Perspectives
Agriculture de type Ikigai dans le contexte
général : un indice de transformation
Pour répondre à notre question
générale sur la crise permanente de l'agriculture et de la
ruralité au Japon, nous devons d'abord réinterroger la vision
productiviste de la politique de la modernisation agricole japonaise. Nous
avons vu que le référentiel de cette modernisation était
la Haute croissance économique de 1955 à 1975. Ce
référentiel a permis à cette politique d'avoir une
légitimité, malgré ses défaillances
avérées dans ses conséquences : accélération
de la situation de pluriactivité, surproduction du riz etc. Mais, de nos
jours, est-ce que cette légitimité continue à se baser sur
ce même référentiel ?
Sur ce point, le cas de l'émergence de l'agriculture de
type Ikigai dans la Ville de Toyota montre effectivement un indice de
transformation des représentations sociales de l'agriculture et de la
ruralité. Comme nous l'avons relevé, cette agriculture
était composée des trois pôles des représentations
socio-culturelles et économique (qualité de vie ; lien social et
territorial ; production matérielle). Mais tout comme la notion des
représentations sociales, cette agriculture est elle-même en
devenir, à savoir un processus. Il doit toujours être mis en jeu
ou à l'épreuve dans son contexte d'émergence, qui est
territorial et socio-politique.
Dans le contexte général de l'agriculture
japonaise, ce qui caractérise l'agriculture de type Ikigai dans la Ville
de Toyota, c'est que la problématique du vieillissement de la population
a été ajoutée, quoique partiellement et localement, dans
les référentiels de la politique agricole. Ceci grâce
à la légitimité générale de l'idée
d'Ikigai mise en relation avec la prévention de la dépendance des
personnes âgées dans la politique du vieillissement au Japon. Et
ceci était également possible dans le contexte prolongé de
restructuration après les
accords du GATT qui a accordé de l'importance à
la multifonctionalité de l'agriculture et de la ruralité, ainsi
qu'au rôle de la politique publique pour la sécurité
alimentaire. Mais, bien entendu, la vision productiviste y reste dominante et
plutôt renforcée avec le référentiel de
marché et de concurrence. Dans ce sens-là, le cas de
l'agriculture de type Ikigai ne montre pas un vrai changement, mais
plutôt une situation de contradiction accrue. La contradiction parce que,
vu que le contexte général du vieillissement de la population
japonaise où la population a même commencé à
diminuer depuis 2005, et en plus, dans le contexte économique actuel du
pays, le revenu moyen des ménages n'augmente plus depuis ces
dernières années771, il nous paraît même
inadapté d'adopter la vision productiviste aujourd'hui avec le
référentiel de l'époque de la Haute croissance.
Importance de la dimension territoriale
Néanmoins, le cas du Projet Nô-Life nous tient
à coeur, rien que par son utilisation d'une approche originale et
réaliste de mise en oeuvre de la multifonctionalité. Mais
au-delà de cela, le plus remarquable dans ce projet est que son
processus de construction dépendait fortement de son contexte
territorial : un des facteurs importants du développement de ce projet
est l'importance de la question d'Ikigai qui est fortement liée à
la question territoriale propre à l'histoire de la Ville de Toyota. Il
s'agit de l'identité territoriale de la Ville de Toyota, qui a dû
fortement jouer dans le processus de construction du Projet ainsi que dans
celui de l'émergence de l'agriculture de type Ikigai. En effet, la
qualité de vie et le lien social et territorial constituent une demande
permanente de la population de cette ville, et ainsi une sorte de leitmotiv de
la politique locale de redistribution de la Ville de Toyota depuis les
années 50 dans sa situation d'emprise par l'industrie automobile. Dans
ce sens-là, la question d'Ikigai est presque synonyme de celle de
l'identité de la Ville. Autrement dit, ces deux thèmes
constituent une dialectique territoriale propre à cette ville.
Et l'identité de la ville n'est pas un produit
figé, mais un processus tout comme une représentation. Elle est
donc, en permanence, et parallèlement à l'émergence de
l'agriculture de type Ikigai et la construction du Projet Nô-Life, en
devenir et en jeu. Elle a ses propres besoins, problèmes et conflits en
elle-même. C'est ainsi qu'elle compose ses objets et s'en recompose. La
réappropriation croisée de la question agricole et de celle du
vieillissement effectuée par les agents locaux de cette ville pour
construire le Projet Nô-Life, peut donc se comprendre dans le cadre de
cette dynamique identitaire inhérente au territoire de la Ville de
Toyota. Que sont alors les possibilités et limites du cas du Projet
Nô-Life ?
Projet Nô-Life : possibilités et
limites
Nous avons voulu montrer les possibilités et limites du
Projet Nô-Life de manière concrète, avec nos quatre
propositions à la fois critiques et pragmatiques portant sur : le mode
de communication (manque de concertation) ; la représentation (slogan
productiviste inadapté à la situation) ; la pratique
(méthode trop conventionnelle) ; la relation sociale (manque de lien
plus autonome parmi les stagiaires).
Malgré toutes les critiques et propositions possibles,
le développement ultérieur du Projet Nô-Life et de
l'agriculture de type Ikigai dépendra de la dynamique identitaire propre
au territoire de la Ville de Toyota. Cette dynamique constitue la
première condition pour ce développement, à laquelle on
devrait toujours se référer, et dans laquelle on devrait jouer.
Les possibilités et limites se trouveront également dans cette
dynamique territoriale où se trouvera également le processus de
transaction sociale avec des compromis, des tensions et la domination qui
ancrent les représentations sociales.
771 Ainsi les problèmes de la sécurité
sociale et de la disparité économique parmi la population et
entre les régions constituent actuellement deux des thèmes
politiques les plus importants au Japon.
Généralisation ou particularisation
?
Pour la question de la possibilité de
généralisation de la leçon de cette étude de cas,
nous insistons d'abord sur l'importance de replacer dans une dimension
territoriale la question qu'elle soit générale, comme celle de la
crise agricole et rurale, ou locale, comme celle du dilemme individuel. C'est
là qu'elles pourront être réellement posées et mises
en jeu et à l'épreuve. Et c'est là où la
priorité des choses peut se renverser et se recomposer autour d'une
problématique identitaire et inhérente au territoire. Ainsi nous
devrions articuler une redéfinition et une solution alternative, avec
les acteurs et les objets territoriaux, tout en prenant conscience que le
conflit entre ceux-ci fera également partie intégrante du
processus en question.
Enfin, c'est à partir de cette dimension territoriale
que nous pourrons procéder à la comparaison avec d'autres cas
pour améliorer nos connaissances sur une question donnée.
Ensuite, nous pourrons mieux examiner la pertinence des questions
générales ou locales en les mettant à l'épreuve de
plusieurs dynamiques territoriales différentes. Puis, les
possibilités et limites des réponses devront être
relevées à partir des enjeux propres dans ces dynamiques.
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