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Boccace et son ombre : du préhumanisme à la désillusion

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par Guillaume SELLI
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme de l'IEP d'Aix-en-Provence 2006
  

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CONCLUSION

Défense des lettres, passion pour l'Antiquité, popularisation de la culture, tels furent les trois apports fondamentaux de Boccace en vue de la Renaissance à venir. Homme possédant sa part d'ombre, dans un siècle teinté de clair-obscur, la postérité de Boccace a définitivement tranché en faveur de la lumière, privilégiant le Décaméron au Corbaccio, privilégiant l'épicurisme au christianisme superstitieux. Longtemps jugé trop grivois et rangé aux coins des bibliothèques pour avoir montré une humanité trop réaliste et allant contre les tabous moraux qui sévissaient jusqu'il y a peu, Boccace a encore toujours en lui cette odeur de souffre qui fait tout son attrait. Le Décaméron de Pasolini fit scandale à sa sortie, ce qui est sans doute la preuve qu'il était bien fidèle à l'oeuvre originale.

Cependant le parfum de scandale ne doit pas pour autant occulter le Boccace savant et érudit, cultivant l'excellence aux côtés de son ami Pétrarque. Se représenter un Boccace débauché est une grossière erreur : il fut trop préoccupé de sa dignité personnelle, trop délicat pour ne pas perdre le sens de la mesure. Personnage à clés multiples, c'est finalement l'ensemble des contradictions qui ont jalonné son parcours d'homme et d'écrivain qui sont sa meilleure défense contre les caricatures. Son côté progressiste et ses relents réactionnaires font qu'il pourrait finalement s'accorder à presque n'importe quelle époque, chacune ne trouvant en Boccace que ce qu'elle désirait trouver. De même que Botticelli de symbole du Siècle des Médicis se rangea aux côtés du fanatique Savonarole, Boccace comportait en lui une schizophrénie latente qui ne demandait que l'occasion de se révéler au grand jour. Mais il n'aurait jamais soutenu Savonarole, qui à Florence organisait des auto da fe d'oeuvres d'art en pleine place de la Seigneurie. Boccace est finalement un produit subtil d'un Moyen Age agonisant, qui oscille entre un prophétisme visionnaire annonçant les rivages de la Renaissance et un ancrage au port médiéval, mal assuré.

C'est lorsque les contradictions que connut Boccace seront évacuées que l'Humanisme pourra alors surgir en pleine lumière : mais cette lumière par trop aveuglante digne d'une cathédrale gothique ne saurait pour autant faire oublier les charmes et l'intimité d'une église romane, dans laquelle perce une atmosphère de mystère. Si Boccace garde tout son attrait, c'est justement parce qu'il a su cultiver ce mystère, fournissant de faux détails biographiques, se contredisant d'une oeuvre à l'autre. Boccace donne le sentiment de vouloir échapper à toute interprétation catégorique, voulant rester libre jusqu'au bout.

La littérature italienne de Dante au Chevalier Marin (XIIIeXVIIe siècle)

Christian Bec

Professeur émérite à l'université de Paris IV-Sorbonne Membre de l'Accademia dei Lincei et de l'Académie de Savoie

L'Italie médiévale, après le Cantique des créatures de saint François et les poètes du dolce stil novo, va connaître une vie littéraire sans précédent sous le règne des Tre Corone, les Trois Couronnes que sont Dante Alighieri, Boccace et Pétrarque. La Renaissance italienne vit princes et papes, nouveaux mécènes, s'entourer d'artistes et d'écrivains qui, de Marsile Ficin à Machiavel, surent exprimer toutes les facettes d'une société éprise de sagesse et de philosophie antique. Si les périodes de calme furent propices à une aimable littérature de divertissement, l'occupation espagnole et la Réforme catholique virent fleurir des académies savantes dans lesquelles les thèses de Galilée ou de Campanella furent l'objet de vives controverses. Christian Bec auteur d'un Précis de littérature italienne (PUF 1982) et de La Littérature italienne. (PUF « Que sais-je ? » 1998), brosse ici une série de portraits tout en nuances des écrivains italiens du Moyen Âge à l'époque baroque.

Le doux style nouveau

Lors de l'effondrement de l'Empire romain, deux langues émergent en Occident : le latin ecclésiastique et le latin vulgaire, qui se diversifie peu à peu en parlers locaux ou, selon le concile de Trente de 813, en « langue romane rustique ». Jusqu'au XIIe siècle toutefois la littérature en langue vulgaire italienne marque le pas par rapport à la française. Au XIIIe siècle la production littéraire de la péninsule connaît au contraire un essor certain pour trois raisons essentielles : l'élan culturel du Royaume de Sicile sous l'impulsion de l'empereur Frédéric II, le développement des villes, progressivement autonomes, au Centre et au Nord, la relance de la spiritualité grâce au mouvement franciscain.

Une carte géographique littéraire du XIIIe siècle ferait apparaître comme principaux centres de production la Sicile, la Romagne, la Toscane, l'Ombrie, la Lombardie et l'Émilie, qui écrivent en divers genres et dialectes locaux. En matière de poésie religieuse, la lauda triomphe. Glorifiant la Vierge et la Trinité, elle est chantée par les foules lors des cérémonies religieuses. Occupant une place dans ce corpus, le Cantique des créatures, dû à François d'Assise (1182- 1226), est un hymne au Créateur et aux créatures invitées à l'adorer et à le remercier, qui rompt avec le pessimisme antérieur. Profane, la poésie lyrique de l'« école sicilienne », née dans l'entourage de Frédéric II (1194-1250) recourt à un sicilien « illustre », s'exprime essentiellement dans les mètres savants du sonnet et de la chanson, la canzone, et chante l'amour du poète pour sa dame, sans rapports avec la vie quotidienne. Dès la moitié du XIIIe siècle, l'école sicilienne décline et - pourrait-on dire - passe le relais à la Romagne et surtout à la Toscane. C'est là que naît et s'impose le dolce stil novo, le « doux style nouveau », selon l'expression de Dante, autour d'une sorte d'école qui regroupe sept poètes : un Bolonais, Guido Guinizelli (env. 1213-env. 1270) ; cinq Florentins, Guido Cavalcanti (1255-1300), Dante (1265-1321), Lapo Gianni, Gianni Alfani, Dino Frescobaldi (env. 1271-env. 1316) ; un Toscan, Cino da Pistoia (1265-1336).

Première avant-garde littéraire italienne, le « groupe des Sept » forme une sorte de cénacle qui a des convictions communes : rejet de la poésie antérieure, symbolisée par Guittone d'Arezzo (env. 1230-1294), et conscience d'appartenir et de s'adresser à une élite. Les seuls thèmes développés sont les louanges et l'hommage rendus à la dame aimée, inaccessible, à la beauté et à la vertu ineffables et aux tourments que la cruelle leur impose. Caractéristique est aussi la psychologie introspective et raffinée mise en oeuvre, qui recourt à la mécanique des « esprits », ces corpuscules situés dans l'âme, le coeur et le cerveau, lesquels véhiculent les sentiments et les facultés vitales. Non moins typique est l'écriture mise en oeuvre : « subtile, douée, suave ». Parmi certaines des poésies des stilnovistes on rencontre aussi, mais en minorité, des compositions dites comico-réalistes qui vitupèrent les femmes, injurient des adversaires politiques, caricaturent certains individus, chantent le vin et l'argent, injurient le monde. Ces poèmes ne sont pas moins savants que les

autres. En prose, le toscan l'emporte progressivement dans l'historiographie ou la chronique ainsi que dans la nouvelle avec l'anonyme Novellino (env. 1260- 1290), recueil de brefs récits exemplaires destinés à « ceux qui ne savent pas et désirent savoir ». C'est là, en prose comme en vers, une production qui vise le nouveau public « municipal » en cours de formation, notamment en Toscane et particulièrement à Florence.

Ce n'est donc pas un hasard si ceux que l'on appellera les Trois Couronnes : Dante, Boccace et Pétrarque sont florentins d'origine et marquent l'apogée littéraire du Moyen Âge, non seulement en Italie mais en Europe, atteignant tous trois au rang de modèles littéraires. Avec eux le Grand Siècle italien ne cessera d'exercer une immense influence sur les siècles suivants.

Dante et la Divine Comédie

Né à Florence en 1265, issu d'une famille noble mais déchue, Dante Alighieri fréquente durant sa jeunesse et dans sa ville natale les enseignements des franciscains et des dominicains et les groupes stilnovistes. C'est alors qu'il compose la Vie nouvelle, une autobiographie en vers et en prose, où il chante son amour pour Béatrice.

En 1295, il entre en politique dans le parti des guelfes blancs, partisans de l'indépendance de la cité face aux pressions de la papauté, et accède à la charge de prieur en 1300. Mais ses adversaires l'emportent et il se voit condamné à un exil d'où il ne reviendra pas, un exil qui dépasse la seule tragédie personnelle. D'écrivain municipal qu'il était, Dante devient écrivain universel : il s'adresse non plus à l'élite locale, mais au monde entier. De 1304 à 1307, il compose un traité inachevé, le Convivio, le Banquet, où il commente à l'intention des non-doctes quatre de ses canzoni portant sur des questions théologiques, philosophiques et scientifiques. Il y démontre que la noblesse est de coeur et non de naissance et que la monarchie universelle est le régime idéal, thème qu'il reprendra dans la Monarchia. Dans un autre traité en latin

sur la langue vulgaire, il fonde la théorie d'une langue « illustre » issue du polissage des écrivains italiens.

Mais le chef-d'oeuvre de Dante est la Comédie qui sera nommée Divine au XVIe siècle. Commencée vers 1306, achevée vers 1321, elle est faite de 14 233 vers, regroupés en cent chants, eux-mêmes répartis en trois cantiche ; L'Enfer (un chant préliminaire suivi de trente-trois chants), Le Purgatoire (trente-trois chants) et Le Paradis (trente-trois chants). Le sujet du poème est le voyage de Dante dans l'au-delà sous la conduite de trois guides successifs : Virgile, Béatrice et saint Bernard. En Enfer, abîme creusé au centre de la terre, Dante rencontre en neuf cercles successifs des damnés coupables de vices toujours plus graves. Sur les corniches du Purgatoire, situé aux antipodes de l'Enfer se trouvent les âmes qui purgent leurs fautes. S'élevant enfin au Paradis, Dante franchit des ciels successifs, où il voit les bienheureux rangés selon leurs mérites, mais qui sont en fait situés dans la Rose céleste, où ils contemplent Dieu. Le voyage dantesque s'achève par sa propre vision, ineffable, de Dieu. Cette rigoureuse et complexe architecture de l'au-delà procure à Dante un cheminement initiatique, pédagogique, purificateur et mystique. En Enfer, il découvre au sein des ténèbres, au milieu de cruels supplices, des centaines de damnés issus de l'Antiquité comme de l'époque contemporaine. Au Purgatoire, il rencontre par exemple le successeur de l'empereur Frédéric II ou un poète qui lui donne l'occasion de préciser sa conception de la poétique stilnoviste. Enfin, dans la lumière paradisiaque, il trouve en Béatrice et saint Bernard des guides qui l'introduisent aux mystères divins. Il y entend aussi les louanges de saint François et de saint Dominique, fondateurs d'ordres qui sont alors en pleine décadence. OEuvre visionnaire, grandiose utopie, préoccupée du réel et de l'éternel, la Comédie est la somme gigantesque du Moyen Âge chrétien finissant.

Boccace et le Décaméron

Admirateur et biographe de Dante, Giovanni Boccaccio, - Boccace - (13 13- 1375) s'affirme comme conteur et savant pré humaniste. Durant son séjour à Naples, il fréquente la cour et les milieux intellectuels locaux et compose des

oeuvres d'inspiration encore courtoise. Rentré dans sa patrie en 1341, il change d'inspiration au contact de la culture municipale. Il écrit alors la Commedia delle Ninfe et le Ninfale fiesolano, l'Amorosa visione, poème allégorique et l'Elegia di madonna Fiammetta, qui doit sa nouveauté au fait qu'elle est l'autobiographie d'une jeune femme trahie par son amant. Mais c'est le Décaméron qui est à nos yeux son chef-d'oeuvre. Recueil de cent nouvelles regroupées en dix journées et racontées par une brigata, une troupe de sept jeunes femmes et trois jeunes gens qui ont fuit Florence décimée par la peste de 1348, le Décaméron obéit à une architecture signifiante. Chaque journée, à l'exception de la première et de la neuvième, traite d'un sujet obligé. D'un thème à l'autre, les conteurs s'élèvent vers un sommet : la dernière journée célèbre la magnificence et la libéralité, tandis que d'autres mettent en scène des bons mots ou de cruelles plaisanteries aux dépens de sots ou de vieux maris. L'univers du Décaméron frappe aussi par son immense diversité : toutes les classes sociales - aristocrates, bourgeois, ouvriers, paysans - y sont représentées ; toutes les périodes, de l'antiquité au temps présent, y sont évoquées ; tous les pays alors connus y sont mentionnés. Un autre trait original du recueil est son féminisme proclamé. Boccace dédicace son livre aux femmes et met en scène des héroïnes qui revendiquent leur dignité et leur droit à une libre sexualité lorsqu'elles sont veuves ou mariées à des vieillards. Au- delà d'une grivoiserie épisodique, le Décaméron propose enfin un message. Non seulement il critique la déchéance du clergé, l'avidité des marchands, la sottise du peuple, la décadence de la noblesse, mais il propose un modèle de nouvelle société : celui de la troupe des conteurs, qui met en pratique un comportement consensuel, harmonieux et soucieux des normes morales et religieuses. Durant les dernières années de sa vie, Boccace tisse avec Pétrarque des liens étroits de collaboration et d'amitié. Il s'engage alors dans des travaux d'érudition en latin portant sur la mythologie classique, la géographie et les hommes illustres. Son pamphlet misogyne sur la femme, appelée Vilain Corbeau, marque comme un retour vers une certaine tradition médiévale attardée.

Pétrarque et le Canzionere

Le maître de Boccace est incontestablement François Pétrarque (1330-1374) de son nom latinisé Petrarca. Fils d'un notaire florentin contraint à l'exil à la cour papale d'Avignon, il fait des études de droit à Montpellier et à Bologne, puis revient en Avignon, où il rencontre Laure, l'inspiratrice de sa poésie. Ayant reçu les ordres mineurs, Pétrarque obtient des bénéfices ecclésiastiques, qui lui garantissent l'indépendance financière et l'introduisent dans les cercles intellectuels européens. Rentré en Avignon en 1337 après des voyages en Europe, il se retire un temps dans son ermitage de la Fontaine-de-Vaucluse. Devenu célèbre, il reçoit à Rome la couronne de laurier des poètes. Après avoir soutenu en 1347 la brève république romaine de Cola di Rienzo et appris la mort de Laure, il séjourne en Italie du Nord, où il est couvert d'honneurs.

Son itinéraire, exceptionnel pour l'époque, est celui d'un intellectuel européen, vivant de sa plume et en tirant sa gloire. Son prestige procède alors de son immense oeuvre en latin : une énorme correspondance, un Bucolicum Carmen, un traité des hommes célèbres, des ouvrages autobiographiques, sans compter les Triomphes, visions allégoriques de l'Amour, de la Chasteté, de la Mort, de la Renommée, du Temps et de l'Éternité. Mais ce qui fait aujourd'hui la célébrité de Pétrarque, c'est son Canzoniere, qui rassemble après bien des remaniements trois cent soixante-six poèmes en langue vulgaire. Le thème dominant est l'amour pour Laure : un itinéraire autobiographique qui va du péché à la rédemption, de la jeunesse fourvoyée à la mort de Laure et jusqu'à une ultime dédicace à la Vierge. Si le Chansonnier est dominé par l'inspiration amoureuse, on y rencontre aussi des invectives politiques contre les envahisseurs barbares et contre la papauté avignonaise, ainsi que des réflexions morales et religieuses. Alors que la langue de Dante est plurielle, celle de Pétrarque est savamment unitaire. Cependant que le Décaméron va devenir le modèle de la prose narrative, le Canzoniere va penser de tout son poids sur la poésie lyrique italienne jusqu'au XVIIIe siècle.

Leurs épigones

Dante, Boccace et Pétrarque écrasent de leur présence la littérature italienne du XlVe siècle. Celle-ci existe et prolifère pourtant à l'ombre des Trois Couronnes. On se contentera de citer de nombreux épigones du stilnovisme et du pétrarquisme, des poètes comico-réalistes, des commentateurs de la Divine Comédie, des écrivains religieux - dont le recueil anonyme des Petites Fleurs de saint François - et surtout des chroniqueurs, notamment florentins comme Dino Compagni, contemporain de Dante, et Giovanni Villani, qui introduit le premier dans son récit des données chiffrées. À quoi s'ajoutent des conteurs, majoritairement toscans, dont Franco Sacchetti et son Trecentonovelle. Tous ces écrivains portent témoignage de la splendeur d'une culture municipale en son ultime et riche expansion et au début de son déclin.

Les premiers humanistes

Sans jamais employer les termes d'humanisme et de Renaissance, les écrivains italiens du XVe siècle sont conscients de créer un temps nouveau, en rupture avec l'époque antérieure, qui remet en vigueur les valeurs antiques. Créateurs d'une philologie et d'une archéologie rigoureuses, ils éprouvent aussi le sentiment que l'homme est le maître de son propre destin.

À Florence, menacée dans son indépendance par les États du Nord et du Sud, se crée un groupe d'intellectuels qui célèbrent la République, tels Salutati ou Bruni, et animent des campagnes de recherche de manuscrits anciens, ou comme Manetti et Palmieri, louent la dignité de l'homme et la vie civile. Hors de Florence, les correspondants de ces humanistes partagent le même enthousiasme pour la culture gréco-latine qu'ils admirent sur le plan littéraire et moral.

Descendant d'une grande famille florentine exilée, Léon Battista Alberti (1404- 1472) est le type même de l'humaniste achevé : architecte, théoricien de la peinture et de l'urbanisme, mathématicien, il écrit en latin comme en langue vulgaire. Son oeuvre la plus connue célèbre les thèmes clefs de l'humanisme, - action, raison, sagesse -, auxquels il ajoute une justification du profit et une célébration du temps et de l'argent. À la fin de son dialogue, Alberti conseille à

l'un de ses jeunes parents de faire carrière dans les cours, cependant que Palmieri renonce à l'action au profit de la contemplation. À l'exception de Venise, l'humanisme devient littéraire puis courtisan : c'est la conséquence de la montée en puissance des cours italiennes.

Laurent de Médicis et les néoplatoniciens

Maître officieux de Florence, banquier, mécène, écrivain depuis sa jeunesse jusqu'à sa mort, Laurent de Médicis (1449-1492) domine l'Italie de son temps. Auteur d'un poème pastoral burlesque, du récit parodique d'une chasse au vol, d'une représentation caricaturale d'un banquet néoplatonicien, il s'oriente vers 1470 du côté du néoplatonisme. Après la conjuration des Pazzi dont son frère est victime, il n'échappe pas à une inspiration pessimiste : triomphe de la Fortune, écoulement inexorable du temps.

Parmi les protégés du maître de Florence, se trouvent artistes et écrivains ; citons parmi ces derniers Pulci, Ficin, Landino, Politien, Pic de la Mirandole.

Auteur d'un poème chevaleresque d'inspiration burlesque, le Morgante, Luigi Pulci (1439-1484) ne connaît le succès que lorsque domine à Florence la « manière bourgeoise ». Alors que l'emporte le néoplatonisme, il n'est plus au goût du jour et doit même s'exiler.

Marsile Ficin (1433-1499) occupe une place d'influence. Vivant en retrait dans une villa offerte par le grand père de Laurent, il y invite un cénacle d'intellectuels et d'amateurs - dont les Médicis - et traduit en latin Platon et d'autres philosophes. Dans ses oeuvres et sa correspondance, il élabore une philosophie néoplatonicienne où, recourant aux mythes, aux poètes et aux philosophes antiques, il s'efforce de montrer que les diverses révélations divines convergent dans le christianisme.

Cristoforo Landino (1424-1498), un autre des habitués du cercle ficinien, démontre dans un dialogue la supériorité de l'action sur la contemplation et donne un commentaire à la Divine Comédie.

Angelo Ambrogini, dit Politien (1454-1494), percepteur du fils de Laurent, compose des poèmes en grec, en latin et en langue vulgaire, dont des Stances célébrant une joute de Julien de Médicis. Professeur à l'université, il se consacre enfin à des travaux d'érudition qui fondent une méthode philologique moderne. Formé en Italie du Nord, Pic de la Mirandole (1463-1494) vient à Florence en 1484 à l'invitation de Laurent. Formé à l'école aristotélicienne, il s'efforce de la concilier avec le platonisme ficinien.

Machiavel et Guichardin

Hors de Florence, les humanistes et les poètes en latin et en langue vulgaire sont nombreux. Le plus digne d'être nommé est Matteo Maria Boiardo (1440- 1494). Fidèle serviteur des Este, ce Ferrarais est surtout l'auteur d'un poème chevaleresque, le Roland amoureux. Épris de la belle Angélique, le chevalier est réduit en esclavage par sa passion et ses aventures permettent au poète de chanter les vertus d'un monde défunt. Le Roland amoureux demeure inachevé en 1494 sur l'évocation des guerres d'Italie qui vont traumatiser la péninsule pendant plusieurs générations et susciter une profonde crise des mentalités. De cette crise procède un renouveau de la pensée politique et de l'historiographie.

Issu de la moyenne bourgeoisie florentine, Machiavel (1469-1527) est nommé en 1498 chef de la seconde chancellerie de Florence. Cette position lui permet de rencontrer tous les puissants de l'époque mais il est chassé de son poste en 1512 lors du retour au pouvoir des Médicis. Il compose alors Le Prince, les Discours sur la première Décade de Tite Live, L'Art de la guerre, L'Histoire de Florence, des comédies et une nouvelle. Le Prince propose au nouveau prince que requiert la crise les moyens vrais du gouvernement : la ruse et la force. Celles-ci sont, selon Machiavel, d'autant plus nécessaires que les hommes sont méchants par nature. Ses commentaires de Tite Live et L'Art de la guerre lui

fournissent l'occasion de mythifier la Rome républicaine et de la proposer comme modèle pour le renouveau de la société et de l'armée contemporaines.

Ami de Machiavel, mais de plus haute extraction que lui, Guichardin (Guicciardini, 1483-1540) fait une brillante carrière en Romagne au service des papes Médicis Léon X et Clément VII. Après le retour des Médicis au pouvoir en 1530, sa fortune décline et il se retire sur ses terres, où il compose L'Histoire d'Italie. Ce récit qui commence en 1494, l'année des catastrophes, s'achève en 1534. Guichardin y constate avec lucidité et amertume l'incapacité des hommes à s'imposer à une Fortune totalement imprévisible et leur conseille de s'adapter au mieux aux variations du hasard.

Une littérature récréative

En cette première moitié du XVIe siècle qui connaît tant de bouleversements, une littérature de divertissement s'impose quasi naturellement.

Ainsi Jacopo Sannazzaro (l457-1530) compose à Naples L'Arcadie, qui relate en vers et en prose une vie pastorale idyllique, dans un monde et un espace d'évasion. À Ferrare, où les Este attirent les poètes et les artistes, l'Arioste (1474-1534) domine la scène. Son Roland Furieux, publié quelque cent cinquante fois au cours du XVIe siècle, raconte après Boiardo les combats des paladins et leur victoire finale. Le fil conducteur est la passion de Roland pour Angélique, qui le conduit à la folie. Autour de ce thème bourgeonnent mille aventures distrayantes dans un monde désacralisé. Le but de l'oeuvre n'est que le divertissement et l'occasion d'un éloge de la famille régnante à Ferrare.

Une autre réinvention du XVIe siècle est la comédie. Un grand nombre des écrivains de l'époque, dont Machiavel et l'Arioste, se font « comédiographes » en langue vulgaire, tant le genre est apprécié. Personnages et intrigues sont repris d'une tradition antique enrichie par le Décaméron.

Mais un autre phénomène capital est l'invention et la mise en pratique de
l'imprimerie qui va binetôt permettre la diffusion à moindre prix du livre «

populaire ». La nouvelle est illustrée par de nombreux auteurs : parmi eux, Bandello (1481-1561) et son traité des bonnes manières, Giovanni Della Casa (1530-1550) et son Galateo ; de son côté, l'Arétin (1492-1556) multiplie toutes les opportunités, dont la flagornerie, la pornographie et le chantage, pour s'assurer une position à Venise.

Le plus grand et le plus célèbre des auteurs de traités du bon comportement est le mantouan Baldassare Casiglione (1478-1589), dont le Livre du courtisan est bientôt traduit dans toutes les langues d'Europe. Dans le cadre mythifié de l'ancienne Urbino, il édifie le modèle du parfait gentilhomme et de la parfaite dame de cour, qui savent se plier aux souvenances et aux circonstances.

Les errances du Tasse

La période qui va de 1550 environ à 1700 est marquée par deux événements. Signée en 1558, 1a paix de Cateau-Cambrésis met fin aux guerres d'Italie ; la domination espagnole va assurer une longue période de paix à la péninsule au prix de son asservissement quasi général. D'autre part, la Réforme protestante entraîne une vive réaction de l'Église catholique. Lors du concile de Trente (1545-1563), Rome proclame l'autorité absolue du pape, la stabilité des dogmes. Le contrôle des activités culturelles est renforcé par l'Inquisition, le Saint-Office, l'imprimatur et l'Index. Face à ces deux événements, certains les écrivains italiens s'efforcent, non sans drames parfois, de se conformer à la règle. Les autres s'insurgent.

Parmi les premiers, le Tasse (1544-1595), originaire de Sorrente, se retrouve à Ferrare où il devient poète officiel de la cour. Il y compose un poème épique, La Jérusalem délivrée, et y fait représenter une pastorale, L'Aminta. Mais tourmenté par les critiques, pris d'angoisse quant à son orthodoxie, mal à l'aise à la cour, il fait un scandale et est enfermé dans un couvent. Ayant pu s'évader, il erre du nord au sud de l'Italie. De retour à Ferrare, il fait une nouvelle crise et est enfermé durant sept ans à l'hôpital Sainte-Anne. Libéré en 1586, il reprend ses errances en Italie et publie à Rome la Gerusalemme riconquista. La Liberata se situe dans la tradition chevaleresque ferraraise

mais son sujet est historique et le poème exalte la foi chrétienne. Quant à la Conquistata, elle est expurgée de tous les épisodes magiques ou érotiques.

Galilée et ses émules, l'expérimentation contre le dogme

Au sein de l'indiscutable grisaille qui domine la littérature italienne du XVIIe siècle brillent les savants. Galilée domine la scène. Professeur à Pise puis à Padoue, il met au point le télescope, qui permet de découvrir quatre satellites de Jupiter et les tâches lunaires. Rentré à Florence, il adhère aux théories du chanoine Copernic qui ne placent plus la terre au centre de l'univers. Situé au centre d'une république européenne des savants, il recourt à la langue vulgaire pour diffuser ses idées. On sait le procès fait à Galilée et son adjuration ainsi que ses dernières années passées en résidence surveillée, durant lesquelles il publie hors d'Italie ses Discours et démonstrations mathématiques.

Alors que fleurissent en Italie d'innombrables académies littéraires, de plus sérieuses académies scientifiques apparaissent : telle l'Accademia dei Lincei, « l'Académie des lynx », nouvelles structures d'accueil pour les savants, distinctes des universités, et nouveaux pôles de diffusion des idées nouvelles.

Parmi les réfractaires, Giordano Bruno (1543-1600), dominicain, fait ses études à Naples, où il s'intéresse plus au néoplatonisme qu'à l'aristotélisme. Contraint à l'exil, il se convertit au calvinisme et finit à Rome sur le bûcher. Méridional et dominicain comme Bruno, Tommaso Campanella (l560-l639) tente d'expliquer le monde sans recourir à la métaphysique. Il abjure en 1594. De nouveau arrêté pour sa participation à une révolte contre les Espagnols, il feint la folie pour échapper à la peine capitale. Dans son cachot il imagine une cité utopique, la Città del sole.

La littérature baroque

Reste enfin à évoquer la foisonnante littérature dite baroque, qui domine au
XVIIe siècle par le nombre et la diversité de sa production. C'est le cas d'un
nouveau genre, le roman avec ses personnages, thèmes et horizons multiples.

La tragédie, qui supplante la comédie - irrévérencieuse - représente le triomphe de la raison de Dieu, par exemple dans la Reine d'Écosse de Della Valle (1560-1628) qui glorifie le martyre de Marie Stuart. Au théâtre encore la commedia dell'arte et le mélodrame réduisent la parole au bénéfice du geste et de la musique. La poésie lyrique enfin, très abondante, recherche la stupeur du lecteur par le recours à la pointe, au bizarre, à l'extravagant, qui traduisent eux-mêmes un sentiment général éprouvé par le siècle du passager et du transitoire.

Giambattista Marino (1569-1625), le Chevalier Marin pour les Parisiens, triomphe avec L'Adone, poème fleuve de quarante deux mille vers, hymne à l'Amour vu comme la source d'une énergie universelle imprégnant et inspirant toute la nature et les créatures.

Les Angevins à Naples, naissance d'une capitale Jacques Heers

Professeur honoraire de l' université Paris IV-Sorbonne

Néapolis, ville nouvelle fondée par des colons grecs au VIe siècle avant notre ère, restait encore imprégnée de culture hellénique lorsqu'elle devint, à l'époque romaine, la plaisante ville chantée par Horace et Virgile. Le christianisme s'y développa précocement, comme l'atteste la présence des catacombes de San Gaudioso et du baptistère du duomo, mais lors de la chute de l'empire, les Napolitains se rallièrent en nombre au parti des Goths et s'attirèrent les foudres de Bélisaire en 536. Reprise un temps par les Goths de Totila, elle revint enfin à Byzance en 553 et resta sous le contrôle de l'exarchat de Ravenne. Elle résista longtemps aux assauts des Lombards, mais finit par succomber pour devenir peu de temps après, en 1077, vassale des Normands. Dès cette époque, Naples sortit de sa torpeur pour redevenir une brillante capitale culturelle, mouvement qui ne fit que se confirmer quand l'empereur Frédéric II, qui avait succédé aux Normands, lui accorda en 1224 le droit de fonder une université. Mais, comme nous l'explique ici Jacques Heers, auteur notamment de La ville au Moyen Âge en Occident (Fayard, 1990), c'est surtout sous la dynastie angevine que la ville prit son essor et acquit les traits de caractère que nous connaissons encore aujourd'hui...

La conquête angevine

Naples fut certainement l'une des toutes premières et des plus brillantes villes de cour d'Occident. Fruit d'une conquête armée, elle demeura française pendant près de deux cents ans, de 1260 à 1440 environ, complètement transformée, embellie et anoblie par une extraordinaire floraison de monuments et de considérables réalisations urbanistiques.

Dixième enfant du roi de France Louis VIII et de Blanche de Castille, frère
cadet de Saint Louis, Charles, déjà duc d'Anjou et comte du Maine par ses
apanages, comte de Provence et de Forcalquier par son mariage, fut couronné à

Rome roi de Naples et de Sicile par le pape français Urbain IV. Il lui fallait encore arracher son royaume des mains des héritiers de l'empereur Frédéric II. Il le fit grâce à deux victoires successives, en 1266 à Bénévent contre l'armée de Manfred, fils bâtard de Frédéric, et en 1268 à Tagliacozzo contre le très jeune Conrad.

Si la sanglante révolte de 1282, connue sous le nom des « Vêpres siciliennes », suscitée par le roi Pierre III d'Aragon, gendre de Manfred, chassa les Français de Palerme et de Sicile, Charles Ier puis ses successeurs, les rois et les reines angevins ont, malgré plusieurs graves crises de succession et guerres civiles, gardé Naples jusqu'en 1442, date où le dernier de ces Angevins, le roi René, abandonna la ville aux Aragonais d'Alphonse le Magnanime.

Le renouveau urbain

Alors qu'elle avait été quelque peu délaissée par Frédéric II qui tenait sa cour et son gouvernement à Palerme, sous Charles Ier et sous ses deux descendants directs, Charles II (1285-1309) et Robert (1309-1343), Naples devint une magnifique ville royale, un foyer de vie artistique et littéraire modèle du genre, qui pouvait le disputer à Rome elle-même. Durant soixante années, Naples ne fut plus qu'un immense chantier de constructions. Roi conquérant, Charles Ier fit aussitôt renforcer les murailles des deux forteresses dressées aux temps des Normands : à l'est, le Castel Capuano, à cheval sur les murs d'enceinte près de la Porte de Capoue au débouché de l'ancien decumanus, et à l'ouest, le Castel dell'ovo, sur le front de mer, dressé sur un promontoire étroit. Le roi n'y habitait pas et fit construire en toute hâte, plus près de la ville, dans un quartier salubre, le Castel Nuovo. OEuvre du maître français Pierre de Chaule, commencé en 1279 et occupé par les offices et la cour dès 1282 alors que ni le gros oeuvre ni les aménagements intérieurs n'étaient achevés, cette énorme forteresse, que les habitants subjugués appelèrent aussitôt le Maschio Angioino, écrasait tout le voisinage de ses hauts murs et de ses sept grosses tours protégées par de larges fossés.

