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évolutions et perspectives de la littérature de jeunesse dite "engagée"

( Télécharger le fichier original )
par Caroline Lecomte
Université de Limoges - Master 2 Édition 2008
  

Disponible en mode multipage

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MASTER 2 PROFESSIONNEL ÉCRITURE, TYPOGRAPHIE,

ÉDITION

De l'édition traditionnelle à l'édition numérique

ÉVOLUTIONS ET PERSPECTIVES

DE LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE

DITE « ENGAGÉE»

Caroline LECOMTE

***

SOUS LA DIRECTION DE MME ISABELLE KLOCK-FONTANILLE

Année universitaire: 2008-2009

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3

REMERCIEMENTS

Je tiens à présenter mes remerciements les plus sincères à ma directrice de recherches, Mme KLOCKFONTANILLE, à l'équipe enseignante de ce Master 2 édition, et à toutes les personnes ayant contribué de près ou de loin à l'élaboration de ce mémoire ainsi qu'au bon déroulement et à la réussite de cette année universitaire.

Mme KLOCK-FONTANILLE pour sa grande disponibilité, sa souplesse et son soutien lors de l'écriture de ce mémoire.

M. GONFROY et Mme KLOCK-FONTANILLE pour la qualité de leur formation et leur encadrement ainsi que l'équipe éducative de ce Master 2 édition pour la richesse de leurs enseignements.

En dernier lieu, je souhaite également exprimer ma reconnaissance aux personnels des différentes bibliothèques ou librairies dans lesquelles je me suis rendue. Ils ont su m'apporter à chaque fois leur concours et ont fait preuve d'un grand professionnalisme à mon égard.

Tous ces facteurs ont encouragé le bon déroulement de mon stage et de mon année universitaire, me facilitant par la même l'écriture de ce mémoire. Aussi, je vous en remercie.

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SOMMAIRE

REMERCIEMENTS 3

SOMMAIRE 4

INTRODUCTION 6

CHAPITRE 1 ÉVOLUTION HISTORIQUE ET SOCIOCULTURELLE 8

1.1. UN LIEN ÉTROIT ENTRE CONCEPTION DE L'ENFANCE ET LITTÉRATURE ENFANTINE 8

1.1.1. Vous avez dit « enfance»? 8

1.1.2. Émergence d'une pensée pédagogique 9

1.1.3. Naissance d'une édition spécialisée 10

1.2. LE TOURNANT DU XXE SIÈCLE 12

1.2.1. Un début de siècle entre continuité et innovations 12

1.2.2. Mai 68 : Apparition d'une d'édition jeunesse engagée 14

1.2.3. Rencontre de la psychanalyse et du grand public 17

1.3. LES GRANDES TENDANCES ACTUELLES 19

1.3.1. L'essor du livre documentaire 19

1.3.2. Littérature de jeunesse et « sens international » 20

1.3.3. Littérature de jeunesse et philosophie 21

CHAPITRE 2 QU'ESTCE QUE L'ENGAGEMENT? 23

2.1. TENTATIVE D'UNE DÉFINITION 23

2.1.1. De l'engagement et de ses emplois 23

2.1.2. Le terme « engagée » pour qualifier la littérature 24

2.2. LES DIFFÉRENTS CHAMPS DE L'ENGAGEMENT 26

2.2.1. L'engagement graphique 27

2.2.2. L'engagement politique 28

2.2.3. L'engagement « sociologique » 31

2.2.4. L'engagement civique 33

2.3. L'EXPRESSION DE L'ENGAGEMENT À TRAVERS L'ANALYSE D'UNE OEUVRE 34

2.3.1. L'organisation spatiale et typographique de la couverture 34

2.3.2. La prédominance de l'illustration 35

2.3.3. La couverture : promesse d'un ouvrage engagé 36

2.4. ENGAGEMENT DU LECTEUR DANS LE TEXTE 38

2.4.1. La concrétisation imageante 40

2.4.2. L'identification 40

2.4.3. Les réactions axiologiques 41

2.4.4. La littérature de jeunesse engagée permetelle forcément l'engagement du lecteur? 43

5

CHAPITRE 3 JEUX ET ENJEUX DE LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE ENGAGÉE 47

3.1 LA FONCTION D'ÉDIFICATION DANS LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE 47

3.1.1. L'édification religieuse 47

3.1.2. L'édification morale 48

3.1.3. L'édification idéologique 49

3.1.4. Édification idéologique et censure 51

3.2. L'ARSENAL LÉGISLATIF 52

3.2.1. La loi du 16 juillet 1949 53

3.2.2. Qu'en estil de cette loi aujourd'hui? 55

3.2.3. Posture des acteurs du livre jeunesse: entre autocensure et revendication du droit à

l'expression 56

CHAPITRE 4 ENGAGEMENT ET PRISE DE RISQUES 59

4.1. ENGAGEMENT V/S NEUTRALITÉ 59

4.1.1. La neutralité comme politique éditoriale 59

4.1.2. Des avantages de la collection 61

4.1.3. L'index thématique: réponse à une demande? 61

4.2. LE RECOURS À DES PRESCRIPTEURS 63

4.2.1. La coédition 64

4.2.2. Les partenariats 64

4.2.3. La reconnaissance affichée 66

4.3. LES MÉDIATEURS 67

4.3.1. Les bibliothécaires 68

4.3.2. Les libraires spécialisées jeunesse 69

4.3.3. Le réseau militant 70

CONCLUSION 72

BIBLIOGRAPHIE 74

OUVRAGES 74

REVUES 75

SITOGRAPHIE 76

RESSOURCES EN LIGNE 76

SITES CONSULTÉS 77

CORPUS DES ALBUMS 78

ANNEXES 79

ANNEXE A 80

ANNEXE B 83

ANNEXE C 84

ANNEXE D 85

ANNEXE E 86

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INTRODUCTION

« Engagé ». À l'heure où ce terme est désormais sans cesse galvaudé dans les médias pour désigner un chanteur, un acteur, un journaliste, etc., voilà que ce même adjectif ressurgit pour qualifier des ouvrages de littérature de jeunesse.

On observe ainsi, un salon du livre engagé1 dans lequel la littérature de jeunesse a pris place depuis peu, la tenue d'un récent débat intitulé « La littérature de jeunesse peut-elle être engagée? » lors de la fête du livre jeunesse à Villeurbanne en 2008 ou encore la présence en octobre prochain d'un colloque international à l'Université de Strasbourg sur le thème « Littérature de jeunesse et engagement ».

De leur côté, nombre de maisons d'éditions se revendiquent d'une politique éditoriale « engagée » à l'instar des éditions Syros, Rue du monde ou Talents Hauts, pour ne citer qu'elles.

Adjectif employé dans le langage courant pour qualifier une attitude, une personne ou une création qui prendrait position pour des problèmes politiques ou sociaux, la littérature de jeunesse qui oserait parler à l'enfant de ce qu'il voit et entend au quotidien, n'y échappe pas et se retrouve aujourd'hui taxée d' « engagée ».

À une époque où les enfants sont surexposés à la réalité et à la dureté du monde par le biais du cinéma, des séries animées, de la publicité ou du journal, il semblerait en effet, qu'une partie de la littérature jeunesse, loin de proposer des ouvrages béats et colorés, soumettent à ces jeunes lecteurs des titres dans lesquels les thèmes les plus graves et les plus sérieux sont abordés. La littérature de jeunesse, désormais consciente du fait qu'il n'y a pas d'âge pour se poser des questions d'ordre existentiel, viserait, en ce sens, elle aussi à réduire l'éventuelle innocence au monde des jeunes lecteurs. Le lapin mignon sautant dans la garrigue du livre pour enfant est-il fini ? Bien

1Plumes rebelles est: « le salon du livre citoyen d'Amnesty International, [qui] se consacre aux droits humains, à la liberté d'expression et à l'écriture engagée. » [en ligne] <http://www.plumesrebelles.org/>

7

sûr que non, mais en même temps que les représentations liées à l'enfance évoluent, la production éditoriale pour la jeunesse, qui ne cesse de prendre de l'essor, se transforme.

La littérature de jeunesse constitue de fait aujourd'hui l'un des secteurs les plus dynamiques de l'édition. Dans un contexte marqué par une baisse des ventes en librairies, cette branche connaît une croissance continue, qui se situe aux environs de 4,5% pour l'année 20082, et arrive ainsi en deuxième place derrière la littérature générale. Lorsque l'on considère l'ensemble de la production des ouvrages pour la jeunesse, la première évidence qui nous frappe c'est leur nombre: bon an mal an, environ 6 000 titres sont publiés chaque année.

Au regard de l'envol que connaît ce secteur et à l'heure où l'engagement est revendiqué partout, nous pouvons nous demander si l'emploi de ce terme pour qualifier une partie de la littérature de jeunesse est adéquat ou s' il correspond plutôt à un abus de langage destiné à surfer sur une tendance. Nous nous interrogerons donc sur les caractéristiques de ce type de littérature afin d'appréhender ce qu'elle recouvre.

Afin de répondre à cette question, nous nous attacherons dans un premier temps à analyser l'évolution conjointe du statut de l'enfance et de la littérature enfantine afin d'apprécier les différents facteurs ayant permis l'apparition dans les années 70 d'une littérature de jeunesse se revendiquant engagée. Naturellement, nous tenterons dans un second temps, d'approcher ce terme afin de saisir comment il se manifeste et ce qu'il implique. Nous interrogerons alors les fonctions et finalités de ce type de littérature au regard du cadre législatif afin de savoir si oui ou non elle tombe sous le coup de la loi. En dernier lieu, nous aborderons les différents moyens offerts à ce type de littérature pour exister dans le domaine éditorial afin de voir s'il s'agit d'une littérature marginale ou pas.

2COMBET Claude, Jeunesse : La vie devant soi, Livre Hebdo, 2008, n° 755, p.70-80.

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CHAPITRE 1

ÉVOLUTION HISTORIQUE ET SOCIOCULTURELLE

1.1. UN LIEN ÉTROIT ENTRE CONCEPTION DE L'ENFANCE ET LITTÉRATURE ENFANTINE

Les sociétés ont toujours accordé un statut particulier à l'enfance, en attestent les berceuses ou chansons présentes dans tous les folklores. Cependant, si l'on considère ce statut au fil des siècles, on observe, qu'il n'a cessé de prendre de l'importance au sein de la cellule familiale et plus généralement au sein de la société. Parallèlement à cette reconnaissance progressive du statut de l'enfant, les productions littéraires destinées à ces derniers n'ont fait que croître. On constate alors, de manière significative, que la création littéraire va de pair avec le contexte socio-historique.

Ainsi, est-ce toujours dans un rapport de cause à effet avec les différentes conceptions de l'enfance et les valeurs y étant afférentes que la littérature de jeunesse sera envisagée. L'histoire de la littérature, et plus précisément ici celle destinée à la jeunesse, n'est pas constituée d'événements isolés, mais au contraire, de faits d'ordre culturel, sociologique ou historique liés les uns aux autres dans un rapport causal.

1.1.1. Vous avez dit «enfance»?

Longtemps la vie enfantine a été fragile et précaire en Occident, menacée par une forte mortalité infantile puisque jusqu'au XIXe siècle en Occident, c'est à peine un enfant sur deux qui parvient à l'âge adulte. La période de l'enfance est de plus très restreinte puisque c'est vers 7 ans, « âge de raison » reconnu par l'Église, que le petit d'homme entre dans l'âge adulte et commence à travailler. Ces différents facteurs concourent au fait que la période de l'enfance s'en retrouve fortement écourtée; quant à l'adolescence, cette phase de transition entre l'enfance et l'âge adulte, elle n'existe

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pas. D'une manière générale, jusqu'au XIXe siècle, les enfants sont peu individualisés et leur spécificité demeure majoritairement ignorée.

Simultanément, on observe que du côté de la production littéraire, le nombre d'ouvrages destinés à ces derniers est quasi nul. La transmission est à cette époque surtout orale et les contes sont racontés indifféremment aux adultes et aux enfants. Les écrits, quand il y en a, sont pour l'essentiel des manuels d'éducation retrouvés dans les familles aisées voire royales. Parmi ces ouvrages, le Librum Manualem rédigé vers 841- 843 à Uzès par Dhuoda, épouse d'un aristocrate, pour son fils aîné ou le Livre pour l'enseignement de mes filles du Chevalier de La Tour Landry écrit en 1371 afin d'inculquer à ces dernières des principes moraux au travers d'exemples. Le but est à chaque fois d'apprendre à l'enfant à obéir à la raison. L'éducation se doit de transmettre aux enfants les moyens d'intérioriser les règles de la société. Elle doit les conduire, les guider.

Même si une préoccupation sensible de l'enfance émerge déjà au XVe siècle, où l'on observe que « dans certains livres d'heures des mères de familles, des pages en plus gros caractères sont visiblement destinées aux enfants »3, il faut attendre le XVIIe siècle pour voir se constituer progressivement une littérature soucieuse de la spécificité enfantine.

1.1.2. Émergence d'une pensée pédagogique

Des imagiers et abécédaires comme l'Orbis sensualim pictus de Johannes Amos Comenius paru en 1658 à Nuremberg, font par exemple leur apparition. Parallèlement, une représentation nouvelle de ce que doit être le livre pour enfant est en train de surgir sous l'influence de Fénelon qui, en 1687 critique ces livres qui sont fait pour éduquer et prône l'apprentissage par le détour du divertissement. La même année, dans De l'éducation des filles, il recommande de faire apprendre les petits par le détour du divertissement, prône un style léger plus facile à lire et plaide vivement pour les images. Ce qu'il réclame, ce sont des oeuvres adaptées à la nature de l'enfant. De ces

3CHELEBOURG Christian et MARCOIN Francis, La littérature de jeunesse. Paris: Armand Colin, 2007, p.13.

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revendications émerge la première pensée pédagogique. En 1699, son Télémaque, présent dans les programmes scolaires jusqu'en 1960, sera considéré comme le premier roman pour la jeunesse. La raison d'un tel succès est que Fénelon, par ailleurs précepteur du Duc de Bourgogne, adopte ici la moralisation indirecte à travers la forme du roman. Ce livre est en effet imprégné des valeurs chrétiennes, l'édification restant l'objectif primordial, mais il est adapté.

Cette adaptation pour la jeunesse, signifie qu'on s'attache désormais à faire correspondre les ouvrages aux intérêts et à la compréhension des jeunes. Cette adaptation pour un public défini et ciblé, l'enfance, passe ici par une mise en intrigue ingénieuse et une langue plus claire. Une nouvelle conception de l'apprentissage passant par l'acceptation de l'idée que l'enfant aime par nature jouer et apprendre, d'où la formation du couple éducation-récréation est en train de naître. L'idée dominante est que l'expérience est importante dans le processus d'apprentissage. C'est là une véritable rupture avec l'éducation médiévale déjà dénoncée pour ses pratiques obscurantistes, son verbalisme et son autoritarisme, en 1535 par Rabelais dans Gargantua à travers le personnage du précepteur, Thubal Holopherne.

Cet intérêt ne se dément pas au cours des siècles. Les premiers ouvrages dont les auteurs sont des pédagogues apparaissent au XVIIIe siècle. En 1757, Mme Leprince de Beaumont compose Un Magasin des Enfants, ouvrage qui propose un abrégé de l'histoire sacré, de la géographie, de la science ainsi que des contes moraux... Le but y est de combattre l'ennui de la lecture. On y instruit tout en s'y amusant, par le biais de la vulgarisation scientifique et du pouvoir des images. L'on peut signaler également le célèbre traité rédigé par Jean-Jacques Rousseau en 1762, Émile ou De l'éducation qui influencera durablement la pédagogie.

1.1.3. Naissance d'une édition spécialisée

Toutefois, en dépit de ces évolutions sensibles des représentations de l'enfant et de ce que doit être la littérature de jeunesse, ce n'est véritablement qu'au XIXe siècle que cette dernière va réellement s'affirmer. Riche en bouleversements, le XIXe siècle voit de concert, l'affirmation de la responsabilité de l'État vis-à-vis de l'éducation, la

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législation du travail des enfants et un intérêt croissant pour l'enfance qui, sous l'impulsion de l'oeuvre de Rousseau et suite à la découverte de Victor, l'enfant sauvage, devient peu à peu un terrain de recherches et de spéculations. Conjointement, en même temps qu'est prôné une relation affective plus profonde avec l'enfant, l'amour maternel s'impose socialement. L'enfant n'est plus cet « adulte en miniature » et, au-delà de son besoin manifeste d'éducation, il devient un être que l'on chérit et protège avant tout.

En somme, le XIXe siècle offre un contexte propice à l'expansion de la littérature de jeunesse. Cela se confirmera dans les faits avec la structuration de ce secteur de l'édition au travers de maisons telles que Hachette et Hetzel, respectivement éditeurs de la Comtesse de Ségur et de Jules Verne, et la naissance d'un genre nouveau, l'album.

La volonté des éditeurs d'une littérature originale et de qualité spécifiquement destinée à l'enfance conjuguée, aux évolutions techniques permettant aux procédés d'impressions d'allier caractères d'imprimerie et images en couleurs sur une même page, entraînent la parution dans les années 1860 des premiers albums français. Hetzel qui accordera beaucoup d'importance à l'illustration publie en 1862 Les Aventures de Mademoiselle Lili et Hachette sort quelques années plus tard les albums Trim. Le « mauvais livre » n'est plus celui qui porte un message contraire à la morale mais celui qui ne satisfait pas au plan intellectuel, esthétique, affectif ou sensitif. « L'album illustré devient le lieu de recherches artistiques poussées »4 comme s'attache à le démontrer l'ouvrage de Sophie Van der Linden5 entièrement consacré à ce genre.

Ce rapide panorama historique s'attachant à démontrer le lien étroit qui existe entre conception de l'enfance et évolution de la littérature enfantine est fondamental pour comprendre les enjeux qui vont se nouer au cours du XXe siècle.

4CHELEBOURG Christian et MARCOIN Francis, op. cit., p.55

5VAN DER LINDEN Sophie, Lire l'album. Le Puy-en-Velay: l'Atelier du ·Poisson Soluble, 2006.

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1.2. LE TOURNANT DU XXE SIÈCLE

Loin de s'essouffler, la dynamique de ce nouveau secteur de la littérature perdure tout au long du XXe siècle. Le contexte social, culturel, économique et politique, marqué par de profondes transformations, la société de consommation qui s'instaure progressivement au cours de ce siècle bouleversent durablement les définitions du livre et de l'enfant. Des questions majeures ayant trait à la nature de ce dernier, son contenu, ses objectifs, à l'enfant lui-même, sa psychologie, ses besoins, vont entraîner une évolution de la littérature enfantine caractérisée par une suite de ruptures et innovations.

