Chapitre I : Evolution urbaine et rurale dans la Ville
de Toyota après 1945
Introduction
Quel est le facteur historique de temps long de la politique
municipale de la Ville de Toyota qui, pour construire le Projet Nô-Life,
a problématisé ensemble le vieillissement de la population en
majorité salariale, le manque de main-d'oeuvre agricole et le
délabrement des terrains agricoles ? Et quelle était la place de
la question d'Ikigai dans l'histoire de la Ville de Toyota après 1945 ?
Ce présent chapitre vise une recontextualisation historique de ces
questions croisées ayant engendré le Projet Nô-Life.
Comme notre présente étude porte principalement
sur les facteurs et le processus du développement du Projet
Nô-Life démarré en 2004, notre approche doit
inévitablement se baser sur l'observation directe ou indirecte de faits
sur l'instant ou la courte durée qui touchent ce projet. Mais ceci
risque d'ignorer une durée beaucoup plus longue dans laquelle s'inscrit
la dynamique du présent que nous pouvons observer directement.
C'est pourquoi Garnier et Sauvé avertissent, dans la
conclusion de leur article, que « le processus de transformation des
représentations et des pratiques est éminemment complexe et
demeure un vaste champs d'investigation35 » Selon eux, il n'y
aurait pas d' « influence directe » entre les pratiques et les
représentations « qui aboutissent à des transformations
»36. Et c'est le « contexte » qui « pourrait
intervenir » comme « élément intermédiaire
» entre ces deux éléments37.
Dans ce présent chapitre, notre tentative consistera
donc à une recontextualisation historique de notre objet de recherche,
visant à éclairer l'ancrage socio-historique des
représentations et des pratiques qui sont en question dans le processus
du Projet Nô-Life, sur un temps plus long que la portée de notre
« étude des acteurs du Projet » que nous présenterons
dans les deux chapitres suivants.
Nous délimitons l'unité spatio-temporelle de
notre examen au territoire de la ville de Toyota dans la période de 1945
à 1975. C'est-à-dire, l'évolution de cette ville pendant
une trentaine d'années après la deuxième guerre mondiale.
En effet, c'est après 1945 que les agents institutionnels principaux du
Projet Nô-Life tels que la municipalité, la coopérative
agricole, se sont entièrement décomposés et
recomposés, et que la vie de la population locale fut presque
entièrement réorganisée au travers du passage du
régime national de la guerre d'avant 1945 à celui de la
démocratie pacifique (après 1945) instaurée sous
l'occupation américaine (1945-195 1).
L'objectif de notre examen ici n'est pas de décrire
trente ans d'histoire urbaine et rurale de la Ville de Toyota après
1945, mais de resituer le contexte du Projet Nô-Life marqué par
les trois thématiques évoquées plus haut (vieillissement
de la population générale ; manque de main-d'oeuvre agricole ;
délabrement des terrains agricoles), dans une longue durée de la
réalité sociale et locale de la Ville de Toyota.
Ce chapitre sera composé des quatre parties suivantes : 1
Industrialisation : naissance et développement de
l' « Automobile Toyota » ; 2 Urbanisation : naissance
et développement de la « Ville de Toyota » ; 3 Evolution
agricole et rurale dans la Ville de Toyota ; 4 Réflexions.
Nous nous baserons sur la lecture des ouvrages collectifs
intitulés « Histoire de la Ville de Toyota (toyota
35 Garnier et Sauvé, 1998 : 73.
36 Ibid.
37 Ibid.
shishi) » publiées successivement de 1976 à
1987 par la Ville de Toyota, pour toutes les parties
descriptives38.
Périodisation en trois décennies après
1945
Dans le tome 4 de ces ouvrages collectifs publié en
1977 qui concerne la période contemporaine, la description de l'histoire
se base sur une périodisation en trois décennies suivantes :
1945-1954 (les années 20 de Shôwa) ; 1955-1964 (les années
30 de Shôwa) ; 1965-1974 (les années 40 de Shôwa).
Selon l'explication donnée par les membres du
comité de rédaction dans la postface de ce tome, les auteurs
essaient, par cette périodisation, de mettre l'accent sur les «
caractéristiques de l'époque de chaque
décennie39 ». De là, ils essaient de mettre en
évidence les caractéristiques « totales
(sôgô-teki) » de chacune de ces époques, en se
concentrant sur les « choses qui se mettent en parallèle avec
chaque époque »40. Et ceci, à la
différence de la manière dont sont souvent éditées
les histoires des collectivités territoriales japonaises
(shi-chô-son shi), lesquelles découpent verticalement l'histoire
moderne et contemporaine en différents domaines tels que
l'administration, l'agriculture, l'industrie, le commerce,
l'éducation41.
Citons un paragraphe de cette postface, qui exprime l'esprit de
la rédaction de ce tome portant sur « trente ans de
turbulence42 » de la Ville de Toyota :
« Nous ne nous satisfaisons pas d'une histoire de la
ville qui n'a que pour objectif d'enregistrer le changement et de le suivre de
manière statistique. Si on n'y trouve pas d'expressions de la vie et
Ikigai des citoyens, cette histoire sera insignifiante. Nous voulons aborder
l'action et la conscience des citoyens concernant le changement du nom de la
Ville, les fusions des villages et les mouvements ouvriers etc. Ceci
également sur le devenir des paysans ecrasés par l'urbanisation,
les instituteurs s'étant efforcés, avec des changements de
courants de pensée pour l'éducation, à s'occuper des
enfants et des élèves dont l'augmentation du nombre était
brutal. Autrement dit, nous avons voulu toucher les efforts et les sentiments
des citoyens qui ont subi chacun les distorsions depuis l'époque
d'après la défaite de la grande guerre, marquée par la
confusion, l'angoisse et la difficulté, jusqu'à nos jours de
prospérité sous la Haute croissance. Nous avons également
pensé à laisser comme archives de la Ville les états
réels de chaque époque. Cependant, nous ne pouvons pas effacer
les affaires, les résistances et les critiques en decrivant l'histoire
de la ville, comme si celle-ci s'était déroulée sans aucun
problème et inconvénient. Il serait également inacceptable
que l'on decrive les oppositions et les concurrences entre les fermes et les
usines, la terre agricole et l'habitat urbain, uniquement de manière
à raconter la gloire des gens qui l'ont emporté dans ces
confrontations. Le problème est dans quelle mesure celles-ci ont
été exprimées dans cette histoire. Sur ce point, nous
devrons attendre l'appréciation des lecteurs. »
Dans cette explication, nous pouvons aisément
apercevoir à quel point les préoccupations des auteurs ainsi que
l'histoire de la Ville de Toyota après 1945 sont marquées par les
turbulences suite à l'industrialisation automobile et les drames qui
l'ont suivie dans la « vie des citoyens ».
L'existence de la ville de Toyota est d'abord marquée -
à la fois réellement et symboliquement - par son nom
38 Cette série d'ouvrages collectifs est
éditée en dix tomes : le premier porte sur la nature, la
période primitive, l'antiquité, le moyen âge ; le second
sur la période pré-moderne (kinsei) ; le troisième sur la
période moderne (kindai : 1868-1945, de l'ère Meiji à la
fin de la grande guerre) ; le quatrième sur la période
contemporaine (gendai : 1945-aujourd'hui) ; le cinquième sur le folklore
; les tomes 6-10 constituent l'ensemble des annexes présentant
respectivement les données concernant chacun des cinq premiers tomes.
Ces ouvrages sont édités par la Commission de l'éducation
de la Ville de Toyota (Toyota-shi Kyôiku Iinkai) ainsi que le
Comité spécial de rédaction de l'histoire de la Ville de
Toyota (Toyota-shi-shi Hensan Senmon Iinkai). Chacun des cinq premiers tomes
est rédigé par une dizaine de rédacteurs couvrant
différentes disciplines (histoire, géographie, politique,
économie, sociologie, folklore, administration, éducation etc).
Chaque rédacteur est chargé d'un ou plusieurs chapitres. En
général, les auteurs mobilisés pour la rédation
sont, soit des instituteurs d'écoles primaires ou de collèges ou
de lycées situés dans la Ville de Toyota, soit des professeurs
d'université présents dans la région.
39 Matsui, Itô et Miyakawa, 1977 : 881
40 Ibid.
41 Ibid.
42 Ibid. : 882.
emprunté depuis 1959 à celui d'une
célèbre société constructrice d'automobiles
japonaise qui s'est implantée dans les années 30 dans le
territoire de cette ville, et y a constitué une concentration
industrielle dominante. En fait, avant l'implantation et le
développement de l'industrie automobile à la fin des
années 30, cette ville était un petit bourg rural qui avant 1959
s'appelait « Koromo ». Au Japon, cette ville de taille moyenne
constitue un exemple typique des villes généralement
appelées, avec une connotation ironique, par sa forte dépendance
à une seule industrie, sous le nom de « bourg fortifié par
l'entreprise (kigyô jôka-machi) ».
Dans les deux premières parties, nous allons esquisser
des aspects généraux de l'histoire de l'industrialisation et de
l'urbanisation de cette ville d'avant 1945 à 1975. Ensuite, dans la
troisième partie, nous décrirons l'évolution du monde
agricole et rural dans la même période.
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