La société

À l'installation des Angevins, Naples ne connaissait d'autre structure que des sociétés de quartiers, les platee, tocchi, sedili ou seggi, soumises chacune à une famille de nobles. Tenir la ville impliquait de mettre fin à ce compartimentage poussé, ici et là, jusqu'à l'absurde. Ce ne fut pas mince affaire mais la détermination des souverains l'emporta. Les cellules nobles, noeuds de résistance aux changements, une trentaine à l'arrivée de Charles Ier, n'étaient plus que seize sous Charles II et seulement cinq lorsque Robert, exaspéré par les actes de violence et les vendettas qui opposaient sans cesse les seggi les uns aux autres, obligea les plus faibles à s'agréger aux autres. Ces seggi, désormais garants de la paix civile, veillaient au bon ravitaillement de la cité ; ils faisaient garder les grains dans les fosse el grano et l'huile dans les cisterne dell'olio ; ils contrôlaient les vendeurs de comestibles, astreints à respecter les Capitoli del ben vivere ; ils percevaient les gabelles, gouvernaient les oeuvres de bienfaisance et prenaient en charge la conservation des archives. Les chefs des seggi tenaient leurs assemblées dans de petits bâtiments, centres de concertations et de décisions. Tous ont disparu mais les textes de l'époque et, bien plus tard, nombre de lithographies en donnent de bonnes images. C'étaient des édifices de plan carré, ouverts sur la voie publique de chaque côté, coiffés d'une coupole, portant les armes du seggio et souvent ornés de belles fresques et de figures sculptées. Sans changer vraiment de visage, Naples devint plus policée, mieux tenue en mains. Robert réussit même à dégager et orner une belle place royale.

Naples devient un grand port

Naples ne disposait pas encore d'un vrai port. Le front de mer, très étendu et fort diversifié, coupé de toutes sortes d'accidents, n'offrait, comme d'ailleurs de très nombreuses villes maritimes de l'époque, qu'une suite de plages et d'échelles, lieux d'ancrages peu sûrs sans liens les uns avec les autres, bordés seulement par des tronçons de route, encombrés de dépôts de toutes sortes, de petits chantiers, d'ateliers de corderie et de fours à biscuits. En quelques

décennies, de 1300 à 1340, les Angevins ont fait de leur nouveau port l'un des tout premiers de la Méditerranée. Les maîtres maçons napolitains ont construit deux môles et deux arsenaux ; ils ont aménagé les accès et réalisé une belle urbanisation des secteurs proches de la mer. Les entrepôts de bois et les enclos à ciel ouvert ont laissé la place à de solides et imposants immeubles où s'installèrent les Génois, les Vénitiens, Marseillais et Provençaux, Flamands même, qui pouvaient y accueillir leurs marins et leurs marchands, y installer leurs bureaux, garder leurs balances et leurs poids. Ces « loges » des marchands, régulièrement alignées, ainsi sévèrement contrôlées par le fisc royal, composaient un décor dont aucun port d'Occident ne pouvait encore s'enorgueillir. Sous Charles II, la grande rue littorale était achevée et des voies plus ou moins rectilignes joignaient les portes de l'enceinte aux débarcadères. C'est alors que la notion de voie publique s'est peu à peu imposée : ces voies canalisaient de lourds trafics ; il a fallu les surimposer à un inextricable réseau de venelles ou, tant bien que mal, élargir quelques rues déjà en place. En tout cas, Naples, « la populeuse », capitale d'un vaste royaume, marché de consommation considérable, grand port d'exportation des grains et des vins de Campanie, s'est imposée comme une escale privilégiée sur les routes de la Méditerranée : la botte de Naples était alors une unité de mesure commune pour les vins en de nombreuses cités marchandes d'Italie et d'Espagne.

Naissance d'une ville aristocratique

La ville de cour ne s'est pas insérée dans le tissu très compact et encore peu ouvert, peu accessible aux cavaliers et aux voitures, de la ville ancienne. Elle s'en est délibérément écartée. Non loin du rivage, à partir du Castel Nuovo qui s'entourait d'un parc et de jardins agrémentés de fontaines, de grottes et de cages pour oiseaux exotiques, s'est développée, à l'ouest de l'enceinte citadine, une agglomération toute nouvelle et, bien sûr, toute différente, embellie par les palais des princes angevins et de leurs familiers, par les hôtels de l'administration et de la fiscalité royales. Le centre de ce nouvel et prestigieux urbanisme, exceptionnel pour l'époque, était la Corte del Vicario, le tribunal royal construit dans les années 1308-1310, place où avaient ordinairement lieu les joutes et les tournois, les cavalcades et les parades des cavaliers. Tout à

côté, se dressait un ensemble monumental imposant, unique en son genre, propre, comme le Maschio Angioino que l'on ne perdait pas de vue, à frapper l'imagination et inspirer révérence : la Chambre des Maîtres des Comptes, la Cour de l'Amiral, les Archives royales et les Écuries du roi Robert.

Les premiers hôtels des princes datent de Charles II qui y établit plusieurs de ses fils - il eut douze enfants. Philippe d'Anjou, prince de Tarente, qui s'était d'abord logé, en 1295, dans un vieux palais de la via Tribunali de l'ancienne cité, se fit construire, en 1303, par le maître français Pierre d'Angicourt, l'hôtel Tarentino. Les deux plus jeunes fils, Giovanni et Pietro, occupaient l'hôtel Durazzesco, à l'ouest du Castel Nuovo et, enfin, Raimond Bérenger eut un autre palais situé entre le Castel Nuovo et le Castel dell'Ovo. On édifia aussi un nombre toujours plus grands de belles résidences, per comodo de'cortigiazni, reflets et témoins d'une vie de cour brillante et d'une administration qui multipliait, de règne en règne, ses bureaux : pour Niccolo secrétaire du roi, pour Raimondo de Cabannio maître des cuisines, esclave maure affranchi, anobli et maître d'une belle fortune ; et encore, en 1370, pour Raimondo d'Allegno et Jacopo Arcucci camériers, pour Alferello di Capri et Poderico Petrella.

D'innombrables églises...

Sous tous les rois angevins, de Charles Ier à la reine Jeanne II, petite-fille de Robert, Naples s'est couverte de nouvelles églises, toutes ou presque toutes étroitement insérées dans le tissu de la vieille ville. En effet la victoire que les Angevins avaient remportée sur les troupes germaniques avait été ressentie comme un don du ciel, un véritable miracle. C'est alors que l'on fit de saint Janvier le patron de Naples et de la famille royale, lui qui avait été au IIIe siècle évêque de Bénévent, ville où fut écrasée l'armée de Manfred en 1266. L'appui de l'Église et l'alliance avec Rome ne se sont jamais démentis. Charles était sénateur de Rome et les rois de Naples, à la tête de leurs armées, sont régulièrement venus à l'aide de la papauté en Italie.

Sous Charles Ier, les fondations d'églises marquent la détermination du roi et de ses familiers de rendre grâce à ceux qui, lors de la guerre de conquête, avaient prié pour eux. Les franciscains s'établirent à San Lorenzo Maggiore et à Santa Maria la Nova. Trois chevaliers français, sur un terrain proche de la Porte neuve cédé par le roi, firent construire Sant'Eligio, église flanquée d'un hospice pour les pauvres et les malades. Le monastère de Santa Maria del Realvalle, oeuvre du maître français Gauthier d'Asson, fut spécialement dédié à la commémoration de la victoire de Bénévent.

et monastères...

Au temps de Charles II, la famille royale connut dans tout l'Occident chrétien une vraie réputation de piété, de ferveur religieuse et même de sainteté. La reine Marie était la petite fille de sainte Élisabeth de Hongrie, fondatrice du grand hôpital de Marburg. Le souvenir de saint Louis, la vie édifiante du fils aîné du couple royal, Louis, franciscain, évêque de Toulouse, qui fut canonisé dès 1317, les liens étroits avec les franciscains, imposaient une image sacrée de la dynastie. Le roi Charles, lui-même auteur d'un livre de dévotion, avait fait exécuter, de 1304 à 1306, par Godefroy et Guillaume de Vézelay, l'imbusto, grand reliquaire de saint Janvier. Sa politique et ses dons s'appliquèrent à transformer et agrandir plusieurs églises pour en faire de grands temples tels d'abord San Domenico et la nouvelle cathédrale consacrée à la Vierge. Les travaux de l'église et du couvent de San Pietro Martire (Pietro di Verona) dominicain, ennemi des hérétiques, mort en 1252 et canonisé par Innocent IV, furent financés par les biens confisqués aux hérétiques, en fait aux chevaliers allemands qui avaient combattu les Angevins. Les dominicains reçurent aussi San Pietro a Castello et les ermites de saint Augustin San Agostino alla Zecca. L'église de San Lorenzo, enfin, fut élevée sur un terrain occupé par de petites boutiques, oeuvre elle aussi de maîtres français, qui devait accueillir les premiers monuments funéraires de la famille royale et de ses proches. À l'emplacement de l'ancien monastère damianita di Santa Maria, détruit par un incendie en 1298, la reine Marie fit reconstruire une nouvelle église, Santa Maria Donna Regina, temple monumental.

L'oeuvre maîtresse du temps de Robert et de la reine Sancha, est Santa Chiara, couvent franciscain et église consacrés à saint Louis de Toulouse, frère du roi, dont les reliques furent gardées dans le sanctuaire. Dans le même temps, la reine fit édifier un couvent de clarisses et trois monastères : Santa Maria Egiziana, Santa Croce et Santa Maria di Magdala. Par la suite, les constructions se firent certes plus rares mais deux règnes se sont encore illustrés par de remarquables réalisations : celui de Jeanne Ière (1343-1381) par l'Incoronata où fut célébré son mariage avec Louis de Tarente, et celui de Ladislas (1399-14 14) par San Giovanni a Carbonara, magnifique sanctuaire, où l'on peut, aujourd'hui encore, voir les grands tombeaux de Ladislas, de Jeanne II et de son conseiller et amant, Gianni Caracciolo.

La Renaissance napolitaine

Cette cour de Naples demeura tout au long des règnes l'un des grands foyers culturels, un des plus actifs centres de création artistique et littéraire de l'Occident. Charles Ier déjà y amenait à sa suite des Français. Ses successeurs en appelèrent d'autres : poètes, conteurs, juristes et clercs, architectes, peintres et sculpteurs. Adam de la Halle vint d'Arras s'établir à Naples en 1283 et y résida jusqu'à sa mort, en 1288 ; il y fit maintes fois représenter le Jeu de Robin et Marion et commença même à composer un poème épique à la gloire de la dynastie angevine, La Chanson du roi de Sicile. C'est pourquoi les familles nobles donnaient les noms de Robin, Marion et Péronnelle à leurs enfants. Sont aussi venus à la cour des Angevins des artistes et écrivains de Rome et de Toscane, protégés par le prince. Simone Martini, installé en 1315, y peint une Vie de saint Louis de Toulouse où le roi Robert reçoit la couronne royale des mains de son frère. Deux ans plus tard, Simone fut fait chevalier de la cour. Giotto a travaillé pendant quatre ans, de 1329 à 1333, sur trois chantiers du roi, lui aussi comblé d'honneurs. De même pour les lettres : le roi Robert fut couronné « prince des poètes » par Pétrarque. Boccace vécut de longues années à Naples, de 1327 à 1341. Il y fréquentait assidûment la cour et y écrivit plusieurs nouvelles du Decameron ; toute sa vie il n'a cessé d'intriguer pour y retourner et y obtenir un grand office de cour. Francesco Laurana sculpteur, auteur en 1444, du magnifique portail du Castel Nuovo, du

temps des Aragonais, fut accueilli à la cour du roi René à Aix-en-Provence et en Avignon. Il y vécut dix années, chargé de nombreuses commandes, dont le Portement de Croix qui se trouve aujourd'hui à Saint-Didier d'Avignon, et le tombeau de Jean Cossa, maintenant à Sainte-Marthe de Tarascon. De telle sorte que l'art italien, que nous appelons « Renaissant », s'est formé non à Florence et à Sienne mais principalement dans cette ville de cour. Et que l'installation des premiers artistes italiens de cette « Renaissance » date, non de François Ier et de Léonard de Vinci, mais bien de René et des Angevins de Naples, un demi-siècle plus tôt.

En 1442, Alphonse V d'Aragon, qui avait été un temps désigné comme héritier par la reine Jeanne II, se couronna roi de Naples. La ville brilla d'une intense vie intellectuelle : fécondée par l'arrivée massive de Byzantins réfugiés après la chute de Constantinople, elle rivalise alors avec la Florence de Laurent le Magnifique mais, en 1503, Naples devient possession des Bourbons d'Espagne dont les vice-rois imposent pour deux siècles une autorité austère étrangère à l'esprit napolitain. Il faudra attendre l'arrivée des Bourbons en 1734, pour que la vie napolitaine retrouve tout son éclat...

Florence, cité subtile

Jacques Heers

Professeur honoraire de l' université Paris IV-Sorbonne

Florence, cité merveilleuse au passé mouvementé, connut ses plus grandes heures de gloire au Moyen Âge et à la Renaissance où elle faisait déjà l'admiration de toute la chrétienté pour la beauté de ses édifices et sa prospérité économique. Le pouvoir, rapidement contrôlé par les riches familles de marchands, devint l'enjeu de guerres civiles, aux termes desquelles le clan des Médicis prit le contrôle de la ville. C'est ce développement progressif et mouvementé de la cité florentine que nous retrace Jacques Heers auteur notamment de La ville au Moyen Âge en Occident (Fayard, 1990) et de Machiavel (Fayard, 1985).

Légendes de fondation

Florence fut fondée en 59 av. J.-C., mais les Florentins, pour mieux servir leur gloire, se sont forgé deux légendes. Une chronique anonyme du XIIe siècle, De origine civitatis, reprise maintes et maintes fois, enjolivée encore au cours des temps, lie cette fondation à la conjuration de Catilina. Révolté contre la Commune de Rome, celui-ci se serait retranché dans Fiesole. Ses armées infligèrent alors une lourde défaite à celles du Sénat commandée par un nommé Fiorino, héros éponyme de Florence. César vint à bout de Fiesole, fit détruire la forteresse et installa la moitié des habitants, encadrés par ses vétérans, sur le lieu même où Fiorino avait été tué. Catilina s'enfuit et fonda Pistoia ; mais il avait séduit la veuve de Fiorino et eut d'elle un fils, Uberto, ancêtre des Umberti qui, gibelins et rebelles, furent chassés de la cité, poursuivis jusque dans leurs retranchements de l'Apennin et anéantis. Florence pouvait s'affirmer ville loyale, championne de l'orthodoxie politique et de la paix.

L'autre légende fait remonter la construction de la ville au premier roi d'Italie, Atalante ou Atlas, père de trois fils qui, pour se partager le royaume, allèrent consulter le dieu Mars. Italus régna sur Fiesole. Dardanus et Sicanus s'établirent dans la vallée de l'Arno, dressèrent des autels, sacrifièrent veaux et moutons, prièrent pour la paix, célébrèrent des mariages et des jeux, organisèrent des marchés et firent bâtir un temple magnifique en arrachant marbres blancs et noirs de Fiesole : ce sera plus tard le baptistère Saint-Jean. Ils dressèrent une grande statue de Mars sur une haute tour, près du fleuve. Le sort de la ville était lié à cette statue, qui ne devait être ni mutilée ni déplacée.

Ces traditions demeurèrent pendant longtemps dans les mémoires. Dante met en scène, dans La Divine Comédie, son trisaïeul, Cacciaguida, qui parle du bon vieux temps où les femmes, « sobres et pudiques », tout en filant la laine, se faisaient conter les belles histoires de Fiesole et de Rome. Les Florentins n'oubliaient pas non plus de rappeler que leur ville fut fondée au printemps, au temps des Floralia, et que la cité romaine, outre le temple à Mars, dieu guerrier et dieu de la fécondité que l'on ornait, au mois de mars, de feuillages et de fleurs, en avait aussi dédié un à Northia, déesse étrusque de la Fortune.

Une cité phare de la chrétienté

La statue de Mars disparut définitivement dans l'Arno lors de la crue de novembre 1353. Funeste présage : famine en 1356, peste de 1358. Mais, de son passé romain, Florence tirait sa force et sa réputation. En 1280, elle avait associé Hercule à saint Jean-Baptiste, son patron. À l'emblème du lys, elle joint celui du lion, le marziocco, symbole de souveraineté et de puissance. La Commune veille à tenir des lions en cage sur la place de la Signoria ou près du baptistère Saint-Jean. Elle s'affirme comme la citadelle, le refuge de la foi chrétienne et de l'orthodoxie. Elle fête ses héros et ses martyrs, premiers chrétiens : le diacre Laurent venu enseigner la parole du Christ avec des marchands syriens, Félicité, sainte de Palestine, Minies, martyrisé en 250 et enterré sur une colline toute proche, à San Miniato, et au VIIe siècle, Reparata,

sainte venue d'Orient. La vie sociale et la vie politique même se sont, tout au long des siècles, ordonnées autour de trois pôles religieux, illustres sanctuaires des temps héroïques : la Badia, « l'abbaye », fondée en 967 par la veuve du marquis de Toscane, le monastère et l'église de San Miniato, construits de 1014 à 1050 par l'empereur Henri II et l'évêque Ildebrand, et le monastère de Vallombrosa, fondation d'une famille de nobles florentins, Jean Guilbert à leur tête, pour lutter contre les mauvais clercs et les évêques indignes. Car Florence fut l'un des plus solides bastions de la réforme grégorienne, réforme du clergé et émancipation de l'Église du pouvoir des laïcs. En 1055, un concile réunit cent vingt évêques qui imposèrent cette réforme à l'empereur. Quatre années plus tard, Gherardo, évêque de la ville, devint pape sous le nom de Nicolas II ; il fit déposer l'anti-pape désigné par les nobles romains et décréter que le souverain pontife ne serait plus élu que par les cardinaux. Pape, il vécut et mourut à Florence. En 1082, la ville soutint un siège de dix jours par les armées impériales et en 1280, fit excommunier l'empereur Otto de Brunswick. Elle reçut très tôt les ordres mendiants : les dominicains à Santa Maria Novella, les franciscains à Santa Croce. Pouvoir civil et religion s'identifiaient l'un à l'autre : le caroccio, char guerrier, était gardé dans le baptistère Saint- Jean, celui-ci entretenu par les grands marchands de l'Arte di Calimala, refait complètement et orné de marbres précieux et de mosaïques en 1280. La cathédrale, dédiée d'abord à Santa Reparata, prit le nom de Santa Maria del Fiore, nom qui suggère une divination de la ville elle-même. C'est à Florence que s'est tenu, au prix de grands sacrifices financiers, en 1439, le grand concile oecuménique qui vit le ralliement de l'Église grecque à la papauté, avant que tout ne soit remis en question à Constantinople.

De la bourgade romaine à la prospère cité médiévale

De simple bourgade, la ville était devenue l'une des plus vastes et certainement l'une des plus riches cités de tout l'Occident. Non par le fait d'un prince, par l'afflux d'officiers et de courtisans, mais par une lente élaboration, fruit d'un travail constant et reflet d'une réelle prospérité. L'enceinte romaine n'enfermait qu'un espace de trente-sept hectares. La première enceinte communale, construite en seulement deux ans, de 1173 à 1175, l'a porté à quatre-vingt dix-

sept. Mais il fallut un demi-siècle, de 1284 à 1333, pour bâtir celle qui donna à la ville enclose une superficie de quatre cent trente hectares, muraille haute de douze mètres, longue de huit mille cinq cents, qui comptait soixante-treize tours, quinze fortins, quatre grandes portes et huit poternes. En 1252, l'on construisit le Ponte Vecchio, le troisième sur l'Arno. Les Conseils se tenaient dans les églises ou dans des maisons louées pour la circonstance, mais, vers 1230, fut édifié le premier Palazzo del Comune, détruit en 1235, remplacé par celui dit « du Bargello ». Le Palazzo del Popolo, qui devint Palazzo dei Priori puis della Signoria, fut commencé en 1298 ; on désigna douze citoyens pour « qu'ils s'appliquent à chercher le lieu le plus convenable et la forme la plus adéquate de façon à ce qu'il rende les meilleurs services et que sa construction engage le moins de dépenses ».

Le respect des deniers publics inspire toute la politique mais la ville se dote tout de même d'un magnifique cadre monumental. On pave les rues, on ouvre de grandes voies, et l'on dégage surtout, non sans mal et de façon imparfaite, face à la résistance des grandes familles, quelques places de grande allure : celle du Duomo tout autour de la cathédrale et celle de Santo Spirito sur l'autre rive. La place de la Signoria, commencée en 1307 par l'acquisition de plusieurs maisons, agrandie en 1349 par la mise à bas de l'église de San Romolo, ne fut terminée qu'en 1386 par le transport d'une autre église, Santa Cecilia, plus à l'ouest. Florence, après tant de villes d'Italie, après Bologne notamment, avait alors de belles places publiques, deux siècles avant Paris et d'autres capitales.

