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Boccace et son ombre : du préhumanisme à la désillusion

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par Guillaume SELLI
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme de l'IEP d'Aix-en-Provence 2006
  

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2) Un homme empreint de contradictions

A l'image de son temps, Boccace est un homme plein de faux-semblants. Tantôt attiré, tantôt révulsé par les femmes, tantôt païen tantôt dévot, tantôt libertin tantôt ascète. Florentin jusqu'au bout des ongles n'aspirant qu'à retourner à Naples, ce personnage a plusieurs masques à sa disposition, qu'il utilise à sa guise. S'il est difficile de distinguer de façon claire et limpide le vrai du faux, on peut au moins supposer que le vrai Boccace est lui-même l'ensemble juxtaposé des différents Boccace qu'il nous a donné à voir. Son côté baroque s'exprime ainsi en quelques dichotomies que l'on discerne en lui, pas encore toutes véritablement abordées dans notre étude, qui ne peuvent que rajouter à son mystère.

Une première question qui se pose peut être celle de l'ambition de Boccace : si celle-ci est certaine d'un point de vue littéraire, on peut en revanche se poser la question d'un point de vue social, mondain. Boccace ne fait pas grand chose pour rechercher les honneurs, et pourtant se plaint de temps à autres. Profondément sensible aux critiques, on pourrait aisément deviner qu'il le serait tout autant aux marques de reconnaissance dont il pourrait bénéficier. Et pourtant celles qu'il reçoit sont généralement mal accueillies. Le fait que Boccace se considère lui-même comme nettement inférieur à Dante et Pétrarque provoque en lui une douleur certaine, qui fait que dans un même temps il désire les honneurs tout en les méprisant pour se protéger d'éventuelles mauvaises critiques.

S'il existe un Boccace gai et optimiste et un Boccace amer, c'est parce que notre écrivain a du mal à se fixer sur un concept qui deviendra fondamental chez les humanistes : le libre-arbitre des hommes. La majorité de son oeuvre, y compris le Décaméron, montre des hommes sans cesse ballottés par la Fortune, allant de joie à tristesse, de vie à trépas, de richesse à pauvreté. Pourtant Boccace croit foncièrement en la responsabilité des individus et énonce également le principe de libre-arbitre à plusieurs reprises dans son oeuvre. C'est cette ambivalence qui fait de lui un écrivain encore de transition entre l'époque médiévale pure et dure et l'Humanisme triomphant des XVème et XVIème siècles, un précurseur pas encore complètement intégré à ceux qui lui succéderont.

Une autre contradiction interne à Boccace est enfin celle de sa classe sociale d'appartenance : fils bâtard de banquier, Boccace se montre dans le Décaméron profondément bourgeois, et reconnaît lui-même à la bourgeoisie un rôle majeur dans le développement politique et culturel de l'Italie. Cependant Boccace est aussi un aristocrate d'adoption, méprisant les gens d'argent et admirant les nobles de la Cour de Naples. Son intelligence, son goût pour l'histoire, les lettres, une certaine dose de philosophie1, l'éloigne radicalement des comptoirs, des livrets de compte ou des marchés. Cette dichotomie est finalement féconde car elle permet à Boccace de peser les atouts et les tares des deux classes sociales, et du haut de sa posture d'intellectuel de se poser en rassembleur de toute la société.

a) Humilité excessive et vanité inavouée

Boccace se plaît à se présenter comme un écrivain des plus humbles, s'attachant à nous divertir dans les limites de ses pauvres talents. S'il s'agit d'abord de précautions oratoires alors courantes à l'époque, on remarque que Boccace insiste dessus de façon particulière. S'il tente ainsi dans le Décaméron d'alléger les souffrances des femmes en peines d'amour, ce sera «dans la mesure de [s]es faibles ressources2». Le Corbaccio est qualifié d'umile tratatto. Une autre stratégie d'humilité de Boccace consiste à présenter l'oeuvre comme écrite par d'autres : c'est le cas de Fiammetta, qui a l'apparence d'un journal intime écrit par Fiammetta elle-même. C'est aussi le cas du Décaméron, d'une façon plus indirecte : le fait que les nouvelles ne soient pas racontées directement par Boccace mais par les jeunes gens lui permet de placer certaines paroles qu'on pourrait lui reprocher dans la bouche notamment de Dioneo3, de loin le plus subversif de la troupe, pouvant ainsi arguer que l'auteur n'est pas censé être d'accord avec toutes les idées exprimées par ses personnages. Boccace a beau jeu également de se vanter à la fin de son chef d'oeuvre d'être parvenu au terme de ses récits, et donc avoir accompli sa

1 De notre triumvirat poétique, Boccace est certainement le moins philosophe. Il fait en réalité beaucoup plus de morale pure et simple que de philosophie, ce qui ne l'empêche pas pour autant de s'intéresser «aux raisons des choses», notamment dans le Corbaccio.

2 Prologue, p.32.

3 «Dioneo» signifie d'ailleurs «le luxurieux»

mission, mais en précisant qu'il le doit avant tout à la «grâce divine1» et au rôle intermédiaire jouée par les lectrices elles-mêmes, belle façon de flatter son auditoire. On sait que Boccace n'est pas sévère avec ses oeuvres seulement pour des raisons de bienséance : il fut fortement blâmé par Pétrarque d'avoir brûlé les poésies d'amour lyrique de sa jeunesse parce qu'il les estimait trop nettement inférieures à celle de son illustre ami.

L'humilité atteint bien évidemment son comble lorsque Boccace a écrit sa biographie de Pétrarque, où il écrit qu'en réalité il n'est pas digne de produire une telle oeuvre, et de même pour son Tratatello in laude di Dante : le suffixe diminutif précise qu'il s'agit d'un «petit traité», et surtout Boccace avant de commencer la vie de Dante proprement dite, va prendre la peine de se justifier d'une telle audace, expliquant qu'il a pris autant de précautions qu'il a pu. Il explique d'abord qu'il a écrit son oeuvre «dans un style familier et très léger», parce que son «génie n'en permet pas un plus sublime2». Boccace prie également Dieu de «guider [s]a main débile, et de diriger [s]on esprit» : alors que le Décaméron venait de paraître et que Boccace était donc au comble de sa notoriété, il avoue ici son infériorité manifeste devant le grand poète dont Béatrice fut la Muse.

Cependant Boccace a conscience de sa valeur : s'il accepte si mal le couronnement de Zanobi de Strada, c'est parce que derrière Dante et Pétrarque il s'est toujours senti lui-même le troisième plus grand écrivain de son temps. Boccace a toujours gardé la cicatrice de cet injuste couronnement : dix-sept ans après, une lettre de lui évoque encore ce Zanobi «surnommé de Strada du nom de son village natal, cet ancien maître de grammaire pour enfants, qui, avide de gloire, est parvenu à des honneurs qu'il ne méritait peut-être pas3». S'il méprise les écrivains qui vendent leur liberté au profit de situations lucratives4 ou d'honneurs superficiels, on a pourtant de lui des preuves attestant qu'il a lui-même parfois recherché ces honneurs. Son églogue de célébration de la reine Jeanne en est un exemple, tout comme ses sollicitations auprès de Niccolo Acciaiuoli : cependant son caractère quelque peu irascible a

1 «Je crois avoir pleinement accompli ce que je promis de faire au début de cet ouvrage, avec l'aide de la grâce divine obtenue, je pense, par l'intercession de vos prières et non pas en raison de mon propre mérite.» Conclusion de l'auteur, p.857.

2 Trad. Francisque Reynard,

3 Rapporté par Julien Luchaire, Boccace, p.202.

4 Même pour Pétrarque, Boccace avait eu du mal à accepter que celui-ci se place à Milan sous la protection des Visconti.

tendance à l'emporter aussi dans la direction opposée. Boccace est meilleur diplomate pour les affaires de Florence que pour ses propres affaires et sa sincérité peut lui valoir de sévères inimitiés lui fermant des portes. Protestant lorsque d'autres reçoivent des louanges à sa place, il râle de même lorsqu'on le flatte, témoin ce refus du titre de poète que Pétrarque lui avait accordé. Cette susceptibilité peut provenir du fait que Boccace n'a pas complètement assouvi ces ambitions littéraires, s'estimant faible poète alors qu'il voit celui-ci comme un être supérieur, aspirant à le devenir mais n'y parvenant pas : ce doute intermittent qu'il nourrit sur lui-même le fait se considérer tantôt comme un grand homme1, tantôt comme un humble parmi les humbles.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand