WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie. La mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques relatifs à  une « espèce emblématique ».

( Télécharger le fichier original )
par Audrey Dupont
Université Aix-Marseille - Master Pro Anthropologie et Métiers du développement durable 2014
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

III.3. Répartition identitaire entre « savoirs autochtones », « savoirs traditionnels » et « savoir moderne » liés au dugong

III.3.1. « Savoirs autochtones » : le dugong dans les diverses traditions kanak

Nous avons choisi d'employer ici le terme de « savoir autochtone » pour qualifier les savoirs issus de la tradition kanak et de le différencier ainsi d'autres « savoirs traditionnels ». Nous justifions ce choix par le fait que l'identité des Kanak est actuellement l'objet d'une reconnaissance officielle et internationale en tant que « peuple autochtone ». En effet, le 12 avril 2014, les chefferies des huit aires coutumières se sont réunies pour rédiger la « Charte du peuple Kanak », signant le socle commun de leurs valeurs et des principes fondamentaux de leur civilisation. Cette charte a pour objectif « de doter le Peuple Kanak d'un cadre juridique supérieur embrassant une réalité historique, de fait, et garantissant son unité et l'expression de sa souveraineté inhérente. f...] Cette démarche étant une contribution préalable et incontournable à la construction d'un destin commun. » (La Charte du Peuple Kanak, 2014 : 10).

Par « autochtone », nous entendons la définition donnée dans l'ouvrage dirigé par Stéphane Pessina Dassonville, Le statut des peuples autochtones, à la croisée des savoirs, suivant laquelle « les nations autochtones sont celles qui, liées par une continuité historique avec les sociétés antérieures à l'invasion et avec les sociétés précoloniales qui se sont développées sur leurs territoires, se jugent distinctes des autres éléments des sociétés qui dominent à présent sur leurs territoires ou parties de ces territoires. Ce sont à présent des éléments non dominants de la société et elles sont déterminées à conserver, développer et transmettre aux générations futures les territoires de leurs ancêtres et leur identité ethnique qui constituent la base de la continuité de leurs existences en tant que

Juin 2015 63

DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et

pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

peuple... »55 (2012 : 14). Puisque, selon nos observations et entretiens, les Mélanésiens ressentent une menace importante concernant la transmission de leurs valeurs et savoirs,56 il nous paraissait donc approprier d'employer le terme d' « autochtone » pour qualifier leur système cognitif. Ce faisant, nous reconnaissons la portée politique de la sauvegarde de ces savoirs.

La tradition et la coutume kanak sont multiples et sont plus ou moins respectées selon les individus et les régions du territoire néo-calédonien. Le lieu d'habitation (mer ou terre) joue un rôle majeur dans la mobilisation de tel ou tel élément naturel dans la coutume, et il en va de même pour la mobilisation du dugong dans la coutume. Une tribu de la montagne mobilise plus facilement un animal de son quotidien direct comme la roussette57 ou le lézard qu'une espèce qui vit dans un autre environnement. Les connaissances sur le dugong et son importance dans la coutume diffèrent selon que les personnes habitent les tribus de la chaîne ou de bord de mer. Sur le terrain, cette répartition des connaissances paraît toujours actuelle, même si nous avons rencontré quelques exceptions majeures. Par exemple, c'est une femme qui habite dans la chaîne qui nous a raconté le mythe sur le dugong précédemment cité.

Mais globalement, les zones où les personnes attribuent une place à ce mammifère marin dans leur coutume sont situées en bord de mer et où la densité de population de dugongs est relativement conséquente.58 Dans ces endroits, les habitants n'attribuent pas la même valeur à leur coutume locale, ni ne possèdent la même relation à leur tradition, notamment liée au milieu marin. Entre autre raison, la plus évidente est à chercher du côté de l'histoire : les tribus de toute la côte ouest ont réalisé de nombreuses migrations vers l'intérieur des terres au moment de l'Insurrection Kanak de 1878, c'est pourquoi aujourd'hui il y a assez peu de tribus de bord de mer sur cette côte. Les savoirs relatifs à la pêche et aux animaux marins ont certainement subi des altérations et les coutumiers ont dû s'adapter et adapter leurs coutumes à leurs nouveaux lieux de vie. A l'inverse, à cause du désintérêt des colons pour ces zones, la Province Nord concentre une forte majorité Kanak qui semble avoir mieux préservé ses traditions, et ce malgré les impacts des premiers contacts avec la civilisation européenne.