L'essor des grandes compagnies de marchands-banquiers

La ville faisait l'admiration de toute la chrétienté par ses richesses et mit l'une de ses grandes familles d'hommes d'affaires à la tête des affaires publiques, avant d'en faire des princes et des papes. Cependant, ville de l'intérieur, située sur les rives d'un fleuve impétueux, entourée de montagnes d'accès difficile, elle ne fut, pendant longtemps, en aucune façon liée au lointain trafic international et ne devait rien ni à la mer ni au commerce des épices exotiques qui, nous dit-on, firent seules la fortune de ses rivales, cités portuaires, Gênes,

Pise et Venise. Elle n'a pas manifesté beaucoup d'intérêt pour l'Orient et s'en est écartée en 1340-1350, après les retentissantes faillites de ceux qui s'y étaient engagés trop avant. Dès lors, les Compagnies, - Medici, Strozzi, Guardi - entretetinrent des filiales ou des succursales de Séville à Bruges et à Londres, mais n'avaient pas le moindre facteur ni le plus petit commis à Constantinople, à Beyrouth ou au Caire. La fortune de Florence ne s'est pas faite sur le poivre ni même sur le coton mais d'abord sur les produits du terroir tout proche, sur les grains, sur les laines et les cuirs des troupeaux, sur le safran récolté dans la vallée et qui valait plus cher que toute autre « épice ». Très tôt ses draps, lourds mais d'une merveilleuse souplesse, teints et foulés à la perfection, faisaient prime aux foires de Champagne et dans tout l'Occident. Les drapiers de l'Arte de la lana, maîtres chacun d'une bottega, y veillaient, décidaient des approvisionnements en matières premières et distribuaient le travail à de nombreux ateliers très modestes, domestiques pour la plupart, dans la ville ou dans des dizaines de villages jusqu'à dix lieues de là. Les grandes compagnies possédaient des botteghe de laine ou de soie, mais s'adonnaient aussi au commerce, gros et détail, vendant du blé aux citadins au-dessous des bureaux d'où partaient ordres et commandes pour de lointains comptoirs ; elles pratiquaient prêts et dépôts, change et trafics de l'argent, transports terrestres et maritimes. C'est alors que les Florentins, qui contrôlaient le port de Pise, organisèrent à leur tour, après Venise, des convois de galées qui, chaque année, gagnaient la Flandre et l'Angleterre.

Les grandes compagnies florentines ne portaient d'autre nom que celui de la famille. Aucun des associés ne devait exercer d'activité ailleurs. Elles s'affirmaient par une remarquable stabilité ; on ne faisait les comptes et on ne renouvelait les contrats que tous les six ou sept ans. Les directeurs des filiales demeuraient en place dix ou quinze ans et les Bardi ont, au total, duré soixante-dix ans.

L'ère des Médicis : de la mainmise totale à la disgrâce, de la disgrâce au retour en force

C'est de l'une de ces familles de marchands et banquiers que sont sortis les maîtres de la ville au XVe siècle, tyrans, puis seigneurs de la cité, puis princes et ducs. Le succès des Médicis n'était pas dû à un coup de force comme les Sforza à Milan, mais à l'argent, aux intrigues et aux compromissions, à l'art surtout de ruiner les ennemis et de maîtriser tous les ressorts et d'ourdir les pièges du jeu politique ; tout cela a été magnifiquement décrit par Machiavel dans son oeuvre maîtresse, les Histoires florentines. Florence a vécu pendant plus de trois siècles sous un gouvernement qu'elle appelait la Commune, d'abord aux mains de Collèges restreints puis, à deux reprises, sous un Popolo - mot que l'on ne doit pas traduire par « peuple » - sous le contrôle des arts, associations de métiers où les arti magiori, le popolo grasso, faisaient la loi. Le pouvoir n'a jamais échappé aux grandes familles, qui s'opposaient les unes aux autres lors des guerres civiles entre les partis, guelfes et gibelins puis noirs et blancs, et en arrivaient même, comme en 1378, lors de la révolte dite des Ciompi, à susciter la rébellion des arti minori pour affaiblir l'adversaire. L'une des factions l'emporta, monopolisa toutes les charges publiques mais celles-ci furent bientôt confisquées par les Médicis. Ils s'étaient fait connaître déjà au XIIIe siècle : une famille vraiment honorable, habile aux jeux de la finance, plus encore peut-être à placer les siens dans les Conseils du gouvernement communal. Le clan s'affirma sous Francesco de Bicci qui, en 1382, se fit immatriculer dans l'Arte del cambio. Leur force tenait à l'insolente réussite de leurs deux grandes banques et à l'étonnante cohésion du clan formé de neuf branches, toutes solidaires. En 1429, aux funérailles de Giovanni, frère de Francesco, trente-six Médicis, chefs de familles, étaient présents. Solidarité renforcée par d'étroits liens de voisinage : leurs palais se situaient tous dans le quartier de San Giovanni, entre le Ponte Vecchio et le Duomo ; leurs châteaux et leurs fiefs tous dans le Mugello, la vallée de la Sieve, affluent de la rive droite de l'Arno. Ils se rendaient de fréquentes visites et tenaient des assemblées, sous la conduite d'un patriarche, chef incontesté. Leurs amici se comptaient par centaines ; ils payaient leurs dettes et leur prêtaient de l'argent, leur réservaient des offices dans leurs banques et dans l'administration. Ils unirent quatre de leurs filles à quatre familles de leurs alliés, grands banquiers eux aussi, les Bardi, Tornabuoni, Salviati et Gianfigliazzi. Côme, fils de Giovanni, épousa Catherine Bardi en 1413.

Proscrits en 1433, les Médicis reviennent en force en 1434, seuls maîtres désormais, tous au faîte des honneurs : Côme est acclamé comme un triomphateur par une foule immense. Ils n'avaient qu'un seul élu aux offices en 1433 ; ils en eurent vingt et un en 1440. Leurs partisans faussaient les élections et les tirages au sort pour la désignation des magistrats. Contre les ennemis, le fisc : « s'il restait quelque suspect, il se trouvait bientôt écrasé par de nouvelles taxes » (Machiavel). Ruinés, condamnés au bannissement honteux, les Strozzi et autres grandes familles hostiles ne comptaient plus. Après Côme, ce fut Pierre le Goûteux puis Laurent le Magnifique, marié à Clara Orsini. L'assassinat de son frère Julien, et la conjuration des Pazzi en 1478 ne mirent nullement les Médicis en danger. Ils défiaient le pape, ne tenant aucun compte de l'interdit lancé par Sixte IV contre Florence, et firent la paix la tête haute grâce à l'appui de Louis XI.

En novembre 1494, Pierre, fils de Laurent, incapable de résister à la colère de la rue entretenue par les prêches de Savonarole, quitta la ville tandis que les pillards envahissaient son palais. Au gouvernement de Savonarole, brûlé en 1498, succéda une sorte de régime « républicain » sous la conduite d'un « Gonfalonier de Justice ». C'est le temps où Machiavel fut secrétaire de la Signoria. Mais les Médicis revinrent dans les fourgons des troupes espagnoles dont la victoire à Prato sema un vent de panique dans Florence. Lourde disgrâce de Machiavel et retour triomphal de ces Médicis accueillis par des foules en délire : de Julien, fils de Laurent le Magnifique, de son frère Jean qui devint pape l'an suivant (Léon X), du capitaine Jean des Bandes noires, puis de Jules, fils naturel de Julien assassiné en 1478 et qui fut pape en 1523 (Clément VII).

En 1537, Côme, fils de Jean des Bandes noires, prit le titre de duc de Florence.

L'Italie au siècle de Dante et de Giotto

Elisabeth Crouzet-Pavan

Professeur d'histoire du Moyen Âge à l'université Paris IV-Sorbonne

Il y a une vraie difficulté à vouloir écrire une histoire de l'Italie au XIIIe siècle. Non seulement parce que l'Italie n'existe pas alors, puisque, on le sait, l'unité italienne s'est faite durant le XIXe siècle. Mais, plutôt parce que cette histoire semble comme infiniment se diviser, se fragmenter. Bien sûr, il existe une réalité physique italienne et une image de cette réalité, relativement précise depuis l'Antiquité, affirmée grâce aux progrès de la connaissance géographique et de la représentation cartographique dans l'Italie du XIIIe siècle. D'un territoire modelé par la géographie mais également par l'histoire, une conscience se manifeste. Comme elle se manifeste encore dans les sources littéraires du temps. Utilisant la référence italienne, celles-ci se rapportent moins à la réalité politique et quotidienne qu'à une culture, une tradition. Sans doute désignent-elles de cette manière un espace plus culturel que matériel, caractérisé, à les suivre, par une civilisation. Sans qu'il y ait lieu de s'en étonner, cet attachement à l'« Italie » est particulièrement notable chez les exilés, volontaires ou involontaires, tous ceux nombreux qui vivent loin de leur pays ou en ont été, un temps, chassés et pour lesquels le terme « Italie », ou plutôt son imaginaire, a des résonances fortes. Élisabeth Crouzet-Pavan auteur de Enfers et Paradis, L'Italie de Dante et de Giotto (Albin Michel, 2001) nous montre comment, au-delà des divisions qui semblent l'emporter, le XIIIe siècle italien se caractérise par un dynamisme et une vitalité exceptionnels.

Un réseau urbain remarquable

Il suffit de considérer une carte de la péninsule quand s'achève le XIIIe siècle. Quelques grandes frontières politiques, celles du royaume d'Italie, du royaume de Sicile, des États de l'Église ou de la République de Venise organisent l'espace. Mais il n'y a rien là de particulièrement original au regard d'autres situations occidentales. En revanche, la singularité italienne se manifeste au

premier regard. Des Alpes à Rome, car le Sud diffère, un réseau urbain étonnant se découvre, une hiérarchie de villes géantes, grandes, moyennes, petites. Au nord, dominent Milan et Venise, avec au moins cent mille habitants, et dans une moindre mesure, Gênes. En outre, dans la plaine du Pô, de la Lombardie à la Vénétie, une abondance de cités peuplées vient accentuer l'impression de richesse et de dynamisme. Il en va de même au centre de la péninsule, en Toscane. Florence ne cesse de croître avec près de cent mille habitants. Suivent Pise et Sienne qui compteraient de quarante à cinquante mille habitants. Lucques et Arezzo viennent ensuite et approchent les vingt mille habitants. Quatre villes occupent l'échelon inférieur. Prato et Pistoia rassemblent un peu plus de dix mille habitants ; Volterra et Cortona sont certainement d'une taille plus réduite. Sept ou huit villes plus modestes forment la base de la pyramide.

Identités et particularismes

En somme, l'urbanisation italienne est exceptionnelle. Mais elle n'est qu'un élément, spectaculaire, au sein d'un exceptionnel système de vie. Chacun de nos centres urbains, quelle que soit sa consistance démographique, s'accroche à ses traditions, à sa mémoire, à son identité. Et cette identité se nourrit d'un terreau culturel que nourrissent des particularismes nombreux. À côté du latin des chancelleries, la dynamique de la langue « vulgaire » est, bien sûr pour l'écrit, déjà enclenchée. N'oublions pas que dès 1225, François d'Assise compose, avec le Cantique de frère Soleil ou des Créatures, le texte fondateur de la littérature religieuse en langue italienne. Mais ce volgare n'a rien d'uniforme. Même si le toscan, servi par Dante qui lui offre en 1305, avec le De vulgari eloquentia, une première « défense et illustration », entame une forte poussée, à Bologne, à Palerme ou à Venise, la langue vulgaire, dans sa forme locale, résiste sans peine. D'une ville à l'autre, d'une communauté à l'autre, les mots et l'accent comme les poids et les mesures changent, la loi se soumet à la rédaction statutaire du lieu, la même monnaie n'est pas dominante. Au marché, sur la façade d'un bâtiment public, ou au siège d'un office administratif, il faut donc conserver ce que vaut la mesure d'un pas, d'un bras, ce qu'est la taille réglementaire d'une brique ou des mesures pour vendre le

vin. Cette dimension civique particulière est encore soulignée au quotidien. On ne chôme pas partout les mêmes jours de fêtes. On ne célèbre pas les mêmes saints. Les dévotions locales, la trame de l'histoire ancienne ou plus récente ordonnent le cours des jours et créent autant de temps forts. Au gré du voyage dans l'Italie, le temps a ainsi pour une part la couleur du lieu.

Ainsi prennent vie et force les diversités italiennes. Et elles dépassent en intensité les diversités d'un monde médiéval que l'on aime à décrire pourtant dans ses divisions et ses étroits compartiments de vie.

L'espace italien hors de la péninsule

Une autre donnée vient enfin compliquer l'étude. L'espace italien, ou plutôt l'espace des Italiens, n'est pas enfermé dans la seule péninsule. Animée d'un mouvement puissant, l'histoire se projette hors du cadre géographique qui est le sien. Bateaux vénitiens et génois, d'une mer à l'autre, transportent en effet les épices, le blé ou le sel tandis que les banques toscanes prêtent de l'argent aux rois. Assurément, d'autres que les Pisans ou les Siennois commercent et s'enrichissent. Reste que c'est bien de l'Italie et de ses ports qu'est tôt venue la reprise des trafics. Reste qu'a été mis en place un quasi-monopole italien sur les transports maritimes méditerranéens. De surcroît, force est de reconnaître des caractères exceptionnels à la présence des Italiens hors de la péninsule. À l'échelle du monde connu, ou presque, une véritable ubiquité s'observe. Où sont les Génois, les Pisans, les Florentins, les Vénitiens, sédentaires installés dans des comptoirs ou marchands itinérants ? En Crimée et à Constantinople, en Grèce et en Égypte, en Asie Mineure ou en Albanie, en Espagne comme en Afrique du Nord, à Bruges et à Londres. Tandis que les Vénitiens Polo avancent sur les routes de l'Extrême Orient ou que des changeurs de Plaisance opèrent aux foires de Troyes ou de Provins, des Lombards d'Asti ou d'ailleurs tissent leur réseau d'intérêts dans les vallées savoyardes à moins qu'ils ne s'installent dans les petites cités de la Flandre française. Et tous ces hommes qui bougent disent l'ouverture du milieu italien et ses liens à un monde plus vaste.

Un paysage rural aménagé

Tel peut donc être le constat de départ. Mais sitôt s'impose un deuxième caractère original de l'Italie du temps. Cette histoire, riche de ses fragmentations, a aussi multiplié les traces et demeure visible dans les paysages et dans les documents. Traces dans les paysages et ce sont les milliers de créations de bourgs francs qui modifient irréductiblement les structures du peuplement ou bien les routes ou le réseau des canaux. Cet espace de la campagne, du contado,dont la ville considérait qu'il lui revenait de le conquérir et de le dominer fut en effet durant ces décennies aménagé et soumis. Les routes, les ponts ne permettaient pas seulement les échanges locaux et les trafics à distance, la circulation et le décloisonnement, la dynamique du peuplement. Les voies principales,jalonnées par les hospices, les sites d'étape et les forteresses favorisaient le contrôle, l'intégration. De la Vénétie à la Toscane, du Piémont à la Romagne, une véritable « politique » systématiquement menée par les communes donna vie à un réseau routier, dès lors continûment entretenu. Dans le même temps, d'autres infrastructures, celles du contrôle des eaux, digues, canaux de drainage, canaux d'irrigation, plus spectaculaires encore, transformèrent le paysage dans la plaine du Pô par exemple. Le XIIIe siècle a donc déposé des traces accusées et durables sur le paysage rural.

Des villes en pleine transformation

Or, en milieu urbain, ces traces se manifestent peut-être avec une plus grande clarté. La ville fut un bien meilleur conservatoire encore. Des Alpes à Rome, les espaces urbains italiens offrent à l'examen une gamme, étonnamment riche et variée, d'interventions édilitaires et de réalisations monumentales. Il y a comme une véritable filmographie de ce qu'a pu être l'action de l'autorité publique. La construction des nouvelles enceintes vient ainsi ponctuer une phase d'expansion urbaine et de ponction démographique sur les campagnes qui fut formidable et continue. C'est une interminable liste, où figurerait la quasi- totalité des cités de l'Italie du Nord et du Centre, qu'il faudrait ici citer. Ou encore, des aménagements hydrauliques améliorent les infrastructures productives mais aussi l'hygiène et la beauté. Des opérations de grande

envergure sont décidées à Gênes, à Sienne, à Orvieto, à Viterbe ou à Pérouse. Dans cette ville, l'aqueduc long de quatre mille pas, soutenu par une centaine d'arches, réalisé à grands frais par quelques-uns des plus grands ingénieurs du temps, conduit les eaux jusqu'au centre urbain où elles affluent dans la très monumentale fontaine de la Piazza Grande. Tout un programme iconographique est en outre élaboré pour servir à l'ornementation de cette Fontana Maggiore.

Les chantiers à Venise, à Florence, à Bologne ou dans des centres urbains plus modestes mais riches aussi d'habitants, d'activités et d'un décor urbain, se succèdent donc, plus nombreux encore entre 1280 et 1330. La gamme des travaux accomplis est extrêmement vaste. Il est toutefois un secteur où cette politique urbaine prend corps avec une particulière vigueur. L'urbanisme communal, prioritairement, s'attache à conquérir et à aménager les espaces publics. Partout, au coeur de centres qui étaient densément bâtis et investis par les maisons et les tours des grands lignages aristocratiques, on confisque, on exproprie, on démolit. Des espaces sont dégagés, des places, vite rayonnantes, sont créées, vite agrandies, mieux desservies par un réseau de rues élargies, puis dallées, et des palais publics sont construits, plus vastes, plus imposants, plus ornés à mesure que le régime politique évolue et que la commune se consolide. Aujourd'hui encore, de Milan à Pistoia, de Vérone à Crémone, Sienne ou Spolète, les paysages urbains témoignent de ce temps de transformation intense.

Une violence omniprésente

On en arrive ainsi à comprendre la cohérence et l'identité de cette histoire de l'Italie du XIIIe siècle. De tous les vers de Dante, celui où il pleure sur « la serve Italie », « auberge de douleur », « nef sans nocher dans la tempête », sont sans doute les plus connus. Car l'espace italien n'est pas seulement fragmenté. Il est livré, de manière quasi continue, aux conflits. Au long du XIIIe siècle, s'affrontèrent ici les grands systèmes politiques du temps, l'Empire, la Papauté, la monarchie française. Mais pas seulement. L'histoire ne se résume pas aux entreprises de Frédéric II, « le dernier empereur », roi d'Italie, roi de Sicile, aux

excommunications que fulminent contre lui les papes avant que viennent les interventions des Angevins dans le Sud italien. Les violences s'enchaînent, partout et à toutes les échelles. Communes contre communes, Guelfes contre Gibelins, faction contre faction, Blancs contre Noirs, familles contre familles... La haine flambe, les affrontements reprennent malgré les trêves, malgré les implorations de paix, processions et prédications des frères mendiants dont les couvents se multiplient dans toutes les villes du temps. La violence est omniprésente et ses effets sont lourds. Il n'empêche que la prospérité est souvent réelle, même si elle n'est bien sûr pas diffuse de manière uniforme dans l'espace italien et dans le prisme social. Il n'empêche qu'un puissant mouvement, synonyme souvent d'invention, emporte cette histoire. Il faut alors comprendre et admettre que, si cette société était une société du conflit, elle sut aussi trouver des solutions ingénieuses pour, vaille que vaille, vivre et fonctionner dans le conflit.

Une admirable fécondité intellectuelle et artistique

Un moment de création continuée, par lequel l'Italie se distinguerait du reste de l'Europe médiévale, paraît en effet avoir opéré durant ces décennies. Il ne s'agit pas d'avancer que la péninsule serait un univers à part. Mais l'histoire s'y découvre dans une fécondité remarquable. Pour l'expliquer, il faut bien sûr invoquer la conjoncture économique générale, favorable, et le trend démographique. Dans les dernières décennies du XIIIe siècle culmine un processus de croissance entamé depuis plus de trois siècles. Mais il faut encore évoquer un dynamisme italien : accumulation du capital et richesses longuement dégagées des campagnes, mouvements des bateaux et mobilité des hommes, progrès de la connaissance et évolutions de la pensée...

Cette capacité de création, elle se découvre bien sûr de manière éclatante dans les aspects artistiques. Dès les années 1280-1290, soit un siècle plus tôt qu'ailleurs en Occident, les prémices de ce que les historiens de l'art nomment la Renaissance s'annoncent en Toscane, en Ombrie, en Latium. Une révolution picturale s'amorce. Sous l'action conjointe d'une influence des modèles de l'Antiquité et d'une sensibilité nouvelle aux formes, aux lumières, aux couleurs

de la nature, les peintres substituent peu à peu aux formules byzantines jusqu'alors hégémoniques un système figuratif davantage fondé sur la perception visuelle. La fresque surtout s'impose comme moyen d'expression privilégié. Dans les années 1290, les multiples commandes que Giotto reçoit attestent l'éclat de sa renommée. Giotto, à ses contemporains déjà, apparaissait en effet comme celui auquel la peinture, ou plutôt la civilisation figurative, devait un renouvellement radical. S'il possédait, comme le dira Pétrarque, cet « art revenu à la lumière », d'autres toutefois participent à ces bouleversements : Cimabue et sa Crucifixion dramatique avant le Christ souffrant, aux chairs martyrisées, de Giotto encore, Cavallini et ses fresques du Jugement dernier mais aussi Nicolà Pisano ou Arnolfo di Cambio, puisque, dans ces évolutions du langage formel, la part des sculpteurs est capitale. Mais l'invention agit aussi dans le monde des affaires, progrès de l'industrie lainière et « invention de l'invention » en matière de trafics, de change, de banque avec les lettres de change ou les compagnies financières. Mais elle se manifeste également au coeur du politique grâce à un vigoureux processus institutionnel et à l'élaboration d'un savoir juridique, administratif, technique.

Quand commence le XIVe siècle, en dépit des violences et malgré quelques premiers signaux économiques alarmants, dans tant de mutations, beaucoup de voix illustres identifient donc les signes d'un mieux être général et d'une civilisationplus raffinée, la naissance d'un nouvel âge.

Dante et Florence

Marina Marietti

Professeur à l'université de Paris III-Sorbonne Nouvelle

Si au nom de Dante reste attaché pour nous celui de La Divine Comédie, il ne faut pas oublier quel rôle de premier plan fut celui du poète dans la vie politique de Florence. Exilé à Ravenne après la défaite des guelfes blancs dont il avait pris la tête, il fera de son oeuvre non seulement un manifeste en faveur de l'autonomie du pouvoir temporel, celui de l'empereur, face au pouvoir spirituel trop souvent menacé par la corruption, mais aussi le lieu d'une expérience mystique, pour laquelle il invente un genre poétique nouveau, à la gloire de la langue florentine. Marina Marietti s'est attachée à montrer en quoi le Moyen Âge des cités italiennes concevait la vie de l'esprit comme un tout, ne dissociant en rien le politique du poétique.

Lorsque Dante Alighieri naît au printemps 1265, Florence est une ville prospère et en plein développement démographique. Sa population compte désormais près de cent mille habitants, ce qui fait d'elle l'une des villes les plus peuplées de l'Occident. Quatre ponts enjambent l'Arno, contre un seul au siècle précédent, le « vieux pont » justement. L'enceinte construite dans le dernier quart du XIIe siècle autour de la vieille ville romaine est déjà insuffisante : une nouvelle enceinte enfermant une superficie cinq fois supérieure à la précédente sera construite à partir de 1284, en même temps que la cité s'enrichira de nouveaux monuments qui marquent tant l'évolution de ses institutions avec le palais du Podestat, l'actuel Bargello, le palais des Prieurs, l'actuel « vieux palais », que l'influence des ordres mendiants avec l'église franciscaine de Santa Croce et l'église dominicaine de Santa Maria Novella.

Hommes d'affaires et nobles familles

L'activité ancestrale qui avait été à l'origine de cette prospérité, à savoir
l'importation, l'affinage et la revente des draps franco-flamands, les panni

franceschi, et qui s'accompagnait du commerce d'autres denrées, s'était déjà doublée à cette époque d'une activité bancaire, destinée à s'épanouir dans les décennies à venir grâce à la frappe du florin en 1252, la première monnaie d'or de l'Occident chrétien. Les hommes d'affaires florentins sillonnent les routes qui relient leur fondaco aux grandes places du commerce, plus particulièrement à la France et à l'Angleterre où leur emprise financière est très grande. Ils dominent la politique florentine du haut de leur richesse et de l'éclat de leur nom : ils sont en effet le plus souvent issus de nobles et puissantes familles, qu'ils s'appellent Cavalcanti, comme le poète ami du jeune Dante, Portinari comme Béatrice, ou Bardi comme l'époux de celle-ci. Cette société aristocratique qui est aux commandes de la vie politique et économique citadine forme la toile de fond de la Vita Nova, le « petit livre » ou libello dans lequel, en poésie et en prose, Dante raconte son amour pour la belle Béatrice, morte en 1290. Il s'y affirme comme le plus original des poètes lyriques écrivant « en vulgaire », et même comme le créateur d'un nouveau style, qu'il appellera lui-même plus tard, au chant XXIV du Purgatoire, le dolce stil novo, le « doux style nouveau ».

L'épanouissement des arts

La poésie italienne, née en Sicile à la cour de Frédéric II, avec notamment Iacopo da Lentini, le créateur du sonnet, s'est désormais transplantée dans les cités du Nord : à Bologne, avec Guido Guinizzelli, l'un des maîtres de Dante, à Arezzo avec Guittone, à Lucca, avec Bonagiunta. Mais c'est à Florence, avec Guido Cavalcanti et Dante, qu'elle atteint, avant la fin du XIIIe siècle, ses plus éclatants résultats. De même, l'épanouissement des arts marque une avance sur les villes toscanes concurrentes : si Pise maintient sa primauté dans la sculpture, Florence est en tête dans l'architecture avec Arnolfo, et dans la peinture avec Cimabue et Giotto, auxquels Dante rend hommage dans son Purgatoire. À côté du chant religieux, on y pratique le chant camerale lié aux chansons d'amour qu'accompagne la harpe ou le luth : au pied de la montagne du Purgatoire, Dante, pèlerin de l'au-delà en quête de sa purification du péché, est encore sensible au chant de Casella, un ami chanteur mort depuis peu qui entonne, dans la solitude de l'aube, une de ses canzoni mise en musique par

lui. Si, dans la corniche des orgueilleux, le narrateur, par la bouche du miniaturiste Oderisi de Gubbio, met en garde artistes et poètes contre le péché d'orgueil, il est manifestement fier d'appartenir à une cité qui a donné naissance aux meilleurs d'entre eux.

Dante, témoin critique...

Le développement de l'économie florentine, qui est à l'origine de cet épanouissement artistique, provoque cependant aussi des bouleversements dont Dante sera un témoin critique. Les bénéfices liés au commerce, réglementés pour que les gains soient proportionnés au risque et à l'effort du marchand, comme le voulait l'Église, pèseront de moins en moins lourd face à ceux que procure le prêt à intérêt, pratiqué parfois à des taux usuraires. Dante fustigera au chant XVI de l'Enfer cette activité « contre nature » qui corrompt la cité en chassant par des « gains rapides » tout esprit de courtoisie. C'est aussi l'occasion pour lui de fustiger la nouvelle classe dirigeante, la « gent nouvelle », ces nouveaux riches qui ont accédé au pouvoir grâce aux réformes de la fin du siècle : d'abord, en 1282, la création du collège des « prieurs », une magistrature chargée de mener la politique de la cité et réservée aux membres des Arts, les corporations de métier ; puis, dans les années 1293-95, l'établissement d'une liste de Grands auxquels il sera interdit de faire partie des instances dirigeantes de la cité, même s'ils sont depuis longtemps engagés dans le commerce et la banque. Les familles que le poète a côtoyées dans sa jeunesse sont pour la plupart inscrites sur cette liste.

...et engagé

Pourtant, après une période consacrée exclusivement à la poésie et aux études, Dante, dont la famille appartient à la petite noblesse, accepte de siéger dans les conseils et collèges citadins en s'inscrivant, sans pour autant exercer l'un des métiers correspondants, à l'Art des Médecins, Merciers et Apothicaires, comme les « assouplissements » des mesures anti-nobiliaires le permettent aux nobles qui ne sont pas classés parmi les Grands. Il est des « prieurs » pour le bimestre qui va du 15 juin au 15 août de l'année 1300. Une année à bien des égards

cruciale dans sa vie et son oeuvre. D'une part, elle marque le sommet de son engagement dans la vie de la cité, qui déterminera son exil, d'autre part, c'est l'année qu'il choisira comme date fictive du voyage dans l'au-delà dont il se fera le narrateur dans la Comédie.

La raison de ce choix tient cependant à un événement plus universel, qui a trait à la vie de l'Église : 1300 est la date du premier Jubilé romain, par lequel le pape Boniface VIII entendait marquer la suprématie à la fois spirituelle et temporelle de l'Église de Rome sur l'Occident chrétien. Fervent partisan du magistère de l'Église sur le plan spirituel, le poète associe son « voyage » vers le salut à cette marque d'universalité. Mais, déjà à l'époque de son engagement florentin, Dante réprouve les ambitions temporelles de la papauté, que celle-ci masquait en se mettant à la tête du parti guelfe. Le conflit qui oppose le parti guelfe, le parti de l'Église et des autonomies citadines, au parti gibelin, le parti de l'Empire et de son autorité sur les États italiens, traverse le XIIIe siècle tout entier. Les Alighieri étaient, par tradition familiale, guelfes ; mais, dans la scission qui s'est ouverte, justement en mai 1300, à l'intérieur du parti guelfe dominant, Dante choisit le camp des Blancs, plus intransigeants que les Noirs sur le principe de l'indépendance de la cité-État par rapport à tout pouvoir supérieur. Or justement Boniface VIII aspire à étendre son emprise sur Florence, clé de la Toscane et de la puissance bancaire. La participation du poète au gouvernement citadin l'entraîne à s'exposer, à afficher son hostilité à ce projet. Boniface VIII ne l'oubliera pas, lorsque, avec la complicité du frère du roi de France, Charles de Valois, il organisera la chute du parti des Blancs en 1301. Dante est ainsi contraint à un exil qui durera jusqu'à sa mort en 1321 à Ravenne.

Le pouvoir impérial face au pouvoir de l'argent

Les événements florentins resteront toujours ancrés dans sa mémoire et constitueront la matrice de sa réflexion politique et religieuse. C'est autour du personnage de l'empereur Henri VII, de son projet de rétablissement de l'autorité impériale en Italie et de sa tentative d'exécution dans les années 1310-1313, que se fixe cette réflexion, à l'époque vraisemblablement de la

rédaction du traité sur la Monarchie et du chant central de la Comédie, le chant XVI du Purgatoire. Le pouvoir impérial protège la cité en garantissant la justice et la paix : toute exclusion de cette autorité ne peut qu'engendrer désordre et souffrance. L'optique municipale, encore très présente dans le premier cantique, L'Enfer, s'élargit dans les deux autres et surtout dans le troisième, à une vision universelle, celle d'une société chrétienne qui manque de guide et qui « vit mal ». À l'époque du Paradis, quand l'entreprise d'Henri VII a échoué, en grande partie par l'opposition de la papauté d'Avignon, la corruption florentine lui apparaît comme liée à celle de l'Église, ayant toutes deux leur racine dans la cupidité, le vice représenté en ouverture du poème sous les traits d'une louve famélique. L'attrait des biens terrestres - argent et pouvoir - a rendu l'Église désobéissante aux préceptes du Christ lui recommandant le dénuement. La « fleur maudite » de la cité du poète, le florin, en écartant le « berger » de sa tâche spirituelle a désorienté les « brebis » : Florence et la papauté sont donc co-responsables de la corruption de la chrétienté tout entière, comme l'affirme, au ciel de Vénus, un troubadour devenu évêque, Folquet de Marseille. L'image d'une Église « marâtre » pour avoir obstinément contré le pouvoir impérial, afin de lui substituer le sien, est dénoncée par le trisaïeul de Dante, Cacciaguida, au chant XVI du Paradis, avant d'annoncer au poète, au chant suivant, les tourments d'un exil décidé en cour de Rome par la même « marâtre ».

La gloire de la langue florentine

Le voyage que Dante accomplit à travers les trois royaumes d'outre-tombe, par une grâce spéciale de Dieu et par la médiation de Béatrice en dépit de ses fautes, doit amener son propre salut et celui d'une humanité égarée. L'aspiration au divin, dont la femme aimée est l'initiatrice, déjà évidente dans la Vita nova, trouve ici sa pleine expression poétique. Dante invente un système métrique fondé sur le chiffre qui symbolise la Sainte Trinité : la terzina d'hendécasyllabes, le chant, le cantique, pour ce « poème sacré » à qui il fait emprunter une voie nouvelle, celle que pratiquaient les prophètes inspirés : une voie qui lui permettra de remporter la « gloire de la langue », en déclassant tous les poètes en langue de sì. Cette nouvelle voie de la poésie implique un

nouveau choix de « style ». Sur ce point, Dante se referme plus que jamais dans l'enceinte citadine. Le « vulgaire illustre », langue de sì n'appartenant à aucun lieu précis, dont il se fait le théoricien dans son traité inachevé sur l'Éloquence vulgaire, est totalement abandonné dans la pratique du poème. Sa Comédie, que la postérité définira comme « divine », est rédigée en florentin - à l'exception de quelques phrases latines et de quelques mots d'autres parlers italiens qui caractérisent certains personnages - sans qu'aucun registre ne soit exclu, comme si la naturalité de sa langue maternelle dans toutes ses facettes faisait d'elle un instrument plus docile pour la poétique de Dieu-Amour « qui dicte » et en quelque sorte une langue véritablement sacrée.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille