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Boccace et son ombre : du préhumanisme à la désillusion

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par Guillaume SELLI
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme de l'IEP d'Aix-en-Provence 2006
  

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UNIVERSITE PAUL CEZANNE - AIX-MARSEILLE III

INSTITUT D'ETUDES POLITIQUES

MEMOIRE

pour l'obtention du Diplôme

BOCCACE ET SON OMBRE

Du préhumanisme à la désillusion

M. Guillaume SELLI

Mémoire réalisé sous la direction de
M. Jean-Claude Ricci

L'IEP n'entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans ce mémoire. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

Mots-clés : humanisme, féminisme, libertinage, amour, foi, misogynie, bourgeoisie, érudition, libre arbitre...

Résumé : Voué à une gloire éternelle grâce à son Décaméron, chantre d'un amour aussi bien courtois que charnel, grand ami des femmes, témoin enjoué des évolutions profondes de son temps, dernier maillon après Dante et Pétrarque du triumvirat poétique ayant donné à la langue italienne ses lettres de noblesse, Boccace apparaît de prime abord comme un partisan du progrès, un phare annonçant la lumière de l'Humanisme et de la Renaissance. Cependant derrière cette façade en trompe-l'oeil, à l'ombre du Décaméron, c'est un Boccace austère, misogyne, rempli de doutes et sans illusions qui surgit.

Ce mémoire a donc pour objet d'étudier Boccace dans toutes ses contradictions, de l'homme moderne regardant devant lui au retour en arrière de quelqu'un qui ne s'est pas totalement détaché du Moyen Age.

SOMMAIREe

I Le Boccace du Décaméron, humaniste et progressiste avant l'heure

1) Boccace féministe ?

a) Un poète chantre de l'amour

b) Un regard pertinent sur la condition féminine

c) Un Décaméron peuplé de femmes dominatrices et charismatiques

2) Un écrivain qui sent le souffre

a) Satire religieuse

b) Epicurisme et libertinage

c) Le Décaméron, oeuvre sans préjugés et sans morale

3) Un peintre des mutations de son temps,

marchant droit vers la Renaissance

a) Une curiosité intellectuelle considérable

b) Progressisme social du Décaméron

c) Boccace, témoin de l'émergence de la bourgeoisie marchande capitaliste

II Boccace réactionnaire : un reniement de soi

1) Boccace misogyne ?

a) Le Corbaccio, vilain petit canard de l'oeuvre de Boccace

b) La misogynie sous-jacente du Décaméron

c) Une misogynie à relativiser

2) Un homme désabusé par l'amour

a) La condamnation de l'amour charnel

b) La convertio amoris

c) Un revirement commun aux Trois Couronnes

3) Un homme en crise

a) Crise de l'homme et du poète

b) Crise spirituelle

c) Une fin de vie amère et austère

III Boccace, personnage baroque à la croisée des chemins

1) Un contexte historique ambivalent

a) Crises politiques et guerres picrocholines

b) Crises économiques et crise religieuse

c) La Toscane au temps de Dante et Giotto : une Révolution artistique en marche

2) Un homme empreint de contradictions...

a) Humilité excessive et vanité inavouée

b) Libre-arbitre contre dictature de la Fortune

c) Boccace, aristocrate et bourgeois

3) ... Qui s'accroche à ses dernières certitudes

a) Amour permanent des lettres et de la poésie

b) Passion pour l'Antiquité

c) Souci de popularisation de la culture

INTRODUCTION

Boccace, le plus singulier des Trois Couronnes

Avec Dante et Pétrarque, Boccace est considéré comme un fondateur de la plus illustre tradition littéraire italienne, comme un précurseur de la culture humaniste qui influencera toute la Renaissance européenne. Mais à la différence des deux autres, qui exprimèrent tout leur talent dans la poésie et exaltèrent tout ce qu'il y a de sublime et d'éternel, Boccace apparaît nettement comme le plus prosaïque des «Trois Couronnes1», au sens propre comme au figuré. Dans son oeuvre phare, le Décaméron, écrit en prose vulgaire2 avant tout pour distraire les dames qui ne lisent point le latin, défile devant nos yeux une humanité difforme et variée : grands aristocrates, marchands, débauchés et escrocs notoires, femmes vertueuses et leur contraire, artistes, artisans, hommes d'esprit, stupides, libéraux, butés, Italiens, Français, Arabes, chrétiens, juifs musulmans, Anciens, Modernes... C'est ce qui a poussé de nombreux critiques à dire que le Décaméron est une Comédie humaine avant l'heure, à l'opposé de la Comédie de Dante, que d'aucuns ont rapidement qualifiée de «divine.» La fresque de l'Ecole d'Athènes (1511) de Raphaël dans la Chambre de la Signature, située dans l'ancien appartement du pape Jules II au Vatican, représente Platon l'index pointé vers le ciel et le Monde des Idées, et Aristote le bras tendu vers le sol, vers la matière : cette symbolique conviendrait également à Dante l'aristocrate dans le rôle de Platon et à Boccace le bourgeois dans celui d'Aristote...

Le personnage de Boccace est ainsi extrêmement singulier dans la mesure où, fervent admirateur de Dante et grand ami de Pétrarque, il conserve cependant une originalité qui lui est propre et peut même parfois aller jusqu'à

1 Expression courante pour désigner le trio fondateur de la langue et littérature italiennes : Dante Alighieri, Francesco Petrarca («Pétrarque») et Giovanni Boccaccio («Boccace»)

2 Lorsqu'on parlera dans notre étude de «langue vulgaire» il ne s'agira en général d'autre langue que de l'italien. Cependant l'italien est encore à l'époque un dialecte parmi d'autres, l'Italie n'étant pas absolument unifiée linguistiquement, et encore moins politiquement : parler de langue italienne serait donc plus ou moins anachronique. Il va de soi que l'adjectif «vulgaire» dans le sens ici entendu n'a aucune connotation péjorative, le «vulgaire» étant simplement la langue courante, parlée par le commun des mortels.

s'opposer à ses deux maîtres. Il apparaît ainsi comme le plus moderne des trois, au vu de la sexualité souvent débridée qui le caractérise, de la mixité sociale, de la critique de l'Eglise et de là du caractère laïque, voire athée de la majorité de son oeuvre...

Le Décaméron et le Boccace de la Lumière

Le Décaméron, malgré le fléau qui sévit au début de l'oeuvre1, est empreint de joie, de gaieté, dans une atmosphère qui n'est parfois pas sans évoquer au lecteur français la gouaillerie d'un Rabelais ou d'un Scarron. Les festins et banquets se succèdent à une cadence infernale, de même que les plaisirs de l'amour : les personnages de Boccace croquent la vie à pleine dent, comme leur créateur l'a fait lui-même, notamment à Naples où il a passé sa jeunesse, pris entre aventures galantes et les mondanités de la Cour. Adepte du Carpe diem d'Horace et d'une philosophie épicurienne quelque peu dévoyée par sa traversée du temps et de l'espace, le jeune Boccace a longtemps fait honneur aux plaisirs de l'existence en profitant de l'instant présent, ne se souciant guère de faire carrière ou de trouver une situation lucrative.

Clamant à plusieurs reprises dans son oeuvre son amour pour les femmes2, Boccace peut sembler proche du féminisme par de nombreux aspects. La situation des femmes susceptibles de le lire, souvent recluses chez elles par leurs maris et ignorantes car n'ayant pu faire des études comme les hommes, est décrite sur un ton de dénonciation dans le Prologue du Décaméron. Mais cela n'empêche pas souvent l'ensemble du beau sexe de dominer son monde, à commencer par les maris : le fort caractère des épouses contraste souvent avec des maris lâches, stupides, bornés. Les femmes du Décaméron ont le beau rôle, elles sont dominatrices et savent comment s'y prendre pour s'émanciper. Les maris cocus sont pléthore, le comble étant que bien souvent ils passent l'éponge, soit qu'ils admettent que l'adultère était justifié et qu'ils n'ont que ce qu'ils méritent, soit qu'eux-mêmes en aient fait autant. A côté de ces femmes hautes en couleur se gaussant de leurs maris, Boccace a fait également dans son oeuvre la part belle à des dames à la vertu et

1 Il s'agit de la peste noire qui a sévi à Florence en 1347-48 avant de se propager dans l'Europe entière. Le Décaméron a été composé entre 1348 et 1353.

2Notamment dans l'Introduction à la Quatrième Journée du Décaméron : «j'ai eu pour vous, dès l'enfance, le plus tendre penchant» (trad. Catherine Guimbard, s.d. Christian Bec)

la dignité exemplaires, que ce soit des personnages fictifs du Décaméron ou les femmes réelles du De claris mulieribus1.

Dans une moindre mesure que le rapport homme/femme, le rapport maître/valet demeure toutefois un champ d'expression de la modernité non négligeable chez Boccace, notamment dans la très célèbre nouvelle du Décaméron mettant en scène le cuisinier Chichibio2, qui ment effrontément à son maître mais obtient son salut grâce à un trait d'esprit final fort goûté par le seigneur qui fait en l'occasion preuve de libéralité. On assiste à des scènes que Molière ne renierait point, notamment dans la septième nouvelle de la septième journée, où le valet rosse le maître juste après avoir couché avec l'épouse de ce dernier. Sans aller jusqu'à comparer avec Figaro, on peut tout de même estimer que l'autorité des maîtres peut être mise à mal et pas seulement en cas de mauvais maître. Boccace ne se prive pas également de tirades opposant la noblesse de sang et la noblesse de coeur, seule vraie noblesse à ses yeux, que ce soit dans certaines nouvelles du Décaméron ou encore dans le Corbaccio. Les origines bourgeoises de Boccace se sentent dans la mesure où sa verve n'est jamais aussi haute en couleurs que lorsqu'il peint le monde capitaliste naissant, des marchands et des banquiers

Mais le Décaméron, monument de la littérature mondiale, a trop souvent occulté le Boccace savant, le Boccace écrivant en latin des traités historiques ou mythologiques. La contribution de Boccace à la découverte de l'Antiquité est considérable : il fait ouvrir à Florence en 1360 la première chaire d'enseignement où on ait lu Homère et enseigné le grec, il est le premier à lire dans le texte les épopées du poète aveugle, conduit leur première traduction en latin et compile tout son savoir mythologique dans De la généalogie des dieux, oeuvre qui fera référence pendant des siècles auprès des érudits. Mais acheter des manuscrits coûte cher, Boccace se ruine en travaux d'érudition et Pétrarque devra même le secourir financièrement. Cependant, c'est précisément le rapport de Boccace à l'Antiquité qui nourrit plusieurs de ses contradictions : il a certes contribué à donner à la langue vulgaire ses lettres de noblesses en la couronnant du magnifique ouvrage en prose qu'est le Décaméron (après que Dante et Pétrarque eurent fait de même pour les vers),

1 En français Des dames de renoms, compilation de biographies de femmes illustres, d'Eve jusqu'à la reine Jeanne.

2 Décaméron, VI, 4.

mais de même que ses illustres prédécesseurs Boccace tenait ses oeuvres en vulgaire pour négligeables par rapport à ses traités d'érudition en latin. La fascination pour l'Antiquité élargit certes le champ de connaissances des artistes, peut les affranchir de la morale chrétienne traditionnelle et d'une certaine étroitesse médiévale, mais peut également devenir une nouvelle religion et faire des poètes contemporains des esclaves de Virgile et d'Horace. Le latin pour les Trois Couronnes reste fondamentalement la langue noble par excellences car parlée depuis l'Antiquité, ce qui fait que leur rôle dans la popularisation de la langue vulgaire reste ambigu : si Boccace dans sa jeunesse n'écrit qu'en vulgaire c'est notamment parce qu'à l'époque il ne maîtrisait pas encore suffisamment le latin, en revanche durant les quinze dernières années de sa vie environ il n'écrit presque plus en vulgaire.

De l'autre côté du miroir

C'est justement à partir de cette considération que le portrait idyllique, l'image d'Epinal de Boccace s'effondre en partie : Boccace n'est pas que le sympathique auteur du Décaméron, il est aussi celui du Corbaccio1, qui se présente comme une violente satire contre les femmes mais qui en réalité va bien au-delà. Le Corbaccio de Boccace, sa dernière oeuvre de fiction écrite en vulgaire quelques années après le Décaméron alors que Boccace ne mourrait que plus de dix ans plus tard, constitue en réalité l'antithèse de l'ensemble de son l'oeuvre produite jusqu'alors. La femme est explicitement jugée inférieure à l'homme qui doit la commander, et même la meilleure des femmes ne saurait égaler le plus mauvais des hommes, tellement son ignorance et son statut «d'animal imparfait» sont notoires. Mais cela ne l'empêche pas de lui rendre la vie impossible, de le tenter en sollicitant ses plus bas instincts par des artifices trompeurs.

Mais Boccace va plus loin en estimant dans le Corbaccio que finalement le plus coupable dans l'affaire n'est pas tellement la femme mais l'homme qui se laisse piéger, qui n'a pas su dominer ses passions et s'est livré à l'appel des sens telle une bête sauvage. C'est ainsi que le Corbaccio contient en filigrane une condamnation de tous les idéaux et idées de Boccace clamés dans les

1 Littéralement «Le mauvais corbeau»

oeuvres précédentes. Boccace renonce au carpe diem et se montre dorénavant obsédé par la question du salut, ce qui implique une condamnation des mouvements épicuriens ou averroistes pour lesquels Boccace avait pourtant toujours éprouvé une sympathie certaine. Devenu d'une bigoterie profonde, il se met à prôner la vertu et l'austérité, s'étant lui-même reclus dans son village natal de Certaldo, cultivant son jardin1 loin des mondanités de Florence.

Cet ensemble de considération aboutit même à une relative condamnation de la littérature, qui peut tromper les hommes et leur enflammer les sens, facilitant ainsi leur déchéance. Autant dire que dans le Corbaccio amour sensuel et création artistique ne semblent guère conciliables, tandis que les oeuvres précédentes de Boccace avaient été guidées par des amours pouvant être de nature toute autre que de celles de Dante et de sa muse Béatrice, absolument platoniques et spirituelles. Sans doute causé par une déception amoureuse de Boccace, le Corbaccio ne mérite pourtant absolument pas d'être réduit à une explosion de rage spontanée et sans suite, mais bien au contraire se fait le reflet de mutations profondes chez notre écrivain, qui se feront également ressentir dans d'autres oeuvres : ainsi dans sa Vie de Dante, Boccace condamne explicitement le mariage des poètes et artistes, l'intrusion d'une femme étant peu propice au génie créatif et pouvant éloigner le poète des hautes sphères de l'esprit pour le ramener à des activités bien plus terrestres et matérielles, la femme de Dante constituant pour lui un exemple édifiant.

Enfin, alors que Boccace avait à maintes reprises éprouvé le souci d'éduquer le grand public autant que de le distraire, de vulgariser la culture pour le commun des mortels notamment par l'usage du vulgaire, le Corbaccio marque un changement de cap : Boccace se fait plutôt le chantre d'une aristocratie du savoir, se réunissant en cercle restreint et se moquant de l'ignorance de la gent commune. Sa prédilection finale pour les oeuvres savantes en latin au détriment du vulgaire peut participer du même processus. D'ailleurs si Boccace est bourgeois, il a en réalité toujours méprisé cette catégorie sociale, toujours à la recherche du profit. Au contraire, ayant passé les meilleures années de sa vie à Naples la monarchique, il a toujours préféré les aristocrates ayant de l'argent mais n'y pensant pas aux bourgeois sans

1 Certaldo était d'ailleurs réputé pour ses oignons, jugés comme les meilleurs de Toscane. (rapporté par Pierre Poirier, in Boccace moraliste de la chair).

cesse en quête de nouveaux subsides et n'ayant pas d'autres centres d'intérêts que le gain. En outre son retour dans une Florence républicaine en proie à des agitations majeures, en guerre incessante qui entraînera la chute du régime et l'instauration d'une période sanglante de tyrannie, n'a sans doute pas fait de Boccace un démocrate...

Doutes et amertumes

Comment alors résoudre ce casse-tête, cette dichotomie pour le moins déconcertante ? Faut-il accorder plus d'importance au Boccace de la Lumière ou à celui de l'Ombre ? Des propos tenus il apparaît ressortir qu'en plus d'être un précurseur de la Renaissance, Boccace annonce aussi l'âge baroque, en brouillant les pistes, en collectionnant les masques, en prenant sans cesse ses lecteurs à contre-pied. En fait il n'y a pas que le lecteur qui est pris de doutes au sujet de l'écrivain, il y a d'abord Boccace lui-même : les reniements de soi, retours en arrière et contradictions qui émaillent son oeuvre sont avant tout le fruit de ses propres déchirements intérieurs. Boccace a connu une crise morale peu après l'achèvement du Décaméron, il a brûlé certaines de ses oeuvres les estimant soit mauvaises soit impies, il a douté de son talent d'écrivain, la vieillesse arrivant il a perdu son pouvoir de séduction auprès des femmes, ses tentatives de retour à Naples où il avait passé une jeunesse heureuse se sont avérées extrêmement décevantes et ont causé des ruptures avec des anciens amis. Boccace est amer de constater la vanité et la superficialité de son existence passée : il sent déjà la mort approcher alors qu'il n'a environ que cinquante ans tandis qu'il tient beaucoup trop à la vie. Il sait qu'à la différence de Pétrarque il ne pourra jamais changer complètement, que son rapprochement de la religion reste superficiel et que fondamentalement s'il avait encore les moyens physiques de vivre la vie la vie qu'il menait autrefois, il le ferait. Le Corbaccio montre bien que Boccace est encore esclave des sens et il sait qu'au fond de lui il le sera toujours, c'est pour cette raison qu'il est entré dans ce que nous appellerions aujourd'hui une «dépression nerveuse».

Cette étude n'aura certainement pas pour but de louer ou de blâmer tel ou tel aspect de Boccace, mais au contraire d'apprécier la diversité de son oeuvre tout en tentant de lui trouver une ou des idées directrices, sachant que

ses contradictions ainsi que celles du personnages les rendent à la fois d'autant plus riches et d'autant plus complexes. Cependant avant de rentrer pleinement dans le sujet, des précisions historiques et biographiques s'imposent...

Contexte historique : Florence à la fin du Moyen Age

Florence avant et pendant Boccace, vit une période agitée, fort contrastée : les crises politiques, économiques et religieuses se succèdent, qu'elles touchent seulement Florence ou toute l'Italie, voire l'Europe entière. Cependant un prodigieux développement culturel et artistique voit le jour tandis que les crises ne parviennent à arrêter durablement ni le progrès économique de la ville ni l'affirmation progressive de son hégémonie sur la Toscane.

Crise politique et militaire

Les Guelfes1 ont assuré leur hégémonie à Florence depuis 1268 sur les Gibelins2. Mais à la fin du XIIIème siècle de nouvelles luttes politiques internes entre Guelfes Blancs3 et Guelfes Noirs4, qui provoqueront des désordres économiques.

Les Blancs réunissent une certaine partie de l'aristocratie (dont Dante) et de la bourgeoisie, mais avant tout le peuple artisan, appelé popolo minuto5. Ils revendiquent l'autonomie du pouvoir politique florentin sur le pouvoir papal. Les Noirs réunissent le parti antidémocratique du popolo grasso, la majorité des grandes familles nobles et sont soutenus par le Pape Boniface VIII qui désire imposer son hégémonie sur l'ensemble de la Toscane. Ce seront finalement les Noirs qui l'emporteront, envoyant en exil bon nombre de leurs adversaires, notamment l'illustre poète.

1 Les Guelfes, partisans de l'autorité du Pape face à l'Empereur tirent leur nom des Guelf, ducs de Bavière qui s'opposaient au successeur impérial de Charlemagne.

2 Les Gibelins, partisans de l'Empereur, tirent leur nom de Waiblingen, le château des Empereurs en ce temps-là.

3 Les Blancs se sont appelés ainsi par opposition aux Noirs.

4 Les Noirs tirent leur nom de la famille Neri. Il sont composés de la majorité des grandes familles et des antidémocrates.

5 Le «menu peuple».

Florence est en outre en guerre quasi continue avec Pise pendant la première partie du XIVème siècle, ainsi qu'avec Milan à partir de 1353. Le royaume de Naples, traditionnel allié de Florence, ne peut plus massivement intervenir, secoué par de graves luttes de successions.

Crise économique

Elle découle en grande partie des luttes politiques précitées, qui ont provoqué plusieurs faillites financières. Les compagnies des Blancs sont ruinées et démantelées, celles des Noirs sont également en piètre état après les efforts financiers fournis.

Dans les années 1340, encore d'autres banques tombent à cause de l'incapacité de leur débiteur, le roi d'Angleterre Edouard III, à rembourser les prêts, du fait de la guerre contre la France. Fait notamment faillite la compagnie des Bardi, au service de laquelle était Boccaccio di Chellino, père de l'écrivain. Les compagnies financières devront attendre les années 1360 pour retrouver une certaine prospérité financière.

Le fléau majeur qu'a connu Florence à cette époque reste la peste noire de 1348 qui tua environ cinquante mille personnes, soit la moitié de la population. Trois famines éclatent en 1353, 1369 et 1375. La vie sociale à Florence est ainsi pour le moins agitée : en 1378 les travailleurs de la laine se révoltent et protestent contre leurs conditions de travail, aggravées par les dernières crises...

Crise morale et spirituelle

Si la lutte d'influence contre l'Empereur semble au XIIIème siècle s'être achevée avec succès, l'Eglise connaît cependant au XIVème siècle une crise des plus importantes. La France de Philippe le Bel, précurseur de l'absolutisme du XVIIème siècle, veut contrôler la papauté : Clément V transfère le siège pontifical en Avignon en 1305. Le Pape apparaît comme un fantoche aux ordres du roi de France.

S'opposent alors partisans d'un retour à Rome (souvent Italiens) et partisans du maintien en Avignon (souvent Français), au point qu'il y aura

deux papes de 1378 à 1417, l'un en Avignon et l'autre à Rome : c'est le Grand Schisme d'Occident.

En outre, malgré la création de nouveaux ordres religieux plus rigoureux comme les Franciscains au XIIIème siècle, une certaine décadence morale sévit à l'intérieur de l'Eglise. Les ecclésiastiques sont luxurieux, avides de pouvoir et d'argent, étant pour la plupart entrés en religion par intérêt, sans avoir la foi. Boccace ne se privera pas d'ailleurs d'évoquer le sujet.

Le pouvoir ecclésiastique est souvent tenu par de grandes familles aristocratiques comme les Colonna ou les Caetani (dont est issu notamment Boniface VIII, qui aurait d'ailleurs reçu un soufflet de la part de Sciarra Colonna lors de l'attentat d'Agnani), qui se livrent également à des luttes sans merci.

Affirmation de la puissance de Florence

Sur le plan économique, Pise et Sienne sont en réalité encore plus durement touchées par les crises que Florence. La valeur du florin d'or est universellement reconnue et l'organisation productive demeure efficace.

Florence connaît une série de grands travaux qui vont considérablement enrichir son patrimoine artistique et culturel : la construction de l'Eglise Santa Maria Novella démarre en 1278, les grandes familles désirent toutes avoir leurs palais. Giotto amorce une révolution picturale en rompant avec le style byzantin figé et en rendant les personnages beaucoup plus expressifs. Enfin dans les lettres nous assistons à l'affirmation de la langue vulgaire comme rivale du latin grâce à l'oeuvre de Dante, puis de Pétrarque et Boccace lui- même. A la fin de la vie de Boccace, Dante est déjà considéré comme le plus grand poète. On peut dire que l'oeuvre de Boccace exprimera tous ces doutes, ces crises mais aussi ce prodigieux développement économique et culturel.

Vie de Boccace

Les premières années et le séjour à Naples

Boccace lui-même a pris plaisir à nous donner dans ses oeuvres de fausses indications sur sa vie. C'est ainsi qu'il insinue dans le Ninfale d'Ameto1, à travers le récit de la nymphe Hybrida, être né à Paris, ce que récusent aujourd'hui la plupart des commentateurs, qui hésitent entre Florence et Certaldo (un village toscan haut perché, d'où était originaire son père). Ayant vu le jour sans doute en 1313, Giovanni Boccaccio est le fils batard de Boccaccio di Chellino (ou Boccaccino), négociant de la compagnie des Bardi. Cette compagnie était particulièrement puissante à Naples où elle administrait les bien du royaume. Boccaccio di Chellino est envoyé à Naples en 1327 comme représentant des Bardi et conseiller du roi. Ainsi le jeune Giovanni fréquente deux mondes différents : celui de la bourgeoisie d'affaires (qui le répugne) et celui de la Cour où il rencontre de jeunes nobles napolitains ainsi que français, Naples étant possession des Anjou, descendants du frère de Saint Louis, Charles d'Anjou. Boccace se lie notamment avec le Florentin Niccolo Acciaiuoli, fort bien en Cour et dont le rôle politique à Naples sera majeur dans les années à suivre (c'est en fait lui qui gouvernera Naples de manière officieuse1). C'est à Naples que Boccace découvre sa passion pour les lettres. Son père avait d'abord voulu lui faire faire du commerce, puis des études de droit canon mais son fils n'y montre aucune assiduité. Il se lie avec des érudits comme Dionigi da Borgo San Sepolcro ou Paolo de Pérouse (conservateur de la Bibliothèque du Roi), qui lui feront découvrir les grands textes de la littérature latine et les premières oeuvres du déjà connu Francesco Petrarca. La lecture de la Divine Comédie de Dante (mort à Ravenne en 1321) est pour lui une révélation : Boccace considérera toute sa vie Dante et Pétrarque, qui a déjà à l'époque une certaine réputation, comme des maîtres. Cette expérience napolitaine lui donne la préoccupation constante de l'érudition et du raffinement stylistique, de même qu'elle est le cadre de ses premières

1 «Ninfale» désigne un poème mythologique dans lequel interviennent des nymphes, Ameto est le nom du protagoniste. On désigne également cette oeuvre, écrite vers 1341, sous le nom de Comédie des nymphes florentines. Cette oeuvre préfigure le Décaméron dans la mesure où à tour de rôle sept nymphes racontent une histoire à Ameto. Boccace affirme également être né à Paris dans le De casibus virorum illustrium.

expériences amoureuses, dont une selon la légende avec Maria d'Aquino, qui serait une fille illégitime du roi Robert, qu'il surnommera tendrement «Fiammetta» («petite flamme»).

Naples était avant tout un foyer de culture française au détriment du vulgaire napolitain. Boccace est donc largement influencé par les romans français : il s'inspire notamment du Roman de Troie de Benoît de Saint-Maure pour écrire le Filostrato2 (1338). Avec la Teseida, Boccace compose le premier poème épique de la littérature italienne de langue vulgaire. Ces oeuvres révèlent le goût précoce de Boccace pour l'amour et l'aventure, ainsi que pour un registre stylistique à égale distance entre l'épopée et la poésie comique et triviale. Si Boccace essaiera toute sa vie d'obtenir la gloire grâce à des travaux latin d'érudition, il prend tout de même le risque avant même le Décaméron d'écrire pour un public essentiellement féminin1, un public non érudit qui ignore le latin.

Le retour à Florence

En 1340, le père de Boccace (qui l'avait laissé seul à Naples pendant des années) rappelle son fils auprès de lui, ruiné en même temps que les Bardi. Boccace connaît donc de sérieuses difficultés financières et la situation politique à Florence est alors particulièrement troublée, la vie intellectuelle s'en faisant ressentir. Il n'y a ni université, ni cercles d'érudits : Boccace accepte mal ce retour dans la ville de son enfance. C'est pourquoi il rêvera toujours de Naples comme d'un Paradis perdu et tentera plusieurs fois d'y retourner. Cependant il continue d'écrire : l'Elégie de Madonna Fiammetta (1343) se présente comme la confession d'une femme malheureuse en amour destinée à instruire les autres dames. Boccace s'engage ici dans une voie psychologique voire sociologique : un thème traditionnel comme l'amour, transposé dans la société urbaine moderne, acquiert avec un tel écrivain un réalisme inattendu.

En 1348, la peste noire dévaste toute l'Europe et Florence n'est pas épargnée. Les difficultés s'accumulent : Boccaccino meurt et Boccace doit s'occuper de son demi-frère. Il assume certaines fonctions diplomatiques pour

1 Pour Julien Luchaire dans sa biographie de Boccace, Acciaiuoli fut «le véritable roi de Naples pendant beaucoup d'années».

2 «Le frustré d'amour», ou «terrassé par l'amour». Ce poème reprend les amours de Troïlus, dernier fils de Priam, et de Chryséis, sur fond de Guerre de Troie.

la Commune, et se voit ainsi confier la charge en 1350 de porter dix Florins à la fille de Dante (devenue religieuse à Ravenne sous le nom de Soeur Béatrice), à titre d'indemnités pour les préjudices subis. Le Décaméron est écrit ente 1348 et 1353 et fait en même temps la connaissance de Pétrarque, qui deviendra son ami le plus fidèle.

La fin

A partir de 1360, compromis dans une tentative de coup d'Etat antiguelfe, Boccace se retire à Certaldo et écrit des oeuvres en latin : le De casibus virorum illustrium2 et le De mulieri bus claris. Pendant cette dernière période, une évolution morale se manifeste et Boccace se réfugie dans les valeurs traditionnelles, recevant même les ordres mineurs. Reniant même le Décaméron dans sa correspondance en déconseillant à ses amis de le lire si leur maison est remplie de jeunes filles, il écrit le Corbaccio3. Ce changement est contemporain d'un phénomène global, d'une incertitude devant l'avenir et d'un repli sur soi de la part de la civilisation florentine, caractéristique des fins de siècle.

Cependant Boccace défendra toujours l'art et la poésie contre les critiques de certains membres de l'Eglise. Il fait des lectures publiques et commentées de Dante à la demande des autorités florentines. Mais la mort de Pétrarque, survenue en 1374, l'affecte profondément. Il meurt à Certaldo l'année suivante dans la solitude.

1 Dans Fiammetta, la narratrice demandera même aux hommes de ne point lire cet ouvrage !

2 Compilation de biographies d'illustres personnages, souvent des destins tragiques.

3 La datation du Corbaccio fut longtemps sujette à caution et varie selon les critiques. Francesco Erbani (dans son introduction à Fiammetta et au Corbaccio) penche pour 1365-66, ainsi que Christian Bec et Vittore Branca, le plus illustre commentateur contemporain de Boccace. Henri Hauvette, s'appuyant sur des indications du texte, le situait immédiatement après le Décaméron, mais son étude, du début du XXème siècle, est quelque peu datée.

I Le Boccace du Décaméron,

humaniste et progressiste avant l'heure

Le Décaméron met bien à mal l'orgueil du lecteur français, si celui-ci songe au raffinement de Florence, Naples ou Bologne tel qu'on le voit dans les nouvelles, s'il songe qu'en Italie avant Boccace il y a déjà eu Dante et Giotto, s'il songe enfin à la magnificence du train de vie de la compagnie de jeunes gens de l'histoire principale1, pendant qu'au même moment la France elle est en pleine guerre de cent ans et va vers la ruine, le désastre de Poitiers se faisant imminent, après que la débandade de Crécy eut déjà lieu.

Boccace représente lui-même une étape importante du processus intellectuel auquel on assiste en Italie et qui allait aboutir à l'humanisme. Le Décaméron, son oeuvre majeure, fait preuve d'une indiscutable modernité mais n'a pas pour autant le monopole de la modernité boccacienne. De la modernité de Boccace et de ses dispositions humanistes, c'est avant tout son rapport aux femmes qui se manifeste le plus clairement : grand amateur de femmes, Boccace les vénère et les plaint à la fois, leur donnant la part belle dans ses oeuvres. Boccace porte également un regard critique et éclairé sur la religion, tout imprégné de culture antique et païenne, ce qui a également de l'influence sur ses positions morales, qui peuvent paraître assez débridées, proches de la morale naturelle d'un Horace, qui dans les Satires n'hésite pas à encourager les hommes à prendre leur plaisir là où ils peuvent, devant profiter des occasions envoyées par la Fortune. Enfin la modernité de Boccace réside également dans son réalisme à peindre la société toscane du XIVème siècle, société en plein processus de mutation, ce dont notre écrivain se fait le témoin enjoué.

1 Le Décaméron conte l'histoire de dix jeunes gens qui fuient la peste noire qui sévit à Florence, en allant s'établir dans leurs propriétés dans la campagne toscane. Pour se divertir ils décident de se raconter des nouvelles.

1) Boccace féministe ?

Boccace s'est souvent proclamé éternel amoureux des femmes, comme nous l'avons fait remarquer dans l'introduction. La femme est certes un objet d'amour charnel mais elle élève l'homme dans sa dignité, le pousse vers le beau et le bon, et ce grâce à aux sentiments qu'elle inspire : l'amour est une éternelle source d'inspiration pour les poètes et cause de l'élévation des âmes. A partir de cet attachement aux femmes et à ce qu'elles inspirent aux hommes, Boccace en arrive à s'attendrir sur la condition des femmes de son époque et à plaider pour une amélioration de leur situation. On voit également dans ses oeuvres et notamment dans le Décaméron que les femmes n'attendent pas le secours des hommes pour défendre leurs droits, et savent se battre elles- mêmes pour leur liberté : Boccace se plaît à montrer des maris médiocres dépassés par leurs femmes dominatrices et hautes en couleur, à subvertir les rapports homme/femme.

a) Un poète chantre de l'amour

L'amour constitue quasiment chez Boccace le sujet unique de son oeuvre en langue vulgaire. Héritier du Dolce stil nuovo1, fortement influencé par l'oeuvre du poète Guido Cavalcanti2, Boccace voit l'amour comme une force élévatrice. C'est ainsi que dans la première nouvelle de la cinquième journée du Décaméron, Cimone1, de rustre et simplet qu'il était, vivant comme un sauvage, devient presque du jour au lendemain le plus raffiné et le plus aimable de tous les Chypriotes, après être tombé amoureux de la belle Efigenia.

Lorsqu'il touche des personnes cultivées, l'amour a une dimension littéraire non négligeable, particulièrement dans Fiammetta, où les lectures antiques de la narratrice lui ont fait élaborer un type d'homme idéal

1 «Les poètes toscans du «Dólce stil nòvo» ont célébré l'amour selon une conception nouvelle, qui prend en compte les situations imprévisibles et qui sublime la sensibilité, à travers une forme de l'expression à la fois dense, subtile et harmonieuse. Toute sonorité, dure et âpre, en est bien exclue. Chez plusieurs poètes, en particulier chez Dante et Cavalcanti, la sublimation de la sensibilité est fondée sur une philosophie morale et religieuse qui fait de la femme aimée une médiatrice entre l'homme et Dieu, et de l'amour une émanation psychique (d' «esprits», selon la doctrine aristotélicienne) venue du regard de la dame. Ainsi, Dante, dans le Paradis, fait de Béatrice son guide et une incarnation de la sagesse chrétienne.» Marcel de Grève, article web sur le Dolce stil nuovo, in Dictionnaire international des termes littéraires.

2 Poète ami de Dante

conjuguant les vertus d'Hercule, Hector ou Ulysse, faisant que celle-ci ne cesse par la suite de comparer son amant Panfilo à ces figures mythiques. Puis ayant été trahie2, elle compare son histoire avec les malheurs de Cléopâtre ou Didon pour s'estimer la moins fortunée de toutes. Ainsi l'amour l'a sublimée dans le tragique, il fait d'elle un mythe qui passera à la postérité grâce à l'écriture. Même si la nourrice de Fiammetta lui reproche de s'être laissée emportée par sa passion et livrée à ses instincts, on sent bien que Boccace est plein d'indulgence pour Fiammetta, ne serait-ce que par le fait qu'elle raconte elle- même sa propre histoire, à la première personne. Même dans le malheur c'est l'amour qui a donné à Fiammetta toute sa grandeur d'âme, son livre est un livre-combat dans la mesure où elle l'écrit pour faire partager son expérience aux autres femmes et pour éviter que de tels cas ne se reproduisent, bien que l'écriture de ces moments de bref bonheur puis d'intense malheur soit si pénible pour elle.

S'étant formé à Naples, où circulaient largement les oeuvres des troubadours en langue d'oc, Boccace puise également pour ses oeuvres de jeunesse dans le répertoire de l'amour courtois et des romans français et provençaux, notamment pour le Filocolo3 et le Filostrato4. On retrouve même lors de chaque soirée du Décaméron une atmosphère courtoise mêlée de chansons et de danses, où tour à tour chaque membre de la compagnie entonne une chanson d'amour, bénéficiant d'un accompagnement musical.

On sent ainsi à travers l'amoureux Boccace une vision de l'amour se révélant proche de celle de Platon dans Le Banquet, si ce n'est que la femme se substitue au jeune garçon aimé : l'amour véritable, en ce qu'il permet à deux êtres de communier spirituellement et de se dépasser pour l'autre, permet d'accéder à ce qu'il y a de divin en nous, transporte vers le Monde des Idées.

L'amour est également sain car on ne peut plus conforme à la nature humaine : l'homme a été créé pour aimer et rien ne peut l'en détourner, tel est l'enseignement de la nouvelle que Boccace raconte lui-même dans son introduction à la quatrième journée5.

1 Son vrai nom est Galeso mais tout le monde y compris sa famille l'appelle Cimone, ce qui signifie «grosse brute».

2 Panfilo est rappelé par son père quasi mourant à Florence et laisse Fiammetta à Naples, lui promettant de revenir dès qu'il pourra, ce qu'il ne fera jamais.

3 Inspiré des histoires de Floire et Blanchefleur, cycle célèbre dans la littérature courtoise

4 Inspiré du Roman de Troie de Benoît de Saint-Maure.

5 Un homme élève son fils dans l'ignorance totale des femmes. En estimant en avoir suffisament fait pour qu'il n'en tombe jamais amoureux, le père l'emmène un jour à Florence. Dès que le fils voit des femmes pour la première fois de sa vie, il n'a de cesse de questionner son, avouant ne jamais rien avoir vu de plus beau.

Obsédé par l'amour, Boccace ne peut que l'être également pour l'objet de l'amour, c'est-à-dire les femmes. Il suffit de voir la description qu'il donne des deux filles de Neri degli Uberti1 pour comprendre que Boccace est un amoureux du corps des femmes. Il loue évidemment leur beauté mais aussi leurs qualités morales, leur sensibilité, leur finesse d'esprit, ce qui va l'amener à se préoccuper du sort que la société leur réserve.

b) Un regard pertinent sur la condition féminine

Dans le prologue du Décaméron, Boccace donne l'impression de dénoncer la situation de certaines femmes. Il a écrit cette oeuvre dans le but de consoler les femmes ayant subi un chagrin amoureux, estimant que celles-ci auraient plus de difficultés à s'en remettre que les hommes.2 En effet, trop de dames mènent une vie oisive, recluses dans leurs chambres, et n'ont guère accès à des distractions leur permettant d'oublier leurs peines : elles sont seules face à leurs tourments, ne pouvant s'en détacher, ce qui suscite ainsi la pitié de l'écrivain3. Au contraire les hommes peuvent aller à la chasse, se réunir entre eux, se réfugier dans leur travail, tout ce qui leur permet d'oublier d'éventuels souvenirs douloureux. De tels propos résonnent particulièrement aux oreilles du lecteur d'aujourd'hui, qui se rend compte que les débats actuels sur la place de la femme dans la société et sur son rôle dans la famille sont déjà traités dans une oeuvre du XIVème siècle !

Cette triste situation des femmes, enfermées par leurs maris ou leur famille, évoquée dans le prologue du Décaméron se retrouves dans plusieurs nouvelles de la même oeuvre. On remarque que même les femmes échappant en principe le plus à l'autorité d'un mari, d'un père ou d'un frère, c'est-à-dire les veuves, subissent elles aussi des pressions pour se remarier, comme on le voit dans l'avant-dernière nouvelle du recueil, où la femme de messire Torello, parti en croisade et tenu pour mort, est pressée par sa famille de se remarier,

1 Décaméron, X, 6 : «voici que firent leur apparition dans le jardin deux filles, [...] à la blonde chevelure d'or toute bouclée et dénouée et couronnée d'une légère guirlande de pervenches. [...] Elles étaient simplement vêtues d'une tunique de lin léger et blanc comme neige. [...] Les jeunes filles [...] sortirent du vivier, leur blanche et légère tunique plaquée sur leur chair, de sorte qu'elle ne dissimulait presque plus rien de leur corps délicat.» Trad. Marthe Dozon, s.d. Christian Bec.

2 «Elles sont beaucoup moins fortes que les hommes pour endurer leurs peines» p.33 trad. Marc Scialom s.d. Christian Bec.

3 « Empêchées par les volontés, les plaisirs, les commandements des pères, des mères, des frères et des maris, elles restent le plus souvent recluses dans l'étroite enceinte de leurs chambres... » p.32-33

ce à quoi elle se résout finalement1, jusqu'à ce que son premier mari réapparaisse à Pavie de façon miraculeuse. La première nouvelle de la quatrième journée met elle aussi en scène une jeune veuve qui vit chez son père, Tancredi le prince de Salerne, qui l'aime de façon possessive au point de se refuser à la remarier et de faire tuer son amant qui était un de ses valets. Lui ayant fait manger le coeur de celui qu'elle aimait, il hésite lui-même à tuer sa propre fille, avant que finalement ce soit elle-même qui se donne la mort.

On remarque que beaucoup de femmes dans le Décaméron ne sont pas libres de construire leur propre bonheur avec la personne de leur choix, et Boccace les prend en pitié, faisant preuve de beaucoup d'indulgence à l'égard de celles qu'un mauvais mariage poussera à commettre des adultères. Les mariages arrangés sont loin de produire les meilleurs résultats, les femmes se voient souvent attribués des maris vieillissants, impuissants ou stupides, ce qui les pousse facilement à aller voir ailleurs. Ainsi dans la dixième nouvelle de le deuxième journée, la jeune épouse d'un vieux juge, se faisant enlever par un corsaire plus à son goût, refuse de retourner avec son mari lorsque celui-ci parvient à la retrouver. Chez Boccace la critique est souvent présente en filigrane, l'écrivain fait toujours passer l'histoire avant le message, la littérature avant la politique, cependant on trouve toujours des allusions, des précisions d'apparence anodine, mais qui en réalité peuvent en dire long sur le regard que porte Boccace sur la société de son temps. C'est ainsi que lorsque l'épouse du juge lui exprime son refus de rentrer à Pise avec lui, principalement motivé par le peu de vigueur de son mari à lui donner du plaisir, elle critique également le choix de ses parents de lui avoir donné un tel mari de façon intéressée, pour un piètre résultat2.

Il y a tout de même une nouvelle où Boccace semble se mouiller bien plus qu'à l'accoutumée. Il s'agit de la septième nouvelle de la sixième journée, où une femme adultère de Prato risque le bûcher selon une disposition statutaire de la ville3. Au tribunal l'accusée va tenir un véritable discours

1 Et la pression familiale semble avoir été forte puisqu'un abbé, oncle de Torello, lui parle en ces termes : «ta femme, vaincue par les prières et les menaces de sa famille, mais contre son gré, est sur le point de se remarier». p. 837

2 «Que mes parents n'y ont-ils pensé [à mon honneur] quand ils m'ont donnée à vous !», s'exprime-t-elle, devant son mari qui avançait qu'elle devait le suivre ne serait-ce que pour préserver son honneur ainsi que celui de sa famille. Il est évident que les parents ont bien plus pensé à la position sociale du mari, qui est juge, qu'au bonheur de leur propre fille, or cela les conduit finalement directement au déshonneur.

3 Cette disposition ordonnait le bûcher pour les femmes adultères prises en flagrant délit par leurs maris ainsi que celles s'étant données au premier venu pour de l'argent.

politique1, dénonçant l'inégalité hommes/femmes devant la loi et arguant de l'invalidité de cette disposition au motif qu'elle concerne les femmes mais que celles-ci n'ont été absolument pas consultées à son sujet. Elle obtient ainsi une modification de la disposition incriminée et obtient la vie sauve. Le conteur de la nouvelle juge lui-même la disposition «sévère et critiquable» : sans aller jusqu'à dire que Boccace milite pour les droits politiques des femmes, le fait est que nous avons un exemple ici d'une femme courageuse qui parvient à dénoncer la tyrannie abusive des hommes. Dans cette nouvelle, Boccace ne se contente plus de prendre une femme en pitié, il la fait agir et même triompher : en fait chez Boccace les femmes préfèrent lutter elles-mêmes activement et efficacement pour leur émancipation au lieu de s'apitoyer sur leur sort et de demander pitié.

c) Un Décaméron peuplé de femmes dominatrices et charismatiques

Boccace se plaît à brosser dans le Décaméron des portraits de femmes au caractère fort, au tempérament frondeur, souvent aux prises par opposition avec un mari stupide et borné. Dans nombre de nouvelles, la hiérarchie est renversée, le faible mari se fait berner par sa femme, et souvent la compagnie de jeunes gens juge que le dit mari n'a que ce qu'il mérite. Ainsi dans la cinquième nouvelle de la septième journée la narratrice Fiammetta annonce ouvertement qu'un mari jaloux ne mérite rien d'autre que de se voir pousser les cornes2, ce dont la protagoniste de l'histoire ne se privera pas.

Boccace se plait à inverser les rôles traditionnellement dévolus à l'homme et à la femme. Ainsi en amour c'est bien souvent la femme qui fait le premier pas, qui choisit et conquiert elle-même son amant et non pas l'inverse. Cela se retrouve particulièrement dans la troisième nouvelle de la troisième journée, où une femme mariée ayant jeté son dévolu sur un «valeureux homme» se plaint auprès d'un prêtre d'être harcelée par lui. L'homme comprend parfaitement les

1 «Mais vous savez, j'en suis certaine, que les lois doivent être les mêmes pour tous et être faites avec l'assentiment de ceux auxquels elles s'appliquent. Or, tel n'est pas le cas, puisque ladite disposition n'a pour cible que les pauvres femmes sans défense [...].De plus, jamais femme n'a donné son assentiment à une telle disposition, aucune n'a jamais été appelée à donner son avis en la matière : on peut donc à juste titre considérer ce texte comme mauvais.» p. 513

2 «Je pense que les femmes ont toutes les raisons de leur jouer des tours (aux jaloux), surtout lorsque rien ne fonde leurs soupçons. Et, si les législateurs avaient été suffisament diligents, je juge qu'ils n'auraient pas traité ces cas d'espèce autrement que comme des affaires de légitime défense» p.559

intentions de la perfide après avoir été accablé de reproches par le prêtre lui ayant répété la confession de la dame : il ne se privera pas de satisfaire la belle. Ainsi c'est ici la femme qui est maîtresse de l'action : elle assume ses désirs, trompe sciemment son mari qu'elle estime indigne d'elle, fait le premier pas avec son amant, use de fourberie avec le prêtre. Ayant pris son destin en main elle se montre indépendante du bon vouloir des hommes à améliorer sa condition. A la fin la narratrice souhaitera à toute la compagnie d'avoir le même plaisir que cette dame : non seulement Boccace ne blâme pas sa conduite mais semble faire d'elle un exemple à suivre.

Inspiré par l'amour courtois, Boccace va tout de même prendre ses distances dans le Décaméron, préférant la plupart du temps voir des femmes dans un rôle actif et non pas simplement d'attente. La neuvième nouvelle de la septième journée renverse complètement les codes de l'amour courtois puisqu'ici c'est la femme qui va déclarer son amour à l'élu de son coeur, un serviteur de son mari, qui la soumettra à des épreuves1 pour s'assurer de sa sincérité, craignant qu'il ne s'agisse d'un piège. Cet échange de rôle valorise la femme dans son esprit d'initiative et son dynamisme.

Les maris eux-mêmes ont assez peur de leurs femmes. Le stupide Calandrino2, refusant à ses compères peintres Bruno et Buffalmacco le plaisir de faire tous les trois bonne chère d'un porc que lui avait fourni une propriété de sa femme et qu'il destinait au saloir en vue d'un repas de famille, répond en ces termes à ses acolytes qui lui proposaient de faire croire à sa femme qu'on lui avait volé le porc : ((Non, elle ne le croirait pas et me chasserait du logis.» Dans la cinquième nouvelle de la neuvième journée, nous retrouvons les mêmes personnages et Calandrino subit les foudres de sa femme pour avoir tenté d'en séduire une autre, de telle manière que nous comprenons mieux pourquoi il redoute tant sa femme : ((Dame Tessa s'élança les ongles en avant vers le visage de Calandrino [...] et le griffa de partout». Boccace se plaît à brosser ces portraits de femmes pittoresques, hautes en couleur, parfois un peu trop caricaturales mais qui font mener la vie dure aux hommes, ne se laissant pas faire et se battant vigoureusement pour défendre leurs droits.

1 Ces épreuves sont plutôt comiques puisque la dame doit successivement tuer l'épervier de son mari en sa présence, envoyer à son futur amant une touffe de poils de la barbe de son mari, et enfin une dent de celui-ci, parmi les plus saines. Nous sommes loin des combats épiques que mènerait un chevalier servant pour l'amour de sa dame.

2 Dans la nouvelle VIII, 6.

On remarque également que les femmes du Décaméron sont dotées d'un appéttit sexuel hors norme1, au point que la grande majorité des adultères est causée par l'incapacité à être satisfaite par un seul homme, quand bien même celui-ci se montrerait vaillant. On apprend un détail amusant dans la troisième nouvelle de la neuvième journée lorsque Calandrino, berné comme d'habitude par Bruno et Buffalmacco, croyant qu'il attend un enfant, en vient à accuser sa femme et le fait qu'elle préfère se placer au-dessus de lui lorsqu'ils font l'amour : les femmes de Boccace assument pleinement leurs besoins sexuels, se libérant ainsi du carcan de la morale religieuse qui sévissait à l'époque. Elles n'ont que peu de remords ou de complexes, leurs désirs apparaissent au lecteur comme tout à fait sains et naturels.

Mais Boccace ne se borne pas à rire des maris cocus et à célébrer l'ingéniosité des femmes adultères, il brosse également des portraits de femmes on ne peut plus nobles de coeur et d'esprit, ayant fait preuve d'un courage et d'une dignité exemplaires. Il suffit de penser à Madame Beritola, dans la sixième nouvelle de la deuxième journée, qui vécut pendant des mois seule sur une île, son mari étant prisonnier de Charles d'Anjou et ses enfants capturés par des corsaires, avant de retrouver les siens par miracle. La neuvième nouvelle de la même journée conte elle le destin de la femme d'un marchand qui, injustement soupçonnée d'adultère, parvient à échapper à la mort que son mari lui destinait, s'engage comme matelot avant d'échouer au service du sultan d'Egypte, déguisée en homme. Etant entrée dans les faveurs du Sultan qui ne fait que se louer de la qualité de ses services, elle retrouve son mari et lui prouve son innocence avant de rentrer à Gênes avec lui. Nous avons enfin l'exemple de la neuvième nouvelle de la troisième journée, dans laquelle une femme médecin ayant guéri le roi de France d'une fistule se trouve méprisée par son noble mari Bertrand de Roussillon que le roi lui avait accordé en récompense à sa propre demande. Si à la fin le mari se rend compte de la valeur de son épouse et lui témoigne la considération qu'il lui doit, son attitude du début, uniquement motivée par des préjugés sociaux et par la méfiance qu'inspire une femme savante ayant étudié, est implicitement condamnée. Au contraire le courage de la femme qui parvient finalement à conquérir son mari, son intelligence et même son culot (étant amoureuse de Bertrand depuis le

1 Nouvelle V, 10 : «la femme qu'il épousa était une jeune gaillarde, à laquelle il eût fallu deux maris au lieu d'un ».

début, c'est elle-même qui est allée demander sa main au roi, après l'avoir guéri d'une fistule) ne peuvent que susciter l'admiration. Boccace se plait ainsi à raconter des histoires où les femmes jouent non seulement le rôle principal mais se montrent également d'une intelligence et d'une force de caractère bien souvent supérieures à celles des hommes. Les femmes sont même aptes à remplir des fonctions importantes dans la société, que ce soit médecin ou conseiller des princes comme nous l'avons vu dans les nouvelles précitées.

Le Décaméron ne se contente donc pas de s'apitoyer sur le sort des femmes du temps de Boccace : au-delà des nombreuses situations comiques traditionnelles où nous voyons des femmes berner des maris stupides et jaloux, il montre également des femmes qui ont su obtenir respect et considération, du fait de leurs talents et de leurs mérites. Dans le même temps la justification explicite de nombreux adultères nous montre à quel point Boccace pouvait se montrer subversif pour son époque...

2) Un écrivain qui sent le souffre

Un des aspects de Boccace qui nous parle le plus aujourd'hui, c'est son aspect sulfureux, frondeur, raillant les institutions, critiquant le dogme, ce qui lui a valu de son temps un certain nombre de critiques. L'Eglise est sans doute sa principale victime, vu le nombre de portraits de moines défroqués, stupides ou hypocrites auquel nous avons droit dans le Décaméron. On sent également chez Boccace un côté matérialiste, proche en cela des épicuriens. L'intérêt que porte Boccace à l'Antiquité l'a imprégné de la morale païenne mais également de la religion, au point qu'il invoque dans ses oeuvres à plusieurs reprises les dieux antiques comme il invoquerait le Dieu chrétien, donnant le sentiment d'y croire.

Si Boccace se fait une haute conception de l'amour des femmes comme nous l'avons déjà indiqué, il n'empêche que par ailleurs ce même amour ne serait que du vent si l'on occultait son côté charnel. Boccace ne goûte que fort peu les amours platoniques : lorsque ses personnages prennent conscience de leur amour, ils songent immédiatement aux moyens d'assouvir leurs désirs et ne perdent pas en lyrisme et mélancolie inutiles. Boccace a lui-même traîné derrière lui une réputation de libertin, au point qu'il a dû se défendre au cours de la rédaction du Décaméron de nombreuses critiques1, et qu'il a reçu chez lui la visite d'un chartreux venu le sermonner et exiger qu'il fasse pénitence pour échapper à la mort2 !

Au-delà de cette tendance impie et libertine, il y a une véritable amoralité globale dans le Décaméron : les escrocs et voleurs parviennent très souvent à s'en tirer, et l'amusement voire l'admiration provoqués par l'habileté ou la ruse de gens mal famés passe bien avant la condamnation de leurs actes. Le Décaméron n'est jamais aussi vivant et coloré que lorsque Boccace dépeint cette humanité des bas-fonds, à la fois fascinante et sordide, et même s'il ne va certainement pas jusqu'à les approuver ouvertement, on voit bien que ce sont

1 Dans l'introduction à la quatrième journée, Boccace prend le temps de répondre à ses détracteurs qui lui reprochent la vulgarité de son ouvrage, ce qui laisse supposer que le Décaméron a connu des diffusions partielles...

2 Rapporté entre autre par Vittore Branca dans son édition italienne du Décaméron

ces personnages-là qui contribuent majoritairement à faire du monde de Boccace un monde vivant1...

a) Satire religieuse

Boccace n'est peut-être pas fondamentalement anticlérical, en tout cas certainement pas antireligieux : il sera lui-même ordonné prêtre au début des années 1360. Cependant le plaisir qu'il prend à se gausser des hommes de religion est évident. Etant affirmé à plusieurs reprises dans le Décaméron que les religieux sous la soutane n'en restent pas moins hommes2, ces derniers ne rechignent point à goûter aux délices du péché, et à profiter des occasions de plaisir qui leur sont offertes par la Fortune.

On remarque d'abord que les trois premières nouvelles du Décaméron sont chacune de plus en plus audacieuse en matière de religion, comme si Boccace voulait d'emblée donner le ton. En effet la première nouvelle conte l'histoire d'un personnage des plus exécrables3, Maître Ciappelleto de Prato, qui par une fausse confession4 passe pour un homme des plus honnêtes auprès du moine, qui décide de le faire enterrer au monastère où il sera vénéré comme un saint. Avec cette nouvelle, le conteur Panfilo se propose de démontrer que parfois les hommes qui prient Dieu se trompent d'intercesseur en prenant une vermine pour un saint homme. Mais comme Dieu s'attache plus «à la pureté des intentions du suppliant» qu'à la véritable nature de l'intercesseur invoqué, il exauce les prières malgré tout, faisant alors passer du coup le bandit pour un saint véritable... L'audace religieuse est indiscutable, Panfilo suggérant que sans doute beaucoup de saints vénérés par les populations et reconnus comme tels par l'Eglise sont peut-être en réalité des

1 D'où le titre pertinent choisi par Pier Paolo Pasolini pour sa trilogie cinématographique comprenant le Décaméron, Les contes de Canterbury et Les Mille et une nuits : La Trilogie de la Vie. D'ailleurs le cinéaste a largement accentué le côté populaire de l'oeuvre de Boccace, privilégiant les nouvelles mettant en scène des personnages simples voire pauvres, reprenant des histoires de bandits et transposant la majorité des nouvelles à Naples au lieu de l'élitiste Florence...

2 Nouvelle VII, 3 : «Madame, si j'enlève cette tunique, vous verrez devant vous non pas un frère, mais un homme fait comme les autres.»

3 Le personnage de Ciappelleto est décrit tour à tour comme faussaire, parjure dans les tribunaux, voleur, tricheur aux jeux, assassin, impie, ivrogne, luxurieux, et enfin homosexuel, «aimant autant les femmes que les chiens les coups de bâton, l'autre sexe le réjouissait, par contre, plus que tout autre individu.» p.58. La liste est complète, presque aussi exhaustive que celle légendaire des délits commis par Tuco dans Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone.

4 Ciappelleto au lieu de dire la vérité s'accable de reproches avec emphase avant de débiter des péchés tout aussi ridicules qu'anodins, comme s'ils étaient pour lui d'une gravité sans bornes.

personnages du même acabit que Ciappelleto, mais que leur efficacité comme intercesseurs de nos prières est tout aussi grande. Quant au moine confesseur, on ne sait s'il a cru aux balivernes de Ciappelleto par naïveté pure ou s'il n'a pas miroité l'intérêt symbolique et financier qu'aurait son monastère à héberger la dépouille d'un homme si vertueux d'apparence.

Dans la deuxième nouvelle, nous avons affaire à un juif qui, pressé de se convertir par un ami chrétien, se rend à Rome où constatant la perversité et la décadence du clergé, se convertit aussitôt, jugeant que si l'Eglise est aujourd'hui toute puissante malgré la dépravation de ses membres1, c'est qu'elle a vraiment les faveurs de Dieu. La critique des moeurs du clergé est acerbe, Boccace ne cessera d'étaler au fil de son oeuvre maîtresse les contradictions entre les principes prônés par les membres du clergé et leurs actes.

La troisième nouvelle est elle encore plus audacieuse : le protagoniste de l'histoire, un usurier juif du nom de Melchisédech, en vient à répondre que nul ne peut savoir quelle est la vraie Loi parmi les Lois juive, chrétienne et sarrasine. Même s'il s'agit d'une réponse faite pour déjouer le piège de Saladin qui voulait le mettre à l'épreuve, Boccace pourrait plaider ici pour une tolérance religieuse et faire preuve d'un certain relativisme religieux : christianisme ne détiendrait pas forcément la Vérité absolue, nul ne peut le savoir avec certitude... On voit ainsi que Boccace, dès le début du Décaméron, affiche une liberté de ton sur la religion qui a dû en hérisser plus d'un à l'époque.

La quatrième nouvelle ne va pas épargner non plus les religieux, même si là le comique passe avant la critique : un moine prend l'habitude de coucher avec une jeune paysanne, jusqu'à ce qu'il soit surpris par l'abbé, qui hésite à le punir pour pouvoir goûter lui-même aux plaisirs terrestres avec la jeune fille1, avant finalement de se montrer clément. C'est ici l'hypocrisie des religieux,

1 Naturellement Boccace s'en donne à coeur joie : «il s'aperçut que du plus grand au plus petit, tous commettaient le plus malhonnêtement du monde le péché de luxure, cédant soit au penchant de la nature, soit au vice de la sodomie, sans aucune retenue, remords ou honte, si bien que les prostituées et les jeunes garçons étaient là de puissants intermédiaires pour obtenir les grâces les plus hautes. En outre il trouva ces gens-là sans exception gloutons, buveurs, ivrognes et luxurieux, et tels des bêtes brutes, plus esclaves de leur ventre que d'autre chose ; puis les observant encore de plus près, il s'aperçut qu'ils étaient si avares, si cupides qu'ils monnayaient aussi bien le sang humain, et même chrétien, que les biens sacrés d'où qu'ils provinssent, d'offrandes ou de bénéfices ecclésiastiques, se livrant ainsi à un immense trafic pour lequel ils disposaient de plus de courtiers qu'il n'y en avait à Paris pour s'occuper de drap et autre commerce...» p.73-74

avec cet abbé qui a failli punir le moine pour des raisons tout à fait hypocrites, qui est avant tout dénoncée, plutôt que la transgression des règles elles- mêmes. Ce sera flagrant dans la sixième nouvelle (toujours de la première journée), qui met en scène un moine inquisiteur, plus intéressé par les bourses des blasphémateurs qu'à leur repentir, ou encore dans la deuxième nouvelle de la neuvième journée, où une abbesse accable de reproches une soeur prise en flagrant délit de luxure alors qu'elle s'est elle-même coiffée par mégarde des braies du prêtre avec lequel elle passait la nuit au moment où les autres soeurs sont venues l'avertir du manquement de l'une d'entre elles. Un garçon de la compagnie, Filostrato, en viendra d'ailleurs à dire que pourfendre l'hypocrisie des religieux est fort aisé, qu'il s'agirait d'une cible immobile pour un archer.

Boccace se plait ainsi à peindre un clergé à visage humain, qui pèche autant que le commun des mortels. Même s'il se moque allègrement de ses travers, il estime lui-même que les règles qui l'encadrent sont trop sévères et ne blâme pas fondamentalement ceux qui cèdent à la tentation (et ils sont nombreux). Les membres du clergé se retrouvent dans tous les échelons de la société, même dans les plus vils : nous voyons un prêtre complice d'une bande de voleurs allant piller le tombeau d'un archevêque2 qui est le seul à oser pénétrer lui-même dans le tombeau, nous voyons un autre prêtre se rendre complice de Bruno et Buffalmaco lorsque ceux-ci dérobent le porc de Calandrino.

Boccace emploie également une ironie à la Voltaire lorsqu'il s'agit de critiquer le ridicule de certaines règles imposée par la religion. Ainsi dans la troisième nouvelle de la septième journée, un frère n'a pas grand mal à convaincre sa commère de coucher avec lui : un syllogisme lui a suffi3. La dixième nouvelle de la même journée est elle encore plus explicite car un mort ayant couché avec sa commère revient sur terre voir son meilleur ami et lui explique que là-haut ce genre de sottises n'est absolument pas pris en considération, ce que l'ami survivant ne tardera pas à mettre à profit. Quant à la chasteté, le Décaméron donne trop d'exemples d'infractions à cette règle sans

1 « Il pensa le semoncer de belle manière et le faire jeter en prison afin de se réserver la proie conquise. » p.82

2 Dans la nouvelle II, 5.

3 Le moine, parrain du fils de son amante, explique à sa commère qu'entre le mari et lui-même, c'est le mari qui est le plus proche parent de son fils, mais que cela ne l'empêche pas de coucher avec lui. Il n'y a donc pas de raison qu'elle ne puisse coucher aussi avec son compère, puisque celui-ci est d'une parenté bien plus éloignée...

pour autant que les clercs ayant cédé à leurs sens en soient ouvertement blâmés pour ne pas penser que Boccace soit sceptique sur l'intérêt de telles coutumes. Il est en tout cas certain que les travers que reproche Boccace aux institutions religieuses sont à peu près les mêmes que ceux qui seront dénoncés du temps de Luther. L'Eglise, quasi unique refuge du savoir et de la connaissance durant des siècles, ne semble pas dans le Décaméron aller dans la voie du progrès. D'ailleurs dans Fiammetta, la narratrice s'adresse bien plus souvent aux dieux romains qu'au Dieu chrétien. Pleine de culture littéraire latine, Fiammetta est dans un univers mental bien plus imprégné de mythologie que de Bible, au point qu'on pourrait se demander si elle a vraiment foi en Dieu... Si elle se sent plus proche des dieux antiques c'est avant tout parce que ce sont des dieux à visage et caractère humain, avec des qualités et des défauts, et non des êtres parfaits inaccessibles : l'humaniste Boccace préfère ainsi l'immanent au transcendant, l'humain au divin...

b) Epicurisme et libertinage

Profondément marqué par les textes antiques depuis sa jeunesse napolitaine, Boccace a été séduit par la philosophie épicurienne déformée par Horace: l'immense majorité des personnages du Décaméron sont adeptes du Carpe diem, à commencer par la troupe de jeunes gens1, qui fuit la peste de Florence évidemment pour échapper à la mort mais aussi pour pouvoir vivre et se divertir comme il sied de le faire à leur âge, au lieu de demeurer à ne rien faire, entouré de cadavres. Rompant avec la mentalité médiévale, Boccace affirme ainsi le plaisir de la vie terrestre, envers et contre tout. Des Trois Couronnes, Boccace est indiscutablement le plus terre à terre : s'il apprécie l'amour galant, il vaut mieux tout de même qu'il soit consommé. A la différence de Dante et Pétrarque qui ont voué une passion à Béatrice et Laure toute spirituelle, son amour pour Fiammetta a lui bien été consommé, même si la fin lui fut douloureuse, ayant été délaissé. L'amour apparaît dans le Décaméron comme un désir naturel, une force irrésistible que Boccace ne semble pas

1 Pampinea, la plus âgée de la compagnie (ce qui lui confère une sorte d'autorité naturelle), à l'origine du projet d'escapade, ne propose rien d'autres que d'aller jouir des plaisirs de la vie : «Un jour là, le lendemains ailleurs, goûtons à la joie et à la fête que les temps présents peuvent donner» p.49-50

rejeter en ce qu'elle matérialise le sentiment le plus noble aux yeux de notre écrivain. La dimension charnelle de l'amour dans le Décaméron est d'ailleurs affirmée d'emblée, vu que l'oeuvre commence par ces termes : «Ici commence le livre qui a pour titre Décaméron et pour sous-titre Prince Galehaut1...» Cette allusion à Dante que Boccace prend ici à contre-pied fait dire à Christian Bec dans l'introduction de son édition du Décaméron que Boccace «revendique la responsabilité d'un nouveau monde : non plus rigidement chrétien, non plus uniquement pécheur, mais ouvert et «laïc». Car il place, entre autres choses, son Décaméron sous le signe de l'amour charnel, naturel, triomphant.» (p.6) Tout le contraire de Dante qui, même s'il a éprouvé beaucoup de compassion pour les malheurs de Francesca et Paolo, les a tout de même condamnés à l'Enfer et au châtiment éternel. A bien des égard, le Décaméron célèbre le péché en tant qu'acte à la fois vital et subversif.

Il ne faut donc pas s'étonner que dans nombre de nouvelles du Décaméron, et de façon parfois un peu brutale ou caricaturale, l'éclosion de la passion s'accompagne immédiatement du désir sexuel le plus ardent et que l'on passe ainsi sans cérémonies du lyrisme au matérialisme, de l'art à l'artisanat. Céder au désir apparaît on ne peut plus sain, car c'est obéir aux lois de la nature : c'est cela qui amène Boccace à justifier de nombreux adultères, à partir du moment où ils sont motivés par un amour honnête, concernant la plupart du temps des femmes mal mariées. Elles enfreignent certes les lois civiles mais non point les lois de la nature, au contraire elles s'y conforment et Boccace blâme ainsi les unions contraires à la nature, comme entre une jeune femme et un vieillard ou une femme et un homosexuel.

Le Décaméron est empreint par endroits d'une certaine culture bolonaise toute faite d'épicurisme. Benvenuto da Imola a écrit à propos des Bolonais : «Bononienses sunt homines carnales dulcis sanguinis et suavis naturae (Litt : «Les Bolonais sont des hommes charnels au doux sang et de nature suave»). Or dans l'usage de l'époque, l'emploi du terme «carnales» s'appliquait parfaitement aux épicuriens et c'était même ainsi que l'empereur Frédéric II, lui-même épicurien de réputation, était qualifié. Nous voyons d'ailleurs dans la dixième nouvelle de la première journée un médecin bolonais, Maître Alberto, continuer

1 Au chant V de l'Enfer, Dante rencontre un couple de luxurieux, Francesca da Rimini et Paolo Malatesta,
qui lui expliquent qu'ils ont cédé à leurs désirs en lisant ensemble les amours de Lancelot et de la reine

à faire le galant alors qu'il n'en est plus à sa première jeunesse, approuvé en cela par Boccace, qui devra faire face aux mêmes critiques que le médecin dans l'introduction à la quatrième journée. Le médecin incarne le versant scientifique et laïque du savoir médiéval et à l'époque Bologne comptait de nombreux médecins dit averroistes1. Dans la nouvelle VIII, 7, Boccace loue «la douceur du sang bolonais», reprenant les mêmes termes que Benvenuto da Imola, à propos d'une femme de Bologne qui cède rapidement et de bon gré à la passion de l'intendant de son mari.

Nous avons ainsi affaire à de nombreux cas où les protagonistes du Décaméron font preuve d'un libéralisme inédit en matière de moeurs, se laissant aller à assumer leurs fantasmes. On se rend d'ailleurs compte que Boccace est fasciné par le corps humain2, au vu des descriptions sensuelles qu'il donne des femmes ou de détails croustillants qu'il distille de façon subtile : le Décaméron contient la même révolution corporelle que les retables de Giotto, où l'on voit une Vierge sensuelle et expressive, à la différence des poses figées dans un style byzantin élaborées par les maîtres précédents.

Dans l'introduction à la quatrième journée, sans doute irrité par les critiques lui reprochant d'avoir perdu son temps pour des balivernes de bas étage au détriment de sujets plus élevés, d'avoir délaissé les Muses pour de vulgaires femmes, Boccace va afficher ouvertement sa préférence pour les femmes en chair et en os plutôt que pour les Muses, avouant avoir «déjà écrit mille vers pour les femmes et pas un pour les Muses» et estimant que «nous ne pouvons pas passer notre vie avec les Muses, pas plus qu'elles ne peuvent passer la leur avec nous» : les véritables Muses de Boccace existent concrètement, et en général il n'a pas fait qu'écrire sur elles, y compris Fiammetta. Boccace ne fait ici que rejoindre Epicure pour qui si les dieux existent, ils ont autre chose à faire que de s'occuper du commun des mortels. Aux mortels donc de faire de même, de s'occuper de leur vie sur terre et non de Dieu ou des dieux. Une autre teinte d'épicurisme dans le Décaméron est présente dans la neuvième nouvelle de la sixième journée, mettant en scène

Genièvre. Francesca estime que le livre a ainsi joué un rôle d'entremetteur entre eux, de même que Galehaut servit d'intermédiaire entre Lancelot et Genièvre.

1 Averroïsme et épicurisme étaient souvent tous deux pareillement assimilés à un athéisme, interdisant la séparation du corps et de l'âme. Averroès estimait que la raison pouvait contredire la foi, et qu'il existait ainsi parfois une « double vérité », concept évidemment combattu par les religions.

2 Aspect de Boccace que Pasolini aura su parfaitement rendre dans sa version du Décaméron, ayant toutefois insisté de façon quelque peu excessive sur les corps masculins.

Guido Cavalcanti, poète contemporain de Dante et on ne peut plus épicurien. Pris à partie par de jeunes aristocrates et accusé d'athéisme, ce dernier par une réplique bien sentie renvoie ses détracteurs à leur ignorance, leur faisant comprendre que celle-ci les rend plus morts encore que les mors du cimetière dans lequel ils se trouvent : nous avons ici en filigrane une défense des préceptes épicuriens et surtout un refus de l'incompatibilité entre philosophie antique et religion chrétienne. Sans aller jusqu'à proclamer la mortalité de l'âme, Boccace montre qu'il préfère se tenir à la raison humaine plutôt que de tenter de connaître en vain les secrets du divin. Il se détache largement de la morale chrétienne manichéenne, dominante au Moyen Age où la peur de l'Enfer n'a jamais été aussi grande, où les frontons des cathédrales dévoilent toute une vision naïve du Bien et du Mal, avec d'un côté la béatitude des élus et de l'autre l'horreur des damnés, voués aux flammes éternelles... Le Décaméron notamment a pu choquer ses contemporains par son côté amoral dans plusieurs aspects.

c) Le Décaméron, oeuvre sans préjugés et sans morale

Beaucoup de préjugés et de préceptes du sens commun sont renversés dans le Décaméron, qui présente la réalité humaine dans toute sa complexité. Sa modernité réside dans le relativisme des valeurs traditionnelles alors en vigueur, sans pour autant les rejeter totalement. Boccace ne se veut pas révolutionnaire mais un témoin éclairé de son temps. Le Décaméron ne tranche pas sur tout et comporte même bien des contradictions, ce qui fait qu'il est difficile de prendre ouvertement parti pour tel ou tel type de personnage. Si Ciappelleto dans la première nouvelle du recueil apparaît plutôt sympathique de par sa comique confession malgré ses toutes ses fautes, Frère Albert1 en revanche, personnage assez semblable, est lui sévèrement condamné par la narratrice Pampinea2.

Plusieurs nouvelles peuvent faire naître des sentiments contradictoires : c'est le cas de la quatrième nouvelle de la neuvième journée, où le poète Ceco

1 Deuxième nouvelle de la quatrième journée

2 Elle lance notamment un : « que Dieu réserve un sort identique à tous les êtres de cette espèce » p. 358 Le fait est que Dieu ne l'a pas exaucée, puisque Ciappelleto lui après sa mort a été vénéré comme un saint.

Angiolieri se fait détrousser par son serviteur et ami qui fait croire au contraire que c'était lui qui l'avait volé au départ. On oscille entre amusement suscité par le culot du voleur et sentiment d'injustice : chez Boccace beaucoup de voleurs obtiennent l'indulgence du lecteur du fait de leur ruse, de leur caractère haut en couleur la plupart du temps, bien que cela ne justifie pas les délits commis. La célèbre nouvelle mettant en scène le cuisinier Chichibio1 qui vole la cuisse d'une grue qu'il devait préparer pour messire Currado Gianfigliazzi et la donne à une femme dont il est amoureux est également éloquente sur ce point : la description sympathique de Chichibio, son caractère un peu simplet et inoffensif lui font gagner d'emblée la sympathie du lecteur qui espère en l'indulgence de Gianfigliazzi tout le long de la nouvelle, jusqu'à ce que finalement le seigneur, amusé par la bouffonnerie et l'insolence du cuisinier, ne fasse preuve de libéralité à son égard. Peu de nouvelles ainsi condamnent sans appel un protagoniste pour louer sans retenues un autre : Boccace se plait à montrer les hommes dans leurs imperfections, leurs faiblesses qui en même temps peuvent constituer leurs forces.

Même derrière les plus grands bandits peut se cache une certaine humanité et pas uniquement un soupçon : la deuxième nouvelle de la dixième journée met en scène un bandit du nom de Ghino di Tacco qui après avoir capturé l'abbé de Cluny, au lieu de le dépouiller le reçoit magnifiquement et le guérit même d'un mal d'estomac, ce qui lui vaudra d'être fait Chevalier de l'Hôpital par le Pape. Avant Les Misérables, la rédemption est déjà possible. Boccace se plait à étaler les contradictions de l'âme humaine, sans doute parce que lui-même en est rempli : c'est cela sans doute qui fait le réalisme du Décaméron. Des personnages édifiants existent toutefois, notamment dans la dernière journée, mais l'on retient avant tout ces figures attachantes de personnages plutôt simples, ayant chacun leur travers, mais pour la plupart dotés d'un certain bon sens et d'un talent comique leur conférant une sorte de charisme et les rendant plus accessibles, plus humains. Cependant la réalité n'est pas toujours un conte de fée ou une excursion à travers le Paradis de Dante avec Béatrice pour guide : les hommes du Décaméron sont tantôt bons tantôt méchants, dans une époque relativement troublée sur le plan des

1 Quatrième nouvelle de la sixième journée, consacrée aux mots d'esprit

valeurs politiques et religieuses. Certains en profitent, comme Frère Cipolla1 qui abuse de la crédulité des gens en leur montrant de fausses reliques, d'autres au contraire luttent pour un monde meilleur, et c'est cette diversité que Boccace apprécie, qui fait qu'il préfère à cette époque de sa vie s'intéresser aux vivants plutôt qu'à Dieu ou aux morts. Boccace préfère le monde tel qu'il est plutôt que tel qu'il devrait être, même si cela ne l'empêche pas d'avoir lui- même ses propres opinions. Boccace demeure un pragmatique amoureux de l'action avant d'être un idéologue : il préfère raconter des histoires plutôt que d'écrire des traités. Il est ainsi difficile de trouver une morale générale dans son oeuvre : on trouve plutôt des éléments de réflexion épars, glissés entre les lignes, pas toujours cohérents, ce qui montre que Boccace s'est bien gardé de s'inscrire ouvertement dans telle ou telle école de pensée, ayant préféré gardé son libre arbitre intact. Il éprouve le même souci concernant le libre arbitre du lecteur, se gardant autant qu'il peut de porter des jugements de valeur abusifs, même s'il n'y parvient pas toujours...

Le côté subversif de l'oeuvre de Boccace apparaît ainsi nettement. Cependant Boccace n'est pas non plus un ovni dans son époque, elle-même en phase de mutation avancée, ce dont Boccace est le témoin privilégié. Boccace est en fait le produit d'un élan novateur initié par Dante et Giotto ayant traversé son époque, de même qu'il a lui-même porté ce nouveau souffle encore plus avant.

1 Sixième journée, dixième nouvelle

3) Un peintre des mutations de son temps,
marchant droit vers la Renaissance

Jugé par Henri Hauvette comme «l'homme en qui s'incarnaient avec le plus de netteté, dès le milieu du XIVème siècle, les tendances les plus hardies et les plus caractéristiques de la Renaissance italienne1», Boccace réunit en lui l'ensemble des qualités propres aux humanistes des XVème et XVIème siècles. Sans cesse à la recherche de nouvelles connaissances, Boccace est doté d'une curiosité intellectuelle considérable . Ne se contentant pas d'écrire, il recherche des manuscrits antiques, les commente, les traduit, sans pour autant délaisser les oeuvres de ses contemporains. Passionné également d'histoire et de science, Boccace semble ne mépriser aucune forme du savoir, et donne dans ses oeuvres autant d'écho à la littérature médiévale qu'aux écrits antiques.

Esprit curieux croyant fondamentalement en l'homme quel qu'il soit, Boccace en arrive même dans certaines nouvelles du Décaméron à un relatif progressisme social. Noblesse de sang et noblesse de coeur apparaissent comme deux notions distinctes, pouvant s'opposer l'une à l'autre. Les figures d'aristocrates ou de notables les plus sympathiques de l'oeuvre sont à coup sûr celles de ceux ayant fait preuve de libéralité envers les plus humbles. Boccace aime à la fois l'homme comme concept et les hommes dans leur diversité et témoigne à tous la même considération, faisant prendre conscience de la superficialité de certaines formes de hiérarchie sociale.

D'ailleurs chez Boccace les roturiers commencent déjà à se prendre en main. Le Décaméron fourmille de marchands bâtissant des fortunes, commerçant dans tout le bassin méditerranéen, s'opposant à de nombreux aristocrates vivant de leur rentes. Même si Boccace a peu d'affinités personnelles avec ce milieu, élevé par un père banquier et originaire d'une cité marchande, il a fait de la bourgeoisie capitaliste le moteur de son chef d'oeuvre : par les nouveaux horizons marchands qu'elle découvre, elle favorise de nouveaux horizons intellectuels.

1 «Il Corbaccio : une confession de Boccace», dans Etudes sur Boccace, p. 62

a) Une curiosité intellectuelle considérable

Boccace est un des plus grands érudits de son temps. Pourtant il n'a nullement été encouragé par son père dans ses études (à la différence de Pétrarque), ce dernier ne voulait en faire qu'un bon commerçant. Boccace a donc tout appris en autodidacte, désertant le comptoir des Bardi : sa jeunesse napolitaine lui a permis de s'ouvrir à des cultures diverses, que ce soit la découverte des textes latin ou la lecture d'oeuvres en langue d'oc et d'oïl qui circulaient couramment à Naples, sans oublier que la culture arabe connaissait également en Campanie une certaine diffusion du fait des liens historiques entre cette région et la Sicile, et qu'enfin Boccace fut très tôt en contact avec un savant grec venu de Constantinople1. Notre écrivain est curieux de tout et ne fait pas de hiérarchie stricte du savoir. Loin d'opposer lettres latines et lettres médiévales il puise dans les deux sources, le Filostrato est inspiré du Roman de Troie de Benoît de Saint-Maure mais s'inscrit également dans le cadre de l'Antiquité de par son sujet2. Boccace est attiré par l'exotisme, c'est ainsi que le lecteur du Décaméron est souvent transporté d'un pays à l'autre : le recueil de nouvelles nous fait aller de la Chine aux Flandres, de l'Angleterre en Egypte. Notre écrivain tente ainsi dans la mesure du possible de ne pas sombrer dans l'ethnocentrisme, la troisième nouvelle de la première journée, tendant à conclure que chaque religion est la mieux adaptée pour son peuple et donc qu'aucune ne surpasse l'autre en valeur absolue, nous le rappelle... Souvent l'étranger, loin d'être vu comme un barbare, apparaît comme des plus civilisés, Saladin bénéficie dans la troisième nouvelle du recueil de paroles flatteuses3, ce qui pour l'époque est assez osé.

Tout au long de sa vie, Boccace a tenté d'élargir son savoir, de ne pas se limiter à la littérature. Fasciné par l'histoire, il s'est essayé aux recueils de biographies à deux reprises4. Il a même touché à la géographie avec le De montibus (date incertaine), une sorte d'inventaire, très complet, de la culture

1 Julien Luchaire évoque un certain Barlaam, gréco-italien, lié avec l'ami de Boccace Paolo de Pérouse. Il arriva en Italie avec une lettre de recommandation impériale où il était dit «l'homme le plus lettré depuis beaucoup de siècles.»

2 Le Filostrato raconte l'amour déçu de Troïlus, fils de Priam, pour Chryséis, sur fond de guerre de Troie.

3 La narratrice Filomena parle en ces termes : «Saladin, dont la valeur fut telle qu'elle lui permit non seulement d'homme obscur qu'il était de devenir sultan de Babylone...». Les deux nouvelles dans lesquelles Saladin apparaît (I, 3 et X, 9) sont tout à fait à son avantage.

4 Avec le De casibus virorum illustrium (commencé vers 1360) et le De mulieribus claris (même période).

géographique antique et contemporaine. L'ensemble de ses oeuvres latines est remarquable par son encyclopédisme et la richesse de son information. L'influence de Pétrarque est évidente dans son goût pour les ouvrages d'érudition en latin, mais Boccace ne se limite pas à cela. On le sait également fasciné par les sciences, notamment par la médecine et l'astronomie. On remarque d'ailleurs qu'à la différence de Molière Boccace a largement privilégie la charge anticléricale à celle antimédicale : les quelques médecins du Décaméron apparaissent comme des esprits fins, comme Maître Alberto da Bologna (nouvelle I, 10), qui bien que d'âge mur, revendique son droit à continuer à vivre comme s'il était jeune et à poursuivre l'amour des femmes. Même le pauvre Maître Simone, ridiculisé par Bruno et Buffalmacco dans la nouvelle VIII, 9, devient finalement à son tour leur comparse pour se gausser de Calandrino (nouvelle IX, 3) et n'est donc pas totalement accablé par notre auteur. A la différence de Pétrarque qui méprisait les sciences de la nature, trop matérialistes à ses yeux, Boccace apprécie ce savoir concret, profane. La description des symptômes de la peste qu'il donne dans l'introduction de la première journée est on ne peut plus médicale. N'épargnant aucun détail macabre, il parle bien en profondeur des symptômes cliniques de la maladie, de la façon la plus scientifique qu'il peut1 : autre preuve de modernité.

A Naples, Boccace a également rencontré un illustre astrologue2 le génois Andalone di Negro, qui eut sur lui un grand attrait. Cette science mystérieuse a beaucoup excité son imagination. En vogue à l'époque, elle n'était cependant déjà pas à l'abri des foudres de l'Eglise.

Boccace est ainsi aux dires de Christian Bec «un lettré largement autodidacte, curieux de tout3», au point qu'il occupe «une place centrale au sein de la république préhumaniste européenne». Sa curiosité d'esprit le pousse à regarder la société dans laquelle il vit dans les moindres recoins, à s'intéresser aussi bien au popolo minuto qu'au popolo grasso, ce qui va conférer au Décaméron une certaine modernité sociale, une ouverture à tous les milieux, exceptionnelle pour l'époque.

1 Le mal «ne procédait pas comme en Orient, où le saignement de nez était le signe évident d'une mort inévitable : mais [...] venaient d'abord à l'aine ou sous les aisselles certaines enflures, dont les une devenaient grosses comme une pomme ordinaire, d'autres comme un oeuf, d'autres un peu plus ou un peu moins, et que le vulgaire nommait bubons» p. 38 (Boccace ne se limite pas à cet extrait).

2 A l'époque astrologie et astronomie n'étaient pas différenciées, et les deux termes employés indifféremment.

3 Introduction au Décaméron, p.1 8.

b) Progressisme social du Décaméron

Ce progressisme est encore à l'état embryonnaire, cependant il est bien perceptible. La longue tirade de Ghismonda adressée à son père Tancredi, prince de Salerne1, qui lui reproche d'être tombée amoureuse et d'avoir couché avec un roturier du nom de Guiscardo, a des airs de Révolution : «Nous tous qui sommes nés et qui naissons égaux, c'est la vertu qui fut notre premier signe de distinction ; ceux qui avaient été le mieux dotés et qui en faisaient le meilleur usage, furent appelés nobles, les autres demeurèrent ignobles. Et, bien que l'usage ait ensuite occulté cette loi, elle n'a rien perdu de sa vigueur ni de son actualité [...] ; c'est pourquoi celui qui agit vertueusement démontre évidemment sa noblesse, et, s'il vient à être désigné autrement, ce n'est pas lui qui est en tort, mais ceux qui le désignent autrement2.» La jeune fille va affirmer l'usage vicié de cette loi de façon explicite : «si tu veux bien juger sans animosité, tu conviendras que la noblesse est du côté de Guiscardo, alors que tous les nobles ne sont que des vilains.» Le père ne se laissera point fléchir et fera exécuter Guiscardo, ce qui provoquera le suicide de Ghismonda.

Boccace n'est point Beaumarchais, l'objet de la nouvelle est avant tout l'amour et non un plaidoyer pour l'abolition des privilèges, cependant le fait est que Boccace affirme la superficialité de certaines formes de hiérarchie sociale et plaide contre un cloisonnement des classes. On naît noble par hasard, selon les caprices de la Fortune sans l'avoir forcément mérité : Ghismonda précise p.343 que «la Fortune souvent élève les indignes, dédaignant d'exhausser ceux qui en sont les plus dignes.» Bourgeois roturier et même bâtard, Boccace a pourtant lui-même conscience de sa valeur d'écrivain, d'homme de lettre, bien plus importante à ses yeux que les quartiers de noblesse : nous en aurons un écho supplémentaire dans le Corbaccio, où entre la veuve originaire d'une des plus nobles familles de Florence ayant repoussé les avances d'un clerc savant (qui ne semble être autre que Boccace lui-même) et ce dernier, la véritable noblesse choisit le lettré, l'aristocratie du savoir étant aux yeux de Boccace beaucoup plus importante que l'aristocratie par le sang.

1 Première nouvelle de la quatrième journée

2 p.344

Des portraits de personnages humbles, simples, mais nobles de coeur, le Décaméron en propose quelques-uns : le boulanger Cisti1, devenu l'ami de messire Geri Spina, un Florentin très bien placé auprès du Pape, en fait partie. A son propos la narratrice Pampinea s'exprime en ces termes : ((je ne sais en ce qui me concerne, qui est la plus fautive : la Nature lorsqu'elle unit une âme noble à un corps vil ou la Fortune lorsqu'elle prédispose à un vil métier un corps doté d'une âme noble, ce qui est le cas de Cisti, notre concitoyen.» Il faut avouer que le personnage de Cisti, bien que sympathique, n'apparaît pas pour autant d'une noblesse particulièrement extraordinaire dans la nouvelle qui suit, mais l'important pour notre propos est plus la considération générale de Pampinea que la nouvelle elle-même : c'est là qu'on comprend pourquoi Boccace s'attarde tant sur des personnages simples et pauvres, qui en vérité peuvent se révéler être des trésors de vertu ou de grandeur d'âme. La nouvelle III, 9, mettant en scène une femme médecin qui épouse un noble contre son gré mais qui finalement honorera son épouse comme il se doit est distingue nettement elle aussi noblesse de sang et noblesse d'âme. Ces considérations vont à l'encontre de tous les a priori sociaux et culturels imaginables : Boccace s'intéresse avant tout à ce que sont les hommes et non à ce qu'ils ont.

D'ailleurs Ghismonda elle-même dit à son père que ((la pauvreté n'enlève rien à la noblesse de quelqu'un, la richesse si2.» Boccace lui-même n'a pas tellement cherché à faire carrière ou à s'enrichir, il s'est tout au long de sa vie consacré au savoir, à l'étude et à la poésie avec un profond désintéressement. Le Décaméron, de par sa diversité sociale, ne peut que promouvoir plus de mixité sociale, moins de préjugés sociaux, rappelle à chacun qu'au-delà de la condition sociale tous les hommes sont fondamentalement égaux face aux caprices de la Fortune.

1 Deuxième nouvelle de la sixième journée

2 p.344

c) Boccace, témoin de l'émergence

de la bourgeoisie marchande capitaliste

Lui-même fils de banquier, Boccace donne la part belle dans le Décaméron à l'éclosion de la bourgeoisie marchande. D'ailleurs du fait de l'emploi de la langue vulgaire, le Décaméron s'adresse bien plus à un public bourgeois qu'à un public de lettrés1. Il fut d'ailleurs un best-seller de l'époque auprès de la bourgeoisie, que l'extraordinaire développement des cités italiennes a poussé sur le devant de la scène politique, économique et sociale depuis le siècle dernier. Les marchands italiens ont beaucoup fait circuler l'oeuvre et lui ont ainsi assuré une notoriété à travers toute l'Europe. Il faut dire que ceux-ci comptent parmi les personnages les plus dynamiques et sans doute les plus modernes de l'oeuvre.

Boccace ne s'épanche pas ouvertement sur l'effervescence économique grandissante dans les cités, mais le capitalisme est toujours présent en arrière- plan, comme un élément du décor. On y devine toutefois que la compétition est rude, notamment dans la quatrième nouvelle de la deuxième journée, où le marchand Landolfo Rufolo, venu vendre ses produits à Chypre, subit une concurrence telle qu'il se voit obligé d'écouler ses produits à bas prix et se trouve ruiné. Déjà à l'époque, on pouvait tout perdre ou tout gagner en un instant.

La vie des marchands a pu rebuter Boccace qui a toujours méprisé ceux qui parlent d'argent et comptent à longueur de journée. Mais comment d'un autre côté ne pas envier les voyages qu'ils font ? Dans le Décaméron nous en voyons tantôt à Chypre, tantôt à Alexandrie, parcourir toute l'Italie. La mondialisation est déjà une réalité. Les marchands sont presque les seules personnes à côtoyer des peuples étrangers et contribuent à plus d'ouverture sur le monde, favorisant les échanges matériels mais aussi les échanges d'idées. La bourgeoisie marchande ou financière travaille d'ailleurs en général sur le long terme, appliquée à augmenter sa puissance au fil des générations : c'est ainsi que les fils de marchand reçoivent généralement une éducation adéquate, comme Girolamo Sighieri dans la nouvelle IV, 8, qui est envoyé

1 Boccace lui-même pendant très longtemps n'osera pas montrer le Décaméron à son ami Pétrarque, de peur qu'il juge l'oeuvre trop basse.

étudier à Paris. Les marchands sont souvent ceux qui goûtent le plus à la fois aux joies de la vie mais aussi à ses dangers : attaques de bandits ou de pirates, naufrages, escroqueries en tout genre sont leur lot quotidien, mais la plupart du temps les marchands de Boccace finissent par tirer leur épingle du jeu, Boccace reconnaît volontiers leur dynamisme, leur habileté et leur ruse. Souvent en voyages d'affaire, nos marchands fréquentent des milieux sociaux variés, ce qui leur confère généralement une certaine ouverture d'esprit. Boccace est lui-même le produit de cette éclosion bourgeoise : fils de banquier, il a fréquenté aussi bien les bourgeois et marchands que les plus fins lettrés ou les aristocrates de la Cour de Naples. Rien d'étonnant alors à ce que le capitalisme naissant soit si perceptible dans son chef d'oeuvre.

Boccace nous semble donc à première vue un écrivain des plus modernes pour son époque. Principalement à travers le Décaméron il frappe par son goût de l'humanité, humble ou grande. Loin de refuser tout libertinage, libertin lui- même dans sa jeunesse, défenseur et amoureux des femmes, érudit passionné d'Antiquité, Boccace non seulement semble tenir de l'Humaniste du XVIème siècle, l'annonçant sur le plan intellectuel, mais parfois même le dépasse dans la modernité pour venir parler directement à nous sans intermédiaire, notamment sur le plan des moeurs. Cependant le personnage contient de nombreuses zones d'ombre et son portrait réel n'est pas aussi idyllique. Sentant la vieillesse approcher, ébranlé dans la plupart de ses convictions, Boccace va donner libre cours dans la seconde partie de sa vie aux contradictions qu'il portait en lui depuis le début et se réfugier dans des valeurs beaucoup plus traditionnelles et parfois réactionnaires pour le citoyen- lecteur d'aujourd'hui.

II Boccace réactionnaire :

un reniement de soi

Vers 1360 environ, alors que le Décaméron n'était achevé que depuis quelques années, Boccace va amorcer un revirement global de l'ensemble de ses conceptions morales. La vieillesse approchant1, le libertin de Naples, le conteur grivois du Décaméron va se repentir de sa vie passée quelque peu dissolue et chercher salut et réconfort dans la religion. Alors qu'il se moquait ouvertement de la crédulité des gens et de leur fétichisme dans la nouvelle VI, 10 du Décaméron2, le voilà maintenant qui collectionne des reliques3. Mal vu à Florence où il est soupçonné d'avoir été impliqué dans une conjuration, ayant perdu certains amis compromis dans cette même conjuration, Boccace s'enferme à Certaldo et vit retiré des cercles mondains.

C'est à ce moment-là qu'il va écrire son oeuvre la plus déconcertante, la plus troublante aussi, antithèse à bien des égards du Décaméron ou de Fiammetta : le Corbaccio ou le Labyrinthe d'amour. Cette oeuvre constitue la palinodie de certaines conceptions clés de notre Boccace humaniste : de féministe et populaire, Boccace devient misogyne et élitiste, avec une violence verbale assez frappante. Or, de la condamnation de la femme, Boccace va déboucher également sur une condamnation de l'amour tel qu'il le concevait jusqu'alors, voire une condamnation d'un certain type de littérature, y compris de ses propres oeuvres. Rejetant le libre arbitre, n'écrivant presque plus que des oeuvres savantes en latin destinées aux érudits, c'est un Boccace bien amer et désabusé qui se révèle aux curieux ayant voulu étudier cet écrivain au-delà du Décaméron.

1 En fait vers 1360 Boccace n'est pas spécialement vieux puisque né en 1313, il a alors moins de cinquante ans. Cependant les belles années napolitaines sont déjà bien loin : la dégradation de son physique, la perte de son pouvoir de séduction l'affecte profondément, comme l'atteste le Corbaccio.

2 Dans cette nouvelle Frère Cipolla, ayant promis aux habitants de Certaldo de montrer la plume de l'ange Gabriel, voyant qu'on la lui a volée et trouvant des charbons à la place, prétend qu'ils ont servi à griller Saint Laurent.

3 Anecdote rapportée par Henri Hauvette, dans son recueil d'Etudes sur Boccace.

1) Boccace misogyne ?

La condamnation de la femme dans le Corbaccio est explicite. Très nettement inférieure à l'homme, elle empêche celui-ci d'accéder à la sagesse, étant un objet de tentation permanente et poussant l'homme à la bestialité. Le Corbaccio reprend tous les préjugés que les hommes ont accumulés sur les femmes depuis l'Antiquité grecque. Sans doute causé par une déception amoureuse, ce revirement n'est pas pour autant purement contingent : la condamnation de la femme du Corbaccio ne se limite pas à la veuve de l'histoire mais est bel est bien généralisée.

Il faut savoir cependant que Boccace, même au plus haut de sa libéralité, même s'il a toujours clamé haut et fort son amour pour les femmes qui était profondément sincère, avait déjà au sein même du Décaméron adressé des messages fort ambigus. Si le ton général du chef d'oeuvre reste résolument orienté vers une célébration et une défense des femmes, des relents de misogynie non négligeables sont bien présent ça et là. Nous avons même une nouvelle du Décaméron, la septième de la huitième journée, qui présente des affinités confondantes avec l'histoire du Corbaccio. L'amour que porte le Boccace du Décaméron envers les femmes n'a jamais signifié que pour autant celles-ci étaient les égales des hommes. Vouloir faire de Boccace un féministe véritable, c'est trop demander à un homme du XIVème siècle.

Cela dit il convient également de ne pas exagérer : la critique acerbe de la femme présente dans le Corbaccio, provoquée à la base par un événement douloureux dans la vie de Boccace, ne peut certes pas effacer la grande considération dans laquelle Boccace a toujours tenu les femmes, ainsi que les droits qu'il leur a accordées, déjà vus précédemment. De plus interpréter le Corbaccio comme une oeuvre uniquement centrée sur la misogynie serait un contresens : dans cette oeuvre Boccace à bien des égards se condamne sans doute encore plus lui-même que la veuve qui s'est moquée de lui. De toute façon la violence des mots du Corbaccio et l'acharnement excessif de l'auteur contre les femmes ne font que montrer que celui-ci éprouve les pires difficultés à se détacher des plaisirs terrestres et à se conformer à une vie plus vertueuse, malgré les exhortations de son ami Pétrarque : chassez le naturel, il revient au galop.

a) Le Corbaccio, vilain petit canard de l'oeuvre de Boccace

Le Corbaccio raconte l'histoire d'un «clerc1» tombé amoureux d'une veuve mais méprisé par cette dernière, qui s'est même moquée de lui publiquement. En proie à de graves agitations, songeant à se donner la mort, le clerc fait finalement un rêve dans lequel, arrivé dans un désert lugubre, il rencontre un esprit qui n'est autre que le mari défunt de la dame, venu pour le remettre dans le droit chemin. Ayant brossé un portrait édifiant de la bêtise, de l'égoïsme et de la vanité de sa femme afin de faire prendre conscience au clerc que celle qu'il aimait n'était certainement pas digne d'un tel amour et donc de le faire revenir à la raison, il lui permet à la fin de s'en retourner dans le monde réel. De nouveau conscient, le clerc se rend compte alors de la folie dans laquelle il a sombré et se sentant guéri de son mal, il décide de retranscrire son rêve à la fois pour se venger de la veuve et pour que son exemple profite aux autres hommes.

L'esprit juge que la femme est sans cesse agitée par les passions : dotée d'un faible intellect, se laissant aller aux instincts les plus bas, elle relève plus de l'animalité que de l'humanité2. Sa seule utilité étant de reproduire l'espèce humaine, même les porcs sont moins vils qu'elle. Nées pour servir les hommes, elles ne remplissent en rien leur office, et au contraire se montrent capricieuses, ingrates, frivoles, poussant souvent leurs maris à des dépenses inconsidérées. Outrageusement luxurieuses3, elles se livrent au premier venu sans retenue. Leur savoir se borne aux commérages à la sortie de la messe, leur beauté n'est faite que de fards et d'artifices. En bref, le plus vil des hommes vaut bien mieux que la meilleure des femmes...

Le Corbaccio constitue ainsi, aux dires de Francesco Erbani4, «un sorprendente rovesciamento di un edificio teorico e letterario», «un auto da fe1» : loin de contribuer à l'inspiration du poète, la femme lui interdit tout esprit créatif et le pousse vers l'animalité. Changeante d'humeur, incapable de réfléchir rationnellement, elle tire les hommes vers le bas au lieu de les inspirer

1 Au sens de savant, traduction littérale de clerico, terme employé par les commentateurs italiens pour désigner le narrateur et protagoniste de l'oeuvre, qui sans doute n'est autre que Boccace lui-même, au vu des nombreux traits communs entre les deux : âge mur, apprentissage du commerce abandonné pour faire des études de lettres, réputation de grand connaisseur des femmes...

2 «La femina è animale imperfetto, passionato da mille passioni spiacevoli e abbominevoli» p.233

3 «La loro lussuria è focosa et insaziabile» : leur luxure est ardente et insatiable.

4 Dans l'introduction de son édition italienne de Fiammetta et du Corbaccio.

à contempler les essences divines : c'est pour cette raison que les effets de la femme sont particulièrement dévastateurs pour le poète. Boccace tire de son ouvrage et sa publication une vengeance toute personnelle.

Cependant, si dans le Corbaccio la condamnation des femmes est explicite, des portraits peu flatteurs du beau sexe émaillaient déjà des oeuvres précédentes et notamment du Décaméron : le rapport de Boccace aux femmes est donc bien plus ambivalent qu'on pourrait ne le penser...

b) La misogynie sous-jacente du Décaméron

Le Décaméron lui-même, s'il accorde certains droits aux femmes, s'il les célèbre comme objet d'amour, ne remet pourtant pas en cause la domination fondamentale du sexe masculin dans la société de l'époque. Et la plupart du temps, ce sont les femmes elles-mêmes qui le disent. C'est ainsi que lorsque dans l'introduction de la première journée, Pampinea soumet son projet de villégiature à ses camarades, deux d'entre elles prennent la parole pour affirmer que des femmes seules ne seraient capable de rien, et qu'il leur faut s'adjoindre des hommes qui puissent les diriger. C'est ainsi que Filomena dit à ses compagnes : «Rappelez-vous que nous sommes toutes des femmes : aucune de nous n'est assez enfant pour ignorer comme les femmes livrées à elles- mêmes sont raisonnables, et comme elles savent se gouverner sans le secours d'un homme. Nous sommes changeantes, querelleuses, soupçonneuses, pusillanimes et craintives...» (p.50) Filomena ne fait rien d'autre qu'annoncer les critiques qu'adressera aux femmes l'esprit du Corbaccio lui-même. Elissa se fait quant à elle encore plus explicite : «En vérité, les hommes sont les chefs des femmes et sans leur gouvernement nos entreprises parviennent rarement à une fin louable.» (p.50) Boccace dès le Décaméron affirme une supériorité de l'homme sur la femme.

Le Décaméron comporte par ailleurs une bien curieuse nouvelle1, préfigurant le Corbaccio. Cette nouvelle met en scène un noble étudiant du nom de Rinieri revenu de Paris, amoureux d'une veuve qui s'est jouée de lui en le faisant passer une nuit entière dehors sous la neige à attendre qu'elle daigne bien lui ouvrir chez elle, alors que pendant ce temps elle prenait du plaisir avec

1 Trad. : «un surprenant renversement d'un édifice théorique et littéraire », «une auto da fe»

son véritable amant. Changeant son amour en haine farouche, l'étudiant trouve l'occasion de se venger lorsque la veuve lui demande s'il ne pourrait par quelque tour de magie lui rendre son amant qui l'a quittée. Rinieri va alors échafauder un plan machiavélique qui aura pour résultat de voir la veuve passer une journée entière au sommet d'une tour, exposée toute nue aux rayons du Soleil et aux piqûres d'insectes. Les analogies avec le Corbaccio sont nombreuses : un lettré moqué voire humilié par une veuve qui se venge du mieux qu'il peut, une opposition entre les hommes savants et les femmes ignorantes2, superficielles, à la beauté trompeuse3. L'étudiant de la nouvelle annonce par ailleurs que s'il n'avait pas eu l'occasion de se venger, rien ne l'aurait l'empêché de prendre sa plume pour humilier plus encore cette femme, de par son récit : le Corbaccio peut ainsi parfaitement apparaître comme l'exécution de la menace proférée par l'étudiant, même si l'histoire n'est pas absolument semblable.

On remarque également dans le Décaméron qu'à partir du moment où les femmes sont aimées, à une exception près4 elles sont sommées d'aimer à leur tour. C'est ce qu'on voit clairement dans la huitième nouvelle de la cinquième journée, où une femme ayant repoussé les avances d'un jeune homme se voit condamnée à sa mort à se faire poursuivre par son amant1 l'épée à la main, à se faire tuer par ce dernier qui lui arrache aussitôt le coeur, le jetant en pâture aux chiens, la scène se reproduisant à l'infini... Ayant assisté à la scène, un autre jeune homme, Nastagio degli Onesti, vivant celui-ci, en profite pour faire venir sur les lieux la femme qu'il aime et qui l'a sans cesse repoussé, laquelle cède rapidement à l'amour de Nastagio de peur de subir un châtiment semblable. La femme qui n'aime pas est automatiquement traitée de vaniteuse, altière et dédaigneuse. Boccace avait d'ailleurs prévenu dans son prologue qu'il dédiait le Décaméron non pas à toutes les femmes, mais seulement «à celles qui aiment» : pour les autres «c'est assez de l'aiguille, du fuseau et du rouet» (p.33). Ayant longtemps déclamé que la femme était faite pour aimer et pour être

1 Il s'agit de la huitième nouvelle de la septième journée.

2 L'étudiant de la nouvelle profite largement de la crédulité et de la naïveté de la veuve, en lui faisant croire facilement que par ses études il possède des pouvoirs magiques. Dans le Corbaccio, la différence de niveau intellectuel entre le clerc et la veuve est elle aussi flagrante.

3 Que ce soit l'étudiant de la nouvelle ou le clerc du Corbaccio, l'accent est mis sur le caractère éphémère de la beauté des femmes, vouées à flétrir et à se rider, tandis que les attraits du savoir, des essences divines, eux, sont éternels.

4 Celle de la première nouvelle de la neuvième journée, où une femme aimée de deux jeunes gens élabore tout un habile stratagème pour les repousser, ce qui lui vaudra les félicitations de la compagnie.

aimée, Boccace tombe quelque part dans le piège d'enfermer la femme dans ce rôle-là, l'empêchant d'en accomplir d'autres. Le Décaméron est plein de vérités générales sur les différences de caractère entre les femmes et les hommes : s'il s'agit plus de célébrer la complémentarité des sexes et la diversité de l'espèce humaine, Boccace développe malgré tout avant même le Corbaccio une vision quelque peu étriquée par endroits des rapports homme/femme, encore teintée d'une mentalité assez traditionnelle. Le Décaméron comporte en lui-même une bonam partem, aux antipodes du Corbaccio, mais également une malam partem2, déjà bien plus compatible avec l'umile tratatto1.

c) Une misogynie à relativiser

Le Décaméron est, nous l'avons dit, une véritable Comédie humaine : normal alors qu'il contienne des nouvelles se contredisant quelque peu les unes les autres, la vie ne dévoilant pas des vérités à sens unique. Son ton général reste tout de même largement progressiste : ce qui sera repris dans le Corbaccio n'est encore qu'en germe. Quant au Corbaccio lui-même, il mérite également de ne pas être caricaturé, le message qu'il délivre étant bien plus complexe qu'une simple diatribe anti-féminine. En effet si Boccace a malheureusement cristallisé sa critique sur les femmes, on devine aisément qu'il adresse des reproches à l'ensemble de la société, qui est toute entière en proie au désordre. Boccace proteste contre l'absence de valeurs, la frivolité croissante des individus, attirés par une littérature de pure consommation, par les signes extérieurs de richesse, par les plaisirs de la table...

Le lecteur du Corbaccio peut d'ailleurs légitimement se poser la question : entre la veuve et le clerc, qui est le plus blâmable ? Et Boccace l'affirme lui-même : ce qui le torture le plus, c'est non pas le fait d'avoir été repoussé par une frivole, mais plutôt d'avoir sombré lui-même dans l'animalité, d'avoir nourri cette passion destructrice et démesurée pour une femme qui n'en valait pas la peine, et ainsi d'être tombé tout seul dans le piège, alors que jusqu'à présent son statut de lettré, d'intellectuel, lui avait toujours fait avoir une haute opinion de lui-même et une conscience d'une certaine supériorité.

1 Au sens classique, le terme «amant» peut s'appliquer à un homme même s'il n'est pas aimé en retour.

2 Selon la distinction opérée par Marco Veglia, dans Il corvo e la sirena, culture e poesia del Corbaccio («Le corbeau et la sirène : culture et poésie du Corbaccio»).

Pour Marco Veglia, le centre du livre n'est pas la misogynie mais comment et pourquoi Boccace a pu commettre une telle erreur de jugement, et comment il se libère de cette faute.

Ayant entendu vanter les qualités de la veuve uniquement par ouï-dire, sans les avoirs constatées lui-même ni jamais l'avoir vue auparavant, il tombe en effet amoureux d'elle dès le premier regard, à vrai dire moins d'elle que de l'image idéalisée qu'il s'en fait... Le «mauvais corbeau», est en réalité bien plus le clerc lui-même que la veuve : en effet à l'époque le corbeau était souvent soit comme le symbole du «chierico penitente», soit comme celui d'un homme victime des séductions mondaines, qualités que rassemble pourtant le protagoniste, qui est d'ailleurs le seul être «ailé» de l'oeuvre : «mi parea che mi fossero da non usitata natura prestate velocissime ali2»3.

Ainsi plus encore que la condamnation de la femme, c'est une condamnation de l'amour galant à laquelle nous assistons dans le Corbaccio, qui loin de sublimer les âmes comme dans les oeuvres de jeunesse de notre auteur, présente le risque d'avilir et de faire tomber dans la bestialité les esprits les plus nobles. Au même moment où Boccace écrit le Corbaccio, il compose le De mulieribus claris : les femmes restent une de ses préoccupations majeures, mais son rapport avec elle a changé, de même que sa vison de l'amour.

1 «Humble traité» C'est Boccace lui-même qui qualifie le Corbaccio ainsi, dès le début de l'oeuvre.

2 «J'avais l'impression d'avoir été doté de rapides ailes»

3 Arguments apportés par Marco Veglia, op. cit. Francesco Erbani penche en revanche dans son introduction au Corbaccio pour une identification de la veuve et du corbeau, mais se révèle beaucoup moins convaincant. La veuve, loin d'être une créature ailée, même de mauvais augure comme un corbeau, est traitée dans l'oeuvre de serpent, animal rampant, ce qui n'est qu'une métaphore pour évoquer son esprit et son intelligence, des plus terre à terre...

2) Un homme désabusé par l'amour

Boccace ayant longtemps associé amour des femmes et culte de l'amour en soi, rien d'étonnant à ce que sa condamnation de la femme dans le Corbaccio ne s'accompagne d'une condamnation de l'amour, tel que Boccace le pratiquait lui-même jusqu'à présent, et tel que le célébraient l'ensemble des poètes qui l'ont le plus influencé dans ses premières oeuvres. Tournant le dos aux plaisirs terrestres, Boccace ne songe désormais qu'à élever son âme, à traduire en actes sa supériorité d'homme de lettres, de savant ne tombant pas dans les travers des hommes communs, d'où l'affliction extrême qu'il éprouve dans le Corbaccio, lorsqu'il voit qu'il est tombé malgré tout dans le piège.

Mais s'estimant guéri de ses passions à la fin de l'oeuvre, Boccace se tourne désormais tout entier vers des amours bien plus spirituelles. Alors qu'il se moquait pour ainsi dire des Muses dans l'introduction à la quatrième journée du Décaméron, le voilà qui les célèbre dans le Corbaccio et les oppose à la vilenie des femmes terrestres. Alors que l'héroïne de Fiammetta ne pouvait résister aux appels d'Eros et de Vénus, le voilà qui privilégie la Vierge comme interlocutrice divine, se plaçant sous sa protection.

Il est d'ailleurs intéressant de constater que le cas de Boccace n'est pas isolé, puisque c'est notre triumvirat de poètes tout entier qui a opéré un tel revirement. Dante et Pétrarque eux-mêmes, à peu près au même âge que Boccace, ont opéré un cheminement intellectuel semblable, ce qui n'a pas manqué d'influencer fortement leur confrère.

a) La condamnation de l'amour charnel

Le Corbaccio est clairement une antithèse de la ligne «galehautienne» du Décaméron : le goût de la chair n'a fait que tomber le clerc dans d'atroces souffrances morales, et condamne d'avance la veuve aux supplices éternels, l'esprit ne doutant pas une seule seconde que sa femme sera damnée par Dieu. La passion aveugle du clerc apparaît largement incompatible avec le savoir, au contraire de cette nouvelle du Décaméron où c'est l'amour qui change Cimone en jeune homme courtois des plus cultivé, de fou et sauvage

qu'il était. Le groupe d'amis du clerc est exclusivement constitué d'hommes, et n'est certainement pas accessible à n'importe qui : ils sont tous à discuter d'essences, du divin, de concepts métaphysiques que le commun des mortels et en premier lieu sans doute le veuve de l'umile tratatto ne saisiraient guère.

Jusqu'au Décaméron, Boccace adhérait entièrement au dolce stil nuovo, tel que vu par l'épicurien Guido Cavalcanti (1255-1300) : l'amour ennoblit l'âme, pousse vers le bien et le sacré mais reste également un sentiment passionnel irrésistible et l'union physique demeure incontournable. Le problème est qu'un tel amour provoque des dégâts non négligeables dans l'âme et l'intellect du poète. Boccace rompt également avec la culture bolonaise, elle- même teintée d'épicurisme et d'averroïsme1, pourtant si présente dans le Décaméron. La dixième nouvelle de la première journée du Décaméron nous présentait la figure d'un médecin de Bologne qui, même vieux, continuait à cultiver la galanterie auprès des femmes, malgré les moqueries que celles-ci pouvaient lui adresser. Se défendant de ses détracteurs dans l'introduction de la quatrième journée, Boccace se défend de même pour justifier sa galanterie auprès des femmes alors qu'il n'était déjà plus tout jeune, utilisant de surcroît une métaphore obscène fort explicite2! Et voilà que l'esprit du Corbaccio vient reprocher au clerc de s'être fourvoyé dans les frivolités de l'amour à un tel âge, alors que ses cheveux blanchissent déjà : le temps de l'épicurisme amoureux est bel et bien terminé. L'umile tratatto constitue assurément une palinodie directe à la nouvelle de Maître Alberto.

Cependant Boccace ne se contente pas de condamner l'amour-passion pour les vieillards, mais pour tout âge confondu, dans la mesure où il a écrit cette oeuvre pour qu'elle serve d'exemple aux jeunes3. L'amour-passion, si noble dans le Filocolo, Fiammetta ou le Décaméron ne devient plus dans le Corbaccio que «pestilenziosa infermità». Pour l'esprit, le labyrinthe d'amour, vallée dans laquelle les deux personnages se trouvent, où se font entendre des cris de hyènes et de bêtes sauvages, qui ne sont en fait que des cris d'hommes

1 Bologne jouissait à l'époque d'une excellent réputation grâce à son université, tandis que lorsque Boccace revient de Naples à Florence, sa ville n'en a toujours pas. Pétrarque a notamment fait une partie de ses études à Bologne.

2 «Quant à ceux qui invoquent mon âge contre moi, ils prouvent ainsi qu'ils sont bien mal informée de ce que la blancheur des cheveux n'enlève rien à la verdeur de la queue.» p.334

3 Boccace écrit à la fin ceci, s'adressant à son oeuvre «e perciò ingegnera'ti d'essere utile a coloro, e massimamente a' giovanni, li quali con gli occhi chiusi, per li non sicuri luoghi, troppo di sè didandosi, senza guida si mettono» (« tu t'ingénieras à être utile à ceux qui les yeux fermés, trop confiants en eux- mêmes, se rendent sans guide dans des lieux incertains, et particulièrement aux jeunes.»)

damnés s'étant vautrés dans la luxure est bien plus une «Porcherie de Vénus». Pourtant au début du songe, le chemin emprunté par Boccace semblait paradisiaque, semblable au chemin agréable de l'Amoureuse vision : si c'était à refaire Boccace opterait désormais sans nul doute pour le chemin austère. Boccace se doit alors de trouver une autre voie : abandonnant Cavalcanti, il va lui préférer Dante et Pétrarque, pour lesquels l'amour doit être tout entier versé dans des considérations spirituelles et complètement détourné de sa fonction primitive.

b) La convertio amoris

Avec le Corbaccio, Boccace va se raccrocher à la vision de Dante, qui privilégie à outrance la dimension métaphysique sur la dimension physique et est adepte d'une véritable ascèse spirituelle, unique moyen d'accès au divin1. C'est tout à fait flagrant lorsque le clerc se met à célébrer les Muses, antidotes contre les passions excessives qui n'ont point les artifices et les vanités des femmes, qui emplissent le poète de nourriture spirituelle et non du plaisir de la chair. L'amour devient un sentiment moral et abstrait, guidé par la raison uniquement. L'amour doit se faire échelle vers Dieu et non pas dévoyer l'amour pour le Créateur en un amour pour ses créatures : la femme aimée n'est presque plus qu'un symbole, et non un objet de chair.

L'amour se réfugie ainsi dans des figures mythiques, non réelles, comme les Muses, ou mortes comme la Vierge ou les Saintes. L'esprit reproche d'ailleurs amèrement au poète d'avoir longtemps fréquenté à la fois vulgaires femmes et Muses, ce dont ces dernières pourraient le blâmer. On remarque d'ailleurs que dans le De mulieribus claris que Boccace écrit parallèlement, la quasi totalité des femmes du recueil a vécu sous l'Antiquité, ce qui accentue leur côté mythique, inaccessible, transcendant. Boccace opère ainsi une véritable convertio amoris et adopte une conception plus en phase avec son âge et ses travaux actuels : l'écriture d'oeuvres savantes en latin. Il est frappant de constater qu'il se conforme en cela à ses deux illustres prédécesseurs, qui ont opéré eux-mêmes un cheminement semblable, ce qui n'a pas manqué d'influencer notre écrivain.

c) Un revirement commun aux Trois Couronnes

Si Dante et Cavalcanti comptent bien tous les deux parmi les plus illustres fondateurs du Dolce stil nuovo, l'illustre auteur de la Divine Comédie s'est substantiellement détaché de son ami, en élaborant une conception mystique de l'amour toute personnelle. Il considérait lui-même que la conception de l'amour par Cavalcanti était dangereuse : ayant d'ailleurs placé son père, Cavalcante Cavalcanti, en Enfer, il est abordé par lui dans le chant

X. Le père lui demande des nouvelles de son fils, pourquoi n'est-il pas avec lui ? Et Dante de répondre : ((des voies où l'ombre qui m'attend me mène2, votre Guy fut peut-être dédaigneux3.» Pour Christian Bec, on peut comprendre soit que Cavalcanti a méprisé Virgile, ce qui est possible vu qu'il ne goûtait guère les oeuvres antiques, soit ((non pas tant Virgile, mais la théologie, à savoir Béatrice, vers qui Dante est conduit par Virgile4». Cavalcanti n'a jamais voulu faire de l'amour ou de la poésie une théologie et s'est donc écarté de la voie que suit Dante dans sa Comédie, ce que ce dernier semble lui reprocher.

Il est à noter qu'à la différence de Boccace et de Maria d'Aquino/Fiammetta, la passion de Dante pour Béatrice est demeurée exclusivement platonique : il ne l'a guère aperçue plus de deux fois, l'une à neuf ans, l'autre à dix-huit. Tout ce dont il peut se vanter serait un salut courtois : ((Passant dans une rue, elle tourna les yeux vers l'endroit où j'étais, plein d'effroi. De par son ineffable courtoisie [...] elle me salua si vertueusement qu'il me sembla voir alors le sommet de la béatitude5». Dante avouera même que la Béatrice historique l'avait plutôt méprisé : l'amour de Dante pour Béatrice est donc on ne peut plus abstrait, on ne peut plus mystique, aucune trace de péché de chair ne vient l'entacher, c'est pourquoi Béatrice est digne d'être son guide pour lui faire visiter le Paradis.

Quant à Pétrarque, il recourt dans le Canzoniere à la fiction d'un unique amour idéalisé et fait de cette fiction la métaphore d'une révélation divine

1 cf. à ce sujet Enrico Molato, Dante e Guido Cavalcanti, il dissidio per la Vita Nuova e il «disdegno» di Guido, 2e édition, Quaderni di filologia e critica, Salerne, 2004.

2 Il s'agit de Virgile.

3 Traduction Marc Scialom, s.d. Christian Bec.

4 Dante, OEuvres complètes, s.d. Christian Bec, Pochothèque, LGF, 1996. Note n°2 p.637

5 Vie Nouvelle, III. Trad. Christian Bec.

(soulignée par la chronologie de la passion amoureuse qui répète littéralement la passion du Christ). Le désordre amoureux ne saurait conduire à l'ordre divin. La figure de Laure est restée mystérieuse car non identifiée. Selon le Canzoniere, elle serait née un vendredi saint le 6 avril 1327 et morte à 21 ans le 6 avril 1348 : il y a trop de symbolique pour y chercher une once de vérité : la figure de Laure est peut-être encore moins concrète que celle de Béatrice, même son nom est sans doute de pure invention, au vu des multiples symboliques qu'il offre au poète.

L'attention surprenante que Pétrarque a accordé à l'une des nouvelles du Décaméron nous en dit également long sur sa conception de l'amour. La nouvelle X, 10, toute dernière du recueil, raconte l'histoire de Griselda1, paysanne épousée par le Marquis de Saluces, qui ne cessera de lui faire subir des épreuves toutes plus cruelles les unes que les autres, avant finalement de la traiter en digne épouse. Le marquis, ayant eu le caprice de vouloir éprouver le dévouement de son épouse, fait croire à sa femme qu'il a tué lui-même leurs deux enfants, puis la chasse en chemise feignant d'avoir choisi une nouvelle épouse plus digne de son rang : il ne lui épargne ni châtiments physiques ni humiliations publiques et pourtant elle endure toutes ses épreuves avec la même patience, se montrant en tout point fidèle et obéissante en son mari.

Cette nouvelle est pour ainsi dire la seule du recueil qui ait un tant soit peu intéressé Pétrarque, au point qu'il a voulu la traduire lui-même en latin, afin de la rendre plus digne et de la faire circuler dans des milieux plus élevés. Le narrateur Dioneo avoue lui-même que l'exemple n'est absolument pas à suivre, et que la cruauté monstrueuse du marquis aurait dû lui valoir châtiment. Sa femme reste digne mais cette nouvelle ne fait pas progresser la cause féminine. Le lecteur moderne pourrait même reprocher à Griselda sa passivité, il ne se dit qu'une chose à la lecture de la nouvelle : mais quand va-t- elle enfin lui rendre la monnaie de sa pièce ? ce qu'elle ne fait jamais. Et pourtant la version latine de Pétrarque en fait une histoire édifiante : avec le titre, De vera oboedientia et fide uxoria, tout est dit. De simple nouvelle chez Boccace, l'histoire de Griselda devient chez Pétrarque un traité austère, où Griselda devient une nouvelle figure allégorique.

1 Cette histoire sera reprise par Perrault dans les Contes de ma mère l'Oye (1691)

Il paraît clair que l'influence conjointe de Dante et Pétrarque ont joué dans la convertio amoris de Boccace : lorsque Boccace a composé le Corbaccio, il était précisément en train de recopier les oeuvres de Dante, et à ce moment-là son amitié et sa correspondance avec Pétrarque étaient des plus intenses. Mais ce revirement demeure chez Boccace extrêmement douloureux et s'accompagne d'une remise en cause encore plus générale des idées qu'il avait fait valoir dans ses premières oeuvres, ainsi que d'une crise à la fois poétique et religieuse.

3) Un homme en crise

Ayant estimé qu'au fondement de son erreur du Corbaccio, il y avait une conception dangereuse de l'amour, Boccace en a donc changé. Mais il se rend compte également que cette mauvaise conception de l'amour n'était que le produit de sa propre culture littéraire, et qu'il n'a lui-même dans toute son oeuvre passée fait qu'encourager ses lecteurs aux passions destructrices, à l'impiété, au péché. Condamnant ses oeuvres passées, se sentant de plus inférieur en talent à son ami Pétrarque et en mal d'inspiration, Boccace vit une crise poétique profonde.

Sa vie passée lui a donné une réputation sulfureuse. Peu épargné par les critiques, Boccace en est souvent ressorti meurtri. La visite d'un chartreux va achever de le culpabiliser : désormais obsédé par la question de son propre salut, il devient bigot et reçoit même les ordres mineurs. Cependant cette «conversion)) religieuse demeure superficielle : Boccace ne parvient pas comme Pétrarque à réprimer sa nature profonde, ce qui accentue d'autant plus son déchirement intérieur.

De ces problèmes débouche un net repli sur soi : Boccace a quitté Florence et n'y revient plus que par intermittences. Il vit seul à Certaldo avec ses livres. Ses tentatives de retour à Naples sont désastreuses et le brouillent avec ses anciens amis. Les cercles mondains de la jeunesse napolitaine puis florentine ne sont plus désormais qu'un lointain souvenir. Empestant contre la décadence des temps dans lesquels il vit, il renonce à plaire et à éduquer les gens simples, adoptant une posture plus élitiste.

a) Crise du poète

La narratrice de la nouvelle mettant en scène l'étudiant Rinieri se vengeant contre la veuve qui s'était moquée de lui avait estimé que «ceux qui ont l'entendement des choses profondes tombent plus vite dans les pièges de l'amour1)) : comment cela est-il possible ? C'est en grande partie du fait que le lettré, trop influencé notamment par les grandes figures de femmes antiques, a tendance à plaquer trop facilement des modèles de femmes dignes et

vertueuses à une femme réelle, en fonction de ses références. C'est ainsi tout un panel de littérature qui est responsable de l'égarement du clerc du Corbaccio : celui-ci a trop rapidement pris la veuve pour une femme possédant les vertus de celles de l'Antiquité, qu'il est précisément en train d'étudier dans le De mulieribus claris. En plus de l'amour pour la veuve, s'il veut se guérir totalement de son mal, le clerc doit également combattre la culture qui a permis l'éclosion de cet amour. Le savoir littéraire de Boccace a voilé la passion coupable et l'a favorisée : notre auteur se doit de reconnaître le caractère ambivalent de la poésie, notamment antique, qui peut raffermir l'âme avec Virgile comme la dépraver avec Ovide. Pétrarque lui-même avait établi une liste d'écrivains antiques dangereux, et condamne Ovide, Catulle, Tibulle, Properce, ainsi que Sapho ou Anacréon, parmi les écrivains suscitant le plus les passions.

Boccace avoue donc lui-même implicitement avoir eu un mauvais rapport aux lettres. Au contraire dans le prologue du Filostrato, il légitimait ces grandes histoires d'amour antiques en ce qu'elles pouvaient apaiser les douleurs amoureuses : «cominciai a rivolgere le antiche storie per trovare su cui io potessi fare scudo verisilmente del mio segreto e amoroso dolore2». Pour le Boccace du Corbaccio désormais, cette position reviendrait à ce que la poésie ancre en nous les désirs vicieux alors qu'elle doit avoir une fonction normale : l'élévation intérieure de l'âme. Et dans Fiammetta, la comparaison avec les dames au destin tragique des temps anciens est aussi un moyen pour l'héroïne de mieux supporter ses peines et surtout de tirer la gloire de se déclarer la plus malheureuse de toutes3. Quant au clerc du Corbaccio c'est précisément lors d'une discussion sur les vertus des femmes de l'Antiquité qu'un de ses amis se met à vanter les vertus de la veuve : et parmi ces vertus faussement attribuées à la veuve celle de l'éloquence est tout à fait caractéristique de l'Antiquité, sans compter que la dame est dit aussi généreuse qu'Alexandre le Grand. Une certaine culture antique est donc clairement à l'origine de la passion inconsidérée du clerc pour la veuve, pour un bien piètre résultat.

1 Traduction Marthe Dozon, s.d. Christian Bec, p.642.

2 « Je commençai à parcourir les histoires antiques pour trouver ce avec quoi je pouvais faire obstacle à ma secrète et amoureuse douleur. »

3 «j'essaie moins d'apaiser ma souffrance que de la supporter. Pour ce faire je n'ai trouvé qu'un moyen, à
savoir : comparer mes peines à celles de ceux qui ont souffert d'amour dans le passé. J'en tirerai deux
avantages : d'abord, de voir que je ne suis ni la seule, ni la première à être malheureuse, ensuite après

Boccace inclut également la tradition de l'amour courtois, qu'il a pourtant si apprécié lors de sa jeunesse napolitaine, dans cette culture amoureuse dangereuse. La veuve semble en être experte, ayant lu plusieurs oeuvres tirées de romans français, qui semblent en partie responsables de sa frivolité. Est déclarée nuisible en gros l'ensemble de la littérature nourrissant en son sein une fonction galehautienne : l'oeuvre de Boccace est donc visée au tout premier plan. Boccace n'eut de cesse de critiquer ses propres oeuvres dans des lettres, il voulut même brûler ses poésies, à la fois pour cette raison et parce qu'il les jugeait nettement inférieures à celles de Pétrarque.

En réalité Boccace est également profondément déçu de lui-même : il n'a pas le talent poétique qu'il espérait. Le couronnement poétique de Zanobi da Strada, des mains de l'empereur vers 1355, l'a profondément affecté, à la fois parce qu'il jugeait ce poète relativement médiocre et parce qu'il estimait être le seul à mériter la couronne après Pétrarque. Désabusé, Boccace a alors une correspondance assez agitée avec Pétrarque, dans laquelle il refuse le titre de poète que celui-ci lui a accordé. Une lettre de Pétrarque de décembre 1355 montre celui-ci fort préoccupé par l'état mental de son ami : «j 'ai compris que tu es profondément agité ; j'en suis étonné, chagriné et irrité. Qu'est-ce qui peut faire vaciller un esprit comme le tien, que la nature et l'art ont établi sur de solides fondements ?1» Julien Luchaire répond à cette interrogation en relevant des paroles de Boccace fort troublantes : «J'avoue que je ne suis pas un poète ! [...] En vérité je désire l'être, je m'y applique de toutes mes forces. Arriverai-je jamais au but ? Dieu le sait. Je pense pourtant que mes forces ne suffiront pas à cette longue course ; j 'y rencontre trop de précipices et de sommets inaccessibles»2. Le fait est que dès lors Boccace ne va quasiment plus toucher à la poésie, voire aux oeuvres de fiction tout court puisque le Corbaccio de 1365-1366 sera la dernière. Ayant condamné la culture de l'amour courtois ainsi que certaines de ses propres oeuvres, Boccace doute à la fois en tant que poète et en tant qu'homme.

que j'aurai examiné les souffrances des autres, de juger les miennes bien supérieures». Début du chapitre VIII. Traduction Serge Stolf.

1 Rapporté par Julien Luchaire, dans Boccace, coll. «Les grandes biographies», Flammarion. Pétrarque rajoute dans sa lettre : «Tu t'es donné tant de peines pour être poète, et tu en détestes le titre ! Hé quoi ! parce que le laurier n'a point encore ceint ton front, tu ne serais pas poète! »

2 Le problème est que Julien Luchaire ne précise absolument pas d'où il tire ce texte. Sans doute d'une lettre mais nous aurions aimé bénéficié d'informations supplémentaires.

b) Crise spirituelle

Un événement insolite s'est produit dans la vie de Boccace : un homme est venu le voir1, un chartreux du nom de Gioacchino Ciani soi-disant envoyé par un saint personnage siennois nommé Pietro Petroni, lequel vient de mourir et aurait eu des visions prophétiques. Ces visions concernaient entre autres Boccace et lui faisaient connaître qu'il n'avait plus que peu d'années à vivre, qu'il devrait les consacrer à de saintes oeuvres et renoncer à l'étude des lettres profanes. Boccace est véritablement terrorisé par le sermon du chartreux : Julien Luchaire rapporte2 que s'étant laissé convaincre Boccace a écrit à Pétrarque, lui dévoilant son intention de vendre ses livres, admettant l'impossibilité d'être adorateur des Muses païennes et parfait chrétien. C'est Pétrarque lui-même qui devra le raisonner, doutant fort de l'authenticité de cette vision, et indiquant qu'il attend de pied ferme ce dévot censé le visiter également. Le grand poète reproche à notre ami sa peur de la mort, qui montre qu'il est trop attaché aux choses terrestres.

Boccace écrit en ce temps-là plusieurs sonnets dans lesquelles on trouve les résolutions de ne plus aimer pour se convertir à une vie plus digne et plus chrétienne. Le Corbaccio témoigne d'une confiance absolue en la miséricorde divine, moyennant l'intervention de la Vierge Marie, qui est sans doute à l'origine de son songe salvateur. Boccace tente aussi de se consoler en considérant que «tout péché est pardonnable pourvu qu'on en fasse une entière satisfaction3». On remarque d'ailleurs que le Corbaccio en contient aucune impertinence à l'égard du clergé à une pu deux exceptions près : l'ouvrage fut d'ailleurs non seulement préservé de l'index mais un religieux espagnol, l'archiprêtre de Talavera, a lui-même repris le thème et le titre de l'oeuvre pour écrire un traité de morale.

Cependant Boccace sait lui-même qu'à la différence de Pétrarque il ne parvient que fort peu à prendre le dessus sur les démons qui le tenaillent encore. Henri Hauvette estime qu'en «déversant sur les femmes en général tout le torrent d'injures qu'est le Corbaccio, il fait plus qu'exhaler son dépit : il veut

1 La date est incertaine. Probablement entre le Décaméron et le Corbaccio.

2 Au chapitre IX de sa biographie de Boccace, op. cit.

3 Citation du Corbaccio par Henri Hauvette, Etudes sur Boccace, p.59.

s'inspirer à lui-même une sainte horreur pour ce sexe, cause perpétuelle de ses
écarts de conduite1» : le trait est trop forcé et on ne peut croire que ce
revirement d'opinion si subit ne soit pas la preuve de l'impuissance de Boccace
à changer sa nature profonde. Cette impuissance Boccace la constate lui-même
dans les poésies qu'il écrit à ce moment-là : le sonnet 16 des Rime, rappelant le
début du Corbaccio, montre un Boccace tenté par le suicide mais incapable de
mettre le projet à exécution. Hauvette a relevé pertinemment les contradictions
des Rime2 : le sonnet 35 crie que c'est folie de remettre sa liberté entre les
mains d'une femme, mais Boccace sait pourtant qu'il est incorrigible et se fera
toujours prendre au piège (sonnet 14). Dans le sonnet 72, il se compare à
Prométhée, dont le foie repousse toujours pour fournir au vautour qui le
torture une nouvelle proie. Au sonnet 42, Boccace regarde le passé avec un
chagrin où se mêle la terreur de sentir approcher la mort. Il craint dans le
sonnet 92 de subir des peines éternelles : il reste tout entier tourné vers la vie.
La bigoterie de Boccace ne parvient pas à annihiler entièrement son côté
païen, encore perceptible dans le Corbaccio. Le désir de vengeance absolue
contre la veuve, considéré comme un devoir, apparaît tout de même comme
fort peu chrétien. De plus, alors que Boccace se reconnaît comme vrai coupable
car il s'est laissé piéger tout seule, on peut dire que la pénitence qu'il s'impose
comme un devoir, à savoir d'écrire l'ouvrage, lui coûte peu ! C'est au contraire
la veuve qui va en faire les frais :alors qu'il célèbre la miséricorde de Dieu,
Boccace lui-même fait preuve de bien peu de charité. Plus dur finalement avec
sa victime, damnée d'avance et sur laquelle Boccace appelle la vengeance
céleste dans les derniers mots du livre,3 qu'avec lui-même, on sent également
que la vie rangée, studieuse à laquelle il aspire reflète plus les enseignements
de la morale épicurienne que de la religion chrétienne. S'il refuse de se suicider
c'est parce que la vie est trop bonne et il faut même tenter de la prolonger le
plus possible4. Pétrarque reprochera d'ailleurs ce goût de Boccace pour la vie,
trop prononcé à ses yeux, dans une lettre qui n'est qu'une exhortation à savoir

1 Op. cit. p.51

2 Composé de 126 pièces éparses, le recueil des Rime jalonne les principales étapes de la carrière littéraire de Boccace

3 «Colui che d'ogni grazia è donatore, tosto a pugnerla, non temendo, le si farà incontro» («Celui de qui toute grâce procède, viendra à elle, prompt à la frapper sans hésiter»)

4 «Sieti cara la vita, e quella quanto puoi il più, t'ingegna di prolungare» («que la vie te soit chère, et efforce-toi de prolonger celle-ci autant que tu peux»)

mourir : la vie ne doit pas être trop aimée, ni la mort causer tant d'effroi1. La conversion du conteur demeure superficielle dans la mesure où Boccace ne parvient pas à «pénétrer la signification intime et vraiment féconde de la doctrine chrétienne2» : aucune de ses oeuvres d'âge mur ne contiennent une profondeur théologique comme ont pu le faire Dante et Pétrarque. La profondeur du sentiment religieux de Boccace reste très limitée, et il le sait, ce qui le déchire d'autant plus.

c) Une fin de vie amère et austère

Les dix à quinze dernières années de la vie de Boccace sont marquées d'un relatif isolement. Certes la correspondance avec Pétrarque où un ami comme Francesco Nelli lui permettent de garder des relations, mais Boccace n'est plus le galant mondain qu'il était. Son aventure malheureuse avec la veuve du Corbaccio, sans doute réelle, a pu lui faire prendre conscience de la perte de son pouvoir de séduction. N'étant plus en odeur se sainteté à Florence en 1361, car ami de deux membres de la conjuration qui avait été réprimée (Niccolo del Buono3 et Pino dei Rossi), Boccace vit désormais essentiellement à Certaldo, occupé avant tout par ses travaux d'érudition. Guère indulgent à l'égard de la vie politique florentine, la perte de ces deux amis (l'un est décapité, l'autre exilé) le chagrine.

Boccace est pauvre et semble s'en lamenter dans une lettre à Pétrarque, non parvenue. Pétrarque, dans la même lettre où il s'inquiétait pour son ami, troublé par la visite du chartreux, lui fait la réponse suivante : «aux grandes richesses, bien que tardives, que je t'avais offertes, tu as préféré ta liberté d'esprit, ta tranquille pauvreté, c'est bien, je t'en félicite, mais que tu dédaignes l'invitation d'un ami, tant de fois répétée, non, je ne peux pas t'en féliciter ? Chez moi je ne pourrais pas te faire riche, mais j'ai plus qu'il ne faut pour deux1». Zanobi da Strada, devenu secrétaire apostolique en Avignon, était mort en 1361. Sans doute Pétrarque, qui avait lui-même plusieurs fois refusé la charge, avait proposé son ami pour le remplacer. Le refus de Boccace montre bien la contradiction qui le frappe : attiré par le luxe et le confort, il déteste

1 Epîtres séniles, I, 5

2 Henri Hauvette, op. cit.

3 Boccace lui avait dédié l'Ameto

cependant les charges officielles au service d'un prince quel qu'il soit, qui pourraient lui faire perdre sa liberté2, qui en sont pourtant bien souvent la contrepartie. On peut comprendre que Pétrarque soit déçu du refus de Boccace : celui-ci se montre parfois irascible. S'il vient rendre visite à Pétrarque à Milan en 1359, il y reste sans doute moins d'un mois3. Pétrarque se plaindra d'ailleurs dans une lettre à leur ami commun Giovanni Nelli que «la très douce compagnie de leur ami commun doive être si brève4». Sa visite de Pétrarque à Venise ne sera guère plus longue : arrivé fin avril ou début mai 1363, il repart en août. Le 7 septembre Pétrarque lui écrira une lettre dans laquelle il le priera de revenir. Boccace verra pour la dernière fois son ami à Padoue en 1368, ayant toujours refusé ses propositions de vivre à ses côtés.

En voulant regagner Naples, Boccace nourrissait l'illusion qu'il pourrait vivre à nouveau l'époque heureuse de sa jeunesse. Mais ses tentatives tournèrent toutes à la catastrophe, le brouillant avec ses amis Niccolo Acciaiuoli, sénéchal de Naples, et Francesco Nelli, qui avait remplacé Zanobi de Strada dans son entourage lorsque celui-ci avait été appelé en Avignon. Invité par le sénéchal, il part pour Naples en octobre 1362, pensant y faire un long séjour puisqu'il emmène son demi-frère dont il a la charge. Mais la lettre qu'il a écrite à Nelli à son retour (qu'il n'a probablement pas envoyée), pleine d'invectives, montre à quel point il fut déçu. S'estimant négligé et fort maltraité, logé dans un taudis, ces cinq mois passés à Naples n'ont été pour lui qu'une suite d'humiliations. Pour lui l'inconfort matériel qu'il a dû subir l'a bafoué dans sa dignité, se sentant traité comme un personnage de peu d'importance. Boccace est en colère, jusqu'à la grossièreté : on l'a traité «merdeusement.» Cette lettre à Nelli tourne à la sature acerbe contre Acciaiuoli, homme sans scrupules et des plus hypocrites, qui en fait ne l'avait fait venir que pour qu'il compose une oeuvre qui l'immortaliserait. Le sénéchal a de plus l'impudence de se croire écrivain de talent. Dans sa huitième Eglogue, Boccace en remet une couche, traitant son ancien ami de voleur et de débauché. Mais dans un même temps il se brouille également avec Francesco Nelli, devenu l'homme à tout faire du sénéchal, qu'il tient pour directement responsable des mauvais

1 Rapporté par Julien Luchaire, op. cit.

2 Boccace a d'ailleurs désapprouvé Pétrarque lorsque celui-ci est venu s'installer à Milan, sous la protection des tyrans de la famille Visconti.

3 On sait que Boccace était à Milan le 16 mars et que le 11 avril il n'y était plus.

4 Rapporté par Julien Luchaire, op. cit.

traitements qu'il a subis. Boccace est ultra susceptible puisque sa lettre à Nelli est une réponse à une lettre d'excuses que celui-ci lui avait envoyé, le priant de revenir, l'assurant qu'il serait reçu avec tous les égards. Ayant commis l'erreur de dire de lui qu'il était un «homme de verre», qui se brise au moindre choc, Nelli ne fit qu'exciter davantage la rancoeur de Boccace.

La fin de vie de Boccace est ainsi en grande partie une succession de désillusions personnelles. Alors qu'il avait longtemps rêvé de la vie de la compagnie de jeunes gens du Décaméron qui allait de palais en palais, il mourra seul, malade, pauvre et isolé (au point de n'avoir appris de source sûre la mort de Pétrarque que plusieurs mois après), en décembre 1375. Mais le Boccace du Décaméron lui était mort depuis bien longtemps : toute l'oeuvre de Boccace n'est pas emplie de l'optimisme et du ton de liberté du recueil de nouvelles, Boccace a amorcé vers 1360 un virage significatif, passant de romancier sensuel et païen à un grave et dévot humaniste, même s'il a sans cesse lutté contre les démons de sa jeunesse et s'il n'a jamais pu se convertir complètement aux préceptes de Pétrarque qui l'incitait à renoncer aux plaisirs vains de la vie. Il ressort de tout cela que Boccace, au-delà de son côté précurseur de la Renaissance, anticipe également sur l'âge baroque vu l'ampleur des contradictions qui existent en lui et l'ampleur des doutes qui l'assaillent. Boccace a beau être prémonitoire de temps plus modernes, il demeure en réalité le reflet de son époque, prise entre troubles désastreux et innovations formidables.

III Boccace, personnage baroque

à la croisée des chemins

C'est finalement ce parcours tortueux, tant dans son oeuvre que dans sa vie, qui fait en somme la richesse de Boccace. Ce parcours est d'ailleurs à l'image de tous les remous qui ont secoué son époque, qui était loin d'être la plus paisible. Mais ce sont en même temps ces rivalités et guerres incessantes qui furent l'une des causes majeures du prodigieux développement artistique que connut l'Italie à l'époque. De même que la périodes des Croisades ne fut pas seulement une période de guerre mais aussi d'échanges économiques et culturels intenses, les batailles de clocher entre cités italiennes donnent pleinement l'occasion aux artistes d'exercer leurs talents, chaque commune voulant l'emporter sur l'autre dans tous les domaines.

A époque troublée, personnage troublé : Boccace est sans doute encore plus le produit de son époque qu'un Dante ou qu'un Pétrarque, de par ses origines sociales et sa fréquentation de milieux différents. Plein de contradictions, et ce autant pour l'homme que pour l'écrivain, Boccace demeure encore largement actuel pour le lecteur d'aujourd'hui en ce qu'il se sent un peu perdu dans son monde, regrettant souvent un passé mythifié et incertain face à ce que l'avenir réserve à ses contemporains.

Heureusement pour lui, il a su garder des convictions inébranlables (ou presque) : même s'il n'écrit presque plus, et en tout cas plus de poésies ni d'oeuvres de fictions, Boccace défendra toujours la poésie face à ses détracteurs, on ne peut plus fasciné par l'oeuvre de Dante, incarnation de la perfection. Boccace s'acharnera à jouer l'explorateur et à redécouvrir l'Antiquité, conscient de l'importance majeure de cette période dans l'histoire de culture mondiale. Enfin Boccace conservera jusqu'au bout son souci d'éduquer les plus humbles, voulant oeuvrer pour le progrès intellectuel et moral de l'humanité. Voyant certes un avenir incertain s'ouvrir aux hommes, Boccace a tout de même fait le pari du progrès : cet homme à la croisée des chemins malgré bien des errances a finalement su choisir le bon.

1) Un contexte historique ambivalent

Assurément des plus agitées, l'époque est sujette à intrigues, luttes de pouvoir incessantes, guerres, psychodrames divers. L'instabilité politique italienne devient quasiment banalisée, d'autant plus favorisée par un Pape absent de la péninsule. Absolument pas épargné par les grands fléaux que sont la peste ou la famine, siècle de la Guerre de Cent ans comme du Grand Schisme d'Occident, le XIVème siècle pourrait être perçu comme un siècle des plus obscurs, comme une régression de même que les siècles qui suivirent la chute de l'Empire romain d'Occident de 476. Cependant, riche en péripéties, cette période fournit aux poètes et artistes large matière à composer. Des révolutions artistiques ont éclaté et elles n'ont pas fini de produire tous leurs effets.

a) Crises politiques et guerres picrocholines

A l'heure de la mondialisation, alors que nous avons déjà subi deux guerres mondiales, alors que sévit aujourd'hui le terrorisme international, alors que grâce au nucléaire un Etat pourrait d'un instant à l'autre rayer un autre Etat de la carte, quelle que soit sa distance géographique, les guerres des communes italiennes du Temps des Condottieri1 peuvent apparaître bien dérisoire à nous, contemporains. Mais sachant qu'à l'époque le Nouveau Monde n'avait pas encore été découvert par les occidentaux, l'Italie, berceau de l'Empire romain, était alors un théâtre géostratégique majeur. Déchirée par la querelle des Guelfes et des Gibelins, soumise à toutes sortes de dynasties étrangères au fil des siècles (Français, Arabes, Normands, Espagnols et Allemands), l'Italie offre une situation politique des plus complexes, entremêlée dans des jeux d'alliances aussi disparates que changeantes. Les cas de Naples et Florence, les deux villes d'attache de Boccace, illustrent à eux seuls

1 Un condottiere est un chef de partisans ou de soldats mercenaires en Italie, au Moyen Age et pendant la
Renaissance. C'est dans l'Italie du Nord, et surtout à Venise, que se développa, à partir du XIIe siècle,
l'usage des troupes mercenaires qui étaient licenciées à la fin des guerres. Cette pratique devint courante

lors des luttes incessantes entre guelfes et gibelins au XIIIe siècle. Les condottieri étaient alors de

véritables chefs de bandes, souvent étrangers. Au cours du XIVe siècle, ils constituèrent des troupes
permanentes, qui, à la solde des différents Etats, les trahissaient au gré de leurs intérêts, et s'illustraient

par leurs pillages. Les condottieri disparurent au XVIe siècle avec la création des armées monarchiques.

parfaitement cette situation. Il ne s'agira pas ici de faire un panorama complet mais de donner quelques coups de projecteurs sur des éléments significatifs, auxquels Boccace ne fut point indifférent.

En 1341, alors que Boccace est à peine rentré à Florence et regrette déjà les plaisirs de Naples, les troubles politiques ne vont guère contribuer à mieux considérer sa cité d'origine. Pour une somme énorme, le gouvernement républicain de Florence1 achète la ville de Lucques au marquis de Ferrare. Pise, se voyant menacée par l'expansion florentine2, va purement annexer Lucques avant même que Florence ait pu en prendre possession. Les tentatives florentines de reconquête étant vaines, il est fait appel au duc d'Athènes Gautier de Brienne3 (neveu par alliance du roi Robert de Naples, traditionnel allié de Florence), qui n'obtient pas plus de succès au début mais prend néanmoins le pourvoir dans la cité. Proclamé Seigneur à vie de Florence, il reçoit un vibrant hommage public de la part de l'évêque de Florence, Angelo Acciaiuoli (le frère de Niccolo), ce même évêque qui l'année d'après dirige la conjuration qui le renverse4 et l'expulse de la cité.

Les méandres de la lutte de pouvoir ne vont pas non plus épargner Naples : le bon roi Robert meurt en janvier 1343, et c'est sa petite-fille Jeanne qui lui succède alors qu'elle n'est encore qu'une enfant. Les familles des deux frères du roi défunt, les Tarente et les Duras, vont s'entre-déchirer pour le pouvoir. Jeanne est mariée très tôt à André, fils du roi de Hongrie, qui sera rapidement assassiné5 : Louis, frère du défunt, devenu entre-temps roi de Hongrie, déferle en 1347 sur l'Italie1. Le 15 janvier 1348, la reine Jeanne est obligée de fuir Naples. Charles de Duras, de la famille royale angevine et ancien ami de Boccace, est décapité par le Hongrois : Naples est le théâtre d'exécutions sanglantes n'ayant rien à envier à celles qu'a connues Florence

1 Depuis 1293, c'est la bourgeoisie d'affaires qui est au pouvoir (régime dit du «second peuple», reposant sur le principe de l'élection tempéré par le tirage au sort et la cooptation).

2 Florence, Lucques et Pise sont à une distance relativement proche.

3 Boccace l'évoquera dans le De casibus virorum illustrium

4 Julien Luchaire évoque sans retenue la cruauté de la dictature de Brienne : «un sadique, Guillaume d'Assise, que le dictateur a nommé capitaine du peuple, torture et tue à plaisir. [...] Le bourreau amène avec lui aux exécutions son fils, jeune et beau, angélique créature ; le jeune homme se délecte et demande d'une voix douce qu'on torture encore un peu.» Boccace, p.69. Le père et le fils seront exécutés par la foule révoltée.

5 Machiavel dans son Histoire de Florence implique sans équivoque la reine Jeanne dans l'assassinat. Julien Luchaire laisse plus planer le doute.

sous la tyrannie du duc d'Athènes2. Fuyant la peste et les révoltes, le roi de Hongrie regagne son pays dès le moi de mai, ce qui permet un retour triomphal de la reine Jeanne et de son mari Louis de Tarente3, retour qui ne sera cependant pas définitif : elle sera de nouveau chassée bien des années plus tard pour avoir soutenu les antipapes d'Avignon.

L'installation des papes en Avignon, leur retour difficile à Rome suivi du schisme fut justement l'événement politique majeur du siècle, de par sa répercussion dans tout l'Occident chrétien. La France, l'une des plus anciennes et plus puissantes monarchies nationales d'Europe, avait tenté depuis longtemps de s'affranchir de l'autorité papale, qui constituait une ingérence dans ses affaires d'Etat. C'est Philippe le Bel4 qui parvient à faire plier l'Eglise sous son joug, profitant des rivalités entre le Pape Boniface VIII, de la famille Caetani, et les Colonna, puissante famille romaine. Boniface VIII, ayant excommunié les Colonna, «appela même à la croisade contre eux5.» Fait prisonnier par des corsaires catalans, mis aux galères, il parvient à s'échapper à Marseille et est envoyé à Philippe le Bel, lui-même excommunié par le pape en 1303. Feignant de vouloir conclure un accord avec le pape, le roi envoya secrètement Sciarra en Italie, notamment accompagné du Garde des Sceaux Guillaume de Nogaret. Le pape est fait prisonnier de nuit dans son palais d'Anagni6. Bien que libéré par le peuple, le pape sortit décrédibilisé de cette affaire et ne se remit jamais de cet affront : il mourut la même année. En 1309, le pape français Clément V transfère la curie en Avignon, ce qui ne causa à Rome que désordres et dépravations7. En 1347, une conjuration antinobiliaire porte le tribun Cola di Rienzo à la tête de la Ville Eternelle. Ayant chassé les sénateurs, il fonde une république. Ayant acquis «une renommée de justice et de vertu» selon Machiavel8, il fait espérer de nombreuses cités en une

1 Boccace est alors à Forli, hôte du seigneur gibelin Francesco degli Ordelaffi, qui soutient le roi de Hongrie. Boccace va accompagner Ordelaffi, qui va rejoindre le roi, et assister ainsi en premier lieu aux événements.

2 Un certain comte de Catanzaro fut notamment «placé au-dessus d'une roue hérissée de rasoirs qui, en tournant, le découpe lentement». (Julien Luchaire, Boccace).

3 Boccace a composé à l'occasion sa sixième Eglogue, en l'honneur du couple souverain : oeuvre de flatterie intéressée.

4 Roi de France de 1285 à 1314.

5 Machiavel, Histoire de Florence, trad. Christian Bec, p.685 Bouquins Laffont.

6 Ville du Latium. La légende veut que Sciarra ait donné lui-même un soufflet au pape.

7 La nouvelle I, 2, du Décaméron est très éloquente à ce titre.

8 Histoire de Florence, op. cit.

renaissance de la Rome antique1. Mais n'ayant pas l'envergure pour réaliser les grands espoirs fondés en lui, chassé en décembre par les nobles, il se réfugie auprès du roi Charles de Bohême, élu empereur grâce au pape Clément VI, qui le livre aussitôt à l'Eglise. Mais un certain Francesco Baroncelli ayant à son tour chassé les sénateurs et s'étant emparé du tribunat, le nouveau pape Innocent VI le renvoie à Rome et lui rend sa charge de tribun en 1354. Mais s'étant aliéné le peuple par des impôts trop écrasants, ennemi qui plus est des Colonna, il est rapidement assassiné.

Le séjour des papes en Avignon rencontre l'hostilité unanime des Italiens. Pétrarque écrit différentes lettres aux papes pour demander le retour à Rome, Boccace est lui-même envoyé en ambassade en Avignon par Florence en 1366 à la fois pour le prier de revenir à Rome mais aussi pour renouer de bons contacts avec le Saint-Siège, qui avaient été quelque peu compromis. Le retour à Rome est finalement décidé par Grégoire XI en 1377, quelques années seulement après les morts de Boccace et Pétrarque. Mais à sa mort survenue l'année suivante, les partisans de Rome et d'Avignon se déchirent : deux papes sont élus, qui s'excommunient mutuellement. C'est le Grand Schisme d'Occident, qui durera presque quarante ans.

A la mort de chaque pape, chaque camp élit un successeur, de manière à ce que le conflit perdure. Les négociations n'aboutissent à rien, de sorte que les cardinaux des deux partis abandonnent les papes et, réunis en concile à Pise en 1406, élisent Alexandre V : L'église catholique se retrouve ainsi avec trois papes ! Ce n'est qu'au concile de Constance de 1415-1418 que l'Eglise retrouve un pape unique, Martin V, les trois papes ayant été déchus.

Ces événements sont assez représentatifs de l'agitation qui règne alors en Europe en général et en Italie en particulier : ayant directement affecté Boccace pour la plupart, ils n'ont pas peu contribué à le faire mépriser la politique.

1 Pétrarque lui-même s'est montré particulièrement enthousiaste, Boccace beaucoup moins.

b) Crises économiques

A Florence, la prospérité de la ville reste à la merci de la moindre crise, en raison de la structure même des compagnies marchandes, dont le capital est constitué moins par les apports des associés que par ceux des tiers, dont les dépôts sont remboursables à vue et garantis sans limites par les biens des associés. Aussi, malgré l'habileté des techniques inventées ou adoptées par les marchands florentins (chèque, lettre de change, assurance, succursales habilement réparties de Famagouste1 à Londres), la vie économique de Florence

est-elle scandée au XIVe siècle par d'innombrables faillites, provoquées en partie par des crises politiques intérieures ou internationales.

Ainsi, l'éclatement du parti guelfe en deux fractions hostiles, les Noirs et les Blancs, en lutte de 1300 à 1302, aboutit à l'exil des seconds (Dante) et à la faillite de leurs compagnies. Affaiblies par ces discordes, les sociétés noires déposent à leur tour leur bilan : les Mozzi en 1301-1302, les Franzesi en 1307, les Pucci et Rimbertini en 1309, les Frescobaldi en 1312, les Scali en 1326.

Une nouvelle génération de marchands émerge avec la chute du duc d'Athènes, dont les Bardi sont les principaux représentants. Plus prudente, celle-ci instaure entre ses membres un régime de solidarité financière qui n'empêche cependant pas la faillite en 1342 des compagnies dell'Antella, des Cocchi, des Uzzano, les déposants ayant procédé à des retraits massifs par crainte que Florence ne renonce à l'alliance guelfe. L'expulsion du duc d'Athènes elle-même n'avait pas été sans conséquences économiques puisque celui-ci a couru se plaindre devant le Pape et le roi de France, qui expulse les marchands florentins et leur interdit de commercer en France : nouvelle catastrophe financière pour la république. De même les échecs militaires de leur débiteur Edouard III provoquent-ils la chute des Peruzzi et des Acciaiuoli en 1343, celle des Bardi en 1346.

Aggravée par la peste noire qui tue près de 50 000 habitants entre 1348 et 1350, la crise de Florence retarde jusqu'en 1360 le succès d'une troisième génération marchande. Ses compagnies, qui veulent accaparer à leur profit la direction de la ville, s'éliminent tour à tour. Ayant contraint les Guardi à la faillite en 1370-1371, les Alberti perdent leur chef Benedetto, frappé d'exil en

1 Port chypriote

1387 par les manoeuvres des Ricci et des Albizzi, qui sont à la tête du popolo grasso. Mais le chef de ces derniers, Rinaldo, doit s'effacer à son tour le 29 septembre 1434 devant Cosme de Médicis, qu'il avait pourtant fait exiler en 1433. Seuls restent alors en présence les Strozzi et surtout les Médicis : Cosme l'Ancien rentre, en effet, dès le 5 octobre à Florence, où il instaure la seigneurie de fait de sa famille.

Boccace a personnellement vécu la faillite des Bardi, chez lesquels était employé son père. Bien que nourrissant quelque mépris pour ces gens d'argent, il est bien obligé de constater qu'ils comptent parmi les catégories de métiers les plus dynamiques, comme nous l'avons montré dans le Décaméron. L'histoire économique de Florence montre qu'en dépit des crises et des faillites incessantes, de nouvelles générations marchandes ont toujours permis à la cité de relever la tête, contribuant à faire d'elle l'une des plus grandes puissances économiques d'Europe, avant même la prise de pouvoir par les Médicis. Cette alternance crises et de sursauts, ce contexte politique fort trouble, n'entravent cependant pas l'expression artistique : depuis le Duecento la révolution artistique est déjà en marche et rien ne pourra plus l'arrêter.

c) La Toscane au temps de Dante et Giotto :

une Révolution artistique et littéraire en marche

La poésie italienne est née en Sicile à la cour de Frédéric II, petit-fils de Barberousse. Le sonnet y est créé là-bas. Cette culture s'est peu à peu diffusée dans le reste de l'Italie. C'est cependant à Florence, avec Dante et Guido Cavalcanti que sont composés les premiers chefs d'oeuvre. On observe une supériorité globale de la Toscane dans le domaine des Beaux-Arts : Pise est première en sculpture avec Nicola Pisano1, pour Florence c'est en architecture avec Arnolfo di Cambio2, et en peinture avec Cimabue3 et Giotto (1266-1337), auxquels Dante rend hommage dans son Purgatoire.

1 Mort entre 1278 et 1284. Il est le principal représentant d'un art novateur, ample et vigoureux, qui se nourrit de la tradition antique (chaire du baptistère de Pise, 1260) et s'épanouit de façon plus complexe en accord avec la culture gothique (chaire octogonale de la cathédrale de Sienne, vers 1266). Son fils Giovanni fut, à ses débuts, son collaborateur.

2 Né en 1240,mort en 1302, Collaborateur de Nicola Pisano, averti du gothique français comme de l'art antique, il renouvela le genre funéraire. Actif à Rome, il revint en 1296 à Florence, où il donna l'impulsion à un renouveau architectural.

3 Né en 1240, mort en 1302. Son oeuvre, aussi mal connue que sa vie, marque le début de
l'affranchissement vis-à-vis de la peinture d'inspiration byzantine, conventionnelle et symbolique.

En Toscane, la Renaissance est ainsi en germe dès le fin du Duecento. Une véritable révolution picturale s'opère. Pour Elisabeth Crouzet-Pavan1, «sous l'action conjointe d'une influence des modèles de l'Antiquité et d'une sensibilité nouvelle aux formes, aux lumières, aux couleurs de la nature, les peintres substituent peu à peu aux formules byzantines jusqu'alors hégémoniques un système figuratif davantage fondé sur la perception visuelle. La fresque surtout s'impose comme moyen d'expression privilégié. Dans les années 1290, les multiples commandes que Giotto reçoit attestent l'éclat de sa renommée.»

Avec un tel héritage, le Trecento ne pouvait que tenter d'aller plus loin : c'est ce qui s'est produit avec Pétrarque et Boccace, malgré les crises évoquées plus haut. Cependant le chemin ne fut pas aisé : Boccace a bien souvent hésité, oscillé entre les directions qui s'offraient à lui. Mais ce sont ses contradictions qui peuvent le rendre aujourd'hui plus touchant et plus humain que Dante et Pétrarque, les modèles vers lesquels il a voulu tendre, tout en se sachant différent d'eux à bien des égards.

Cimabue arrive à une conception humaine des personnages. Ce qu'il apporte à la peinture du XIIIe s. (sentiment de l'espace, modelé des figures, mouvement, expression et vérité humaines) s'épanouira chez son élève Giotto.

1 Article «L'Italie au siècle de Dante et Giotto». Cf. annexes.

2) Un homme empreint de contradictions

A l'image de son temps, Boccace est un homme plein de faux-semblants. Tantôt attiré, tantôt révulsé par les femmes, tantôt païen tantôt dévot, tantôt libertin tantôt ascète. Florentin jusqu'au bout des ongles n'aspirant qu'à retourner à Naples, ce personnage a plusieurs masques à sa disposition, qu'il utilise à sa guise. S'il est difficile de distinguer de façon claire et limpide le vrai du faux, on peut au moins supposer que le vrai Boccace est lui-même l'ensemble juxtaposé des différents Boccace qu'il nous a donné à voir. Son côté baroque s'exprime ainsi en quelques dichotomies que l'on discerne en lui, pas encore toutes véritablement abordées dans notre étude, qui ne peuvent que rajouter à son mystère.

Une première question qui se pose peut être celle de l'ambition de Boccace : si celle-ci est certaine d'un point de vue littéraire, on peut en revanche se poser la question d'un point de vue social, mondain. Boccace ne fait pas grand chose pour rechercher les honneurs, et pourtant se plaint de temps à autres. Profondément sensible aux critiques, on pourrait aisément deviner qu'il le serait tout autant aux marques de reconnaissance dont il pourrait bénéficier. Et pourtant celles qu'il reçoit sont généralement mal accueillies. Le fait que Boccace se considère lui-même comme nettement inférieur à Dante et Pétrarque provoque en lui une douleur certaine, qui fait que dans un même temps il désire les honneurs tout en les méprisant pour se protéger d'éventuelles mauvaises critiques.

S'il existe un Boccace gai et optimiste et un Boccace amer, c'est parce que notre écrivain a du mal à se fixer sur un concept qui deviendra fondamental chez les humanistes : le libre-arbitre des hommes. La majorité de son oeuvre, y compris le Décaméron, montre des hommes sans cesse ballottés par la Fortune, allant de joie à tristesse, de vie à trépas, de richesse à pauvreté. Pourtant Boccace croit foncièrement en la responsabilité des individus et énonce également le principe de libre-arbitre à plusieurs reprises dans son oeuvre. C'est cette ambivalence qui fait de lui un écrivain encore de transition entre l'époque médiévale pure et dure et l'Humanisme triomphant des XVème et XVIème siècles, un précurseur pas encore complètement intégré à ceux qui lui succéderont.

Une autre contradiction interne à Boccace est enfin celle de sa classe sociale d'appartenance : fils bâtard de banquier, Boccace se montre dans le Décaméron profondément bourgeois, et reconnaît lui-même à la bourgeoisie un rôle majeur dans le développement politique et culturel de l'Italie. Cependant Boccace est aussi un aristocrate d'adoption, méprisant les gens d'argent et admirant les nobles de la Cour de Naples. Son intelligence, son goût pour l'histoire, les lettres, une certaine dose de philosophie1, l'éloigne radicalement des comptoirs, des livrets de compte ou des marchés. Cette dichotomie est finalement féconde car elle permet à Boccace de peser les atouts et les tares des deux classes sociales, et du haut de sa posture d'intellectuel de se poser en rassembleur de toute la société.

a) Humilité excessive et vanité inavouée

Boccace se plaît à se présenter comme un écrivain des plus humbles, s'attachant à nous divertir dans les limites de ses pauvres talents. S'il s'agit d'abord de précautions oratoires alors courantes à l'époque, on remarque que Boccace insiste dessus de façon particulière. S'il tente ainsi dans le Décaméron d'alléger les souffrances des femmes en peines d'amour, ce sera «dans la mesure de [s]es faibles ressources2». Le Corbaccio est qualifié d'umile tratatto. Une autre stratégie d'humilité de Boccace consiste à présenter l'oeuvre comme écrite par d'autres : c'est le cas de Fiammetta, qui a l'apparence d'un journal intime écrit par Fiammetta elle-même. C'est aussi le cas du Décaméron, d'une façon plus indirecte : le fait que les nouvelles ne soient pas racontées directement par Boccace mais par les jeunes gens lui permet de placer certaines paroles qu'on pourrait lui reprocher dans la bouche notamment de Dioneo3, de loin le plus subversif de la troupe, pouvant ainsi arguer que l'auteur n'est pas censé être d'accord avec toutes les idées exprimées par ses personnages. Boccace a beau jeu également de se vanter à la fin de son chef d'oeuvre d'être parvenu au terme de ses récits, et donc avoir accompli sa

1 De notre triumvirat poétique, Boccace est certainement le moins philosophe. Il fait en réalité beaucoup plus de morale pure et simple que de philosophie, ce qui ne l'empêche pas pour autant de s'intéresser «aux raisons des choses», notamment dans le Corbaccio.

2 Prologue, p.32.

3 «Dioneo» signifie d'ailleurs «le luxurieux»

mission, mais en précisant qu'il le doit avant tout à la «grâce divine1» et au rôle intermédiaire jouée par les lectrices elles-mêmes, belle façon de flatter son auditoire. On sait que Boccace n'est pas sévère avec ses oeuvres seulement pour des raisons de bienséance : il fut fortement blâmé par Pétrarque d'avoir brûlé les poésies d'amour lyrique de sa jeunesse parce qu'il les estimait trop nettement inférieures à celle de son illustre ami.

L'humilité atteint bien évidemment son comble lorsque Boccace a écrit sa biographie de Pétrarque, où il écrit qu'en réalité il n'est pas digne de produire une telle oeuvre, et de même pour son Tratatello in laude di Dante : le suffixe diminutif précise qu'il s'agit d'un «petit traité», et surtout Boccace avant de commencer la vie de Dante proprement dite, va prendre la peine de se justifier d'une telle audace, expliquant qu'il a pris autant de précautions qu'il a pu. Il explique d'abord qu'il a écrit son oeuvre «dans un style familier et très léger», parce que son «génie n'en permet pas un plus sublime2». Boccace prie également Dieu de «guider [s]a main débile, et de diriger [s]on esprit» : alors que le Décaméron venait de paraître et que Boccace était donc au comble de sa notoriété, il avoue ici son infériorité manifeste devant le grand poète dont Béatrice fut la Muse.

Cependant Boccace a conscience de sa valeur : s'il accepte si mal le couronnement de Zanobi de Strada, c'est parce que derrière Dante et Pétrarque il s'est toujours senti lui-même le troisième plus grand écrivain de son temps. Boccace a toujours gardé la cicatrice de cet injuste couronnement : dix-sept ans après, une lettre de lui évoque encore ce Zanobi «surnommé de Strada du nom de son village natal, cet ancien maître de grammaire pour enfants, qui, avide de gloire, est parvenu à des honneurs qu'il ne méritait peut-être pas3». S'il méprise les écrivains qui vendent leur liberté au profit de situations lucratives4 ou d'honneurs superficiels, on a pourtant de lui des preuves attestant qu'il a lui-même parfois recherché ces honneurs. Son églogue de célébration de la reine Jeanne en est un exemple, tout comme ses sollicitations auprès de Niccolo Acciaiuoli : cependant son caractère quelque peu irascible a

1 «Je crois avoir pleinement accompli ce que je promis de faire au début de cet ouvrage, avec l'aide de la grâce divine obtenue, je pense, par l'intercession de vos prières et non pas en raison de mon propre mérite.» Conclusion de l'auteur, p.857.

2 Trad. Francisque Reynard,

3 Rapporté par Julien Luchaire, Boccace, p.202.

4 Même pour Pétrarque, Boccace avait eu du mal à accepter que celui-ci se place à Milan sous la protection des Visconti.

tendance à l'emporter aussi dans la direction opposée. Boccace est meilleur diplomate pour les affaires de Florence que pour ses propres affaires et sa sincérité peut lui valoir de sévères inimitiés lui fermant des portes. Protestant lorsque d'autres reçoivent des louanges à sa place, il râle de même lorsqu'on le flatte, témoin ce refus du titre de poète que Pétrarque lui avait accordé. Cette susceptibilité peut provenir du fait que Boccace n'a pas complètement assouvi ces ambitions littéraires, s'estimant faible poète alors qu'il voit celui-ci comme un être supérieur, aspirant à le devenir mais n'y parvenant pas : ce doute intermittent qu'il nourrit sur lui-même le fait se considérer tantôt comme un grand homme1, tantôt comme un humble parmi les humbles.

b) Libre-arbitre contre dictature de la Fortune

Ce doute de Boccace sur l'importance de sa propre personne se prolonge sur le doute général sur la rôle de l'être humain. La tendance est forte chez Boccace, et particulièrement dans le Décaméron, à ne faire des humains que des pions manipulés par la Fortune, figure divine aveugle et implacable, pouvant tout aussi bien punir les bons que récompenser les méchants. Combien de nouvelles du Décaméron ont en effet pour objet de démontrer que tout n'est dû qu'aux hasards de la Fortune ?

La force de l'amour, force à laquelle il paraît impossible de résister, semble également annihiler le libre-arbitre. Fiammetta, dans l'oeuvre du même nom, estime ainsi avoir été clairement abusée par une fausse apparition de Vénus la priant de se livrer toute entière à l'amour : elle ne pouvait évidemment pas désobéir à la déesse. Mais après avoir enduré le départ de son amant et tous ses malheurs, elle estime désormais que loin d'être Vénus c'était plutôt une Erynie qui était venue la tromper : s'estimant clairement victime d'une tromperie, elle ne peut se sentir responsable d'avoir cédé aux feux d'une passion coupable.

C'est paradoxalement le Corbaccio qui va remettre le libre-arbitre au goût du jour : loin d'avoir été trompé, c'est bien le clerc qui s'est trompé tout seul, abusé par sa culture qui l'avait fait prendre la veuve pour une femme

1 Boccace a eu au moins la satisfaction d'avoir par endroits dépassé Pétrarque en érudition, dans la mesure où il a appris le grec et où son traité De genealogia deorum est d'un genre tout à fait inédit pour l'époque.

vertueuse digne de l'Antiquité. Cette condamnation a implicitement valeur de rétroactivité pour Fiammetta, qui s'est faite tout autant d'illusions sur Panfilo que le clerc sur la veuve. Quant au Décaméron, Boccace célèbre trop l'humanité sous toutes ses formes dans cette oeuvre pour lui dénier toute capacité d'action. Les exemples de personnages venant à bout à force de volonté des caprices de la Fortune et des épreuves du destin sont nombreux, de Madame Beritola à Gilette de Narbonne, en passant par Madame Filippa qui parvient par son éloquence à se faire acquitter alors que la mort lui était promise par la loi : c'est leur courage et leur intelligence qui leur permet de venir à bout de sorts contraires, de situations difficiles. Boccace ne nie certes pas la part irréductible qui revient au hasard dans les actions humaines, mais insiste sur la liberté des hommes et sur leur ingéniosité qui permet de se tirer de situations désespérées1 : même l'homme est capable de miracles.

Cependant Boccace est conscient que cette vision vient avant tout d'un parti pris : une journée, la quatrième, est consacrée aux histoires à fin tragique, dans lesquelles les hommes apparaissent clairement impuissants et ne sont pas maître de leurs destins, la Fortune allant impitoyablement frapper de malheur ceux qui étaient jusqu'alors les plus heureux2. Ce thème choisi par le roi Filostrato va susciter la désapprobation de toute la compagnie, qui ne cachera pas sa satisfaction d'en avoir fini lorsque la journée se sera écoulée. Boccace nous étale ainsi sa subjectivité, ses convictions, sans pour autant nous cacher ses doutes : il croit au libre-arbitre, mais il n'est pas sûr.

c) Boccace, aristocrate et bourgeois

Si Boccace s'est souvent déchiré entre goût du profane et aspiration vers le sacré, entre goût pour les plaisirs terrestres et obsession pour le salut de son âme, entre volonté de vulgarisation de la culture et aristocratie du savoir, c'est sans doute en partie à sa double nature, à la fois bourgeoise et aristocrate. Se plaisant si souvent à opposer les aristocrates de sang et les aristocrates de coeur, il peut être lui-même considéré comme un bourgeois de sang et un

1 Plusieurs journées sont consacrées à ceux qui parviennent à se sortir de situations périlleuses, souvent au travers d'exemples édifiants.

2 Il en est ainsi de la septième nouvelle, qui met en scène deux amants dans un jardin, conversant tendrement, quand soudain le jeune homme meurt après s'être frotté les dents avec une sauge, qui se révélera plus tard avoir été infestée par un crapaud.

aristocrate de coeur. Bourgeois de sang certes parce qu'il est fils de bourgeois, mais aussi parce qu'il restera marqué profondément par cette mentalité. Alors qu'il méprise ceux qui discutent chiffres et argent à longueur de journée et n'aspire qu'à étudier les lettres, il est évident que comparé à Dante et Pétrarque, Boccace est de loin le plus profane, le plus roturier, le plus terre-à- terre des Trois Couronnes. C'est aussi le moins profond philosophiquement et théologiquement : Dante aurait certainement considéré avec quelque peu de mépris les Commentaires de Boccace de La Divine Comédie, qui ne sont par endroit que des considérations morales de sens commun. Le fait que Dante et Pétrarque soient aujourd'hui considérés comme des maîtres grâce à leurs oeuvres en vers alors que pour Boccace il s'agit d'une oeuvre en prose n'est certainement pas anodin non plus. Le style de Boccace est moins orné, plus franc, plus direct, à l'image de son esprit et il n'est pas étonnant que la prose lui convienne mieux. Un pan entier du Décaméron est empli non pas de valeurs grandiloquentes mais tout simplement de pragmatisme : que ce soit celui de la nouvelle V, 10, où un mari homosexuel ayant surpris sa femme avec un amant en profite finalement pour donner du plaisir à sa femme tout en en prenant lui- même, où celui de la nouvelle V, 4 où un père ayant surpris sa fille dans les bras d'un jeune homme, loin de faire un scandale, propose le mariage.

L'idée épicurienne de profiter des occasions où le plaisir se présente convient également à merveille à la bourgeoisie dont la recherche du profit financier peut se prolonger en recherche du profit en toutes choses. N'ayant pas reçu depuis la plus tendre enfance une éducation extraordinaire, à la différence de Pétrarque et Dante, tous deux fils d'aristocrates, Boccace s'est en partie forgé tout seul. S'étant mis de lui-même à apprendre le latin pour le plaisir, puis le grec bien plus tard, Boccace est un laborieux : il est parvenu à un tel degré d'érudition par son engagement et son travail personnels, et loin d'avoir été favorisé par son milieu, le mérité ne revient qu'à lui seul.

Le problème est que si la personnalité de Boccace comporte tous ces aspects, lui-même n'en est pas totalement conscient. N'ayant jamais eu de bons rapports avec son père et tenant en horreur les financiers qui comptaient parmi ses familiers, le milieu de la Cour de Naples l'a au contraire fasciné, notamment du fait que les nobles pouvaient se permettre de dépenser autant d'argent voire plus que les bourgeois sans faire pour autant du gain leur centre

d'intérêt, n'ayant pas le moindre souci de compter ce qu'ils dépensaient. Grand admirateur de Dante et grand ami de Pétrarque, Boccace n'a cessé de tendre vers leur perfection, de vouloir se rapprocher de leur excellence. N'ayant pas véritablement cherché à faire carrière ni à trouver des positions lucratives, Boccace a ainsi vécu dans la pauvreté à partir de la faillite des Bardi. Mais considérant que la richesse est avant tout celle de l'esprit, Boccace appartient belle et bien à une aristocratie du savoir. A la fois méfiant envers la démocratie et la tyrannie, qu'il juge comme le pire des régimes, Boccace rejoint en cela Platon. Ce dernier, issu d'une grande famille aristocratique descendant de Solon, eut pour maître Socrate, qui était si pauvre qu'il marchait pieds nus. Inversement Boccace, bourgeois de naissance, eut pour maîtres deux aristocrates qui surent le faire tendre vers l'excellence mais sans pour autant changer profondément ce qu'il y avait au fond de lui : cette dichotomie profonde est en partie responsable de toute l'ambiguïté de notre écrivain.

Symbole ambigu de temps ambigus, Boccace n'aurait tout de même pas pu influencer aussi directement les générations d'écrivains successives si l'on ne pouvait dégager de lui quelques idées fortes, claires et immédiates. Sa renommée universelle est même bien plus due à ces idées fortes qu'à ses ambiguïtés, trop souvent méconnues. La lumière éclipse l'ombre en même temps qu'elle la produit...

3) Dernières certitudes

Boccace n'a pas été poète toute sa vie : ayant compris qu'il n'avait pas le talent de Pétrarque, il a préféré alors les ouvrages d'érudition en langue latine. En revanche son goût pour la poésie lui ne s'est jamais démenti : il n'en créé plus, mais il traduit, il commente, recopie. L'amour de la poésie, intrinsèquement lié à l'amour des femmes dans la jeunesse de l'écrivain, va même remplacer celui-ci une fois Boccace arrivé au seuil de la vieillesse. Si Boccace ne garde pas la même conception des lettres et de la poésie du début jusqu'à la fin, il défend cependant jusqu'au bout les vertus de cet art.

Une autre constante chez Boccace est sa profonde admiration pour l'Antiquité. Là aussi le rapport qu'il entretient avec cette période change quelque peu au fil des évolutions de son esprit, mais notre écrivain demeure fondamentalement fasciné par cette époque si grande par son histoire et sa littérature et encore assez exotique pour l'époque.

Enfin un des mérites majeurs de Boccace aura été d'avoir largement contribué à certaines formes de vulgarisation de la culture. Ayant presque toujours eu le souci de partager son savoir avec le plus de personnes possibles, même lorsqu'il écrit en latin, Boccace nous manifeste par là toute la confiance et la bienveillance qu'il accorde à l'homme, qu'il soit cultivé ou non.

a) Amour permanent des lettres et de la poésie

Dans sa jeunesse, les lettres et particulièrement la poésie sont avant tout pour Boccace un moyen privilégié d'expression des sentiments amoureux, d'où le lien étroit unissant amour et littérature chez Boccace, au point que ce sentiment jugé si noble est présent dans toutes ses oeuvres de fictions. La poésie favorise l'amour mais peut aussi consoler les âmes en peine ou en mal d'amour. Il est notable que Fiammetta, le Décaméron et le Corbaccio ont été écrits pour apaiser un ou des chagrins d'amours pour les deux premiers, et se libérer de l'amour pour le troisième ouvrage. Pas seulement dans le Décaméron, poésie et littérature ont chez Boccace une fonction galehautienne : écrit à la demande de Fiammetta, le Filocolo s'adresse directement à elle et joue donc lui

aussi un rôle d'intermédiaire. Dans Fiammetta et le Corbaccio, les deux protagonistes sont tombés amoureux d'autant plus facilement qu'ils ne demandaient qu'à vivre une de ces histoires d'amour passionnel qu'ils ont lues dans les poèmes antiques ou courtois.

Suite à la visite du chartreux, Boccace change sa conception des lettres et de la poésie. Il n'y a pas renoncé mais conscient de leur caractère ambivalent, il va tout faire désormais pour leur assigner une fonction morale. Exit la fonction galehautienne : le Corbaccio se veut édifiant, mettant en garde quiconque de tomber si facilement comme le clerc dans les pièges de l'amour. Boccace avertit dès le début qu'il n'écrit que pour qu'«e utilità e consolazione delle anime di coloro li quali per avventura ciò leggeranno, e altro no1». Boccace éprouve plus que jamais le besoin de se justifier de son amour pour les lettres, et ajoute deux livres consacrés exclusivement à cette justification dans la Genealogia deorum, les livres XIV et XV. «Il me faut prendre les armes», écrit-il. A l'époque une partie de l'Eglise est déchaînée contre l'humanisme et Boccace doit multiplier les professions de foi catholique. Il y affirme que la littérature est la plus haute dignité spirituelle, de par le désintéressement qu'elle nécessite et parce qu'elle est tournée toute entière vers l'enrichissement de l'esprit. La dignité de la littérature serait en quelque sorte de ne servir à rien, à la différence de matières comme le droit : «les choses les moins utiles sont parfois précieuses2. Boccace se rappelle avec émotion les injonctions de son père qui voulait le mettre au commerce, puis au croit canon : rien n'y a fait, sa nature était toute entière vouée aux lettres.

Il est curieux de voir un poète qui n'écrit plus que quelques sonnets, un romancier qui n'écrit plus de romans défendre le droit de créer contre les censeurs de l'Eglise. Boccace n'est en ce temps-là plus qu'un écrivain qui se contente de parler de littérature : cela ne fait que montrer plus clairement que sur cette question-là il est resté le même. Et la dernière composition de sa main sera sur un des sujets des plus précieux pour lui, dotée d'une forme tout aussi précieuse : un sonnet sur la mort de Pétrarque.

1 P.205 : l'oeuvre ne doit pas avoir d'autres buts qu'à caractère moral.

2 Citations extraites de J. Luchaire, op. cit.

b) Passion pour l'Antiquité

Le Décaméron occulte trop aujourd'hui le Boccace érudit, presque scientifique : son apport majeur à la redécouverte de l'Antiquité est relativement méconnu, certes du commun des mortels, mais aussi du commun des lettrés. Fasciné par les contes et légendes mythologiques comme un enfant l'est aujourd'hui par Harry Potter1, Boccace s'est d'abord plu à teinter ses oeuvres littéraires de culture antique : le Filostrato se déroule pendant la guerre de Troie, Fiammetta est complètement imprégné de Sénèque et Ovide, voire de paganisme, le Décaméron est lui emprunt d'épicurisme horatien.

Boccace voit certainement dans l'Antiquité un âge supérieur de l'histoire : le clerc du Corbaccio est obsédé par les vertus des femmes antiques, et la quasi-totalité du De Mulieri bus claris est dédiée à des femmes de l'Antiquité. Après avoir pris l'Antiquité comme un simple matériau littéraire, Boccace se met à le prendre comme objet d'étude savante, avec la Genealogia deorum. Boccace ne se contente pas de raconter des légendes dans cet ouvrage : il élabore un véritable plaidoyer en faveur de la littérature de l'Antiquité, qu'il étend bien vite à la littérature toute époque confondue. Voulant interpréter chaque légende dans un sens moral, Boccace s'efforce de démontrer l'absence d'incompatibilité entre valeurs chrétiennes et valeurs antiques.

Boccace a également fait beaucoup pour la redécouverte des textes antiques : premier occidental à avoir lu Homère dans le texte grec, il a conduit une traduction d'Homère en latin avec le savant calabrais Leonzio Pilato2, pour lequel il fait obtenir une chaire d'enseignement du grec à Florence. Il est également en permanence à la recherche de manuscrits. Il en découvre notamment un de Tacite, dans le recoin d'une bibliothèque, voué aux rats et en bien piètre état : l'ayant remis en état, Boccace peut vraiment se vanter d'avoir dépoussiéré la littérature antique en son temps.

1 Cela se sentira même lors de la rédaction de la Genealogia, où il prend toutes les fables énormément au sérieux, exprimant ses satisfactions ou ses déceptions lors de tel ou tel événement.

2 Il paraît que celui-ci avait un caractère assez insupportable : Pétrarque et Boccace s'en finalement lassés.

c) Souci de popularisation de la culture

Boccace a presque toujours plaidé pour un art à la portée de tous. Le Décaméron fourmille d'histoires populaires mettant en scène des plébéiens. Ecrit en vulgaire non pour les savants mais pour le loisir des jeunes femmes, cette oeuvre fut à son époque un best-seller auprès des classes moyennes. Boccace se montre ainsi progressiste dans la mesure où il ne rejette pas la culture populaire et sait trouver en elle des ornements que peut-être la culture savante n'a pas. S'y connaissant autant en littérature antique qu'en littérature courtoise, Boccace n'a longtemps méprisé aucun genre littéraire, ni aucune langue.

Mais la popularisation de la culture doit se faire dans les deux sens : au savant de s'ouvrir à la culture populaire, au peuple de tenter de se hisser à la hauteur intellectuelle du savant. Conscient du caractère ambivalent des arts et de la culture à partir du Corbaccio, Boccace se fait désormais plus exigeant avec le peuple, n'écrivant presque plus qu'en latin. Cependant le De claris Mulieribus reste un ouvrage de vulgarisation : au contraire de la Genealogia, Boccace n'y précise jamais ses sources. L'ouvrage se veut édifiant, avec des récits se terminant par une morale parfois rude, incitant le lecteur à la vertu. Boccace se préoccupe plus que jamais de la portée de son oeuvre sur le lecteur, c'est pourquoi il prend soin de se faire comprendre par ce dernier, à la différence de Pétrarque, qui a affirmé écrire pour être compris mais pas des ignorants.

La dernière oeuvre de Boccace va d'ailleurs lui fournir l'occasion rêvée de partager avec l'ensemble des Florentins sa passion pour la Divine Comédie : ces lectures publiques de l'oeuvre dantesque assorties de commentaires, interrompues prématurément par la maladie ne peuvent que nous faire conclure à l'humanisme fondamental de Boccace, enclin à élever la gent commune le plus haut possible en matière de savoir et de culture, des siècles avant Roberto Benigni1.

1 Lors du réveillon 2002-2003, Benigni avait effectué une lecture publique d'extraits de la Divine Comédie, avant de les commenter, lors d'une émission de télévision italienne. Le succès fut énorme.

CONCLUSION

Défense des lettres, passion pour l'Antiquité, popularisation de la culture, tels furent les trois apports fondamentaux de Boccace en vue de la Renaissance à venir. Homme possédant sa part d'ombre, dans un siècle teinté de clair-obscur, la postérité de Boccace a définitivement tranché en faveur de la lumière, privilégiant le Décaméron au Corbaccio, privilégiant l'épicurisme au christianisme superstitieux. Longtemps jugé trop grivois et rangé aux coins des bibliothèques pour avoir montré une humanité trop réaliste et allant contre les tabous moraux qui sévissaient jusqu'il y a peu, Boccace a encore toujours en lui cette odeur de souffre qui fait tout son attrait. Le Décaméron de Pasolini fit scandale à sa sortie, ce qui est sans doute la preuve qu'il était bien fidèle à l'oeuvre originale.

Cependant le parfum de scandale ne doit pas pour autant occulter le Boccace savant et érudit, cultivant l'excellence aux côtés de son ami Pétrarque. Se représenter un Boccace débauché est une grossière erreur : il fut trop préoccupé de sa dignité personnelle, trop délicat pour ne pas perdre le sens de la mesure. Personnage à clés multiples, c'est finalement l'ensemble des contradictions qui ont jalonné son parcours d'homme et d'écrivain qui sont sa meilleure défense contre les caricatures. Son côté progressiste et ses relents réactionnaires font qu'il pourrait finalement s'accorder à presque n'importe quelle époque, chacune ne trouvant en Boccace que ce qu'elle désirait trouver. De même que Botticelli de symbole du Siècle des Médicis se rangea aux côtés du fanatique Savonarole, Boccace comportait en lui une schizophrénie latente qui ne demandait que l'occasion de se révéler au grand jour. Mais il n'aurait jamais soutenu Savonarole, qui à Florence organisait des auto da fe d'oeuvres d'art en pleine place de la Seigneurie. Boccace est finalement un produit subtil d'un Moyen Age agonisant, qui oscille entre un prophétisme visionnaire annonçant les rivages de la Renaissance et un ancrage au port médiéval, mal assuré.

C'est lorsque les contradictions que connut Boccace seront évacuées que l'Humanisme pourra alors surgir en pleine lumière : mais cette lumière par trop aveuglante digne d'une cathédrale gothique ne saurait pour autant faire oublier les charmes et l'intimité d'une église romane, dans laquelle perce une atmosphère de mystère. Si Boccace garde tout son attrait, c'est justement parce qu'il a su cultiver ce mystère, fournissant de faux détails biographiques, se contredisant d'une oeuvre à l'autre. Boccace donne le sentiment de vouloir échapper à toute interprétation catégorique, voulant rester libre jusqu'au bout.

La littérature italienne de Dante au Chevalier Marin (XIIIeXVIIe siècle)

Christian Bec

Professeur émérite à l'université de Paris IV-Sorbonne Membre de l'Accademia dei Lincei et de l'Académie de Savoie

L'Italie médiévale, après le Cantique des créatures de saint François et les poètes du dolce stil novo, va connaître une vie littéraire sans précédent sous le règne des Tre Corone, les Trois Couronnes que sont Dante Alighieri, Boccace et Pétrarque. La Renaissance italienne vit princes et papes, nouveaux mécènes, s'entourer d'artistes et d'écrivains qui, de Marsile Ficin à Machiavel, surent exprimer toutes les facettes d'une société éprise de sagesse et de philosophie antique. Si les périodes de calme furent propices à une aimable littérature de divertissement, l'occupation espagnole et la Réforme catholique virent fleurir des académies savantes dans lesquelles les thèses de Galilée ou de Campanella furent l'objet de vives controverses. Christian Bec auteur d'un Précis de littérature italienne (PUF 1982) et de La Littérature italienne. (PUF « Que sais-je ? » 1998), brosse ici une série de portraits tout en nuances des écrivains italiens du Moyen Âge à l'époque baroque.

Le doux style nouveau

Lors de l'effondrement de l'Empire romain, deux langues émergent en Occident : le latin ecclésiastique et le latin vulgaire, qui se diversifie peu à peu en parlers locaux ou, selon le concile de Trente de 813, en « langue romane rustique ». Jusqu'au XIIe siècle toutefois la littérature en langue vulgaire italienne marque le pas par rapport à la française. Au XIIIe siècle la production littéraire de la péninsule connaît au contraire un essor certain pour trois raisons essentielles : l'élan culturel du Royaume de Sicile sous l'impulsion de l'empereur Frédéric II, le développement des villes, progressivement autonomes, au Centre et au Nord, la relance de la spiritualité grâce au mouvement franciscain.

Une carte géographique littéraire du XIIIe siècle ferait apparaître comme principaux centres de production la Sicile, la Romagne, la Toscane, l'Ombrie, la Lombardie et l'Émilie, qui écrivent en divers genres et dialectes locaux. En matière de poésie religieuse, la lauda triomphe. Glorifiant la Vierge et la Trinité, elle est chantée par les foules lors des cérémonies religieuses. Occupant une place dans ce corpus, le Cantique des créatures, dû à François d'Assise (1182- 1226), est un hymne au Créateur et aux créatures invitées à l'adorer et à le remercier, qui rompt avec le pessimisme antérieur. Profane, la poésie lyrique de l'« école sicilienne », née dans l'entourage de Frédéric II (1194-1250) recourt à un sicilien « illustre », s'exprime essentiellement dans les mètres savants du sonnet et de la chanson, la canzone, et chante l'amour du poète pour sa dame, sans rapports avec la vie quotidienne. Dès la moitié du XIIIe siècle, l'école sicilienne décline et - pourrait-on dire - passe le relais à la Romagne et surtout à la Toscane. C'est là que naît et s'impose le dolce stil novo, le « doux style nouveau », selon l'expression de Dante, autour d'une sorte d'école qui regroupe sept poètes : un Bolonais, Guido Guinizelli (env. 1213-env. 1270) ; cinq Florentins, Guido Cavalcanti (1255-1300), Dante (1265-1321), Lapo Gianni, Gianni Alfani, Dino Frescobaldi (env. 1271-env. 1316) ; un Toscan, Cino da Pistoia (1265-1336).

Première avant-garde littéraire italienne, le « groupe des Sept » forme une sorte de cénacle qui a des convictions communes : rejet de la poésie antérieure, symbolisée par Guittone d'Arezzo (env. 1230-1294), et conscience d'appartenir et de s'adresser à une élite. Les seuls thèmes développés sont les louanges et l'hommage rendus à la dame aimée, inaccessible, à la beauté et à la vertu ineffables et aux tourments que la cruelle leur impose. Caractéristique est aussi la psychologie introspective et raffinée mise en oeuvre, qui recourt à la mécanique des « esprits », ces corpuscules situés dans l'âme, le coeur et le cerveau, lesquels véhiculent les sentiments et les facultés vitales. Non moins typique est l'écriture mise en oeuvre : « subtile, douée, suave ». Parmi certaines des poésies des stilnovistes on rencontre aussi, mais en minorité, des compositions dites comico-réalistes qui vitupèrent les femmes, injurient des adversaires politiques, caricaturent certains individus, chantent le vin et l'argent, injurient le monde. Ces poèmes ne sont pas moins savants que les

autres. En prose, le toscan l'emporte progressivement dans l'historiographie ou la chronique ainsi que dans la nouvelle avec l'anonyme Novellino (env. 1260- 1290), recueil de brefs récits exemplaires destinés à « ceux qui ne savent pas et désirent savoir ». C'est là, en prose comme en vers, une production qui vise le nouveau public « municipal » en cours de formation, notamment en Toscane et particulièrement à Florence.

Ce n'est donc pas un hasard si ceux que l'on appellera les Trois Couronnes : Dante, Boccace et Pétrarque sont florentins d'origine et marquent l'apogée littéraire du Moyen Âge, non seulement en Italie mais en Europe, atteignant tous trois au rang de modèles littéraires. Avec eux le Grand Siècle italien ne cessera d'exercer une immense influence sur les siècles suivants.

Dante et la Divine Comédie

Né à Florence en 1265, issu d'une famille noble mais déchue, Dante Alighieri fréquente durant sa jeunesse et dans sa ville natale les enseignements des franciscains et des dominicains et les groupes stilnovistes. C'est alors qu'il compose la Vie nouvelle, une autobiographie en vers et en prose, où il chante son amour pour Béatrice.

En 1295, il entre en politique dans le parti des guelfes blancs, partisans de l'indépendance de la cité face aux pressions de la papauté, et accède à la charge de prieur en 1300. Mais ses adversaires l'emportent et il se voit condamné à un exil d'où il ne reviendra pas, un exil qui dépasse la seule tragédie personnelle. D'écrivain municipal qu'il était, Dante devient écrivain universel : il s'adresse non plus à l'élite locale, mais au monde entier. De 1304 à 1307, il compose un traité inachevé, le Convivio, le Banquet, où il commente à l'intention des non-doctes quatre de ses canzoni portant sur des questions théologiques, philosophiques et scientifiques. Il y démontre que la noblesse est de coeur et non de naissance et que la monarchie universelle est le régime idéal, thème qu'il reprendra dans la Monarchia. Dans un autre traité en latin

sur la langue vulgaire, il fonde la théorie d'une langue « illustre » issue du polissage des écrivains italiens.

Mais le chef-d'oeuvre de Dante est la Comédie qui sera nommée Divine au XVIe siècle. Commencée vers 1306, achevée vers 1321, elle est faite de 14 233 vers, regroupés en cent chants, eux-mêmes répartis en trois cantiche ; L'Enfer (un chant préliminaire suivi de trente-trois chants), Le Purgatoire (trente-trois chants) et Le Paradis (trente-trois chants). Le sujet du poème est le voyage de Dante dans l'au-delà sous la conduite de trois guides successifs : Virgile, Béatrice et saint Bernard. En Enfer, abîme creusé au centre de la terre, Dante rencontre en neuf cercles successifs des damnés coupables de vices toujours plus graves. Sur les corniches du Purgatoire, situé aux antipodes de l'Enfer se trouvent les âmes qui purgent leurs fautes. S'élevant enfin au Paradis, Dante franchit des ciels successifs, où il voit les bienheureux rangés selon leurs mérites, mais qui sont en fait situés dans la Rose céleste, où ils contemplent Dieu. Le voyage dantesque s'achève par sa propre vision, ineffable, de Dieu. Cette rigoureuse et complexe architecture de l'au-delà procure à Dante un cheminement initiatique, pédagogique, purificateur et mystique. En Enfer, il découvre au sein des ténèbres, au milieu de cruels supplices, des centaines de damnés issus de l'Antiquité comme de l'époque contemporaine. Au Purgatoire, il rencontre par exemple le successeur de l'empereur Frédéric II ou un poète qui lui donne l'occasion de préciser sa conception de la poétique stilnoviste. Enfin, dans la lumière paradisiaque, il trouve en Béatrice et saint Bernard des guides qui l'introduisent aux mystères divins. Il y entend aussi les louanges de saint François et de saint Dominique, fondateurs d'ordres qui sont alors en pleine décadence. OEuvre visionnaire, grandiose utopie, préoccupée du réel et de l'éternel, la Comédie est la somme gigantesque du Moyen Âge chrétien finissant.

Boccace et le Décaméron

Admirateur et biographe de Dante, Giovanni Boccaccio, - Boccace - (13 13- 1375) s'affirme comme conteur et savant pré humaniste. Durant son séjour à Naples, il fréquente la cour et les milieux intellectuels locaux et compose des

oeuvres d'inspiration encore courtoise. Rentré dans sa patrie en 1341, il change d'inspiration au contact de la culture municipale. Il écrit alors la Commedia delle Ninfe et le Ninfale fiesolano, l'Amorosa visione, poème allégorique et l'Elegia di madonna Fiammetta, qui doit sa nouveauté au fait qu'elle est l'autobiographie d'une jeune femme trahie par son amant. Mais c'est le Décaméron qui est à nos yeux son chef-d'oeuvre. Recueil de cent nouvelles regroupées en dix journées et racontées par une brigata, une troupe de sept jeunes femmes et trois jeunes gens qui ont fuit Florence décimée par la peste de 1348, le Décaméron obéit à une architecture signifiante. Chaque journée, à l'exception de la première et de la neuvième, traite d'un sujet obligé. D'un thème à l'autre, les conteurs s'élèvent vers un sommet : la dernière journée célèbre la magnificence et la libéralité, tandis que d'autres mettent en scène des bons mots ou de cruelles plaisanteries aux dépens de sots ou de vieux maris. L'univers du Décaméron frappe aussi par son immense diversité : toutes les classes sociales - aristocrates, bourgeois, ouvriers, paysans - y sont représentées ; toutes les périodes, de l'antiquité au temps présent, y sont évoquées ; tous les pays alors connus y sont mentionnés. Un autre trait original du recueil est son féminisme proclamé. Boccace dédicace son livre aux femmes et met en scène des héroïnes qui revendiquent leur dignité et leur droit à une libre sexualité lorsqu'elles sont veuves ou mariées à des vieillards. Au- delà d'une grivoiserie épisodique, le Décaméron propose enfin un message. Non seulement il critique la déchéance du clergé, l'avidité des marchands, la sottise du peuple, la décadence de la noblesse, mais il propose un modèle de nouvelle société : celui de la troupe des conteurs, qui met en pratique un comportement consensuel, harmonieux et soucieux des normes morales et religieuses. Durant les dernières années de sa vie, Boccace tisse avec Pétrarque des liens étroits de collaboration et d'amitié. Il s'engage alors dans des travaux d'érudition en latin portant sur la mythologie classique, la géographie et les hommes illustres. Son pamphlet misogyne sur la femme, appelée Vilain Corbeau, marque comme un retour vers une certaine tradition médiévale attardée.

Pétrarque et le Canzionere

Le maître de Boccace est incontestablement François Pétrarque (1330-1374) de son nom latinisé Petrarca. Fils d'un notaire florentin contraint à l'exil à la cour papale d'Avignon, il fait des études de droit à Montpellier et à Bologne, puis revient en Avignon, où il rencontre Laure, l'inspiratrice de sa poésie. Ayant reçu les ordres mineurs, Pétrarque obtient des bénéfices ecclésiastiques, qui lui garantissent l'indépendance financière et l'introduisent dans les cercles intellectuels européens. Rentré en Avignon en 1337 après des voyages en Europe, il se retire un temps dans son ermitage de la Fontaine-de-Vaucluse. Devenu célèbre, il reçoit à Rome la couronne de laurier des poètes. Après avoir soutenu en 1347 la brève république romaine de Cola di Rienzo et appris la mort de Laure, il séjourne en Italie du Nord, où il est couvert d'honneurs.

Son itinéraire, exceptionnel pour l'époque, est celui d'un intellectuel européen, vivant de sa plume et en tirant sa gloire. Son prestige procède alors de son immense oeuvre en latin : une énorme correspondance, un Bucolicum Carmen, un traité des hommes célèbres, des ouvrages autobiographiques, sans compter les Triomphes, visions allégoriques de l'Amour, de la Chasteté, de la Mort, de la Renommée, du Temps et de l'Éternité. Mais ce qui fait aujourd'hui la célébrité de Pétrarque, c'est son Canzoniere, qui rassemble après bien des remaniements trois cent soixante-six poèmes en langue vulgaire. Le thème dominant est l'amour pour Laure : un itinéraire autobiographique qui va du péché à la rédemption, de la jeunesse fourvoyée à la mort de Laure et jusqu'à une ultime dédicace à la Vierge. Si le Chansonnier est dominé par l'inspiration amoureuse, on y rencontre aussi des invectives politiques contre les envahisseurs barbares et contre la papauté avignonaise, ainsi que des réflexions morales et religieuses. Alors que la langue de Dante est plurielle, celle de Pétrarque est savamment unitaire. Cependant que le Décaméron va devenir le modèle de la prose narrative, le Canzoniere va penser de tout son poids sur la poésie lyrique italienne jusqu'au XVIIIe siècle.

Leurs épigones

Dante, Boccace et Pétrarque écrasent de leur présence la littérature italienne du XlVe siècle. Celle-ci existe et prolifère pourtant à l'ombre des Trois Couronnes. On se contentera de citer de nombreux épigones du stilnovisme et du pétrarquisme, des poètes comico-réalistes, des commentateurs de la Divine Comédie, des écrivains religieux - dont le recueil anonyme des Petites Fleurs de saint François - et surtout des chroniqueurs, notamment florentins comme Dino Compagni, contemporain de Dante, et Giovanni Villani, qui introduit le premier dans son récit des données chiffrées. À quoi s'ajoutent des conteurs, majoritairement toscans, dont Franco Sacchetti et son Trecentonovelle. Tous ces écrivains portent témoignage de la splendeur d'une culture municipale en son ultime et riche expansion et au début de son déclin.

Les premiers humanistes

Sans jamais employer les termes d'humanisme et de Renaissance, les écrivains italiens du XVe siècle sont conscients de créer un temps nouveau, en rupture avec l'époque antérieure, qui remet en vigueur les valeurs antiques. Créateurs d'une philologie et d'une archéologie rigoureuses, ils éprouvent aussi le sentiment que l'homme est le maître de son propre destin.

À Florence, menacée dans son indépendance par les États du Nord et du Sud, se crée un groupe d'intellectuels qui célèbrent la République, tels Salutati ou Bruni, et animent des campagnes de recherche de manuscrits anciens, ou comme Manetti et Palmieri, louent la dignité de l'homme et la vie civile. Hors de Florence, les correspondants de ces humanistes partagent le même enthousiasme pour la culture gréco-latine qu'ils admirent sur le plan littéraire et moral.

Descendant d'une grande famille florentine exilée, Léon Battista Alberti (1404- 1472) est le type même de l'humaniste achevé : architecte, théoricien de la peinture et de l'urbanisme, mathématicien, il écrit en latin comme en langue vulgaire. Son oeuvre la plus connue célèbre les thèmes clefs de l'humanisme, - action, raison, sagesse -, auxquels il ajoute une justification du profit et une célébration du temps et de l'argent. À la fin de son dialogue, Alberti conseille à

l'un de ses jeunes parents de faire carrière dans les cours, cependant que Palmieri renonce à l'action au profit de la contemplation. À l'exception de Venise, l'humanisme devient littéraire puis courtisan : c'est la conséquence de la montée en puissance des cours italiennes.

Laurent de Médicis et les néoplatoniciens

Maître officieux de Florence, banquier, mécène, écrivain depuis sa jeunesse jusqu'à sa mort, Laurent de Médicis (1449-1492) domine l'Italie de son temps. Auteur d'un poème pastoral burlesque, du récit parodique d'une chasse au vol, d'une représentation caricaturale d'un banquet néoplatonicien, il s'oriente vers 1470 du côté du néoplatonisme. Après la conjuration des Pazzi dont son frère est victime, il n'échappe pas à une inspiration pessimiste : triomphe de la Fortune, écoulement inexorable du temps.

Parmi les protégés du maître de Florence, se trouvent artistes et écrivains ; citons parmi ces derniers Pulci, Ficin, Landino, Politien, Pic de la Mirandole.

Auteur d'un poème chevaleresque d'inspiration burlesque, le Morgante, Luigi Pulci (1439-1484) ne connaît le succès que lorsque domine à Florence la « manière bourgeoise ». Alors que l'emporte le néoplatonisme, il n'est plus au goût du jour et doit même s'exiler.

Marsile Ficin (1433-1499) occupe une place d'influence. Vivant en retrait dans une villa offerte par le grand père de Laurent, il y invite un cénacle d'intellectuels et d'amateurs - dont les Médicis - et traduit en latin Platon et d'autres philosophes. Dans ses oeuvres et sa correspondance, il élabore une philosophie néoplatonicienne où, recourant aux mythes, aux poètes et aux philosophes antiques, il s'efforce de montrer que les diverses révélations divines convergent dans le christianisme.

Cristoforo Landino (1424-1498), un autre des habitués du cercle ficinien, démontre dans un dialogue la supériorité de l'action sur la contemplation et donne un commentaire à la Divine Comédie.

Angelo Ambrogini, dit Politien (1454-1494), percepteur du fils de Laurent, compose des poèmes en grec, en latin et en langue vulgaire, dont des Stances célébrant une joute de Julien de Médicis. Professeur à l'université, il se consacre enfin à des travaux d'érudition qui fondent une méthode philologique moderne. Formé en Italie du Nord, Pic de la Mirandole (1463-1494) vient à Florence en 1484 à l'invitation de Laurent. Formé à l'école aristotélicienne, il s'efforce de la concilier avec le platonisme ficinien.

Machiavel et Guichardin

Hors de Florence, les humanistes et les poètes en latin et en langue vulgaire sont nombreux. Le plus digne d'être nommé est Matteo Maria Boiardo (1440- 1494). Fidèle serviteur des Este, ce Ferrarais est surtout l'auteur d'un poème chevaleresque, le Roland amoureux. Épris de la belle Angélique, le chevalier est réduit en esclavage par sa passion et ses aventures permettent au poète de chanter les vertus d'un monde défunt. Le Roland amoureux demeure inachevé en 1494 sur l'évocation des guerres d'Italie qui vont traumatiser la péninsule pendant plusieurs générations et susciter une profonde crise des mentalités. De cette crise procède un renouveau de la pensée politique et de l'historiographie.

Issu de la moyenne bourgeoisie florentine, Machiavel (1469-1527) est nommé en 1498 chef de la seconde chancellerie de Florence. Cette position lui permet de rencontrer tous les puissants de l'époque mais il est chassé de son poste en 1512 lors du retour au pouvoir des Médicis. Il compose alors Le Prince, les Discours sur la première Décade de Tite Live, L'Art de la guerre, L'Histoire de Florence, des comédies et une nouvelle. Le Prince propose au nouveau prince que requiert la crise les moyens vrais du gouvernement : la ruse et la force. Celles-ci sont, selon Machiavel, d'autant plus nécessaires que les hommes sont méchants par nature. Ses commentaires de Tite Live et L'Art de la guerre lui

fournissent l'occasion de mythifier la Rome républicaine et de la proposer comme modèle pour le renouveau de la société et de l'armée contemporaines.

Ami de Machiavel, mais de plus haute extraction que lui, Guichardin (Guicciardini, 1483-1540) fait une brillante carrière en Romagne au service des papes Médicis Léon X et Clément VII. Après le retour des Médicis au pouvoir en 1530, sa fortune décline et il se retire sur ses terres, où il compose L'Histoire d'Italie. Ce récit qui commence en 1494, l'année des catastrophes, s'achève en 1534. Guichardin y constate avec lucidité et amertume l'incapacité des hommes à s'imposer à une Fortune totalement imprévisible et leur conseille de s'adapter au mieux aux variations du hasard.

Une littérature récréative

En cette première moitié du XVIe siècle qui connaît tant de bouleversements, une littérature de divertissement s'impose quasi naturellement.

Ainsi Jacopo Sannazzaro (l457-1530) compose à Naples L'Arcadie, qui relate en vers et en prose une vie pastorale idyllique, dans un monde et un espace d'évasion. À Ferrare, où les Este attirent les poètes et les artistes, l'Arioste (1474-1534) domine la scène. Son Roland Furieux, publié quelque cent cinquante fois au cours du XVIe siècle, raconte après Boiardo les combats des paladins et leur victoire finale. Le fil conducteur est la passion de Roland pour Angélique, qui le conduit à la folie. Autour de ce thème bourgeonnent mille aventures distrayantes dans un monde désacralisé. Le but de l'oeuvre n'est que le divertissement et l'occasion d'un éloge de la famille régnante à Ferrare.

Une autre réinvention du XVIe siècle est la comédie. Un grand nombre des écrivains de l'époque, dont Machiavel et l'Arioste, se font « comédiographes » en langue vulgaire, tant le genre est apprécié. Personnages et intrigues sont repris d'une tradition antique enrichie par le Décaméron.

Mais un autre phénomène capital est l'invention et la mise en pratique de
l'imprimerie qui va binetôt permettre la diffusion à moindre prix du livre «

populaire ». La nouvelle est illustrée par de nombreux auteurs : parmi eux, Bandello (1481-1561) et son traité des bonnes manières, Giovanni Della Casa (1530-1550) et son Galateo ; de son côté, l'Arétin (1492-1556) multiplie toutes les opportunités, dont la flagornerie, la pornographie et le chantage, pour s'assurer une position à Venise.

Le plus grand et le plus célèbre des auteurs de traités du bon comportement est le mantouan Baldassare Casiglione (1478-1589), dont le Livre du courtisan est bientôt traduit dans toutes les langues d'Europe. Dans le cadre mythifié de l'ancienne Urbino, il édifie le modèle du parfait gentilhomme et de la parfaite dame de cour, qui savent se plier aux souvenances et aux circonstances.

Les errances du Tasse

La période qui va de 1550 environ à 1700 est marquée par deux événements. Signée en 1558, 1a paix de Cateau-Cambrésis met fin aux guerres d'Italie ; la domination espagnole va assurer une longue période de paix à la péninsule au prix de son asservissement quasi général. D'autre part, la Réforme protestante entraîne une vive réaction de l'Église catholique. Lors du concile de Trente (1545-1563), Rome proclame l'autorité absolue du pape, la stabilité des dogmes. Le contrôle des activités culturelles est renforcé par l'Inquisition, le Saint-Office, l'imprimatur et l'Index. Face à ces deux événements, certains les écrivains italiens s'efforcent, non sans drames parfois, de se conformer à la règle. Les autres s'insurgent.

Parmi les premiers, le Tasse (1544-1595), originaire de Sorrente, se retrouve à Ferrare où il devient poète officiel de la cour. Il y compose un poème épique, La Jérusalem délivrée, et y fait représenter une pastorale, L'Aminta. Mais tourmenté par les critiques, pris d'angoisse quant à son orthodoxie, mal à l'aise à la cour, il fait un scandale et est enfermé dans un couvent. Ayant pu s'évader, il erre du nord au sud de l'Italie. De retour à Ferrare, il fait une nouvelle crise et est enfermé durant sept ans à l'hôpital Sainte-Anne. Libéré en 1586, il reprend ses errances en Italie et publie à Rome la Gerusalemme riconquista. La Liberata se situe dans la tradition chevaleresque ferraraise

mais son sujet est historique et le poème exalte la foi chrétienne. Quant à la Conquistata, elle est expurgée de tous les épisodes magiques ou érotiques.

Galilée et ses émules, l'expérimentation contre le dogme

Au sein de l'indiscutable grisaille qui domine la littérature italienne du XVIIe siècle brillent les savants. Galilée domine la scène. Professeur à Pise puis à Padoue, il met au point le télescope, qui permet de découvrir quatre satellites de Jupiter et les tâches lunaires. Rentré à Florence, il adhère aux théories du chanoine Copernic qui ne placent plus la terre au centre de l'univers. Situé au centre d'une république européenne des savants, il recourt à la langue vulgaire pour diffuser ses idées. On sait le procès fait à Galilée et son adjuration ainsi que ses dernières années passées en résidence surveillée, durant lesquelles il publie hors d'Italie ses Discours et démonstrations mathématiques.

Alors que fleurissent en Italie d'innombrables académies littéraires, de plus sérieuses académies scientifiques apparaissent : telle l'Accademia dei Lincei, « l'Académie des lynx », nouvelles structures d'accueil pour les savants, distinctes des universités, et nouveaux pôles de diffusion des idées nouvelles.

Parmi les réfractaires, Giordano Bruno (1543-1600), dominicain, fait ses études à Naples, où il s'intéresse plus au néoplatonisme qu'à l'aristotélisme. Contraint à l'exil, il se convertit au calvinisme et finit à Rome sur le bûcher. Méridional et dominicain comme Bruno, Tommaso Campanella (l560-l639) tente d'expliquer le monde sans recourir à la métaphysique. Il abjure en 1594. De nouveau arrêté pour sa participation à une révolte contre les Espagnols, il feint la folie pour échapper à la peine capitale. Dans son cachot il imagine une cité utopique, la Città del sole.

La littérature baroque

Reste enfin à évoquer la foisonnante littérature dite baroque, qui domine au
XVIIe siècle par le nombre et la diversité de sa production. C'est le cas d'un
nouveau genre, le roman avec ses personnages, thèmes et horizons multiples.

La tragédie, qui supplante la comédie - irrévérencieuse - représente le triomphe de la raison de Dieu, par exemple dans la Reine d'Écosse de Della Valle (1560-1628) qui glorifie le martyre de Marie Stuart. Au théâtre encore la commedia dell'arte et le mélodrame réduisent la parole au bénéfice du geste et de la musique. La poésie lyrique enfin, très abondante, recherche la stupeur du lecteur par le recours à la pointe, au bizarre, à l'extravagant, qui traduisent eux-mêmes un sentiment général éprouvé par le siècle du passager et du transitoire.

Giambattista Marino (1569-1625), le Chevalier Marin pour les Parisiens, triomphe avec L'Adone, poème fleuve de quarante deux mille vers, hymne à l'Amour vu comme la source d'une énergie universelle imprégnant et inspirant toute la nature et les créatures.

Les Angevins à Naples, naissance d'une capitale Jacques Heers

Professeur honoraire de l' université Paris IV-Sorbonne

Néapolis, ville nouvelle fondée par des colons grecs au VIe siècle avant notre ère, restait encore imprégnée de culture hellénique lorsqu'elle devint, à l'époque romaine, la plaisante ville chantée par Horace et Virgile. Le christianisme s'y développa précocement, comme l'atteste la présence des catacombes de San Gaudioso et du baptistère du duomo, mais lors de la chute de l'empire, les Napolitains se rallièrent en nombre au parti des Goths et s'attirèrent les foudres de Bélisaire en 536. Reprise un temps par les Goths de Totila, elle revint enfin à Byzance en 553 et resta sous le contrôle de l'exarchat de Ravenne. Elle résista longtemps aux assauts des Lombards, mais finit par succomber pour devenir peu de temps après, en 1077, vassale des Normands. Dès cette époque, Naples sortit de sa torpeur pour redevenir une brillante capitale culturelle, mouvement qui ne fit que se confirmer quand l'empereur Frédéric II, qui avait succédé aux Normands, lui accorda en 1224 le droit de fonder une université. Mais, comme nous l'explique ici Jacques Heers, auteur notamment de La ville au Moyen Âge en Occident (Fayard, 1990), c'est surtout sous la dynastie angevine que la ville prit son essor et acquit les traits de caractère que nous connaissons encore aujourd'hui...

La conquête angevine

Naples fut certainement l'une des toutes premières et des plus brillantes villes de cour d'Occident. Fruit d'une conquête armée, elle demeura française pendant près de deux cents ans, de 1260 à 1440 environ, complètement transformée, embellie et anoblie par une extraordinaire floraison de monuments et de considérables réalisations urbanistiques.

Dixième enfant du roi de France Louis VIII et de Blanche de Castille, frère
cadet de Saint Louis, Charles, déjà duc d'Anjou et comte du Maine par ses
apanages, comte de Provence et de Forcalquier par son mariage, fut couronné à

Rome roi de Naples et de Sicile par le pape français Urbain IV. Il lui fallait encore arracher son royaume des mains des héritiers de l'empereur Frédéric II. Il le fit grâce à deux victoires successives, en 1266 à Bénévent contre l'armée de Manfred, fils bâtard de Frédéric, et en 1268 à Tagliacozzo contre le très jeune Conrad.

Si la sanglante révolte de 1282, connue sous le nom des « Vêpres siciliennes », suscitée par le roi Pierre III d'Aragon, gendre de Manfred, chassa les Français de Palerme et de Sicile, Charles Ier puis ses successeurs, les rois et les reines angevins ont, malgré plusieurs graves crises de succession et guerres civiles, gardé Naples jusqu'en 1442, date où le dernier de ces Angevins, le roi René, abandonna la ville aux Aragonais d'Alphonse le Magnanime.

Le renouveau urbain

Alors qu'elle avait été quelque peu délaissée par Frédéric II qui tenait sa cour et son gouvernement à Palerme, sous Charles Ier et sous ses deux descendants directs, Charles II (1285-1309) et Robert (1309-1343), Naples devint une magnifique ville royale, un foyer de vie artistique et littéraire modèle du genre, qui pouvait le disputer à Rome elle-même. Durant soixante années, Naples ne fut plus qu'un immense chantier de constructions. Roi conquérant, Charles Ier fit aussitôt renforcer les murailles des deux forteresses dressées aux temps des Normands : à l'est, le Castel Capuano, à cheval sur les murs d'enceinte près de la Porte de Capoue au débouché de l'ancien decumanus, et à l'ouest, le Castel dell'ovo, sur le front de mer, dressé sur un promontoire étroit. Le roi n'y habitait pas et fit construire en toute hâte, plus près de la ville, dans un quartier salubre, le Castel Nuovo. OEuvre du maître français Pierre de Chaule, commencé en 1279 et occupé par les offices et la cour dès 1282 alors que ni le gros oeuvre ni les aménagements intérieurs n'étaient achevés, cette énorme forteresse, que les habitants subjugués appelèrent aussitôt le Maschio Angioino, écrasait tout le voisinage de ses hauts murs et de ses sept grosses tours protégées par de larges fossés.

La société

À l'installation des Angevins, Naples ne connaissait d'autre structure que des sociétés de quartiers, les platee, tocchi, sedili ou seggi, soumises chacune à une famille de nobles. Tenir la ville impliquait de mettre fin à ce compartimentage poussé, ici et là, jusqu'à l'absurde. Ce ne fut pas mince affaire mais la détermination des souverains l'emporta. Les cellules nobles, noeuds de résistance aux changements, une trentaine à l'arrivée de Charles Ier, n'étaient plus que seize sous Charles II et seulement cinq lorsque Robert, exaspéré par les actes de violence et les vendettas qui opposaient sans cesse les seggi les uns aux autres, obligea les plus faibles à s'agréger aux autres. Ces seggi, désormais garants de la paix civile, veillaient au bon ravitaillement de la cité ; ils faisaient garder les grains dans les fosse el grano et l'huile dans les cisterne dell'olio ; ils contrôlaient les vendeurs de comestibles, astreints à respecter les Capitoli del ben vivere ; ils percevaient les gabelles, gouvernaient les oeuvres de bienfaisance et prenaient en charge la conservation des archives. Les chefs des seggi tenaient leurs assemblées dans de petits bâtiments, centres de concertations et de décisions. Tous ont disparu mais les textes de l'époque et, bien plus tard, nombre de lithographies en donnent de bonnes images. C'étaient des édifices de plan carré, ouverts sur la voie publique de chaque côté, coiffés d'une coupole, portant les armes du seggio et souvent ornés de belles fresques et de figures sculptées. Sans changer vraiment de visage, Naples devint plus policée, mieux tenue en mains. Robert réussit même à dégager et orner une belle place royale.

Naples devient un grand port

Naples ne disposait pas encore d'un vrai port. Le front de mer, très étendu et fort diversifié, coupé de toutes sortes d'accidents, n'offrait, comme d'ailleurs de très nombreuses villes maritimes de l'époque, qu'une suite de plages et d'échelles, lieux d'ancrages peu sûrs sans liens les uns avec les autres, bordés seulement par des tronçons de route, encombrés de dépôts de toutes sortes, de petits chantiers, d'ateliers de corderie et de fours à biscuits. En quelques

décennies, de 1300 à 1340, les Angevins ont fait de leur nouveau port l'un des tout premiers de la Méditerranée. Les maîtres maçons napolitains ont construit deux môles et deux arsenaux ; ils ont aménagé les accès et réalisé une belle urbanisation des secteurs proches de la mer. Les entrepôts de bois et les enclos à ciel ouvert ont laissé la place à de solides et imposants immeubles où s'installèrent les Génois, les Vénitiens, Marseillais et Provençaux, Flamands même, qui pouvaient y accueillir leurs marins et leurs marchands, y installer leurs bureaux, garder leurs balances et leurs poids. Ces « loges » des marchands, régulièrement alignées, ainsi sévèrement contrôlées par le fisc royal, composaient un décor dont aucun port d'Occident ne pouvait encore s'enorgueillir. Sous Charles II, la grande rue littorale était achevée et des voies plus ou moins rectilignes joignaient les portes de l'enceinte aux débarcadères. C'est alors que la notion de voie publique s'est peu à peu imposée : ces voies canalisaient de lourds trafics ; il a fallu les surimposer à un inextricable réseau de venelles ou, tant bien que mal, élargir quelques rues déjà en place. En tout cas, Naples, « la populeuse », capitale d'un vaste royaume, marché de consommation considérable, grand port d'exportation des grains et des vins de Campanie, s'est imposée comme une escale privilégiée sur les routes de la Méditerranée : la botte de Naples était alors une unité de mesure commune pour les vins en de nombreuses cités marchandes d'Italie et d'Espagne.

Naissance d'une ville aristocratique

La ville de cour ne s'est pas insérée dans le tissu très compact et encore peu ouvert, peu accessible aux cavaliers et aux voitures, de la ville ancienne. Elle s'en est délibérément écartée. Non loin du rivage, à partir du Castel Nuovo qui s'entourait d'un parc et de jardins agrémentés de fontaines, de grottes et de cages pour oiseaux exotiques, s'est développée, à l'ouest de l'enceinte citadine, une agglomération toute nouvelle et, bien sûr, toute différente, embellie par les palais des princes angevins et de leurs familiers, par les hôtels de l'administration et de la fiscalité royales. Le centre de ce nouvel et prestigieux urbanisme, exceptionnel pour l'époque, était la Corte del Vicario, le tribunal royal construit dans les années 1308-1310, place où avaient ordinairement lieu les joutes et les tournois, les cavalcades et les parades des cavaliers. Tout à

côté, se dressait un ensemble monumental imposant, unique en son genre, propre, comme le Maschio Angioino que l'on ne perdait pas de vue, à frapper l'imagination et inspirer révérence : la Chambre des Maîtres des Comptes, la Cour de l'Amiral, les Archives royales et les Écuries du roi Robert.

Les premiers hôtels des princes datent de Charles II qui y établit plusieurs de ses fils - il eut douze enfants. Philippe d'Anjou, prince de Tarente, qui s'était d'abord logé, en 1295, dans un vieux palais de la via Tribunali de l'ancienne cité, se fit construire, en 1303, par le maître français Pierre d'Angicourt, l'hôtel Tarentino. Les deux plus jeunes fils, Giovanni et Pietro, occupaient l'hôtel Durazzesco, à l'ouest du Castel Nuovo et, enfin, Raimond Bérenger eut un autre palais situé entre le Castel Nuovo et le Castel dell'Ovo. On édifia aussi un nombre toujours plus grands de belles résidences, per comodo de'cortigiazni, reflets et témoins d'une vie de cour brillante et d'une administration qui multipliait, de règne en règne, ses bureaux : pour Niccolo secrétaire du roi, pour Raimondo de Cabannio maître des cuisines, esclave maure affranchi, anobli et maître d'une belle fortune ; et encore, en 1370, pour Raimondo d'Allegno et Jacopo Arcucci camériers, pour Alferello di Capri et Poderico Petrella.

D'innombrables églises...

Sous tous les rois angevins, de Charles Ier à la reine Jeanne II, petite-fille de Robert, Naples s'est couverte de nouvelles églises, toutes ou presque toutes étroitement insérées dans le tissu de la vieille ville. En effet la victoire que les Angevins avaient remportée sur les troupes germaniques avait été ressentie comme un don du ciel, un véritable miracle. C'est alors que l'on fit de saint Janvier le patron de Naples et de la famille royale, lui qui avait été au IIIe siècle évêque de Bénévent, ville où fut écrasée l'armée de Manfred en 1266. L'appui de l'Église et l'alliance avec Rome ne se sont jamais démentis. Charles était sénateur de Rome et les rois de Naples, à la tête de leurs armées, sont régulièrement venus à l'aide de la papauté en Italie.

Sous Charles Ier, les fondations d'églises marquent la détermination du roi et de ses familiers de rendre grâce à ceux qui, lors de la guerre de conquête, avaient prié pour eux. Les franciscains s'établirent à San Lorenzo Maggiore et à Santa Maria la Nova. Trois chevaliers français, sur un terrain proche de la Porte neuve cédé par le roi, firent construire Sant'Eligio, église flanquée d'un hospice pour les pauvres et les malades. Le monastère de Santa Maria del Realvalle, oeuvre du maître français Gauthier d'Asson, fut spécialement dédié à la commémoration de la victoire de Bénévent.

et monastères...

Au temps de Charles II, la famille royale connut dans tout l'Occident chrétien une vraie réputation de piété, de ferveur religieuse et même de sainteté. La reine Marie était la petite fille de sainte Élisabeth de Hongrie, fondatrice du grand hôpital de Marburg. Le souvenir de saint Louis, la vie édifiante du fils aîné du couple royal, Louis, franciscain, évêque de Toulouse, qui fut canonisé dès 1317, les liens étroits avec les franciscains, imposaient une image sacrée de la dynastie. Le roi Charles, lui-même auteur d'un livre de dévotion, avait fait exécuter, de 1304 à 1306, par Godefroy et Guillaume de Vézelay, l'imbusto, grand reliquaire de saint Janvier. Sa politique et ses dons s'appliquèrent à transformer et agrandir plusieurs églises pour en faire de grands temples tels d'abord San Domenico et la nouvelle cathédrale consacrée à la Vierge. Les travaux de l'église et du couvent de San Pietro Martire (Pietro di Verona) dominicain, ennemi des hérétiques, mort en 1252 et canonisé par Innocent IV, furent financés par les biens confisqués aux hérétiques, en fait aux chevaliers allemands qui avaient combattu les Angevins. Les dominicains reçurent aussi San Pietro a Castello et les ermites de saint Augustin San Agostino alla Zecca. L'église de San Lorenzo, enfin, fut élevée sur un terrain occupé par de petites boutiques, oeuvre elle aussi de maîtres français, qui devait accueillir les premiers monuments funéraires de la famille royale et de ses proches. À l'emplacement de l'ancien monastère damianita di Santa Maria, détruit par un incendie en 1298, la reine Marie fit reconstruire une nouvelle église, Santa Maria Donna Regina, temple monumental.

L'oeuvre maîtresse du temps de Robert et de la reine Sancha, est Santa Chiara, couvent franciscain et église consacrés à saint Louis de Toulouse, frère du roi, dont les reliques furent gardées dans le sanctuaire. Dans le même temps, la reine fit édifier un couvent de clarisses et trois monastères : Santa Maria Egiziana, Santa Croce et Santa Maria di Magdala. Par la suite, les constructions se firent certes plus rares mais deux règnes se sont encore illustrés par de remarquables réalisations : celui de Jeanne Ière (1343-1381) par l'Incoronata où fut célébré son mariage avec Louis de Tarente, et celui de Ladislas (1399-14 14) par San Giovanni a Carbonara, magnifique sanctuaire, où l'on peut, aujourd'hui encore, voir les grands tombeaux de Ladislas, de Jeanne II et de son conseiller et amant, Gianni Caracciolo.

La Renaissance napolitaine

Cette cour de Naples demeura tout au long des règnes l'un des grands foyers culturels, un des plus actifs centres de création artistique et littéraire de l'Occident. Charles Ier déjà y amenait à sa suite des Français. Ses successeurs en appelèrent d'autres : poètes, conteurs, juristes et clercs, architectes, peintres et sculpteurs. Adam de la Halle vint d'Arras s'établir à Naples en 1283 et y résida jusqu'à sa mort, en 1288 ; il y fit maintes fois représenter le Jeu de Robin et Marion et commença même à composer un poème épique à la gloire de la dynastie angevine, La Chanson du roi de Sicile. C'est pourquoi les familles nobles donnaient les noms de Robin, Marion et Péronnelle à leurs enfants. Sont aussi venus à la cour des Angevins des artistes et écrivains de Rome et de Toscane, protégés par le prince. Simone Martini, installé en 1315, y peint une Vie de saint Louis de Toulouse où le roi Robert reçoit la couronne royale des mains de son frère. Deux ans plus tard, Simone fut fait chevalier de la cour. Giotto a travaillé pendant quatre ans, de 1329 à 1333, sur trois chantiers du roi, lui aussi comblé d'honneurs. De même pour les lettres : le roi Robert fut couronné « prince des poètes » par Pétrarque. Boccace vécut de longues années à Naples, de 1327 à 1341. Il y fréquentait assidûment la cour et y écrivit plusieurs nouvelles du Decameron ; toute sa vie il n'a cessé d'intriguer pour y retourner et y obtenir un grand office de cour. Francesco Laurana sculpteur, auteur en 1444, du magnifique portail du Castel Nuovo, du

temps des Aragonais, fut accueilli à la cour du roi René à Aix-en-Provence et en Avignon. Il y vécut dix années, chargé de nombreuses commandes, dont le Portement de Croix qui se trouve aujourd'hui à Saint-Didier d'Avignon, et le tombeau de Jean Cossa, maintenant à Sainte-Marthe de Tarascon. De telle sorte que l'art italien, que nous appelons « Renaissant », s'est formé non à Florence et à Sienne mais principalement dans cette ville de cour. Et que l'installation des premiers artistes italiens de cette « Renaissance » date, non de François Ier et de Léonard de Vinci, mais bien de René et des Angevins de Naples, un demi-siècle plus tôt.

En 1442, Alphonse V d'Aragon, qui avait été un temps désigné comme héritier par la reine Jeanne II, se couronna roi de Naples. La ville brilla d'une intense vie intellectuelle : fécondée par l'arrivée massive de Byzantins réfugiés après la chute de Constantinople, elle rivalise alors avec la Florence de Laurent le Magnifique mais, en 1503, Naples devient possession des Bourbons d'Espagne dont les vice-rois imposent pour deux siècles une autorité austère étrangère à l'esprit napolitain. Il faudra attendre l'arrivée des Bourbons en 1734, pour que la vie napolitaine retrouve tout son éclat...

Florence, cité subtile

Jacques Heers

Professeur honoraire de l' université Paris IV-Sorbonne

Florence, cité merveilleuse au passé mouvementé, connut ses plus grandes heures de gloire au Moyen Âge et à la Renaissance où elle faisait déjà l'admiration de toute la chrétienté pour la beauté de ses édifices et sa prospérité économique. Le pouvoir, rapidement contrôlé par les riches familles de marchands, devint l'enjeu de guerres civiles, aux termes desquelles le clan des Médicis prit le contrôle de la ville. C'est ce développement progressif et mouvementé de la cité florentine que nous retrace Jacques Heers auteur notamment de La ville au Moyen Âge en Occident (Fayard, 1990) et de Machiavel (Fayard, 1985).

Légendes de fondation

Florence fut fondée en 59 av. J.-C., mais les Florentins, pour mieux servir leur gloire, se sont forgé deux légendes. Une chronique anonyme du XIIe siècle, De origine civitatis, reprise maintes et maintes fois, enjolivée encore au cours des temps, lie cette fondation à la conjuration de Catilina. Révolté contre la Commune de Rome, celui-ci se serait retranché dans Fiesole. Ses armées infligèrent alors une lourde défaite à celles du Sénat commandée par un nommé Fiorino, héros éponyme de Florence. César vint à bout de Fiesole, fit détruire la forteresse et installa la moitié des habitants, encadrés par ses vétérans, sur le lieu même où Fiorino avait été tué. Catilina s'enfuit et fonda Pistoia ; mais il avait séduit la veuve de Fiorino et eut d'elle un fils, Uberto, ancêtre des Umberti qui, gibelins et rebelles, furent chassés de la cité, poursuivis jusque dans leurs retranchements de l'Apennin et anéantis. Florence pouvait s'affirmer ville loyale, championne de l'orthodoxie politique et de la paix.

L'autre légende fait remonter la construction de la ville au premier roi d'Italie, Atalante ou Atlas, père de trois fils qui, pour se partager le royaume, allèrent consulter le dieu Mars. Italus régna sur Fiesole. Dardanus et Sicanus s'établirent dans la vallée de l'Arno, dressèrent des autels, sacrifièrent veaux et moutons, prièrent pour la paix, célébrèrent des mariages et des jeux, organisèrent des marchés et firent bâtir un temple magnifique en arrachant marbres blancs et noirs de Fiesole : ce sera plus tard le baptistère Saint-Jean. Ils dressèrent une grande statue de Mars sur une haute tour, près du fleuve. Le sort de la ville était lié à cette statue, qui ne devait être ni mutilée ni déplacée.

Ces traditions demeurèrent pendant longtemps dans les mémoires. Dante met en scène, dans La Divine Comédie, son trisaïeul, Cacciaguida, qui parle du bon vieux temps où les femmes, « sobres et pudiques », tout en filant la laine, se faisaient conter les belles histoires de Fiesole et de Rome. Les Florentins n'oubliaient pas non plus de rappeler que leur ville fut fondée au printemps, au temps des Floralia, et que la cité romaine, outre le temple à Mars, dieu guerrier et dieu de la fécondité que l'on ornait, au mois de mars, de feuillages et de fleurs, en avait aussi dédié un à Northia, déesse étrusque de la Fortune.

Une cité phare de la chrétienté

La statue de Mars disparut définitivement dans l'Arno lors de la crue de novembre 1353. Funeste présage : famine en 1356, peste de 1358. Mais, de son passé romain, Florence tirait sa force et sa réputation. En 1280, elle avait associé Hercule à saint Jean-Baptiste, son patron. À l'emblème du lys, elle joint celui du lion, le marziocco, symbole de souveraineté et de puissance. La Commune veille à tenir des lions en cage sur la place de la Signoria ou près du baptistère Saint-Jean. Elle s'affirme comme la citadelle, le refuge de la foi chrétienne et de l'orthodoxie. Elle fête ses héros et ses martyrs, premiers chrétiens : le diacre Laurent venu enseigner la parole du Christ avec des marchands syriens, Félicité, sainte de Palestine, Minies, martyrisé en 250 et enterré sur une colline toute proche, à San Miniato, et au VIIe siècle, Reparata,

sainte venue d'Orient. La vie sociale et la vie politique même se sont, tout au long des siècles, ordonnées autour de trois pôles religieux, illustres sanctuaires des temps héroïques : la Badia, « l'abbaye », fondée en 967 par la veuve du marquis de Toscane, le monastère et l'église de San Miniato, construits de 1014 à 1050 par l'empereur Henri II et l'évêque Ildebrand, et le monastère de Vallombrosa, fondation d'une famille de nobles florentins, Jean Guilbert à leur tête, pour lutter contre les mauvais clercs et les évêques indignes. Car Florence fut l'un des plus solides bastions de la réforme grégorienne, réforme du clergé et émancipation de l'Église du pouvoir des laïcs. En 1055, un concile réunit cent vingt évêques qui imposèrent cette réforme à l'empereur. Quatre années plus tard, Gherardo, évêque de la ville, devint pape sous le nom de Nicolas II ; il fit déposer l'anti-pape désigné par les nobles romains et décréter que le souverain pontife ne serait plus élu que par les cardinaux. Pape, il vécut et mourut à Florence. En 1082, la ville soutint un siège de dix jours par les armées impériales et en 1280, fit excommunier l'empereur Otto de Brunswick. Elle reçut très tôt les ordres mendiants : les dominicains à Santa Maria Novella, les franciscains à Santa Croce. Pouvoir civil et religion s'identifiaient l'un à l'autre : le caroccio, char guerrier, était gardé dans le baptistère Saint- Jean, celui-ci entretenu par les grands marchands de l'Arte di Calimala, refait complètement et orné de marbres précieux et de mosaïques en 1280. La cathédrale, dédiée d'abord à Santa Reparata, prit le nom de Santa Maria del Fiore, nom qui suggère une divination de la ville elle-même. C'est à Florence que s'est tenu, au prix de grands sacrifices financiers, en 1439, le grand concile oecuménique qui vit le ralliement de l'Église grecque à la papauté, avant que tout ne soit remis en question à Constantinople.

De la bourgade romaine à la prospère cité médiévale

De simple bourgade, la ville était devenue l'une des plus vastes et certainement l'une des plus riches cités de tout l'Occident. Non par le fait d'un prince, par l'afflux d'officiers et de courtisans, mais par une lente élaboration, fruit d'un travail constant et reflet d'une réelle prospérité. L'enceinte romaine n'enfermait qu'un espace de trente-sept hectares. La première enceinte communale, construite en seulement deux ans, de 1173 à 1175, l'a porté à quatre-vingt dix-

sept. Mais il fallut un demi-siècle, de 1284 à 1333, pour bâtir celle qui donna à la ville enclose une superficie de quatre cent trente hectares, muraille haute de douze mètres, longue de huit mille cinq cents, qui comptait soixante-treize tours, quinze fortins, quatre grandes portes et huit poternes. En 1252, l'on construisit le Ponte Vecchio, le troisième sur l'Arno. Les Conseils se tenaient dans les églises ou dans des maisons louées pour la circonstance, mais, vers 1230, fut édifié le premier Palazzo del Comune, détruit en 1235, remplacé par celui dit « du Bargello ». Le Palazzo del Popolo, qui devint Palazzo dei Priori puis della Signoria, fut commencé en 1298 ; on désigna douze citoyens pour « qu'ils s'appliquent à chercher le lieu le plus convenable et la forme la plus adéquate de façon à ce qu'il rende les meilleurs services et que sa construction engage le moins de dépenses ».

Le respect des deniers publics inspire toute la politique mais la ville se dote tout de même d'un magnifique cadre monumental. On pave les rues, on ouvre de grandes voies, et l'on dégage surtout, non sans mal et de façon imparfaite, face à la résistance des grandes familles, quelques places de grande allure : celle du Duomo tout autour de la cathédrale et celle de Santo Spirito sur l'autre rive. La place de la Signoria, commencée en 1307 par l'acquisition de plusieurs maisons, agrandie en 1349 par la mise à bas de l'église de San Romolo, ne fut terminée qu'en 1386 par le transport d'une autre église, Santa Cecilia, plus à l'ouest. Florence, après tant de villes d'Italie, après Bologne notamment, avait alors de belles places publiques, deux siècles avant Paris et d'autres capitales.

L'essor des grandes compagnies de marchands-banquiers

La ville faisait l'admiration de toute la chrétienté par ses richesses et mit l'une de ses grandes familles d'hommes d'affaires à la tête des affaires publiques, avant d'en faire des princes et des papes. Cependant, ville de l'intérieur, située sur les rives d'un fleuve impétueux, entourée de montagnes d'accès difficile, elle ne fut, pendant longtemps, en aucune façon liée au lointain trafic international et ne devait rien ni à la mer ni au commerce des épices exotiques qui, nous dit-on, firent seules la fortune de ses rivales, cités portuaires, Gênes,

Pise et Venise. Elle n'a pas manifesté beaucoup d'intérêt pour l'Orient et s'en est écartée en 1340-1350, après les retentissantes faillites de ceux qui s'y étaient engagés trop avant. Dès lors, les Compagnies, - Medici, Strozzi, Guardi - entretetinrent des filiales ou des succursales de Séville à Bruges et à Londres, mais n'avaient pas le moindre facteur ni le plus petit commis à Constantinople, à Beyrouth ou au Caire. La fortune de Florence ne s'est pas faite sur le poivre ni même sur le coton mais d'abord sur les produits du terroir tout proche, sur les grains, sur les laines et les cuirs des troupeaux, sur le safran récolté dans la vallée et qui valait plus cher que toute autre « épice ». Très tôt ses draps, lourds mais d'une merveilleuse souplesse, teints et foulés à la perfection, faisaient prime aux foires de Champagne et dans tout l'Occident. Les drapiers de l'Arte de la lana, maîtres chacun d'une bottega, y veillaient, décidaient des approvisionnements en matières premières et distribuaient le travail à de nombreux ateliers très modestes, domestiques pour la plupart, dans la ville ou dans des dizaines de villages jusqu'à dix lieues de là. Les grandes compagnies possédaient des botteghe de laine ou de soie, mais s'adonnaient aussi au commerce, gros et détail, vendant du blé aux citadins au-dessous des bureaux d'où partaient ordres et commandes pour de lointains comptoirs ; elles pratiquaient prêts et dépôts, change et trafics de l'argent, transports terrestres et maritimes. C'est alors que les Florentins, qui contrôlaient le port de Pise, organisèrent à leur tour, après Venise, des convois de galées qui, chaque année, gagnaient la Flandre et l'Angleterre.

Les grandes compagnies florentines ne portaient d'autre nom que celui de la famille. Aucun des associés ne devait exercer d'activité ailleurs. Elles s'affirmaient par une remarquable stabilité ; on ne faisait les comptes et on ne renouvelait les contrats que tous les six ou sept ans. Les directeurs des filiales demeuraient en place dix ou quinze ans et les Bardi ont, au total, duré soixante-dix ans.

L'ère des Médicis : de la mainmise totale à la disgrâce, de la disgrâce au retour en force

C'est de l'une de ces familles de marchands et banquiers que sont sortis les maîtres de la ville au XVe siècle, tyrans, puis seigneurs de la cité, puis princes et ducs. Le succès des Médicis n'était pas dû à un coup de force comme les Sforza à Milan, mais à l'argent, aux intrigues et aux compromissions, à l'art surtout de ruiner les ennemis et de maîtriser tous les ressorts et d'ourdir les pièges du jeu politique ; tout cela a été magnifiquement décrit par Machiavel dans son oeuvre maîtresse, les Histoires florentines. Florence a vécu pendant plus de trois siècles sous un gouvernement qu'elle appelait la Commune, d'abord aux mains de Collèges restreints puis, à deux reprises, sous un Popolo - mot que l'on ne doit pas traduire par « peuple » - sous le contrôle des arts, associations de métiers où les arti magiori, le popolo grasso, faisaient la loi. Le pouvoir n'a jamais échappé aux grandes familles, qui s'opposaient les unes aux autres lors des guerres civiles entre les partis, guelfes et gibelins puis noirs et blancs, et en arrivaient même, comme en 1378, lors de la révolte dite des Ciompi, à susciter la rébellion des arti minori pour affaiblir l'adversaire. L'une des factions l'emporta, monopolisa toutes les charges publiques mais celles-ci furent bientôt confisquées par les Médicis. Ils s'étaient fait connaître déjà au XIIIe siècle : une famille vraiment honorable, habile aux jeux de la finance, plus encore peut-être à placer les siens dans les Conseils du gouvernement communal. Le clan s'affirma sous Francesco de Bicci qui, en 1382, se fit immatriculer dans l'Arte del cambio. Leur force tenait à l'insolente réussite de leurs deux grandes banques et à l'étonnante cohésion du clan formé de neuf branches, toutes solidaires. En 1429, aux funérailles de Giovanni, frère de Francesco, trente-six Médicis, chefs de familles, étaient présents. Solidarité renforcée par d'étroits liens de voisinage : leurs palais se situaient tous dans le quartier de San Giovanni, entre le Ponte Vecchio et le Duomo ; leurs châteaux et leurs fiefs tous dans le Mugello, la vallée de la Sieve, affluent de la rive droite de l'Arno. Ils se rendaient de fréquentes visites et tenaient des assemblées, sous la conduite d'un patriarche, chef incontesté. Leurs amici se comptaient par centaines ; ils payaient leurs dettes et leur prêtaient de l'argent, leur réservaient des offices dans leurs banques et dans l'administration. Ils unirent quatre de leurs filles à quatre familles de leurs alliés, grands banquiers eux aussi, les Bardi, Tornabuoni, Salviati et Gianfigliazzi. Côme, fils de Giovanni, épousa Catherine Bardi en 1413.

Proscrits en 1433, les Médicis reviennent en force en 1434, seuls maîtres désormais, tous au faîte des honneurs : Côme est acclamé comme un triomphateur par une foule immense. Ils n'avaient qu'un seul élu aux offices en 1433 ; ils en eurent vingt et un en 1440. Leurs partisans faussaient les élections et les tirages au sort pour la désignation des magistrats. Contre les ennemis, le fisc : « s'il restait quelque suspect, il se trouvait bientôt écrasé par de nouvelles taxes » (Machiavel). Ruinés, condamnés au bannissement honteux, les Strozzi et autres grandes familles hostiles ne comptaient plus. Après Côme, ce fut Pierre le Goûteux puis Laurent le Magnifique, marié à Clara Orsini. L'assassinat de son frère Julien, et la conjuration des Pazzi en 1478 ne mirent nullement les Médicis en danger. Ils défiaient le pape, ne tenant aucun compte de l'interdit lancé par Sixte IV contre Florence, et firent la paix la tête haute grâce à l'appui de Louis XI.

En novembre 1494, Pierre, fils de Laurent, incapable de résister à la colère de la rue entretenue par les prêches de Savonarole, quitta la ville tandis que les pillards envahissaient son palais. Au gouvernement de Savonarole, brûlé en 1498, succéda une sorte de régime « républicain » sous la conduite d'un « Gonfalonier de Justice ». C'est le temps où Machiavel fut secrétaire de la Signoria. Mais les Médicis revinrent dans les fourgons des troupes espagnoles dont la victoire à Prato sema un vent de panique dans Florence. Lourde disgrâce de Machiavel et retour triomphal de ces Médicis accueillis par des foules en délire : de Julien, fils de Laurent le Magnifique, de son frère Jean qui devint pape l'an suivant (Léon X), du capitaine Jean des Bandes noires, puis de Jules, fils naturel de Julien assassiné en 1478 et qui fut pape en 1523 (Clément VII).

En 1537, Côme, fils de Jean des Bandes noires, prit le titre de duc de Florence.

L'Italie au siècle de Dante et de Giotto

Elisabeth Crouzet-Pavan

Professeur d'histoire du Moyen Âge à l'université Paris IV-Sorbonne

Il y a une vraie difficulté à vouloir écrire une histoire de l'Italie au XIIIe siècle. Non seulement parce que l'Italie n'existe pas alors, puisque, on le sait, l'unité italienne s'est faite durant le XIXe siècle. Mais, plutôt parce que cette histoire semble comme infiniment se diviser, se fragmenter. Bien sûr, il existe une réalité physique italienne et une image de cette réalité, relativement précise depuis l'Antiquité, affirmée grâce aux progrès de la connaissance géographique et de la représentation cartographique dans l'Italie du XIIIe siècle. D'un territoire modelé par la géographie mais également par l'histoire, une conscience se manifeste. Comme elle se manifeste encore dans les sources littéraires du temps. Utilisant la référence italienne, celles-ci se rapportent moins à la réalité politique et quotidienne qu'à une culture, une tradition. Sans doute désignent-elles de cette manière un espace plus culturel que matériel, caractérisé, à les suivre, par une civilisation. Sans qu'il y ait lieu de s'en étonner, cet attachement à l'« Italie » est particulièrement notable chez les exilés, volontaires ou involontaires, tous ceux nombreux qui vivent loin de leur pays ou en ont été, un temps, chassés et pour lesquels le terme « Italie », ou plutôt son imaginaire, a des résonances fortes. Élisabeth Crouzet-Pavan auteur de Enfers et Paradis, L'Italie de Dante et de Giotto (Albin Michel, 2001) nous montre comment, au-delà des divisions qui semblent l'emporter, le XIIIe siècle italien se caractérise par un dynamisme et une vitalité exceptionnels.

Un réseau urbain remarquable

Il suffit de considérer une carte de la péninsule quand s'achève le XIIIe siècle. Quelques grandes frontières politiques, celles du royaume d'Italie, du royaume de Sicile, des États de l'Église ou de la République de Venise organisent l'espace. Mais il n'y a rien là de particulièrement original au regard d'autres situations occidentales. En revanche, la singularité italienne se manifeste au

premier regard. Des Alpes à Rome, car le Sud diffère, un réseau urbain étonnant se découvre, une hiérarchie de villes géantes, grandes, moyennes, petites. Au nord, dominent Milan et Venise, avec au moins cent mille habitants, et dans une moindre mesure, Gênes. En outre, dans la plaine du Pô, de la Lombardie à la Vénétie, une abondance de cités peuplées vient accentuer l'impression de richesse et de dynamisme. Il en va de même au centre de la péninsule, en Toscane. Florence ne cesse de croître avec près de cent mille habitants. Suivent Pise et Sienne qui compteraient de quarante à cinquante mille habitants. Lucques et Arezzo viennent ensuite et approchent les vingt mille habitants. Quatre villes occupent l'échelon inférieur. Prato et Pistoia rassemblent un peu plus de dix mille habitants ; Volterra et Cortona sont certainement d'une taille plus réduite. Sept ou huit villes plus modestes forment la base de la pyramide.

Identités et particularismes

En somme, l'urbanisation italienne est exceptionnelle. Mais elle n'est qu'un élément, spectaculaire, au sein d'un exceptionnel système de vie. Chacun de nos centres urbains, quelle que soit sa consistance démographique, s'accroche à ses traditions, à sa mémoire, à son identité. Et cette identité se nourrit d'un terreau culturel que nourrissent des particularismes nombreux. À côté du latin des chancelleries, la dynamique de la langue « vulgaire » est, bien sûr pour l'écrit, déjà enclenchée. N'oublions pas que dès 1225, François d'Assise compose, avec le Cantique de frère Soleil ou des Créatures, le texte fondateur de la littérature religieuse en langue italienne. Mais ce volgare n'a rien d'uniforme. Même si le toscan, servi par Dante qui lui offre en 1305, avec le De vulgari eloquentia, une première « défense et illustration », entame une forte poussée, à Bologne, à Palerme ou à Venise, la langue vulgaire, dans sa forme locale, résiste sans peine. D'une ville à l'autre, d'une communauté à l'autre, les mots et l'accent comme les poids et les mesures changent, la loi se soumet à la rédaction statutaire du lieu, la même monnaie n'est pas dominante. Au marché, sur la façade d'un bâtiment public, ou au siège d'un office administratif, il faut donc conserver ce que vaut la mesure d'un pas, d'un bras, ce qu'est la taille réglementaire d'une brique ou des mesures pour vendre le

vin. Cette dimension civique particulière est encore soulignée au quotidien. On ne chôme pas partout les mêmes jours de fêtes. On ne célèbre pas les mêmes saints. Les dévotions locales, la trame de l'histoire ancienne ou plus récente ordonnent le cours des jours et créent autant de temps forts. Au gré du voyage dans l'Italie, le temps a ainsi pour une part la couleur du lieu.

Ainsi prennent vie et force les diversités italiennes. Et elles dépassent en intensité les diversités d'un monde médiéval que l'on aime à décrire pourtant dans ses divisions et ses étroits compartiments de vie.

L'espace italien hors de la péninsule

Une autre donnée vient enfin compliquer l'étude. L'espace italien, ou plutôt l'espace des Italiens, n'est pas enfermé dans la seule péninsule. Animée d'un mouvement puissant, l'histoire se projette hors du cadre géographique qui est le sien. Bateaux vénitiens et génois, d'une mer à l'autre, transportent en effet les épices, le blé ou le sel tandis que les banques toscanes prêtent de l'argent aux rois. Assurément, d'autres que les Pisans ou les Siennois commercent et s'enrichissent. Reste que c'est bien de l'Italie et de ses ports qu'est tôt venue la reprise des trafics. Reste qu'a été mis en place un quasi-monopole italien sur les transports maritimes méditerranéens. De surcroît, force est de reconnaître des caractères exceptionnels à la présence des Italiens hors de la péninsule. À l'échelle du monde connu, ou presque, une véritable ubiquité s'observe. Où sont les Génois, les Pisans, les Florentins, les Vénitiens, sédentaires installés dans des comptoirs ou marchands itinérants ? En Crimée et à Constantinople, en Grèce et en Égypte, en Asie Mineure ou en Albanie, en Espagne comme en Afrique du Nord, à Bruges et à Londres. Tandis que les Vénitiens Polo avancent sur les routes de l'Extrême Orient ou que des changeurs de Plaisance opèrent aux foires de Troyes ou de Provins, des Lombards d'Asti ou d'ailleurs tissent leur réseau d'intérêts dans les vallées savoyardes à moins qu'ils ne s'installent dans les petites cités de la Flandre française. Et tous ces hommes qui bougent disent l'ouverture du milieu italien et ses liens à un monde plus vaste.

Un paysage rural aménagé

Tel peut donc être le constat de départ. Mais sitôt s'impose un deuxième caractère original de l'Italie du temps. Cette histoire, riche de ses fragmentations, a aussi multiplié les traces et demeure visible dans les paysages et dans les documents. Traces dans les paysages et ce sont les milliers de créations de bourgs francs qui modifient irréductiblement les structures du peuplement ou bien les routes ou le réseau des canaux. Cet espace de la campagne, du contado,dont la ville considérait qu'il lui revenait de le conquérir et de le dominer fut en effet durant ces décennies aménagé et soumis. Les routes, les ponts ne permettaient pas seulement les échanges locaux et les trafics à distance, la circulation et le décloisonnement, la dynamique du peuplement. Les voies principales,jalonnées par les hospices, les sites d'étape et les forteresses favorisaient le contrôle, l'intégration. De la Vénétie à la Toscane, du Piémont à la Romagne, une véritable « politique » systématiquement menée par les communes donna vie à un réseau routier, dès lors continûment entretenu. Dans le même temps, d'autres infrastructures, celles du contrôle des eaux, digues, canaux de drainage, canaux d'irrigation, plus spectaculaires encore, transformèrent le paysage dans la plaine du Pô par exemple. Le XIIIe siècle a donc déposé des traces accusées et durables sur le paysage rural.

Des villes en pleine transformation

Or, en milieu urbain, ces traces se manifestent peut-être avec une plus grande clarté. La ville fut un bien meilleur conservatoire encore. Des Alpes à Rome, les espaces urbains italiens offrent à l'examen une gamme, étonnamment riche et variée, d'interventions édilitaires et de réalisations monumentales. Il y a comme une véritable filmographie de ce qu'a pu être l'action de l'autorité publique. La construction des nouvelles enceintes vient ainsi ponctuer une phase d'expansion urbaine et de ponction démographique sur les campagnes qui fut formidable et continue. C'est une interminable liste, où figurerait la quasi- totalité des cités de l'Italie du Nord et du Centre, qu'il faudrait ici citer. Ou encore, des aménagements hydrauliques améliorent les infrastructures productives mais aussi l'hygiène et la beauté. Des opérations de grande

envergure sont décidées à Gênes, à Sienne, à Orvieto, à Viterbe ou à Pérouse. Dans cette ville, l'aqueduc long de quatre mille pas, soutenu par une centaine d'arches, réalisé à grands frais par quelques-uns des plus grands ingénieurs du temps, conduit les eaux jusqu'au centre urbain où elles affluent dans la très monumentale fontaine de la Piazza Grande. Tout un programme iconographique est en outre élaboré pour servir à l'ornementation de cette Fontana Maggiore.

Les chantiers à Venise, à Florence, à Bologne ou dans des centres urbains plus modestes mais riches aussi d'habitants, d'activités et d'un décor urbain, se succèdent donc, plus nombreux encore entre 1280 et 1330. La gamme des travaux accomplis est extrêmement vaste. Il est toutefois un secteur où cette politique urbaine prend corps avec une particulière vigueur. L'urbanisme communal, prioritairement, s'attache à conquérir et à aménager les espaces publics. Partout, au coeur de centres qui étaient densément bâtis et investis par les maisons et les tours des grands lignages aristocratiques, on confisque, on exproprie, on démolit. Des espaces sont dégagés, des places, vite rayonnantes, sont créées, vite agrandies, mieux desservies par un réseau de rues élargies, puis dallées, et des palais publics sont construits, plus vastes, plus imposants, plus ornés à mesure que le régime politique évolue et que la commune se consolide. Aujourd'hui encore, de Milan à Pistoia, de Vérone à Crémone, Sienne ou Spolète, les paysages urbains témoignent de ce temps de transformation intense.

Une violence omniprésente

On en arrive ainsi à comprendre la cohérence et l'identité de cette histoire de l'Italie du XIIIe siècle. De tous les vers de Dante, celui où il pleure sur « la serve Italie », « auberge de douleur », « nef sans nocher dans la tempête », sont sans doute les plus connus. Car l'espace italien n'est pas seulement fragmenté. Il est livré, de manière quasi continue, aux conflits. Au long du XIIIe siècle, s'affrontèrent ici les grands systèmes politiques du temps, l'Empire, la Papauté, la monarchie française. Mais pas seulement. L'histoire ne se résume pas aux entreprises de Frédéric II, « le dernier empereur », roi d'Italie, roi de Sicile, aux

excommunications que fulminent contre lui les papes avant que viennent les interventions des Angevins dans le Sud italien. Les violences s'enchaînent, partout et à toutes les échelles. Communes contre communes, Guelfes contre Gibelins, faction contre faction, Blancs contre Noirs, familles contre familles... La haine flambe, les affrontements reprennent malgré les trêves, malgré les implorations de paix, processions et prédications des frères mendiants dont les couvents se multiplient dans toutes les villes du temps. La violence est omniprésente et ses effets sont lourds. Il n'empêche que la prospérité est souvent réelle, même si elle n'est bien sûr pas diffuse de manière uniforme dans l'espace italien et dans le prisme social. Il n'empêche qu'un puissant mouvement, synonyme souvent d'invention, emporte cette histoire. Il faut alors comprendre et admettre que, si cette société était une société du conflit, elle sut aussi trouver des solutions ingénieuses pour, vaille que vaille, vivre et fonctionner dans le conflit.

Une admirable fécondité intellectuelle et artistique

Un moment de création continuée, par lequel l'Italie se distinguerait du reste de l'Europe médiévale, paraît en effet avoir opéré durant ces décennies. Il ne s'agit pas d'avancer que la péninsule serait un univers à part. Mais l'histoire s'y découvre dans une fécondité remarquable. Pour l'expliquer, il faut bien sûr invoquer la conjoncture économique générale, favorable, et le trend démographique. Dans les dernières décennies du XIIIe siècle culmine un processus de croissance entamé depuis plus de trois siècles. Mais il faut encore évoquer un dynamisme italien : accumulation du capital et richesses longuement dégagées des campagnes, mouvements des bateaux et mobilité des hommes, progrès de la connaissance et évolutions de la pensée...

Cette capacité de création, elle se découvre bien sûr de manière éclatante dans les aspects artistiques. Dès les années 1280-1290, soit un siècle plus tôt qu'ailleurs en Occident, les prémices de ce que les historiens de l'art nomment la Renaissance s'annoncent en Toscane, en Ombrie, en Latium. Une révolution picturale s'amorce. Sous l'action conjointe d'une influence des modèles de l'Antiquité et d'une sensibilité nouvelle aux formes, aux lumières, aux couleurs

de la nature, les peintres substituent peu à peu aux formules byzantines jusqu'alors hégémoniques un système figuratif davantage fondé sur la perception visuelle. La fresque surtout s'impose comme moyen d'expression privilégié. Dans les années 1290, les multiples commandes que Giotto reçoit attestent l'éclat de sa renommée. Giotto, à ses contemporains déjà, apparaissait en effet comme celui auquel la peinture, ou plutôt la civilisation figurative, devait un renouvellement radical. S'il possédait, comme le dira Pétrarque, cet « art revenu à la lumière », d'autres toutefois participent à ces bouleversements : Cimabue et sa Crucifixion dramatique avant le Christ souffrant, aux chairs martyrisées, de Giotto encore, Cavallini et ses fresques du Jugement dernier mais aussi Nicolà Pisano ou Arnolfo di Cambio, puisque, dans ces évolutions du langage formel, la part des sculpteurs est capitale. Mais l'invention agit aussi dans le monde des affaires, progrès de l'industrie lainière et « invention de l'invention » en matière de trafics, de change, de banque avec les lettres de change ou les compagnies financières. Mais elle se manifeste également au coeur du politique grâce à un vigoureux processus institutionnel et à l'élaboration d'un savoir juridique, administratif, technique.

Quand commence le XIVe siècle, en dépit des violences et malgré quelques premiers signaux économiques alarmants, dans tant de mutations, beaucoup de voix illustres identifient donc les signes d'un mieux être général et d'une civilisationplus raffinée, la naissance d'un nouvel âge.

Dante et Florence

Marina Marietti

Professeur à l'université de Paris III-Sorbonne Nouvelle

Si au nom de Dante reste attaché pour nous celui de La Divine Comédie, il ne faut pas oublier quel rôle de premier plan fut celui du poète dans la vie politique de Florence. Exilé à Ravenne après la défaite des guelfes blancs dont il avait pris la tête, il fera de son oeuvre non seulement un manifeste en faveur de l'autonomie du pouvoir temporel, celui de l'empereur, face au pouvoir spirituel trop souvent menacé par la corruption, mais aussi le lieu d'une expérience mystique, pour laquelle il invente un genre poétique nouveau, à la gloire de la langue florentine. Marina Marietti s'est attachée à montrer en quoi le Moyen Âge des cités italiennes concevait la vie de l'esprit comme un tout, ne dissociant en rien le politique du poétique.

Lorsque Dante Alighieri naît au printemps 1265, Florence est une ville prospère et en plein développement démographique. Sa population compte désormais près de cent mille habitants, ce qui fait d'elle l'une des villes les plus peuplées de l'Occident. Quatre ponts enjambent l'Arno, contre un seul au siècle précédent, le « vieux pont » justement. L'enceinte construite dans le dernier quart du XIIe siècle autour de la vieille ville romaine est déjà insuffisante : une nouvelle enceinte enfermant une superficie cinq fois supérieure à la précédente sera construite à partir de 1284, en même temps que la cité s'enrichira de nouveaux monuments qui marquent tant l'évolution de ses institutions avec le palais du Podestat, l'actuel Bargello, le palais des Prieurs, l'actuel « vieux palais », que l'influence des ordres mendiants avec l'église franciscaine de Santa Croce et l'église dominicaine de Santa Maria Novella.

Hommes d'affaires et nobles familles

L'activité ancestrale qui avait été à l'origine de cette prospérité, à savoir
l'importation, l'affinage et la revente des draps franco-flamands, les panni

franceschi, et qui s'accompagnait du commerce d'autres denrées, s'était déjà doublée à cette époque d'une activité bancaire, destinée à s'épanouir dans les décennies à venir grâce à la frappe du florin en 1252, la première monnaie d'or de l'Occident chrétien. Les hommes d'affaires florentins sillonnent les routes qui relient leur fondaco aux grandes places du commerce, plus particulièrement à la France et à l'Angleterre où leur emprise financière est très grande. Ils dominent la politique florentine du haut de leur richesse et de l'éclat de leur nom : ils sont en effet le plus souvent issus de nobles et puissantes familles, qu'ils s'appellent Cavalcanti, comme le poète ami du jeune Dante, Portinari comme Béatrice, ou Bardi comme l'époux de celle-ci. Cette société aristocratique qui est aux commandes de la vie politique et économique citadine forme la toile de fond de la Vita Nova, le « petit livre » ou libello dans lequel, en poésie et en prose, Dante raconte son amour pour la belle Béatrice, morte en 1290. Il s'y affirme comme le plus original des poètes lyriques écrivant « en vulgaire », et même comme le créateur d'un nouveau style, qu'il appellera lui-même plus tard, au chant XXIV du Purgatoire, le dolce stil novo, le « doux style nouveau ».

L'épanouissement des arts

La poésie italienne, née en Sicile à la cour de Frédéric II, avec notamment Iacopo da Lentini, le créateur du sonnet, s'est désormais transplantée dans les cités du Nord : à Bologne, avec Guido Guinizzelli, l'un des maîtres de Dante, à Arezzo avec Guittone, à Lucca, avec Bonagiunta. Mais c'est à Florence, avec Guido Cavalcanti et Dante, qu'elle atteint, avant la fin du XIIIe siècle, ses plus éclatants résultats. De même, l'épanouissement des arts marque une avance sur les villes toscanes concurrentes : si Pise maintient sa primauté dans la sculpture, Florence est en tête dans l'architecture avec Arnolfo, et dans la peinture avec Cimabue et Giotto, auxquels Dante rend hommage dans son Purgatoire. À côté du chant religieux, on y pratique le chant camerale lié aux chansons d'amour qu'accompagne la harpe ou le luth : au pied de la montagne du Purgatoire, Dante, pèlerin de l'au-delà en quête de sa purification du péché, est encore sensible au chant de Casella, un ami chanteur mort depuis peu qui entonne, dans la solitude de l'aube, une de ses canzoni mise en musique par

lui. Si, dans la corniche des orgueilleux, le narrateur, par la bouche du miniaturiste Oderisi de Gubbio, met en garde artistes et poètes contre le péché d'orgueil, il est manifestement fier d'appartenir à une cité qui a donné naissance aux meilleurs d'entre eux.

Dante, témoin critique...

Le développement de l'économie florentine, qui est à l'origine de cet épanouissement artistique, provoque cependant aussi des bouleversements dont Dante sera un témoin critique. Les bénéfices liés au commerce, réglementés pour que les gains soient proportionnés au risque et à l'effort du marchand, comme le voulait l'Église, pèseront de moins en moins lourd face à ceux que procure le prêt à intérêt, pratiqué parfois à des taux usuraires. Dante fustigera au chant XVI de l'Enfer cette activité « contre nature » qui corrompt la cité en chassant par des « gains rapides » tout esprit de courtoisie. C'est aussi l'occasion pour lui de fustiger la nouvelle classe dirigeante, la « gent nouvelle », ces nouveaux riches qui ont accédé au pouvoir grâce aux réformes de la fin du siècle : d'abord, en 1282, la création du collège des « prieurs », une magistrature chargée de mener la politique de la cité et réservée aux membres des Arts, les corporations de métier ; puis, dans les années 1293-95, l'établissement d'une liste de Grands auxquels il sera interdit de faire partie des instances dirigeantes de la cité, même s'ils sont depuis longtemps engagés dans le commerce et la banque. Les familles que le poète a côtoyées dans sa jeunesse sont pour la plupart inscrites sur cette liste.

...et engagé

Pourtant, après une période consacrée exclusivement à la poésie et aux études, Dante, dont la famille appartient à la petite noblesse, accepte de siéger dans les conseils et collèges citadins en s'inscrivant, sans pour autant exercer l'un des métiers correspondants, à l'Art des Médecins, Merciers et Apothicaires, comme les « assouplissements » des mesures anti-nobiliaires le permettent aux nobles qui ne sont pas classés parmi les Grands. Il est des « prieurs » pour le bimestre qui va du 15 juin au 15 août de l'année 1300. Une année à bien des égards

cruciale dans sa vie et son oeuvre. D'une part, elle marque le sommet de son engagement dans la vie de la cité, qui déterminera son exil, d'autre part, c'est l'année qu'il choisira comme date fictive du voyage dans l'au-delà dont il se fera le narrateur dans la Comédie.

La raison de ce choix tient cependant à un événement plus universel, qui a trait à la vie de l'Église : 1300 est la date du premier Jubilé romain, par lequel le pape Boniface VIII entendait marquer la suprématie à la fois spirituelle et temporelle de l'Église de Rome sur l'Occident chrétien. Fervent partisan du magistère de l'Église sur le plan spirituel, le poète associe son « voyage » vers le salut à cette marque d'universalité. Mais, déjà à l'époque de son engagement florentin, Dante réprouve les ambitions temporelles de la papauté, que celle-ci masquait en se mettant à la tête du parti guelfe. Le conflit qui oppose le parti guelfe, le parti de l'Église et des autonomies citadines, au parti gibelin, le parti de l'Empire et de son autorité sur les États italiens, traverse le XIIIe siècle tout entier. Les Alighieri étaient, par tradition familiale, guelfes ; mais, dans la scission qui s'est ouverte, justement en mai 1300, à l'intérieur du parti guelfe dominant, Dante choisit le camp des Blancs, plus intransigeants que les Noirs sur le principe de l'indépendance de la cité-État par rapport à tout pouvoir supérieur. Or justement Boniface VIII aspire à étendre son emprise sur Florence, clé de la Toscane et de la puissance bancaire. La participation du poète au gouvernement citadin l'entraîne à s'exposer, à afficher son hostilité à ce projet. Boniface VIII ne l'oubliera pas, lorsque, avec la complicité du frère du roi de France, Charles de Valois, il organisera la chute du parti des Blancs en 1301. Dante est ainsi contraint à un exil qui durera jusqu'à sa mort en 1321 à Ravenne.

Le pouvoir impérial face au pouvoir de l'argent

Les événements florentins resteront toujours ancrés dans sa mémoire et constitueront la matrice de sa réflexion politique et religieuse. C'est autour du personnage de l'empereur Henri VII, de son projet de rétablissement de l'autorité impériale en Italie et de sa tentative d'exécution dans les années 1310-1313, que se fixe cette réflexion, à l'époque vraisemblablement de la

rédaction du traité sur la Monarchie et du chant central de la Comédie, le chant XVI du Purgatoire. Le pouvoir impérial protège la cité en garantissant la justice et la paix : toute exclusion de cette autorité ne peut qu'engendrer désordre et souffrance. L'optique municipale, encore très présente dans le premier cantique, L'Enfer, s'élargit dans les deux autres et surtout dans le troisième, à une vision universelle, celle d'une société chrétienne qui manque de guide et qui « vit mal ». À l'époque du Paradis, quand l'entreprise d'Henri VII a échoué, en grande partie par l'opposition de la papauté d'Avignon, la corruption florentine lui apparaît comme liée à celle de l'Église, ayant toutes deux leur racine dans la cupidité, le vice représenté en ouverture du poème sous les traits d'une louve famélique. L'attrait des biens terrestres - argent et pouvoir - a rendu l'Église désobéissante aux préceptes du Christ lui recommandant le dénuement. La « fleur maudite » de la cité du poète, le florin, en écartant le « berger » de sa tâche spirituelle a désorienté les « brebis » : Florence et la papauté sont donc co-responsables de la corruption de la chrétienté tout entière, comme l'affirme, au ciel de Vénus, un troubadour devenu évêque, Folquet de Marseille. L'image d'une Église « marâtre » pour avoir obstinément contré le pouvoir impérial, afin de lui substituer le sien, est dénoncée par le trisaïeul de Dante, Cacciaguida, au chant XVI du Paradis, avant d'annoncer au poète, au chant suivant, les tourments d'un exil décidé en cour de Rome par la même « marâtre ».

La gloire de la langue florentine

Le voyage que Dante accomplit à travers les trois royaumes d'outre-tombe, par une grâce spéciale de Dieu et par la médiation de Béatrice en dépit de ses fautes, doit amener son propre salut et celui d'une humanité égarée. L'aspiration au divin, dont la femme aimée est l'initiatrice, déjà évidente dans la Vita nova, trouve ici sa pleine expression poétique. Dante invente un système métrique fondé sur le chiffre qui symbolise la Sainte Trinité : la terzina d'hendécasyllabes, le chant, le cantique, pour ce « poème sacré » à qui il fait emprunter une voie nouvelle, celle que pratiquaient les prophètes inspirés : une voie qui lui permettra de remporter la « gloire de la langue », en déclassant tous les poètes en langue de sì. Cette nouvelle voie de la poésie implique un

nouveau choix de « style ». Sur ce point, Dante se referme plus que jamais dans l'enceinte citadine. Le « vulgaire illustre », langue de sì n'appartenant à aucun lieu précis, dont il se fait le théoricien dans son traité inachevé sur l'Éloquence vulgaire, est totalement abandonné dans la pratique du poème. Sa Comédie, que la postérité définira comme « divine », est rédigée en florentin - à l'exception de quelques phrases latines et de quelques mots d'autres parlers italiens qui caractérisent certains personnages - sans qu'aucun registre ne soit exclu, comme si la naturalité de sa langue maternelle dans toutes ses facettes faisait d'elle un instrument plus docile pour la poétique de Dieu-Amour « qui dicte » et en quelque sorte une langue véritablement sacrée.

BIBLIOGRAPHIE

OEuvres de Boccace :

Décaméron, traduction s.d. Christian Bec, LGF, Le Livre de Poche, 1994

Decameron, a cura di Vittore Branca, Einaudi tascabili, 1992

Vie de Dante Alighieri, traduction Francisque Reynard, préface de Jacqueline Risset, Via Valeriano, 2002

Fiammetta, traduction Serge Stolf, Arlea, 2003

Elegia di madonna Fiammetta - Corbaccio, a cura di Francesco Erbani, Garzanti, 1988

Le roman de Troïlus - le Filostrato de Boccace, Ressouvenances, 1997

OEuvres critiques :

Marco Veglia, Il corvo e la sirena : cultura e poesia del Corbaccio, Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 1998

Henri Hauvette, Boccace, La Renaissance du Livre, date non précisée

Henri Hauvette, Etudes sur Boccace, Bottega d'Erasmo, 1914/1968

Julien Luchaire, Boccace, Flammarion, 1961

Pierre Poirier, Boccace moraliste de la chair, Office de publicité/Collection Lebègue, 1943

OEuvres d'autres écrivains :

Dante Alighieri, OEuvres complètes, s.d. Christian Bec, LGF, Pochothèque, 1996 Machiavel, oeuvres, trad. Christian Bec, Bouquins Laffont, 1996

TABLE DES MATIERES

Résumé 3

Sommaire 4

Introduction 6

Boccace, le plus singulier des Trois Couronnes 6

Contexte historique 12

Vie de Boccace 15

I Le Boccace du Décaméron,

humaniste et progressiste avant l'heure 18

1) Boccace féministe ? 19

a) Un poète chantre de l'amour 19

b) Un regard pertinent sur la condition féminine 21

c) Un Décaméron peuplé de femmes dominatrices et charismatiques 23

2) Un écrivain qui sent le souffre 27

a) Satire religieuse 28

b) Epicurisme et libertinage 31

c) Le Décaméron, oeuvre sans préjugés et sans morale 34

3) Un peintre des mutations de son temps,

marchant droit vers la Renaissance 37

a) Une curiosité intellectuelle considérable 38

b) Progressisme social du Décaméron 40

c) Boccace, témoin de l'émergence

de la bourgeoisie marchande capitaliste 42

II Boccace réactionnaire : un reniement de soi 44

1) Boccace misogyne ? 45

a) Le Corbaccio, vilain petit canard de l'oeuvre de Boccace 46

b) La misogynie sous-jacente du Décaméron 47

c) Une misogynie à relativiser 49

2) Un homme désabusé par l'amour 51

a) La condamnation de l'amour charnel 51

b) La convertio amoris 53

c) Un revirement commun aux Trois Couronnes 54

3) Un homme en crise 57

a) Crise de l'homme et du poète 57

b) Crise spirituelle 60

c) Une fin de vie amère et austère 62

III Boccace, personnage baroque

à la croisée des chemins 65

1) Un contexte historique ambivalent 66

a) Crises politiques et guerres picrocholines 66

b) Crises économiques et crise religieuse 70

c) La Toscane au temps de Dante et Giotto :

une Révolution artistique en marche 71

2) Un homme empreint de contradictions... 73

a) Humilité excessive et vanité inavouée 74

b) Libre-arbitre contre dictature de la Fortune 76

c) Boccace, aristocrate et bourgeois 77

3) ... Qui s'accroche à ses dernières certitudes 80

a) Amour permanent des lettres et de la poésie 80

b) Passion pour l'Antiquité 82

c) Souci de popularisation de la culture 83

CONCLUSION 84

ANNEXES 86

Article de Christian Bec : «La littérature italienne, de Dante au Chevalier Marin» 86

Article de Jacques Heers : «Les Angevins à Naples» 99

Article de Jacques Heers : « Florence, cité subtile » 107

Article de Elisabeth Crouzet-Pavan : « L'Italie au siècle de Dante et Giotto » 114

Article de Marina Marietti : »Dante et Florence » 121

BIBLIOGRAPHIE 127






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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984