Le livre de jeunesse devient pour les uns, un produit de consommation, voire un objet consommable, pensé pour un usage éphémère, appelant de concert un renouvellement constant de l'offre afin de satisfaire la demande. En effet, comme le rappelle Michèle Picard, c'est « le xxe qui a vu l'émergence puis l'explosion du merchandising destiné aux enfants6 ». Il devient pour d'autres un moyen d'édification idéologique ou encore pour certains le lieu où s'exprime une recherche esthétique, un propos innovant ou un regard porté sur le monde.

1.2.1. Un début de siècle entre continuité et innovations

Jusque dans les années 1930, l'édition pour la jeunesse ne produit guère de nouvelles oeuvres de renom, hormis quelques titres qui demeurent des classiques à l'instar de L'Histoire de Pierre Lapin publié en 1902 par l'auteur anglaise Beatrix Potter, de Peter Pan de James Barrie sorti en 1904 ou de Macao et Cosmage d'Edy-Legrand paru en 1919 pour ne citer qu'eux.

Ces ouvrages isolés côtoient une production de masse dominée par les magazines illustrés, la déferlante des comics américains et les collections à fort tirage comme la Bibliothèque rose et la Bibliothèque verte chez Hachette.

6PIQUARD Michèle, L'édition pour la jeunesse en France, de 1945 à 1980. Villeurbanne: Presses de l'École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques,2004, [thèse de doctorat, 2000], p.175.

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C'est en 1931 que se produit un événement éditorial qui fera date. Dans le cadre de la maison Flammarion, Paul Faucher (1898-1967) fonde les Albums du Père Castor, albums placés sous le signe d'un animal voué d'instinct à la construction. Paul Faucher, passionné par les questions pédagogiques et inspiré par la psychologie, invente un nouveau concept d'albums destinés à être manipulés, voire coloriés et même découpés.

Ces années annoncent un bouleversement dans la notion de livre pour la jeunesse qui commence à acquérir une certaine légitimité. Le premier Prix littéraire jeunesse est créé en 1935 par Paul Hazard, professeur au Collège de France, des guides de sélections de livres pour enfants sont publiés, des grands noms de la littérature écrivent pour la jeunesse à l'image d'André Maurois pour Patapoufs et Filifers en 1930, de Marcel Aymé avec Les Contes du Chat perché parut en 1934 et surtout de Saint Exupéry qui, avec Le Petit Prince publié en 1943, donne à lire un conte poétique et philosophique qui deviendra un phénomène d'édition international traduit dans plus d'une centaine de langues.

Paradoxalement, c'est au cours de la Seconde Guerre mondiale que le secteur de l'édition jeunesse connaît une deuxième vague. La société des Éditions Françaises Nouvelles qui deviendra les éditions Bordas en 1946, voit le jour en 1941, ainsi que les Éditions de l'Amitié-G.T. Rageot qui développent des collections tournées vers le monde et ouvertes à toutes les cultures7, à l'image de celle qui s'intitule: « Les heures joyeuses ». Un peu plus tard, l'année 1955 sera, quant à elle, marquée par la création des éditions La Farandole, maison liée au Parti communiste français, alors très présent dans le débat sur l'éducation et la protection de l'enfance dans les années d'après-guerre.

Cependant, même si de nouvelles maisons ont vu le jour, dans l'ensemble le paysage éditorial reste stable et il faudra attendre Mai 68 pour que les grands bouleversements apparaissent.

7Le slogan des Éditions de l'Amitié-G.T. Rageot est: « Le tour du monde avec les heures joyeuses » [en ligne] < http://www.rageotediteur.fr/htm/qui_sommes_nous/qui_sommes_nous.asp/>

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1.2.2. Mai 68 : Apparition d'une d'édition jeunesse engagée

Mai 68 constitue le point d'ancrage d'un profond changement des mentalités qui n'épargne pas le secteur de la littérature enfantine. Les réformes ont prolongé la scolarité jusqu'à seize ans et permettent à tout enfant âgé d'au moins trois ans de bénéficier du droit à l'éducation publique. Ces réformes ont pour conséquence d'accroître brutalement la demande en matière de livres pour enfants ainsi que d'étendre fortement le public potentiel, c'est-à-dire des tout-petits aux adolescents. Cette conception alors élargie de la jeunesse conduit les maisons d'édition à cibler davantage leur production sur tranche d'âge, dans la mesure où un album pour un non lecteur ne satisfait assurément pas un jeune en proie à la puberté.

Parallèlement, « un mouvement novateur se dessine composé de gens qui " ont rompu avec la tradition du marketing, de la chaîne de produits centrés sur un personnage et débités en tranches de saucisson étiquetés et identifiables pour la plus grande masse possible ", selon les propos d'Arthur Hubschmid, directeur de l'École des Loisirs aux côtés de Jean Delas et Jean Fabre »8. Se confrontent les fidèles de l'héritage socio-culturel des siècles passés, et les partisans d'une modernité qui exhorte une liberté de pensée et d'action tournée vers l'égalité de tous et s'appuyant sur les nouvelles théories psychologiques et pédagogiques. Ces deux conceptions de l'enfant et du livre induisent deux politiques éditoriales différentes qualifiées de « traditionnelle » ou « d'avant-gardiste ».

Par « traditionnelle », on renvoie à une production qui prend ses racines chez les grands éditeurs du XIXe siècle comme Hachette par exemple. L'enfant est envisagé dans son rapport de dépendance vis-à-vis de l'adulte. Sa spécificité se définit par ses manques au regard de l'adulte. Cette vision simpliste de l'enfant conduit à une idée limitée du livre pour la jeunesse qui se résumer en trois mots « regarder, nommer, reconnaître »9. Par le biais d'albums ancrés dans la réalité et le quotidien de l'enfant, on donne aux enfants les moyens de désigner et d'appréhender leur environnement

8PIQUARD Michèle, op.cit. , p.51.

9CHAMBOREDON Jean-Claude et FABIANI Jean-Louis, Les albums pour enfants, le champ de l'édition et les définitions sociales de l'enfance, Actes de la Recherche en sciences sociales, 1977, n°14, p.63.

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immédiat. Les images ont souvent une fonction documentaire ou explicative et viennent soutenir le texte, dont la primauté est manifeste, sans entrer en interaction avec ce dernier. Ces maisons dites « traditionnelles » ont pour cible un public enfantin le plus large possible. Peu disposés à prendre des risques, les éditeurs s'adaptent aux exigences commerciales et aux tendances. L'aspect commercial prédomine sur la créativité.

À l'inverse, le terme « avant-gardiste » renvoie quant à lui à une toute autre conception de l'enfance, moins infantilisante et passant par l'acceptation de ses capacités intellectuelles et réflexives. En effet, dès les années 60 on va commencer à prôner le droit des individus à devenir eux-mêmes, à se réaliser. L'important n'est plus de s'aligner sur ce qui est commun mais de développer ce qui est propre à chacun. Dans le cadre de cette éducation, les adultes ne peuvent plus se cantonner à imposer et à transmettre, ils doivent aussi créer les conditions favorables pour que l'enfant puisse, sans attendre d'être « grand », découvrir par lui-même ce qu'il peut être. Une myriade d'éditeurs vont apparaître à la fin des années 70 parmi lesquels certains se rattachent à des mouvements politique ou à des courants de pensées contestataires issus de Mai 68. Ainsi, on peut penser aux éditions Harlin Quist fondées en 1967 par François Ruy-Vidal. Figure de « l'avant garde », il définit en 1970 ce que doit être le livre pour enfants10 :

« Je suis pour l'image, pas forcément contre le texte littéraire, mais certainement contre l'illustration explicative et colorée à tout prix [...]. Il n'y a pas de races spéciales d'écrivains pour enfants, comme je refuse qu'il y ait des catégories d'images pour enfants et d'autres catégories pour adultes. [...] Un bon livre est un bon livre. Les effets secondaires d'une lectureémotion, avec les entrelacs de résonances de l'image et du texte en contrepoint, ne dépendent certainement pas d'une mastication explicative, d'une condescendance, d'une sécurisation, d'une concession à l'âge, au niveau mental, à la catégorie des enfants, etc. C'est au nom de ce racisme, sécurisant les adultesjuges de livres pour enfants et psychopédagogues, que beaucoup de livres sont produits et que les meilleurs sont rejetés.

10GOURÉVITCH Jean-Paul, La littérature de jeunesse dans tous ses écrits, anthologie de textes de référence (15291970), Créteil : CRDP de l'Académie de Créteil, 1998, p. 319.

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[...] Faire des livres pour les enfants est une erreur. Faire des livres qu'on peut mettre entre les mains d'enfants, aussi, me convient beaucoup plus. »

Dans cette même veine d'éditeurs engagés nous pouvons également citer, les éditions Syros crées en 1972, les Éditions des femmes créées en 1975 par Antoinette Fouque et appartenant au Mouvement de libération des femmes, les éditions Le Sourire qui mord apparues en 1976 sous l'égide de Christian Bruel et issues du collectif « Pour un autre merveilleux » et qui revendiqueront une appartenance au mouvement gauchiste de Mai 68. L'engagement chez ces éditeurs sera fortement revendiqué, s'exprimant jusque dans leur identité visuelle, c'est-à-dire le choix de leur logo11.

Innovation et créativité sont désormais les mots d'ordre de toute une génération d'éditeurs. L'esthétique et le graphisme des albums font l'objet d'un renouvellement considérable tirant leur inspiration de l'art contemporain, de la photographie et du graphisme publicitaire. L'illustrateur devient un artiste à part entière, en témoigne la place que François Ruy-Vidal leur réserve dans l'ouvrage Le géranium sur la fenêtre vient de mourir mais toi, maîtresse, tu ne t'en es pas aperçue qu'il publie en 1971 et qui compte pas moins de 13 illustrateurs. Comme l'explique Sophie Van Der Linden12 :

« Les images rompent délibérément avec la fonctionnalité pédagogique. Face aux images dénotatives, copies du réel et support d'apprentissages, émerge une image inattendue, aux nombreuses résonances symboliques. »

Textes et images portent désormais conjointement la narration et nourrissent une interaction ce qui requiert distance et interprétation, soit participation active du lecteur. Il s'agit moins d'éduquer et de protéger l'enfant que de le faire réagir et réfléchir afin de l'ouvrir au monde.

11Cf. Annexe A

12VAN DER LINDEN Sophie, Lire l'album, Le Puy-en-Velay: l'Atelier du ·Poisson Soluble, 2006, p.17.

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Ces éditeurs font tomber un certain nombre de tabous en abordant dans leurs albums des sujets tels que la mort, les problèmes à l'école, le sexisme, etc. La fiction est utilisée comme un révélateur et non comme une échappatoire.

Portées par cette vague de renouveau et d'émancipation des années 1970, de nombreuses maisons d'édition de littérature générale vont ouvrir un département jeunesse. Ainsi Gallimard Jeunesse voit le jour en 1972, Grasset Jeunesse en 1973, Albin Michel Jeunesse en 1981, Seuil Jeunesse en 1982. Par la suite, quantité de maisons d'édition spécialisées en jeunesse particulièrement créatives apparaissent. À titre d'exemple, nous ne citerons que Kaléidoscope, le Rouergue, L'Atelier du Poisson Soluble, Rue du Monde, ou Thierry Magnier. Un tel engouement pour ce secteur entraîne l'augmentation considérable d'auteurs pour la jeunesse, ainsi que la création d'un Salon du livre de jeunesse qui se tient tous les ans à Montreuil et d'une Foire internationale, celle de Bologne rassemblant auteurs, illustrateurs, éditeurs et libraires.

Parallèlement, ce secteur est aussi porté par la démocratisation de la psychanalyse qui s'opère dans les années 70 et qui permet de sensibiliser les mentalités aux spécificités liées à l'enfance. La société occidentale contemporaine, grâce aux apports de la psychologie et de la psychanalyse, reconnaît alors aux jeunes enfants de plein droit le statut de « sujet pensant » qui a besoin d'être guidé dans son cheminement existentiel et intellectuel.

1.2.3. Rencontre de la psychanalyse et du grand public

Dès 1967, sous le pseudonyme de Docteur X, Françoise Dolto médiatise ses thèses psychanalytiques sur les ondes d'Europe 1, en répondant en direct et anonymement aux auditeurs. Sa vision inédite du nourrisson et du jeune enfant va transformer les relations parents-enfants. À ses yeux, le respect de l'enfant n'est possible que par une collaboration entre enfant et adulte. Une telle conception implique une responsabilisation réciproque. Refusant toute domination du sujet humain, elle réprouve l'autoritarisme ainsi que toute morale risquant de contrôler,

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d'assujettir et d'aliéner un sujet. Elle souligne en revanche l'importance de la parole que l'adulte peut adresser à l'enfant sur ce qui le concerne, parole indispensable à la construction des individus. L'oeuvre et la pensée de Dolto perceront définitivement tous les foyers en octobre 1977, date à laquelle se produira la rencontre avérée entre la psychanalyse et le grand public par le biais du programme quotidien « Lorsque l'enfant paraît » qu'elle animera jusqu'en octobre 1978 sur France Inter.

L'autre fait ayant contribué à la conscientisation et à la libération du désir de l'enfant ainsi qu'à la prise en compte de ses interrogations métaphysiques semble être, le succès de la Psychanalyse des contes de fées écrit par Bruno Bettelheim et publié en 1976. Cet ouvrage s'attache à démontrer comment les contes concordent aux angoisses des enfants en les informant sur les épreuves à venir et les efforts à accomplir avant d'atteindre la maturité. Les contes parlent de façon symbolique et implicite, de ces questions. Le jeune lecteur comprend spontanément et de manière intuitive que ces histoires ne décrivent pas une réalité mais que le « message » du conte est symbolique et qu'il faut donc l'interpréter. Ces récits parlent directement à l'inconscient de l'enfant en donnant forme aux tensions, aux peurs, aux désirs qu'il éprouve au quotidien lors de son développement. Ils lui permettent de dépasser ses conflits pour mieux grandir.

En adéquation avec cette vision de l'enfance, on constate aujourd'hui que la tendance est aux livres offrant aux jeunes lecteurs par le biais de leur récit, de façon implicite et non moralisatrice, la possibilité d'une rencontre initiatique avec soi-même et le monde. Les instructions officielles du Ministère de l'Éducation Nationale abondent d'ailleurs dans ce sens et préconisent aux enseignants du cycle 3 d'aborder des ouvrages littéraires permettant à l'élève de « développer dans l'école des débats sur les grands problèmes abordés par les écrivains, comme sur l'émotion tant esthétique que morale qu'ils [les ouvrages] offrent à leurs lecteurs13». L'oeuvre littéraire doit amener la classe au débat interprétatif ce qui permettra à chacun de s'interroger et d'interroger le monde.

13SCÉRÉN/CNDP, Qu'apprendon à l'école élémentaire ?, Paris : XO Éditions, 2006, p.17.

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1.3. LES GRANDES TENDANCES ACTUELLES

Ces modifications dans les représentations de l'enfant, de l'éducation, de la lecture, de ce que doit être le livre de littérature de jeunesse ont un retentissement sur ce secteur. Ainsi, observe-t-on quelques grandes tendances sur le marché de l'édition jeunesse.

1.3.1. L'essor du livre documentaire

La première tendance visible est la présence constante dans tous les catalogues jeunesse de livres documentaires. Ce phénomène est apparu dans les années 50, période durant laquelle, nombre de maisons d'éditions, telles Hachette, Gautier-Langereau, Nathan, etc. vont se jeter dans le créneau de l'ouvrage documentaire. Ainsi, par exemple, quatre années après sa création en 1955, La Farandole lance une collection intitulée « Savoir et Connaître ». L'explication d'un tel essor réside, selon Marguerite Vérot14, dans le désir de promotion sociale qui marque la seconde moitié du XXe siècle. Ce désir est, d'après elle, l'un des éléments clé qui justifie et explique cet élan vers le livre documentaire. Elle analyse ce dernier dans ces termes:

« Il faut y voir [dans cet engouement], (...) le signe d'un changement et aussi un signe des temps. Jadis, éduquer un enfant, c'était presque le soustraire à l'influence du monde. Aujourd'hui, c'est le préparer à affronter le monde avec tout ce qu'il apporte de nouveau. »

Ce type d'ouvrage se développera ensuite considérablement après les événements de mai 68. Les collections du type, « Dis pourquoi ? », « Pour comprendre », « Questions-réponses », « Premiers regards sur... » commencent à apparaître. L'édition jeunesse connaît dès lors une plus grande sensibilité pour les faits d'actualité ou les débats de société. Elle ambitionne de faire comprendre le monde aux jeunes lecteurs.

14VÉROT Marguerite, Les Tendances actuelles de la littérature pour la jeunesse, Paris: Éditions Magnard/Éditions de L'École, 1975, p.23.

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On remarque progressivement que le nombre de documentaires sur l'histoire des civilisations du monde entier, des religions, etc. ne cesse de croître. Ces publications valorisent la diversité et la multiplicité des coutumes propres à chaque culture et en ce sens elles constituent un apprentissage de la tolérance et introduisent des notions telles que l'humanisme, la citoyenneté, le relativisme, l'ouverture, etc.

Si l'on constate qu'à l'heure actuelle la quasi totalité des maisons d'éditions jeunesse ont un secteur documentaire, on observe également qu'outre la porté historique ou scientifique de bon nombre d'entre eux, la grande majorité des maisons ont développé récemment des documentaires à visée « civique » comme nous venons de le voir ou encore philosophique comme nous l'aborderons plus tard.

1.3.2. Littérature de jeunesse et « sens international »

La littérature de jeunesse, pendant la seconde moitié du XXe siècle, se dote d'un « sens international » comme s`attache à le nommer et à le définir Michèle Picard15. Cette vogue qui s'exprime dans les documentaires et les fictions tend à développer chez le lectorat le sens de la fraternité humaine, la connaissance et la compréhension des autres. Né de l'après-guerre, on observe ce penchant pour l'universalisme dès 1948 dans le catalogue des Éditions de l'Amitié où une collection propose « d'emmener les enfants faire un merveilleux tour du monde » par le biais de livres traduits. Toujours dans ce souci d'élargir l'horizon des jeunes, le livre documentaire voit naître par exemple, au début des années cinquante, la collection « Les Enfants de la terre » chez Flammarion, la collection « Enfants du monde » chez Nathan ou encore la collection « Connais-tu mon pays » chez Hatier. On ne compte plus aujourd'hui les collections ouvertes sur les autres cultures aux noms aussi évocateurs que : « Des albums pour voyager » chez Seuil Jeunesse, « Contes et mythes de la Terre » chez Actes Sud junior, « Le tour du monde » chez Milan, etc.

Cette tendance au cours des dernières décennies ne faiblit pas, en témoignent les nombreuses traductions qui paraissent chaque année et qui selon Livre Hebdo16 représentent 50% de la production totale, soit environ 3 000 titres. Ce penchant des

15PIQUARD Michèle, op. cit., p.242. 16COMBET Claude, op.cit., p.70-80.

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éditeurs pour les traductions est le signe d'un désir d'ouverture ce qui colle au plus près de leur volonté de véhiculer des messages de tolérance. L'appréhension de cette notion peut en effet passer par cette politique éditoriale d'ouverture qui permet la découverte de livres venus du monde entier.

1.3.3. Littérature de jeunesse et philosophie

Autre tendance comparable, l'apparition récente de thèmes philosophiques dans des collections spécialisées, bien souvent dans le secteur « documentaire ». Selon Edwige Chirouter17, professeur de philosophie à l'IUFM des Pays de la Loire:

« En 1976, par le succès de la Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim a convaincu beaucoup d'éducateurs que les véritables préoccupations des enfants, ce qui les intéresse et les motive profondément, c'est justement de pouvoir répondre à [leurs] grandes angoisses existentielles. »

À l'heure actuelle, sur le marché de l`édition jeunesse, les « petits manuels de philosophie » pour enfants fleurissent. Albin Michel édite ainsi une collection intitulée « Sagesse et philosophie », Gallimard une autre nommée « Chouette! Penser », Nathan a lancé « Philozenfants », Milan édite les « Goûters philo », etc.

Le livre prend désormais au sérieux les enfants, à une époque où l'idée qu'il faut leur parler de tout est de plus en plus communément admise dans l'idéologie éducative dominante. Le combat mené dans les années 70 par quelques avant-gardistes à l'image de l'éditeur François Ruy-Vidal pour reconnaître à la littérature de jeunesse la liberté de s'affranchir de tous les tabous a fait des émules et permet désormais à tous les thèmes, dits « graves » comme le travail, la mort, le racisme, l'handicap, la vieillesse, la maladie, etc., d'être abordés et explorés au travers de démarches philosophiques qui s'expriment dans des titres tels que : Pourquoi la mort?, Gagner sa vie, estce la perdre?,

17CHIROUTER Edwige, L'enfant, la littérature et la philosophie. De la lecture littéraire à la lecture philosophique d'une même oeuvre, 2008. [en ligne]< http://www.edwigechirouter.over-blog.com>

Pourquoi les hommes fontils la guerre?, etc. 18

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Le message apparaît: la littérature de jeunesse doit dorénavant permettre à l'élève et, au-delà de ce dernier, à l'enfant de faire une rencontre esthétique, intellectuelle mais aussi affective avec le texte. C `est ce que revendique Jean Fabre, l'un des fondateur de l'École des loisirs, quand il affirme que « la fiction ne devient féconde que dans la mesure où on peut l'actualiser grâce à son propre vécu »19.

La conscientisation des adultes vis-à-vis des capacités et besoins de l'enfant va offrir un contexte propice aux éditeurs pour la prise d'engagement en littérature de jeunesse, nous verrons alors dans une seconde partie comment se traduit cet engagement en littérature et ce qu'il induit.

18Titres de la collection « Chouette !Penser » chez Gallimard, parus respectivement en 2009, 2008 et 2006/

19AFL, Regards croisés sur la littérature de jeunesse, Les Actes de Lectures, 1997, n°57, p. 84.

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CHAPITRE 2

QU'ESTCE QUE L'ENGAGEMENT?

2.1. TENTATIVE D'UNE DÉFINITION

Nous venons de le voir, depuis la seconde guerre mondiale et surtout après les événements de Mai 68, avoir pris en compte les interrogations métaphysiques de l'enfant semble être une des grande tendance de la littérature de jeunesse contemporaine.

La fonction référentielle qui dévoile les dimensions de la réalité inhérente à toute fiction, occupe alors une place de plus en plus importante. La préoccupation d'informer, d'apprendre et d'expliquer se fait progressivement sentir et le terme « engagé » apparaît pour qualifier la littérature. Nous nous attacherons ici à essayer d'en saisir le sens pour mesurer ce que la littérature de jeunesse dite « engagée » recouvre.

2.1.1. De l'engagement et de ses emplois

La notion d'engagement qui se retrouve dans de nombreux emplois, renvoie à de multiples acceptions, apparemment très éloignées : faire une promesse à l'image de deux personnes qui s'engagent l'une envers l'autre, contracter un engagement militaire ou professionnel, prendre publiquement position à l'instar d'un artiste ou d'un intellectuel, etc. Malgré des significations en apparences très diverses, il y a toutefois, un dénominateur commun entre tous ces exemples. Ce qui les lie, c'est le fait que dans tous, on s'engage soi-même en contrepartie d'autre chose. On remarque qu'on ne parle pas d'engagement lorsque qu'on engage quelque chose ou quelqu'un d'autre. S'engager signifie donc se donner soi-même en gage, en caution. Plus précisément, c'est prendre

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une décision libre qui comporte quelques risques pour soi-même. Autrement dit, s'engager, serait par conséquent prendre une responsabilité qu'on n'était pas obligé de prendre. De fil en aiguille, on en vient à admettre que l'engagement repose sur le concept de la liberté individuelle propre à chaque citoyen dans la mesure où il résulte d'une décision, d'un choix librement consenti. Qu'en est-il alors de ce terme quand il se rapporte à la littérature?

2.1.2. Le terme « engagée » pour qualifier la littérature

Historiquement, même si on a pu parler d'écrivains engagés au XIXe siècle pour qualifier Victor Hugo ou Émile Zola par exemple, le concept de littérature engagée est née lors des débats de l'entre deux guerres, qui ont vu l'affirmation d'idéologies totalitaires, avec des personnages comme Hitler ou Staline, et la menace bien réelle d'une Seconde Guerre mondiale promettant des années terribles. En effet, selon les intellectuels, et Sartre notamment, ce sont les circonstances dramatiques de cette moitié du XXe siècle qui vont pousser les écrivains à chercher de nouveaux moyens d'expression, à créer une sorte de littérature « en situation » qui rende compte de l'inquiétude du présent. Détachée de la conception de « l'art pour l'art » qui prévalait au XIXe siècle et par lequel l'artiste ne cherchait à exprimer que des idées artistiques, une conception nouvelle de l'art, engagé celui-ci, le considère comme le moyen d'exprimer des idées qui ne relèvent pas de l'art en lui-même, notamment d'idées politiques. L'écriture qui fait de l'écrivain le contemporain de ses compatriotes qui agissent, souffrent et combattent, va en faire de plus un porte-parole dans leurs luttes sociales et politiques. La littérature engagée part alors au combat pour s'attaquer de front aux maux de la société.

Sartre a théorisé20 et illustré cette vision de la littérature. Dans son essai publié en 1951 et intitulé « Qu'est-ce que la littérature », Sartre y définit ce qu'est pour lui la littérature engagée. L'écrivain qui utilise des mots est un prosateur, soit un parleur. Selon lui, « parler c'est agir » puisque celui qui s'exprime dévoile et révèle le monde de sorte que personne ne puisse ensuite l'ignorer et s'en dire innocent. Les notions de

20SARTRE Jean-Paul, « Qu'estce que la littérature » in Situation II, Paris : Gallimard, 1951.

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liberté et de responsabilité sont importantes. L'écriture selon Sartre, doit être à la fois une volonté et un choix, quant à l'écrivain, homme libre s'adressant à des hommes libres, il ne doit avoir qu'un seul sujet: la liberté, autrement dit tous les sujets. La responsabilité quant à elle est également réciproque. Elle concerne l'écrivain et le lecteur. En effet, si l'écrivain dévoile la société, celle-ci, se voyant nue et se découvrant, est placée devant un choix: s'assumer ou bien changer et évoluer.

Un peu plus tard en 1957, Albert Camus dans son discours de Suède21, réaffirme cette nécessité de l'engagement de l'écrivain et plus largement des intellectuels. Selon lui « l'écrivain ne peut se mettre au service de ceux qui font l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent (...) Notre seule justification, s'il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire. » Camus pose la littérature engagée comme un moyen de prolonger la voix de tous. Elle n'est pas question de l'expression d'un seul homme. S'il n'aborde pas quant à lui la responsabilité du lecteur, il revendique et souligne lui aussi celle de l'écrivain qui doit s'attacher à révéler le monde. L'écrivain loin d'être dans une tour d'ivoire est en prise avec la communauté dont il ne peut s'arracher. Son écriture doit oeuvrer au «service de la vérité et de la liberté ». Elle ne peut s'accommoder du mensonge ou de l'assujettissement. Il y a chez Camus la même volonté de révéler la société, de revendiquer le droit à une expression libre et d'agir pour le peuple.

Cette définition de l'engagement et de la littérature engagée selon Sartre et Camus, nous aident à délimiter notre champ d'étude et à en comprendre ses enjeux. La littérature s'est dotée progressivement d'une fonction utilitaire, se devant d'être problématique et morale, sans être toutefois dogmatique. Camus dit d'ailleurs lors de son discours que:

« La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d'avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? »

21CAMUS Albert, Discours de Suède, Paris : Gallimard, 1958.

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La littérature doit interroger, interpeller, tenter de comprendre sans juger. On constate actuellement que cet engagement est toujours très présent en littérature. Loin de ne s'intéresser qu'au politique et aux problèmes d'une société, il tend également à évoluer vers un « engagement civique », spécialisé dans des causes universelles telles que l'antiracisme, l'humanitaire, la défense des droits de l'homme ou celle de l'environnement et du développement durable, etc.

Cet engagement dans la littérature générale s'exprime également dans la littérature de jeunesse. Comme nous l'avons vu précédemment, l'engagement dans ce champ de l'édition est apparu dans les années 50 et s'est accéléré après les événements de Mai 68. Comme l'expliquent Francis Marcoin et Christian Chelebourg22, la littérature de jeunesse se dote, à cette époque, elle aussi de nouvelles ambitions:

« Loin de se situer sur le terrain du divertissement, [toute une pléiade de maisons d'édition] se dote d'un double devoir, qui est d'entretenir la vigilance du lecteur sur les questions essentielles tout en le soumettant à de fortes exigences nées d'une écriture sans concession, abordant les thèmes les plus austères (...) ».

L'engagement dans la littérature de jeunesse se traduira alors à travers un refus de la mièvrerie et la volonté d'aborder avec l'enfant des « sujets d'adultes ». François Ruy- Vidal dira d'ailleurs: « Ce n'est pas en sécurisant les enfants mais au contraire en les exposant progressivement à la vie qu'on en fait des adultes équilibrés. » Quels sont alors ces « sujets d'adultes » abordés dans la littérature de jeunesse engagée?

2.2. LES DIFFÉRENTS CHAMPS DE L'ENGAGEMENT

L'engagement est un terme très vaste qui peut toucher plusieurs domaines et revêtir différents mode d'expression à savoir verbale ou graphique, qui plus est dans un livre de jeunesse ou l'image occupe une place prépondérante. Parce qu'il existe une

22CHELEBOURG Christian et MARCOIN Francis, op. cit., p.52.

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multitude de champs dans lesquels la littérature de jeunesse s'engage, nous allons tenter ici d'en établir une classification au travers de maisons d'éditions qui illustreront à chaque fois les différentes « expressions » ou « lieux » par lesquels l'engagement se réalise.

2.2.1. L'engagement graphique

L'expérience éditoriale de François Ruy-Vidal à travers les éditions Harlin Quist est sûrement l'exemple qui illustre le mieux ce que l'on peut appeler « l'engagement graphique ». Celui-ci développe dans les années 70 un concept singulier et personnel quant au livre de jeunesse en niant la spécificité du public enfantin et en érigeant la recherche d'esthétique comme principe fondamental. En témoignent ces quelques lignes:

« Il n'y a pas d'arts pour l'enfant, il y a l'Art.

Il n'y a pas de graphisme pour enfants, il y a le graphisme.

Il n'y a pas de couleurs pour enfants, il y a les couleurs.

Il n'y a pas de littérature pour enfants, il y a la littérature.

Et partant de ces quatre principes, on peut dire qu'un livre pour enfants est un bon livre

quand il est un bon livre pour tout le monde. »23

François Ruy-Vidal apporte aux livres pour enfants une nouvelle esthétique visuelle, inspirée des graphistes venus de la publicité. Il privilégie des images symboliques suscitant l'imaginaire des lecteurs et leur participation active afin d'interpréter l'album. L'image s'adresse à l'imaginaire et à l'inconscient de l'enfant, elle le met en face de véritables créations et non plus devant des dessins mièvres et édulcorés. L'illustration devient alors, au même titre que les mots, un langage qui va explorer tous les modes d'expression en s'inspirant par exemple du cinéma, de la photographie ou de l'art contemporain.

23SORIANO Marc, « RuyVidal, François » in Guide de la littérature pour la jeunesse, Paris: Flammarion, 1975, p.461.

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Dans la même veine que François Ruy-Vidal, l'École des Loisirs fondée par Jean Fabre et Arthur Hubschmid affiche également son engagement à proposer des albums de qualité tant au niveau narratif qu'esthétique. Les publications de cette maison d'édition vont ainsi faire appel à des artistes internationaux à l'image d'un Maurice Sendak ou d'une Sonia Delaunay par exemple, favorisant par la même l'expression et la reconnaissance de créations inhabituelles comme les images abstraites de Petit bleu et petit jaune de Léo Lionni en 1970 ou encore l'albums sans texte de Iela Mari, sortit en 1967, qui s'intitule Les aventures d'une petite bulle rouge, etc.

À l'heure où l'illustration jeunesse a atteint sa pleine légitimité, où la création révèle son foisonnement par la multiplication des styles et la diversité des techniques employées, de tels éditeurs pourraient désormais passer inaperçus mais ce serait oublier qu'ils ont été les précurseurs à une époque où l'illustration était encore largement considérée comme un accompagnement descriptif du texte. C'est parce qu'ils se sont engagés et qu'ils ont pris parti que l'illustration du livre de jeunesse a évolué et changé. Parler aujourd'hui d' « engagement artistique » au sens où nous l'avons abordé serait donc un peu anachronique, même s'il existe encore à l'heure actuelle bon nombre de maisons d'édition jeunesse qui affichent un réel souci de qualité esthétique et graphique à l'image des Éditions du Rouergue, lesquelles oeuvrent, selon leurs propres termes, pour une « expression graphique originale »24. Les albums de cette maison ont par ailleurs servi à la réalisation de plusieurs films d'animation ce qui conforte l'idée que l'illustration jeunesse, qui s'inspirait auparavant des autres formes d'expressions telles le cinéma, la photographie, la peinture, le collage, etc., a bel et bien acquis sa légitimité et son autonomie à l'égard du texte, dont elle n'est plus le subalterne.

2.2.2. L'engagement politique

Une autre forme d'engagement, peut-être la plus totale, l'engagement politique qui remet en question l'organisation, le fonctionnement et la structure d'une communauté, voire d'une société toute entière. Pour illustrer celui-ci nous pourrons

24« Historique » de la maison [en ligne] < http://www.lerouergue.com/>

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évoquer deux maisons d'édition jeunesse à savoir les éditions La Farandole, puis les éditions Syros.

Les éditions La Farandole, crées en 1955, sont liées au Parti communiste français. Elles illustrent un cas extrême des liens qui peuvent exister entre édition jeunesse et politique. Disparues en 1994, ses principes éditoriaux étaient de faire connaître la littérature soviétique et socialiste pour l'enfance par le biais de nombreuses traductions.

Les éditions La Farandole prônaient une littérature laïque, humaniste, érigeant les valeurs de la solidarité et s'engageaient dans le monde politique contemporain. Ainsi, durant la guerre d'Algérie, par exemple, la Farandole publie en 1959 un livre de contes d'Algérie, Baba Fekrane de Mohammed Dib. Un peu plus tard, en 1971, alors que la guerre fait rage, est édité le Trésor de l'Homme, contes et images du Viêt Nam, dans lequel prennent place quelques vers du poète-dirigeant Ho Chi Minh.

À côté de quelques auteurs français comme Colette Vivier, les éditions La Farandole accordent une large place dans leur catalogue aux auteurs de l'Union Soviétique. Il est à cet égard amusant de constater que leur collection « Mille couleurs » créée en 1956 et affichant la volonté de traduire et illustrer les contes de multiples pays, s'attache en réalité à la carte des états dits "socialistes" ainsi qu'aux différentes républiques de l'U.R.S.S.: Bulgarie, Chine populaire, Corée, Russie, Ukraine, Viêt Nam, Yougoslavie, etc.

Malgré une production prolifique et le soutien d'enseignants, bibliothécaires, éducateurs, etc., les éditions La Farandole font l'objet d'un certain ostracisme de la part des critiques littéraires qui la juge trop ancrée « à gauche » et parviennent difficilement à s'imposer chez tous les libraires. De plus, étroitement liées au communisme, elles connaissent le même déclin progressif et sont mises en liquidation judiciaire en 1994.

À ce jour, aucune maison d'édition jeunesse n'a fait preuve d'un tel engagement politique. Cependant, il en existe toujours qui affichent leur engagement politique à l'image des éditions Syros qui ont été fondées à Paris en 1974 sous l'initiative du Parti

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Socialiste Unifié. Dès sa création, Syros est un éditeur spécialisé dans les questions économiques et sociales qui se présente comme un acteur actif de l'innovation sociale et politique de gauche.

En 1983, elles deviennent Syros jeunesse et propose des collections affichant le souci de former les jeunes à la citoyenneté en abordant des thèmes comme: le monde du travail, le combat des femmes, la justice sociale, etc. Certains livres seront à cet égard coédités avec Amnesty International ou Handicap International. Cependant la véritable particularité de Syros jeunesse, qui nous intéresse ici, réside dans son penchant affiché pour l'idéologie politique « de gauche ».

On trouve ainsi dans le catalogue Syros jeunesse une collection, au nom évocateur, « J'accuse » qui milite pour la défense des droits de l'homme, une autre, parut en 2007 et intitulée « Au crible », qui « s'attache à décortiquer la politique actuelle, comprendre et critiquer l'action du gouvernement, débattre avec ses proches. »25 ou encore des albums dont le message citoyen se double en filigrane d'un message politique comme dans l'album L'Agneau qui ne voulait pas être un mouton de Didier Jean et Zad.26

Les éditions Syros au travers de leur catalogue ont donc pour objectif de susciter chez les lecteurs une réflexion de caractère social, culturel, mais aussi politique qui les engage dans le monde. En effet, Philippe Godard, directeur de collection, et Sandrine Mini, directrice éditoriale, regrettent que la politique soit un sujet tabou en France et qu'il n'y ai aucune formation à l'école pour tenter de la comprendre. Certains de leurs ouvrages et particulièrement leur collection « Au crible » sont donc un moyen de questionner le domaine politique comme en témoignent ces propos de Philippe Godard:

25Catalogue Syros [en ligne] < http://www.syros.fr/feuilletage/>

26JEAN Didier et ZAD, L'agneau qui ne voulait pas être un mouton, Paris : Syros, 2003 (Albums)

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« Nous espérons que « Au crible!» aidera ses lecteurs à élaborer un discours politique critique, sérieux, qu'ils seront toujours mieux à même d'argumenter pour qu'ils ne se laissent pas abuser par certaines propagandes. »27

Fait significatif, qui rejoint ce dernier point, le catalogue Syros propose dans son index thématique, parmi les entrées « immigration », « liberté », « racisme », « précarité », « maltraitance », etc., une entrée « politique » qui comporte six ouvrages et une autre entrée intitulée « révolte et résistance » qui comprend quant à elle seize ouvrages.

2.2.3. L'engagement « sociologique »

Les éditions Des Femmes crées 1972 par Antoinette Fouque, également co-fondatrice en 1968 du Mouvement de Libération des Femmes en France28, sont un bon exemple de ce que peut-être l'engagement sociologique dans la mesure où les ouvrages de cette maison s'attachent à interroger les phénomènes sociaux et plus précisément le rapport entre les genres, hommes-femmes. La politique éditoriale des éditions Des femmes vise à créer une maison d'édition par et pour les femmes. Celles-ci doivent pouvoir diffuser leurs idées librement, chose qui ne va pas de soi pour Antoinette Fouque puisque selon ses propos:

« (...) jusqu'à maintenant, les idées que les femmes ont, les textes qu'elles écrivent quand elles se révoltent, quand elles luttent, quand elles se mettent en mouvement, ces idées, les éditeurs capitalistes, paternalistes, opportunistes, les exploitent, les contrôlent, les censurent, les légitiment. »29

La création de cette maison d'édition serait donc la réponse à une nécessité, celle de libérer les femmes de l'oppression. À cet égard, l'accent est mis sur la publication de textes écrits par des auteurs féminins et c'est là le principal objectif, au-delà de ses revendications, du groupe.

27BENARD Jean-Claude (Interview de GODARD Philippe et MINI Sandrine, «Au crible ! » : la politique expliquée aux jeunes ?, 2007 [en ligne] < http:// www.agoravox.fr >

28Antoinette Fouque a co-fondé le MLF avec Monique Wittig et Josiane Chanel. Ce mouvement féministe français a milité pour l'égalité des droits et des rapports entre les sexes au sein de la société.

29PIQUARD Michèle, op. cit., p.310.

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Fait notable dans l'histoire de cette maison d'édition, la publication en 1973, de l'ouvrage d'une pédagogue, Elena Gianni Belotti, qui s'intitule Du côté des petites filles30. Face au succès de cet ouvrage, les éditions Des Femmes décident de créer une collection éponyme, consacrée aux livres pour enfants, spécialement à destination des petites filles. Ces ouvrages entendent lutter contre les stéréotypes diffusés dans les collections pour filles existantes jusqu'alors, qui enferment ces dernières dans un rôle prédéterminé de futures épouses et mères au foyer. Elles y expriment l'idée que la littérature enfantine est responsable d'un discours discriminatoire, misogyne et anti-historique.

Ces revendications sociologiques trouveront un écho dans d'autres maisons d'éditions. Ainsi, par exemple, le premier livre des Éditons le Sourire qui mord, Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon, parut en 1976, s'inscrit dans la continuité des luttes engagées par les éditions Des Femmes, et de la même manière, on constate aujourd'hui, quantité de maisons d'éditions jeunesse regorgeant d'ouvrages abordant ces problématiques.

Néanmoins, dans le paysage éditorial jeunesse actuel, une seule maison affirme un « engagement sociologique » total envers le sexisme, à la manière des éditions Des Femmes, il s'agit des Éditions Talents Hauts créées en 2005 par deux femmes, Laurence Faron et Mélanie Decourt31, qui défendent comme ligne éditoriale : la lutte pour l'égalité des sexes notamment à travers une collection intitulée « Filles=Garçons » et dont les ouvrages sont « garantis 100% sans sexisme » . À une époque où en France, le droit des femmes a considérablement évolué, une telle politique éditoriale fait figure d'exception et semble servir de garde fou contre les résurgences du passé. La pléiade d'éditeurs jeunesse tels Le Seuil, Nathan, Sarbacane ou Milan, etc., qui consacrent quant à eux des ouvrages sur ce sujet, ont, dans leur catalogue respectif, une entrée par thème qui s'intitule toujours: « Garçon-fille ». Le mot « sexisme », plus vindicatif n'apparaît jamais témoignant d'un engagement moindre que les éditions Des Femmes ou Talents Hauts, engagement, en réalité, moins sociologique que civique.

30Du côté des petites filles est un essai sociologique qui, à l'aide d'une enquête par observation dans les familles, les crèches et les écoles, met en évidence la puissance des stéréotypes qui assignent des propriétés et des qualités différentes aux filles et aux garçons.

31Mélanie DECOURT, militante féministe, a été présidente et porte-parole de l'association Mix-Cité de 2000 à 2002.

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Outre la problématique des rapports homme-femme, l'engagement que nous qualifions de sociologique s'exprime également à travers l'abord de sujet ayant trait à des domaines tels que la sexualité humaine avec l'homosexualité par exemple, l'éducation, l'immigration, la pauvreté, etc.

2.2.4. L'engagement civique

Soucieuse d'aider l'enfant à grandir, d'éveiller sa conscience aux réalités et aux enjeux de la société et du monde, la quasi totalité des maisons d'édition jeunesse ont dorénavant dans leur catalogue des titres qui témoignent de ce que l'on pourrait appeler un « engagement civique ». De la même façon que l'institution scolaire voit dans le jeune élève, l'adulte en devenir qu'il faut éduquer et sensibiliser aux valeurs essentielles de la République, notamment à travers l'éducation civique, discipline transversale s'éprouvant dans tous les champs disciplinaires, la littérature de jeunesse semble elle aussi associer étroitement l'enfant et le citoyen en maturation qu'il représente. Elle se dote ainsi d'un rôle éducatif et aborde à travers des ouvrages des thèmes citoyens qui amènent l'enfant à réfléchir sur ses droits et sur ses devoirs vis-à-vis de la société.

Conformément à ce désir d'éduquer l'enfant, nous constatons par ailleurs que lorsque ces ouvrages sont rassemblés dans une collection, cette dernière se situe bien souvent dans la partie « documentaires » ce qui affiche clairement une volonté didactique et un désir d'informer. Pour ne citer que quelques exemples, Actes Sud Junior a ainsi une collection intitulée « À petits pas... » parmi laquelle des sous-collections comme « À petits pas comprendre la société » ou encore « À petits pas citoyens de demain », les éditions Milan quant à elles, ont lancé une collection « Champion du monde » qui comprend des titres comme De l'écologie ou De la citoyenneté, la maison Casterman a dans sa collection « Documentaire », une série « Le petit citoyen », Rue du Monde avec sa collection « Les grands livres de... » propose des titres tels que Le grand livre des droits de l'enfant ou encore Le grand livre du jeune citoyen, etc.

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Si quelques maisons d'éditions ont créé des collections réservées à cet engagement civique, la quasi totalité des catalogues de littérature de jeunesse comprend des albums relatifs aux Droits de l'Enfant ou aux Droits de l'Homme et entend faire réfléchir l'enfant sur les valeurs communes de la société et du monde, par le détour de la fiction.

2.3. L'EXPRESSION DE L'ENGAGEMENT À TRAVERS L'ANALYSE D'UNE OEUVRE32

Dans le but de mieux saisir ce que peuvent être les expressions de l'engagement en littérature de jeunesse, nous allons étudier ici, un album d'Albert Cullum, intitulé, Le géranium sur la fenêtre vient de mourir, mais toi, maîtresse, tu ne t'en es pas aperçue, publié aux éditions Harlin Quist en 1971 et réédité en 1998 chez le même éditeur.

2.3.1. L'organisation spatiale et typographique de la couverture

Il s'agit ici d'analyser les différentes unités typographiques de la couverture afin de distinguer les jeux de hiérarchie qui s'opèrent dès ce premier plat. Nous observons de manière évidente que cette couverture comprend d'emblée trois unités typographiques:

· Le titre: Situé en haut de la page et justifié puisqu'il tient sur deux lignes, ce titre est écrit en capitales, dans une police avec empâtements. Les caractères, de couleur noire sur fond blanc, sont d'une taille relativement importante.

· Le nom de l'auteur: Placé en bas de la couverture, centré, il est également écrit en capitales, dans la même police que le titre, de couleur noire sur fond blanc. Il se démarque cependant du titre tout d'abord parce qu'il en est très éloigné au niveau spatial et ensuite parce qu'il est dans une taille de corps plus petite.

32Cf. Annexe B

·

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Le nom de l'éditeur: Placé sous le nom de l'auteur, c'est-à-dire en bas de la page et centré, il est également de couleur noire sur fond blanc. La police est en revanche différente puisqu'il s'agit d'une cursive en bas-de-casse.

Les unités typographiques sont ici clairement identifiables, bien qu'elles soient toutes de couleur noire sur fond blanc. Elles ne sont pas de la même taille et/ou n'ont pas la même police. Des éléments linguistiques indiquent de plus quels sont les contenus qui se réfèrent aux plans de l'expression. Ainsi la préposition « par » introduit ici l'auteur qui est le complément d'agent de la phrase passive (Un livre écrit par Albert Cullum) quant à l'élément « un livre de », il nous renvoie clairement à l'idée que l'unité typographique définit ici « l'éditeur du livre qui a été écrit par Albert Cullum ».

Si on parvient à distinguer les différentes unités typographiques de cette couverture, on remarque cependant qu'elles ne constituent pas l'élément le plus important de la couverture. L'accent n'est pas mis sur ces unités comme le montre la sobriété dont elles font preuve tout d'abord et la manière dont elles s'organisent autour de l'élément proéminent et central de cette page, l'illustration.

2.3.2. La prédominance de l'illustration

L'illustration est l'élément le plus saillant de cette couverture, centrée sur la couverture, elle occupe environ les 4/5e de la page. Jusque là rien de surprenant pour un album de jeunesse. Ce qui l'est plus, en revanche, c'est la volonté de mettre en valeur le travail fait par l'artiste et la nature de ce travail.

L'illustration étant dépourvue de décor ou d'arrière plan, les contours du personnage illustré se détachent ostensiblement sur le fond blanc. La nature de l'image interpelle le lecteur car il s'agit d'une illustration qui s'apparente fortement au photomontage et au travail fait par le photographe William Wegman avec ses braques de Weimar.

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Elle mêle un dessin à la fois réaliste et symbolique. On voit ainsi une femme toute droite, assise devant son bureau, un livre ouvert dans la main droite et un crayon dans la main gauche, avec un visage de cheval. Si le lecteur comprend qu'il s'agit d'une maîtresse grâce au titre et au bureau sur lequel trône un globe terrestre, il s'interroge fortement sur la signification de ce visage non humain dans la mesure où l'illustration est exploitée au-delà de sa fonction référentielle.

Comme en témoignent le caractère original et provocant de cette illustration et l'extrême sobriété de la couverture visant à mettre en valeur cette dernière, le visuel occupe ici la place la plus importante.

La couverture, en même temps qu'elle interpelle le lecteur et qu'elle l'attire, lui annonce également le ton. Il s'agit ici d'un ouvrage désireux de s'affranchir des limites du genre.

2.3.3. La couverture : promesse d'un ouvrage engagé

Le lecteur qui prend le temps de regarder cette couverture et de s'interroger sur sa signification pourra y lire le programme de lecture de l'oeuvre et approcher le projet éditorial de l'éditeur.

Cette couverture surprend tout d'abord par la longueur de son titre qui s'étale sur deux lignes. Il est généralement d'usage de faire des titres plus brefs, un groupe nominal voir au mieux une phrase simple s'il est phrastique. Or ici, le titre est une phrase complexe, composée de deux propositions, coordonnées par la préposition « mais » qui marque une rupture. Si le titre surprend par sa longueur, il surprend aussi par sa tonalité réprobatrice, puisqu'un jeune élève blâme sa maîtresse. Il « condamne » cette dernière pour son aveuglement, cécité qui est confirmée par le caractère symbolique de l'illustration à savoir la tête de cheval avec des oeillères sur le corps enseignant afin de représenter l'étroitesse d'esprit et la rigidité de ce dernier.

Le ton est donné, dans cet ouvrage pas de censure ou de politiquement correct, l'engagement est de mise. Celui-ci se perçoit tout d'abord dans l'illustration puisque comme nous l'avons vu, il s'agit de l'élément saillant de la page. Cette dernière par son

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caractère symbolique met le jeune lecteur face à une oeuvre dérangeante qui sollicite fortement sa participation et son engagement pour en déceler la signification. Outre l'engagement graphique, l'engagement concerne également le contenu. Il se ressent dans le titre de l'ouvrage qui entend s'attaquer de front à l'institution scolaire, chose non ordinaire dans les ouvrages de jeunesse pour lesquelles la tendance est plutôt à la défense de l'éducation. En dernier lieu, la mention « un livre d'Harlin Quist », vient souligner la présence de l'éditeur, son engagement personnel en faisant ressentir le travail de conception, de fabrication, en somme d'artisanat, qui s'est opéré en amont de la publication.

Conformément à ce qui été annoncé en couverture, le contenu de l'ouvrage est une violente diatribe contre l'école où l'éducateur est assimilé à la violence et à l'autoritarisme. L'éditeur commence son ouvrage par cette dédicace: « À tous les adultes qui, enfants, sont morts asphyxiés dans les bras de l'Éducation ».

À travers un texte poétique, le narrateur qui s'exprime à la première personne et qui représente un élève ordinaire de primaire s'interroge « naïvement » sur la place qu'il occupe au sein de l'école. L'auteur et l'éditeur, à l'aide de ce jeune narrateur un peu candide, questionnent un système éducatif jugé selon eux trop policé.

Au delà de l'engagement du texte, ce qui frappe ce sont les illustrations extrêmement originales et variées, qui font que cet album se démarque et tranche avec la production éditoriale ambiante. En effet, pas moins de treize illustrateurs ont participé à l'élaboration de cet ouvrage de trente-deux pages dans des registres à chaque fois très différents. On y trouve des photomontages, des illustrations surréalistes ou au contraire ultra réalistes, des illustrations de type « comics » avec des traits francs et des couleurs criardes, d'autres de type BD ou encore certaines beaucoup plus classiques et traditionnelles faisant penser aux illustrations d'Anthony Browne. En somme, l'illustration occupe dans cet album une place prépondérante. Elle surprend, elle interroge, elle provoque, elle fait sourire ou même rire lorsqu'elle entretient des jeux de mots avec le texte comme sur la couverture par exemple.

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En conclusion, on voit bien ici dans quelle mesure s'exprime l'engagement. Artistique à première vue, il concerne aussi le contenu de l'ouvrage. L'analyse de ce titre nous montre que l'engagement dans une oeuvre de littérature de jeunesse est bien souvent multiple, relevant d'une véritable démarche éditoriale, il touche aussi bien le graphisme de l'oeuvre que son contenu. Ici, si l'accent est mis sur la qualité des illustrations, le texte est quant à lui également très engagé sans être toutefois dogmatique.

En effet, il est possible de lire cet ouvrage de manière littérale, en se laissant séduire par la diversité de ses illustrations et par sa tonalité comique, légèrement provocatrice. Une autre lecture en filigrane est également possible, celle qui permet de voir que derrière les rires se cachent les pleurs et les cris. Au lecteur d'y trouver ce dont il a envie, l'accès aux différentes strates de la signification est fonction de son engagement.

2.4. ENGAGEMENT DU LECTEUR DANS LE TEXTE

Le discernement entre le bon et le mauvais livre varie selon les époques, l'éthique personnelle des individus, l'idéologie et les représentations ambiantes que l'on se fait de la lecture et des lecteurs. À l'heure actuelle, on reconnaît comme capacité à l'enfant, celle de rencontrer des oeuvres fortes aux sujets graves et sérieux. Cependant comment s'approprie-t-il le texte littéraire et comment en vient-il à saisir le message dont il est porteur au-delà quelquefois de sa littéralité, c'est-à-dire de son sens explicite?

Il s'agit de comprendre ici comment le lecteur s'accommode du texte, dans la mesure où chacun construit singulièrement son rapport au texte à l'aune de son vécu, de sa sensibilité, de ses désirs, de sa culture, etc.

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« L'appropriation des oeuvres littéraires interroge les histoires personnelles, les sensibilités, les connaissances sur le monde, les références culturelles, les expériences des lecteurs. »33

Si on observe que les mêmes activités fondamentales sont à l'oeuvre dans la réception du texte, chaque sujet y accède néanmoins par une appropriation personnelle en fonction de sa singularité et de son rapport au monde. La lecture serait donc un dialogue entre le texte et le lecteur. C'est ce que souligne Catherine Tauveron34 quand elle affirme que le texte littéraire ne se résume pas à un seul et unique message mais qu'au contraire plusieurs interprétations sont possibles dans la mesure où il entre en résonance avec son lecteur par le biais d'une coopération. Le texte littéraire serait une aire de jeu réclamant un partenaire, le lecteur, qui soit actif et doté d'initiatives pour en déceler la signification. Pour elle la vérité du texte se trouve essentiellement dans la relation que celui-ci va entretenir avec son lecteur. Cette même idée, largement répandue, se retrouve dans les programmes du cycle 3 qui sous-entendent que plusieurs interprétations sont possibles:

« À la fin d'une séquence qui aura permis de parcourir entièrement une oeuvre, il importe d'organiser un débat pour mettre à jour les ambigüités du texte et confronter les interprétations divergentes qu'elles suscitent». 35

Attention cependant, le texte a ses droits et toutes les interprétations ne sont pas possibles. Lire un texte, c'est en effet entrer en relation avec un objet qui résiste à la toute puissance de son imaginaire, ce qui ne va pas de soi pour un jeune lecteur en proie à l'égocentrisme enfantin. Lire un texte c'est se heurter à cette « résistance» car la fiction a aussi une fonction référentielle dans la mesure où elle constitue une « expérience vivante, authentique, singulière et universelle à la fois, par laquelle les hommes vont appréhender le réel. »36 Lire un texte serait donc aussi être capable d'occuper les ellipses, d'entendre dans les interstices ce qui n'est pas dit, tout en

33SCÉRÉN/CNDP, Documents d'application et d'accompagnent 2002, in Qu'apprend-on à l'école élémentaire, Paris : XO Éditions, 2006, p.316.

34TAUVERON Catherine (dir.), Lire la littérature à l'école. Paris : Hatier Pédagogie, 2002, p.15. 35SCÉRÉN/CNDP, op.cit., p.185.

36CHIROUTER Edwige, op. cit.

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respectant scrupuleusement ce qui est dit. Lire un texte serait donc un savant équilibre entre adhésion, subjectivation et distanciation, décentration.

En nous aidant des recherches de Nathalie Lacelle et Gérard Langlade37, nous allons à présent décrire quelles sont les opérations qui entrent en jeu dans cette appropriation littéraire du texte.

2.4.1. La concrétisation imageante

La première grande opération est « la concrétisation imageante » par laquelle une image s'impose dans l'esprit du lecteur et lui permet de concrétiser la scène et les personnages. Elle est le résultat d'une réaction du lecteur qui puisent dans sa personnalité intime, sa culture profonde, son imaginaire afin de pouvoir répondre aux sollicitations d'une oeuvre. Cette visualisation permet de s'investir affectivement et de donner corps à la scène. Le choix des images mentales est tout à fait singulier, révélateur de la sensibilité, des goûts et du sens que le lecteur donne à ces dernières. La concrétisation imageante témoigne aussi des représentations et des projections que le lecteur peut avoir sur le personnage à un moment de l'histoire. On voit déjà bien à travers cette opération par laquelle le lecteur, et donc l'enfant, entre en relation avec le texte que l'implication affective du sujet et son engagement personnel sont essentiels dans le processus d'appropriation de l'oeuvre.

2.4.2. L'identification

La deuxième opération est celle par laquelle le lecteur s'attache affectivement aux personnages. Profondément marquée par des phénomènes d'adhésion et d'assimilation, l'identification est une opération que l'on peut rapprocher du transfert psychanalytique et c'est celle que décrit Bruno Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées quand il aborde la manière dont l'enfant transfère ses angoisses inconscientes sur les différents personnages du récit. Le lecteur va se reconnaître ou

37LACELLE Nathalie et LANGLADE Gérard, « Former des lecteurs/spectateurs par la lecture subjective des oeuvres. », in Enseigner et apprendre la littérature aujourd'hui, pour quoi faire?, Presses Universitaires de Louvain, 2007, p.55-64.

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reconnaître un de ses proches dans un personnage, dans sa sensibilité, sa psychologie, ses doutes et angoisses, la situation qu'il traverse. Il va compatir à ses malheurs, partager ses bonheurs, trembler pour son sort, etc. Il peut ainsi projeter sa propre histoire dans le cours du récit et y voir la façon dont les problèmes s'y nouent et/ou s'y dénouent.

Cette opération par laquelle le lecteur s'engage affectivement dans le récit est souvent invoquée par les censeurs de la littérature de jeunesse. Le raisonnement est simple, l'enfant s'identifie au personnage, si celui-ci commet des actions amorales ou délictueuses, l'enfant risque lui-même de les commettre à son tour et de s'en trouver pervertie. Cette vision est réductrice car elle oublie que l'enfant est aussi capable de se distancier pour exprimer son approbation ou son rejet.

2.4.3. Les réactions axiologiques

Cette opération est celle qui provoque un positionnement axiologique par lequel le lecteur va émettre des jugements moraux à propos des personnages et de leurs actes. Là encore, la singularité rentre en jeu car c'est bien avec sa propre sensibilité et son propre système de valeurs que le lecteur va penser et juger. Cette opération est très clairement inscrite dans les documents d'application et d'accompagnement pour la littérature au cycle 3 qui l'évoquent à travers le terme d'« interrogation essentielle ». Cette interrogation essentielle, entendons par là d'ordre axiologique ou éthique, est soulevée par le fait que:

« La littérature de jeunesse n'a jamais cessé de mettre enjeu les grandes valeurs, de montrer comment les choix qui président aux conduites humaines sont difficiles, et comment un être de papier (comme un être de chair) n'est jamais à l'abri des contradictions ou des conflits de valeurs qui guettent chacune de ses décisions. »38

Cette rencontre avec des personnages complexes, non manichéens, mais traversés par le bien et le mal amène l'enfant à s'y identifier ou à s'en distancier en fonction de son

38SCÉRÉN/CNDP, op. cit., p. 317.

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éthique personnelle. Cette dimension éthique est fondamentale dans l'acte d'appropriation de la littérature. Le lecteur s'identifie alors à des modèles qui tour à tour le fascinent ou le répulsent, ce qui le contraint à se forger des jugements moraux et à être un lecteur actif.

Libérés d'une vision édulcorée et réductrice de l'enfance, nombre d'auteurs à l'image de Marie-Aude Murail, ou d'éditeurs comme Christian Bruel et François Ruy-Vidal revendiquent la présence d'héros nuancés, capables du meilleur comme du pire, en somme authentiques et susceptibles d'interpeller le lecteur. C'est ce que soutient François Ruy-Vidal :

« Aller à contrecourant des conformismes, des frilosités, des craintes de l'écrit et plus généralement de l'imaginaire, c'est oser accéder à de véritables oeuvres, bien différentes de ces livres, manuels d'éducation civique ou morale. OEuvres avec des personnages denses, conflictuels, ambigus, sulfureux, capables de douter, de se tromper, de revenir en arrière, de n'être pas forcément porteurs de toutes les valeurs positives ou prétendues telles, d'un système social. Ne pas trouver d'échos intimes de ses propres fantasmes dans la littérature est sûrement plus traumatisant que de risquer, un jour, d'y trouver " quelque chose ". »39

L'enfant n'est pas un être naïf, innocent auquel il faudrait présenter un monde délavé. Il est lui-même en proie à ses démons et lui présenter une lecture aseptisée, fermant les yeux sur la part d'ombre qui traverse chacun de nous serait sûrement plus anxiogène que de lui soumettre une lecture affranchie des représentations et normes sociales.

Là encore, on saisit combien ces réactions axiologiques, provoquées par le récit littéraire sur le jeune lecteur, amènent ce dernier à se positionner par rapport aux personnages et, au-delà de ces derniers, par rapport aux autres et au monde.

À travers ces différentes étapes et postures, on observe que le processus d'appropriation d'une oeuvre passe par l'engagement du lecteur. Engagement qui

39PIQUARD Michèle, op. cit. p.318.

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l'amène à reconsidérer ses valeurs ou représentations, à émettre des jugements éthiques, à s'investir affectivement afin d'accéder conjointement à une meilleure compréhension de l'oeuvre, de soi et du monde, ce qu'Edwige Chirouter nomme le « saisissement ontologique ». Selon elle, ce moment est celui de « la rencontre entre la pensée du texte et la façon dont le lecteur s'approprie singulièrement cette pensée pour rendre son existence et le monde plus intelligible. »40 Si le texte aide l'enfant à résoudre ses conflits intérieurs, comme le disait Bettelheim, il semblerait qu'il puisse également l'aider dans son rapport à la réalité et au sens qu'il convient de lui donner.

Aujourd'hui, l'engagement du jeune lecteur dans la littérature est largement admis, la littérature se doit de répondre à cette disposition du jeune lecteur en étant elle-même engagée. Elle se doit de l'interpeller, de l'apostropher par le bais de sujet denses et problématiques qui le concernent. L'enfant étant largement considéré comme un sujet pensant et qui plus est comme un acteur social, tous les sujets sont susceptibles de le concerner. À cet égard, il ne semble plus y avoir de tabous en littérature de jeunesse. Il ne s'agit plus du contenu mais de la manière dont celui-ci est traité. C'est peut être ici que réside la seule limite en littérature de jeunesse, pas de dogmatisme.

2.4.4. La littérature de jeunesse engagée permetelle forcément l'engagement du lecteur?

Afin d'appréhender cette question, nous aborderons successivement deux albums, parus la même année et traitant du même thème, à savoir le sexisme, dans le but de saisir les différences d'engagements offertes au lecteur pour s'approprier une oeuvre et son contenu.

Nous nous pencherons dans un premier temps sur l'analyse d'un album de Nella Bosnia, Francesca Cantarelli et Adela Turin, publié en 1976 aux éditions Des femmes, et qui s'intitule, Les cinq femmes de Barbargent41.

40CHIROUTER Edwige, op. cit. 41Cf. Annexe C

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Comme nous pouvons le voir à première vue, la couverture de l'album ne laisse pas présager du contenu engagé de l'ouvrage. Très classique tant au niveau des illustrations, que du choix de la typographie ou de l'organisation de la page, son titre thématique nous indique de plus qu'il s'agit ici d'un conte, genre traditionnel en littérature de jeunesse. Comme en témoignent l'éléphant orné ou les serviteurs en habits traditionnels, l'histoire comme bien souvent se déroule dans un ailleurs exotique, ici l'Inde et le nom de Barbargent cité dans le titre affilie définitivement cet album au genre du conte populaire puisqu'il rappelle au lecteur Barbe Bleue, personnage éponyme du célèbre récit de Charles Perrault.

Si l'engagement ne se manifeste pas clairement sur cette couverture, il est néanmoins perceptible tout au long de ce récit qui entend lutter contre le sexisme en prônant le droit des femmes à faire et à être ce qu'elles veulent et en dénonçant le machisme totalitaire.

L'histoire est celle d'un maharadjah qui décide de se marier pour tromper l'ennui mais ne parvient pas à trouver l'épouse idéale. Sa première épouse, Lisa, trop timide, l'ennuie rapidement. Il l'exile dans un lointain palais vert émeraude où elle passe le temps en chantant. Quatre autres femmes, Hanna, Zelda, Flor-Inda et Lil-Yana, épouses successives de Barbargent ne tardent pas à la rejoindre, elles aussi exilées dans le palais car tour à tour jugées trop insolente, trop cultivée, trop indépendante ou trop désinvolte. Aucune ne lui convient. Menées par Hanna, les anciennes épouses de Barbargent qui se retrouvent toutes ensemble dans le palais, vont allier leurs talents de musiciennes et créer un opéra-bouffe dans lequel elles pourront se moquer allègrement de leur époux, rebaptisé pour l'occasion Barbentoc.

Ce court conte adopte un ton résolument féministe qui vire même à la misandrie. Les femmes sont montrées avec toutes les qualités et les hommes avec tous les défauts, ils sont inconditionnellement idiots, que ce soit le maharadjah, son père ou le médecin, aucun homme ne trouve grâce aux yeux des auteurs. Si le contenu de l'ouvrage est clairement engagé, les illustrations ne font preuve d'aucune originalité ou recherche esthétique, le récit littéraire est quant à lui plutôt répétitif puisque la même

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scène de divorce se reproduit cinq fois de suite et l'humour par le biais des jeux de mots, un Barbargent qui se transforme en Barbentoc, est un peu facile.

En somme, le récit est un peu trop simpliste et réducteur dans la mesure où les stéréotypes y sont exacerbés. Il n'y a pas vraiment ici d'implicite et de place pour l'interprétation et le positionnement axiologique dans la mesure où le texte manque de nuance et la sentence est sans appel. Cet ouvrage dénonçant le sexisme amène à penser que ce problème ne concerne que la seule discrimination à l'égard des femmes, laissant sur le bord de la route les jeunes lecteurs masculins.

Un autre ouvrage publié la même année au Sourire qui mord et traitant lui aussi du sexisme peut servir de contre-exemple, et montrer comment cette problématique peut être abordée de manière à permettre au lecteur, un plus grand engagement dans le texte. Cet album est le premier de Christian Bruel et s'intitule, Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon42.

L'histoire est celle de Julie, une petite fille énergique au caractère affirmé de « garçon manqué ». Ses parents, surtout sa mère, veulent la modeler selon l'image stéréotypée des petites filles. Lorsqu'ils y parviennent et que Julie est conforme à leurs attentes, celle-ci ne se reconnaît plus. L'incompréhension s'installe et Julie se réveille un matin avec une ombre de garçon, mais personne ne la croit. Elle veut s'en débarrasser, car elle sait qu'elle est une fille. Elle cherche alors une solution et a l'idée d'aller dans un endroit où il fait nuit, sous la terre. Arrivée au fond de son trou, elle rencontre un garçon qui pleure parce que tout le monde le traite de fille à cause de ses larmes. Après une longue conversation sur ce monde qui met « chacun dans son bocal (...) Les cornifilles dans un bocal, les cornigarçons dans un autre, et les garfilles, on ne sait pas où les mettre! », ils finissent par conclure qu'ils ont droit à la différence. Confiants et plus sereins ils vont pouvoir aller affronter leurs parents.

Le message de cet album est plus subtil et tend davantage vers la recherche et l'affirmation de soi, en somme l'accomplissement personnel, que dans la dénonciation pure et simple du sexisme. Plus nuancé, cet album montre que tout n'est pas bleu d'un

42Cf. Annexe D

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côté et rose de l'autre, comme le suggère la création de ce mot valise « garfille » sur lequel le lecteur pourra s'interroger. La fin du récit est quant à elle ouverte et laissée à la libre appréciation de chaque lecteur, car si Julie parvient à accepter sa différence, en aucun cas le problème initial, à savoir le conflit entre Julie et ses parents dû à cette différence, n'est résolu. Le lecteur peut ainsi librement prolonger le récit à sa guise.

S'il est désormais possible d'aborder tous les sujets, la limite est l'autoritarisme ou le dogmatisme qui obstruent le débat interprétatif ou le positionnement du lecteur et l'empêchent en ce sens de s'engager librement dans le texte. Nous allons alors dans une troisième partie nous interroger sur les fonctions et finalités de ce type de littérature et envisager comment elle se situe au regard du cadre législatif.

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CHAPITRE 3

JEUX ET ENJEUX DE LA LITTÉRATURE DE

JEUNESSE ENGAGÉE

3.1 LA FONCTION D'ÉDIFICATION DANS LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE

La littérature de jeunesse se veut au service de la jeunesse et ambitionne de contribuer au développement et au bien-être de celle-ci, volonté qui s'expriment pleinement dans le nom d'une maison d'édition jeunesse comme Grandir43. Au travers d'une fiction qui se réclame utilitaire et fonctionnelle, la littérature se dote de trois fonctions. Afin d'expliciter ces fonctions, nous nous appuierons sur l'ouvrage de Christian Chelebourg et Claude Marcoin44. La première fonction selon eux, est l'instruction. Celle-ci concerne la transmission de savoirs fondamentaux par le biais d'un équilibre entre narration et information. La seconde, est appelée « récréative » et met au premier plan le divertissement et la distraction. La dernière quant à elle, l'édification, touche à la formation des esprits et s'intéresse essentiellement à la morale. Bien entendu, ces trois fonctions sont inhérentes à chaque ouvrage de littérature de jeunesse mais dans des proportions diverses. Nous nous attacherons ici à cette ultime fonction qu'est l'édification afin d'en saisir les domaines et les enjeux..

3.1.1. L'édification religieuse

L'édification dans la littérature de jeunesse peut être tout d'abord religieuse. Ce filon a longtemps été prolifique avant de se tarir avec le déclin du sentiment religieux. Parmi les ouvrages interrogeant l'idée de Dieu ou présentant les principales religions et outre les traditionnelles bibles racontées aux enfants, on trouve également des

43Les éditions Grandir se situent à Nîmes et ont été créées par René Turc et son épouse Aline en 1978 44 CHELEBOURG Christian et MARCOIN Francis, op. cit.

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ouvrages conçus dans un dessein d'édification religieuse. Si les premiers types d'ouvrages cités ont un objectif éducatif, informatif et s'adressent à tous les enfants pratiquants, non-pratiquants ou agnostiques, les second quant à eux ont un dessein d'édification religieuse. L'ouvrage de M. A Murail parut chez Bayard Jeunesse en 1997 intitulé Jésus comme un roman est un bon exemple de cette édification religieuse. Par le biais de la narration, l'histoire vise à séduire le lecteur et à donner de Jésus l'image d'un héros des temps moderne comme en témoigne cet engouement de l'éditeur dans sa quatrième de couverture:

« À ceux qui ne le connaissent pas Jésus apparaîtra comme un être étrange, qui ne se laisse pas faire, qui brave les interdits sans violence. À ceux qui le connaissent déjà

Jésus paraîtra encore plus proche, porteur d'un formidable message d'amour. »

Cette édification religieuse, un brin apologétique, n'a rien de bien surprenant quand on sait que les éditions Bayard appartiennent au même groupe que le quotidien catholique français La Croix et que ses capitaux proviennent d'une institution religieuse, la congrégation des Augustins de l'Assomption. Bayard ne fait pas figure d'exception puisqu'une partie des capitaux des éditions Fleurus provient de l'Union des oeuvres catholiques de France. Cette observation est importante pour comprendre les choix éditoriaux de ces maisons.

3.1.2. L'édification morale

En jouant sur l'identité projective des jeunes enfants à leur héros préférés, certains albums entreprennent de forger les comportements de l'enfant et inclinent à l'édification morale en se approchant pour cela de son quotidien. Annie-France Belaval, chercheur et documentaliste au CRDP de Lille, analyse l'identification ainsi:

« l'identification est un processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l'autre et se transforme totalement ou partiellement sur le modèle de celuici. (...) Le héros du livre n'est jamais tout à fait semblable au lecteur, c'est cette marge qui permet une identification réussie; la fusion totale deviendrait confusion mentale, et serait contraire au but

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psychologique: grandir en s'identifiant à un être aimé, admiré mais en s'en démarquant analyse de soi, des différences, prise de conscience de sa personnalité propre. »45

L'un des ressorts les plus fréquents pour favoriser l'identification est le recours à un personnage principal ayant sensiblement le même âge que le lecteur supposé. C'est le cas de titres comme T'choupi est en colère, T'choupi ne veut pas prêter ou encore T'choupi s'occupe bien de sa petite soeur qui sont tous trois des albums de Thierry Courtin. L'enfant se met à la place du protagoniste de l'histoire en acceptant l'idée que la réalité de la fiction peut être sa propre réalité et en recevant les enseignements vécus par le héros comme les siens propres. Le détour par la fiction permet au lecteur de mieux appréhender sa propre vie et de vivre par procuration ses propres angoisses. L'histoire si elle est lue par les parents leur offre l'occasion d'un débat avec l'enfant sur celles de ses attitudes qu'ils aimeraient voir corrigées afin qu'elles correspondent en générale à celles adoptées par le jeune héros du récit en question. L'édification tend ici à faire adopter au lecteur des conduites morales.

3.1.3. L'édification idéologique

Tirant parti des jeux de projection ou d'identification du jeune lecteur, la littérature de jeunesse peut également servir à des fins de formation idéologique, ce qui est le pendant politique de son usage en terme de morale. Historiquement, les exemples au XXe siècle ne manquent pas. À cet égard, on peut penser aux albums d'Hergé qui tour à tour dénoncent le communisme comme dans Les Aventures de Tintin, reporter du « Petit vingtième », au pays des Soviets, publié en 1929 ou au contraire témoignent d'un esprit paternaliste voire colonialiste envers l'Afrique comme dans Tintin au Congo46 sortit en 1931. L'objectif étant à chaque fois de communiquer aux enfants une vision du monde, le projet s'apparente à de la propagande. L'arrivée au pouvoir, en 1940, du Maréchal Pétain, qui aurait souhaité être ministre de l'Éducation

45BELAVAL Annie-France, Pourquoi les adolescents devraientils lire ?, L'école des lettres, 1999, n°12, p. .10.

46La controverse autour de cet album a été relancée en 2007 après qu'un étudiant congolais de l'Université Libre de Bruxelles a déposé plainte pour racisme et demandé que l'album soit retiré du commerce.

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nationale en 1934, offre également le bon exemple d'une propagande massive qui se développe à l'usage de la jeunesse en faisant ici la promotion du folklore et en érigeant le chef de l'État lui-même en héros. L'ouvrage, Il était une fois un pays heureux, publié en 1943 et qui se termine par « Travail, Famille, Patrie. » érigée en morale, est un exemple d'ouvrage à l'honneur de Pétain. Le Général de Gaulle connaîtra la même exaltation dans la littérature de jeunesse avec par exemple l'ouvrage Un grand français, le Général de Gaulle, paru en 1944. Ce zèle propagandiste qui s'exprime dans la littérature de jeunesse fait qu'à la libération, ses publications suscitent de violents débats pour aboutir comme nous le verrons ultérieurement à la création d'un texte législatif visant à protéger les publications destinées à la jeunesse.

À l'heure actuelle, nous assistons plutôt à une littérature de jeunesse qui viendrait non pas édifier et conforter le pouvoir établi mais plutôt le contrebalancer. C'est ce qu'ambitionne par exemple Michel Piquemal, auteur jeunesse:

« Je me demande à quoi je sers vraiment en tant qu'auteur jeunesse, à quoi nous servons tous. Avoir un discours qui ne soit pas antisocial, ne seraitce pas se faire les piliers de la société en place, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui ? (...) Les auteurs jeunesse n'auraientils pour fonction que de justifier moralement ces nouvelles formes de fascisme et le politiquement correct, de fabriquer de gentils petits moutons nonviolents prêts à être tondus par ceux qui mettent sans cesse en avant le respect de la loi sans en respecter aucune ? »47

Un éditeur affiche également clairement cette volonté d'agir comme un contre pouvoir, c'est l'éditeur Syros. Pour illustrer ce propos, on peut penser à l'ouvrage qu'il a publié en 2003 et qui s'intitule L'agneau qui ne voulait pas être un mouton. Cet album, prônant la résistance, la solidarité et dénonçant le fascisme, est sortit une année après la surprise du premier tour de l'élection présidentielle où le candidat du parti d'extrême droite, Jean-Marie le Pen fut qualifié pour le second tour. Plus récemment, nous pouvons également penser à sa collection « Au crible » qui ambitionne comme nous l'avons vu précédemment d'interroger la politique actuelle du gouvernement.

47PIQUEMAL Michel, le billet d'humeur de Figures rebelles, Citrouille, 2006, n°45

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3.1.4. Édification idéologique et censure

L'interprétation idéologique des publications pour la jeunesse peut devenir une occasion de censure et susciter de violentes polémiques. La plus célèbre est sans conteste celle déclenchée en 1985 par Marie-Claude Monchaux dans son pamphlet, Écrits pour nuire: Littérature enfantine et subversion. Cet ouvrage, édité par le syndicat étudiant UNI48 avait pour ambition d'aider les parents, éducateurs et responsables des bibliothèques à faire le bon choix dans une production littéraire jugée de plus en plus perfide car incitant à un certain nombre de perversités sociales: le vol, la drogue, la destruction de la famille et de la société, etc. Marie Claude Monchaux y aborde le processus d'identification du lecteur au héros pour le confondre avec le concept d'incitation, réducteur de liberté, qui amènerait à une « contagion scélérate ». Les enfants lui apparaissent comme un public fragile, incapable de discernement. Sa quatrième de couverture est univoque quant aux intentions:

« La gangrène de la Subversion n'a pas seulement atteint l'économie, la presse, la radio, la télévision, elle s'est attaquée à l'Enfant. Beaucoup de parents achètent des livres sans se rendre compte qu'ils véhiculent les pires idées sur le plan moral ou social, et qu'ils détruisent lentement et sciemment les valeurs du monde libre (...) Tout se passe comme si ces auteurs, ces éditeurs, ces responsables poursuivaient le but d'attiser la lutte, voire la haine des classes; de démanteler les structures actuelles de la civilisation occidentale contemporaine, de déstabiliser la famille, de discréditer l'ordre social, les moeurs et d'affaiblir les lois, l'armée, la sécurité, la nation ».49

Elle dénonce plusieurs titres publiés entres autres par L'école des loisirs, Le sourire qui mord ou Syros.

Périodiquement, le débat ressurgit. On peut citer à cet égard l' « épisode de la bibliothèque d'Orange », durant les années 90, ville dans laquelle, en 1995, le nouveau

48L'Union nationale inter-universitaire est une organisation universitaire française, se revendiquant de « la droite universitaire » selon son propre slogan.

49MONCHAUX Marie Claude, Écrits pour nuire: littérature enfantine et subversion, Paris: Éditions de l'UNI, 1985.

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maire en place appartenant au Front National, a tenté d'inféoder la politique d'acquisition de la bibliothèque à l'idéologie de la nouvelle équipe municipale en place. Cela s'est traduit par l'introduction massive de centaines d'ouvrages se rattachant de près ou de loin à l'idéologie d'extrême droite et prônant les traditions nationales. La censure s'est alors exercée envers les ouvrages jugés trop « cosmopolites » comme par exemple les contes africains ou maghrébins ou abordant des thèmes jugés quant à eux trop tendancieux à savoir le racisme, l'Europe, etc. L'intervention de municipalités d'extrême droite dans les bibliothèques publiques a entraîné de vives réactions chez les acteurs de la chaîne du livre (bibliothécaire, libraires, écrivains, auteurs) qui se sont réunis en 1997 dans un numéro hors série de la revue Livres afin d'y rappeler que « les livres, objets de censure, sont aussi symboles du combat pour la liberté d'expression, d'opinion, de création50 ».

Ces réaction et les débats qu'elle suscite révèlent à quel point la littérature de jeunesse est un enjeu idéologique voir politique. La vigilance dont elle fait l'objet est en fait à la mesure de l'influence qu'on lui prête sur les jeunes esprits.

3.2. L'ARSENAL LÉGISLATIF

L'inlassable désir de contrôle montre à quel point la littérature de jeunesse est un enjeu politique, social et culturel. Le zèle propagandiste qui s'est exprimé dans la littérature de jeunesse fait qu'à la libération, ses publications vont susciter de violents débats. Sous couvert de protéger le lecteur, il s'agit en réalité plutôt d'une lutte d'influence et de questions d'intérêts face à la concurrence des illustrés américains, la littérature de jeunesse va alors se doter d'un texte législatif.

50BONNAL Marie-Pascale et ECOCHARD Janine, Fascisme d'hier et d'aujourd'hui, Association des Bibliothèques Françaises, 1997 [en ligne] <http://www.abf.asso.fr/>

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3.2.1. La loi du 16 juillet 1949

Comme le rappelle l'avant propos de Jean-Paul Gabilliet, dans l'ouvrage de Thierry Crépin et Thierry Groensteen51 :

« La loi n°49956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse est un des textes législatifs les plus représentatifs des idéaux qui animaient les hommes politiques français de l'immédiat aprèsguerre. Élaborée (...) dans le triple contexte d'un antiaméricanisme militant, d'un protectionnisme exacerbé et d'un projet politique de reconstruction de la société française plaçant au coeur de ses préoccupations la protection de l'enfance, etc. »

En effet, cette loi est l'aboutissement d'une polémique née en réaction au succès des bandes dessinées américaines depuis la création du Journal de Mickey en 1934. Cette revue qui connaît rapidement 400 000 tirages fait l'objet de critiques virulentes. Mathilde Leriche membre de l'équipe de l'Heure Joyeuse52, se lance en 1934 dans une étude sur la presse pour la jeunesse et ne mâche pas ses mots à l'égard des comics américains dont le Journal de Mickey fait partie:

« Les journaux les plus mauvais sont souvent les plus amusants: leurs rédacteurs connaissant l'art de flatter bassement sans doute, mais sûrement, les goûts du lecteur. Ils n'ignorent aucun des moyens d'exciter, de troubler l'esprit des enfants (...) Le lecteur se grise de ces pages fiévreuses, ou se laisse prendre par un mol engourdissement; stupéfiant à bon marché qui annihile sa pensée, sa force de réagir... »53

Cette dénonciation culturelle de l'impérialisme américain ne fera que s'accroître dans les années 40, décennie pendant laquelle la France connaîtra la déferlante des illustrés américains et du cinéma hollywoodien. Ses détracteurs accusent les illustrés

51CRÉPIN Thierry et GROENSTEEN Thierry, éd. « On tue à chaque page! », Paris: Éditions du temps, 1999, p.5.

52L'Heure Joyeuse a été créée en 1924 par Claire Huchet, Marguerite Gruny et Mathilde Leriche . Elle est la première bibliothèque pour la jeunesse en France.

53CRÉPIN Thierry et GROENSTEEN Thierry, éd., Mathilde Leriche, une bibliothécaire d'influence et la presse enfantine, in « On tue à chaque page ! », Paris : Éditions du temps, 1999, p.39.

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américains de dévoyer la jeunesse française et d'y être pour beaucoup dans la délinquance juvénile qui frappe la France au sortir de la guerre.

Entre 1938 et 1945, la délinquance juvénile a augmenté de 40%. Comme le souligne Jean-Pierre Rioux54, bien que le contexte de guerre, qui a jeté les enfants dans les mêmes difficultés et souffrances que les adultes, y soit grandement pour quelque chose, la presse enfantine continue d'être présentée comme un des principaux responsable de la crise morale des jeunes, dans une société qui mise désormais beaucoup sur la jeunesse porteuse d'espoir et de mieux-être. Comme le démontre l'ouvrage de Thierry Crépin55, les détracteurs de l'illustré lui reprochent trois choses. Tout d'abord son caractère pornographique qui s'exprime à travers des dessins de filles à demi dénudées. Les illustrés sont une école de la débauche de nature à compromettre la formation et l'équilibre sexuel des lecteurs. Deuxième grief, l'irréalité des récits des illustrés qui exploitent le goût qu'ont les enfants pour le fantastique plutôt que de l'orienter vers l'aventure ou la poésie. L'enfant jugé trop malléable et immature risquerait de confondre le vrai du faux et pourrait donc s'imprégner d'erreurs. Enfin, dernier reproche, l'illustré contribuerait à faire l'apologie du crime et du délit par le biais de scènes violentes qui se déroulent dans des contextes de guerre ou de western et à travers des surhommes qui ressentent peu d'émotion à l'image d'un Tarzan.

C'est dans cette volonté de protéger la jeunesse que s'inscrit la loi de 1949 relative aux publications destinées à la jeunesse. D'après l'article 2 de cette loi, les publications destinées à la jeunesse « ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune insertion, présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques. » Cette loi comprend aussi des dispositions protectionnistes par son article 13 qui prohibe « l'importation pour la vente ou la distribution gratuite en France des publications destinées à la jeunesse ne répondant

54CRÉPIN Thierry et GROENSTEEN Thierry, éd., L'ardent contexte, in « On tue à chaque page ! », Paris: Éditions du temps, 1999, p. 63.

55CRÉPIN Thierry, « Haro sur le gangster! » : la moralisation de la presse enfantine, 1934-1954, Paris: CNRS Éditions, 2001, p.226-238.

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pas aux prescriptions de l'article 2 ». Cette loi instaure alors une « commission de contrôle et de surveillance » chargée d'exercer une censure a posteriori, obligation étant faite aux éditeurs ou directeurs d'une publication destinée à la jeunesse de déposer gratuitement, à l'intention de la commission, cinq exemplaires de cette dernière, dès sa parution, cela dans le but d'amener les éditeurs à l'autocensure. La commission jouant plus un rôle d'intimidation que de répression dans un arsenal législatif avant tout dissuasif. En effet, avant que la sanction pénale ne tombe, la commission envoie des « avertissements » ou « recommandations » à l'éditeur qui lui rappellent les risques encourus s'il ne modifie pas ses contenus. À travers toute l'histoire de cette loi, un seul éditeur pour enfants a été condamné, Pierre Mouchot, et rares sont les publications étrangères qui ont été interdites à l'importation en France.

3.2.2. Qu'en estil de cette loi aujourd'hui?

Depuis le tournant des années soixante dix et jusqu'à aujourd'hui, la loi s'est considérablement assouplie. Jacqueline de Guillenchmidt, présidente de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence de 1995 à 1999, témoigne de ce changement d'esprit: « Il y a (...) moins de velléités moralisatrices qu'il n'y en a eu dans les années cinquante et soixante. Aujourd'hui, nous avons simplement le souci de veiller, (...), à ce que n'importe quelle publication ne soit pas mise entre n'importe quelles mains. 56»

La Commission, qui se réunit chaque trimestre pour examiner tous les nouveaux titres destinés à la jeunesse, joue plus à l'heure actuelle le rôle de prescripteur que celui de censeur. Quasiment aucun livre n'a été réellement interdit, du fait de l'autodiscipline des maisons d'édition, bien sûr conscientes de l'épée de Damoclès ainsi suspendue au-dessus de leur tête. Auteurs et éditeurs s'autocensurent, se soumettent aux éventuels avis de la Commission, et redoutent les réactions des prescripteurs courroucés qui ne manqueront pas d'invoquer la loi. En effet, la saisine de la Commission peut émaner d'enseignants, d'éducateurs mais également de parents qui peuvent décider d'envoyer une publication pour examen.

56 CRÉPIN Thierry et GROENSTEEN Thierry, éd., La Commission de surveillance aujourd'hui, in « On tue à chaque page! », Paris: Éditions du temps, 1999, p.211.

56

Soumis à la pression du public et soucieux de ne pas s'exposer à la censure officielle de la Commission, les éditeurs sont tentés de s'en tenir à une politique de prudence pour éviter un scandale, toujours désastreux commercialement. Il en va de même pour les différents acteurs de la chaîne livre qui s'interrogent tous quant aux livres qu'il est possible de proposer à la jeunesse ou pas, adoptant ainsi une posture de censeur.

3.2.3. Posture des acteurs du livre jeunesse : entre autocensure et revendication du droit à l'expression

Si l'on s'en tient à la lettre de ce que la loi du 16 juillet 1949 dit, bien des aspects du monde contemporain « de nature à démoraliser la jeunesse » pourraient être évacués de la sphère de l'édition jeunesse tels que la guerre, le chômage, le racisme, la violence, les exploitations en tout genre, ce qui viendrait en contradiction avec cette volonté affichée de la littérature de jeunesse d'aider l'enfant à grandir et à comprendre le monde.

À l'heure actuelle, une telle loi peut sembler désuète pour une application stricte dans la mesure où les conceptions de l'enfance et de la littérature ont considérablement évolué, comme nous l'avons abordé dans notre première partie. Toutefois, cette loi ne cesse de rappeler, par son existence, le statut particulier de la littérature de jeunesse et amène cette dernière à être consciente de son rôle et à y réfléchir. La littérature pour adultes peut offenser des lecteurs, les inciter à des conduites délictueuses, l'auteur et l'éditeur pourront toujours plaider non-coupables au non de la liberté d'expression et parce qu'ils s'adressent à des adultes capables de ripostes et libres pensants. L'écrivain et l'éditeur jeunesse n'ont pas ces arguments à leur disposition car il s'adresse à des mineurs réputés manipulables, fragiles psychiquement ou intellectuellement.

Si bon nombre d'éditeurs s'accordent à dire qu'ils veillent à ne pas proposer de sujets litigieux ou provocateurs, cela ne les empêche pas de s'interroger sur les livres

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qu'ils veulent proposer aux enfants. Deux attitudes sont alors possibles. Jean Fabre de l'Ecole des Loisirs les décrit ainsi:

« L'une autoritaire, sécuritaire ou nostalgique, tente d'isoler les enfants le plus possible pour les protéger de ce monde, en refermant le cocon familial et en faisant silence sur ce que la famille réprouve. L'autre réaliste, tente d'ouvrir progressivement les enfants au monde actuel pour leur apprendre à vivre avec leur temps. »57

La première attitude se veut consensuelle et tend vers une exigence de neutralité, la seconde en revanche, se veut plus engagée dans la mesure où elle s'expose à « ce que la famille » et, au delà de cette dernière, à ce que les adultes réprouvent. En effet, il semblerait, à travers ces propos de l'éditeur, que ce soit davantage les adultes que les enfants qui soient dérangés par le fait que la littérature de jeunesse s'intéresse aux problèmes de sociétés et au monde. Ce point de vue est rejoint par celui de Marie-Aude Murail, auteur entre autres pour la jeunesse, qui dans son ouvrage Continue la lecture on n'aime pas la récré tacle l'hypocrisie des adultes qui s'offusquent de la violence des thèmes traités dans la littérature de jeunesse sous couvert qu'il faut protéger l'enfant alors que ce sont eux qui sont à l'origine de cette même violence à laquelle l'enfant est exposé. Aussi, trouve-t-elle légitime que les livres pour la jeunesse évoquent la violence, la laideur, la bêtise, la souffrance, la faim, le mal, car il s'agit du même monde pour tous. Selon l'auteur, se taire sur ces sujets ce serait livrer les enfants à ces problèmes. Le livre met en garde car il fait parler et réfléchir.

Les écrivains ou éditeurs que nous qualifions ici d'engagés ne se fixent pas de limites quant aux sujets mais plutôt quant à la manière dont ils sont traités. Le texte ne doit pas être dogmatique, il doit interroger, interpeller, faire réagir, dès lors tous les sujets sont permis. L'engagement en littérature, comme nous l'avons déjà dit, semble être fonction de l'engagement du lecteur que permet le texte.

Nous allons en dernier lieu nous interroger sur les moyens permettant à ce type de littérature d'exister. Si comme il l'a été évoqué plus haut, la littérature de jeunesse

57MURAIL Marie-Claude, Continue la lecture, on n'aime pas la récré, Paris : Calmann-Lévy, 1993, p.69.

58

engagée s'expose à ce que les adultes réprouvent, nous pouvons demander ce que signifie cette prise de risques et comment cette littérature parvient à se faire une place dans le champ éditorial jeunesse.

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CHAPITRE 4

ENGAGEMENT ET PRISE DE RISQUES

4.1. ENGAGEMENT V/S NEUTRALITÉ

L'engagement parce qu'il est une prise de position comporte forcément des risques. Assumant un parti pris esthétique, pédagogique ou idéologique, l'éditeur « engagé » peut s'exposer à la censure, comme nous l'avons vu, ou « manquer » son public dans la mesure où l'engagement est un choix personnel, né d'une logique intrinsèque, celle de l'éditeur ou de l'auteur, qui désirent le faire partager par le biais du médium livre. L'éditeur jeunesse qui publie des ouvrages engagés ne répond pas, a priori, à une logique commerciale ce qui comporte des risques financiers. Pour mieux comprendre, dans quoi réside cette prise de risques, nous allons définir l'engagement grâce à son contraire, la neutralité.

4.1.1. La neutralité comme politique éditoriale

La neutralité se définit tout d'abord par son caractère neutre autrement dit, son absence d'implication. Quelque chose de neutre ne comporte aucune particularité. La neutralité ne vise donc pas le singulier. En rapprochant ce terme de l'édition et plus précisément des politiques éditoriales, on comprend que la neutralité est une stratégie visant la séduction d'un public le plus large possible par le recours au dénominateur commun le plus large possible lui aussi. La neutralité ne cherche pas à cibler un public précis et limite ses prises de risques. Elle est souvent proche du conformisme qui est selon le TLFI58, l'« attitude passive de celui ou de celle qui règle ses idées, son comportement, sur ceux des personnes de son milieu ». Michèle Picard, quant à elle,

58Trésor de la Langue Française Informatisé [en ligne] <http://atilf.atilf.fr/>

rapproche ce phénomène de la notion de « bon goût »59 qui vise à « édulcorer, à gommer tout ce qui pourrait choquer les parents dans une quelconque de leurs convictions ».

La logique commerciale qui sous-tend le discours du « bon goût » et de la neutralité amène bien souvent les éditeurs à privilégier les formules éditoriales ayant fait leurs preuves dans le passé, c'est-à-dire fidélité au répertoire classique avec les fables animalières, les contes merveilleux, le fantastique, la science-fiction, etc.

La fonction dominante dans ce genre d'ouvrage est bien souvent le divertissement. Attention cependant, il ne s'agit pas ici d'une généralité dans la mesure où si le merveilleux, la fable animalière, ou la science-fiction, fonctionnent selon le ressort de la distanciation au monde réel, cette dernière en même temps qu'elle permet de le rêver, peut aussi amener à le critiquer.

Une politique éditoriale neutre minimise bien souvent les risques en s'adaptant aux tendances du marché et en partant de l'existant pour proposer des ouvrages qui auront à coup sûr leur public. Le marketing est alors très important et les études de marché permettront à l'éditeur de faire correspondre son offre aux attitudes et à la motivation des acheteurs, se basant bien souvent sur le penchant naturel des enfants pour les produits marketés. En tête de liste, les livres qui sont l'adaptation de produits télévisés, cinématographiques ou de jeux vidéos. La littérature se trouve ici bien souvent inféodée au marché du loisir.

À côté de ces politiques éditoriales, quels sont les recours possibles pour les éditeurs proposant des ouvrages plus engagés, entendons donc par là moins « attendus » ?

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59 PIQUARD Michèle, op. cit. p.183.

61

4.1.2. Des avantages de la collection

Le recours à la collection apparaît comme l'un des premier procédé. Les atouts de cette dernière sont multiples, économiques d'une part et marketing de l'autre. Comme l'explique Michèle Picard60, l'un des gros intérêt de la collection, concerne la fabrication. Parce qu'elle conserve le même format et le même nombre de pages, l'éditeur peut abaisser ses coûts de production. En effet, les commandes de papier pourront par exemple être groupées ce qui permettra d'en négocier les prix plus facilement, l'éditeur pourra aussi mettre en avant la pérennité et le déploiement attendus de sa collection, en somme la régularité de la production, afin de revoir également les tarifs de son imprimeur. De plus, la présentation et la mise en maquette demeurant les mêmes, les frais d'études, de maquette et de lancement s'en retrouvent amortis. Outre le gros avantage financier, qui permettra de réduire au final le prix de vente, la collection assure aussi une certaine sécurité de marché.

D'un point de vue marketing les collections permettent également de structurer les catalogues, de fidéliser et mettre en confiance le lectorat. La collection qui se définit comme une série de titres ayant une unité entre eux, incite fortement le lecteur à l'achat afin de reconstituer cette série. De plus, un livre qui paraît dans une collection supportant une grosse audience grâce à sa ligne éditoriale ou à son directeur de collection, multiplie ses chances de percer. Un titre phare peut ainsi porter une collection pouvant elle-même contenir des titres plus originaux.

4.1.3. L'index thématique : réponse à une demande?

Le second procédé qui s'observe dans la quasi totalité des catalogues est le recours à un index thématique. Celui ci permet de rassembler un sujet traité de manières éparses dans le catalogue, à travers des contes, des albums, de la poésie, etc., sous un dénominateur commun, le thème. L'hétérogénéité des genres, des ouvrages, des écritures, des illustrations se trouvent annihiler par une indexation thématique qui centre l'attention du lecteur sur un sujet bien spécifique au risque d'occulter

60PIQUARD Michèle, op. cit. p.179.

62

quelquefois sa curiosité. Cette modalité du classement « par sujet », qui s'observe aussi dans les catalogues d'éditeurs engagés, est aujourd'hui très standardisée puisque présente dans la quasi totalité des catalogues. Après ce constat, nous pouvons nous demander si finalement de tels ouvrages se revendiquant engagés ne répondent pas eux aussi à une logique commerciale, celle de proposer des « livres-passerelles » répondant aux attentes des parents désireux de s'en remettre à la littérature pour aborder avec leur enfants des sujets difficiles ou des problématiques auxquels l'enfant et/ou sa famille sont confrontées.

« Livres-passerelles » comme l'évoquent les éditeurs jeunesse qui se défendent par ailleurs de faire des « livres médicaments ». Valéria Vanguelov, éditrice chez Grasset jeunesse, exprime clairement cette volonté à travers des livres dont:

« le principal est d'aider des enfants en difficulté. (...) l'enfant peut en arriver, à partir du livre, à verbaliser et à dialoguer avec son entourage. Et réciproquement, les parents peuvent se servir d'un album pour aborder un sujet complexe ou traumatisant, et en discuter avec l'enfant. Mais ce n'est en aucun cas un "médicament". »61

Même réaction chez Hatier Jeunesse:

« Pas question de faire des livres "médicament", de livrer des réponses "toutes faites". Le récit et l'illustration sont conçus afin que chaque jeune lecteur puisse trouver des pistes pour mettre en mots son problème et, s'il le veut, en discuter avec les adultes."62

L'important serait de permettre l'instauration d'un dialogue, interne ou externe au livre. En conclusion, le livre doit rester l'allié de l'enfant ainsi que de ses parents qui ne l'oublions pas sont les principaux acheteurs.

Les éditeurs de jeunesse qui proposent des ouvrages engagés sembleraient plus

61[s. n.], La littérature de jeunesse médiatrice?, Hachette: le mag, 2009. [en ligne] < http://www.hachette.com/mag/>

62 id.

63

adresser ces derniers aux parents plutôt qu'aux enfants dont ils ne flattent pas particulièrement les goûts, comme nous l'avons évoqué plus haut. Les éditeurs offrant des ouvrages engagés recourent à cet égard à des prescripteurs qui influeront considérablement l'acte d'achat des adultes.

4.2. LE RECOURS À DES PRESCRIPTEURS

Il convient dans un premier temps de définir le terme de prescripteur. Selon le site e- marketing.fr:

« Le prescripteur est une personne qui exerce une influence sur le choix d'un produit ou d'un service et cela eu égard à sa notoriété, son image, son statut social, sa profession, ses activités et/ou son style de vie qui est à même de recommander une entreprise, une marque, un produit, et d'être reconnue pour la valeur de sa recommandation par un nombre plus ou moins important de consommateurs. »

Par extension, le prescripteur peut également être un organisme, une institution, une marque, etc. Le prescripteur a un fort impact psychologique dans la mesure où il est capable d'influencer l'acte d'achat. Il a figure d'autorité et renvoie en général une image positive dans l'esprit de l'acheteur. Le prescripteur, associé à un produit affiche un même partage de valeurs.

En observant des couvertures d'ouvrage et des catalogues, on voit apparaître bien souvent la présence de prescripteurs. Ces derniers, clairement visibles, puisque apposés fréquemment sur la couverture de l'ouvrage ou en couleurs dans le descriptif de l'ouvrage figurant sur le catalogue, relèvent d'une volonté de l'éditeur d'associer sa démarche et son engagement aux valeurs d'un organisme, d'un mouvement ou d'une association généralement reconnus. À cet égard, les éditions Syros sont un bon exemple de ce que peut-être le recours à des prescripteurs.

64

4.2.1. La coédition

Selon la définition qu'en donne le Centre régional du livre de Bourgogne sur son

site:

« la coédition est le plus souvent l'association d'éditeurs pour un projet de livres

illustrés, afin de partager les frais de création, de fabrication et de diffusion. »

Les risques comme les intérêts financiers sont partagés, les réseaux de diffusion et de distribution sont quant à eux doublés. La coédition peut donc permettre à un éditeur de publier un livre qu'il n'aurait peut-être pas oser faire seul puisqu'elle limite la prise de risques financière et peut même ajouter une plus value à l'ouvrage quand le coéditeur a aussi fonction de prescripteur.

Les éditions Syros ont coédité des titres avec Amnesty International à l'instar de l'album intitulé L'agneau qui ne voulait pas être un mouton63. Cela signifie qu'outre l'engagement financier et le pari éditorial réciproque, Syros et Amnesty International affichent un même partage de valeurs à savoir: respect des droits de l'homme, prévention contre toutes les formes de discrimination, protection des droits humains, etc. Cette coédition affichée informe le lecteur et/ou l'acheteur que le contenu de l'ouvrage est cautionné par ce mouvement international et lui ajoute donc un gage de valeur supplémentaire. Le lecteur ou l'acheteur se sent en quelques sortes lui aussi affilié à ces dites valeurs ce qui contribue par ailleurs à combler son besoin d'estime personnelle pour reprendre l'un des termes employés par Maslow.64

4.2.2. Les partenariats

À la différence de la coédition, les risques et les intérêts financiers ne sont pas mutualisés dans le partenariat. Celui-ci désigne un accord formel entre deux ou plusieurs parties qui ont convenu de travailler en coopération dans la poursuite

63Cf. Annexe E

64Abraham Maslow est un psychologue américain ayant établi une hiérarchisation des besoins (la pyramide de Maslow) du consommateur afin d'essayer de comprendre ce qui motive l'achat. Les premiers besoins à satisfaire sont physiologiques, viennent ensuite les besoins de sécurité, puis d'amour et d'appartenance, ensuite d'estime et enfin d'accomplissement personnel.

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d'objectifs communs. Ce procédé est très fréquent dans les titres engagés car il permet de renforcer l'engagement de l'éditeur en lui apportant une caution extérieure.

Les éditions Syros ont développé de nombreux partenariats avec entre autres: la Cimade65, le MFPF66, Handicap International, Médecins sans frontières, l'UNICEF, etc. On retrouve ces partenaires dans des ouvrages intégrant les collections « J'accuse » ou « Femmes ». Syros s'associe aux valeurs de ces partenaires qui, en retour, reconnaissent leurs valeurs dans les ouvrages ou collections dudit éditeur.

À la question quel est le rôle des partenaires, Sandrine Mini, directrice éditoriale des éditions Syros, répond:

« Amnesty International a été le premier partenaire de titres de la collection. Puis selon les sujets, d'autres associations ont soutenu nos publications : Handicap international, l'Unicef, Médecins sans Frontières, la Ligue des droits de l'homme, SOS homophobie, et plus récemment le GAMS (Groupement pour l'abolition des mutilations sexuelles), le MFPF (Mouvement français du planning familial). Les partenaires représentent des relais importants pour faire connaître ces titres dans leurs réseaux (via leurs actions, sites, catalogues, lettres...) et ils apportent, par leur caution, une légitimité supplémentaire à la collection. Syros, de son côté, a toujours souhaité soutenir les associations militantes qui luttent au quotidien. Nous participons, à notre échelle, à les faire connaître auprès d'un réseau grand public (ouvrages présents dans toutes les librairies, de nombreuses bibliothèques, de nombreux salons du livre...) Le logo du partenaire est apposé en première de couverture et plusieurs pages enfin d'ouvrage lui sont consacrées. »67

Le message est clair, Syros, à travers une entreprise intellectuelle et culturelle, affirme son désir d'oeuvrer dans la même direction que ces partenaires. Il y a ici une mise en commun de leurs efforts en vue de réaliser un objectif commun relié à un problème ou

65La Cimade est une association qui d'après leur site internet a pour but de « manifester une solidarité active avec ceux qui souffrent, qui sont opprimés et exploités et d'assurer leur défense, quelles que soient leur nationalité, leur position politique ou religieuse. »

66Le Mouvement français pour le planning familial

67GENTILE Catherine, Entretien avec GODARD Philippe, Ricochet-Jeune, 2007 [en ligne] < http://www.ricochet-jeunes.org/entretiens/entretien/113-philippe-godard>

66

à un besoin clairement identifié dans lequel, en vertu de leur mission respective, ils ont un intérêt, une responsabilité, une motivation, voire une obligation. Syros affiche donc son engagement éditorial en s'associant visiblement à des associations ou organismes militants.

Si nous avons évoqué Syros longuement c'est parce qu'il s'agit de l'éditeur jeunesse ayant le plus recours à ce type de prescripteurs. Néanmoins, cette tendance s'observe chez d'autres éditeurs à plus ou moins grande échelle comme par exemple les éditions Sarbacane qui ont un partenariat pour des titres traitant de l'immigration, de la solidarité et de la xénophobie avec Amnesty International ou encore Actes Sud junior qui a coédité nombre d'ouvrages de sa collection « À petits pas citoyens de demain » avec l'ADEME68, etc.

Outre ces deux procédés qui découlent de la volonté de l'éditeur et de ses stratégies commerciales, d'autres moyens, plus ou moins, providentiels permettent à ces derniers de voir leurs titres recommandés.

4.2.3. La reconnaissance affichée

Nous observons ainsi en dernier lieu, la présence de prescripteurs qui n'émanent pas de l'initiative de l'éditeur puisqu'il s'agit des prix décernés aux ouvrages ou des listes de références établies par le Ministère de l'éducation nationale.

Les prix peuvent récompenser des oeuvres pour leur qualité littéraire ou graphique (prix des Incorruptibles, prix des jeunes lecteur, prix Tam-Tam, prix Tatoulu, etc.) mais également pour leur engagement à l'image du Prix de la tolérance, du prix de l'UNESCO ou du prix de la citoyenneté. Ces récompenses témoignent de cet engagement qui s'exprime de plus en plus en littérature jeunesse. Elles sont un véritable atout pour l'éditeur puisqu'une instance extérieure à la maison d'édition attire l'attention du lectorat sur la qualité d'un ouvrage.

68Agence de Développement et de la Maîtrise de l'Énergie

67

Les listes de références sont également un très bon moyen pour les ouvrages de se faire connaître. Depuis 2002, date d'entrée de la littérature de jeunesse dans les programmes d'enseignement pour l'école élémentaire, le Ministère de l'éducation nationale dresse une liste des ouvrages dits de références afin que se construise une culture commune susceptible d'être partagée par tous. Parmi les ouvrages recommandés nous retrouvons les classiques de grandes maisons d'éditions mais aussi des titres de maisons moins visibles telles que: Syros, Rue du monde, Thierry Magnier ou encore Être, maison fondée en 1997 par Christian Bruel69. Cette liste de référence est un prescripteur pour les enseignants tout d'abord mais aussi pour les parents qu'elle guide au sein d'une production éditoriale foisonnante. La mention « Sélection Éducation Nationale » figure d'ailleurs sur tous les ouvrages concernés et on constate même quelquefois la présence dans les catalogues d'un index des titres sélectionnés par le Ministère de l'éducation nationale, comme c'est le cas pour les éditions Syros ou Être par exemple. Cette mise en avant des recommandations du Ministère, renforce l'idée que la liste de référence fonctionne comme un véritable prescripteur supplémentaire pour les éditeurs.

Nous voyons donc, à travers ces dispositifs, comment les ouvrages de jeunesse engagés parviennent à se démarquer et à émerger parmi des produits plus marketés et c'est sans compter sur les différents médiateurs du livre.

4.3. LES MÉDIATEURS

Il s'agit dans cette dernière sous-partie d'aborder les différents acteurs de la chaîne du livre susceptibles de supporter ce type de littérature. Nous aborderons ici les différents médiateurs permettant de mettre en contact le lectorat avec ce genre d'ouvrage.

69Christian Bruel est également le fondateur des éditions Le sourire qui mord.

68

4.3.1. Les bibliothécaires

Nous évoquerons tout d'abord le rôle des bibliothécaires dans la mesure où agissant au sein d'un service public, leur influence est grande puisque tout un chacun peut s'y rendre gratuitement afin d' y emprunter un titre parmi une large sélection d'ouvrages.

D'après le code de déontologie du bibliothécaire, adopté lors du conseil national de l'Association des bibliothécaires français:

« Le bibliothécaire est chargé par sa collectivité publique ou privée de répondre aux besoins de la communauté en matière de culture, d'information, deformation et de loisirs. » 70

Le bibliothécaire, gardien des livres et professionnel de l'information se doit donc de mettre à disposition du public toutes sortes d'ouvrages destinés à la jeunesse, aussi bien les livres qu'il est possible de trouver dans les hypermarchés ou les grosses enseignes de type FNAC ou Virgin, que les livres qui ne sont distribués que par les libraires ou encore les ouvrages qui ne sont plus imprimés. La bibliothèque fait ainsi se côtoyer les gros éditeurs que sont Gallimard, Casterman, Bayard, Nathan, etc. et toute la myriade des petites maisons que compte le paysage éditorial jeunesse offrant ainsi un panel d'ouvrages très composite. Le bibliothécaire étant au service de l'usager et l'accès à l'information étant un droit fondamental, le code de déontologie stipule également que le bibliothécaire s'engage à :

« Répondre à chaque demande, ou, à défaut, la réorienter. Assurer les conditions de la liberté intellectuelle par la liberté de lecture. Permettre un accès à l'information respectant la plus grande ouverture possible, etc. »

Le bibliothécaire a pour mission de favoriser la réflexion de chacun par la constitution de collections répondant à des critères d'objectivité, d'impartialité et de pluralité

70BRIAND Gérard, Code de déontologie du bibliothécaire, Association des Bibliothèques Françaises, 2003 [en ligne] : < http://www.abf.asso.fr>

69

d'opinion. Les bibliothèques sont donc un lieu où tous les types d'ouvrages se côtoient. Un lieu où les ouvrages d'éditeurs plus marginaux ont la chance de trouver un lecteur.

4.3.2. Les libraires spécialisées jeunesse

Un autre médiateur important, le libraire. Il n'est pas seulement un commerçant qui vend des livres et parfois des revues. Il joue un rôle fondamental auprès des éditeurs puisque c'est lui qui décide de sélectionner ou non leurs ouvrages pour les conseiller et les défendre ensuite auprès d'une clientèle.

L'Association des Librairies Spécialisées Jeunesse71 est un bon exemple du soutien dont peuvent bénéficier ces éditeurs. Cette association, qui regroupe une cinquantaine de librairies « Sorcières » sur l'hexagone, a pour objectifs de :

« (...) proposer des sélections de livres pertinentes et qualitatives, dans le respect et la connaissance de l'enfant (...) de promouvoir la littérature jeunesse de qualité, d'en faciliter l'accès à un public le plus large possible, de soutenir l'édition de création, d'être par les actions avec les bibliothèques, écoles et associations, un acteur culturel de la vie des quartiers, des villes et des régions. »72

Conformément à cette volonté de se positionner comme un véritable médiateur culturel et à ce désir d'encourager l'audace des éditeurs jeunesse et de les soutenir dans leur création, on trouve dans les rayons de ces librairies des ouvrages édités chez de tout petits éditeurs jeunesse engagés comme par exemple les éditions Talents Hauts qui voient leurs ouvrages dans les rayons des librairies « Sorcières ». La revue Citrouille, éditée par l'ALSJ, destinée aux parents, enseignants, bibliothécaires propose des critiques, des analyses de livres, des interviews d'auteurs et des dossiers de fonds. Elle constitue, elle aussi, un bon outils de médiation pour ces éditeurs dont les livres peinent à trouver leur place ailleurs que dans les bibliothèques municipales, les librairies spécialisées ou les salons du livres destinés à la jeunesse comme celui de

71L'ALSJ a été créée en 1982 et compte une cinquantaine de librairies à l'heure actuelle (dont « Rêv'en pages » à Limoges). Elle a fondé une revue intitulée Citrouille en 1986.

72ALSJ [en ligne] <http://alsj.citrouille.net/>

70

Montreuil, le plus connu, mais aussi celui de Villeurbanne, de Lorient, de Troyes, de Montauban, etc.

Au delà, de ce réseau du livre, une autre sphère permet aux livres faisant preuve d'engagement d'être médiatisés, c'est celle du militantisme.

4.3.3. Le réseau militant

Parmi les libraires indépendants, les militants, les critiques, etc. les éditeurs qui font preuve d'un engagement ont la part belle lors du salon annuel « Plumes rebelles » organisé par Amnesty International à Rennes depuis neuf ans. « Plumes Rebelles » qui entend contribuer « activement à la vie des idées, en faisant le pari de la vigilance et de la réflexion »73 offre une visibilité pour ces petits éditeurs engagés à l'instar de la maison d'édition Oskar Jeunesse, fondée à Paris en 1995 et dont l `éditeur, Bertil Hessel, revendique une démarche « citoyenne et humaniste » à travers « des histoires pour réfléchir et lutter contre les préjugés ».74 Même si commercialement, comme le reconnaît Bertil Hessel, ce type de salons n'a pas grand intérêt pour les éditeurs jeunesse, dans la mesure où le public est essentiellement composé d'adultes, il leur permet néanmoins de se faire connaître des bibliothécaires, enseignants, éducateurs ou critiques présents et quelquefois même d'obtenir un article dans la presse.

Toujours dans le milieu militant, nous pouvons également citer le cas des librairies indépendantes et engagées. Nous prendrons pour exemple une librairie parisienne, Quilombo, qui se définit comme un « lieu de rencontres et d'informations sur les luttes, l'actualité militante et contre-culturelle. » 75

À côté des rayons pour adultes proposant des ouvrages traitant du militarisme, du fascisme, du féminisme, de l'éducation, de l'écologie, etc. chez des éditeurs engagés tels : Agone, La Fabrique, Les éditions Libertaires, etc., cette librairie dispose également d'un rayon jeunesse. La soixantaine d'ouvrages sélectionnés par Caroline Séchan,

73L'édito du site « Plumes Rebelles » [en ligne] <http://www.plumesrebelles.org/>

74MORVAN Agnès, « Plumes rebelles intéresse les éditeurs jeunesse », in Ouest France, 2 fév. 2009. 75Librairie Quilombo [en ligne] <http://www.librairie-quilombo.org/>

71

professeur des écoles et bénévole pour Quilombo, l'ont été au regard de leur originalité entendons par là, de leur aptitude à proposer quelque chose d'innovant capable de surprendre et d'interroger le jeune lecteur par le biais d'une réécriture des personnages archétypaux dont les rôles s'inversent (le loup est craintif, la princesse poursuit le dragon pour sauver son prince, le jeune garçon décide d'élever son papa, les trois petits cochons rêvent de voitures et de fiestas, etc.) ou par le biais d'ouvrages dont les contenus traitent de problématiques sociales subtilement abordées (les préjugés, l'information dans les médias, l'immigration, la différence, etc.). La sélection de ces ouvrages amène le jeune lecteur à reconsidérer ce qu'il pensait connaître ou savoir. Une telle librairie qui fait le choix d'une rotation lente des livres pour laisser le temps au public de les découvrir, qui propose des débats autour des livres et qui se définit comme militante et engagée, est un bon exemple du type de médiateur dont peut bénéficier cette littérature de jeunesse dans la mesure où elle lui est de plus exclusive.

L'édition jeunesse engagée, composée d'une quantité de petites maisons animées par les convictions de leur fondateur, même si elle peine à se faire connaître bénéficie d'un double « réseau-médiateur », celui du militantisme et celui du livre qui représentent tous deux des relais indispensables aux catalogues d'éditeurs plus ou moins connus. De plus, comme nous l'avons vu, les éditeurs développent eux même des stratégies en ayant recours à des prescripteurs par le biais de partenariats, de coédition et c'est sans compter sur le soutien dont ils bénéficient dans le monde culturel ou éducatif puisqu'ils suscitent l'intérêt des salons mais aussi du Ministère. L'engagement dans des thèmes graves, sérieux, difficiles ou dans des productions originales loin d'être censuré, est salué, à une époque où il n'est plus synonyme de subversion mais plutôt gage d'une certaine qualité littéraire et esthétique.

72

CONCLUSION

Depuis son émergence, l'édition jeunesse est guidée par les valeurs de son temps. Le premier véritable livre pour enfant, qui date du milieu du XVIIe siècle, est un livre à caractère didactique.

Jusque dans les années 1960, c'est une vision éducative qui a primé dans l'édition pour la jeunesse. Cette vision-là va se trouver chamboulée dans le sillage des mouvements de contestation de la fin des années soixante. On prend alors en considération la capacité de réflexion, de discernement de l'enfant et on veut lui offrir une vision du monde non édulcorée. La littérature de jeunesse s'affranchit des limites du genre et explore de nouvelles formes d'expressions artistiques, de nouveaux thèmes plus graves, plus sombres collant au plus près de ce que l'enfant voit, entend, vit dans son quotidien et capables de l'interpeller.

Une génération d'éditeurs jeunesse engagés apparaît dans les années 70, qui soulèvent de nombreux débats et de violentes polémiques. L'analyse de quelques-uns de leurs ouvrages nous révèlent alors que cet engagement recouvre des aspects très divers. S'il est revendiqué dans toutes les politiques éditoriales de ces maisons, il s'exprime néanmoins à différents degrés.

Les éditions Des femmes par exemple ne font preuve d'un engagement que thématique au détriment de la qualité littéraire et esthétique de l'ouvrage. L'importance et l'urgence du message amène ainsi l'éditeur à faire quelquefois l'impasse sur l'illustration et la qualité stylistique. L'engagement n'est donc assurément pas une valeur en soi, même s'il est souvent revendiqué par les éditeurs comme étant le gage de qualité dans la mesure où il ne cède pas à la facilité faisant le pari de l'intelligence du lecteur.

73

L'engagement est à cet égard souvent multiple: esthétique, littéraire, thématique, il amène de surcroît le lecteur à s'engagé lui-même. Cet engagement offert au lecteur, qui peut le choisir ou l'ignorer, est peut-être l'une des raisons pour laquelle la littérature de jeunesse engagée ne tombe pas sur le coup de la loi. En effet, il semblerait que s'il est possible d'aborder tous les sujets avec l'enfant, il y ai des manières pour le faire. La limite se situerait en ce sens du côté du dogmatisme et de la désespérance.

De fait, ces écrits engagés qui proposent des thèmes très sombres, des sujets d'actualité, des illustrations innovantes véritable oeuvres d'artistes, tendent à rétrécir les frontières entre la littérature de jeunesse et la littérature adulte et posent alors la question du double destinataire, l'enfant et le parent.

L'édition est guidée par les valeurs de son temps. À une époque où les notions de responsabilité et prise de conscience sont souvent citées, où l'activisme et l'engagement sont partout, cette tendance, désormais, très généralisée, à proposer des ouvrages de jeunesse engagés sur des sujets difficiles semble correspondre à un changement des mentalités qui s'est traduit par l'augmentation considérable des documents d'actualités, +124% entre 1990 et 2005.76

La littérature de jeunesse engagée loin d'être le seul fait de quelques éditeurs, comme c'était le cas dans les années 70, se retrouve ainsi dans la quasi totalité des catalogues, la seule variante est la proportion que ces ouvrages occupent dans la production éditoriale de la maison. Si l'engagement est une prise de risques comme nous l'avons évoqué, à l'heure où les ouvrages engagés sont salués par les bibliothèques, libraires, par le Ministère, etc., peut-on encore parler d'engagement en littérature jeunesse ? Ce terme est-il encore approprié? L'engagement est-il forcément subversif?

76BARLUET Sophie, « Rapport du Livre 2010 : Pour que vive la politique du livre », 2007

[en ligne] < http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/074000434/0000.pdf/>

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CORPUS DES ALBUMS

BRUEL Christian, BOZELLEC Anne et GALLAND Anne, Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon, Paris : Le Sourire qui mord, 1976 (À propos d'enfance)

CULLUM Albert, Le géranium sur la fenêtre vient de mourir mais toi, maîtresse, tu ne t'en es pas aperçue, Paris : Harlin Quist, 1971

JEAN Didier et ZAD, L'agneau qui ne voulait pas être un mouton, Paris : Syros, 2003 (Albums)

TURIN Adela et GILES Sophie, Les cinq femmes de Barbargent, Arles: Actes Sud junior, 2000 (Les grands livres) [édition originale parue en 1976 chez Dalla Parte Delle Bambine, Milan]

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ANNEXES

ANNEXE A : Analyse de logos

ANNEXE B : Couverture de l'ouvrage d'Albert CULLUM, Le géranium sur la fenêtre vient de mourir mais toi, maîtresse, tu ne t'en es pas aperçue, Paris : Harlin Quist, 1971

ANNEXE C : Couverture de l'ouvrage de Nella BOSNIA, Francesca CANTARELLI et Adela TURIN, Les cinq femmes de Barbargent, Paris : Des femmes, 1976 (Du côté des petites filles)

ANNEXE D : Couverture de l'ouvrage de Christian BRUEL, Anne BOVELLEC et Anne

GALLAND, Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon, Paris : Le Sourire qui mord, 1976 (À propos d'Enfance)

ANNEXE E : Couverture de l'ouvrage de Didier JEAN et ZAD, L'agneau qui ne voulait pas être un mouton, Paris : Syros, 2003 (Albums)

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ANNEXE A

Figure 1Logo des éditions Le Sourire qui mort fondées en 1972

Ce logo illustre parfaitement l'engagement, rejoignant d'ailleurs le logo des éditions Des femmes par l'emploi d'un même symbole : le poing levé, représentant par excellence la lutte. Ce poing levé contient un visage d'enfant terminé par une abondante chevelure frisée aux allures nuageuses, conférant à l'ensemble l'aspect général d'un arbre. L'enfance apparaît complexe et dualiste, à la fois enracinée, probablement dans le réel et rêveuse, tel que le suggère la chevelure diffuse de l'enfant.

On distingue sur ce logo deux unités typographiques. La première fait mention du nom de la maison d'édition et la seconde du type d'ouvrages proposés par cette dernière. Il ne s'agit pas de livres pour l'enfance mais de «livres à propos d'enfances» ce qui est bien différent comme projet. En premier lieu parce que l'auteur revendique ici le fait qu'il n'y a pas une littérature spécifique destinée à l'enfance, en second lieu parce qu'il évoque les enfances et non l'enfance ce qui souligne la complexité de ce terme et l'indétermination qui lui y est corolaire.

Enfin, la notion de plaisir est présente au travers du sourire espiègle de l'enfant. L'appellation « Le Sourire qui mord » renvoie quant à elle au concept fondamental pour la maison d'édition. Elle fait référence à la volonté des éditeurs de dénoncer la mièvrerie ambiante de la littérature pour enfants alors en vigueur, au profit de livres dynamisant les rapports avec l'enfant et n'hésitant pas à aborder les sujets les plus subversifs. Elle transmet également une certaine idée de l'enfance qui, selon Christian Bruel, « n'est pas rose; et derrière le sourire, se cachent [souvent] les dents... »77. Il s'agit de rendre accessible à tous la véritable nature des enfants, mêlant défauts et qualités, tout en facilitant dans le même temps l'acquisition par ceux-ci d'un certain plaisir dans la lecture.

77 4Véronique Chabrol, « Petits éditeurs deviendront grands », Enfants Magazine, no 154, juin 1989.

81

Figure 2Logo des éditions Des femmes pour la collection "Du côté des petites filles"

Ce logo est lui aussi très explicite. Il est celui utilisé par tous les mouvements de libération des femmes, soit tous les mouvements féministes du monde. Ce logo représente le signe biologique de la femme avec un poing dressé à l'intérieur. Le poing levé est synonyme de combat et de lutte. Le fait que ce poing crispé et serré, duquel se dégage un certain déterminisme, soit inséré dans le symbole féminin permet au lecteur d'assimiler l'idée de lutte à la sphère féminine. Un poing révolutionnaire dans un symbole féminin, le message est univoque, il s'agit de la lutte féminine.

Nous pouvons ensuite supposer que cette lutte féminine s'engage ici pour soutenir les petites filles puisque la fillette représentée sur ce logo enlace et se tient au logo des éditions Des femmes78 . Nous pouvons émettre par ailleurs que si cette petite fille est représentée nue, c'est pour en souligner la vulnérabilité et l'innocence mais aussi pour en faire un symbole représentatif de toutes les fillettes du monde.

En effet, on peut noter ici la volonté d'internationaliser l'engagement du groupe. Les symboles « lutte » et « féminin » sont tout d'abord des symboles universel et l'unité typographique « du côté des petites filles, des femmes éditent » montre de plus par son absence de majuscule la volonté de se référer à l'ensemble des femmes.

78 Les éditions Des femmes ont, depuis leur création en 1972, adopté ce logo:

 

82

Figure 3Logo des éditions Syros

Le logo de cette maison d'édition est un hippocampe. Le choix de cet animal atypique n'est pas anodin. Considéré comme l'une des créatures les plus fascinantes de tout le règne animal il est également appelé cheval marin. L'hippocampe a toujours la tête droite, ce qui lui donne une allure sérieuse, digne et intelligente. Ressemblant étrangement au cavalier d'un jeu d'échec, il a également l'aptitude à mouvoir chaque oeil indépendamment. Un oeil peut regarder devant, tandis que l'autre tourne pour regarder derrière. Enfin, bousculant la répartition des rôles et des tâches, l'hippocampe à l'étrange particularité que ce sont les mâles qui donnent naissance aux petits.

Le choix de cet animal pour représenter l'identité visuelle des éditions Syros est signifiant. De même que l'hippocampe regarde à la fois devant et derrière, les éditions Syros porte un regard vaste sur le monde. Comme cet animal hors normes, les éditions Syros bousculent les codes et remettent en cause nombre des préjugés à l'image de cet animal qui prend en charge la naissance des petits.

Le nom de cette maison, Syros, est lui aussi lourd de sens. Tout d'abord, parce qu'il s`agit d'une île grecque et l'on sait que la Grèce est le symbole de la démocratie. Ensuite parce que l'histoire de cette l'île n'est pas banale... Habitée depuis l'Âge de Bronze (-1800/-700), Syros connut de nombreuses dominations et invasions (phéniciens, perses, romains, vénitiens, ottomans, russes...), alternant périodes prospères et désastreuses jusqu'au XVIIIe siècle. Pendant la Révolution Grecque de 1821, l'île participa à l'indépendance en devenant un refuge pour tous les grecs qui étaient persécutés par les turcs, pour ceux qui s'étaient révoltés contre leurs oppresseurs et pour ceux qui avaient échappé aux massacres et avaient quitté leurs terres. Tous ces émigrés construisirent en quelques années la capitale de l'île, Ermoupolis, qui vit son économie et sa culture fleurir rapidement du XIXe siècle au XXe siècle.

Cette île est donc associé aux idées de résistance et de solidarité ce qui colle au plus près des valeurs des éditions Syros comme en témoignent quantité de leurs titres.

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ANNEXE B

Figure 4Albert CULLUM, Le géranium sur la fenêtre vient de mourir mais toi, maîtresse, tu ne t'en es pas aperçue, Paris: Harlin Quist, 1971.

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ANNEXE C

Figure 5Nella BOSNIA, Francesca CANTARELLI et Adela TURIN, Les cinq femmes de Barbargent, Paris: Des femmes, 1976 (Du côté des petites filles)

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ANNEXE D

Figure 6Christian BRUEL, Anne BOVELLEC et Anne GALLAND, Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon, Paris : Le Sourire qui mord, 1976 (À propos d'Enfance)

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ANNEXE E

Figure 7Didier JEAN et ZAD, L'agneau qui ne voulait pas être un mouton, Paris: Syros, 2003 (Albums)






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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire