n'est une forme profonde et radicale de distinction, une façon de se poser comme plus savant, comme plus raffiné, comme plus geek que l'autre ? » L'identité geek n'est donc pas facile à revendiquer, car s'ensuivent des remises en question, comme le remarque une blogueuse17 : « Plus que le non-geek auquel il oppose une méprisante indifférence, le geek hait ce qu'il considère comme le « faux geek » - l' imposteur qui a l'audace de partager ses centres d'intérêts sans se conformer parfaitement aux codes de la communauté. Le « casual » qui n'investit pas autant de temps et de passion que lui dans son loisir, le « n00b » qui débute, le « kevin » qui est trop jeune pour geeker « correctement »...Les femmes et les LGBT semblent tout particulièrement insupportables, car il n'est pas pire macho que celui qui est en mal de virilité. C'est pourquoi « gay » continue à être l'insulte par défaut dans les

16 http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2013/03/economie-politique-du-geek.html 17 http://cafaitgenre.org/2012/08/18/joystick-apologie-du-viol-et-culture-du-machisme/

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communautés gamers et jusque dans les jeux eux-mêmes. » En ce sens, être « le plus gros geek » devient une forme de valorisation et exige une hiérarchisation : « on parle de « covert prestige » : une nouvelle valorisation de soi au sein d'un groupe social peu prestigieux dans l'absolu. »18

2. La culture geek vue par les enquêté.e.s

A la question « pour toi, qu'est-ce que la culture geek ? », les enquêté.e.s ont donné des réponses plutôt variées. Car la culture geek n'est ni fixe ni définie clairement, et dépend également du positionnement de la personne et de sa conviction d'appartenir ou non à la communauté geek. Seulement deux des quinze enquêté.e.s ont déclaré se considérer comme geek, les treize autres se déclarant comme ne l'étant pas ou ne se prononçant pas.

Pour Guillaume, une distinction existe entre les « anciens » qui méritent réellement l'appelation geek, et les « nouveaux » qui sont nés avec la technologie :

« il y a les anciens geek enfin pas anciens, les vieux geek on les appelaient pas geek en même temps dans les années 80 à 90 ce qu'on appelait les ados boutonneux et tout ça c'est ce que je considère comme des vrais geeks, en fait c'est les personnes qui étaient à fond dans ce qu'ils faisaient ça n'avait rien à voir avec le reste ils étaient considérés dans un monde un peu à part et après il y a notre génération c'est-à-dire que nous on a vécu avec l'ordinateur aujourd'hui les plus jeunes que nous ont toujours connu l'ordinateur donc ils sont on peut dire geeks de naissance donc on a une culture par rapport à ça, par rapport à Internet, par rapport à l'informatique, au monde des consoles, tout ce qui est électronique aujourd'hui. »

Pas de distinction « vrai » et « faux » geek pour lui, il considère comme geek une génération entière.

Sam, lui, n'a pas le sentiment d'être un geek car il ne recherche pas activement à l'être : « la culture geek ça veut dire beaucoup de choses. Ça veut dire tout ce qu'un geek est censé connaître dans ce cas là je pourrais dire que je suis pas geek. Il y a des choses que je connais mais je connais pas tout et je m'amuse pas à chercher des trucs de geeks pour devenir geek. Mon but c'est pas de devenir geek. »

David ne se considère pas geek, car il ne se considère pas assez passionné par le domaine de l'informatique,

« en fait pour moi un geek c'est pas vraiment le stéréotype en soi c'est juste quelqu'un qui est passionné et qui connaît vraiment son domaine c'est-à-dire que tu peux être geek en matière de maths enfin il y a plusieurs spécialisations donc après ça peut concerner juste les comics. C'est plusieurs domaines mais ça rapporte souvent à des trucs comme la science-fiction où les jeux vidéos ou les sciences. Moi je me considère pas geek je suis un peu touche-à-tout donc je peux pas dire que je suis geek mais c'est vrai que je m'intéresse beaucoup plus à ce domaine là. »

18 http://cafaitgenre.org/2012/08/18/joystick-apologie-du-viol-et-culture-du-machisme/

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Baptiste donne une définition intéressante de la culture geek, qu'il qualifie de « puriste » et l'on retrouve l'opposition « anciens », « nouveaux » :

« c'est polémique. Moi je sais pas exactement. On on va dire j'en connais 80 % mais j'ai pas la prétention de dire que ce que j'ai moi comme conviction c'est la vraie. En fait pour moi j'ai pris la culture geek mais en tant que puriste en fait. C'est-à-dire fan d'informatique, féru d'informatique, débrouillard parce que à la base geek ça veut dire assez intelligent quand même. Qui s'intéresse à beaucoup de choses. Aussi féru de vieux jeux vidéo parce que je suis puriste et qu'à la base les geeks c'était ça, les gens qu'on mettait dans leurs cases, avec le micro-ordinateur de l'époque et qui s'y connaîssent en basique pour faire un jeu vidéo. Donc c'était ça pour moi geek et j'ai pris ce côté là. Je suis pas à leur niveau j'arriverai jamais à faire ce qu'ils faisaient parce que maintenant tout nous est mâché même si en fait c'est des trucs assez durs des fois tout nous est maché. Pour moi quand j'entends un mec qui dit je suis geek, je mange japonais je reste sur Facebook jusqu'à minuit, non tu n'es pas geek tu n'es rien du tout. Si c'est ça moi je suis pas geek du tout du coup ! »

Cette dernière phrase montre la volonté de distinction des « faux geeks », des personnes se revendiquant geek sans remplir toutes les conditions, d'ailleurs changeantes, de la communauté geek.

Louis fait écho à Baptiste, et fonde sa distinction sur l'utile et l'inutile :

« pour moi un geek à la base c'est quelqu'un qui fait vraiment de l'informatique et de l'informatique utile c'est quelqu'un qui est accro à l'informatique mais dans le bon sens quoi. Pas forcément qui passe sa vie devant l'ordinateur. Pour moi c'est pas un geek. Moi je me considère geek dans le sens où je travaille énormément. Dans le sens où je suis constamment sur un ordinateur mais en train de faire quelque chose mais je me considère pas comme geek parce que je suis constamment sur facebook. »

Matthieu offre une définition très genrée du « geek », qui semble, à ses yeux, avoir un sexe : « Pour moi un geek c'est un gars qui a la passion pour tout ce qui est informatique et électronique et tout ça. C'est ce que j'ai entendu dire après moi personnellement je m'en fous complètement. C'est pas que je me considère pas dedans c'est que je m'en fiche complètement si je le suis ou pas. »

En opposition avec cette définition, Anissa voit la culture geek comme distincte de la culture « informatique » : « Alors la culture geek c'est pas du tout la culture informatique. C'est surtout tout ce que les gens qui sont pas trop geek ne comprennent pas. Tout ce que tu peux trouver sur Internet mais qui n'est pas forcément en rapport avec l'informatique. Plus poussé, mais, enfin pour moi c'est comme ça que je définis la culture geek. C'est pas du tout la culture informatique. C'est juste des trucs fan. »

La seule fille à se déclarer geek est Chloé, qui considère qu'elle baigne dans cette culture :

« pour moi c'est un monde à part. Moi la culture geek c'est pas quelque chose que je vois à part, c'est quelque chose que j'ai intégré tu vois. C'est difficile parce que quand tu dis geek il n'y a pas seulement

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geek ordinateur, il y a aussi tout ce qui est ce qu'on appelle les otaku, qui sont fans de mangas, d'anime et tout. Donc moi je suis un peu dans tout ce qui est le dessin, donc forcément les anime, le mangas, je suis plus de ce côté-là mais je suis aussi côté un peu code, ordi. Je suis un peu des deux. Donc moi étant donné que je suis là-dedans, j'ai pas beaucoup de recul là-dessus. Mais globalement je le vois comme quelque chose de jeune, de frais, d'imaginaire et de sympa. C'est-à-dire, c'est pas qu'on vit dans l'imaginaire mais on se représente des choses qui n'existent pas forcément. Moi je le ressens comme ça en tout cas. Je trouve ça sympa. »

Amélie, enfin, offre une définition plutôt large de la culture geek, qui tient plus d'un état d'esprit que de critères bien définis :

« C'est marrant parce que en fait je suis en train de démissionner et en fait, j'ai fait un entretien où on m'a posé à la même question, mais presque pareil, on m'a demandé est-ce que tu te sens geek, et pourquoi. Et moi je vise des entreprises assez particulières. En fait moi je vise que des boîtes qui font du Linux donc si tu veux ça reste hyperspécialisé. C'est-à-dire que tous les entretiens que j'ai passés je suis allée à aucun entretien en costard. D'un autre côté moi je me dis c'est des entreprises que je vise donc, c'est le genre d'entreprise qui vont me poser la question. Ça dépend vachement des gens en fait. Moi je me mets, enfin... Vraiment pour moi ce que je ressens en fait, tout ce qui est, déjà aimer beaucoup l'informatique mais pas juste MSN et Facebook, pour moi c'est vraiment essayer plusieurs choses déjà, pas se contenter d'avoir un seul OS [système d'exploitation], avoir essayé une fois dans sa vie autre chose, juste pour voir ce que c'est à côté, être curieux, se dire ah ben tiens je vais voir ce qui se fait à côté. Pourquoi je préfère ça, aller essayer des nouvelles technologies. Par exemple toujours remettre en question ce qu'on a déjà appris, sur l'informatique toujours, toujours remettre en question ce qu'on a appris. C'est dire tiens si j'essayais ça. Vraiment être curieux, avoir envie vraiment de découvrir de nouvelles choses, même si c'est pas forcément pour les appliquer après mais juste se dire voilà est-ce que ça existe. Ne serait-ce est-ce que je ne pourrais pas le faire moi-même mieux. Et après que dans clairement moi c'est pas du tout les gens qui jouent aux jeux vidéos, même si ça en fait partie mais moi je trouve que c'est plus un effet de bord le fait que pas mal de gens jouent aux jeux vidéo. Après voilà, il faut faire partie d'une communauté avec des gens qui s'assemblent comme ça aussi, c'est important la communauté. »

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3. La culture geek à Epitech

Dans la communication externe d'Epitech (site internet, brochures, page facebook) la culture geek n'est pas mentionnée, si ce n'est dans les évènements en lien avec le jeu vidéo, mais elle n'est toutefois pas absente de l'esprit de l'école, comme en témoignent les enquêté.e.s pour qui la culture geek a plus ou moins d'importance à Epitech. Pour Sam, la référence constante au chiffre 42, qui vient du livre de science fiction Le Guide du Voyageur Galactique de Douglas Adams, et qui serait la réponse à la « Grande Question sur la Vie, l'Univers et le Reste », est une des manières d'invoquer la culture geek : « à Epitech tout est en fonction de 42. Au début je faisais pas attention en fait mais après j'ai compris que c'était à cause de ça. Apparemment il y aurait 42 escaliers dans le bâtiment ils se sont amusés mais bon ça ça fait partie de la culture geek. » Cependant, il estime que l'on peut suivre une scolarité complète sans connaître toute la culture geek « A Epitech, si on n'a pas de culture geek c'est pas grave dès l'instant où on trouve toujours ce dont on a besoin au bon moment. Si jamais j'ai besoin d'apprendre un langage programmation et que je connais le site du zéro c'est suffisant. 42 on s'en moque un peu. C'est inutile. Par contre si tu es geek à 100 % et que tu aimes tout ce qui est informatique tu apprendras tout. » Dounia, qui n'était pas du tout familière avec la culture geek avant d'arriver à Epitech, a été surprise que pour beaucoup d'élèves Epitech ne soit pas qu'une école, mais semble être une communauté de geeks :

« franchement quand on vit dans ce monde là et... Surtout quand on ne l'est pas en fait moi j'aime bien ce que je fais mais l'ambiance, les gens c'est différent. En fait pour eux il y a que ça que du code. Et genre comme on est pas obligé de venir tout le temps à l'école on essaie de compenser avec d'autres choses. J'essaye de sortir avec mes amis parce que vraiment si on reste dans ce monde là pendant un an on devient vraiment fou. Ils ne font que coder du matin au soir, si ils codent pas ils jouent, je te promets. Genre quand le jeu diablo trois est sorti tout le monde parlait de ça mais moi j'ai jamais joué je joue jamais. En fait ils vont dormir, ils habitent pas loin de l'école quasiment tous, c'est vraiment leur vie c'est que du code, ils sortent pas il dorment, ils reviennent le lendemain ils codent ils jouent, ils dorment ils reviennent. Franchement il faut venir pour voir. Moi j'aimerais bien en fait me sentir bien dans ça mais heureusement il y a quelques personnes qui sont pas du tout comme ça. Moi j'aimais bien l'informatique mais c'était pas vraiment informatique, juste comme tout le monde. Moi j'entendais dire tout le temps dire ouais eux c'est des geeks. Mais quand on vit dedans on voit bien ce que les gens veulent dire. »

Aux yeux de Dounia, seulement quelques personnes dans sa promotion ne « vivent » pas geek, la majorité passant toutes les journées à l'école, à travailler ou à jouer. Dounia utilise le terme « eux » pour parler des geeks, elle ne se considère donc pas dans cette communauté.

Marie a un avis similaire, bien qu'elle considère que cela ne concerne pas la majorité des élèves :

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« À Epitech il y a certains cas comme ça il font que du code mais après à côté ils n'ont pas de vie sociale. Un truc de fou. À Epitech ils sont pas forcément boutonneux parce qu'ils ont passé la puberté ils ont pas forcément tous des lunettes non plus mais ils ont un certain manque de vie sociale en fait ceux qui sont venus à Epitech c'est parce qu'ils adorent l'informatique ils savent déjà coder et parfois ils ont fait que ça dans leur vie en dehors de l'école ils ont fait que ça et c'est peut-être pour pallier à une sorte de timidité. Moi pour le monde extérieur je suis geek mais par rapport à eux non, je suis entre les deux. »

L'expérience de Mélanie à Bordeaux est dans la même veine :

« Pour moi la culture geek je vais prendre un exemple en fait c'est les gens qui sont dans mon groupe d'EIP c'est-à-dire que quand on a dû trouver un projet pour l'EIP moi j'avais pas d'idée et je me suis dit j'ai pas envie d'être avec des gens que je connais pas donc il y a un projet qui a été lancé à Bordeaux mais c'était que ce que j'appelle-moi des geeks c'est-à-dire que quand on fait des soirées jamais ils viennent le peu de fois qu'ils viennent ils se mettent sur une chaise au fond le avec leur verre de jus d'orange tu te sens limite mal à l'aise pour eux parce que tu te dis qu'ils ne passent pas une bonne soirée. Ils jouent tout le temps et ils restent tout le temps entre eux. Ceux qui sont dans mon groupe ils ont pas voulu partir à l'étranger ils sont restés à Paris,ils ont pris une colocation et ils font que jouer. Ils travaillent au dernier moment et ce disent oh il me reste 2h ça a intérêt à fonctionner et quand ça fonctionne pas t'es dans la merde. Et c'est impossible de les mettre à bosser. La nuit tu vas sur Skype ils sont connectés c'est parce qu'ils sont en train de jouer Warcraft ou des choses comme ça. »

Il est intéressant de remarquer que les trois personnes à insister sur ces « geeks » qui ne font que coder et jouer sont des filles, les garçons n'ayant pas mentionné de tels comportements. Pour Mélanie, ne pas connaître la culture geek peut avoir un impact sur la socialisation et même sur la scolarité

« Ça peut être important parce que souvent il y a eu des soirées Epitech c'était les soirées de jeux en réseau et quand toi tu n'es pas très très bonne en général on te veut pas mais c'est plutôt bon enfant. Après c'est la façon de parler surtout parce que quand tu n'es pas une geek tu t'intéresses pas. Mais ça peut être important parce qu'il y a des choses qui sont cultes et des fois par exemple Star Wars ou des choses comme ça tout le monde aime à Epitech. Et moi j'avais jamais regardé Star Wars et ça m'intéressait pas et en examen de C++ (langage de programmation) en troisième année la première question, dès que tu as fait une question ça s'arrête là le premier exercice est une question avant de commencer c'était qui a dit « je suis ton père », moi je fais c'est quoi cette connerie donc j'ai répondu faux et là tout le monde s'est foutu de ma gueule et j'ai eu 0 en plus à l'examen de la première session à cause de ça. Je suis une des seuls de France à avoir eu faux à cette question mais il y a des choses ça paraît tellement naturel pour eux. »

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David nous offre une réflexion intéressante, selon lui, la plupart des gens qui entrent à Epitech aujourd'hui ne seraient pas vraiment geek ni passionné.e.s d'informatique comme les promotions précédentes, mais pour celles/ceux qui n'abandonneraient pas en première année, Epitech se chargerait de leur donner la passion et donc probablement de leur apprendre la culture geek, dans une sorte de « curriculum caché » :

« maintenant il y a de plus en plus de personnes qui rentrent comme cette année les premières années ils sont pas si geek que ça en fait. En fait ça s'ouvre parce que justement l'industrie et le domaine a besoin de beaucoup de monde dont il y a beaucoup de gens qui sont intéressés parce que le taux de chômage est très faible. En fait j'en avais parlé avec quelqu'un de la com, les mecs ils disaient tu rentres pas passionné tu rentres intéressé et tu en ressors passionné, expert. La première année soit tu accroches soit tu adhères pas du tout et tu t'en vas. Je crois qu'on était 400 en première année dans la promo et là on doit être dans les environs de 200 ou 250. »

Baptiste semble confirmer cette vision, car pour lui, les anciennes promotions étaient composées de « vrais » geeks mais les nouvelles seraient plutôt composées de « faux » geeks :

« L'époque où il y a beaucoup de geeks et de vrais comme la promo 2012 ou 2011, les vrais férus d'informatique qui pouvaient y passer des heures et des heures et qui en même temps gardaient quand même une vie sociale eux ils s'en sont très bien sortis j'ai pas mal de potes ou de connaissances, je vois leurs notes je vois leurs motivations je vois ce qu'ils font je fais vous êtes des dieux quoi. Mais là on voit maintenant la promo 2016 et même 2015 à partir de là... On passe dans une salle et on voit des mecs en train de fumer une chicha en plein cours, en train de regarder des vidéos et pas en train de bosser alors que c'était quelques mois après leur piscine ils étaient en fin de premier semestre et pour eux maintenant geek c'est jeu vidéo et facebook alors que c'est pas du tout ça à la base c'est quand même l'informatique mais faut avoir une bonne culture geek c'est quand même ça, connaître les noms les gens qui ont créé, qui ont modélisé l'informatique d'aujourd'hui et les jeux vidéos d'aujourd'hui, l'univers science-fiction d'aujourd'hui genre Star Trek, j'ai des profs qui nous en parlent tout le temps. Le guide du voyageur galactique par exemple maintenant ils ne connaissent pas il y en a qui n'apprennent même pas alors que c'est pourtant la culture de l'école, pourquoi c'est 42 parce que voilà merde c'est 42 c'est la grande réponse. Il y en a qui ne cherchent même pas à comprendre c'est ça qui est horrible alors que ça fait partie de l'histoire de l'école. »

Pour Louis, en revanche, tou.te.s les étudiant.e.s d'Epitech sont des geeks, mais ne se revendiquent pas en tant que tels : « A Epitech on est forcément un geek. Dans le bon sens parce que les gens d'Epitech refusent de dire qu'il sont geek parce que justement les vrai mecs d'Epitech ils ne se considèrent pas comme geek à cause du fait que les gens disent que un geek c'est juste quelqu'un qui passe la journée à glander devant une machine alors qu'à Epitech ils bossent vraiment. De ce fait pour eux ils ne sont pas des geeks. »

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Matthieu, lui, a été surpris de l'importance de la culture geek à Epitech : « j'en avais jamais entendu parler avant de venir ici du 42. Il y a que Epitech qui prend des références de films pour faire son bordel. En tout cas j'avais pas entendu d'autres écoles qui faisaient ça. »

Anissa ne connaissait également rien de la culture geek, et se positionne même en opposition à cette culture

« il y a souvent des références ou des trucs que moi je ne savais pas. Par exemple 42 moi j'étais c'est quoi 42 ? Bon maintenant quand on sort le 42 je vois c'est quoi mais j'ai toujours pas regardé, j'ai toujours rien fait. Donc je fais ah oui bien sûr 42 ! Normalement je crois que c'est la réponse universelle. Un truc bizarre comme ça je pense que c'est de la fiction je me suis dit bon mais je me casse pas la tête et puis voilà. De toute manière je refuse d'être une geek. Je suis en informatique mais je garde toujours mon petit côté de petite « kikou lol », la fille qui aime un peu la mode, qui aime sortir, qui aime vivre, pas trop geek quoi. Je me définis pas comme étant geek. »

Chloé, qui se définissait comme geek, est la seule à évoquer un « nous » plutôt qu'un « eux » : « C'est un plus. C'est sympa, on se retrouve en fait dans cette école. Nous quand on va à Epitech on vient étudier l'informatique et on sait que la culture est omniprésente on se dit, on se sent à sa place en fait. » Pour elle, la culture geek est donc indissociable de l'esprit d'Epitech, qui représente une sorte de repaire de geeks, un lieu où elles et ils pourraient se retrouver.

Résultats et conclusions

La définition de la culture geek et la perception de son importance à Epitech varient donc selon les enquêté.e.s. Trois garçons (Guillaume, Baptiste et Louis) distinguent les vrais geeks, les anciens, des générations suivantes, où la culture geek serait réduite selon eux à l'internet et aux réseaux sociaux. Pour Matthieu, la culture geek est associée au masculin, puisqu'il décrit une personne geek comme « un gars ». Peu d'enqueté.e.s se sont identifié.e.s comme geek, Chloé est la seule à l'avoir clairement dit, bien que d'autres concèdent que tout dépend de quel point de vue on se place (Marie). Le « eux » et le « nous » n'est pas utilisé de la même façon, pour Chloé le « nous » représente les geeks, tandis que pour Dounia et Mélanie, c'est le « eux » qui renvoient aux geeks. Les garçons semblent définir de manière plus détaillée la culture geek, tandis que les filles insistent plus sur l'aspect stéréotypé de la culture geek (jouer aux jeux vidéos et coder sans arrêt, ne pas avoir de vie sociale...). Si l'on considère les groupes de mobilité, on ne remarque pas de différence flagrante, puisque les deux groupes sont représentés dans les diverses opinions. L'aspect genré prime donc ici sur le parcours social personnel.

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Chapitre IV

Epitech : Etudier et travailler à Epitech

Au cours des recherches et des entretiens, est apparu un sujet qui n'avait pas été anticipé mais qui mérite d'être évoqué ici : celui du statut étudiant.e.s/fromatrice/eurs. En effet, Epitech employant seulement 8 professeur.e.s au total, la formation est assurée par d'autres étudiant.e.s, divisé.e.s en catégories différentes selon ce qu'elles/ils font. La frontière entre élève et professeur.e est donc très mince et le statut sous lequel les étudiant.e.s sont embauché.e.s est surprenant.

1. Asteks, koalas et autre bocalien.ne.s : présentation

Nous allons tenter de présenter les principales catégories d'étudiant.e-employé.e, d'après les informations recueillies sur le site d'Epitech et auprès d'informatrice.eur.s élèves.

Les Astek sont des « assistant.e.s professeur.e.s » (Astek = assistants pour les teks) pour les 1ère et 2ème années dans les matières techniques. Présent.e.s pour les piscines (premières semaines de l'année très intenses) et les soutenances, elles et ils donnent les cours, encadrent les TP, rédigent les sujets, font passer les soutenances de projets et notent les élèves.

Les Koalas (KOALA = Kind of advanced language assistant) sont des assistant.e.s pour les 2ème, 3ème et 4ème années dans les matières techniques, elles/ils sont présent.e.s pour les soutenances et les projets pour tout ce qui est langage « evolués » (autre que le C qui est le langage de base).

Les AER (pour Animateur.e.s en région) sont des genre d'asteks mais avec peu de responsabilités. Elles/ils donnent parfois des cours, mais s'occupent surtout des journées portes ouvertes, salon de l'étudiant et autres évènements de l'école. Elles/ils doivent assurer une permanence à l'école entre 18h et 23h et le week end en province

Les bocalien.ne.s sont chargé.e.s de la maintenance du réseau informatique et assurent une permanence 24h/24 et 7j/7 en se relayant. Ils ont la particularité de dormir sur place et d'effectuer de longues heures.

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Epitech dispose de plusieurs « laboratoires de recherche » qui regroupent des ancien.ne.s et des étudiant.e.s actuel.le.s. Les étudiant.e.s employé.e.s de labos sont pour certain.e.s « permanent.e.s » c'est-à-dire qu'elles/ils doivent assurer la permanence du lundi au samedi de 10h à 18h.

Enfin, les Susies ne sont pas étudiant.e.s à Epitech mais sont des personnes parlant couramment anglais employé.e.s pour discuter en anglais avec les élèves 2h par semaine. Pour pouvoir travailler à Epitech, l'école les oblige à acquérir de statut d'auto-entrepreneur.e.s.

2. Statut d'autoentrepreneur.e : quelques réflexions et interrogations

Epitech emploie des étudiant.e.s depuis sa création, et jusqu'à récemment tout se faisait de manière non déclarée, c'est à dire que les élèves n'avaient aucun contrat de travail, ce qui signifie aucune protection, l'école ne payait aucune charge patronale et la rémunération se faisait sous forme de remboursement/déduction partielle des frais de scolarité. Martin, que je connaissais et qui m'a aidée à aborder le terrain d'Epitech, a été astek à Bordeaux pendant sa scolarité, et déclare avoir été payé 15€ de l'heure à l'époque et parle d'un système de volontariat, c'est-à-dire que l'école envoyait un email disant que tant d'assistant.e.s étaient nécessaires pour telle piscine/projet/soutenance, et celles/ceux qui le souhaitaient s'inscrivaient pour travailler. Le ratio, à l'époque de Martin (il y a un ou deux ans), était d'un astek pour dix élèves, mais le discours officiel de l'école aujourd'hui montre une diminution drastique du nombre d'assistant.e : « Le ratio étudiants/assistants souhaité est de 30, avec au minimum 1 assistant par salle. Ainsi les régions ayant des locaux dont les salles sont petites ont besoin de plus d'assistants puisque dans une salle ne pouvant contenir que 15 élèves on ne peut pas avoir un demi assistant. »

Depuis 2010, un nouveau statut a été créé par le gouvernement, appelé « auto-entrepreneur.e » qui permet, en une démarche plus simple qu'une création d'entreprise, de se mettre à son compte et de proposer des services à des entreprises ou des particuliers. Epitech a alors décidé d'utiliser ce statut pour tou.te.s les étudiant.e.s qui travaillaient au sein de l'école, tout en sachant que ce statut n'étais pas légal, ce que l'avocate de l'école aurait décrit aux étudiant.e.s comme « illégal mais moins qu'avant », d'après Martin.

En effet, la brochure de promotion de l'auto-entrepreunariat préconise de faire « attention avant d'adhérer au régime auto-entrepreneur, [car] il convient de vérifier que ce régime est adapté à votre situation. En effet certaines professions ne peuvent pas, par exemple, être exercées sous le régime auto-entrepreneur. Tel est le cas notamment des activités exercées dans le cadre d'un lien de subordination pour lesquelles seul le salariat doit être retenu. » Il est en effet illégal de faire passer une personne sous le statut d'auto-entrepreneur.e pour un poste « fixe » qui impose un lieu de travail, des horaires précis ainsi qu'un format et des délais pour présenter la facture, ce qu'Epitech impose désormais à tou.te.s ses étudiant.e.s asteks, AER, koalas et autres.

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Une enquête de l'Insee sur les auto-entrepreneur.e.s constate que « trois ans après avoir démarré leur activité, neuf auto-entrepreneurs sur dix dégagent un revenu inférieur au Smic. Sur les 328.000 personnes qui ont créé une auto-entreprise en 2009, seulement un quart a pu dégager un revenu positif de façon continue sur les trois ans.» « Les revenus non salariaux des auto-entrepreneurs (4.300 euros en 2009) sont trois fois plus faibles que ceux des entrepreneurs classiques (14.100 euros). »

De nombreux articles mettent en garde contre les abus que peut entraîner ce statut : « L'auto-entrepreneur ne bénéficie pas des allocations de chômage en cas d'échec. Le salariat déguisé est un risque important notamment si l'auto-entrepreneur n'a qu'un seul client, qui l'emploie dans un lien de subordination juridique permanent (et démontrable).19 »

Les gains sont considérables pour les employeur.e.s qui pratiquent le salariat déguisé en auto-entrepreneuriat, cela « permet à l'employeur de faire des économies (pas de cotisations sociales à payer...) alors que le « faux» auto-entrepreneur prend tous les risques : pas d'assurance-chômage, pas de cotisations supplémentaires retraite, pas de mutuelle, pas de protection en cas de rupture des relations. [...] l'employeur peut être condamné pour délit de travail dissimulé ou abus de vulnérabilité.20 »

Martin m'affirme que de moins en moins d'étudiant.e.s souhaitent être astek depuis le changement de statut pour plusieurs raisons : le ratio astek/élèves ne fait qu'augmenter, ne laissant pas aux asteks une seconde de répit, le volontariat tend à disparaître au profit d'un minimum d'heures imposées, et surtout, d'après Martin, la rémunération des asteks serait passée avec le statut d'auto-entrepreneur.e de 15 à 7,5€ de l'heure, ce qui découragerait fortement les élèves.

Voici les déclarations de Marie, après avoir commencé à travailler au bocal :

« Je suis passée en statut d'auto-entrepreneur mais maintenant nous sommes sous convention de stage et on est payé 1700€ brut par mois en auto-entrepreneur, en tant que stagiaire notre revenu net par mois ne change pas. Je ne peux pas te donner un revenu horaire car nos horaires varient trop. Le régime bocal et le régime astek sont différents nous n'avons jamais été payés 15 € de l'heure. »

Tout semble assez opaque quant aux pratiques et rémunérations des différentes catégories d'employé.e.s d'Epitech, Marie nous dit qu'elle est en stage et en auto-entrepreneure, je ne saisis pas tous les détails mais sa rémunération semble être conséquente (1700€ brut) même si, avec le statut d'auto-entrepreneure, Marie ne paie ses cotisations sociales à l'Urssaf qu'une fois par an ou par trimestre, ce qui revient à une somme conséquente à laisser absolument de côté pour les cotisations. On peut donc supposer que les bocalien.ne.s se situent parmi les mieux payé.e.s des étudiant.e.s à Epitech.

19 http://lentreprise.lexpress.fr/statut-auto-entrepreneur/auto-entrepreneur-20-limites-a-connaitre-avant-de-choisir-ce-statut_29918.html?p=2 20 http://lentreprise.lexpress.fr/statut-auto-entrepreneur/faire-travailler-un-auto-entrepreneur-risque-de-requalification-en-contrat-de-travail_28702.html

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3. Une forme de précarité ?

P. Cingolani préfère parler des précarités plutôt que de la précarité, car le concept recouvre plusieurs acceptions. Il me semble que l'emploi des étudiant.e.s d'Epitech en auto-entrepreneur.e est, dans certains cas, une forme de travail précaire. L'emploi précaire « concerne généralement des emplois peu qualifiés et une rémunération plus irrégulière » et implique souvent un « déficit plus ou moins grand de protection » (Cingolani, 2005). La précarité contemporaine se distingue de la précarité des siècles passés par « la manière dont les intermittences et les incertitudes sont sous la pression directe de la monnaie, sous la contrainte directe du marché, tandis que l'Etat et ses dispositifs sociaux apparaissent comme les seuls recours devant ces contraintes. » Dans les emplois précaires, « l'intermittence des temps produit une rupture dans l'unité du collectif de travail et [...] la possibilité du licenciement, ou de la menace de la fin de mission, un moyen de sujétion du salarié », la discontinuité devenant ainsi un « instrument de commandement et de subordination. » P. Cingolani rappelle que « la précarité n'est pas seulement un fait objectif mais relève d'une expérience et d'une activité subjective. »

Le statut d'auto-entrepreneur.e a été décrit comme permettant une plus grande liberté et flexibilité des travailleuse.eur.s, mais pour Cingolani, « Il n'y a pas de précarité qui soit une liberté, ceux qui le disent à droite ou à gauche se bercent et bercent d'illusion. La précarité est une contradiction. Elle est telle parce que la discontinuité est un enjeu divisé, entre, d'un côté, sa compréhension néomanagériale en termes de subordination, de flexibilité et de réduction des sécurités. »

Epitech a donc bien compris ce qu'elle avait à gagner en utilisant ce nouveau statut et illustre les nouvelles dérives des entreprises pour lesquelles « La précarité n'est autre que la discontinuité assujettie à la seule logique managériale, rendue outil d'assujettissement dans le perspective de la fructification économique » (Cingolani 2005).

On peut parler d'une forme de précarité pour l'emploi des étudiant.e.s d'Epitech car « la précarité désigne souvent un type d'emplois, dits atypiques ou hors normes par rapport au modèle de l'emploi à temps plein à durée indéterminée [...]. Mais elle touche aussi au travail, c'est à dire, au contenu des activités, et aux conditions de travail (horaires, pénibilité, manque de reconnaissance). » (Bresson, 2010). De mauvaises conditions de travail « favorisent la généralisation d'un sentiment d'insécurité sociale » et ne permettent pas aux étudiant.e.s de vivre normalement leur scolarité et leur implication dans l'école.

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4. Conditions de travail

Les conditions de travail varient selon que les étudiant.e.s sont AER, asteks, koalas, bocalien.ne.s ou permanent.e.s de labo, mais certain.e.s enquêté.e.s ont abordé leurs propres conditions de travail.

Les bocalien.ne.s qui n'étaient que des garçons jusqu'à l'arrivée de Marie passent un temps considérable à l'école, car il faut qu'une personne soit disponible 24h/24 et 7 jours sur 7 pour veiller sur le réseau informatique et parer aux situations urgentes. Marie me confie que « s'ils ont une nuit de garde le lundi ça veut dire qu'ils restent de 9:00 le lundi matin jusqu'à 19:00 le mardi soir je sais pas si c'est très légal ils sont embauchés en tant qu'auto-entrepreneur donc c'est différent. » Pour les autres, les conditions de travail semblent être en train de changer. Marc, qui est astek confie :

« jusqu'à maintenant, en fait ils [les responsables] disaient : « oui on a besoin de gens pour faire ça » et si tu es disponible, tu y vas, ou tu n'y vas pas s'il y a trop de gens qui postulent. Et ils essayent de faire tourner les effectifs. Du coup, apparemment, ça va changer. Il va y avoir un minimum d'heures, et tu ne choisiras plus, tu feras les heures qu'on te dira. Et d'ailleurs moi je ne veux pas être astek comme ça, et d'ailleurs à mon avis, ils vont en perdre pas mal, je ne sais pas s'ils vont avoir assez d'asteks parce que c'était un peu ça les avantages du truc, il y en a plein qui font un peu un part time, et qui sont quand même astek à côté quand ils ont le temps. Ça arrondit les fins de mois.»

Marc a connu la transition de travail non déclaré à salariat déguisé en auto-entreprenariat : « maintenant c'est de l'auto-entreprenariat. Et du coup, tu es payé à l'heure. Avant, ce n'était pas de l'auto-entreprenariat mais c'était le même système de fonctionnement, tu étais payé à l'heure. Ils considéraient, une soutenance de 5h payées 15 € de l'heure. Et une journée de soutenance c'était 9h.»

Les conditions de travail des asteks semblent assez éprouvantes, durant les périodes de « piscine » c'est-à-dire les quelques semaines intensives propres à Epitech,

« c'est 10h par jour, six jours par semaine. C'est fort quoi, mais ça paye bien à la fin quoi. Ça fait plaisir quand le salaire tombe. Encore, c'est pour nous, les élèves c'est pire ! Les élèves, ces 9h minuit qu'ils font. Il y a une team le matin une team le soir, et ça se croise l'après-midi en fait. Donc nous, il y avait une team qui faisait 9h-19h. Et du coup les autres, ils font 12h minuit. Ce qui fait que l'après-midi, il y a tout le monde qui est là, il y a plein de gens et le matin, il y a un peu moins de monde et le soir, il y a un peu moins de monde. Et du coup, ça fait des journées de 10h. »

On comprend bien que de tels horaires et conditions de travail sortent du cadre légal et peuvent difficilement être pratiquées sans risque. Les étudiant.e.s l'ont bien compris et n'acceptent pas tou.te.s ces conditions et ce nouveau statut, certain.e.s osant même critiquer ouvertement la direction de l'école.

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5. Contestation des étudiant.e.s

Epitech propose sur le portail étudiant.e.s un forum interne divisé en catégories, où les étudiant.e.s peuvent parler entre eux mais aussi poser des questions à l'administration. C'est ce qu'a fait un élève suite à l'introduction du statut d'auto-entrepreneur.e, dont voici un extrait :

« je souhaiterais vous poser une question concernant la décision de faire passer tous les AERs auto-entrepreneurs. Lors de la formation des assistants à la mi-septembre, Sébastien nous a dit qu'il s'agissait ici d'une démarche visant à « rendre un peu plus légal » l'emploi d'élèves au sein de l'école. Or niveau légalité c'est loin d'être l'idéal, j'ai déjà pu répertorier 2 caractères frauduleux de la démarche dont un nous incriminant nous, auto-entrepreneurs :

- le fait de « forcer » les personnes voulant travailler pour vous à devenir auto-entrepreneur (je parle bien évidemment des AERs) n'est pas légal, si l'URSSAF venait à me demander pourquoi j'ai créé une auto-entreprise, je ne saurais quoi répondre sans mettre l'école dans une situation délicate.

- le fait que nous ayons un seul client risque de nous porter du tort, à la longue (un an, si ce n'est moins...) nous pourrions être soupçonnés de « salariat déguisé », et c'est nous qui en paierons les frais.

je cite : « De facto, certains auto-entrepreneurs travaillent quasi-exclusivement pour un seul et même client, dans des conditions identiques à celles de salariés : méfiez-vous de ces pratiques abusives car les auto-entrepreneurs en sont toujours les perdants. »

Cela fait déjà deux bémols, et je pense que nous en découvrirons d'autres avec le temps. Ma question est la suivante : cette décision de nous faire passer auto-entrepreneur a t-elle était faite en connaissance de cause de ces problèmes ? Auquel cas vous devez, je l'espère, avoir prévu l'éventualité où l'école serait accusée de déguiser ses employés en auto-entrepreneurs afin de faire des économies grâce aux cotisations sociales.

Je pense qu'il ne s'agit pas là d'un problème à prendre à la légère, en plus d'être risqué pour nous, le statut d'auto-entrepreneur est pour le moins désavantageux (pas d'assurance-chômage, pas de cotisations supplémentaires retraite, pas de mutuelle, pas de protection en cas de rupture des relations...).

N'y a t-il donc aucun moyen légal de faire travailler des élèves au sein de l'école sans leur faire prendre tant de risques ? »

Ce message, directement adressé à la direction d'Epitech, déclenche des discussions entre élèves, l'un d'eux disant « Je pense qu'ils aiment ne pas payer de taxes à l'Etat », ce à quoi le directeur de l'école répond :

« Qui aime payer des taxes ? Mais la difficulté est bien plus complexe qu'il n'y semble.

Au final, nous n'avons peut-être aucun moyen 100% légal d'employer des étudiants de l'école.

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Enfin, notre avocate y travail (certes pas rapidement). Peut-être un montage avec une asso/fondation ... Enfin c'est en cours ... »

Il faut garder à l'esprit que le directeur est un « geek » également, et qu'il est bien plus proche des élèves que n'importe quel.le autre directeur.ice d'école, certain.e.s élèves le tutoient même. D'autres élèves font part des mêmes craintes que Cyril : « Il n'est pas le seul a se poser ce genre de questions, les assistants/permanents labos divers et variés aussi. » Un élève prend la défense de l'école, mais il sera le seul, les élèves pensant plutôt que « La démarche de « recrutement » des assistants pédagogiques de l'école me semble difficile à défendre. C'est une situation connue dans beaucoup d'entreprises, un entrepreneur est beaucoup plus souple qu'un employé sous CDI : pas d'assurance maladie, pas de congés, pas de primes, souplesse absolue. » Un autre élève dit qu'au cas où l'Urssaf viendrait à découvrir le salariat déguisé, « Epitech risque d'être amené à devoir nous intégrer en tant que salariés, et à nous payer les sommes dues sur la différence entre notre salaire horaire actuel et le smic (ce qui, lorsqu'on regarde pour les AER par exemple le temps obligatoirement passé à l'école, représente une énorme différence). » Ce qui laisse clairement penser que les salaires sont inférieurs au smic pour certain.e.s. Le directeur réapparaît brièvement sur le forum pour dire simplement « Je t'assure que nous y travaillons. Nous sommes en attente depuis mi-décembre d'une étude demandée à notre avocate. La chose est plus complexe qu'il n'y parait. Nicolas. » Un mois plus tard, il poste un autre message, en réponse aux étudiant.e.s qui s'impatientent :

« Je comprends parfaitement la situation. Néanmoins je n'ai toujours pas de retour de l'avocate à ce sujet. Quelques bribes seulement. Je vous assure que cette situation ne me plaît pas plus qu'à vous et que nous sommes le plus actif possible sur le sujet. Par contre, je ne comprends pas un point dans l'immédiat, pour moi, vous êtes payés normalement (c'est ce qu'on me dit) ?Donc le problème n'est qu'une question de forme. Epitech seule porte l'éventuel risque d'une requalification qui pourrait entraîner d'avoir à payer un arriéré de charges. Mais pour vous je ne comprends pas trop la difficulté ? »

Cette dernière phrase déclenche une vague d'indignation de la part des étudiant.e.s :

« Des difficultés, pour nous, il y en a plusieurs ... Tout d'abord, être dans un statut dont personne ne peut nous garantir la légalité. Comment se fait-il, ainsi qu'il a déjà été dit dans ce thread, que ce changement nous aie été imposé alors que le cadre légal n'était pas clairement défini ? Comment se fait-il que nous soyons traités comme des prestataires d'un côté (Obligation de fournir des factures, d'adopter un statut d'entreprise) et d'un autre côté comme des employés (templates de factures imposés à la ligne près sous peine de refus arbitraire de paiement, contraintes de paiement de la compta qui ne devraient pas concerner des prestas mais apparemment nous concernent) ? » Cet élève se plaint également des délais de paiement qui sont devenus aléatoires depuis que le statut d'auto-entrepreneur.e a été introduit.

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Un autre élève s'inquiète pour les risques juridiques :

« Quid des accidents du travail ? Quid de l'étudiant un peu trop stressé en piscine et dont les parents portent plainte pour harcèlement ? Quid des problématiques d'autorisation d'enseigner (certes, les assistants ne font pas de cours, mais tu sais comme moi que c'est parfois une frontière trouble) ? Les prestations des assistants sont-elles soumises à des obligations de moyens ou de résultats ? [...]Le fait est qu'un prestataire a, par nature, une responsabilité plus grande qu'un employé. Nous prenons plus de risques. » Il mentionne également les problèmes administratifs rencontrés « les assistants ayant oublié de déclarer des revenus, ou les ayant mal déclarés car ils n'ont aucune idée de ce que veut dire ce bout de papier envoyé par l'URSSAF. Ou les assistants découvrant après coup le montant des charges qu'ils doivent payer, bien au delà de leurs estimations. Certes, ils auraient sûrement dû aller chercher l'info. Mais le fait est que tous ces gens sont devenus AE en suivant à la lettre des documents édités par Epitech, ont utilisé les templates de factures Epitech, bref, se sont laissés totalement porter par l'école pour devenir AE et gérer leur statut. Et un jour ils ont découvert avec stupeur qu'on ne leur avait pas mâché tout le travail mais juste une partie, et surtout, qu'on ne le leur avait pas dit clairement. »

D'autres élèves s'impatientent « Pourquoi ne pas avoir trouvé de réponse avant de faire passer plusieurs dizaines de personnes sous le statut d'auto-entrepreneur ? J'ai l'impression que le problème est traité à l'envers. » Un autre relate même des déclarations de l'avocate sur le travail non déclaré « Sans vouloir faire de mauvais esprit : c'est la même avocate dont Sébastien Benoit nous a affirmé (en formation assistants, le vendredi 16 septembre, après avoir publiquement reconnu que l'école avait eu recours au travail au noir de façon répétée pendant plusieurs années) qu'elle avait recommandé cette solution ? » Ce à quoi le directeur répond que « C'est son travail. Et la situation est très complexe. Nous devrions avoir sa note prochainement. Globalement elle dit que seuls les stages et les auto-entrepreneur sont possibles. Pour elle, nous ne pouvons rien faire d'autre. » Il ne me semble pas pourtant que la situation soit si complexe, et je ne vois pas ce qui empêcherait l'école d'employer en contrat à durée déterminée ou indéterminée à temps partiel ou plein ses étudiant.e.s.

Tous les témoignages, comme celui qui suit, montrent clairement les conditions difficiles de travail et de vie des étudiant.e.s « salarié.e.s » à Epitech :

« Ma propre facture est datée du 01/01/2012. Nous sommes le 3 [février]. je n'ai toujours pas été payé. Par contre l'urssaf a été payée, ainsi que mon loyer et mes factures, parce qu'à ce niveau je n'ai pas vraiment le choix. Je risque de faire descendre de beaucoup les stats de l'école au niveau des salaires de sortie. [...] L'impression que j'en ai (et qui est partagée par de nombreux autres assistants au vu des réactions dans ce thread) est que le passage sur ce nouveau système a été mis en place uniquement pour éviter a l'école de payer

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les taxes patronales, avec un dédain clair et évident pour les assistants et leurs besoins. » Un autre étudiant fait part du même problème dans une ville différente

A ce jour, aucune réponse n'a été apportée à la colère des étudiant.e.s et l'école utilise toujours le statut d'auto-entrepreneur.e. Il m'a alors semblé intéressant de contacter (par email) Cyril, qui est à l'origine de la contestation semble totalement découragé :

« La plupart des gens travaillant pour l'école ferment les yeux vis à vis de ce genre d'entourloupe, y'a que les grandes gueules comme moi qui se manifestent, et au final je travaille plus pour eux. Pour ce qui est du post sur le forum, ça fait presque 1 an qu'on doit avoir une réponse « la semaine prochaine », j'ai abandonné l'idée de voir un jour les dirigeants de l'école régler ce problème, c'est un sujet maintenant étouffé et qui ne bouleverse en rien le travail quotidien des AERs. C'est une grosse arnaque, mais bon les dirigeants de l'école s'abstiennent bien d'évoquer le sujet. La réussite de mon cursus et l'obtention de mon diplôme sont ma priorité, je ne souhaite plus me battre contre l'école, j'ai assez donné. »

6. Groupe Ionis et manipulations financières : écoles ou entreprises ?

Epitech appartient au Groupe Ionis, société qui détient 15 établissements d'enseignement supérieur, se décrivant sur son propre site internet comme « leader de l'enseignement supérieur privé en France. » Ionis Group est une société par actions simplifiée créée en 1994, c'est-à-dire que la société verse des bénéfices à ses actionnaires, contrairement à Epitech qui a le statut d'association. Ionis Group est une holding dont le chiffre d'affaires en 2012 s'élevait à 5949 000 euros et le résultat net à 237 000 euros d'après le site spécialisé manageo21, tandis que d'après un article du site de L'Express, le chiffre d'affaire s'élèverait à « environ 100 millions d'euros par an »22. On peut se douter qu'une société ayant des actionnaires doive adopter un comportement capitaliste de maximisation des gains, mais officiellement, Epitech a le statut d'association23, ce qui fait qu'elle n'a pas la possibilité d'engendrer des bénéfices et que théoriquement, tout l'argent entrant devrait être réinvesti, mais des élèves m'ont fait part de plusieurs stratégies pour reverser des bénéfices au groupe Ionis. Tout d'abord, une partie importante des frais payés par les élèves est « officiellement » utilisée pour mettre à jour et renouveler le parc informatique alors que depuis 2 ans l'école oblige les élèves à acheter un ordinateur portable (modèle imposé par l'école) en plus d'avoir à payer ces frais. Un de mes informateurs (connaissance à Epitech qui n'a pas participé à un entretien) m'indique également que les bénéfices d'Epitech seraient versés à Ionis à travers le loyer qui correspondrait toujours au centime près aux bénéfices faits par l'école. Toutes les écoles du groupe feraient pareil, et cette information semble être confirmée par la réponse d'un autre élève sur le forum interne : « je vois mal comment les sorties d'argent peuvent se faire légalement en

21 http://www.manageo.fr/fiche_info/399346519/40/ionis-groupe.html

22 http://lentreprise.lexpress.fr/croissance-interne/ionis-education-group-lance-une-ecole-sur-les-metiers-de-l-internet_28680.html 23 http://www.manageo.fr/fiche_info/423855196/14/epitech-ecole-informatique-nouv-technol.html

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dehors de la location de locaux et autres choses du même genre où l'argent sort clairement. » Enfin, le sous-sol de l'école, appelé « Under » serait également vendu d'une année sur l'autre entre les écoles pour éviter de payer des impôts. Il existe probablement encore d'autres stratégies que mes informateurs ne connaissaient pas.

Il est intéressant de voir que lorsque le directeur de l'école tente d'expliquer le coût de la scolarité à ses étudiant.e.s lors d'une discussion publiée sur un site d'étudiant.e.s24, il parle de « Masse salariale » dans son budget, incluant : « les salaires des assistants récemment passés auto-entrepreneurs et des professeurs (prestataires ou non). » Tout indique clairement que les étudiant.e.s employé.e.s par l'école sont de vrais salarié.e.s, sans toutefois en avoir le statut et la protection. On peut se demander combien de temps il faudra pour qu'un.e étudiant.e poursuive l'école en justice. Epitech semble clairement ne pas avoir de problèmes avec cette situation et avoir la conscience tranquille quant au travail auparavant non déclaré, aujourd'hui exploité des étudiant.e.s. Depuis le départ des trois directeurs d'Epitech, des critiques s'élèvent envers les écoles d'informatique existantes, qu'ils estiment bien trop chères, ont-ils expliqué lors de la conférence de présentation de leur nouvelle école : 42. Comme évoqué précédemment, Nicolas Sadirac, nouveau directeur de l'école 42, estime que le système éducatif « ne répond plus du tout à la problématique des étudiants mais répond à sa propre problématique. 25»

7. Qui peut être astek/koala ?

Le problème avec le statut d'auto-entrepreneur.e c'est l'unilatéralité, car ici, il n'y a pas de partenaires mais un employeur, Epitech, et des employé.e.s qui sont officiellement des partenaires mais dont toutes les conditions de travail ainsi que le discours officiel montrent que tel n'est pas le cas. On peut alors se demander, quel genre d'étudiant.e peut supporter ces conditions de travail et de paiement, sans que sa scolarité n'en pâtisse. L'intermittence des missions, le risque de ne plus travailler du jour au lendemain et les délais de paiement très longs sont des risques que tou.te.s les élèves ne peuvent pas prendre. Les élèves qui peuvent se permettre d'être asteks, koalas, AER, bocalien.ne.s ou permanent.e.s de labos sous le régime d'auto-entrepreunariat sont celleux dont les parents les soutiennent financièrement, car les retards de paiement et l'aspect précaire de ce régime ne leur permet pas d'avoir un appartement dont elles/ils seraient les seul.e.s payeuse.eur.s. Il est peu probable que des propriétaires acceptent de louer un appartement à un.e étudiant.e ayant pour seuls revenus l'auto-entrepreunariat qui est par définition aléatoire et composé de missions ponctuelles, en plus de n'être que peu rémunéré dans ce cas précis. Le travail des assistant.e.s est lié de manière directe à leur quotidien d'étudiant.e.s et elles/ils ne font que reproduire leurs expériences d'étudiant.e qui ne datent que de quelques années, les projets ne changeant presque pas. Le travail sous le statut d'auto-

24 https://return.epitech.eu/?p=861

25 http://www.42.fr/biographie/nicolas-sadirac/

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entrepreneur.e à Epitech semble donc opérer une sorte d'exclusion, les personnes n'ayant aucune aide ne pouvant pas faire astek, koala ou autre iront donc chercher un emploi plus stable et mieux rémunéré. De plus, la pédagogie d'Epitech privilégiant les projets, les professeur.e.s sont très rares, ce qui fait porter la responsabilité de l'enseignement et de l'accompagnement sur les étudiant.e.s travaillant à Epitech.

Conclusion

Ce sujet, apparu au cours des recherches nécessiterait une analyse approfondie, mais il me semble qu'il était important de l'aborder ici. Le travail des étudiant.e.s comme formatrice/eur.s existe dans de nombreuses écoles, mais est traditionnellement en complément de celui des adultes, tandis qu'à Epitech, les étudiant.e.s/professeur.e.s sont plus nombreuses.x que les professeur.e.s adultes. La responsabilité donnée aux étudiant.e.s est donc très grande et le statut relativement précaire d'auto-entrepreneur.e entre en contradiction avec l'importance du travail demandé. Epitech emploie ces étudiant.e.s dans des conditions de salariat : les lieux, horaires et contenu du travail sont imposé.e.s par l'école. Or le statut d'auto-entrepreneur.e ne peut être utilisé que dans les cas où les deux parties sont à égalité, sans rapport de subordination, mais dans un rapport de collaboration. Utiliser ce statut permet à Epitech d'économiser sur de nombreuses charges et de dégager de plus gros bénéfices, bénéfices qui ne sont pas censés exister dans une association où tout l'argent devrait théoriquement être réinvesti. A travers différents systèmes, le groupe Ionis récupère les bénéfices faits par Epitech afin de les distribuer à ses actionnaires.

Il est intéressant de noter que les trois dirigeants de l'école, partis pour créer leur propre école, 42, critiquent maintenant fortement les écoles privées payantes (dont Epitech). Lors de la conférence de présentation de l'école26, un des trois dirigeants, KwameYamgnane, critique directement les écoles privées, critique résumée immédiatement après par Xavier Niel : « on a le choix entre une université qui, dans nos sujets, ne sait pas former convenablement ce type d'élèves, et des écoles privées dans lesquelles le critère d'entrée c'est l'argent, qui ne sont pas ouvertes à tous, et dans lesquelles on peut estimer que la formation, puisqu'elle est directement liée à l'argent n'aura pas toute l'objectivité qu'on peut attendre du cursus, et dans la reconnaissance des élèves. » La frontière entre formation initiale et formation professionnelle sera abolie par cette nouvelle école, entièrement financée par l'entreprise Free, qui sera donc seule maître à bord pour décider du cursus, puisque l'école ne délivre aucun diplôme reconnu par l'Etat.

26 http://www.dailymotion.com/video/xyhn5k_conference-de-presse-lancement-de-42_school#.UVGS6BltRQw

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Partie 2 : Le coût de l'ouverture sociale

Chapitre V

Catégorisation de sexe et exclusion

Les processus de catégorisation se retrouvent constamment dans notre société inégalitaire, les rapports sociaux étant soutenus par l'enfermement des personnes minoritaires dans des catégories servant à justifier, à posteriori les inégalités. Les catégorisations présentes à Epitech sont principalement celles de sexe. A Epitech, 93 à 98% des élèves (selon les promotions) sont des garçons, les rares filles qui entrent et restent à Epitech doivent faire avec une culture d'exclusion des femmes, qui se met en place à travers divers mécanismes passant par l'humour, le harcèlement stratégique, jusqu'à l'exclusion institutionnelle. Une catégorisation racisante s'opère aussi à Epitech, bien qu'elle soit plus subtile et que les exemples dans les entretiens soient moins nombreux.

1. Mécanismes d'exclusion des femmes

« Il y en a certains qui refuseront de travailler avec toi parce que tu es une fille. C'est comme ça ils vont sortir des excuses bidons. Mais je l'ai entendu. Une fois il y avait deux garçons qui étaient derrière moi et qui font « ouai on se met avec elle ? », et l'autre fait « non c'est une fille » Anissa

1.1 Le soupçon d'incompétence

Les étudiantes que l'on retrouve à Epitech sont celles qui ont été relativement épargnées par la prophétie autoréalisatrice de K. Merton (1949), dans le sens où elles sont la minorité dans un domaine et dans une école considérées comme masculines et qu'elles ont été amenées à dépasser le stéréotype des femmes comme étant mauvaises en informatique ainsi que le tabou de l'accès des femmes aux outils et à la technologie (Tabet, 1998). Il y a donc de grandes chances pour que la majorité des filles d'Epitech ait un niveau scolaire supérieur à celui de la majorité des garçons car les dominé.e.s n'ont pas le sentiment de légitimité des dominant.e.s et doivent donc dépasser les stéréotypes intégrés qui les mèneraient à l'autocensure. Malgré tout,

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lors des entretiens, apparaissent des comportements typiques de catégorisation de sexe, les filles étant automatiquement soupçonnées d'incompétence. Comme le rapporte Amélie, qui était à Epitech Paris :

« En tout cas les deux premières années ils partaient toujours du principe que je n'y connaissais rien. Même si j'avais pu faire plus de choses que certains. Ils partaient juste du principe que je ne connaissais rien et qu'ils étaient forcément meilleurs que moi. Je ne dis pas, il y en a plein qui étaient sûrement meilleurs que moi, mais pas tous. Sauf que du coup, il y a eu des rumeurs, comme j'ai rencontré Anthony au début de l'école, mais vraiment au tout début pendant la première semaine de cours, et pendant genre six mois, il y a eu une rumeur comme quoi je sortais avec lui parce que comme il avait fini l'école il connaissait tous les projets et qu'il allait m'aider. »

Deux autres filles de promo et de villes différentes disent avoir vécu la même chose, comme Julie, qui a commencé Epitech à Bordeaux : « Avec le recul je le déconseille aux filles, j'ai un peu l'impression d'être l'élément débile, mon directeur m'a dit "t'inquiètes pas, vu que t'es une fille j'en attends moins de toi que des autres". » Julie est cependant la seule à avoir clairement rapporté un tel discours de la part d'un adulte de l'administration, toutes les deux filles n'ont parlé que des autres élèves, ou des astek. C'est ce qui est arrivé pour Anissa, en deuxième année à Paris : « en fait il faut que tu prouves quand t'es une fille, vu qu'on est peu de filles il faut prouver qu'on sait faire quelque chose. Parce que la plupart du temps il pense qu'une fille va charmer, jouer sur son petit côté fille devant les gens. » Pour elle, la difficulté était double car ses propres ami.e.s étaient persuadé.e.s qu'elle ne tiendrait jamais à Epitech : « Et finalement, là tu as tous les amis qui pensaient qu'au bout de trois semaines j'allais partir, ils font mais Anissa t'as cassé un ordinateur juste parce que l'écran était éteint et tu n'as pas vu qu'il était éteint. Il faut que tu partes. Et comme on ne croyait pas que j'allais réussir je me suis dit de toute façon j'ai rien à perdre à rester j'ai tout à gagner. Parce que j'avais aucune connaissance en informatique. » Il est bien sûr faux de considérer que tous les garçons à Epitech étaient passionnés d'informatique avant d'y entrer, certains sont dans la même situation qu'Anissa mais ne rapportent pas de problème de légitimité dans leur entourage.

Les garçons enquêtés rapportent cependant les mêmes stéréotypes, comme David, pour qui quand on est une fille « les gens ont plus tendance à venir t'aider parce que tu sembles faible etc. C'est un avantage et un inconvénient tout le monde est sympa avec toi mais tu t'exposes à avoir par exemple une réputation qui peut partir en cacahuètes on va mettre en doute plus que les autres tes capacités c'est sûr et certain que quand tu vas avoir une bonne note il y a toujours au moins dix mecs qui vont dire tu es sûre que c'est ton code, je suis sûr que c'est pas toi. » Louis, qui n'est pas le seul astek (assistant professeur) que j'ai interrogé, est le seul à dire qu'il aide plus les filles : « c'est vrai que sans te mentir c'est vrai que déjà j'aime bien les femmes, j'aime les filles dans un sens où je suis très gentil avec les filles, avec tout le monde d'ailleurs mais bon j'ai tendance à plus donner aux filles. J'ai plus tendance à plus donner aux filles s'il faut je pense qu'elles ont besoin. Pas

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parce que je les sous-estime mais c'est pour l'amour que je porte à ma mère en fait. C'est ça que je transpose en fait aux femmes. »

1.2 Réduire les femmes à leur apparence, voire à des objets décoratifs

Louis explique qu'il aime les femmes parce que : « j'aime être accompagné d'une femme que j'aime bien avoir une femme que j'aime dans mon environnement », ce qui semble signifier qu'il voit les femmes comme des agréments, les réduisant à leur seule présence qui serait différente de celle des hommes. J'ai également remarqué que beaucoup des enquêté.e.s utilisaient l'expression « les mecs » pour parler des personnes à Epitech ou dans la communauté geek, parfois même pour parler d'un domaine où les femmes étaient majoritaires. Cette expression n'est pas anodine et montre bien l'invisibilisation des femmes jusque dans le langage, car en entendant « les mecs », on n'imagine pas une seconde que des femmes pourraient être comprises dans cette expression.

Des soirées sont régulièrement organisées à Epitech, et un élève m'a parlé de la soirée d'halloween où il était allé et où des danseuses en lingerie avaient été embauchées pour « animer » la soirée. Les rares filles d'Epitech sont donc comparées et confrontées, si elles sont aux soirées, à l'idée que les femmes sont appréciées uniquement pour leur apparence et leur conformité aux standards de beauté. On retrouve même cette idée en dehors des soirées, car certains asteks, d'après Marie, noteraient différemment les filles qui se conforment au stéréotype : « il y a même le bonus boobs dans les barèmes des fois, le bonus seins. Des fois c'est ça avec un petit décolleté ça fait plus un. Et c'est officiel sur les barèmes des fois ! » Marie me fait également part d'un « face match » comparant l'apparence des filles d'Epitech : « ils prennent des photos des filles de l'intra ils font un face match, en fait ils mettent les photos des filles l'une à côté de l'autre et tu cliques sur celle que tu préfères et une année c'est un garçon qui a gagné [il était dans le match car il « ressemblait à une fille] et il en est fier. » D'autres connaissances à Epitech ont confirmé qu'un face match a été organisé récemment à Epitech inspiré par le film The Social Network, dans lequel le créateur du réseau social Facebook s'illustrait par un face match des filles d'Harvard. L'école aurait fermé le site mais apparemment sans représailles pour les auteurs. Dans un autre registre, David semble penser également que l'apparence des filles est « un risque » pour elles : « même dans ce domaine-là [l'informatique], il y a beaucoup de filles aussi qui travaillent dedans mais en fait c'est la pédagogie qui fait peur c'est-à-dire que pour une fille rentrer chez elle à 23h la nuit c'est moins... comment dire il y a moins de risques pour un mec que si t'es une fille, tu attires l'attention généralement. »

Il semblerait que certains garçons aient du mal à voir les filles d`Epitech comme des élèves à part entière, les voyant plutôt comme « la copine de » ou comme petite amie potentielle que comme collègue de travail. David, qui sort avec une fille d'Epitech, me dit : « il y a beaucoup d'asteks qui quand ils passent asteks

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ils sont maqués, c'est dans le forfait en fait, le pouvoir ça attire les filles. Moi je connais beaucoup de filles qui sortent avec des asteks. La plupart des filles à Epitech sortent avec des mecs d'Epitech. »

Matthieu montre également qu'il ne considère pas les filles d'Epitech comme des élèves mais comme une distraction :

« d'un côté je m'en fous complètement et de l'autre je me dis cool. En fait parce que à chaque fois que je connaissais, que je fréquentais des filles j'avais plus de problèmes avec ma concentration c'est-à-dire je pense souvent à toutes celles que j'ai vues. Les filles que je fréquentais je pensais plus à elles parfois ça me déconcentrait dans mon travail. Ça devrait pas prendre de la place dans ma vie. Chloé je la vois pas comme une collègue de travail je la vois comme quelqu'un en fait je sais pas trop comment je la vois non plus. Mais pas comme une collègue de travail. Donc je me soucie pas de la manière dont elle travaille pour le moment. »

Cette déclaration pourrait être une sorte de provocation de la part de Matthieu, qui se trouvant face à moi, une fille ayant à peu près son âge, souhaiterait choquer par ses propos.

Ce comportement se retrouve dans le milieu professionnel de l'informatique, et est également dénoncé par le participant d'une conférence sur un langage informatique27, au cours de laquelle un professeur d'informatique avait déclaré qu'il faudrait qu'il y ait une femme pour chaque homme, car cela rendrait les réunions plus attirantes (attractive). Pour ce participant, « si vous faites un commentaire objectivant qui dit aux femmes qu'elles n'ont de valeur dans une conférence académique qu'en tant que décoration, le fait de ne pas avoir voulu envoyer ce message n'aide pas les femmes à se sentir plus à leur place (ma traduction) » 28 L'auteur est également dérangé par le fait que le professeur utilise « nous » pour parler seulement des hommes tandis qu'il s'attendrait à ce que le nous fasse référence aux « PL people » c'est-à-dire aux programmeuse.eur.s. La polémique qui a suivi son article est typique du milieu geek, beaucoup d'hommes disant qu'il ne faut pas supposer que ce professeur considère les femmes comme des objets, ce à quoi l'auteur répond : « on s'attend à ce que ce soit le travail des groupes marginalisés (les femmes) d'accorder le bénéfice du doute aux hommes, plutôt que le travail des hommes d'inclure les femmes.29 »

Pour l'auteur, les femmes dans le domaine de l'informatique ont une charge de travail émotionnel due au sexisme ambiant : « C'est du travail d'ignorer un environnement dans lequel on vous dit constamment que vous n'avez pas votre place. Alors quand un garçon dit « ignore ça » ou « ne sois pas si sensible », il demande

27 http://geekfeminism.org/2012/12/30/re-post-how-to-exclude-women-without-really-trying/

28« if you make an objectifying comment that tells women their value at an academic conference is as decoration, not having intended to send that message doesn't make those women feel any more welcome. »

29« It's taken to be the job of the people in the marginalized group (women) to give men the benefit of the doubt, rather than it being men's job to be inclusive. »

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en fait aux femmes de faire le travail qu'il ne veut pas faire.30 » Il remarque très justement que « quand quelqu'un exige que vous participiez dans une relation si inégale, dans laquelle leurs émotions comptent mais pas les vôtres, il est difficile de croire qu'ils vous considèrent comme une professionnelle ou même comme un être humain ayant la même valeur.31 » Pour l'auteur, ce qui exclut vraiment les femmes de la communauté geek, plus que des commentaires comme celui du professeur, c'est « le refus des hommes de la communauté de dire quoi que ce soit : pas une seule personne à la conférence Haskell n'a répondu. La plupart des garçons ne diraient pas en public que les femmes devraient rejoindre la communauté parce qu'elles sont attirantes. Ils ont l'air de se sentir impuissants face à ces commentaires alors qu'ils ont du pouvoir : ils peuvent dire aux hommes que ce sexisme n'est pas acceptable.32 » Cet article reflète l'état d'esprit des garçons de la communauté geek, esprit qui semble partagé à Epitech, car aucun garçon ne m'a rapporté avoir dénoncé un commentaire ou un comportement misogynes ou sexistes.

1.3 L'humour

Une autre forme d'exclusion des femmes se manifeste dans le recours à l'humour pour véhiculer des stéréotypes sexistes. Guillaume décrit en détail et non sans contradictions cette utilisation de l'humour sexiste :

« Alors c'est culturel mais traditionnel vu qu'il n'y avait pas beaucoup de filles elles en prennent plein dans la figure. C'est compliqué je dirais pas que c'est misogyne mais dans l'humour ça l'est forcément. Mais des vieilles blagues parfois à connotation sexuelle ça c'est sûr. En fait je sais que les filles ça les énervent. Des fois il y a des petits trucs autour des filles il y en a pas beaucoup donc forcément il y en a pour qui c'est pas du tout comme ça mais il y a forcément une quelque part dans les années, après c'est pas le cas de toutes les filles très très loin, il y a peut-être une par promo. Mais du coup ça jase il y a des gens qui jasent même c'est que pour le coup on sait pas trop si c'est vrai. Je sais pas comment l'expliquer. C'est des blagues lourdes, ailleurs qu'à Epitech ça serait lourd ça les énerve mais au final elles prennent l'habitude c'est-à-dire que ça arrive pas tous les jours heureusement d'ailleurs ça vient d'elles-mêmes des fois c'est elles qui sortent des trucs naturellement, c'est l'ambiance humoristique mais à aucun moment ça se veut méchant ni quoi que ce soit. Donc ça reste toujours respectueux. »

On voit difficilement comment des blagues « lourdes » et qui énervent les filles pourraient être respectueuses, ni comment en s'en prenant « plein dans la figure » cela ne serait pas misogyne. Ce qui surprend c'est la distinction entre Epitech et le reste du monde, le fait que pour lui, ces « blagues » seraient lourdes ailleurs mais

30« It takes work to disregard an environment in which people telling you that you don't belong seem to be pervasive. It takes effort to reconcile the cognitive dissonance of these people saying one thing and doing another. So when a guy says « get over it » or « don't be so sensitive », he's really demanding that women do work for him so he doesn't have to. »

31« When someone demands that you participate in such an unequal relationship, in which their feelings matter but yours do not, it's hard to believe that they consider you to be a professional peer or even a human being of equal value. »

32« More so, it's the unwillingness of men in the community to say something: not a single person in the Haskell Symposium audience spoke up. Most guys probably wouldn't say in public that women should join the community because they're attractive. They seem to feel powerless to do anything about the state of affairs, and yet, they have power: they can let men who make these comments know that sexism isn't okay. »

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ne le sont pas à Epitech. Il peut probablement en déduire qu'ailleurs les filles pourraient dénoncer ces blagues mais pas à Epitech où elles n'ont d'autre choix que de s'y habituer. Il convient ici de réfléchir au sens de cet « humour », qui pourrait également être une tentative de proximité plutôt que d'éloignement, bien que l'intention ici ne change en rien le résultat, qui est un climat hostile aux filles.

L'utilisation de l'humour pour véhiculer des stéréotypes sexistes n'a rien d'anodine, comme le montre une étude33 menée en 2007 par un professeur de psychologie à l'université de Western Carolina : « les blagues sur les blondes et les femmes au volant ne sont pas que des plaisanteries inoffensives, au contraire, être exposé.e à de l'humour sexiste peut mener à tolérer des sentiments hostiles et des discriminations contre les femmes (ma traduction)34. » Cette étude consistait à demander à des hommes d'imaginer qu'ils étaient membres d'un groupe de travail ou d'une entreprise, puis à leur faire lire des blagues sexistes, des propos sexistes sans humour, ou des blagues non sexistes. Il leur était ensuite demandé combien d'argent ils donneraient à une association de femmes : les hommes présentant un haut niveau de sexisme étaient moins enclins à donner à cette association après avoir lu des blagues sexistes, mais pas après avoir lu des propos sexistes sans humour ou des blagues non sexistes. Dans une deuxième expérience, on montrait des vidéos humoristiques sexistes et non sexistes aux participants, puis on leur demandait ensuite de participer à la détermination du retrait de financement à certaines associations étudiantes : « après avoir été exposés à de l'humour sexiste, les hommes présentant un haut niveau de sexisme discriminaient les femmes, réduisant les budget de leurs associations plus que ceux des autres associations.35 » Pour les chercheur.euse.s, cette étude montre que « l'humour sexiste n'est pas qu'un simple amusement sans conséquences, car il affecte la perception qu'ont les hommes de leur environnement social et leur permet de se sentir à l'aise en exprimant du sexisme sans avoir peur de la désapprobation des autres.36 » L'humour sexiste agirait alors comme un libérateur de préjugés, pour le professeur responsable de cette étude, « cela montre que dénigrer les femmes avec humour entraîne chez les hommes la perception d'une tolérance partagée aux discriminations et peut les mener à penser que les autres pensent la même chose.37 » A la lumière de cette étude, on peut donc supposer qu'à Epitech, la grande tolérance de l'humour sexiste renforce certains garçons dans leur croyances sexistes et a un impact négatif sur les filles qui sont humiliées et altérisées par cet humour.

33 http://www.sciencedaily.com/releases/2007/11/071106083038.htm

34 « A research project led by a Western Carolina University psychology professor indicates that jokes about blondes and women drivers are not just harmless fun and games; instead, exposure to sexist humor can lead to toleration of hostile feelings and discrimination against women. »

35« We found that, upon exposure to sexist humor, men higher in sexism discriminated against awomen by allocating larger funding cuts to a women's organization than they did to other organizations »

36« Sexist humor is not simply benign amusement. It can affect men's perceptions of their immediate social surroundings and allow them to feel comfortable with behavioral expressions of sexism without the fear of disapproval of their peers »

37« We believe this shows that humorous disparagement creates the perception of a shared standard of tolerance of discrimination that may guide behavior when people believe others feel the same way »

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Dans la lignée de l'humour sexiste, la section « délation » du forum interne montre également un festival de propos homophobes sous couvert d'humour : des élèves ayant oublié de verrouiller leur ordinateur voient des messages postés de leur compte sur ce forum, comme par exemple : « Bonjour, je suis grec et gay, je n'ai pas de problème avec ma sexualité. Tout ceux qui serai intéressée me contacter par mail » voire pire « J'aime les pénis et je ne sais pas Zlock » (Zlock = verrouiller mon ordinateur). Ce à quoi l'intéressé répond par « BANDE DE PD » quand il découvre le message. Il est intéressant de noter que cette section du forum n'est jamais modérée et que ces propos sont donc acceptés par l'école, sous couvert d'humour, les exemples donnés ici n'étant pas les pires car on trouve des horreurs de la sorte à la pelle. La déduction semble donc être similaire à celle de l'étude concernant l'humour sexiste, les garçons homophobes se trouvant renforcés dans leurs croyances tandis que les personnes LGBT sont humiliées. L'humour serait alors un moyen de renforcer la solidarité du groupe dominant, en excluant les dominé.e.s.

1.4 Le harcèlement stratégique

Au-delà de l'humour et de l'apparente légèreté des propos, on trouve un type de sexisme plus brutal et qui ne s'embarrasse pas toujours du ton humoristique : le harcèlement stratégique ou territorial. Ce type de harcèlement est planifié, consciemment ou non, et utilisé pour maintenir un privilège social, économique ou politique. C'est un moyen de contrôler l'accès à des emplois, à une filière, une institution ou un territoire. Les hommes utilisent le harcèlement sexuel parce qu'il est très efficace pour intimider les femmes (Langelan, 1993). Le harcèlement « non seulement écarte les femmes qui osent s'aventurer dans les emplois à haut prestige et à forte rémunération, mais envoie également un message très clair aux plus jeunes : ne songez même pas à entrer dans cette profession. Le harcèlement sexuel est un outil de contrôle social extrêmement efficace38 » (ma traduction). Ce harcèlement n'a de sexuel que la forme qu'il prend, car il n'est pas toujours motivé par un quelconque désir sexuel mais toujours par un désir de préserver le monopole qu'ont les hommes sur les domaines et emplois clés (Langelan, 1993). Cette forme de harcèlement semble exister à Epitech, où les filles se sentent parfois ramenées à leur sexe, comme Marie le rapporte, « c'est juste un inconvénient [d'être une fille à Epitech] dans ces cas là où les gars veulent avoir un peu plus qu'un sourire de temps en temps. » Le travail et les compétences des femmes semblent invisibilisées et dévaluées, comme en témoigne Amélie : « une fois j'ai eu une réflexion d'un astek qui m'a dit OK je te mets 13 mais maintenant dis-moi qui te l'as fait. Donc si tu veux ça m'a super choquée, sur le coup je n'ai pas su quoi dire parce que c'est un prof, tu ne vas pas lui dire t'es con ou quoi. D'autant plus que j'avais 18 ans, mais par contre au fond de toi-même tu te dis mais putain qui c'est pour te dire ça. » Le cas d'Emyou illustre l'efficacité de ce harcèlement stratégique car l'objectif a été atteint dans son cas : « quand j'arrivais dans un groupe de travail les gens me prenaient que parce qu'il leur manquait une personne mais pas vraiment pour mes compétences propres et c'est là où j'ai commencé justement à me

38« Strategic harassment not only drives out the women who dare to venture into high-wage male jobs today, but sends an unmistakable message to their younger sister : keep out-don't even think about trying to enter this profession. Sexual harassment is an extremely efficient social controle mechanism. »

poser vachement de questions. En me disant est-ce que je suis faite pour ça, est-ce que je ferais mieux d'aller ailleurs, où les gens ne sont pas, sont un peu moins crétins sur ce côté-là. » Amélie a donc décidé de quitter Epitech et d'intégrer l'ETNA, une école du même groupe où les élèves sont en entreprise la majorité du temps, car elle se sentait mieux dans le monde du travail qu'à Epitech. Epitech semble donc un environnement plutôt hostile aux femmes, comme le dit Dounia, « c'est un monde d'hommes en fait vraiment des fois ça se sent. » Le harcèlement est parfois clairement sexuel , comme le rapporte Mélanie : « quand tu es la seule fille. Tu prends des remarques par rapport aux garçons. [...] il y en a plein c'était pour se vanter ils disaient ah bah tiens moi j'ai couché avec Mélanie. » Les filles qui restent à Epitech semblent être celles qui intègrent le discours masculin et sexiste sur les femmes, comme c'est le cas pour Anissa et Dounia, qui ont bien compris les règles imposées par les garçons :

« Quand t'es dans une école de garçons, au bout de deux semaines tu vas pas sortir avec un garçon d'Epitech. Et au bout de deux semaines casser, tu vas pas aller sortir avec un autre. Tu vas rapidement prendre une mauvaise réputation. » Anissa

« Après si tu fais chaque année un garçon on sait jamais ça parle beaucoup quand même. S'il y a une fille qui se met avec plusieurs garçons ils parlent entre eux les garçons. » Dounia

Mes recherches m'ont amenée à un autre exemple de harcèlement stratégique réussi, qui mérite qu'on s'y attarde un peu : un élève a posté sur le forum « délation », un message intitulé : « Y'en as une dans chaques promo et ça fait plaisir quand elle se fait avoir ! » dans lequel il raconte comment une des filles dont il donne le nom et qu'il appelle « la salope » aurait triché en prenant le code d'un élève avant que les asteks ne s'en rendent compte. Ce qui est problématique dans ce message est la misogynie à peine masquée :

« A Epitech comme on le sais tous, les filles soit elles travaillent vraiment et galères comme tous le monde. Soit ... dirons nous qu'elles profitent de la faiblesses de certains bon élèves EXTRÊMÊMENT en « manque » (ou « puceau » ça dépends comment on vois la chose) pour la lisibilité de ce post nous appellerons cette race de fille « Salope ».[...] Et donc par le fait de la proportionnalité, plus de filles = plus de « salope ». »

Il semblerait donc qu'il y ait deux catégories de filles pour cet élève, les « filles bien » qui seraient « comme tout le monde », comprenez comme les garçons, et les « salopes ». Les réponses à ce message sont aussi très problématiques et montrent une culture sexiste partagée et décomplexée, voici quelques citations des réponses (qui sont très nombreuses) :

« EPIC POST... On a envie de l'imprimer pour l'encadrer au Lab Astek =D. » « On a pas des photos d'elle en petite culotte ? <3 »

« Moi au moins j'avais pas sucé ! »

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Les élèves qui prennent la défense de la jeune fille insultée sont très rares :

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« Mais imagine une seule seconde si c'est pas vrai...

C'est juste horrible de dire tout ça...

Puis pour le str_capitalize de l'exam [l'accusation de tricherie], euh... ça, ça veut strictement rien dire :) c'est assez violent comme texte la... genre vraiment violent. »

« Les faits ne sont pas encore prouves. Tu as le droit d'avoir des suspicions, mais ça ne te donne en aucun cas le droit de l'insulter en public de façon aussi gratuite. »

Un autre élève lui signale simplement qu'une de ses « preuves » que cette fille a triché est fausse, sans autre commentaire. Mais le commentaire d'un autre élève semble révéler ce qui les gêne vraiment : « c'est certes vrai, c'est certes abusé, mais l'endroit ne s'y prête pas. On est pas entre nous, là. On est pas dans un groupe de potes restreint. On est devant toute une communauté, et ce qui se dit entre nous ne se dit peut-être pas devant tout le monde. »

Il semble que des propos haineux infondés et misogynes sont acceptables dans un groupe « de potes restreint », mais pas devant toute l'école, bien que cet élève avoue savoir très bien que ces propos sont problématiques puisqu'il prévient que le forum n'est pas approprié. Il est intéressant de constater que de tels propos ne posent pas de problème en « privé », entre hommes pour cet élève. Après un certain nombre de réponses, un administrateur finit par fermer la discussion :

« De ma propre initiative et avant que cela ne vire au drame humain (si il n'est pas déjà trop tard), je clos ce thread qui, du peu que j'ai pu en lire, a pris une tournure tout à fait inacceptable à mes yeux. (et j'ai la prétention d'être plutôt open-minded)

Rien ne justifie une telle curée à l'égard d'une personne et surtout pas l'aigreur et la frustration palpable chez les principaux 'accusateurs publics' qui s'improvisent juges et bourreaux.

Je vous conseille à tous d'être adulte, de prendre un peu de recul concernant cette histoire, et surtout d'en rester la.

gael

Responsable du développement Web »

L'élève qui a posté le premier message semble alors se raviser en disant que si ce n'est pas vrai, cette histoire est fictive. Mais les conséquences, elles, sont bien réelles. La fille en question est partie d'Epitech, probablement traumatisée, d'après les personnes qui ont vécu cette histoire, dont fait partie Anissa. Cette déferlante de haine envers les femmes sonne comme un rappel à l'ordre des femmes, une tentative pour les remettre à « leur place » de femme, grâce au très efficace harcèlement stratégique.

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Dans le compte-rendu du séminaire « Etre femme dans la recherche », publié dans Les Cahiers du Cedref en 2003, on peut lire que : « des formes plus insidieuses de harcèlement existent également pour rappeler aux femmes qu'elles ne sont en quelque sorte que tolérées dans un univers où l'intellect est une valeur masculine et où la féminité n'aurait d'attrait que par son sex-appeal ». Ce type de harcèlement semble donc se retrouver dans le domaine des sciences en général, tout comme dans celui de l'informatique.

2. Exclusion institutionnelle des femmes

L'exclusion des filles à Epitech se fait par divers moyens de manière plus ou moins individuelle par les élèves, mais également de manière moins subtile par l'administration de l'école, institutionnalisant ainsi la catégorisation et l'exclusion des filles.

Jean Baptiste Descroix Vernier, parrain de la promotion 2012 d'Epitech et à l'époque vice président du Conseil National du Numérique a fait scandale en déclarant à propos du candidat présidentiel François Hollande « C'est une nullité dans le numérique. Et il s'est contenté de nous envoyer sa femme de ménage ». La « femme de ménage » dont il parle est en fait Fleur Pellerin, alors conseillère à l'économie numérique de Hollande, aujourd'hui ministre déléguée chargée des PME, de l'Innovation et de l'Économie numérique (propos rapportés par le magazine Challenge). Epitech n'a émis aucune critique envers cette déclaration et continue de mettre Jean Baptiste Descroix Vernier en avant sur son site internet.

Les cas de discrimination flagrants existent à Epitech, comme en a fait l'expérience Anissa :

« Lors du deuxième projet qui était en groupe, les binômes ont été imposés et je suis tombée avec un gros macho. Mais un macho de chez macho. En fait il était 5h sur un bug, j'essaye tant bien que mal de l'aider, et d'un seul coup je le débugue. Et il a pas apprécié du tout que je le débugue. Ce qui fait qu'il mettait plus de volonté, il travaillait plus il disait « ouais tu fais tout toute seule ». Alors qu'on codait sur son PC. Il a fait « bon bah va y laisse je vais faire chez moi ». Le lendemain en soutenance il fait « il n'y a pas de rendu ». [...] J'ai parlé avec la personne qui était chef de soutenance et ils m'ont dit que je vais rencontrer ce problème beaucoup de fois à Epitech, qu'il va falloir que j'apprenne à faire avec. Que j'ai affaire à des machos, parce qu'il y a des machos à Epitech.»

Anissa a donc eu 0 sur un projet sur lequel elle avait travaillé, sa scolarité a donc été impactée sans autre raison que la misogynie d'un élève. Le terme de « macho » semble être un doux euphémisme que partagent les filles et les « machos ». Le terme plus approprié serait misogyne, car cet élève ne semble même pas considérer Anissa comme une élève, il était prêt à avoir 0 pour que Anissa n'ait pas ses compétences reconnues. La réaction de l'astek est ahurissante car il représente l'autorité et donc l'école, ce qui montre la volonté de minimiser, de banaliser et donc de cautionner (« il faudra t'y habituer ») des comportements qui ont une incidence grave sur la scolarité des filles.

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2.1 Division sexuelle du travail

La division sexuelle du travail est visible à Epitech, parmi les élèves, comme le dit David, qui est président du foyer des élèves tandis que « [s]a copine elle en fait partie aussi elle est secrétaire. Elle s'occupe de tous les papiers. » Dans l'administration aussi on retrouve cette division sexuelle du travail, comme à Bordeaux où « la secrétaire j'en parlais avec elle, parce que quand il y a des élèves qui sont en difficulté c'est un peu son rôle c'est un peu la nounou », mais également à Paris où les rares femmes d'Epitech sont dans des rôles de soin impliquant du travail émotionnel :

« des fois tu deviens paniqué ça te fout les boules mais il faut pas le prendre mal au point de faire une dépression. On a même une meuf qui est dédiée pour ça, les mecs qui décrochent et qui partent en couille qui ne viennent plus à l'école et ne fréquentent plus personne on essaye de les rattraper un peu. La meuf au début de l'année quand on la présente aux élèves c'est « vous pouvez l'appeler maman. C'est votre maman ici, vous avez besoin d'une maman vous êtes dans la merde ça va pas, vous avez envie de pleurer vous allez voir maman. » Je pense qu'elle est pas vraiment psy mais c'est un peu la psy de l'école. » Thibault

On peut également noter que la pédagogie d'Epitech est toute entière basée sur l'autodidaxie, et sur la rupture avec l'école traditionnelle, ce qui permet également de dévaloriser les femmes, qui sont plus « scolaires » en général et qui ont été socialisées de cette manière pendant toute leur vie : « leur réussite est perçue comme une preuve de leur soumission au système scolaire » (Collet, 2006).

3. Exclusion par la culture geek

3.1 Négation voire inversion des rapports d'inégalité

Au cours des entretiens, comme dans la communauté geek en général, on retrouve une négation quasi systématique des rapports sociaux de sexe, et des inégalités dont sont victimes les femmes.

Pour Baptiste, être une fille « c'est ni un avantage ni un inconvénient c'est pareil, égalité des droits quoi. Mais il y en a je sais pour qui, y a des filles peut-être qui vont considérer ça comme un avantage. Pour moi et pour beaucoup de mes potes on s'en fout garçon, cheval, poney. Après je sais pas peut-être après si tu dis que t'es une fille que tu peux en profiter parce que c'est une école de mecs peut-être après tout. » Ce discours revient souvent, de la part des garçons mais aussi de quelques filles comme Dounia : « Moi je vois pas trop la différence. Pour les garçons ils voient la différence après je sais pas. Ils disent ouais c'est parce que t'es une fille pas du tout geek c'est normal. D'après eux c'est un avantage mais moi je trouve pas trop je vois pas la

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différence personnellement peut-être je suis aveugle je vois pas du tout mais je vois pas trop de différence. » Etre une fille à Epitech serait donc un avantage, parce que les filles « profiteraient » de leur statut d'objet sexuel pour obtenir de meilleures notes, comme le résume Matthieu :

« La seule chose qui pourrait faire une différence ça serait si c'est une fille vachement bonne qui propose à l'assistant ouais je te fais une fellation et tu me mets un 20 ce genre de choses. Je sais qu'il y en a un qui m'a dit qu'en entretien pour être astek avec la professeure qui engage elle lui avait demandé ce qu'il ferait si quelqu'un, si une fille proposait une fellation en échange d'un 20. Et le gars lui aurait dit je prends la fellation et je lui mets -42 [la note pour tricherie]. Il fait les deux en même temps. Avec un sourire il lui met une note négative et il prend la fellation. Après c'est la seule chose qui peut différencier. »

Ce genre de discours mène à la constante décrédibilisation des compétences des filles, comme en a fait l'expérience Mélanie : « la première année on me le disait pas en face mais souvent quand j'avais une bonne note les garçons disaient c'est parce que c'est une fille. Tant que j'avais pas fait mes preuves c'est bah t'es une fille c'est pour ça que tu arrives. » Sam semble avoir une autre explication : « quand il faut passer des soutenances il y a forcément des astek qui vont les juger donc il y en a qui seront plus indulgents parce que ce sont des filles et que c'est pas forcément évident d'être une fille dans une école où il y a que des mecs. » Il explique donc ces comportements par la difficulté d'être « autre » dans cette école.

On retrouve également dans les déclarations de certaines filles sur le monde du travail, le raisonnement de l'avantage des filles. Pour Amélie, être une fille « à l'école je trouve que c'était un inconvénient, par contre en entreprise c'est un avantage. » Mélanie explique pourquoi les filles seraient avantagées :

« Epitech c'est ultra connu mais quand tu dis que tu es d'Epitech les gens sont contents mais quand t'es une fille ils apprécient encore plus parce qu'ils savent que généralement tu vas faire attention à la manière de parler tu vas faire des efforts sur ta présentation physique pour aller au contact ça va aller un peu mieux c'est des trucs bêtes. Je sais pas si c'est qu'ils veulent être plus cool ou quoi que ce soit mais vu qu'il n'y a pas beaucoup de fille et qu'ils commencent à être nombreux ils essayent d'en recruter si une fille postule ils disent oui. »

Mélanie pense qu'être une fille la favorise pour obtenir des emplois, ce qui est peut-être le cas pour elle, il est possible que certaines entreprises cherchent à recruter des filles, mais quand on regarde à l'échelle de la société ce constat est encore faux :

« Globalement cependant, la reproduction est toujours au rendez-vous. On observe en effet une domination des cas de figures où les deux sources de ségrégation pèsent dans un sens similaire (78 % des emplois). C'est le cas, par exemple, pour les ouvriers du bâtiment ou les ingénieurs de l'informatique, pour lesquels la

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sursélection masculine dans l'appareil éducatif est renforcée ensuite. A formation identique, les garçons sont en effet privilégiés lors des embauches »(Lallement, 2006).

Il semble donc qu'en France, les inégalités dans le monde du travail soient plus sérieuses que celles du monde scolaire : « parce que le diplôme impose un minimum de normalisation dans les politiques de salaire, les discriminations d'origine scolaire ont des conséquences moins fâcheuses en termes d'inégalités entre les genres que celles imputables au jeu du marché du travail. Dans l'ensemble, les plus mauvaises conditions d'emploi imposées aux femmes l'emportent sur les avantages positifs qu'elles peuvent attendre, d'un point de vue salarial, de leurs diplômes et de leurs expériences » (Lallement, 2006). Il est donc possible qu'Amélie et Mélanie aient perçu des avantages dans le monde du travail, mais ceux-ci ne compenseraient pas les désavantages et discriminations systémiques dont sont victimes les femmes dans le monde du travail. Une étude récente39 a mis en évidence la discrimination à l'embauche à l'égard des femmes dans le monde des sciences : à CV équivalent, une candidate est perçue comme moins compétente qu'un candidat, d'après un « testing auprès de 127 professeurs en biologie, physique et chimie dans 6 universités états-uniennes ».

On peut également considérer que ces « avantages » perçus par certaines femmes dans le monde du travail reflètent une division sexuelle du travail plus subtile que d'ordinaire. Lorsque Mélanie dit que les entreprises savent que parce qu'elle est une fille elle aura une meilleure présentation, un meilleur contact et sera plus méticuleuse, on la ramène a des clichés et cela peut résulter dans certaines entreprises en une demande ou une attente d'un certain travail émotionnel et/ou de compétences considérées comme féminines sans pour autant qu'il y ait de réelle reconnaissance de ce travail. Dans un article40, une femme travaillant dans l'informatique rapporte qu'à une conférence où elle était la seule femme, un des hommes déclarait fièrement avoir embauché une femme pour la première fois. Cet homme était très content car « maintenant nous parlons vraiment entre nous ! Et nous prenons une pause déjeuner, parce qu'elle nous fait manger. C'est bien mieux qu'avant, quand on était que des mecs41 (ma traduction). » La femme en question n'avait pas été recrutée dans ce but, la description de son poste ne comportait pas « faire en sorte que tout le monde se parle » ou « faire manger les collègues » mais elle faisait quand même ce travail émotionnel, et pour l'auteure de l'article, « il est presque sûr qu'elle n'a pas été financièrement compensée pour ces aspects de son travail (alors qu'il semble que ces compétences sont bien rares parmi ses collègues), [...] le problème c'est que bien que les résultats (une meilleure communication, une meilleure présentation, une équipe plus forte) sont valorisés d'une certaine façon, ils ne sont pas valorisés d'une manière visible qui apporterait du prestige aux femmes.42 (ma

39 http://www.lesnouvellesnews.fr/index.php/civilisation-articles-section/civilisation/2170-pour-travailler-dans-un-labo-avantage-de-john-sur-jennifer 40 http://geekfeminism.org/2013/01/24/women-in-tech-and-empathy-work/

41« Now we all actually talk to each other! And we break for lunch, because she makes us eat. It's so much better than before, when it was just dudes. »

42« I feel pretty confident she was not given significant financial compensation for those aspects of her work (even though it sounds like those skills were rare gems indeed amongst her coworkers). The problem is that while the outputs (better communication, better self-care, a stronger team) are valued in their way, they aren't valued in visible ways that afford women prestige »

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traduction) » Ce que certaines filles ont perçu comme des « avantages » peut donc être vu comme des responsabilités et compétences invisibles, qui ne figurent pas sur le contrat et qui ne sont donc pas rémunérées mais qui sont attendues des femmes par les entreprises.

3.2 Forum interne et culture troll

Le forum interne, que nous avons déjà évoqué, possède de nombreuses rubriques et dans toutes, ce qui marque c'est l'absence de femmes, très très peu de femmes prennent part aux discussions (les photos s'affichent à chaque message d'élève). Alors que le forum est modéré par un administrateur d'Epitech, la misogynie, l'homophobie et même un peu de racisme subtil sont bien présents et jamais supprimés du forum. La section « délation » est la plus inattendue, de par son nom déjà, mais surtout pour ce qu'on y trouve. Le forum a des règles mais qui s'arrêtent aux portes de la section « délation » :

« Sections "test" et "delation" : « the stories and information posted here are artistic works of fiction and falsehood. only a fool would take anything posted here as fact. » ((c) moot); par conséquent, toutes les règles ci-avant n'ont pas cours dans ces deux sections du forum, toutefois nous vous demandons un peu de retenue ( notamment concernant les images ), afin que le contenu soit politiquement (presque) correct. »

Sous prétexte de fiction et d'humour, le racisme n'est plus proscrit, les insultes non plus. La misogynie et l'homophobie n'étant pas mentionnées du tout dans les règles, elles semblent n'être proscrites nulle part. La citation est particulièrement intéressante, le copyright est attribué à « moot », le créateur du site 4chan, qui est un forum anonyme anglophone très utilisé dans la communauté geek, notamment par le collectif Anonymous. Le forum dont est extraite cette citation est considéré comme « la poubelle d'internet » car il est anonyme, non modéré et n'a donc aucune limite, on y trouve du racisme, de la misogynie, de l'homophobie. Le procédé employé ici par Epitech est donc comparable à celui de 4chan, la phrase citée servant à indiquer ce qu'on y autorise, c'est à dire tout. Considérons maintenant la phrase : « the stories and information posted here are artistic works of fiction and falsehood. » Les mots artistiques et travail suggèrent que les messages postés sur ce forum demandent du travail et ont un caractère artistique, ce qui semble au mieux hypocrite, au pire offensant pour les personnes et communautés insultées sur ces forums. Avec la fin de la phrase, « only a fool would take anything posted here as fact » on atteint le summum de l'hypocrisie, en renvoyant la culpabilité sur les victimes qui, si elles se sentent offensées sont des idiotes. Cette phrase est typique de la culture « troll », analysée sur son blog par le sociologue Denis Colombi, car « on ne trouve nulle part ailleurs que dans le troll l'usage le plus systématique et le plus appuyé de l'humour comme excuse et comme justification43. » Un « troll » peut être défini comme « une personne qui participe à une discussion ou un débat (par exemple sur un forum) dans le but de susciter ou nourrir artificiellement une polémique, et plus généralement de perturber l'équilibre de la

43 http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2012/09/critique-de-la-culture-troll-1.html

communauté concernée. » Colombi remarque que la culture troll opère une « qualification des victimes du troll en responsables de leur malheur - si elles comprenaient l'humour, elles ne s'énerveraient pas, et donc ne seraient pas trollées », ce qui correspond tout à fait à notre citation de 4chan, reprise sur le forum d'Epitech.

La qualification de fiction et d'artistique du contenu permettrait donc « de se convaincre que l'on ne pense pas vraiment ce que l'on dit, et que donc on est innocent. » D. Colombi explique que la culture troll est très répandue sur internet et que le principe « don't feed the troll » est largement utilisé et « sert en fait à demander à ceux qui se sentent choqués par une déclaration à « laisser faire », et partant fait reposer sur leurs épaules, et non sur celles des trolls eux-mêmes, la responsabilité de la dérive d'une conversation, voire des insultes qu'ils reçoivent. » Le culture troll fournit en fait un mode d'emploi très simple : « il est très important de comprendre que cette culture troll est très précisément ce qui rend possible de tels débordements : elle fournit un ensemble de justifications et de bonnes raisons d'agir à ceux qui dépassent les bornes. » Dans un deuxième article44, D. Colombi décrit 4chan comme l'origine de la culture troll, car sur ce site, « le troll n'y est pas un évènement ponctuel, c'est la norme. » Si l'on prend l'exemple du message misogyne évoqué plus haut qu'un élève avait posté sur le forum délation, cet élève a suivi à la lettre la culture troll, car il a enrobé son discours misogyne dans l'apparence de la justice (s'estimant victime des femmes), et en cela exprime bien le « paradoxe entre des personnes qui se pensent provocatrices et à contre-courant, qui se présentent comme originales et observatrices, qui se drapent dans le politiquement incorrect comme position héroïque de refus des tabous et des interdits, et leurs propos qui sont d'une banalité confondante, ne faisant que reprendre les antiennes milles fois entendues du patriarcat. » L'élève en était même arrivé à recourir à la citation « magique » pour se dédouaner, quand il a déclaré que si tout ce qu'il disait n'était pas vrai, alors il fallait considérer cela comme de la fiction.

Ce type de comportements se retrouve également dans la communauté de l' « open source » (développement participatif ouvert à tou.te.s), qui réunit salarié.e.s et bénévoles, dans lequel les femmes sont encore moins nombreuses que dans le milieu du développement fermé, pourtant rémunéré pareillement. Dans un article intitulé « Open Source, Closed Minds ? »45, un développeur s'interroge : « Est-ce la nature de l'open source, son idéologie et ses valeurs, d'être intrinsèquement liée à l'isolation des personnes du projet social et collaboratif de progrès vers l'égalité ? Dans une communauté sans structure formelle pour la gouverner, il est bien plus facile d'abuser des privilèges et du pouvoir sous-jacents que la société accorde à certaines personnes. Une des formes que ce pouvoir prend est le discours déshumanisant et objectivant des personnes, qui fait appel à la « liberté d'expression » afin d'épargner au locuteur les conséquences de leur discours (ma traduction46) ». Il semble que la communauté que forment les élèves d'Epitech corresponde assez à la définition d'une

44 http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2012/09/critique-de-la-culture-troll-2-autopsie.html

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45 http://geekfeminism.org/2013/02/04/open-source-closed-minds-a-reflection-on-joseph-reagles-free-as-in-sexist-free-culture-and-the-gender-gap/

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« communauté sans structure formelle pour la gouverner », car les rares adultes présents font partie de l'administration, qui elle-même encourage une attitude libre de tout reproche en indiquant par exemple dans le règlement que le forum « délation » fonctionne sur le même modèle que 4chan, sachant pertinemment que la plupart des élèves savent ce qu'on y trouve.

4. Justifications de l'exclusion

Dans la lignée de la culture troll, certains garçons ont évoqué des justifications à l'exclusion des filles et ont donc tenté de justifier voire d'excuser les comportements sexistes à Epitech.

Une des justifications avancées est que les filles devraient « être comme les autres », comprenez comme les hommes, puisque les autres sont des hommes, comme l'explique Guillaume : « c'est très compliqué j'arrive pas à tout expliquer je suis pas le meilleur pour parler de ça, en même temps c'est un désavantage [d'être une fille à Epitech] enfin je sais pas je pense au final il suffit juste d'ignorer tout ça et tout se passe correctement il suffit de pas se laisser tenter par les gens qui voudraient nous aider on est une fille et à côté de ça il faudra pas refuser parce qu'on est une fille, il faut juste essayer d'être comme tous les autres et faire normalement il y a aucun souci tout se passerait bien. » Pour Baptiste, les filles deviennent même des garçons : « Moi je sais que dans le groupe de travail où je suis il y a deux filles c'est limite on les considèrent comme des mecs. Pour nous c'est pas des filles c'est un pote on parle de tout on peut tout faire on s'en fout. »

Cette injonction faite aux filles d'être « comme les autres » est analysée par C. Delphy pour qui le dominant « demande au dominé de se conformer à son modèle, d'être comme lui. C'est évidemment impossible, car les hommes ne sont des hommes que dans la mesure où ils exploitent des femmes. Les femmes ne peuvent donc pas, par définition faire comme les hommes, 1) parce qu'elles n'ont personne à exploiter, 2) parce qu'il faudrait qu'elles cessent d'être exploitées elles-mêmes pour pouvoir être à égalité avec les hommes, et 3) parce que si les hommes n'avaient plus de femme à exploiter, ils ne seraient plus des hommes » (Delphy, 2008). On voit donc dans quelle situation les femmes se trouvent, coincées entre l'injonction à la féminité et le devoir de se conformer à la « norme » masculine pour être prises au sérieux.

46« Is the very nature of open-source, its fundamental ideologies and values, inherently bound up with the insulation of oneself from the collaborative social project of making progress towards equality? In a community with no formal governing structures, it's far easier for people to take advantage of whatever privilege and power they inherit from the underlying society. One form this power takes on is that of speech acts that dehumanize and objectify people, and appeals to « freedom of speech » to immunize the speaker from the consequences of their speech. »

Le manque de femmes dans le domaine de l'informatique est souvent analysé à travers l'association de l'informatique et des mathématiques. Isabelle Collet analyse le système dissuasif chez les jeunes filles et montre que les mécanismes qui découragent les filles de s'engager dans le domaine de l'informatique sont les mêmes que ceux qui les découragent de s'engager dans les domaines scientifiques, en particulier des mathématiques (2006). Si l'association de l'informatique et des mathématiques est indéniablement liée au faible nombre de femmes dans l'informatique, il subsiste un problème, soulevé dans un article sur l'exclusion des femmes de la communauté geek47: « même le domaine des mathématiques est plus féminisé que celui de la programmation informatique, alors l'excuse selon laquelle les programmeurs seraient innocents et le manque de femmes viendrait du découragement des filles face aux maths au niveau primaire et secondaire n'explique pas cette différence48. (ma traduction). » En effet, en France malgré le système excluant les filles des sciences, 46,5% des élèves de terminale S étaient des filles en 2010 et 44,9% en 201249et les filles représentaient environ 39% des étudiant.e.s en sciences à l'université en 2011-201250. On sait que la majorité des filles s'oriente principalement vers certains domaines des sciences, elles représentaient en 2009 51,6% des étudiant.e.s en sciences économiques, gestion, et 62,3% en sciences de la nature et de la vie51. Il existe alors un système d'exclusion spécifique aux domaines très masculinisés comme l'informatique, qui se distingue du système d'exclusion des filles des sciences en général. A défaut de renvoyer la faute au domaine des sciences en général, certaines personnes font porter la responsabilité à la communauté geek en général ou au domaine de l'informatique et de la programmation.

Au cours des entretiens, certains garçons, bien que cela ne leur était pas demandé, ont tenté de justifier le faible nombre de filles à Epitech en renvoyant la faute au domaine, se dégageant ainsi de toute responsabilité. Pour Guillaume, « c'est une histoire de culture de ce que les filières n'ont pas, enfin les filles sont pas forcément mises en avant par rapport à tout ce qui est programmation même la culture geek comme je l'appelle au niveau des mangas quand je parle avec des gens qui aiment bien mais à partir du moment où on parle de programmation il y a très peu de filles, enfin il n'y en a pas énormément par rapport à ce qu'on pourrait attendre. Après est-ce que ça vient du pays parce que ça vient de quoi que ce soit je sais pas. »

On peut remarquer que la culture des mangas n'est qu'un loisir tandis que la programmation est plutôt une activité professionnelle bien rémunérée, les deux sont donc difficilement comparables. Pour Baptiste, le

47 http://geekfeminism.org/2012/12/30/re-post-how-to-exclude-women-without-really-trying/

48« Even the field of mathematics is less male-dominated than functional programming research, so the excuse that PL people are blameless and the numbers result from discouragement of girls learning math at the primary and secondary educational levels does not explain the imbalance. »

49 http://media.education.gouv.fr/file/2012/66/0/DEPP-filles-garcons-2012_209660.pdf et http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2012/06/4/DEPP-RERS-2012_224064.pdf

50 http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid66728/les-etudiants-inscrits-dans-les-universites-publiques-francaises-en-2011-2012.html

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51 http://www.femmesetsciences.fr/Documentation/Livret_IDrecues2011.pdf

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sexe n'a aucune pertinence, le fait que peu de filles fassent de l'informatique semble une donnée « naturelle » et immuable :

« En même temps c'est pas vraiment une question de dire qu'il y a beaucoup de mecs, c'est que en général dans ces domaines, il y a pas beaucoup de filles qui s'intéressent à l'informatique. C'est juste une question de se dire que tu t'intéresses à ça ou non. C'est comme il y a beaucoup de gens qui font droit parce que beaucoup de gens s'intéressent au droit, en journalisme pareil. C'est en fonction de ce que tu veux faire, donc c'est vrai que pour une fille se dire de l'informatique c'est rester sur son PC, de se dire je vais rester comme ça devant un ordinateur alors que pour nous c'est pas du tout comme ça qu'on le voit, nous rester devant le PC, parce que déjà ça je peux passer 10 ou 12h devant mon écran noir avec ma petite ligne de commande et je sais qu'il y en a d'autres s'ils ne vont pas toutes les 3 minutes sur Facebook ils sont perdus. Juste une mentalité c'est pour ça qu'il y a peut-être pas beaucoup de fille. »

On trouve le même raisonnement chez Thibault, qui, en plus, rejette la responsabilité sur les filles, que l'école accueillerait à bras ouverts : « c'est pas tant qu'ils ne veulent pas que les filles rentrent, c'est que déjà, c'est spécial, en général c'est plutôt les filles qui vont pas se plaire, enfin il faut être un geek quoi et des filles geek il n'y en a pas des masses en fait. C'est surtout ça le truc. Après, il sont super ouverts à ce que les filles viennent mais le problème c'est que c'est spécial, il n'y en a pas beaucoup, et y'a que des mecs, qui sont sur les dents toute la journée, non mais c'est vrai, ça ça pose problème. »

Cette dernière phrase nous amène à une autre justification, qui fait appel au mythe du geek jeune et ne correspondant pas aux standards de la masculinité, qui ne pourrait s'empêcher de voir toutes les filles comme des partenaires sexuelles potentielles. David explique que

« les mecs qui viennent à Epitech en général ils ont jamais de copine donc dès qu'ils voient une fille ils se disent je vais l'aider peut-être qu'elle va me trouver sympa peut-être que j'arriverai à sortir avec elle donc c'est ça leur théorie donc ouais les filles elles sont beaucoup aidées. » Guillaume, dans la même veine, se montre tout de même plus explicite : « il y a un type de gens à Epitech étant donné qu'il n'y a pas beaucoup de filles en première et deuxième année il y a surtout des mecs et ils sont en mode chien des fois dès qu'il y a une fille il y en a certains se font très bien le chien après donc ça c'est du côté des avantages du coup elle peut, il y a toujours un mec prêt à aider c'est compliqué. »

Il semble que l'aide scolaire prenne donc un sens tout particulier lorsqu'on est une fille à Epitech, ce qui ne peut que nuire à leur scolarité car les filles sont traitées différemment, il leur est plus difficile d'être indépendantes et d'être reconnues pour leur travail.

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Une autre justification est revenue au cours des entretiens et bien connue des féministes à qui l'on répond souvent que « c'est en train de changer », comme si la tendance était perpétuellement vers l'égalité. Pour Baptiste, « peut-être qu'après on verra mais on voit déjà qu'il y a beaucoup plus de filles qui viennent. On verra bien. » Même son de cloche chez David « en fait ça dépend ça commence à changer aussi cette année il y a beaucoup beaucoup de filles mais non ça me dérange pas je trouve ça bien même il faut s'ouvrir. » Si le « cette année » fait référence à sa promotion (2015), il semblerait qu'on soit loin du « beaucoup beaucoup de filles » car il y a en tout 27 filles sur 378 élèves (à Paris) ce qui représente environ 7% de filles. Cela est certes mieux que les 2,5% de la promotion 2012 mais à cette vitesse, la parité n'est pas prête d'être atteinte, surtout que la promotion suivante affiche le même pourcentage de filles. Pour Guillaume c'est des promotions suivantes que viendra (peut-être) la parité : « je crois que dans la nouvelle promo il y en a plus et justement l'école veut, aimerait qu'il y en ait plus. » Ces arguments sont balayés par les chiffres de la toute dernière promotion (2017), si on regarde toutes les écoles Epitech de France, il n'y a que 4,1% de filles, et 4,7% si l'on ne considère que Paris. Preuve s'il en est que la parité n'est absolument pas un phénomène « naturel », l'égalité comme la parité ne sont pas linéaires mais très fragiles et à l'opposé de la tendance habituelle de notre société. Il faut donc les provoquer mais Epitech ne semble pas y accorder une quelconque attention, trop occupée à nier les faits.

5. Catégorisation racisante

Mes recherches et entretiens ne recherchaient pas de catégorisation racisante, aucune question n'était donc posée à ce sujet, cependant, quelques exemples montrent qu'une exclusion et des discriminations racisantes existent à Epitech.

Voici l'extrait d'un email d'un des directeurs de l'école (envoyé à tous les élèves) posté sur le forum interne, dans la section « délation » :

« Certains étudiants sont confrontés à du racisme gratuit de la part d'autres étudiants.

C'est inadmissible et ce comportement va à l'encontre des vos responsabilités et carrières futures. » Un élève de couleur répond et confirme les accusations : « True story ! »

Dans l'email original, la dénonciation de cas de racisme est faite entre une annonce générale et un paragraphe sur des élèves se plaignant de bruit, ce qui semble indiquer le sérieux avec lequel l'administration prend la chose. Les élèves ne semblent pas y accorder plus d'importance au vu des nombreuses réponses « humoristiques » comme par exemple un élève qui demande si les personnes discriminées ont demandé des crédits en compensation. Un élève de couleur remarque que l'expression « racisme gratuit » semble indiquer qu'il y aurait un racisme justifié mais il est le seul à prendre la chose au sérieux, dans les autres messages on retrouve le fameux « second degré » censé justifier les pires propos (comme par exemple « Jle ferais bien [du

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racisme payant], mais les juifs ne se sentiraient pas concernés et faut être impartial avec les sous races autres

gens »).

On peut trouver un autre exemple de catégorisation racisante sur le forum (dans la rubrique « général » cette fois): un élève rapporte sur le forum interne s'être fait agressé par des « racailles » qui voulaient lui voler son ordinateur. Un autre répond:

« Si on passe pour les victimes du sud de Paris (parce que c'est bien ce qu'ils doivent se dire entre eux hein) c'est vraiment pas à cause du manque de flics... C'est juste parce que petit a petit, tout ensemble, on accepte le fait d'être soumis à la populasse locale. Donc quitte à ne pas avoir les noms des rebeus, donne au moins ceux des témoins n'ayant pas bougé ! (mes italiques) »

Epitech n'est pas située vraiment dans Paris, mais à cheval entre Paris et le Kremlin Bicêtre, banlieue toute proche dont la population au XXème siècle était principalement composée d'ouvrier.e.s vivant d'abord dans un habitat très précaire jusqu'à la construction de logements sociaux dans les années 1920. Aujourd'hui, la majorité de la population est toujours modeste, la population de cadres du Kremlin Bicêtre en 2009 n'était que de 16,9%, la majorité étant des employé.e.s (21,6%) et des personnes sans activité professionnelle (18,6) (source Insee). Si l'on passe de « racaille » à « rebeu » dans le discours de certains élèves, c'est par la catégorisation et les stéréotypes partagés qui assimilent la population locale à des hommes maghrébins délinquants. Un raccourci qui permet de recourir à des catégories partagées, et qui n'est pas remis en question par les autres élèves.

Lors des entretiens, très peu de personnes ont parlé de catégorisation raciale, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de racisme à Epitech, comme nous l'avons vu plus haut il existe bien. Guillaume montre une croyance à la catégorie « asiatiques » et au stéréotype des asiatiques comme meilleurs en informatique : « on a un regard sur les Asiatiques qui dit qu'ils sont toujours capables de trucs énormes que c'est des débugueurs et dans notre groupe il y en a un qui est asiat il représente un peu ça dans le groupe pas niveau technique mais niveau débugue. » Le seul qui présente une catégorisation plus poussée serait Matthieu, qui a grandit dans le 93 et qui rejette toute existence de rapports sociaux, pour n'analyser les choses qu'individuellement :

« en fait quand tu me parles d'origine sociale j'ai une idée en tête c'est les ethnies, les gens qui vivent dans les banlieues plutôt racailles comparés aux gens qui vivent dans des endroits respectables. L'origine sociale n'est pas pour grand-chose mais c'est la mentalité de la personne. Je sais que la mentalité de la personne se fait par rapport à son environnement mais bon t'es le maître de ton monde, de cette partie-là en fait. C'est nous qui supervisons la construction de notre mentalité à mon avis. Même s'il avait un environnement dur s'il en est arrivé à avoir une mentalité de racaille c'est parce qu'il est faible moi par exemple je suis dans le 93 et c'est pas pour ça que je suis arrivé à Epitech en ayant un mental de faible qui travaille pas. »

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L'utilisation de l'expression « endroit respectable » semble suggérer que d'autres endroits ne méritent pas de respect, et par extension les personnes qui y vivent, sauf, d'après sa logique, si ces personnes opèrent une mobilité sociale comme lui qui grâce à Epitech sera cadre.

Conclusion

Dans une interview52, Aaron Swartz, un programmeur réputé (qui s'est suicidé récemment), avait déclaré : « Le déni [de la misogynie et du racisme] de la communauté tech est si grand que parfois je perds espoir qu'il puisse être réparé. Et le problème n'est clairement pas qu'il y a des gens stupides qui sont offensants et plein de préjugés. Beaucoup de ces personnes sont mes meilleurs amis dans la communauté. C'est un problème institutionnel, pas un problème personnel53 (ma traduction). »

Epitech semble donc représentative de la communauté geek, excluant méthodiquement les femmes et les personnes racisées. Le problème est ici clairement institutionnel car l'école non seulement n'intervient pas pour réprimer les comportements discriminants mais semble même les encourager en disant aux filles qu'elles doivent s'y habituer. La culture troll, particulièrement misogyne est également encouragée à travers le forum délation, où se déverse une haine décomplexée.

52 http://blogoscoped.com/archive/2007-05-07-n78.html

53« The denial about this in the tech community is so great that sometimes I despair of it ever getting fixed. And I should be clear, it's not that there are just some bad people out there who are being prejudiced and offensive. Many of these people that I'm thinking of are some of my best friends in the community. It's an institutional problem, not a personal one. »

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Chapitre VI

Stratégies des filles à Epitech

1. Se rapprocher des salarié.e.s de l'école ou des autres élèves pour avoir du soutien

Face à une catégorisation et une exclusion très forte, les filles d'Epitech qui restent doivent développer différentes stratégies, consciemment ou non, qui leur permettent de tenir. Une des stratégies qui ressort des entretiens est de se rapprocher des adultes salarié.e.s de l'école ou d'autres élèves pour avoir un soutien et ne pas être seule. C'est le cas de Julie, qui s'est beaucoup rapprochée du directeur pédagogique d'Epitech Bordeaux. L'école n'ayant presque pas de professeur.e.s, le directeur prédagogique semble être la personne avec laquelle les élèves sont le plus souvent, en tout cas dans les petites écoles de province, mais sa relation avec Julie est atypique : « C'est bien d'avoir le directeur dans sa poche, il entendait certains trucs donc il me disait ça tu devrais faire gaffe, [...] il m'a dit `moi ce que je voulais c'était te pousser, que vraiment si tu le voulais pas ou si tu tenais pas, que tu t'en ailles, parce que clairement Epitech, en soi normalement c'est pas fait pour toi ». Dans le cas de Julie, le soutien est assez ambivalent car le directeur pédagogique lui dit clairement qu'il essayait de la pousser à partir tout en la poussant à rester en même temps : un jour elle craque, à « 3 ou 4 heures du mat' j'étais en train de bosser à l'école, mais ça c'est normal, t'inquiètes pas c'est Epitech, c'est classique » elle s'en va et veut arrêter Epitech mais « son » directeur la rattrape et la convainc de rester. On peut supposer que le directeur pédagogique, bien que la poussant à bout, l'a aidée à tenir, et une amitié semble s'être développée, pour qu'elle parle de lui en disant « mon directeur pédagogique » plutôt que « notre » qui aurait fait référence à la promotion. Mélanie, seule fille dans la promotion suivante à Bordeaux a remarqué que Julie avait aussi trouvé du soutien auprès d'une autre membre de l'administration :

« Julie en fait vu qu'elle a été peut-être mise un peu de côté [probablement car elle était la seule fille], elle s'est bien rapprochée de la secrétaire et du coup elle était tout le temps avec donc nous quand on est arrivés elle était tout le temps avec Hélène déjà. Et du coup moi j'ai traîné avec les gens de ma promotion donc quand j'étais avec elle on discutait mais on n'a jamais été manger toutes les deux ou on a jamais fait une soirée toutes les deux. »

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Les deux seules filles d'Epitech n'ont donc pas pu créer de lien, mais se sont quand même montrées solidaires car Mélanie raconte : « quand j'ai dû monter à Paris pour les entretiens elle m'a hébergée sans problème. »

Chloé a également trouvé du soutien dans l'école, auprès d'un autre élève :

« une fois, j'ai failli abandonner l'école, je me disais ouais c'est parce que je ne suis pas dans ce que j'aime. Et au final quand j'ai dit ça à quelqu'un il m'a dit mais non mais tu veux crever sous les ponts ou quoi. Et puis c'était l'un des meilleurs de la promo donc... C'est vrai il m'a dit ça mais tu ne vas pas faire du dessin, tu vas mourir tu vas devenir SDF. Et il m'a fait mais regarde regarde, et on a codé ensemble genre même pas 2/3h et il m'a fait regarde on va apprendre un langage ensemble, tu vois que tu en es capable. Et c'est ça qui m'a poussée à rester dans l'école, sinon je ne serais pas là. Là je viens de finir ma première année. Genre c'est vraiment cette personne là qui m'a encouragée, qui m'a montré que j'étais capable de le faire, et si j'y mettais du mien j'étais capable. Et sans elle j'aurais quitté l'école. Je m'en serais pas rendu compte et j'aurais quitté l'école. »

Le garçon dont Chloé parle semble donc avoir agi comme un mentor, et avoir compensé la culture d'exclusion des femmes d'Epitech. Pour Amélie, qui est partie d'Epitech après deux ans, c'est précisemment ce qui l'aurait sauvée :

« je pense que c'est ce qui m'a manqué [du soutien], parce qu'à l'intérieur de la promotion même j'ai pas eu de soutien. Je ne voulais pas trop, enfin moi je suis de nature enfin j'étais de nature à ne pas vouloir trop embêter les gens donc je n'ai pas trop demandé de l'aide, je me suis enfermée un peu toute seule donc du coup j'étais seule, en plus j'étais une fille, je suis toujours une fille, mais c'est un petit peu dur. Donc je ne voulais pas trop demander d'aide, je ne voulais pas embêter les gens, donc je n'ai pas trop osé. »

On peut émettre l'hypothèse qu'avec un.e mentor, Amélie serait restée à Epitech et ne se serait pas sentie aussi exclue.

Anissa, qui est en deuxième année, a elle immédiatement essayé de se rapprocher des rares filles : « en fait j'ai cherché à connaître à peu près toutes les filles. Parce que début on se sent mieux avec les filles. » Mais elle n'a pas été amie avec beaucoup de filles d'Epitech, et se contente de relations de travail. Dounia, quant à elle, s'appuie sur des amies en dehors d'Epitech : « Dans l'école j'ai des amis garçons qui sont sympa qui sont vraiment comme moi donc on s'entend super bien et comme moi j'ai d'autres copines à moi à l'extérieur, je vois souvent mes copines à l'extérieur. »

Dans son livre, La Mixité à l'école primaire, Claude Zaidman remarque, en s'intéressant à la situation des hommes minoritaires statistiquement, que même si les instituteurs sont minoritaires, « les hommes, minorité surveillée mais convoitée, courtisée, peuvent se permettre de garder entre eux des liens de connivence masculine »(1996), ce qui n'est pas le cas des rares filles à Epitech, qui ne peuvent manifester aucun signe de

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connivence féminine puisqu'elle est découragée dès le plus jeune âge dans la socialisation des filles. La solidarité de genre des hommes est « l'effet d'appartenance à un groupe dominant » (Zaidman, 1996), les femmes appartenant à un groupe dominé, n'ont donc pas le loisir de créer une solidarité de genre.

2. Jouer le jeu de la féminité, intégrer l'infériorité

Cette stratégie est la plus flagrante chez Julie, qui est une des rares à avoir été vraiment la seule fille de sa promotion : « je ressemble à une fille, je revendique que je suis une fille et j'ai un côté superficiel qu'a une fille normale. » Julie semble avoir développé un sentiment d'infériorité qui semblait n'être jamais apparu avant dans son éducation ou sa vie: « Quai c'est vrai en effet, je suis qu'une fille. Pour un mec c'est plus simple, parce que t'arrives quand même à te retrouver certains points communs avec d'autres. Moi c'est vrai que en plus non seulement je suis une fille, j'ai pas le même âge, j'ai pas le même vécu ». Elle attribue donc ses difficultés à des carences ou différences personnelles et jamais à un système. Les termes qu'elle utilise sont les mêmes que ceux du directeur pédagogique, qui semble donc être à l'origine de ce sentiment d'infériorité et de ne pas être à sa place. Son identité de femme est relativement traditionnelle: « Comme dit ma mère, à un moment la biologie te rattrappe, tu te dis bon là faudrait peut-être que je pense à faire autre chose que l'informatique », « autre chose » étant des enfants, elle ne semble pas penser qu'elle peut concilier une carrière dans l'informatique avec des enfants, on peut donc se demander pourquoi elle a fait cinq ans d'études si elle souhaite arrêter de travailler pour avoir des enfants, mais cet « autre chose » ne signifie pas forcément qu'elle souhaite arrêter l'informatique si elle a, un jour, un enfant. On remarque également une intériorisation de la culture sexiste chez Chloé : « Je suis sortie avec ce gars c'était pas du tout fructueux il s'est foutu de ma gueule. Et puis j'en ai souffert par rapport à mon image tu vois même pas par rapport à lui moi je m'en fous de lui. Mais j'ai souffert parce que je me sentais salie tu vois. » Chloé adhère donc au mythe de la sexualité comme sale pour les femmes, et de la séduction comme guerrière, avec un gagnant et une perdante. Cette « stratégie », si on peut l'appeler ainsi, a également été remarquée par C. Zaidman chez les institutrices, pourtant majoritaires : « Les filles doivent se comporter en fonction de la façon dont « on » sait que les garçons vont réagir. Il s'agit bien alors d'intégrer une forme de soumission » (1996).

3. Dénigrer les filles, se distancier du féminin

La stratégie la plus utilisée chez les enquêtées est celle de la distanciation du féminin, qui s'accompagne d'un dénigrement de tout ce qui est féminin. En dénigrant les filles, elles pensent pouvoir partager les mêmes dominées que les hommes car elles perpétuent les stéréotypes patriarcaux des femmes qui font toujours des histoires entre elles, qui se trahissent et se critiquent constamment. Cela les aide à se sentir

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plus proches des garçons, à se sentir spéciales et désirables parce que « pas comme les autres filles ». Anissa opère une distinction entre les filles d'Epitech et les « autres » filles :

« quand je regarde mes copines par exemple qui sont en médecine ou en BTS de biologie elles me disaient il y a pas mal de jalousie, il y a pas mal de coups bas, il y a pas mal de trucs comme ça. À Epitech c'est un peu moins quand même. À Epitech entre filles, soit on est copines soit on s'en fout l'une de l'autre. Il n'y a pas vraiment de jalousie, de coups bas. Donc bizarrement le fait qu'il y a peu de filles c'est mieux. Ça prend moins la tête je trouve. Et c'est un avantage. »

Le fait qu'il n'y ait pas de coup bas entre les filles semble être contredit par ses propres déclarations sur une autre fille d'Epitech : « Quand t'es dans une école de garçons, au bout de deux semaines tu vas pas sortir avec un garçon d'Epitech. Et au bout de deux semaines casser, tu vas pas aller sortir avec un autre. Tu vas rapidement prendre une mauvaise réputation. »

Julie, elle, dit qu'elle a « vécu comme un mec » parce qu'elle n'avait pas de relation amoureuse sérieuse et qu'elle préfère aussi les « ambiances de mec » auxquelles elle est habituée dans sa famille, à l'école... Il semble qu'elle aime se démarquer car elle souligne bien sa non appartenance au genre masculin et apprécie d'être la seule « vraie fille », tout en dénigrant le féminin. Mais quand elle me parle de son enfance c'est pour me dire que son père l'emmenait pêcher et que tous ses cousins sont des hommes, « les ambiances de mecs je préfère ». Elle utilise le pronom « ça » pour parler des filles: « tu sais pas comment ça agit » « comment ça marche », ce qui est assez étrange mais cohérent avec une objectivisation des femmes internalisée. Julie semble mettre une distance entre elle et les autres filles d'Epitech Bordeaux. Athéna, entrée directement en troisième année « c'est une fille mais moins fille que moi », Mélanie, de la promotion juste après Julie « c'est un mec », « c'est une fille sans être une fille [...] elle rote, elle pète à table fin c'est vraiment un mec quoi ». Elle tient donc à se distancier à la fois des garçons ET des filles, ce qui la met dans une situation assez confuse. Dounia, quant à elle, considère qu'elle est la seule fille qui ne soit pas « geek » : « Les filles même elles c'est des geek un peu il y en a quelques unes. On se parle pas trop c'est chacune a son groupe chacune a son truc à faire. Mais moi j'avoue on est même pas 10 filles pour 200 garçons.» Marie est encore plus radicale :

« J'ai toujours été un peu entourée de garçons tout le temps en fait j'ai fait beaucoup d'activités qui étaient plus proches du milieu masculin que du milieu féminin. Au collège j'étais pas habituée j'étais mal à l'aise il y avait trop de filles on était dans des classes de 16 et il y avait trois ou quatre garçons. Je déteste ça. J'aime pas les univers de fille. Moi j'aime bien que les trucs soient clairs précis tout de suite. Les garçons voilà quoi ça se tape sur la gueule une fois et après c'est bon, bon des fois tu trouves des cas exceptionnels qui sont comment dire ...ça se taquine un peu comme les filles et là tu fais non tu dégages. »

Marie dénigre donc fortement les « univers de filles », et va même jusqu'à dénigrer tout comportement qu'elle juge féminin chez un garçon. Mélanie, elle, semble donner raison à la description que Julie fait d'elle :

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« les garçons je préfère, je m'entendais très bien avec les garçons et je pense j'ai peut-être adopté leur manière à eux je sais pas. » Mais elle aime aussi Epitech pour une raison assez surprenante : « j'aime bien parce que tu ne te prends pas la tête, tu t'habilles à l'arrache c'est bon si t'es pas maquillée c'est pas la fin du monde ils te prennent comme tu es. Alors qu'avec les filles c'est toujours des commérages c'est toujours des prises de tête alors qu'à Epitech ça j'ai jamais eu. Donc c'était plus agréable. Moi j'ai bien aimé être avec des garçons. » Il semble en effet contradictoire, quand on est hétérosexuelle comme Mélanie, de devoir bien s'habiller et se maquiller pour des filles, et de ne pas s'en préoccuper avec des garçons. D'autant plus qu'elle sort avec un garçon d'Epitech.

Chloé semble être la plus nuancée sur le sujet, car quand on lui demande ce qu'elle pense du fait qu'il y ait si peu de filles à Epitech elle répond : « étant donné que je me sens plus proche des hommes que des femmes pour moi ça me dérange pas. » Enfin, Amélie, elle, répète les mêmes stéréotypes sur les femmes :

« Moi je ne suis pas super, je suis pas super fille, enfin j'ai pas d'affinités particulières plus avec les filles. Mais moi en fait ça a été un peu un plus dans le sens où j'ai trois frères, trois grands frères, j'ai grandi dans un monde assez masculin j'ai beaucoup d'affinités avec les garçons, de manière amicale. Et du coup j'avais pas forcément envie d'aller dans une école de commerce où il n'y aurait que des filles ou une école d'infirmières ou il n'y aurait que les filles. Et je trouve qu'en fait c'est vachement plus simple d'avoir des relations professionnelles scolaires avec des garçons qu'avec des filles. C'est-à-dire que les garçons sont beaucoup plus factuels qu'émotionnels, donc c'est plus facile de les cerner en fait dans ce qu'ils veulent dire, il n'y a pas de sous-entendus. Enfin beaucoup moins en tout cas. »

Les filles seraient donc émotionnelles et peu professionnelles, ce que la réussite des filles d'Epitech contredit pourtant.

On voit clairement la différence avec le terrain de C. Zaidman (l'école primaire), où la minorité masculine arrive quand même à asseoir une domination. Les réactions des minorités numériques dépendent donc des rapports sociaux de sexe : « l'anxiété masculine face à la féminisation se manifeste comme un refus de se retrouver isolé dans cet univers différent, étranger, que serait un milieu de travail féminin. [...] Ainsi, dans certains cas, le fait même d'être minoritaire, inciterait les hommes, par un effet de compensation , à affirmer plus nettement leur désir de dominer l'espace professionnel » (1996). La réaction des filles d'Epitech est en réalité assez comparable à la réaction des institutrices, majoritaires numériquement, du terrain de C. Zaidman : « la valorisation de la mixité scolaire passe donc, pour les femmes, par le rejet partagé avec les hommes de la culture des femmes entre elles. [...] Le rejet, en tout cas verbal de la culture traditionnelle féminine semble être le prix à payer pour entrer dans une pratique relationnelle mixte (mes italiques) »(1996). Il est assez surprenant de retrouver le même comportement lorsque les femmes sont majoritaires numériquement et lorsqu'elles sont très minoritaires. Cela s'explique par la nature des rapports sociaux de sexe en France : les femmes étant des minoritaires, au sens politique, elles gardent ce comportement même lorsqu'elles sont majoritaires au sens

numérique. L'analyse de C. Zaidman résonne donc particulièrement avec le cas d'Epitech : « il nous semble que les femmes sont renvoyées à leur appartenance de sexe sans pouvoir pour autant l'assumer collectivement : pour s'affirmer comme travailleuses, comme salariées, elles doivent se démarquer d'un féminin « popote » traditionnel, trop proche des mères de famille auxquelles elles risquent d'être assimilées. Cette peur d'une dévalorisation professionnelle les soumet au regard, à la définition par les hommes, et les divise » (1996).

Dans la même veine, les recherches d'Aril Levy pour son ouvrage Female Chauvinist Pigs la mènent à une dénigration similaire du féminin par les femmes travaillant dans la « raunch culture » (pornographie, magazines masculins...). La stratégie de ces femmes étant « Why try to beat them when you can join them ? » A. Levy constate que « les femmes qui ont souhaité être perçues comme puissantes ont depuis longtemps considéré qu'il était plus efficace de s'identifier aux hommes plutôt que d'essayer d'élever le sexe féminin à leur hauteur » (ma traduction54).

L'auteure pose une question cruciale : « D'une certaine manière nous ne réfléchissons pas à deux fois avant de vouloir être « comme un homme » ou ne pas être comme une « fille féminine ». Comme si ces idées voulaient déjà dire quelque chose. » (ma traduction55).

Car au fond, la féminité et la masculinité sont des idées plutôt creuses, constituées principalement d'accessoires et de comportements. La stratégie des filles d'Epitech peut peut-être sembler bonne et est probablement une des premières qui vient à l'esprit, mais elle s'avère presque toujours contreproductive, comme l'analyse A. Levy : « le problème est que même si vous êtes une femme arrivée tout en haut et que vous êtes devenue comme un homme, vous serez toujours comme une femme. Et aussi longtemps que la féminité sera perçue comme quelque chose dont il faut s'échapper, comme inférieure à la masculinité, vous serez perçue comme telle aussi » (ma traduction56) .

Cette stratégie n'en est donc pas vraiment une, car elle n'empêche pas le sexisme et la discrimination. Faire partie du groupe dominant peut donc être tentant mais, « si vous êtes l'exception qui prouve la règle et que la règle est que les femmes sont inférieures, vous n'avez fait aucun progrès » (Levy, 2006, ma traduction57).

54« Women who've wanted to be perceived as powerful have long found it more efficient to identify with men than to try and elevate the entire female sex to their level. »

55« somehow we don't think twice about wanting to be « like a man » or unlike a « girly-girl ». As if those ideas even mean anything. »

56« There's just one thing : even if you are a woman who achieves the ultimate and becomes like a man, you will still always be like a woman. And as long as womanhood is thought of as something to escape from, something less than manhood, you will be thought less of, too. »

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57« But if you are the exception that proves the rule, and the rule is women are inferior, you haven't made any progress. »

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4. Changer son comportement ou son apparence

En arrivant à Epitech, Julie a dû « s'adapter » et faire profil bas :

« moi au départ j'étais très coquette. J'ai compris qu'il fallait que je mette des cols roulés. Si t'arrives avec un décolleté c'est que tu veux te faire sauter, si t'as une jupe c'est que tu veux te faire sauter, si un mec te parle et que tu rigoles c'est que t'as envie de te faire sauter. Je suis beaucoup moins coquette qu'avant. Quand t'es coquette et que t'es la seule fille, tu te fais remarquer donc l'envie de te fondre dans le décor quoi. »

Elle a donc changé son apparence, le fait qu'elle soit devenue moins coquette est cohérent avec un effacement de la « féminité » qu'elle décrit elle-même comme « superficielle. » Cette stratégie, bien que se distinguant de la précédente, s'inscrit dans sa continuité car être trop « féminine » est un désavantage à Epitech. On peut également voir le parallèle avec Mélanie lorsqu'elle dit ne pas avoir besoin de se faire belle à Epitech.

5. Profiter des rares avantages à être une fille

Certaines des enquêtées voient des avantages à être une fille à Epitech, comme nous avons pu le voir au chapitre précédent, et certaines, comme Marie apprécient les quelques faveurs qu'elles peuvent obtenir, aussi rares et petites soient elles :

« c'est un plus pour moi en plus des fois tu peux avoir des faveurs parce que voilà les mecs ils sont pas habitués à voir des filles. Tu mets un petit décolleté ils sont fous. Sans déconner. On voit que chez des profs, enfin chez les assistants tu vois que les gars ils vont plus aider les filles que les garçons, il sont plus sympa avec les filles qu'avec les garçons. J'ai pu manger des tartes citron dans le lab avec Anissa c'était drôle. Il y a un koala qui a dit bon je vais faire une tarte au citron et on fait ouais un peu y aller et après il est venu nous chercher en salle machine pour manger la tarte au citron. »

Mais ces faveurs, comme l'aide des asteks, semblent pouvoir se retourner contre elles assez facilement, dans une école où la pédagogie est entièrement tournée vers l'autonomie.

6. Sortir avec un garçon d'Epitech

La dernière stratégie utilisée par les enquêtées est de trouver une « protection » auprès d'un garçon d'Epitech. Le fait que des couples se forment est un effet tendanciel probable mais la différence tient ici au fait que ces relations amoureuses ont un impact direct sur la scolarité des filles. Cette stratégie a l'avantage d'offrir une sorte de bouclier contre les attaques sur leur sexualité, et peut également leur offrir un soutien non

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négligeable, comme le raconte Anissa : « Florence voulait aussi abandonner. Seulement comme son copain est aussi à Epitech elle est restée. » Quatre sur sept des enquêtées sortaient avec un garçon d'Epitech au moment de notre entretien (en comptant Julie dont le cas est un peu particulier et sera évoqué plus loin) . C'est le cas de Chloé, qui sort avec un des meilleurs de sa promotion et ne se sent pas à son niveau :

« je travaille pas avec mon copain parce que j'ai honte de mon code. J'ai pas envie de lui montrer à quel point mon code c'est de la merde et que lui il est plus fort que moi. J'ai pas envie de ce genre de choses. Et lui aussi hésitait parce qu'il veut le meilleur et je comprends qu'il le veuille pas, qu'il a pas envie de gâcher une opportunité [de travailler] avec un bon [élève] pour avoir une super note plutôt qu'avec moi pour m'aider parce qu'on est ensemble. Je peux totalement comprendre ça. Mais comme la dernière fois ça s'est bien passé et on a beaucoup travaillé et je travaille avec lui parce qu'il me déconcentre pas franchement je me sentais bien et je pense que l'an prochain qu'on va pouvoir, je vais en discuter avec lui. Mais il m'en avait parlé un peu de l'an prochain. »

Dans le cas de Chloé, on voit qu'elle tire un avantage à sortir avec un garçon d'Epitech, qui a un bon niveau et qui peut lui donner des conseils. Mélanie a également échappé au harcèlement et aux « blagues » sur sa sexualité en sortant avec un garçon de sa promotion (un peu meilleur qu'elle là aussi, d'après elle), et dans son cas la stratégie s'est avérée payante : « quand je me suis mise avec Marc-Marie ça s'est calmé. »

En sortant avec des garçons d'Epitech, les filles échappent peut-être aux commentaires sur leur sexualité, mais elles récoltent en échange des doutes sur la réalité de leur sentiment, comme Amélie a pu en faire l'expérience :

« il y a eu des rumeurs, comme j'ai rencontré Anthony au début de l'école, mais vraiment au tout début pendant la première semaine de cours, et pendant genre six mois, il y a eu une rumeur comme quoi je sortais avec lui parce que comme il avait fini l'école il connaissait tous les projets et qu'il allait m'aider. Et bien évidemment je me suis mariée avec lui pour ça (elle rit). Ça s'est calmé quand j'ai annoncé mes fiançailles au bout de huit mois ou neuf mois. »

Cette stratégie semble donc avoir des limites.

Ne pas sortir avec un garçon d'Epitech s'avère également être un choix délibéré pour deux enquêtées, choix qui montre à quel point elles sont lucides quant aux contraintes que les filles à Epitech doivent supporter. Anissa et Julie ont avoué s'empêcher de sortir avec des garçons d'Epitech pour ne pas être jugées, car la stratégie de sortir avec un garçon ne s'avère payante que si l'on sort avec un seul garçon dans toute sa scolarité (et encore, pas vraiment si l'on considère le cas d'Amélie). Anissa précise que : « si une fille se met avec plusieurs garçons ils parlent entre eux les garçons. Celles de ma promo qui se mettent avec des mecs elles sont toujours avec je crois. »

Le cas de Julie mérite qu'on s'y attarde une minute. Pendant les trois premières années d'Epitech, qu'elle a passées à Bordeaux, elle dit s'être interdit de sortir avec un garçon d'Epitech, elle explique qu'elle a

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fait ce choix pour ne pas mélanger le travail et l'amour, et parce qu'elle était la seule fille de la promotion et ne voulait pas être choisie par dépit. Mais elle s'est rendu compte qu'elle aimait un garçon de sa promotion (qui depuis avait redoublé et était passé dans la promotion d'après) et est sortie avec lui à la fin de la quatrième année. La cinquième année implique de se rendre peu à l'école et n'est donc pas une année difficile à supporter, par rapport aux trois premières années où la promotion est presque jour et nuit ensemble (la quatrième année étant à l'étranger). Julie avoue donc que sa position d'unique et de minoritaire lui imposait des contraintes dont celle de ne pas avoir de relations avec ses camarades. Julie a donc intégré qu'elle ne devait pas s'autoriser à sortir avec un garçon d'Epitech dans le contexte intense des trois premières années (élèves ensemble presque toute la journée).

Quelle que soit la stratégie choisie, le plus important est donc de tenir les deux ou trois premières années qui sont les plus difficiles. Beaucoup de filles abandonnent Epitech la première année, pas toutes pour les mêmes raisons, mais d'autres ont très probablement ressenti ce qu'Amélie a raconté : une solitude, combinée à un harcèlement et une remise en cause perpétuelle de ses compétences. Anissa, qui finit la première année au moment de l'entretien déclare : « je pense que je m'en suis pas mal sortie de la première année. Je sais à peu près coder correctement. J'ai un fort caractère aussi donc des fois mon fort caractère aussi c'est que les gens n'ont pas forcément envie de se mettre avec moi. » Dans quelques années, Anissa dira probablement que ça s'arrange avec le temps, comme l'ont dit celles qui avaient fini (ou presque) leur scolarité à Epitech. Mais la première année semble être celle où le plus de filles abandonnent, ce qui semble indiquer que l'école opère une exclusion systématique des filles, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, qui est particulièrement intense la première année, de manière à ce qu'il ne reste que peu de filles.

Bien sûr, ces stratégies sont combinées par les filles, qui en utilisent plusieurs selon le moment, de manière consciente et/ou inconsciente, et beaucoup doivent trouver un entre deux : s'auto-dénigrer et adopter aussi des comportements « masculins » pour ne pas trop se démarquer. Isabelle Collet, qui a interviewé des informaticiennes pour ses recherches, a trouvé des stratégies très similaires à celles des filles d'Epitech : ses enquêtées « tiennent une position médiane entre le masculin et le féminin qui peut paraître subtile et pourtant, qui leur semble aller de soi. Certes elles s'alignent sur le modèle masculin, ne serait-ce que par la critique, voire le rejet, d'une certaine forme du féminin, mais cet alignement n'est pas perçu comme une copie du masculin mais comme une appropriation d'une partie des valeurs du groupe dominant à leur compte »(2006). Isabelle Collet appelle cela une troisième voie, et cette voie semble leur convenir jusqu'à ce qu'elles soient confrontées au sexisme brutal et ordinaire qui les remet dans la catégorie « dominées » vers l'âge de 30 ans.

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7. Autres stratégies possibles

L'exclusion des femmes à Epitech est donc assez similaire à celle qui existe dans le milieu professionnel de l'informatique. Le rapport « The Athena Factor: reversing the brain drain in science, engineering and technology », constate que 52% des femmes très qualifiées travaillant dans des entreprises des S.E.T (Sciences, engineering and technology) démissionnent, à cause d'un environnement de travail hostile et de pression extrême (2008). Les filles d'Epitech auront donc encore à utiliser et à développer des stratégies pour faire face à la culture geek hostile aux femmes qui est majoritaire dans le domaine de l'informatique. Des femmes travaillant dans l'informatique ont répliqué au sexisme en créant un site58 où elles illustrent leur quotidien avec des gif (images animées), et le résultat est à la fois drôle et tragique. Voici un exemple :

"Quand un collègue homme dit qu'il n'y a pas de femmes dans l'informatique alors que je suis juste à côté de lui - Pardon, vous vous sentez bien ?"

Ces femmes se servent donc de leur expérience du sexisme pour le dénoncer, de manière percutante, d'autant que le support (un blog) est parfaitement adapté au milieu de l'informatique et a donc de grandes chances de toucher des personnes qui y travaillent. D'autres étatsuniennes travaillant dans l'informatique ont créé un site59 de « mentoring » à la carte, où elles postent des vidéos pour aider les femmes développeuses à naviguer dans le monde de l'informatique. Les vidéos sont réparties sur plusieurs sections, dont « l'entretien

58http://femalesoftwareeng.tumblr.com/

59 http://garann.github.com/mothership/

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d'embauche », « la négociation » ou encore « la résolution de conflits ». Les vidéos étant en anglais, de nombreuses femmes peuvent en profiter.

8. Les limites des stratégies individuelles

Les stratégies utilisées par les filles d'Epitech (mais aussi par les enquêtées d'Isabelle Collet) sont donc des stratégies individuelles, qui sont souvent utilisées en remplacement de stratégie ou d'analyse collective. Dans le livre La mixité au service de la performance économique, les auteures critiquent la vision individualiste de la situation des femmes dans le monde du travail :

« Dans un tel schéma d'analyse, les embûches et les aléas de carrières seraient rattrapables par l'emploi de coachs psychologisants et bien intentionnés. Les parcours inégalitaires s'expliquant par des imperfections, des manques d'aptitudes ou de confiance en elles des femmes et non par des blocages institutionnels » (Meynaud, Fortina et Caldéron, 2009). Dans un article posté sur internet60, une professeure de mathématique de l'Université de Colombie Britannique critique le mythe qui veut que « le meilleur moyen de combattre le sexisme [soit] d'identifier les hommes sexistes. Ensuite ils devront soit changer, soit supporter la désapprobation et tout le monde aura compris la leçon (ma traduction61 ) ». L'auteure utilise donc son expérience pour démontrer que ce mythe est faux :

« Savez-vous ce que cela veut dire qu'un groupe ait des préjugés sexistes ? Je le sais, je l'ai vu. Cela veut dire que lorsque vous dénoncez le comportement de X, le reste du groupe est de son côté, car X est leur collègue qu'ils respectent et estiment, et il mérite qu'on lui accorde le bénéfice du doute. Qui sait, X a peut-être même été membre d'une commission sur l'égalité. Il n'avait sûrement pas l'intention d'être sexiste, et de toute façon, ce qu'il dit n'est pas faux [les femmes publient moins que les hommes et sont donc moins aptes à intervenir aux conférences]. Vous par contre, êtes une trouble fête, qui ne se comporte pas comme une universitaire et qui accuse des gens bien de choses horribles. Vous exagérez, et vous devez apprendre à travailler avec les gens. Et la prochaine fois qu'il y a une conférence de ce genre, il y a des chances que d'autres universitaires plus professionnels et plus raisonnables que vous soient invités à l'organiser (ma traduction62). »

60 http://ilaba.wordpress.com/2013/02/09/gender-bias-101-for-mathematicians/?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed %3A+feedsapi%2FBwPx+%28l3acker+News+Top+20+Full+feeds+by+FeedsAPI%29

61 « The best way to fight sexism is to identify the sexist men. Then they will either have to change, or else we will give them a hard time and everyone else will learn a lesson. »

62Do you understand what it means for a group to be biased? I do, because I've seen it. It means that when you call out X on his behaviour, the rest of the group sides with X, who is their valuable, respected colleague and deserves every benefit of the doubt. Who knows, X might have even chaired some committee on equity. Surely he didn't intend to be sexist, and anyway, he actually has a point about those MathSciNet numbers. You, on the other hand, are an uncollegial troublemaker who accuses nice people like X of horrible things. You're overreacting, and you need to learn to work with people. And next time there is a similar conference, there is a chance that others more collegial and reasonable than you will be invited to organize it.

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Cette professeure montre bien qu'une stratégie individuelle est contre-productive et ne fera qu'isoler un peu plus les femmes. Car le problème n'est pas une minorité d'individus, c'est également la majorité qui laisse faire et entretient donc ce climat d'hostilité envers les femmes. On pourrait penser que la dénonciation individuelle serait plus efficace si elle était faite par un homme, mais là encore le résultat est le même, comme en témoigne, dans un article63 sur le blog geekfeminism.org, un homme travaillant dans l'informatique : « Je suis fatigué que mes amies et collègues reçoivent des menaces de mort. Je suis fatigué qu'on me dise que je fais ma victime lorsque je dénonce les comportements abusifs que moi et mes collègues devont subir, même si dix-neuf fois sur vingt, je ne dis rien (ma traduction64). »

Conclusion

Les entretiens ont montré des injonctions contradictoires entre les propos des enquêtées affirmant que cela n'est pas si dur d'être une fille à Epitech, et la réalité qui se dessine dans leur discours sur les contraintes qu'elles ont intégrées. Face à une telle situation hostile, il est relativement logique que les filles partent d'Epitech, et loin d'être un abandon, un tel comportement dénote simplement une tentative de s'extraire de ce milieu où leur comportement quotidien doit être attentif à ces injonctions contradictoires. En effet, les filles ont eu, globalement, un discours de dénigrement des femmes et d'invisibilisation du féminin, tandis que chez les garçons, tendanciellement, il y a une plus forte propension à survaloriser et à insister sur les soi-disant avantages qu'il y aurait à être une fille à Epitech. Les rares filles qui restent jusqu'à la cinquième année doivent donc apprendre à jongler entre l'injonction d'invisibilité des femmes et leur « différence » présumée, censée être à l'origine d'un traitement de faveur.

63 http://geekfeminism.org/2013/02/04/open-source-closed-minds-a-reflection-on-joseph-reagles-free-as-in-sexist-free-culture-and-the-gender-gap/

64 I'm tired of my female friends and colleagues getting death threats. I'm tired of being told I have a victim complex if I talk back to the abuse that gets directed at me and my friends even if nineteen out of twenty times, I'm silent about it.

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Chapitre VII

Quelques perspectives de transformation

Face au constat de la culture hostile aux femmes d'Epitech, et de la communauté geek plus généralement, des solutions peuvent exister au niveau institutionnel afin d'améliorer la représentation des femmes à Epitech et dans le milieu de l'informatique. L'écrasante majorité d'hommes à Epitech entraîne un phénomène observé par C. Zaidman lors de ses recherches dans une école primaire, à savoir qu'une « disparité dans la composition de la classe change des conditions d'exercice de la pédagogie. [...] tout se passe comme si le déséquilibre entre les sexes exacerbait la manifestation d'une conscience de genre masculine ou féminine » (1996). Il semble donc important de donner envie aux filles d'aller à Epitech, mais également de faire en sorte qu'elles y restent et n'abandonnent pas la première année. Car Epitech, en traitant tou.te.s ses élèves de la même manière, fait comme si les filles y arrivaient avec des connaissances et ressources similaires à celles des garçons et perpétue donc l'écart entre les sexes, déjà bien creusé par les études secondaires. Pour C. Delphy, « l'opposition entre non-discrimination explicite et action positive repose sur un sophisme ou une confusion: on décrète que pour obtenir une société égale il faut faire comme si elle l'était. Or faire comme si elle l'était quand elle ne l'est pas c'est perpétuer l'inégalité. C'est mettre sur la même ligne de départ des gens qui n'ont pas les mêmes ressources, et faire semblant de s'étonner en constatant, qu'à l'arrivée, ils n'aient pas réalisé les mêmes performances» (2008). Nous allons voir dans ce chapitre, qu'une première solution serait de donner envie aux filles d'étudier à Epitech, ce qui impliquerait ensuite une lutte active contre la culture hostile aux femmes, notamment la « culture troll », qui est tolérée voire encouragée par l'administration. Nous ouvrirons finalement la réflexion sur le milieu de l'informatique professionnel, en présentant quelques exemples de sexisme dans les entreprises informatiques et leur réactions à la dénonciation de ce sexisme., pour finir avec les initiatives de grandes entreprises pour recruter plus de femmes.

1. Donner envie aux filles de venir à Epitech

La première chose à faire serait de travailler en amont, afin que plus de filles s'inscrivent à Epitech. Un système de quotas pourrait être établi, pour arriver à dépasser les chiffres accablants, ce qui impliquerait que

l'administration cherche activement à recruter des filles, mais prête également attention à leur trajectoire une fois à Epitech. Les filles pourraient être recrutées directement dans les lycées, en leur montrant que l'informatique n'est pas réservée aux garçons et que les mathématiques ne sont pas essentiels pour faire Epitech. Cette opération semble être déjà amorcée, en tout cas à Bordeaux, où la ville organisait cette année une « semaine digitale » comprenant une « opération »65 déstinée à « informer, conseiller et surtout donner envie aux lycéennes de s'intéresser à l'univers du digital. » Des lycéennes bordelaises étaient donc invitées à cette journée : « Au programme : présentation de différents métiers, comme ingénieur sécurité, programmeur-développeur ou encore directeur des systèmes d'information, mais également mise à mal d'à priori sur l'informatique. » Epitech y avait envoyé Ornella Marchive, chargée du développement, pour faire connaître l'école, qui déclare au journal Sud Ouest66 : « [le manque de filles en informatique] est un peu un cercle vicieux. Moins il y a de filles, moins elles ont envie de venir faire des études dans ce secteur. Il faut faire évoluer les mentalités car les filles se lançant dans le numérique, généralement, réussissent. Elles sont plus carrées que les garçons, plus attachées à l'esthétisme et pensent plus à l'utilisateur final. Cette branche a besoin de leur sensibilité. »

Il est encourageant de constater qu'Epitech montre une certaine volonté de s'attaquer à la sous-représentation des filles en s'associant à cette initiative. On peut cependant émettre certaines réserves quant à cette initiative de la ville de Bordeaux : le nom de l'opération : « allez les e-filles », les brochures roses, le langage de « séduction » des filles, ainsi que la non féminisation des noms des métiers, n'aident pas vraiment à sortir des clichés. Ce « Allez les e-filles » sonne comme une injonction, comme si les filles étaient responsables de leur faible nombre dans le domaine de l'informatique et qu'il fallait simplement qu'elles « se bougent » comme le sous-entend le « Allez » du titre. On peut également comprendre que présenter les métiers de « développeur » ou « directeur des systèmes d'information » ne donne pas envie à des filles de le devenir, car pour se projeter il est plus facile que le métier soit décliné au féminin, ce qui est tout à fait faisable mais n'a pas été réalisé. Les propos de la représentante d'Epitech ne sont également pas dépourvus de clichés, car en louant la « sensibilité » et l'attachement à l'« esthétisme » des filles, elle renforce les mythes sur lesquels repose la division sexuelle du travail, ces mêmes mythes servant à exclure les femmes des emplois prestigieux et les mieux rémunérés (dont l'informatique). Il semble donc qu'elle entretient le cercle vicieux qu'elle dénonce, en insistant sur la « différence » des filles par rapport aux garçons. Isabelle Collet avait déjà remarqué cette utilisation de la « nature » des femmes : « l'argument naturaliste est toujours convoqué quand on cherche à caractériser le travail des femmes. Il s'agit de rapporter à leur nature les qualités qu'on suppose requises pour exercer précisément les métiers qu'on leur assigne » (Collet, 2011). L'initiative de la mairie de Bordeaux s'inscrit donc dans cette logique d'assignation de métiers aux femmes, car leurs qualités « naturelles » seraient utiles dans l'informatique. Pour arriver à donner envie aux filles de venir à Epitech, il faudrait tout d'abord

65 http://semainedigitale.blog.bordeaux.fr/allez-les-e-filles/

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66 http://www.sudouest.fr/2012/03/29/la-fille-geek-a-de-l-avenir-672570-2780.php

« démasculiniser » l'informatique, c'est-à-dire au minimum féminiser les noms des métiers, et s'y prendre peut-être un peu plus tôt, car au lycée, les filles ont déjà intégré que l'informatique était un milieu masculin. Ce ne sont là que des pistes car, bien sûr, pour donner envie aux filles de venir à Epitech, il faut que l'école montre une volonté réelle d'en finir avec l'exclusion des femmes. Une école d'ingénieur.e généraliste, l'EPF, montre l'exemple et s'engage pour que les femmes y soient plus nombreuses : « l'EPF met en avant des femmes ingénieurs, comme cette ancienne élève de l'EPF devenue directrice informatique de Renault Sport »67, tout comme l'ECE, également école d'ingénieur.e et d'informatique, qui s'attache à montrer en quoi consiste vraiment l'informatique, pour sortir des idées reçues.

2. Lutter contre la culture hostile aux femmes

Faire venir plus de filles à Epitech ne serait que résoudre la moitié du problème, car l'école laisse s'établir (voire encourage) une culture hostile aux femmes, qui pousse certaines filles à la quitter, et d'autres à devoir supporter cette atmosphère où discrimination et harcèlement se mêlent. Il est donc crucial de veiller à ce que les filles à Epitech n'abandonnent pas en cours de scolarité en leur offrant un soutien et en évitant qu'elles ne se sentent isolées. Un système de « mentor » pourrait être mis en place à Epitech, afin que chaque fille ait une personne d'une promotion supérieure pour la soutenir et la guider. La notion de curriculum caché peut nous être utile ici, car elle montre la différence entre ce qui est explicitement poursuivi par l'école et ce qui est effectivement accompli par la scolarisation, autrement dit : « ces choses qui s'acquièrent à l'école sans jamais figurer dans les programmes officiels ou explicites » (Zaidman, 1996). Le curriculum caché d'Epitech serait donc pour les garçons de faire l'expérience de leur domination qui perdurera dans le monde du travail, et pour les filles, celle de leur marginalisation et de leur exclusion du domaine de l'informatique. Les filles apprennent donc à jongler entre les stratégies individuelles afin de survivre dans ce monde d'hommes. Pour lutter contre la culture hostile aux femmes, la première chose serait de reconnaître qu'elle existe, ce qui n'est pas le plus facile si l'on regarde le monde geek en général, où règne un extraordinaire déni. Il semble également nécessaire de condamner et sanctionner toute discrimination, et tout harcèlement, comme par exemple sur le forum délation, qu'il faudrait repenser entièrement, sans encourager la « culture troll » qui est particulièrement misogyne.

Un élève, qui est également koala, a pris l'initiative d'écrire un texte68 destiné aux futur.e.s tek1, c'est à dire aux personnes inscrites à Epitech mais n'ayant pas encore eu leur bac, qui vont donc commencer Epitech en septembre 2013. Chaque année, des élèves sont chargé.e.s de créer une page internet appelée « tek0 », destinée à ces futur.e.s élèves. L'élève qui a écrit ce texte souhaite prévenir et empêcher certains comportements

67 http://pro.01net.com/editorial/565565/les-ecoles-adaptent-leurs-discours-pour-attirer-les-lyceennes-vers-les-filieres-it/

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68 https://gist.github.com/nMustaki/65d58fb5cff32cb2b825

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qu'il a observés dans la nouvelle promotion (2017) qui « se sont distingués par une balourdise sans borne ». Il est intéressant de remarquer que la première chose qu'il aborde est le forum délation (dont nous avons longuement parlé aux chapitres précédents). L'auteur rappelle que « Ce forum est utilisé, à tort, par les promotions 2015, 2016 et 2017 comme défouloir », et qu'il n'est absolument pas obligatoire de poster un message à chaque fois qu'une personne oublie de verrouiller son ordinateur (les messages sont souvent à caractère homophobe et misogyne) « ce n'est pas « original », nous ne serons pas intéressés. » L'auteur du texte semble confirmer notre hypothèse que les personnes actives sur ce forum sont des « trolls » car il avoue que « les utilisateurs de ce forum aiment se voir comme des masters trolls », mais il les dédouane de toute responsabilité immédiatement en disant « ne vous offusquez pas si votre maman est mentionnée dans la discussion (en gras dans le texte). » Tout propos clairement misogyne est donc acceptable et même à prévoir (donc encouragé d'une certaine manière), et si une personne se sent offensée c'est donc de sa faute. Il dit aux futur.e.s élèves de ne pas insulter ou menacer d'autres élèves sur le forum, ce qui est une bonne chose car cela arrive apparemment souvent, mais il ne dit rien pour les autres élèves, ce qui suppose donc que les gens des promotions supérieures auraient le droit de faire tout cela, et instaure donc une hiérarchie encore plus grande.

L'auteur du texte semble cependant vouloir dépasser le « défouloir » qu'est devenu le forum délation, et suggère qu'il soit plutôt utilisé « comme un moyen de parler librement des comportements que l'on juge honteux, y compris provenant de l'administration, dans l'espoir que les personnes concernées réagissent positivement. » Mais l'utopie semble s'évanouir au paragraphe suivant : « Vous avez ouvert votre gueule sur le forum pour signaler, selon vous, un grave disfonctionnement d'EPITECH ? Kwame [Directeur adjoint] vous répondra que si cela n'a pas d'impact négatif sur la personne que vous serez à la sortie de l'école, ce n'est pas un vrai problème. » Il semble donc assez difficile de dénoncer des comportements ou problèmes à Epitech si la réponse que l'on nous fait est que ça n'est pas un « vrai » problème. On voit également mal comment Kwame pourrait savoir quel impact le problème dénoncé peut avoir sur une personne sans même la connaître, il me semble plutôt qu'il s'agit là d'un refus de reconnaître un problème, qui est justifié à l'avance. L'auteur du texte n'a cependant pas écrit ces dernières phrases, qui ont été ajoutées par un autre élève, car ce texte est un brouillon pouvant être modifié par d'autres élèves.

L'auteur se met tout de même à détruire, à son tour, la belle utopie qu'il prêchait : « Chaque année, des chevaliers blancs tout frais rentrés à l'EPITECH ne peuvent s'empêcher de défendre les opprimés lorsque des tek+ postent des messages méchants ou hautains. Ne tombez pas dans ce piège. » Cette introduction à Epitech n'a pas été publiée sur le forum tek0, les futur.e.s élèves n'ont donc pas (encore ?) pu la lire, il se peut donc que, n'ayant pas eu de conseils, ils (nous avons vu que les filles étaient presque entièrement absentes de ce forum délation) marchent dans les pas de leurs aînés et continuent de répandre une culture « troll » misogyne, raciste et homophobe en toute impunité. L'administration a un rôle à jouer dans la lutte contre cette impunité, il faudrait tout d'abord que la citation encourageant les pires propos sous couvert d'humour et de fiction soit enlevée, et qu'ils soient sanctionnés s'ils apparaissent. Mais l'école ne montre aucun désir de changer les choses, ce qui ne présage rien de bon pour l'avenir. La pédagogie d'Epitech, qui est de mettre tou.te.s les

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nouvelles.aux étudiant.e.s ensemble, pourrait également pousser des filles à abandonner, car nous le savons, traiter de manière égale des personnes qui ne le sont pas revient à renforcer les inégalités. Dans un article sur le site internet du magazine Forbes69, une contributrice propose des solutions pour que les femmes soient plus nombreuses dans les métiers des sciences, technologies, ingéniérie et mathématiques (STEM). L'auteure propose « des programmes à l'université qui divisent les étudiant.e.s par niveau d'expérience » (ma traduction70) afin que les femmes ayant peu d'expérience se lancent et n'abandonnent pas. Cette idée serait applicable à Epitech, où certain.e.s élèves arrivent en ayant déjà de l'expérience en informatique, et où les filles ont statistiquement moins de chances d'avoir de l'expérience, l'informatique étant souvent un mode de socialisation des garçons dès l'adolescence.

3. Initiatives pour renforcer le nombre de femmes dans les sciences

Afin d'explorer des pistes possibles, nous allons citer quelques initiatives dont le but est de renforcer le nombre de femmes dans les formations scientifiques. Les exemples cités ici sont issus d'une simple recherche sur internet, et il ne fait aucun doute qu'il en existe bien d'autres, le but n'étant pas de dresser la liste complète des initiatives mais de montrer qu'elles existent et que le sujet de la faible représentation des femmes dans les sciences semble être d'actualité. En ce qui concerne les sciences en général, ou les STEM, les initiatives pour renforcer la représentation des femmes existent depuis longtemps et se concentrent surtout sur les adolescentes, afin de lutter contre l'autosélection et l'orientation par défaut vers des métiers dits « féminins ». Depuis la rentrée 2012, une option Informatique et Sciences du numérique, a été introduite par le Ministère de l'Education Nationale pour les élèves de terminale, mais là encore, les filles pourraient pratiquer l'autosélection et ne pas prendre cette option, il faut donc d'autres actions en complément. L'association Femmes Ingénieurs mène de nombreuses actions et intervient notamment dans les collèges, lycées, classes préparatoires et écoles d'ingénieur.e.s mais aussi auprès des entreprises et organismes publics. Leurs actions visent à « attirer plus d'étudiantes vers les formations d'ingénieur, à encourager les femmes ingénieurs à gérer leur carrière professionnelle avec dynamisme et à faire tomber un certain nombre de stéréotypes tout en intégrant les évolutions de comportement de la société. »

La contributrice du magazine Forbes, que nous citions plus haut, pense également qu'il faut « combattre les stéréotypes. Il faut plus de visibilité pour les femmes ingénieures qui sont accomplies, afin que les jeunes filles sachent qu'il n'y a pas que des hommes derrière la technologie qu'elles utilisent chaque jour

69 http://www.forbes.com/sites/work-in-progress/2012/06/20/stem-fields-and-the-gender-gap-where-are-the-women/

70« College programs that divide students by experience level will help alleviate fears of women who are inexperienced in tech and thus less likely to pursue it. »

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(ma traduction71). » De nombreuses actions sont donc menées, mais ne suffisent pas encore à empêcher l'exclusion des femmes des sciences et de l'informatique. C'est que cette exclusion est stratégique, comme l'exprime l'auteur d'un article72 sur la culture geek excluante : « l'exclusion des femmes de l'informatique était essentielle dans le processus historique de professionnalisation de l'ingéniérie logicielle » (ma traduction73). L'auteur fait le parallèle avec la professionnalisation de la médecine, qui s'est également fondée sur l'exclusion des femmes. Il s'agit donc de défaire cette exclusion au coeur de la profession. On entend de plus en plus souvent qu'il faut « lutter contre les stéréotypes », qui seraient responsables de la division sexuelle du travail. Mais les stéréotypes sont des représentations et n'existent pas sans les pratiques sociales. Ne serait-ce pas plutôt les pratiques sociales qu'il faudrait combattre en priorité ? Une transformation des pratiques sociales entrainerait alors une transformation des mentalités, tandis que l'inverse semble très utopique. La cause est alors à chercher du côté matériel et humain, car ne parler que de stéréotypes permet de ne pas nommer l'humain, et empêche donc de voir les causes réelles de l'exclusion des femmes, les stéréotypes n'étant qu'un moyen d'exclusion, et non pas la cause. Mais le coût économique de la lutte contre les pratiques sociales et les institutions sexistes est bien plus élevé que celui de la lutte contre des stéréotypes.

4. Le sexisme dans les entreprises informatiques

Au-delà des écoles, qu'en est-il dans le monde du travail ? Les sociologues constatent qu'il existe un « postulat implicite qui a longtemps marqué les esprits, celui en vertu duquel le marché du travail ne ferait qu'enregistrer puis reproduire mécaniquement les segmentations et discriminations organisées et légitimées par l'appareil éducatif » (Lallement, 2006). Or, la réalité n'est pas si simple : il faut « savoir imputer aux différents systèmes concernés (l'école, le marché du travail) les responsabilités qui leur reviennent en matière d'inégalité face à l'emploi et aux salaires » (Lallement, 2006). Le monde du travail a donc une part de responsabilité dans la maintien de discriminations et des inégalités. Certaines entreprises ont un discours essentialiste de complémentarité idéalisée, certaines ayant recours à du « coaching » pour compenser les inégalités. Or, « Le coaching des femmes traduit une manière cynique de faire l'impasse sur l'inégalité et la prégnance des rapports sociaux de sexe. » Mais les mêmes discriminations sont à l'oeuvre, « puisque, là encore, au nom de leurs qualités jugées naturelles, le travail des femmes est toujours dévalorisé (voire invisibilisé par rapport à celui des hommes). [...] De fait, l'exclusion des femmes se nourrit d'un argument spécifique qui résiste: leur nature » (Meynaud, Fortina et Caldéron, 2009). Pour ce qui est du milieu de l'informatique en particulier, le sexisme est

71« Combat stereotypes.We need more visibility when it comes to the work female engineers have already accomplished, so young girls know it's not just men who are behind technology they use in their everyday lives. »

72 http://geekfeminism.org/2013/02/04/open-source-closed-minds-a-reflection-on-joseph-reagles-free-as-in-sexist-free-culture-and-the-gender-gap/

73« Expelling women from computing was essential to the historical process of the professionalization of software and hardware engineering. (I know that that's roughly how it went down with the profession of medicine, as documented by Kristin Luker in her book Abortion and the Politics of Motherhood) »

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très présent dans les entreprises, et est régulièrement dénoncé sur internet par des personnes y travaillant. Sur un site où des développeur.euse.s partagent leur code informatique, certains développeurs avaient intégré des insultes homophobes, racistes ou misogynes à l'intérieur même de leur code74. Le code étant du texte, il est possible de nommer des « éléments » comme on veut, et le fait que certains programmeurs choisissent « slut » ou « faggot » n'est pas anodin (l'anglais est en général la langue du code).

4.1 Réaction à la dénonciation du sexisme

De nombreuses entreprises et organismes du milieu de l'informatique ont vu leur pratiques sexistes dénoncées. C'est le cas de la conférence britannique Ruby (un langage de programmation), qui a choisi comme intervenants quinze hommes blancs, comme le rapporte un article du site Jezebel75. Un homme l'a remarqué et partagé sur les réseaux sociaux, rejoint très vite par beaucoup d'autres personnes, dont un des intervenants, ce à quoi les organisateurs de la conférence ont répondu : « les intervenants sont choisis sur la base du mérite, pour ce qu'ils ont à dire, et pas comment ils le disent (ma traduction76). » Beaucoup ont dénoncé l'absurdité de ce commentaire, qui prétendrait donc que les personnes autres qu'hommes blancs ne pourraient pas être choisies au mérite. L'organisatrice d'une autre conférence de programmation a même proposé de leur donner des conseils, car sa conférence à elle n'était pas composée que d'hommes blancs. Mais sa proposition est restée sans réponse et les organisateurs de la conférence Ruby ont publié sur un site leur décision d'annuler totalement la conférence, prétendant qu'à cause des « accusations de racisme et de sexisme » les sponsors s'étaient ravisés. Ils ajoutaient : « Oui, l'égalité des genre et raciale sont importantes. Mais les motivations de l'équipe étaient d'obtenir les meilleurs intervenants qui pouvaient se rendre à Manchester. Il s'avère que beaucoup de programmeurs Ruby sont des hommes blancs et que tous ceux qui ont dit qu'ils aimeraient venir était, en effet, des hommes blancs. En faire un problème est, franchement, se fourvoyer. Ajouter une personne alibi d'une minorité est offensant pour cette personne, et lui dit "Vous êtes là car vous rentrez dans une case- pas parce que vous êtes doué." Cela n'est pas important qui parle à une conférence, tant que l'intervenant est capable, intéressant et pertinent. Voilà ce qui importe : le contenu, pas le style (ma traduction77). »

74 http://www.dailydot.com/society/github-code-search-racism-sexism-bigotry/

75 http://jezebel.com/5961702/revenge-of-the-nerds-white-male-geeks-hack-sexism-racism

76« We must remember that Speakers are chosen on merit, what they have to say and how they say it »

77« Yes, gender equality and racial equality are important. But the team's motives were to get the best speakers who were able to make it to Manchester. Turns out, a lot of the famous Rubyists are white guys and all of the ones who said they'd like to come were, indeed, white guys. Making an issue out of that is, frankly, misguided. Adding a token minority speaker is offensive to that speaker, it says "You're here because you tick a box - not because you're skilled." It doesn't matter who speaks at a conference, as long as they're capable, interesting and relevant. That's what matters: content, not style. »

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Il est intéressant de noter que ne pas être un homme blanc est assimilé à « un style », ce qui est une curieuse façon de voir les choses. L'auteure de l'article rappelle que le langage Ruby a été créé par un japonais, ce qui rend la situation d'autant plus ironique. De nombreuses personnes ont commenté le communiqué des organisateurs, certains suggérant qu'une solution aurait été de reconnaître qu'ils avaient favorisé les hommes blancs, de s'excuser et de promettre qu'à l'avenir cela ne serait plus le cas. La réaction des organisateurs n'est pas très originale, ces arguments sont souvent utilisés lorsque les gens sont accusés de sexisme et particulièrement dans le milieu geek, où l'on aime croire qu'on est là pour son talent uniquement, ce qui oblige à nier totalement l'existence d'inégalités et de discrimination systématiques.

Une autre entreprise, Hypermac, qui vend des disques durs, s'est illustrée pour son traitement des critiques. Un article78 rapporte que, lors d'un salon l'entreprise avait engagé des mannequins pour animer ses stands, ainsi que d'autres, pour se tenir nues, le corps peint, sur la scène. Les premières, embauchées pour vendre des disques dur sur le stand, avaient été tatouées d'un « Hyper : get more », littéralement : « Hyper : obtenez-en plus » sur la poitrine.

78 https://keen.io/blog/42031860734/sexism-in-tech-a-good-apology-is-better-than-no

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Des critiques se sont élevées, notamment sur twitter, et une organisation féministe a lancé une campagne de boycott de la marque, reprise massivement sur les réseaux sociaux. Le PDG de l'entreprise Hypermac a ensuite publié un communiqué :

« Je souhaite dire officiellement qu'il n'y a aucun tort à réparer et que nous n'avons aucune raison de nous excuser. La plupart des gens qui étaient à CES [le salon] et qui ont vu notre stand ont apprécié et compris ce que nous essayions de faire. Nous continuerons à dénoncer ceux qui n'étaient pas présents et qui ont été prompts à juger sur une simple photo prise hors contexte. Hyper est co-détenue par des hommes et des femmes. Les hommes et les femmes qui ont travaillé dur pour organiser ce stand ont été profondément offensés par l'organisation frauduleuse dont le but est de profiter de la situation pour salir l'image de notre entreprise (ma traduction79). » Pour l'auteure de l'article, le stand d'Hypermac était offensant, mais leur réponse est simplement insultante. Cette façon de réagir au sexisme ne donne pas envie aux femmes de travailler dans cette entreprise, ou d'apprendre le langage Ruby, car le message que les deux organisations véhiculent est un message d'exclusion des femmes et de négation du sexisme.

79« I would like to go on record to say that there is no damage to control and we are not apologetic for anything. The overwhelming majority who were at CES and saw our display appreciate and understand what we were trying to do. We will continue to engage the rest who were not present yet were quick to pass harsh judgment based on a single photo taken out of context. HYPER is co-owned by men and women. The hardworking men and women who worked to put together the CES booth were deeply offended by said fraudulent organization that ultimately aims to profiteer by attempting to hurt our company's image. »

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Ces exemples de réactions hostiles ne sont heureusement pas représentatifs de toute la communauté geek. D'autres, comme Klout, une entreprise informatique, ont beaucoup mieux réagit à la dénonciation de leur sexisme. Suite à une campagne de recrutement ciblant uniquement les hommes, sur le thème du « brogramming», « bro » voulant dire « brother », donc « mec », l'entreprise a été décriée pour son sexisme et sa discrimination. Dans un communiqué publié deux ans plus tard, mais toujours d'actualité puisque leur campagne était encore utilisée pour illustrer le sexisme de l'industrie, l'entreprise s'est excusée d'avoir offensé des gens, et a reconnu que cette campagne excluait clairement les femmes. Depuis cette campagne, l'entreprise emploie 30% de femmes et soutient plusieurs initiatives de femmes travaillant dans l'informatique. Tout n'est donc pas perdu, au contraire, des entreprises majeures de l'informatique se rendent compte que la culture geek est trop souvent hostile aux femmes et essaient d'y remédier.

4.2 Actions des entreprises pour une meilleure représentation des femmes

De grandes entreprises comme le géant Google ou le site Etsy montrent aujourd'hui une réelle volonté de recruter des femmes et de faire en sorte qu'elles ne partent pas. Un article80 décrit le processus qui a permis à Google de devenir « un endroit où il fait si bon travailler », après avoir vu un grand nombre de ses employées quitter l'entreprise. En découvrant que les femmes partaient en masse de leur entreprise, Google ne s'est pas tant inquiété de l'égalité, que du coût que des nouveaux recrutements engendraient : « le fait que les femmes désertent l'entreprise n'était pas uniquement un problème de parité, mais surtout un souci pour le bénéfice net de l'entreprise. » Le département de ressources humaines de Google a découvert que la problème était lié à la maternité, car « les femmes qui venaient d'avoir un enfant quittaient l'entreprise à une fréquence double de la moyenne. » En 2007, Google augmente donc le congé maternité qui passe de douze semaines à cinq mois pour les employées de Californie, « avec 100% de leur salaire, la prise en charge à 100% des cotisations retraite et maladie, et l'autorisation de répartir ces congés à la carte, afin par exemple d'en prendre une partie juste avant la date de l'accouchement » et offre sept semaines de congé maternité aux autres employées partout dans le monde. Avec ces mesures, le nombre de départ des jeunes mères a diminué de 50%, ce qui a fait économiser de l'argent à Google, malgré l'argent supplémentaire dépensé pour les congés maternités. Les ressources humaines de Google étudient chaque aspect de la vie de l'entreprise et de ses employé.e.s, jusqu'au meilleur temps d'attente à la cafétéria. On peut regretter que la volonté de garder leurs employées soit uniquement due au coût des recrutements, et pas à un désir d'égalité, mais le résultat est tout de même intéressant et contribuera à donner des modèles féminins d'identifications, et à améliorer la carrière de nombreuses femmes.

80 http://www.slate.fr/story/67685/google-la-boite-bonheur

Le PDG d'Etsy, une entreprise informatique a récemment expliqué lors d'une une conférence81 comment Etsy avait augmenté le nombre de ses ingénieures par 500% en seulement un an. Etsy est un site de vente en ligne permettant à des personnes fabriquant des objets de les vendre sur toute la planète. Contrairement à Google, le PDG d'Etsy dit avoir souhaité embaucher plus de femmes par désir d'égalité et de diversité. Mais, même en faisant de l'égalité une priorité, les résultats n'ont pas tout de suite été au rendezvous. Le PDG explique que plusieurs éléments barrant la route aux femmes avaient été identifiés : le fait que les femmes et les hommes travaillaient chacun.e.s de leur côté, c'est-à-dire qu'une réelle ségrégation spatiale s'était installée, le fait que les entretiens d'embauche étaient défavorables aux femmes à cause du décalage entre le poste recherché et les questions posées. Etsy a également découvert qu'il était plus difficile de recruter des femmes ayant une grande expérience et a donc décidé de se concentrer sur le recrutement de jeunes ingénieures. L'entreprise a créé une bourse pour les ingénieures qui souhaitaient aller à la « Hacker School », un programme de trois mois permettant de devenir un.e meilleur.e ingénieur.e. Le PDG explique que des études ayant prouvé que les personnes étaient meilleures en mathématiques et en sciences lorsqu'une classe comprenait une moitié de femmes, Etsy a exigé que, dans son programme, une stricte parité soit respectée. Certain.e.s des participantes à la Hacker School se sont vu.e.s proposer un poste à la fin du programme. Grâce à ce programme, Etsy employait, au moment de la conférence, 18% d'ingénieures, soit quatre fois et demie plus que l'année d'avant. Le cas d'Etsy, comme celui de Google, montre donc que le nombre d'employées dans les entreprises informatiques peut être relevé avec des mesures simples mais efficaces. L'utilisation de quotas s'est avérée, dans le cas d'Etsy, très efficace, bien que les quotas et l'action positive en générale suscitent de vives critiques en France, son efficacité semble en faire un outil très intéressant. Pour C. Delphy, « l'action positive provoque une forte résistance en France. Cette résistance ne peut être mise que sur le compte de la défense des privilèges des groupes dominants » (Delphy, 2008), les actions positives seraient donc probablement moins faciles à développer dans les formations d'informatiques, ce qui ne veut pas dire qu'elles ne seraient pas faisables.

Conclusion

Dans un article82 sur le sexisme l'industrie de l'informatique dans son ensemble, un développeur propose plusieurs pistes pour lutter contre la culture hostile aux femmes, parmi lesquelles : rechercher activement des femmes pour les évènements informatiques, afficher clairement des politiques anti harcèlement dans tous ces évènements, ou encore ne pas laisser passer des comportements jugés inacceptables. Toutes ces solutions existent déjà et ont été employées lors de certains évènements, comme par exemple à la conférence

81 http://firstround.com/article/How-Etsy-Grew-their-Number-of-Female-Engineers-by-500-in-One-Year

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82 http://www.netmagazine.com/features/primer-sexism-tech-industry

Defcon, lors de laquelle une participante83, n'en pouvant plus d'être harcelée, a fabriqué des cartons jaunes et rouges qu'elle distribuait aux hommes dont le comportement était sexiste, chaque carte expliquant la raison pour laquelle les hommes la recevait. Cette initiative a eu beaucoup de succès, notamment sur les réseaux sociaux.

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83 http://singlevoice.net/2012/07/12/sexism-redyellow-cards-at-defcon/

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Conclusion

Une des hypothèses de départ postulait qu'Epitech favorisait une certaine mobilité sociale à travers un processus de recrutement non élitique, refusant les concours et ne prenant pas en compte les notes dans les matières scientifiques mais la seule motivation des élèves. Cette hypothèse semble se vérifier chez les quinze enquêté.e.s, que l'on a distingué en deux groupes : celui des enquêté.e.s en mobilité sociale ascendante forte (Julie, Sam, Louis, Marc, Thibault, Matthieu, Chloé et David), et celui des enquêté.e.s en mobilité ascendante faible (Dounia, Baptiste, Mélanie, Anissa, Amélie, Marie et Guillaume). En considérant les différentes dimensions de la mobilité sociale (le statut socioprofessionnel, le niveau de revenu, mais aussi le niveau d'études), chaque enquêté.e est dans une situation ascendante pour au moins un de ces critères, mais aucune différence genrée n'apparaissait. La diversité est également présente chez les enquêté.e.s car huit d'entre elles/eux ont un parent né hors de France métropolitaine et deux (Louis et Dounia) ne sont pas né.e.s en France.

Aucun.e des enquêté.e.s n'a eu de scolarité « exemplaire », tou.te.s ont eu de relatives difficultés, liées à un manque d'attention ou à un rejet de la discipline scolaire. La passion de l'informatique demandée par l'école n'est pas majoritaire parmi les enquêté.e.s, tout particulièrement chez les filles qui sont plus nombreuses à être entrées à Epitech par hasard ou par défaut, tandis que les garçons sont plus enclins à parler d'une passion de l'informatique (Guillaume, Thibault et Baptiste). Nous avons également vu qu'Epitech avait permis à quatre enquêté.e.s de se réorienter, et à six autres de trouver un nouveau domaine d'études après avoir longtemps voulu faire autre chose. Les garçons semblent s'approprier mieux la culture geek que les filles, et sont les seuls à opérer une distinction entre les anciens et les nouveaux geeks, et à identifier des « faux » geeks. Ils sont cependant globalement peu à s'identifier en tant que geek. Nous avons également abordé la question de l'emploi des élèves par l'école, question qui ne figurait pas dans la grille d'entretien mais qui est apparue au fil des conversations et des recherches sur le forum interne.

L'ouverture sociale étant très présente dans le discours officiel de l'école, on aurait pu s'attendre à ce que ce discours prenne en compte l'ouverture aux femmes, mais nous avons vu que cela n'était pas le cas, bien au contraire, l'école tolère un discours et des comportements sexistes. Le constat de la très faible présence des filles à Epitech avait entraîné l'hypothèse selon laquelle une culture hostile aux femmes s'était développée à Epitech. Cette hypothèse s'est vérifiée dans les propos des enquêté.e.s ainsi que dans les propos d'autres élèves

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postés sur le forum interne. Tout est fait pour effacer la présence des femmes à Epitech, les rares filles arrivant à tenir pendant cinq ans se trouvant obligées d'intérioriser des injonctions contradictoires. Epitech formant avant tout ses élèves selon le souhait des entreprises, avec lesquelles elle mène une collaboration constante, on peut considérer que les étudiant.e.s sont très bien formé.e.s à la compétition et à l'individualisme du monde du travail.

Il y a plus de trente ans, Jacqueline Huppert-Laufer réalisait une étude sur les femmes cadres dans La féminité neutralisée ? (1982), étude qui résonne étrangement avec nos conclusions. En effet, à la fin des années 1970 on exigeait déjà des femmes cadres qu'elles ne mettent pas trop en avant leur « féminité » : « L'une des conditions de cette crédibilité, c'est de gommer cette agressive féminité : décolletés plongeants, fanfreluches, celles qui ont su oublier ce côté féminin, qui ont su adopter le tailleur strict, la cravate, le chemisier, celles-là permettent que l'aspect féminin ne vienne pas se mettre en travers d'autres choses. » Cette citation rappelle particulièrement les propos d'une enquêtée, évoqués au chapitre VI : Julie m'avait confié avoir été amenée à « renoncer » à sa féminité (décolletés, jupes) dès sa première année à Epitech. J. Huppert-Laufer avait également remarqué : « Faire oublier qu'on est une femme devient ainsi une question de loyauté de la part de la femme cadre face à ses collègues masculins. L'ordre de l'organisation ne saurait tolérer l'irruption d'une subjectivité féminine qui désarmerait l'homme sur son propre terrain. » Ces conclusions font également écho aux nôtres, bien qu'étant séparées de trente ans.

J. Huppert-Laufer avait également constaté que les entreprises créaient un système de règles et de valeurs, auquel les cadres devaient adhérer, et qui était partie intégrante de l'identité des cadres hommes :

« Notre hypothèse est ici que l'intrusion des femmes à des postes de plus en plus semblables à ceux des hommes dans un système qui leur offre en fait des opportunités importantes sur le plan de la carrière ne peut que renforcer la crise d'identité des hommes et leur désir d'asseoir leur légitimité sur ce qu'on pourrait appeler « l'exclusivité » de l'adhésion et de l'interprétation correcte des règles. [...] Dénier aux femmes la capacité à « vraiment » tenir leur rôle comme un homme, et surtout à vraiment comprendre, à vraiment adhérer au système, c'est tenter de retrouver à un autre niveau- psychologique et idéologique- le clivage qui n'est plus complètement réglé par la réalité de l'organisation. [...] Serait-il alors surprenant que la relation avec les femmes-collègues soit l'un des points aveugles, l'une des « failles » d'un système d'adhésion qui repose sur le langage, sur le code ?[...] . De cette adhésion, de ce langage, ne serait-il pas nécessaire que les femmes soient exclues, alors même que dans la réalité de l'organisation leur rôle n'est plus, ou de moins en moins, ancré dans la différence ? »

Il est très intéressant de comparer cette hypothèse à nos propres conclusions car dans l'informatique et à Epitech, être un femme ou un homme ne fait aucune différence quant au travail à accomplir, or les filles d'Epitech ne peuvent pas oublier qu'elles ne sont pas des hommes, les autres élèves se chargeant de le leur rappeler. C'est que, tout comme les cadres il y a plus de trente ans, « dans une situation égalitaire et

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concurrentielle, il faut réintroduire la différence ». L'égalité n'existant pas (ou plus) dans les faits, les femmes étant aujourd'hui même plus formées que les hommes, « il est important « d'organiser » l'inégalité précisément parce que dans la réalité, il est assez clair que les femmes pourraient faire au moins aussi bien sinon mieux que les hommes. » Il faut alors requérir à une stratégie de construction d'une « différence » : « Reprocher aux femmes en situation potentielle d'égalité d'être « protégées » pour souligner que cette « protection » arrange les hommes en leur permettant de maintenir leur pouvoir, voilà l'un des traits marquants de ces organisations où la différence n'étant plus marquée dans la réalité, il faut qu'elle retrouve sa place symbolique dans cette hypothétique protection des femmes. [...] c'est au niveau du langage, au niveau d'une représentation que se forgera un système de défense contre une situation potentiellement dangereuse. Un langage de doute et de suspicion. » Ici aussi, le parallèle avec Epitech saute aux yeux, les garçons déclarant que les filles étaient aidées beaucoup plus, l'aide se substitue ici à la « protection » avancée par les hommes cadres il y a plus de trente ans, on retrouve la même stratégie d'exclusion des femmes par la création d'une différence symbolique et d'une suspicion constante des femmes de n'être pas à la hauteur.

Les conclusions de J. Huppert-Laufer, bien que datant de plus de trente ans, résonnent (malheureusement) avec nos propres conclusions. Il est possible que les choses changent car, comme nous l'avons vu, les trois dirigeants d'Epitech ayant quitté l'école, une toute nouvelle équipe va prendre le relais. Nous avons également pu constater que de grandes entreprises opéraient de réels changements dans le but d'une meilleure présence et intégration des femmes. On peut donc faire l'hypothèse qu'Epitech aura intérêt à répondre à cette nouvelle demande des entreprises et sera donc amenée à recruter activement un plus grand nombre de filles. Le passage du statut de minorité numérique à celui de masse permettrait aux filles à Epitech de ne plus être des exceptions et ne serait que bénéfique pour elles, mais également pour l'égalité femmes-hommes.

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110

Annexe 1 : résultats du questionnaire aux élèves d'Epitech

Graphique 1 : Profession de la mère

Graphique 2 : profession du père

111

Graphique 3 : Sexe des répondant.e.s

Graphique 4 : Répartition par promotion

112

Graphique 5: Répartition par type de bac

Graphique 6 : Profession de la grand-mère maternelle

113

Graphique 7 : Profession du grand-père maternel

Graphique 8 : Profession de la grand-mère paternelle

114

Graphique 9 : Profession du grand-père paternel

115

Annexe 2 : Description des personnes rencontrées

Julie:

En 5ème année d'Epitech au moment de notre rencontre, Julie est entrée à Epitech Bordeaux et a fait partie de la toute première promotion bordelaise, après deux ans de licence de mathématique. Sa mère est postière et son père technicien dans une clinique médicale, ses deux parents sont nés en France, tout comme elle. Elle a un Bac S obtenu du premier coup. Sa scolarité a été très difficile physiquement et mentalement, elle a failli craquer mais a finalement tenu bon. Etant la seule fille de sa promo à Bordeaux, elle a eu beaucoup de mal les premières années, car elle était traitée différemment.

Marc:

En 5ème année, Marc est entré en 3ème année à Epitech après un an d'IUT puis deux ans dans une école similaire à Epitech, l'Exia, à Rouen. Sa mère est infirmière, et son père est décédé «il a été un peu en galère toute sa vie au final : ouvrier en bâtiment, chômage et un peu de black par-ci, un peu de black par là, en galère». Il a un Bac S spé maths au rattrapage. Ses parents et lui sont nés en France.

Thibault:

En 5ème année, Thibault est le colocataire de Marc. Il commence par faire Epita, mais échoue et essaie Epitech pendant quelques semaines. Ne pouvant financièrement continuer de vivre à Paris, il rentre à Rouen où sa mère habite, pour travailler un an, puis commence l'Exia, où il rencontre Marc. Une fois le diplôme obtenu, il l'entraîne à Epitech où il entre en troisième année directement. Il a eu un Bac S au rattrapage. Son père est opérateur en raffinerie,et sa mère secrétaire, ils sont tous les deux nés en France, tout comme lui.

Amélie :

A fini ses études depuis un an au moment de notre rencontre. Elle a un Bac S spécialité physique-chimie obtenu du premier coup. Ses parents et elle sont nés en France, son père était vétérinaire, et est décédé quand elle était adolescente, se mère est infirmière, elles n'ont jamais eu de très bonnes relations. Elle a trois grands frères, dont deux qui sont «ingénieurs en informatique» (un seul a le diplôme d'ingénieur, l'autre a la même formation qu'elle). Amélie a fait des prêts étudiants pour financer Epitech mais elle a fait une dépression et a

116

préféré quitter Epitech pour intégrer l'ETNA, autre école du groupe (en alternance) où elle serait principalement en entreprise.

Chloé :

Au moment de l'entretien, Chloé est en stage de fin de première année. Elle a toujours habité en banlieue parisienne. Elle n'a jamais connu son père, sa mère est coiffeuse mais n'a aucun diplôme, pas même le bac. Après avoir été employée (et exploitée) de 16 à 50 ans, elle a ouvert son propre salon récemment. La première année d'Epitech devait être payée par sa mère, qui a arrêté car Chloé dépensait toute sa bourse dans la nourriture. Chloé a donc fait un prêt étudiant et paie tout elle-même grâce également à son salaire de stage (900€). Elle voulait faire du dessin depuis toute petite mais sa mère et ses proches l'en ont découragée, disant qu'elle ne gagnerait jamais sa vie. Elle a été orientée vers un bac STG, après avoir été refusée à l'entrée en L. Ses parents ont la nationalité française, tout comme elle.

Anissa :

Anissa vient de finir sa première année et passe en 2ème année. Elle a toujours voulu faire architecte car son père l'est mais s'est soudain rendue compte l'été après le bac, après avoir été acceptée dans une école d'architecture que ça n'était pas que qu'elle voulait faire mais ce que son père voulait qu'elle fasse. Après avoir été acceptée à Epitech sur un pari avec ses amies, elle s'est dit qu'elle pouvait tenter ça, alors qu'elle ne connaissait rien aux ordinateurs. Ses parents sont Egyptiens, nés en Egypte et venus en France pour de meilleures opportunités. Son père a un cabinet d'architecture qui semble bien rapporter car elle n'a fait aucun prêt pour Epitech, son père paiera toutes les années (environ 40000€) et a mis sur son compte l'équivalent de deux années (environ 16000€) «au cas où». Sa mère ne travaille plus depuis qu'elle a eu trois enfants, Anissa est la quatrième. Son père a un diplôme d'architecture obtenu en Egypte et sa mère un diplôme de chimie obtenu en Egypte également. Elle a fait un bac S sous la pression de ses parents (elle voulait faire ES) et dit n'avoir vraiment pas aimé.

Matthieu :

Matthieu est en stage de fin de première année lors de l'entretien. Il a obtenu un bac STI après avoir été orienté de force car il voulait faire S. Ses parents sont portugais, nés au Portugal. Son père est conducteur de travaux (employé) et sa mère conseillère conjugale familiale. Son père n'a pas de diplôme et sa mère a une attestation de qualification de conseil conjugal et familial, obtenue en France après une formation. Matthieu n'a donné aucun détail sur le métier de sa mère mais des recherches sur internet indiquent que «Il existe très peu de postes à temps plein. La plupart des conseillers se retrouvent vacataires, à des tarifs peu attrayants de

117

8 à 12 € l'heure. Quelques-uns parviennent à s'installer en libéral : soit à domicile, soit dans un cabinet.» Matthieu a une soeur de 16 ans qui fait actuellement un bac pro coiffure, qu'elle réussit avec brio. Il est très fier de sa réussite qu'il n'attribue qu'à lui-même et à l'éducation de ses parents, tout en niant les rapports sociaux, sa vision est très individualiste.

Dounia :

Dounia a eu un Bac s spé maths. Elle vient de finir la première année mais elle ne fait pas de stage car elle n'est pas très bonne en anglais et n'a pas eu le TOEIC, elle a donc demandé à faire un tek2RE, c'est à dire qu'elle va refaire la piscine de première année d'octobre à décembre au lieu d'un stage, puis intégrer la 2ème année avec les autres en janvier. Ses deux parents sont nés en Algérie, tout comme elle. Sa mère a un diplôme universitaire de Chimie et était enseignante en Algérie mais n'a pas pu continuer en France car elle aurait du faire un an d'études pour obtenir l'équivalence de son diplôme. Elle a longtemps été sans emploi, et donne maintenant quelques cours de soutien à des enfants. Son père était médecin en Algérie et a commencé à étudier pour obtenir l'équivalence du diplôme en France mais a vite arrêté, ne pouvant plus cumuler les gardes de nuit et les cours. Il a ensuite acheté un bar restaurant qu'il a vendu depuis. Il prend actuellement du repos avant de rouvrir une autre entreprise. Ses parents paient entièrement l'école sans prêt.

Mélanie :

Mélanie a un bac ES spé maths avec mention bien, contre l'avis de son père qui voulait qu'elle fasse S, au collège et au lycée, elle a fait sport-études, car elle pratiquait le handball haut niveau. Sa mère est sans emploi, mais a un diplôme de secrétariat, puis a travaillé comme fleuriste en France à temps partiel, elle est née aux Pays Bas. Son père est chef d'entreprise, il n'a pas de diplôme, car il a arrêté les cours au lycée pour reprendre l'entreprise de son père, il est né en France de parents français. Son père paie Epitech entièrement, lui paie un appartement et lui donne 300€ par mois pour ses dépenses, moyennant un contrat qu'ils ont passé selon lequel elle ne doit pas avoir moins de 13 de moyenne. Mélanie est entrée à Epitech Bordeaux la deuxième année de son existence, elle est actuellement en 5ème année.

Marie :

Après avoir obtenu un bac S option agronomie territoire citoyenneté, Marie a fait une première année de BTS Iris (informatique et réseau des industries et des services) puis a souhaité faire plus d'informatique et d'administration réseau et s'est dirigée vers un autre BTS informatique de gestion option administration des réseaux locaux d'entreprise. Après son BTS, elle est allée à Epitech sur les conseil d'un professeur qui lui même aurait voulu faire cette école. Sa mère est secrétaire de mairie et son père, selon ses mots «chef

118

d'entreprise, artisan menuisier», sa famille a la nationalité française, jusqu'à ses grands parents. Ce sont ses parents qui paient Epitech ainsi que son appartement et ses autres frais.

Baptiste :

En 3ème année au moment de notre entretien, Baptiste a été forcé de redoubler son année de seconde car ses parents voulaient qu'il aille en S, ce qui a été inutile puisqu'il est quand même allé en ES après sa deuxième année de seconde. Il est né en France, de parents catholiques, sa mère étant Egyptienne et son père français, ils se sont rencontrés à l'université en France et sa mère a du arrêter ses études pour que son père termine les siennes et puisse devenir huissier de justice. Baptiste est entré à Epitech directement après le bac est ses parents paient la scolarité entière.

Louis :

Entré directement en troisième année à Epitech, Louis avait déjà un deug d'informatique et une licence de mathématiques appliquées obtenus au Cameroun, son pays natal. Entre temps il avait travaillé dans l'informatique au Cameroun puis est venu en France en 2010 après s'être renseigné sur Epitech. Sa mère était installée en France depuis plusieurs années et c'est elle qui l'héberge, elle est auxiliaire de puériculture. N'ayant pas beaucoup d'argent à son arrivée, c'est sa mère qui a payé le troisième année puis il a trouvé un emploi pour payer les deux autres. En dernière année lors de l'entretien, il est en même temps directeur du laboratoire réseau d'Epitech à temps plein.

Guillaume :

En troisième année lors de l'entretien, Alexandre est entré à Epitech directement après le bac. Ses deux parents sont dans l'enseignement sa mère est principale adjointe d'un collège, ancienne professeure de mathématiques, et son père est proviseur d'un lycée, ancien professeur de physique-chimie, il n'est donc pas surprenant qu'il ait choisi un bac S. Né en France tout comme ses parents, il n'a pas eu besoin de prêt pour payer l'école, ces derniers lui payant les frais de scolarité, ainsi qu'un appartement à Paris. Son père l'a beaucoup encouragé car il aurait aimé faire de l'informatique mais n'avait pas assez d'argent pour les études.

David :

Après un bac S, David a fait un an de licence de maths informatique sans succès puis a entendu parler d'Epitech par un ami qui y était déjà. Ses parents sont nés au Vietnam mais se sont rencontrés en France. Il

119

parle très peu de sa mère dont il n'a plus de nouvelles depuis longtemps, il vit avec son père qui vend des produits asiatiques qu'il cuisine lui-même sur les marchés. Il a une petite soeur en BTS qui est en même temps caissière à temps partiel. Il est boursier de l'enseignement supérieur mais n'a pas eu besoin de prêt pour financer Epitech, son père l'a aidé et a collecté l'argent restant auprès de sa famille. David sort avec une fille d'Epitech, ils sont tous les deux membres du foyer des élèves, lui en est même directeur tandis qu'elle en est la secrétaire.

Sam :

En troisième année lors de l'entretien, Sam est entré à Epitech directement après le bac. Il a fait un bac S option sciences de l'ingénieur, pensant qu'il fallait faire ingénieur pour faire de l'informatique, mais quand il a découvert qu'à Epitech on pouvait entrer avec tous les bacs, il a regretté de ne pas l'avoir su avant car il aurait préféré faire STI. Il s'est investi dans la communication de l'école pour pouvoir informer les lycéen.ne.s comme il aurait aimé l'être. Il est né en France de parents martiniquais, sa mère est agente de service dans une école maternelle et son père est agent de sécurité. Il a fait un prêt pour toute la scolarité à Epitech, il n'a pas droit à une bourse parce que ses parents gagnent «trop» mais pas assez pour payer Epitech. Il a un objectif tout tracé, une fois débarrassé du prêt il veut s'acheter un appartement puis un pavillon.

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Annexe 3 : Grille d'entretien

Thème: Culture geek

- que veut dire la culture geek pour toi ?

- tu penses que c'est important à Epitech ?

Thème: Particularités d'Epitech

- penses-tu qu'Epitech est différente des autres écoles ?

- en quoi ?

- a ton avis, est ce que les élèves d'Epitech se considèrent comme un groupe ?

Thème: Discrimination.s

- penses-tu qu'il y a des origines sociales différentes à Epitech ? - est-ce que c'est important pour le choix de tes fréquentations ? - c'est important d'être dans une école où il y a si peu de filles ? - est-ce qu'être une fille/ un garçon fait une différence ?

- c'est un avantage ou un inconvénient ?

Thème: Mécanismes de mise à l'écart des femmes

- comment se passaient les projets en groupe ? les soutenances ? - quelles sont tes relations avec les autres filles ?

Thème: Mobilité sociale

- nationalité des parents ?

- profession des parents ? diplômes ?

- nationalité, profession diplômes des grands parents ?

- que pensent tes parents de ton choix de scolarité ?

- avaient-ils d'autres choix en tête ?

- comment as-tu financé Epitech ?

Thème: Relations et réseaux sociaux

- tu vois souvent les personnes d'Epitech en dehors ? - comment as-tu trouvé ton stage/ job ?

- comment es-tu arrivé.e! as-tu connu Epitech ? - comment s'est passé ta scolarité globalement ?

Annexe 4 : Tableau des enquêté.e.s

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

2012

S spé maths

France

France

Mère factrice, père agent de maintenance

prêt

ne sait pas

 

2015

S sciences de l'ingénieur

France

Martinique

Mère agente de service dans une école maternelle, père agent de sécurité

prêt

ne sait pas

 

2013

S au Cameroun

Cameroun

Cameroun

Mère auxiliaire de puériculture, père inconnu

Sa mère pour une année, lui pour les deux autres

ne sait pas

 

2012

S spé maths au rattrapage

France

France

Mère infirmière, père décédé

prêt

ne sait pas

 

2012

S au rattrapage

France

France

Mère secrétaire, père opérateur en raffinerie

prêt

père études de dessin industriel, mère non renseigné

 

2016

STI

France

Portugal

Mère conseillère conjugale, père conducteur de travaux

prêt

mère diplôme de

conseillère conjugale, père "pas de diplôme"

 

2016

STG

France

France

Mère coiffeuse, père inconnu

bourse de l'ensignement supérieur + prêt

mère pas de diplôme, père ne sait pas

 

2015

S spé maths

France

Vietnam (tous les deux)

Père traiteur asiatique sur les marchés, mère pas d'information

bourse de l'enseignement supérieur + père

père "aucun diplôme", mère ne sait pas

 
 
 

2016

S spé maths

Algérie

Algérie

Mère donne des cours de soutien, père ancien propriétaire de bar-restaurant

parents

mère études de chimie, père études de médecine

 

2015

ES spé maths

France

Mère Egypte, Père France

Mère employée dans les assurances, père chef d'entreprise

parents

père bac + 7, mère a arrêté ses études pour travailler

 

2012

ES spé maths

France

Mère Pays Bas, père France

Mère fleuriste, Père chef d'entreprise

père

père n'a pas le bac, mère diplôme de secrétariat

 

2016

S

France

Egypte

Père architecte, mère sans emploi

parents

mère diplôme de chimie, père diplôme d'architecte

 

ETNA 2011

S spé physique chimie

France

France

Mère infirmière, père vétérinaire (décédé)

prêt

père diplôme de

vétérinaire, mère diplôme d'infirmière

 

2015

S option agronomie

France

France

Mère secrétaire de mairie, père artisan menuisier

parents

ne sait pas

 

2015

S spé maths

France

France

Mère principale adjointe de collège

Père proviseur de lycée

parents

mère études de maths, père études de chimie






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