Le dugong est donc intégré de différentes manières dans les traditions locales que ce soit dans la tradition orale qu'au niveau des manifestations culturelles importantes comme certaines cérémonies coutumières. Lors de ces événements, les animaux et la nourriture ont une fonction symbolique importante à jouer, comme nous le rappelle Emmanuel Tjibaou, directeur de l'ADCK :

« Dans les cérémonies coutumières, le truc ce n'est pas de manger mais de communier. Manger c'est facile, mais la fonction de ces animaux c'est

55 E/CN.4/Sub.2/1986/7/Add.I, Par. 379 à 382.

56C'est pourquoi ils ont rédigé la Charte du peuple Kanak, pour qu'ils puissent continuer à faire respecter leurs règles sociales sans qu'elles ne s'effritent ou disparaissent. En ce sens, nous pouvons établir un parallèle avec l'Agence de Développement de la Culture Kanak qui s'est donné pour mission de récolter les « savoirs menacés d'extinction » avec la mort des Vieux et ainsi, qui institutionnalise et écrit des connaissances étaient informelles et orales.

57 La roussette est une espèce de chauve-souris, seul mammifère terrestre endémique à la Nouvelle-Calédonie.

58 Les tribus de bord de mer dans la région nord, de Voh-Koné-Pouembout (avec la tribu d'Oundjo, connue pour la chasse au dugong) à Pouébo, en passant par Koumac, Poum et Ouégoa (tribu de Tiari) ; et les tribus de bord de mer de la région sud-ouest, principalement près de la commune de La Foa et de Moindou.

Juin 2015 64

DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et

pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

plutôt de rappeler ce lien qui fait de nous des hommes. C'est parce qu'on est debout ici dans cet espace social, c'est parce que les ancêtres ils nous ont donné la vie. [...] Dans les discours traditionnels, il arrive que les noms des espèces soient cités, le nom des pics et des reliefs, parce que justement ce qui est mis en avant, c'est ce qu'il représente, l'esprit, les forces qu'il représente. »

Parmi les cérémonies coutumières où le dugong était important, nous pouvons citer la cérémonie de la Nouvelle Igname dans la région de Pouébo. Si aujourd'hui elle n'est plus célébrée dans toutes les tribus de la commune, elle célébrait la fin du cycle de l'igname (un tubercule des plus sacrées pour les Kanak) ou le début d'une nouvelle période de culture du champ. C'était une fête importante qui favorisait la cohésion sociale et où chaque famille apportait ses ignames, cultivées avec efforts pendant toute l'année, et d'autres « provisions » (aliments) pour accompagner l'igname et le taro. Ce faisant, les clans de la terre se chargeaient de chasser la roussette et le notou59 (deux animaux « sacrés » présents en montagne) et les clans de la mer amenaient la tortue et le dugong.

La viande de tortue et de dugong était donc particulièrement recherchée pour accompagner l'igname, comme l'atteste les propos de l'ancien maire de Pouébo, qui explique que leur consommation lors de la Fête de l'Igname était primordiale pour les clans de la mer afin que l'année soit féconde et que tout se passe bien :

« Je pense que cela va plus loin que cela. Il faut la tortue et le dugong pour les vieux, c'est important pour la fête de l'igname. Si on ne l'a pas, c'est vraiment quelque chose de grave. Oui aujourd'hui [on s'adapte avec la loi]. Mais c'est une fête culturelle. Pour les Vieux qui font encore brûler les ignames, il FAUT cela, tu comprends ? »

A cette occasion, le meilleur morceau était réservé au chef de la tribu car, lors de cet événement, la chefferie de la tribu est aussi à l'honneur. Mais cette association entre le dugong et la chefferie dans la coutume n'est pas propre à la commune de Pouébo, plutôt à la région nord en général : la commune de Poum, les îles de Belep au nord de la Grande-Terre, la commune de Koumac etc. A Koumac par exemple, certaines tribus consommaient ce mammifère pour les mariages, les enterrements et les intronisations de grands chefs. Ce sont aussi des régions où les habitants pratiquaient la pêche traditionnelle.

En parallèle, d'après des informations récoltées en entretien, la tribu de Kélé plus au sud sur la Côte Ouest est moins connue pour sa pêche traditionnelle au dugong, et ce même si un coutumier de la tribu nous a avoué : « cela fait plus de quarante ans que l'on n'a pas pêché le dugong pour les coutumes » (Kélé, 2014). Selon une habitante, le dernier dugong qui ait été pêché puis consommé était destiné à l'enterrement du petit chef de la tribu de Moméa à la fin des années 1970 - début 1980. Toutefois, le dugong n'a pas disparu de la transmission orale dans cette tribu puisque nous avons récolté le mythe précédemment cité, que nous avons retrouvé par la suite plusieurs fois sur les terrains d'enquête (Poya - tribu de la chaîne et du bord de mer) mais avec des variations et des adaptations à la toponymie et aux thématiques locales importantes. Ainsi, nous voyons bien combien les « savoirs traditionnels » kanak relatifs au dugong sont disparates au sein même de cette communauté d'appartenance.

59Le notou, aussi appelé carpophage géant (ducula goliath) est une espèce d'oiseau endémique de la Nouvelle-Calédonie. Il a la particularité d'être le plus gros pigeon arboricole au monde (wikipedia).

Juin 2015 65

DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et

pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

Dans le monde mélanésien, il existe donc des réalités microsociales voire micro-culturelles différentes, qui impliquent des variations dans la tradition kanak et dans la relation entre ces microgroupes et le dugong. Comme pour appuyer ce constat, un jeune homme de Pouébo d'une trentaine d'années affirme que :

« Chaque représentation est propre à chacun, à chaque région, à chaque tribu. C'est pour cela qu'on n'a pas forcément les mêmes représentations. [...] Oui, ce sont parfois les mêmes : on fête tous la fête de l'igname, on fête aussi les mariages, les baptêmes et tout. Ça, ça ne change pas. Mais nous avons des interprétations sur les mammifères, c'est chacun, c'est propre à ses traditions».

En outre, les habitants de Pouébo ne le consommaient pas uniquement lors de cette occasion, mais aussi pour les enterrements et les mariages jugés importants, comme ceux des chefs. A ce propos, le grand chef du district du Lé-Jao nous raconte une anecdote qui prouve bien que l'animal était recherché pour ces cérémonies, même si ce n'est plus le cas aujourd'hui :

« Le jour de mon mariage, en octobre 2009, c'était le moment où la règlementation est appliquée donc j'ai fait la demande de deux tortues légales. Ca fait qu'il y en qui sont allés. Ils ne sont pas allés aux tortues, ils sont d'abord allés au poisson. Et quand ils attendaient le poisson pour la première pêche, beh le dugong est venu se coller au bateau. Ils ont hésité à harponner parce qu'ils savaient que c'était interdit. Donc ils sont revenus et ils m'ont demandé : « Il y a le dugong en bas, demain on retourne, qu'est-ce qu'on fait ? ». Le lendemain, ils sont partis et pareil, même scénario. C'est un peu comme un « Prenez-moi, la règlementation ce n'est pas pour vous ! » Et non. J'ai dit non parce qu'il faut respecter la loi maintenant.»

Dans cette déclaration, qui certes illustre le fait que le dugong était consommé pour d'autres cérémonies que la Fête de l'Igname, l'interlocuteur nous indique que les savoirs traditionnels kanak se modifient au contact d'autres types de savoirs et d'autres pratiques qui sont aujourd'hui valorisés par la société. Il donne également un indice sur le conflit potentiel entre les récentes lois et le respect de sa tradition et culture. Nous avions déjà évoqué quelques exemples qui prouvaient qu'ils étaient en mutation60 sans pourtant mettre en évidence les luttes sous-tendus entre les personnes détenant différents types de « savoirs » : savoirs scientifiques / savoirs traditionnels ou autochtones / savoirs juridiques etc.

De plus, cela montre dans quel sens s'opère la mutation des savoirs traditionnels : ces derniers plient sous le poids des politiques environnementales néo-calédoniennes, influencées par des décisions prises par les instances internationales ; et donc de l'hégémonie du global. Pour aller plus loin dans l'analyse de cette dynamique, nous nous interrogeons sur les perceptions locales de l'environnement et du dugong et sur ce qui, fondamentalement, différencie le point de vue des acteurs institutionnels et de la « population locale ». Est-ce simplement un conflit entre modèle de la connaissance ou un conflit d'intérêts ?

60 Par exemple le fait que les Jeunes de Pouébo emploient davantage le terme « mammifère » que celui en langue vernaculaire.

Juin 2015 66

DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et

pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

III.3.2. Opposition « culturelle » entre les acteurs sur la base des savoirs sur la nature : dépassement des préjugés

Pour répondre à cette question, nous continuons avec un notable de Pouébo :

« Le Kanak a besoin de la nature pour survivre, c'est ce qui fait la différence entre le Kanak et l'Européen vis-à-vis de la nature. Pour moi, c'est la domination, les Européens ont voulu dompter la nature ! Le Kanak vit avec la nature, l'Européen cherche à dominer et maîtriser la nature. [...] Je dis cela parce que pour la fête de l'igname, la tortue on va pêcher au dernier moment pour des questions de conservation, et on en trouve toujours. On dirait qu'elles nous attendent les deux tortues à prendre. Il n'y a que les esprits qui le savent, c'est le mystère de la vie ».

Cette personne exprime alors l'idée que les sociétés occidentales n'ont pas le même rapport à la nature que le peuple autochtone. Si nous suivons son raisonnement, il met en avant le fait que les perceptions culturelles façonnent les modalités de l'action : parce que les Kanak vivent dans une relation de complicité et de respect culturel envers la nature, elle leur offre ce dont ils ont besoin au moment où ils en ont besoin, sans qu'ils ne soient contraints de planifier ou de faire trop d'efforts.

Au contraire, l'« Européen » cherche à dominer la nature puisque, comme nous l'avons remarqué précédemment, sa conception de l'environnement est basée sur la rivalité entre humain et « non-humain », en employant la terminologie de Philippe Descola (2007). L'homme, bien plus qu'il ne tente d'imiter ou de s'en inspirer, souhaite recréer voire surpasser la nature. Cette manière de penser la nature est attribuée à l' « Occident » que l'on peut définir comme une civilisation transfrontalière qui se confond souvent au « capitalisme historique ». Selon Immanuel Wallerstein, il est « assez évident que la description de l'activité capitaliste cadre avec les principales tendances de la pensée « universelle » occidentale depuis la fin du Moyen-Âge. » (Wallerstein, 1990).

À travers son discours, l'habitant de Pouébo a certainement voulu désigner cette manière « capitaliste » d'être au monde, qu'il oppose à sa propre culture. Il indique qu'il existe deux groupes culturels distincts : les Kanak, qui possèdent une relation de complicité et de filiation avec la nature, et les Européens, qui pensent la nature comme une ressource exploitable que l'homme peut maitriser, notamment grâce aux sciences. Encore une fois, il s'agit là d'une stratégie de distinction des uns par rapport aux autres, ce qui signifie très clairement que la nature possède une dimension identitaire forte, que cette personne souhaite affirmer.

Cette distinction ne prend donc absolument pas en compte les possibles hybridations entre les deux modes de pensée ou encore les autres manières de considérer l'environnement « européenne » qui se fondent sur une autre relation que l'exploitation. A ce propos, une stagiaire de l'IRD parisienne de vingt ans nous a communiqué sa fascination pour le milieu marin qu'elle a elle-même désignée comme une « relation basée sur le plaisir ». De plus, elle était aussi bénévole à l'Aquarium de Nouméa car, pour elle, « si on perd le milieu marin, les premiers à en subir les conséquences, c'est nous parce que tu n'as plus la ressource marine que, mine de rien, on utilise beaucoup. [...] Tant que les gens n'ont pas réussi à se l'approprier de telle ou telle manière, [...] ils ne s'en intéressent pas et ca leur passe au dessus ». Elle a tenu à transmettre ses connaissances scientifiques au grand public parce que dans un but de préservation de

Juin 2015 67

DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et

pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

l'environnement. Son témoignage indique donc deux types de relations « européennes » à la nature autre que celle de l'exploitation : le plaisir et la protection de l'environnement.

D'ailleurs, la perception de l'environnement en tant que ressource exploitable n'est pas uniquement attribuable aux seuls Européens, ce serait donner raison aux opinions communes et aux images que chaque culture se fait d'elle-même. La distinction entre le Kanak et l'Européen joue ainsi sur le plan des idées communes : quand les sociétés mélanésiennes reflètent une idée de la nature et de l'organisation sociale dans une relation de continuité et de tradition, la société occidentale est en rupture avec l'élément naturel et paraît résolument moderne. Par conséquent, ces idées alimentent la distinction que la « population locale », a fortiori certains Kanak, opère entre « eux » et

« nous » (les Européens, les scientifiques, les politiques publiques, les
conservationnistes, les capitalistes etc.), entre les « savoirs traditionnels » et les « savoirs modernes ».

Cependant, la catégorie des « savoirs traditionnels » n'est pas homogène en Nouvelle-Calédonie puisqu'elle est aussi l'objet de revendication ou de différenciation identitaire. Comme nous l'avons évoqué précédemment, les Kanak sont un peuple « autochtone » et ainsi, si l'ensemble de leurs savoirs est « traditionnel » puisqu'il se transmet de génération en génération, il est aussi « autochtone ». En reprenant l'exemple du rapport à la nature, est-ce que cela signifie qu'ils sont les seuls à posséder un rapport « privilégié » à l'environnement ? Comment comprendre et qualifier les savoirs relatifs à la nature dans l'ensemble de la brousse néo-calédonienne ?

Si les perceptions et les pratiques relatives à l'environnement sont parfois associées ou différenciées dans les discours suivant les appartenances communautaires, elles sont aussi partagées entre communautés, notamment entre Kanak et Calédoniens d'origine européenne. Les frontières entre les deux cultures précédemment évoquées sont plus minces qu'il n'y paraît. Si chaque communauté s'affirme dans son rapport aux autres identités culturelles en présence, il existe depuis les premiers contacts entre les « cultures » un réel phénomène d'acculturation entre les groupes, qui se traduit par des emprunts dans les manières de vivre. Certains préfèrent alors insister sur les ressemblances entre les groupes, comme un Calédonien d'origine européenne de soixante ans, qui affirme que « la tradition calédonienne et mélanésienne c'est la même. Les cultures se ressemblent. Par exemple, que tu sois en tribu ou pas, le premier geste quand tu arrives chez quelqu'un : on te propose du café ».

De même, leur approche de la nature est souvent abordée avec pragmatisme, autour de certaines activités relatives à la nature comme l'élevage ou l'agriculture. Toutes les habitations que nous avons visitées dans la Zone Côtière Ouest, que ce soit en tribu ou non, comportent un jardin, un poulailler et de nombreuses plantes, et ce même au sein des villes-villages. Cela prouve bien une certaine partage des savoir-faire par delà les frontières communautaires, y compris concernant le rapport à la nature. Concernant l'agriculture et l'élevage, il s'agit parfois des professions des personnes interrogées : beaucoup se sont spécialisés dans l'élevage de boeuf, de cerfs, de porcs, de brebis et de chevaux, dans les vergers, dans l'apiculture ou encore dans l'horticulture, dans la pêche et la vente d'un poisson particulier etc. Puisque toutes les personnes de la Côte Ouest partagent un mode de vie proche en lien avec l'environnement, mais aussi un certain nombre de savoirs et pratiques, nous avons choisi de le qualifier de « broussard ».

Juin 2015 68

DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et

pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

Pourtant, d'après nos observations dans la Zone Côtière Ouest, à l'inverse des peuples autochtones d'Océanie, les Calédoniens d'origine européenne ne revendiquent pas la valeur symbolique de la nature car ils n'ont aucune « croyance particulière » dans ce domaine. Par exemple, ils ne disposent pas d'une « culture » basée sur le totémisme et ils ne confèrent aucune symbolique aux espèces animales et végétales. Mais il nous semble que ce constat doit être nuancé puisqu'un homme de la région de Bourail, ayant toujours vécu avec les Kanak car étant le seul « Blanc » autour de son domicile, explique :

« Mais tout de même, il y a certaines superstitions qui sont assez communes entre nous. Les Vieux, ils disaient par exemple qu'il ne fallait pas faire de mal à un tricot rayé pendant la pêche, cela portait malheur. Pareil, à la chasse, quand tu tues un animal qui est trop petit, trop jeune, on rentrait souvent bredouille ».

Ces « superstitions » jouent finalement le rôle de règles de conduite à observer pour récolter les fruits d'une pêche ou d'une chasse. Elles partent du présupposé que toute mauvaise action d'une personne, celui qui ne respecte pas la règle, est directement sanctionné par la nature elle-même. Autrement dit, l'environnement possède ses propres lois qu'il faut respecter. Cette logique se rapproche beaucoup des interdictions qui existent sur les « lieux tabous » en milieu kanak par exemple, qui représentent à des lieux « sacrés » qu'il faut respecter. Il faut comprendre que ces endroits ont souvent été marqués par la présence, la lutte, la mort d'un ancêtre (historique ou mythique), ce qui leur vaut l'appellation « sacrés » (Wickel et Herrenschmitt, GIE Océanide, 2009).

Toutefois, ces « superstitions » qui se transmettaient de génération en génération sont celles des anciens Calédoniens d'origine européenne, du temps du père de l'homme interrogé. Il s'agit donc de « savoirs traditionnels » plus ou moins propres à la communauté calédonienne d'origine européenne. Il est fort probable qu'elles ne soient plus enseignées aujourd'hui aux générations actuelles. Le temps qu'évoque notre interlocuteur est perçu comme révolu, celui où les Caldoches parlaient les langues vernaculaires kanaks et où les proximités entre les deux cultures étaient nécessaires pour la survie de chacun. Par exemple, il raconte comment son père aidait les Kanak à l'époque de l'indigénat : comme ils ne pouvaient pas posséder de fusil pour chasser, son père chassait pour eux ou leur céderait quelques uns de ses boeufs. Il pratiquait la philosophie du partage et de la solidarité avec tout un chacun. Depuis les Évènements, selon lui, les deux peuples ont pris l'habitude de s'affronter et de se critiquer, ce qui a nourri des antagonismes réciproques.

Nous retrouvons ces conflits entre les deux communautés dans certaines pratiques anciennes relatives au dugong, comme celle de la pêche. Concernant les « savoirs traditionnels » liés à cet animal et propres à la Nouvelle-Calédonie, ce sont les deux peuples les plus longtemps installés sur le territoire qui les ont développés. Ce constat paraît plutôt évident si nous considérons que le dugong est animal endémique que l'on retrouve en grand nombre autour des côtes de la Grande-Terre et qu'un savoir traditionnel relève de sociétés « une longue histoire d'interaction avec leur environnement naturel » (définition UNESCO, cf. Lexique). Toutefois, la reconnaissance du statut « traditionnel » des pratiques de pêche des Calédoniens d'origine européenne ne semble pas du goût de tout le monde, comme nous le démontrons dans la partie suivante.

Juin 2015 69

DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et

pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein