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Heidegger et le problème anthropologique: le statut du "dasein" dans l'ontologie fondamentale

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par Aimé MBAINDIGUIM GUEMDJE
Université Catholique d'Afrique Centrale - Institut Catholique de Yaoundé (UCAC-ICY) - maitrise en philosophie 2005
  

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DEDICACE

A vous nos parents,

Charles GUEMDJE NADEHOUMAN et Odette MOKONYO DOROMAYE

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REMERCIEMENTS

Parvenu à la fin de notre second cycle de philosophie à l'Université Catholique d'Afrique Centrale - Institut Catholique de Yaoundé (UCAC-ICY), nous voudrions adresser ici nos sincères remerciements à tous ceux et toutes celles qui, d'une manière ou d'une autre, nous ont soutenu dans la réalisation de ce travail. Nous nommons en premier lieu l'abbé Sosthène Léopold BAYEMI qui, malgré ses absorbantes et écrasantes tâches, s'est promptement rendu disponible pour diriger ce mémoire ; qu'il nous permette de dire que les mots nous manquent pour lui exprimer notre satisfaction. Nous adressons aussi notre gratitude à l'abbé Gabriel NDINGA, Doyen de la Faculté de Philosophie, de ladite institution qui nous a initié à la pensée forte, à M. Ernest-Marie MBONDA et abbé Michel KOUAM respectivement Vice-Doyen et Coordinateur des études du second cycle de la Faculté de Philosophie pour leurs précieux conseils et, par eux, tout le corps professoral qui s'est investi sans réserve pour notre croissance intellectuelle et humaine.

Nos profonds remerciements vont également à l'endroit de tout le personnel du Service des (Euvres Universitaires et Sociales (S.O.U.S.) et à la Coopération française sans lesquels notre parcours philosophique à l'UCAC-ICY serait resté inachevé.

A vous amis (es) philosophes de la faculté et camarades de classe que nous voulons surtout appeler « compagnons de la quête sapientielle », recevez ici toutes nos marques de gratitude pour vos divers encouragements, vos édifiants conseils dans nos différents moments d'épreuves.

Un merci aussi tout spécial au professeur Mme Sonia RODRIGUÈS de la communauté des Guadix, pour avoir mis à notre disposition sa bibliothèque personnelle pour la réalisation de notre mémoire.

Enfin, vous tous et toutes, parents, frères et s°urs dont le soutien matériel et l'attention particulière portée à notre personne restent à jamais inestimables et indescriptibles, retrouvez ici l'expression de nos sincères, filiaux et cordiaux remerciements.

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INTRODUCTION GENERALE

La philosophie dans son ultime intentionnalité se présente en tant qu'investigations archéologiques, c'est-à-dire quête du fondement de l'existence humaine (Archè). En remontant à ses origines égyptiennes et grecques, on s'aperçoit que dans cette quête du fondement, elle ne cesse de porter un regard particulier sur l'homme. Connaître l'homme tel qu'il est, savoir d'où il vient et où il va, a toujours été l'objet des préoccupations majeures de grands penseurs qui ont la mesure de l'homme. En ce sens, l'être humain est toujours placé au centre des recherches philosophiques. Dans cette perspective, on pourrait dire que la philosophie se caractérise par son audace de chercher les réponses les plus ardues aux questions essentielles et existentielles qui se posent à l'homme. Elle ouvre à un monde où les hommes organisent leur existence à partir des principes qui ont un sens, non seulement parce qu'ils font sens pour eux mais surtout parce qu'ils sont raisonnables. En tant que réflexion critique centrée sur l'homme et sur tout l'homme, la philosophie nous oblige de ne choisir pour nousmêmes et pour les autres que ce qui peut être jugé acceptable et raisonnable au regard de l'humanité de l'homme1.

Le parcours critique de différentes configurations des systèmes philosophiques atteste que de l'Antiquité égyptienne et grecque jusqu'à l'époque contemporaine, la tâche de la philosophie consiste en l'effort de comprendre l'essence (fondement) et le sens (signification et finalité) du réel. Mais dans l'ensemble du réel, la réalité humaine occupe une place centrale. D'où la pertinence du « connais-toi toi-même» de Socrate. C'est pourquoi l'une des tâches prioritaires de la philosophie a toujours été de penser l'homme et en l'occurrence « l'humanité de l'homme »2.

Si telle est sa mission ou sa vocation fondamentale, la philosophie devient par là même une anthropologie philosophique d'une part, et une anthropologie ontologique d'autre part. En effet, il s'agit de penser l'homme dans son rapport avec le monde, avec l'altérité et surtout dans son rapport avec l'être. Cependant, un regard critique posé sur l'histoire de la philosophie nous dévoile que l'homme est abordé selon des perspectives

1 E.-M. Mbonda, « La philosophie ouvre à un monde où les hommes organisent leur existence », in Tolle lege, la catho telle quelle, N° 26 avril-juin 2006, éd. Ama, Yaoundé (Cameroun), p. 13.

2 Idem.

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différentes, tantôt comme ego transcendantal ou moi pur, tantôt comme autrui dont il faut se soucier inconditionnellement et « asymétriquement ».

En effet, la modernité qui, du point de vue philosophique, débute avec le cogito cartésien et plus tard trouve son indépassable sommet dans l'ego transcendantal husserlien, a déjà, depuis longtemps, commencé à mettre fondamentalement en question la légitimité des structures d'intelligence qu'elle a promues et qu'elle est en passe aujourd'hui d'imposer à l'ensemble de la planète. Dans cette histoire, finalement encore très courte des temps modernes, qui a vu la détermination de l'homme, comme sujet, la fin du XVIIIè siècle en Allemagne, et notamment avec Edmund Husserl (1859-1938) semblait marquer son indépassable sommet. A partir de la deuxième moitié du XXè siècle, le projet d'une problématique « hétérologique » dont se réclament les nombreux disciples d'Emmanuel Lévinas (1906-1995) renverse radicalement celui d'une égologie, qui est parvenu à se maintenir comme idéal philosophique dominant de Descartes à Husserl.

Entre la question du moi qui fut la question directrice de la philosophie moderne de Descartes et Husserl, et la question de l'autre, qui paraît ébranler aujourd'hui jusqu'au tréfonds l'ensemble de la tradition philosophique, il y a en effet la question de l'être, que Heidegger se propose de reposer à neuf. Certes, il n'est pas sans importance que cette question ne soit pas présentée par lui comme une question nouvelle de la philosophie, mais au contraire une question laissée en suspens au commencement même de la tradition philosophique occidentale et qu'il s'agit aujourd'hui de reprendre. Heidegger se propose alors résolument de prendre part à la gigantomachie déjà nommée par Platon en son temps. Il ne s'y présente non pas en tenant de la philosophie existentielle, mais comme celui qui le repose avec acuité et de façon fondamentale. Et pour Heidegger, renouer avec la problématique ontologique, c'est s'attaquer au problème anthropologique ; c'est s'intéresser à cette sorte d'étant « qui est l'homme ». Cela se traduit par la « rebaptisation » de l'homme sous le vocable de « Dasein » tout au long de son ontologie fondamentale. Dès lors, il nous est légitime de nous demander comment Heidegger se situe par rapport au discours égologique des modernes dont Husserl reste le sommet indépassable et la problématique « hétérologique » de Lévinas et ses disciples. En d'autres termes, « qui est le Dasein » dans l'ontologie fondamentale de Heidegger ? Quel dépassement et quel déplacement Heidegger opère-t-il par rapport

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aux discours égologique et hétérologique en adoptant cette nouvelle appellation de l'homme ?

C'est donc dans le sillage de ces interrogations que nous avons choisi de faire nos investigations en parcourant quelques-uns des << jalons >> de la pensée de Martin Heidegger touchant à la question du statut attribuable à l'être humain au sein de son ontologie fondamentale qu'il reconnaît d'ailleurs comme celle ayant déterminé de bout en bout son << chemin de pensée >>, à savoir la question de l'être. Dans ce travail, nous nous efforcerons de montrer que la nouvelle approche heideggérienne qui conduit l'auteur à abandonner les appellations traditionnelles << homme >>, << sujet >> ou << conscience >> dans sa conception ontologique fondamentale pour le terme de Dasein est précisément rendue nécessaire par la tentative qui est la sienne de redécouverte de l'idée la plus originelle de la philosophie, à savoir le souci de l'étant dans sa totalité.

Ainsi, pour réaliser cette entreprise, nous nous servirons d'une méthode spéciale. Il ne s'agira ni de la démonstration, ni de l'interprétation, mais de la << monstration >>3 : la méthode phénoménologico-analytique. En effet, cette méthode phénoménologique entreprend de décrire les phénomènes tels qu'ils se présentent par eux-mêmes. Le phénomène est tout ce qui apparaît, de quelque manière que ce soit. Dans notre optique, il sera question de laisser le Dasein lui-même se manifester dans sa facticité. Ainsi, nous nous attèlerons à décrire et à analyser le problème anthropologique de Heidegger et notamment le statut du Dasein dans son ontologie fondamentale.

Pour ce faire, nous avons organisé le travail en six chapitres. Le premier intitulé << Les racines de la pensée philosophique de Martin Heidegger>> consistera à montrer l'influence que Kierkegaard et Husserl ont exercée sur Heidegger par leur conception existentielle et phénoménologique de l'homme. Dans le deuxième chapitre, nous entrerons dans le vif de notre sujet en posant le problème anthropologique de Heidegger, au moyen de la présentation de l'ek-sistence du Dasein comme une ouverture ek-statique. Dans le troisième moment, notre effort consistera à étudier le rapport du Dasein avec le langage existential afin de montrer combien l'oubli de l'essence du langage constitue un << danger suprême >> ou la << détresse par excellence >> pour l'homme. Dans le quatrième chapitre, Heidegger nous conduira à focaliser notre réflexion sur la mort du Dasein sous l'angle ontologique ; il s'agira de montrer

3 M. Corvez, La philosophie de Heidegger, PUF, Paris, 1966, p. 2.

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comment la mort, dans une perspective phénoménologico-ontologique de Heidegger, se présente comme le terme même de l'ek-sistence du Dasein. Enfin, les deux derniers chapitres qui constituent en fait l'évaluation critique de notre travail nous permettront de montrer d'une part les intérêts ou la portée de la pensée anthropologique de Heidegger pour le monde contemporain, et nous ferons ressortir les limites ou les ambiguïtés dont souffre sa pensée d'autre part. Au cours de cette évaluation, nous nous ouvrirons à d'autres perspectives : métaphysique et hétérologique.

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CHAPITRE I :

LES RACINES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE DE
MARTIN HEIDEGGER

Les thèmes existentiels qui sous-tendent la philosophie de Heidegger sont fournis par la description des situations existentielles de l'homme inaugurée par Kierkegaard et Husserl, pour ne citer que ceux-là. Décrire, telle est l'orientation générale de la phénoménologie dans laquelle viendra s'inscrire Heidegger avec une perspective ontologique. Ce qui se montre est l'objet des enquêtes phénoménologiques, encore que ce qu'il y a de plus profond et de plus essentiel ne soit pas toujours ce qui se livre au premier regard, mais soit même fréquemment recouvert ou voilé. La phénoménologie bien comprise doit alors chercher à le découvrir et à le dévoiler. C'est la tâche à laquelle s'attellent les deux penseurs sus-mentionnés dont leur influence sur le cheminement de la pensée de Heidegger sera considérable. Kierkegaard et Husserl ont marqué de leur sceau indélébile la pensée philosophique de Heidegger. Leur influence est relative à la conception de l'existence et à la méthode phénoménologique.

I.1. A la racine du terme existence : Kierkegaard, le penseur de
l'existence

Sören Kierkegaard, aux dires de ses commentateurs, s'est voulu un « philosophe anti-philosophe »4. Il n'est pas un philosophe systématique. Au triomphalisme hégélien du système, il oppose le primat de l'homme existant. Pour lui, l'homme existant ne reçoit pas sa signification de l'histoire universelle dans laquelle il est situé. C'est l'homme existant seul qui compte en face de la transcendance. L'existence, c'est l'irréductible, le non catégorisable, le rapport intime et non conceptuel à la transcendance. Contre la pensée abstraite et le système, où tout apparaît sous la forme de la nécessité, Kierkegaard fait surgir l'existence, discontinue, qualitative, étrangère à la rationalité du concept, liée à la subjectivité et à l'homme. Cette existence est surtout perçue comme une tâche à accomplir.

4 D. Huisman et A. Vergez, Histoire des philosophes illustrée par les textes.250 textes fondamentaux des présocratiques à Hans Jonas, Nathan, Paris, 1996, p. 250.

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I.1.1. L'existence comme une tâche ardue à accomplir

Nous ne pouvons élucider la complexité de la pensée kierkegaardienne de l'existence sans faire au préalable état d'une distinction essentielle : le danois dispose de deux concepts pour expliquer le terme existence, à savoir Tilvaerelse et Existents5. Le premier étant d'origine danoise et le second d'origine latine. Dans sa perspective toute différente, la pensée kierkegaardienne se meut à l'intérieur d'une distinction qui donne au concept d'existence une dualité que le français ne clarifie pas aisément. La proposition exprimée par Kierkegaard << 1'homme est un existant >>6 est en effet indéterminée tant que l'on n'a pas décidé s'il était existant au sens danois du terme ou dans son acception latine.

Exister pour l'homme en un sens éminent ne se dit ni de l'être, ni de la seule existence de fait qui convient en général à toutes les réalités mondaines, mais au mouvement qui le conduit vers l'existence à partir de son existence de fait : << 1'homme est en ce sens le seul existant à qui est impartie la tâche d'exister >>7. Cette proposition signifie que l'homme ne se borne pas à constater qu'il est ainsi et pas autrement, s'il peut se trouver comme existence et se distinguer ainsi des autres réalités qui sont sans savoir qu'ils sont, il ne peut devenir un existant ; il ne peut avoir son existence en propre comme une tâche dans l'exigence d'avoir à être ce qu'il est.

<< Exister, affirme Kierkegaard, ce n'est rien du tout, et bien moins encore une difficulté. [...J Exister vraiment, c'est-à-dire imprégner de conscience son existence que l'on domine pour ainsi dire de la distance de l'éternité tout en étant précisément en elle et encore dans le devenir : en vérité la tâche est ardue >>8.

Mais comment l'homme est-il appelé à exister ? Comment sera-t-il lui-même ? Pour le philosophe danois, la réponse à cette question est sans équivoque. Il y a trois façons fondamentales d'exister pour l'homme : existence esthétique, existence éthique et existence religieuse.

5 O. Cauly, Kierkegaard, PUF, (coll. «Que sais-je?»), Paris, 1991, p. 43.

6 S. Kierkegaard, L'existence. Textes traduits par P.-H. Tisseau et choisis par J. Brun, PUF, Paris, 1967, p. 32.

7 Ibidem, p. 36.

8 Ibidem, p. 47.

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I.1.1.1.Le stade esthétique

Au stade esthétique, l'homme vit dans l'immédiateté. Il ne s'est pas encore choisi en tant que moi. Il vit dans et de l'extérieur, dans et du sensible, selon la devise: << il faut jouir de la vie ». Don Juan en est la figure littéraire et musicale. Ce dernier vit dans le plaisir de l'instant, sans pourtant parvenir à se satisfaire. Comme dans la réalisation de cette forme d'existence l'homme dépend de l'extérieur, c'est-à-dire de ce qui n'est pas en son pouvoir, le sentiment fondamental de l'existence esthétique, bien qu'inavoué, se révèle en effet comme désespoir à l'idée que les conditions de cette existence pourraient lui être enlevées. Aussi Don Juan est-il condamné à cumuler les conquêtes et à courir après le temps. << Il paraît donc, dit Kierkegaard, que toute conception esthétique de la vie est du désespoir et que chaque individu qui vit esthétiquement est désespéré, qu'il le sache ou non ».9 Son désir d'absolu échoue à trouver satisfaction dans le plaisir. A cause de cette insatisfaction permanente liée à ce que nous pouvons appeler le <<dilettantisme existentiel à l'épicurienne », Kierkegaard préconise qu'il faut faire un saut existentiel et qualitatif dans le stade éthique.

I.1.1.2. Le stade éthique

Le saut dans le stade éthique a lieu lorsque, dans son désespoir, l'individu se choisit lui-même : << Puisque je ne puis choisir absolument que moi-même ce choix absolu de moi-même constitue ma liberté, et c'est uniquement par cet acte que j'ai posé une différence absolue, celle entre le bien et le mal. »10 Dans le stade éthique, il ne s'agit plus ici de plaisir mais de devoir. La satisfaction recherchée est celle procurée par le sentiment du devoir accompli, celle de la bonne conscience.

L'existence éthique s'est choisie comme être-soi et a ainsi gagné l'indépendance à l'égard de l'extérieur, elle est la résultante d'une prise de décision, et avec elle la vie acquiert sérieux et continuité. Le temps est vécu dans la durée qu'assure la fidélité à soimême et à ses engagements. Aussi le mariage est-il pour Kierkegaard la décision éthique par excellence. Pourtant ce stade n'est pas non plus capable de conduire à un plein accomplissement. Car l'homme de l'existence éthique reconnaît, à travers la possibilité de la faute, qu'il n'est pas en possession des conditions d'une vie éthique

9S. Kierkegaard, L'existence, op. cit., p. 49. 10 Ibidem, p. 54.

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idéale, parce qu'il est dominé par le péché. L'issue favorable de cette existence est d'accéder au stade religieux.

I.1.1.3. Le stade religieux

Selon la conception chrétienne, l'homme, qui se reconnaît pécheur, comprend qu'il ne peut se libérer seul du péché. Dieu, et uniquement lui, permettra l'accès à la vérité: le contenu de la foi est le paradoxe selon lequel l'éternel est venu dans le temps, c'est-à-dire que Dieu s'est fait homme.

Puisque Dieu a dû aller vers les hommes pour leur donner la vérité, la preuve est établie que l'homme n'est pas en mesure d'accéder par lui-même à la vérité, et donc qu'il doit recevoir de Dieu la condition de ce dernier saut. Dans la foi, l'homme se fonde sans réserve en Dieu. Kierkegaard récuse radicalement toute tentative de rationalisation de la foi et, chez lui, le sentiment religieux demeure l'expression du hiatus infranchissable entre nature et esprit, temps et éternité.

En somme, pour le « penseur religieux », (car c'est ainsi que la plupart des exégètes de ce philosophe danois le nomment11), affirmer qu'il revient à l'homme de se réaliser, c'est soutenir que la réussite de sa vie est la grande affaire de toute existence. Cette existence humaine doit être perçue comme une « tâche ardue », comme une réalisation de soi de longue haleine qui doit s'inscrire dans le temps et dans l'éternité. Ainsi, du stade esthétique au stade religieux en passant par le stade éthique, la description de l'existence chez Kierkegaard se présente comme « une phénoménologie existentielle » dont la finalité est de conduire l'homme à un saut existentiel qualitatif. Cette phénoménologie inaugurée par Kierkegaard sera reprise par Husserl, mais dans une tout autre perspective sur laquelle il convient de nous y appesantir.

11J. Russ, Les Auteurs, les (uvres. La vie et la pensée des grands philosophes. L'analyse détaillée des wuvres majeures, Bordas, Paris, 1996, p. 313; D. Huisman et A. Vergez, Histoire des philosophes illustrée par les textes, op. cit., p. 251 ; O. Cauly, Kierkegaard, op. cit., p.14.

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I.2. De la réduction phénoménologique à la primauté du moi

pur : la substitution de l'égologie à l'ontologie

Les 23 et 25 février 1929, Husserl prononce à la Sorbonne de Paris quatre conférences tonitruantes qui, publiées en 1931, vont former les Méditations cartésiennes12, un titre, sans nul doute, inspiré des Méditations de Descartes, considérées comme le prototype de la prise de conscience philosophique. Ces conférences sensationnelles, avant même leur publication, seront qualifiées par l'auteur

d' uvre déterminante de son itinéraire philosophique :

« Les Méditations cartésiennes, déclare Husserl, seront l'°uvre majeure de ma vie, une esquisse fondamentale de la philosophie qui me revient en propre, une °uvre fondamentale de méthode et de problématique philosophique. Mais le plus important est que je me sens appelé à intervenir par là de manière décisive dans la situation critique oil se tient aujourd'hui la philosophie allemande. »13

C'est donc en demeurant dans cette uvre majeure où Husserl confronte sa pensée à celle de Descartes que nous tâcherons de mettre en relief le caractère égologique de son entreprise phénoménologique.

I.2.1. La réduction phénoménologique

Les Méditations de Descartes constituent le prototype du retour de l'homme sur lui-même, de la démarche orientée vers le sujet. En effet, par le doute méthodique et universel, Descartes s'efforce de nous arracher à l'objet pensé (toujours douteux) pour nous révéler l'homme comme sujet pensant dont l'existence est indubitable. Ce moment du cogito est aussi présent dans l'itinéraire husserlien. Mais l'auteur des Méditations cartésiennes substitue au doute cartésien le mot épochè : la réduction phénoménologique. Pour l'expliquer, nous avons choisi parmi de nombreux passages de

l' uvre husserlienne, cet extrait de l'édition française de notre livre de référence, les Méditations cartésiennes où l'auteur s'exprime en ces termes: «Par l'épochè phénoménologique, je réduis mon moi humain naturel et ma vie psychique [...] à mon

12 E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, traduction française par G. Peiffer et E. Lévinas, Vrin, Paris, 1992.

13 Ibidem, p.10.

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moi transcendantal et phénoménologique. ))14 Autrement dit, je mets entre parenthèses le monde objectif dans son ensemble et je m'abstiens ainsi de toute croyance existentielle à son égard : je me saisis alors comme moi pur, sujet ultime15. Entendu dans ce sens, nous dirons que par la réduction phénoménologique, Husserl montre que la phénoménologie est une philosophie orientée vers le sujet ; elle est une automéditation égologique. Nous sommes là dans un changement radical de perspective, dans une redéfinition même de la philosophie. Pour Husserl, le sens fondamental de toute philosophie véritable est de libérer justement la philosophie de tout préjugé possible pour faire d'elle une science vraiment autonome, réalisée en vertu d'évidences dernières tirées du sujet lui-même, et trouvant dans ces évidences sa justification absolue. C'est une exigence qui appartient à l'essence même de toute philosophie véritable. Opérer donc un retour radical à l'ego transcendantal et faire revivre ensuite les valeurs éternelles qui en jaillissent, tel « est du moins le chemin qui a conduit à la phénoménologie transcendantale »16. Ainsi, si la phénoménologie consiste à revenir aux choses et à les décrire, la meilleure des choses qu'il faudra prendre comme objet de description, c'est l'homme en tant que moi pur. Husserl s'explique :

« Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra une fois dans sa vie se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu'ici et tenter de les reconstruire. La philosophie - la sagesse - est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne, être sa sagesse, son savoir qui, bien qu'il tende vers l'universel, soit acquis par lui et qu'il doit pouvoir justifier dès l'origine et à chacune de ses étapes, en s'appuyant sur ses intuitions absolues )).17

En effet, dans la réflexion naturelle qui s'effectue dans la vie courante, mais aussi en psychologie, c'est-à-dire dans l'expérience psychologique de nos propres états psychiques, nous sommes placés sur le terrain du monde, monde posé comme existant. C'est ainsi que nous énonçons dans la vie courante : je vois là-bas une maison ou encore je me rappelle avoir entendu cette mélodie et ainsi de suite. Au contraire, dans la réduction phénoménologique transcendantale, nous quittons ce terrain, en pratiquant l'épochè universelle quant à l'existence ou la non-existence du monde. On peut dire

14 E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 21.

15 J. Russ, Les Auteurs, les uvres, op. cit., p. 387.

16 E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 22.

17 Ibidem, pp. 18-19.

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que l'expérience ainsi modifiée, mise hors circuit comme le dirait Husserl, l'expérience transcendantale consiste en ceci : nous examinons le cogito transcendentalement réduit et nous le décrivons sans effectuer, par surcroît, que la position d'existence que le moi naturel avait en fait spontanément accomplie18. Husserl écrit plus loin :

« Ce qui a lieu ici peut aussi se décrire de la façon suivante : si nous disons du moi qui perçoit le 'monde' et y vit tout naturellement, qu'il est intéressé au monde, alors nous aurons, dans l'attitude phénoménologiquement modifiée, un dédoublement du moi ; au-dessus du moi naïvement intéressé au monde s'établira en spectateur le moi phénoménologique. Ce dédoublement du moi est à son tour accessible à une réflexion nouvelle, réflexion qui, en tant que transcendantale, exigera encore une fois l'attitude 'désintéressée du spectateur, préoccupé seulement de voir et de décrire de manière adéquate. »19

Husserl a imaginé la réduction phénoménologique pour soumettre la validité de notre rapport au monde à un examen radical. Nous dirons, en nous appuyant sur les citations ci-dessus et sur quelques considérations de la première méditation cartésienne, que la réduction phénoménologique consiste pour le moi dans la suspension de tout jugement ou toute croyance sur le monde, de sorte que, au-dessus du moi de l'attitude naturelle qui exprime naïvement des jugements sur l'être du monde objectif, soit placé le moi pur qui observe la vie de la conscience du moi `naturel' et, dans l'analyse transcendantale, décrit tout juste le rapport dans lequel l'ego transcendantal appréhende le moi `naturel' ou le moi empirique. Il y a chez Husserl plusieurs sortes de réduction, mais leurs différences consistent en nuances, et entreprendre de les distinguer ici dépasserait le cadre de cette analyse.

Qu'il suffise ici d'indiquer qu'à la réduction phénoménologique qui suspend tout jugement d'être ou disqualifie l'existence du monde extérieur fait suite la réduction transcendantale qui conduit à l'ego transcendantal, lequel est une instance qui analyse le rapport du moi phénoménologique pur au moi naturel et décrit les vécus purs du moi phénoménologique.

18E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 24. 19 Ibidem, p. 33.

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La sphère de la phénoménologie transcendantale est donc, comme on l'a déjà laissé entendre ci-dessus, celle des vécus `réduits' du moi, celle du moi qui ne fait que décrire ses actes ou vécus intentionnels, sans le moindre intérêt pour la position du monde qui est parfois contenue dans ses vécus directs. Elle est par la suite désignée par Husserl comme sphère de la `primordialité', c'est-à-dire comme sphère des vécus purs du moi comme sujet.

I.2.2. La substitution de l'égologie solipsiste à l'ontologie

Après avoir expliqué la réduction phénoménologique non au sens de négation, ni de remise en doute de l'existence du monde, mais comme mise en épochè phénoménologique qui interdit absolument tout jugement portant sur l'existence spatiotemporelle, Husserl opère un retour radical vers le sujet pour décrire ses états de conscience intentionnels. C'est une démarche phénoménologique qui consiste à accorder une importance prépondérante à l'individu, mieux, et selon l'expression husserlienne, au << moi pur >>, à l'ego transcendantal.

« La phénoménologie transcendantale, systématiquement et pleinement développée, déclare Husserl, eo ipso une authentique ontologie universelle. Non pas une ontologie formelle et vide, mais une ontologie qui inclut toutes les possibilités régionales d'existence, selon toutes les corrélations qu'elles impliquent »20.

Cette ontologie universelle et concrète dont parle l'auteur des Méditations cartésiennes présenterait par conséquent, l'univers des sciences, premier en soi et ayant un fondement absolu. L'ordre des disciplines, soutient-il, serait le suivant : << d'abord 1'égologie solipsiste, celle de l'ego réduit à la sphère primordiale ; ensuite viendrait la phénoménologie intersubjective, fondée sur l'égologie solipsiste >>21. Si on s'arrête à ce niveau, on pensera que Husserl n'accorde que la primauté à l'égologie solipsiste par rapport à l'ontologie telle qu'il l'entend, mais lorsqu'on s'enfonce dans la profondeur de sa pensée, on découvre qu'il y a plus. En effet, c'est à la fin de la quatrième Méditation cartésienne que Husserl développe de la manière la plus claire la thématique de l'idéalisme transcendantal qui est la solution possible au problème de la théorie de la connaissance, c'est-à-dire au problème que devait résoudre chez Descartes la théorie de

20 E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 249.

21 Ibidem, p. 250.

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la véracité divine. A la place de Dieu, il y a en effet pour Husserl l'ego transcendantal, dans lequel se constituent tout sens et tout être imaginables. Ce qui permet donc de jeter un pont entre le transcendant et l'immanent, c'est la théorie de la conscience constituante : l'être se révèle comme une formation de la subjectivité ontologique et l'explicitation de l'ego par lui-même, l'égologie, est en même temps ontologie. Il y a donc non seulement une identification de l'égologie à l'ontologie, mais surtout une substitution de l'une à l'autre. Car, la voie qui mène à une connaissance des fondements derniers, au plus haut sens, c'est-à-dire à une science philosophique, affirme Husserl, « est la voie vers une prise de conscience universelle de soi-même, et embrasse toute science authentique, responsable d'elle-même >>22. Dès lors, il se trouve qu'il y a ici une substitution de l'égologie à l'ontologie, et par là même, l'oracle delphique du « connais-toi toi-même >> se trouve justifié et acquiert un sens nouveau23. La science positive est une science de l'être qui s'est perdu dans le monde. Il faut d'abord perdre le monde par l'épochè, pour le retrouver ensuite dans une prise de conscience universelle de soi-même.

De là découle le sens fondamentalement nouveau de l'idéalisme transcendantal husserlien, car, à la différence de l'idéalisme kantien, Husserl ne croit pas « pouvoir laisser ouverte la possibilité d'un monde nouménal (le monde des choses en soi), fut-ce à titre de concept limite >>24. Pour Husserl, en effet, souligne Bertrand Bouckaert, il n'y a pas de réalité absolue qui viendrait de l'extérieur limiter les pouvoirs constituants de l'ego transcendantal, ce qui implique du même coup l'illimitation de la sphère égologique25.

En somme, nous pouvons rappeler que c'est dans les Méditations cartésiennes que Husserl nous déploie sa véritable pensée phénoménologique. Dans ce livre qui retrace son itinéraire philosophique, l'auteur, en emboîtant le pas à Descartes, nous invite à faire abstention de tout ce que nous savons sur le monde et à revenir des discours et opinions « aux choses mêmes >> telles qu'elles apparaissent. En d'autres termes, il faut mettre en épochè toutes nos préoccupations touchant le monde extérieur et revenir à nous-mêmes. Cette attitude nouvelle qui implique une mise entre

22E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 251.

23 Idem.

24 Ibidem., p. 172.

25 B. Bouckaert, L'Idée de l'autre. La question de l'Idéalité et de lAltérité chez Husserl., Springer, 2003, p. 115.

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parenthèses du monde extérieur traduit en fait que la phénoménologie est une conversion du regard qui devra, au lieu de se diriger vers l'être ou l'altérité, faire un retour radical sur soi-même afin d'observer la manière dont notre conscience saisit la structure intime des choses, leur eidos (forme), leur essence. D'où la définition de la phénoménologie comme d'une part << science eidétique » ou science des essences, et d'autre part, elle est perçue comme une auto-méditation égologique.

Cela dit, la phénoménologie transcendantale de Husserl, parce qu'elle accorde le primat au moi, à la conscience intentionnelle du sujet, se mue en une égologie solipsiste, selon ses propres termes. Elle disqualifie ipso facto l'ontologie fondamentale, comme pensée de l'être. Cette disqualification de l'ontologie fondamentale va donc conduire Martin Heidegger, qui a été longtemps assistant avant de devenir successeur de Husserl à << déconstruire » l'approche de Husserl et à prendre une orientation plutôt ontologique de sa description du Dasein.

Heidegger ne désavoue pas la maxime husserlienne du retour << aux choses mêmes », mais son questionnement est en quelque sorte antérieur à celui de son maître Husserl. Ce dernier présuppose une conscience susceptible de saisir des phénomènes ; en ce sens, il s'inscrit dans la lignée de Descartes et de Kant qui privilégient le cogito et l'ego transcendantal. Heidegger, de son côté va chercher son point de départ en deçà même de la conscience et du phénomène. S'il effectue, lui aussi, un retour aux choses, c'est pour s'interroger sur le fait qu'il y ait des choses, que ces choses soient , et là où elles sont. Et c'est dans ce que réside tout le problème de Heidegger26. Dès lors, la question fondamentale devient, non plus celle de l'ego ou de la conscience, mais surtout celle de l'être, question de l'ontologie fondamentale dont la réponse est imprimée dans l'existence même du Dasein, le de l'être. Certes, Heidegger est influencé par la notion d'existence de Kierkegaard et la méthode phénoménologique de Husserl, mais, ces notions reprises sont dotées d'une autre force. Il décrit l'homme dans son existence et utilise la méthode phénoménologique, mais tâchera de nous libérer de l'anthropologie religieuse de Kierkegaard et de l'engluement égologique de Husserl. C'est la raison pour laquelle il s'avère nécessaire de reprendre, et de fond en comble, le problème de l'être au sens de l'exister du Dasein.

26 J.-A. Barash, Heidegger et son siècle. Temps de l'être, temps de l'histoire, PUF, Paris, 1995, p. 22.

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CHAPITRE I I:

L'EK-SISTENCE DU DASEIN : UNE OUVERTURE EK-
STATIQUE

On ne peut définir l'homme par rapport à lui-même : il n'est ni un sujet isolé, ni la monade leibnizienne qui serait une réalité sans ouverture, sans fenêtre, sans porte. Pour Heidegger, en fait, le propre du Dasein c'est d'être dans le monde, de vivre et d'ek-sister. Ek-sister, en effet, n'est pas synonyme d'être qui peut renvoyer à un état « factice » et fictif, un état passif et oisif oü l'homme se contente uniquement d'être dans le monde, d'être là en spectateur. Cette présence fondamentale du Dasein au monde n'est pas exclusivement un fait constatable, elle est un événement vécu, l'expérience étonnante du surgissement de l'être, que notre philosophe traduit par le terme ek-sistence. Mais qu'est-ce qu'ek-sister pour le Dasein? Qu'est-ce qui caractérise sa modalité d'être? Telles sont les questions qui nous serviront de fil conducteur tout au long de ce chapitre. Pour y répondre, nous articulerons nos investigations autour de trois axes. Nous évoquerons tour à tour les caractères de l'ek-sistence du Dasein. Ensuite, nous essayerons de comprendre et de mettre en lumière les modalités de son ek-sistence, à savoir les modes inauthentique et authentique. Enfin, il sera question de présenter l'argument ontologique de l'ek-sistence. Mais avant de nous adonner à cette description du Dasein, il convient de clarifier ce que ce mot représente dans l'acception heideggérienne.

II.1- Esquisse d'explication du concept de Dasein

La question qui a taraudé Martin Heidegger durant toute son existence en tant que penseur est bien évidemment celle de l'être, ou mieux celle du sens et de la vérité de l'être. C'est à partir de cette interrogation fondamentale sur l'être que le philosophe allemand va poser le problème anthropologique, celui de la condition humaine. Pour Heidegger, en effet, il y a plusieurs sortes d'étants, et puisque l'être est commun à tous, il faut impérativement choisir un qui sera en mesure de livrer ou de délivrer le sens et la vérité de l'être.

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« Qui dit élaboration de la question de l'être, déclare Heidegger, dit par conséquent qu'un étant, celui qui questionne, se rend transparent à lui-même en son être. Dès lors que poser cette question est un mode d'être d'un étant, le questionnement qu'elle instaure doit lui-même de sa détermination au questionné qui est visé en lui à l'être. Cet étant que nous sommes chaque fois nous-mêmes et qui a, entre autres possibilités d'être, celle de questionner, nous lui faisons place dans notre terminologie, poursuit-il, sous le nom de Dasein. Pour poser expressément et en toute clarté la question du sens de être (sic), il est requis d'en passer d'abord par une explication d'un étant (Dasein) en considérant justement son être »27.

Mais pourquoi ce vocable de Dasein ? En d'autres termes, pourquoi cette re-nomination ou cette « rebaptisation » de l'homme sous la terminologie de Dasein ? D'entrée de jeu, Heidegger approuve cette terminologie qui signifie « réalité humaine »28. D'autre part, il explique que c'est un concept intraduisible en français : « Da-sein ne signifie pas tellement pour moi « me voilà là ! », mais si je puis ainsi m'exprimer dans un français sans doute impossible : être-le-là, et le-là est précisément Alèthéia décèlement -- ouverture »29. Cette deuxième réponse à la question touchant au statut du Dasein va se situer dans une perspective de dépassement et de déplacement de la conception traditionnelle que l'on a de l'être humain. A cet effet, F. Dastur peut dire :

« Heidegger est le penseur qui a rappelé de manière très forte la philosophie à sa vocation première, qui est celle du souci de la totalité et non pas seulement de la sphère humaine, en une époque dominée par l'anthropocentrisme et où, en cette fin de siècle, la philosophie se voit réduite à l'éthique, c'est-à-dire à une préoccupation centrée sur l'homme seul. C'est là le sens fondamental du retour à la question de l'être comme question fondamentale de la philosophie [...J. Que le rapport à l'être définisse de manière première et fondamentale l'être de l'homme, c'est là ce qui a conduit Heidegger à nommer ce dernier d'un nom qui n'est pas traditionnel : Dasein, et non plus 'sujet' ou ' conscience' »30

.

27 M. Heidegger, Sein und Zeit (1927), Etre et temps, traduction française par F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986, p. 7 (Nous optons dans ce travail pour la pagination de l'édition originale qui se trouve en marge de la traduction française).

28 M. Heidegger, « Lettre à Jean Beaufret », in Question III, Gallimard, Paris, 1966, p.130.

29 Idem.

30 F. Dastur, cité par D. Janicaud, Heidegger en France, Tome II . Entretiens, éd. Albin Michel, Paris, 2001, p. 75.

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Ainsi, il faut reconnaître que cette explication n'est que liminaire, car c'est au cours de cette description des caractères de l'ek-sistence du Dasein que nous mettrons en lumière les raisons de ce choix de notre auteur.

II.2. Les caractères de l'ek-sistence du Dasein

Le Dasein est manifestement un étant au monde. Ce qui particularise et spécifie sa présence au monde par rapport aux autres étants est son ek-sistence : << 1'être-aumonde, nous dit Heidegger, est la constitution fondamentale du Dasein >>31, mais il ne l'est pas, comme le précise l'auteur, comme << 1'eau dans le verre ou comme le vêtement dans l'armoire >>32. En effet, ce que Heidegger appelle les étants intramondains sont caractérisés par leur disponibilité, leur maniabilité, leur «utilisabilité». L'eau et le vêtement, par exemple, ne sont là dans le verre et dans l'armoire que pour être utilisés par l'homme. Le rapport fondamental que l'homme entretient avec ces étants intramondains est celui de profitabilité, d'utilisabilité. C'est dans ce sens que Folscheid, en commentant la pensée de Heidegger, dit que << ce qui constitue le monde ambiant, c'est la structure référentielle de "maniabilité" d'un ensemble d'"outils" qui sont, en tant que tels, inséparables du Dasein auquel ils renvoient. La maniabilité (Zuhandenheit), et non la simple présence (Vorhandenheit), est donc le mode originel de découvrement de l'étant intramondain >>33. Et c'est cette différence capitale d'êtreau-monde qui existe entre le Dasein et les autres étants. Car, le Dasein, ontologiquement parlant, se caractérise par la compréhension de l'être, le projet, la transcendance et l'ouverture ek-statique à l'être. Dès lors, il convient d'apporter un éclairage à ces différents existentiaux.

II.2.1. L'ek-sistence du Dasein comme compréhension de l'être

Par la compréhension, l'homme projette son être en visant ses possibilités. Nous pouvons dire qu'il y a ici au fond de la compréhension une possibilité de développement qui s'inscrit en droite ligne dans l'ek-sistence. C'est l'être qui est là pour lui-même, c'est-à-dire l'étant singulier qui a pour modalité d'être non comme les

31M. Heidegger, Etre et temps, op. cit, p. 53.

32 Ibidem, p. 54.

33 D. Folscheid, La philosophie allemande. De Kant à Heidegger, PUF, Paris, 1993, p. 304.

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choses, mais la possibilité ou le pouvoir-être. Il se comprend à partir de sa possibilité d'être ou de ne pas être. On pourrait dire que ce qui spécifie l'homme par rapport aux étants intramondains, c'est qu'il est un ensemble de possibilités. Ek-sister pour l'homme, c'est se remettre sans cesse en question. L'eks-sistence désigne le caractère qui porte l'homme ou le Dasein à être toujours en avant de lui-même, à assumer son être-dans-le-monde. Car être-au-monde ou être-dans-le-monde pour l'homme signifie se reconnaître temporel et mortel, et par conséquent rester en ouverture à l'être duquel il tient l'ek-sistence.

L'homme ek-siste de manière qu'il comprend l'être. La compréhension de l'être devient ainsi un mode d'être de l'être-là qui est l'homme : « La compréhension de l'être, dit Heidegger, est elle-même une détermination d'être du Dasein. Ce qui distingue ontiquement le Dasein, c'est qu'il est ontologique»34. Cela signifie que « c'est [...] toute l'existence du Dasein qu'il faut interpréter pour lire le sens de son projet ontologique et dégager ainsi l'horizon de la révélation de l'être »35. Autrement dit, l'homme est le seul étant auquel incombe la lourde tâche, la première responsabilité de dévoiler le sens de l'être ; il est le seul à être la voie royale d'accès à l'être, le seul répondant de l'être. Car il est le seul capable de s'interroger sur le fondement de son existence factice et sur sa destinée. Interroger les autres étants, c'est donc aux yeux de Heidegger emprunter des « chemins qui ne mènent nulle part ». C'est là la primauté ontico-ontologique du Dasein. Le Dasein est l'étant, pour lequel dans son être il y va de cet être36. C'est pourquoi F. Couturier dira : « l'existence heideggérienne n'est pas autre chose que cette compréhension de son être qu'a le Dasein et qui permet à celui-ci de se rapporter à son être. »37 L'homme existe de façon qu'il puisse comprendre l'être. Cette formule heideggérienne, selon E. Lévinas, équivaut à une autre qui, d'abord semble en dire beaucoup plus : « L'homme existe de telle manière qu'il y va toujours pour lui de sa propre existence »38. Dès lors, l'étude de l'être - ontologie - devient une étude des modes d'être du Dasein. Autrement dit, l'ontologie fondamentale se mue en une « analytique existentiale du Dasein », en une analyse de l'existence humaine. Ainsi, ek-

34 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 12.

35 A. Chapelle, L'ontologie phénoménologique de Heidegger. Un commentaire de « Sein und Zeit », éd. Universitaires, Paris, 1962, p. XXII.

36 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., ,p. 12.

37 F. Couturier, Monde et être chez Heidegger, Préface de Bernhard Welte, Presses de l'Université de Montréal, Montréal, 1971, p. 1.

38 E. Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, Paris, 1982, p. 60.

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sister pour le Dasein, c'est comprendre ou avoir l'intelligence de l'être. Dans cette

compréhension, l'homme reste fondamentalement pro-jet.

II.2.2. Ek-sistence du Dasein conçue comme pro-jet

L'homme, au dire de Heidegger, est un pro-jet jeté dans le monde. Il n'est pas le fondement de son être-au-monde. Il se découvre déjà plongé, enraciné dans le monde. C'est ce qui explique le mieux sa situation dans le monde. Ek-sister n'est pas synonyme d'être tout court. L'ek-sistence, au sens ontologique du terme, n'est pas un attribut, mais la réalité de tous les attributs. Elle devient un caractère radical du Dasein. En effet, le mot "existence" dans la conception ontologique heideggérienne doit être entendu dans l'étymologie latine du terme : ek-sistere, c'est tout entier se tenir au-dehors, outrepasser la réalité simplement présente en direction de la possibilité39. Toutefois, il ne suffit pas de passer d'un état à un autre pour ek-sister : le pouvoir-être et l'ek-sistence supposent une ouverture. Ainsi, l'anthropologie ontologique n'est pas une simple description des faits ou des étants intramondains, mais elle est surtout une réflexion sur le sens de l'eksistence, une explicitation de l'ek-sistence, dont l'homme seul détient le privilège.

Compris dans ce sens, Heidegger peut dire que le mot ek-sistence est exclusivement réservé à l'homme :

<< 1'homme seul existe. Le rocher est, mais n'existe pas. L'arbre est, mais il n'existe pas. Le cheval est, mais il n'existe pas. L'ange est, mais il n'existe pas. Dieu est, mais il n'existe pas »40.

L'expression << l'homme seul existe >>, chez Heidegger, signifie que l'homme est le seul étant à jouir d'une triple ouverture : ouverture envers lui-même, ouverture envers les autres étants et finalement ouverture envers l'être puisqu'il en est le site de dévoilement. Il s'agit aussi de comprendre que « l'homme seul est [...J engagé dans le destin de l'ek-sistence >>41. En d'autres termes, il est un projet qui doit se réaliser, et la réalisation de ce projet suppose une ouverture à l'être. C'est ici que la présence de

39 J. Beaufret, Introduction aux philosophies de l'existence. De Kierkegaard à Heidegger, éd. Denoël/Gonthier, Paris, 1971, p. 21.

40 M. Heidegger, Was ist Metaphysik ? (1949), << Qu'est-ce que la métaphysique ? », in Questions I, Gallimard, Paris, 1968, p. 35.

41 M. Heidegger, << Lettre sur l'humanisme », in Questions III, op. cit., p. 80.

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l'homme au monde est une présence dynamique, une tâche ardue à assumer. Il va sans dire que c'est également dans cette optique que notre philosophe a fait cette déclaration qui a été l'objet de tant de méprises dans la sphère de la philosophie. Si pour Sartre, l'existence précède l'essence, pour Heidegger : << L'essence du Dasein réside dans son existence >>42. Cette expression aussi bien bouleversante que révolutionnaire signifie en réalité que l'homme n'est vraiment homme que dans la mesure où, d'une part il se tient ouvert à l'ouverture de l'être, et d'autre part son existence se présente ici comme une °uvre de longue haleine à accomplir. Evidemment une telle ek-sistence vise donc la déconstruction de l'idéalisme de Platon ainsi que sa postérité pour qui le vrai monde de l'homme serait intelligible et que le monde sensible n'est qu'un pseudo-monde. Du coup, Heidegger balaie d'un revers de la main le dualisme qui caractérise la philosophie occidentale. Toutefois, il faut reconnaître que la réalisation de cette existence requiert une lutte, un dépassement de soi-même, une transcendance.

II.2.3. Ek-sistence du Dasein en tant que transcendance

Il faut souligner que 1'ek-sistence du Dasein est au-delà des autres étants. Elle est transcendante. En effet, la transcendance, selon Heidegger, est l'expression de ce dynamisme de l'homme à pouvoir se projeter, à devenir un << être-des-lointains >>. Ce qui revient à dire que la manière humaine d'être est un appel à un dépassement continuel de soi. Le Dasein, en ek-sistant, ne cesse de se remettre en question, de dépasser la réalité qui l'environne et le conditionne, sans pourtant se laisser déterminer par lui. Toutefois, il faut éviter une certaine méprise quant à la compréhension de cette transcendance qui explique le caractère existential de l'ek-sistence du Dasein; elle n'est pas à prendre au sens idéaliste du terme. La transcendance selon la compréhension heideggérienne est paradoxalement immanente et << le processus de transcendance est un acte par lequel le Dasein se pose lui-même comme être-dans-le-monde >>43. Cela signifie que la réalité d'être de l'homme est d'être présent au monde. Et nous pouvons ajouter que c'est grâce à ce mouvement de transcendance que le Dasein inteiigibilise son monde, le constitue (l'organise) et lui donne un sens. Bref, le Dasein se transcende

42 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 42.

43 G. Vattimo, Introduzione a Heidegger (1971), Introduction à Heidegger, traduction française par J. Rolland, Cerf, Paris, 1985, p. 88.

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du même coup qu'il transcende les existants bruts. Cet acte de transcendance ne peut pas être posé : il est la caractéristique même du Dasein, sinon celui-ci perdrait son statut d'étant ontologique. Enfin, une ek-sistence transcendante ne serait-elle pas une ouverture ek-statique à l'être ? Autrement dit, le Dasein ne serait-il pas vraiment luimême que dans la mesure oü il est une ouverture ek-statique à l'ouverture dé-celante et apparaissante à l'être ? A ce questionnement, Heidegger répond sans tergiverser par l'affirmative. Pour lui, la véritable essence, comme nous l'avions dit, repose dans son ek-sistence :

<< se tenir dans l'éclaircie de l'être, dit-il, c'est ce que j'appelle l'ek-sistence de l'homme. Seul l'homme a en propre cette manière d'être (essence). L'ek-sistence ainsi comprise est non seulement le fondement de la possibilité de la raison, ratio, elle est cela même en quoi l'essence de l'homme garde la provenance de sa détermination »44.

En définitive, l'homme ne déploie son ek-sistence que lorsqu'il devient le "là", c'est-à-dire le lieu du dévoilement de la vérité de l'être ou de l'éclaircie de l'être. Cette existence est susceptible de se déployer de deux façons, soit dans l'inauthenticité, soit dans l'authenticité.

II.3. Les deux modes de l'ek-sistence : inauthentique et
authentique

Nous avons esquissé dans la partie précédente une analytique de l'ek-sistence du Dasein telle qu'elle nous est présentée par le philosophe allemand, M. Heidegger. Il nous faut à présent faire un pas de plus en profondeur pour apporter un éclairage sur la double modalité de cette ek-sistence. En effet, l'ek-sistence humaine est une structure susceptible de deux modalités fondamentales : inauthentique et authentique. Qu'est-ce qu'une ek-sistence inauthentique et authentique pour le Dasein ? Comment le Dasein est-il appelé à ek-sister dans-le-monde et surtout à être-avec-autrui ?

Le Dasein ne rencontre pas seulement dans le monde oü il est plongé, ou déjà jeté des ustensiles dont il dispose, mais aussi d'autres Dasein. Son monde est toujours un monde commun, c'est un monde au sein duquel les autres se sont toujours déjà annoncés. Même seul, même lorsqu'il n'y a aucun homme dans son environnement immédiat, le Dasein est toujours avec autrui : << le Dasein est essentiellement en lui-

44 M. Heidegger, << Lettre sur l'humanisme », in Questions III, op. cit., p. 80.

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même un être-avec »45. Mais que peut bien signifier cette affirmation très suggestive de Heidegger ? Cet énoncé qui est, au dire de Heidegger, phénoménologique a un sens existential si bien que la solitude n'a plus de sens dans l'ek-sistence du Dasein, sinon elle n'a de sens, à vrai dire, que pour un être qui est fondamentalement en rapport avec les autres. Ces derniers ne peuvent manquer que dans et pour un être-avec : « 1'êtreavec, dit Heidegger, est une détermination du Dasein que j'ai chaque fois en propre ; la coexistence caractérise le Dasein des autres dans la mesure oil elle s'offre, de par leur monde, à un être-avec. »46 Dans son rapport quotidien, dans cette coexistence avec les autres, le Dasein qui entretient des relations particulières avec autrui, et par manque de vigilance ou de contrôle sur soi, tombe dans l'inauthenticité ou mieux dans l'ek-sistence inauthentique.

II.3.1. L'ek-sistence inauthentique

L'ek-sistence inauthentique caractérise le stade où l'homme dilue sa personnalité dans la masse, vit dans les apparences. Il est accaparé, pourrions-nous dire, par les autres et se détermine par rapport à eux. Ce sont les autres qui lui dictent la conduite à tenir. Dans la perspective heideggérienne, l'homme ou le Dasein inauthentique pourrait être fondamentalement défini comme celui qui abdique sa responsabilité et son autonomie pour se soumettre à la complète hétéronomie. Il n'est pas celui qui se fait comme dirait l'existentialiste athée, J.-P. Sartre, mais il est fait ; il n'agit pas selon ses propres convictions, mais est agi par les événements, les hommes, l'entourage, ou le milieu. C'est un homme à être superficiel, si nous entendons la superficialité comme la mesure de notre hétéro-détermination. Se laisser fasciner par la majorité, par l'extériorité au point de s'oublier soi-même, au point de se laisser mécaniser, instrumentaliser par les structures ou les institutions sociales, voilà ce qui est l'apanage de l'ek-sistence inauthentique. Dans cette modalité d'être, l'être humain reste prisonnier de la société, des traditions, des opinions. Ce n'est pas lui qui agit, mais il est plutôt agi par le regard des autres, par les influences extérieures.

Tel pourrait être le vrai visage de l'existence inauthentique. D'une manière générale, dans son rapport quotidien avec les autres, le Dasein se tient sous l'emprise

45 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 120. 46Ibidem, p. 121.

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d'autrui et est par là même dépossédé de son être soi-même. Dans cette dépossession, « ce n'est pas lui-même [c'est-à-dire le Dasein] qui est, nous dit Heidegger, les autres lui ont ôté l'être ».47 Etant donné que le Dasein n'est plus lui-même, il tombe du coup sous ce que Heidegger appelle la dictature du on.48 Concrètement, dans l'existence inauthentique, l'homme ne se détermine plus par lui-même, mais d'après ce qu'on dit, ce qu'on fait : « Nous nous réjouissons et nous nous amusions comme on se réjouit ; nous lisons, voyons et jugeons en matière de littérature et d'art comme on voit et juge ; mais nous nous retirons aussi de la " grande masse"comme on se retire ; nous trouvons "révoltant" ce que l'on trouve révoltant. »49. Voilà l'homme de la masse, de la majorité qui sombre dans l'anonymat de la masse, dans l'annihilation de toute velléité créationnelle, qui croupit dans l'ek-sistence monotone et routinière. C'est bien cela que nous pouvons appeler le conformisme qui caractérise aussi l'existence inauthentique.

II.3.1.1. L'ek-sistence inauthentique comme attitude
conformiste

Le conformisme, en effet, est l'acte de se conformer, de se complaire dans ce qui convient aux autres ; ce qui en soi est un processus naturel, et, en certaines circonstances, positif, il faut même dire créateur, constructif. Une telle complaisance constructive et créatrice entre les hommes, à l'intérieur d'une société, est une confirmation de la solidarité et son épanouissement. Cependant, malgré cet aspect positif, le terme de conformisme comme existence inauthentique renvoie à une réalité négative. Le conformisme, à ce niveau, « désigne un manque de solidarité intrinsèque, en même temps que la dérobade par rapport à l'opposition »50 . S'il dit la complaisance des uns et des autres à l'intérieur d'une société, ce n'est qu'en un sens extérieur et superficiel, privé du fondement personnel de la conviction et du choix. C'est ici que la pertinence de la conception heideggérienne de l'existence inauthentique trouve un écho favorable chez K. Wojtyla qui le lui concède.

47 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 126.

48 Idem.

49Ibidem, pp. 126-127.

50 K. Wojtyla, Osaba i czyn (1977), Personne et Acte, traduction française par G. Jarczyk, éd. Centurion, Paris, 1983, p. 326.

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En effet, selon le point de vue wojtylien, << l'attitude de conformisme implique avant tout une certaine démission, variante caractéristique de ce pati par lequel l'homme-personne n'est que le sujet d'un " advenir " , et non l'auteur responsable d'une attitude et d'un engagement propres dans une communauté» .51 Dans cette forme de conformisme, le Dasein ne construit pas le groupe humain ou la société à laquelle il appartient, mais se laisse plutôt porter par la collectivité. Se cache derrière cette attitude, sinon la négation ou la limitation, du moins la faiblesse de la transcendance personnelle, c'est-à-dire l'émergence personnelle et le dépassement de soi, bref l'autodétermination et du choix. C'est en cela que consiste le manque de réalité ontologique de cette modalité. Il ne s'agit pas là, bien évidemment, du seul fait de baisser pavillon devant les autres, car cela peut avoir en bien des cas une signification positive. Il s'agit, tout au contraire, d'un renoncement ontologique à s'accomplir soi-même, comme l'affirme Heidegger, dans l' << être-en-compagnie »52 avec les autres. L'homme s'accorde pour ainsi dire avec le fait que la compagnie prive le Dasein de lui-même, le dépossède, le décharge du poids de son être, c'est-à-dire de toute responsabilité et favorise ainsi la médiocrité, ou selon l'expression de Heidegger lui-même, << tendance au moindre effort que le Dasein a foncièrement en lui ».53 L'étant qui, dans l'existence quotidienne, est au monde n'est pas le Dasein existant authentiquement en vue de lui-même, mais celui qui est dispersé dans le on, ce que Heidegger appelle le <<on-même » (das Man-selbst)54, modalité inauthentique du soi-même. La dispersion du Dasein dans le on est en outre ce que Heidegger nomme << déchéance » ou l' << échéance » (Verfallen) du Dasein.

II.3.1.2. L'inauthenticité comme chute dans la déchéance

La déchéance du Dasein n'a pas une signification négative. Elle fait partie de sa constitution ontologique. Ainsi, en tant que déchu ou échu, le Dasein esquive son propre pouvoir-être, et se réfugie dans le bavardage, la curiosité, l'équivoque ou les << parleries », c'est-à-dire des paroles vides de sens ; les commérages (le «congossa »). Ainsi, nous pouvons dire que vivre dans l'existence inauthentique, c'est être sous la

51 K. Wojtyla, Personne et acte, op. cit., p. 326.

52 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 127.

53 Ibidem, p. 128.

54 Ibidem, p. 129.

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dictature du on. Il s'agit de comprendre que d'un côté l'homme se décharge de toute sa responsabilité pour vivre dans la dispersion, «passe de l'excellence à la médiocrité » (déchéance). En effet,

« l'homme médiocre, au dire de Njoh-Mouelle, est l'homme du milieu ou encore l'homme moyen. Il est l'homme du milieu par les insuffisances (accumulées) et les tares qu'il manifeste et au premier rang desquelles nous plaçons l'aliénation sous toutes ses formes : absence de jugement personnel et soumission, c'està-dire dépendance par rapport à l'opinion et au jugement anonyme de la majorité, comportements stéréotypés, recherche de la facilité et de la sécurité à tout prix, renonciation à l'autonomie et à la liberté. »55

Bien plus, l'homme de l'ek-sistence inauthentique en tant qu'homme médiocre est un homme du centre sans être véritablement central56, car il est manipulé par la majorité et non maître de ses propres décisions. Nous pourrions dire davantage que l'homme de l'ek-sistence inauthentique est celui qui met sa raison et son jugement personnel en congé pour s'abandonner au ballottement que lui imposent l'opinion et le jugement anonyme des autres. Il peut être et il est également l'homme qui, dans un second mouvement d'<< auto-abandonnement », se laisse ballotter par ses diverses tendances aussi tyranniques les unes que les autres. << Entre l'inférieur et le supérieur, le corps et l'esprit, la bête et l'ange, il balance sans cesse et, en désespoir de cause, finit par ériger son balancement en raison de vivre »57.

L'homme inauthentique est, par ailleurs, un homme au carrefour d'embarras. Il ne sait quelle direction prendre. Et comme il piétine au carrefour, il en vient à se complaire dans son embarras et à transformer son inaptitude à créer ou inventer, ou encore à trouver des issues favorables à ses difficultés en raison de vivre. L'inauthenticité montre ici un autre de ses aspects : l'accommodation facile à n'importe quelle situation. Nous avons déjà souligné qu'elle se manifeste à nous comme démission de notre responsabilité, abandonnement à l'hétéro-détermination ; à présent, elle se révèle, comme nous venons de le dire, en tant que complaisance dans le balancement et dans l'embarras. A dire vrai, l'ek-sistence inauthentique est le fait de ne pas chercher à mettre fin au mouvement de balançoire auquel est assujetti l'homme, ni à

55 E. Njoh-Mouelle, De la médiocrité à l'excellence. Essai sur la signification du développement humain, 3è éd. Clé, coll. << Etudes et documents », Yaoundé, 1998, p. 51.

56Ibidem, p. 53.

57Ibidem, p. 54.

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résoudre son embarras. Un homme qui accepte un tel état d'ek-sistence est un homme, à notre avis, de fausses solutions qui transforme le carrefour en point d'arrivée ; ne réussissant pas à sortir de la croisée des chemins, il dépose ses bagages et décrète qu'il a atteint sa destination. C'est finalement, et il faut le dire en toute radicalité, l'homme qui ne sait où il va ou plutôt l'homme qui oublie sa destination lorsqu'il rencontre des difficultés sur son itinéraire. C'est l'homme qui ne cherche à résoudre aucun problème mais qui transforme toutes ses difficultés en solutions. Seul le présent l'intéresse et, à la rigueur, le passé. Il est un homme fermé à la dimension de l'avenir, incapable de créativité et d'inventivité. Par analogie, on dirait qu'il est l'homme de l'existence esthétique de Kierkegaard décrite ci-dessus. En outre et sur le plan éthique, cet homme ira jusqu'à ériger les pseudo-valeurs ou les anti-valeurs en vraies valeurs, et par un curieux renversement des valeurs, il arrive qu'on le prenne pour un modèle social réussi.

A un niveau supérieur et surtout sur le plan politique, l'existence inauthentique se conçoit ici comme le manque de détermination politique d'un peuple ; le fait que ce dernier soit à la « remorque » d'un autre peuple, le fait qu'il ne peut user de sa souveraineté nationale. Aussi pouvons-nous dire que dans l'existence inauthentique, un peuple ne dispose pas d'un pouvoir décisionnel effectif, et ainsi il est ou devient la marionnette de tous les pays dits puissants, les décideurs politiques et économiques internationaux, les grandes firmes internationales.

Somme toute, nous pouvons dire que l'existence inauthentique est non seulement une paupérisation, mais véritablement une négation anthropologicoontologique, en ce sens que dans cette modalité, quelque chose de très essentiel se trouve ravi, arraché de l'homme. Inauthenticité, médiocrité, conformisme, bref, l'infrahumanité est le trait fondamental d'une telle ek-sistence que Heidegger appelle « inauthentique ». D'un côté, l'homme est dépersonnalisé, de l'autre il se « déresponsabilise », si nous pouvons nous permettre ce néologisme. Dans ces situations, la seule issue favorable consiste à acquérir ou reconquérir une identité précise : l'existence authentique. C'est à ce niveau que se joue donc le destin de tout Dasein et de tout peuple croupissant dans la déchéance, le conformisme, la dictature de grandes puissances, dans la dictature du on. Alors, par opposition à l'existence

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inauthentique, qu'est-ce que l'authenticité ou l'existence authentique pour le Dasein? Quelles peuvent être ses caractéristiques ?

II.3.2. L'ek-sistence authentique

Comme nous venons de l'évoquer, l'authenticité ou l'existence authentique est à l'opposé de l'existence inauthentique que nous venons de développer. En tant que telle l'existence authentique doit consister en une modification existentielle du on en tant que modalité d'être du Dasein : << 1'être véritablement soi-même ne repose pas sur un état d'exception oil le sujet et le on seraient dissociés, au contraire c'est une modification existentielle du on en tant qu'existential essentiel >>.58 Il s'agit de comprendre par là que la reconquête de la véritable essence de soi-même, par le fait qu'on soit tombé dans la déchéance, n'est pas seulement une décision ponctuelle, mais requiert une transcendance.

II.3.2.1. L'ek-sistence authentique : appel à la transcendance

La transcendance du Dasein, en effet, est le dépassement, qui a toujours déjà eu lieu de quelque façon, au-delà de tout étant et de chaque étant, un dépassement au moyen duquel seulement le Dasein peut revenir d'une manière authentique vers les choses, vers l'être-avec et vers lui-même. C'est seulement au moyen de ce dépassement que peut être posée la question d'un rapport possible du Dasein à l'être. La transcendance, le dépassement par-delà l'étant dans son ensemble, s'effectue vers le monde et est de ce fait être-au-monde. Le monde, au sens heideggérien du terme, n'est pas l'ensemble de l'étant, mais c'est ce tout dans lequel le Dasein se trouve déjà toujours, dans le comment de sa manifesteté, de sa révélabilité, compris avec une extension variable par une compréhension anticipante et englobante.59 Cela signifie que le monde comme totalité n'est pas de l'étant, mais ce à partir de quoi l'être-là ou bien le Dasein se signifie à lui-même avec quel étant il peut avoir rapport et de quelle façon.

Ainsi, << le monde est lié à cet en-vue-de-soi qui est la manière d'être dont existe 1'être-là >>.60 Le dépassement, au-delà de l'étant, qui est constitutif du monde, est la

58 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 130.

59 F. Couturier, Monde et être chez Heidegger, Presses de l'Université de Montréal, Montréal, 1971, p. 3.

60 O. Pöggeler, Der denkweg Martin Heidegger (1963), La pensée de Martin Heidegger. Un cheminement vers l'être, traduction française par M. Simon, Aubier-Montaigne, Paris, 1967, p. 127.

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transcendance, comme nous l'avons souligné plus haut, conçue comme être-dans-lemonde procure seulement à l'étant l'accès au monde de sorte que l'étant puisse se révéler tel qu'il est lui-même. Par là, la transcendance est l'événement originaire, l'histoire originaire. Elle doit être conçue comme liberté, car celle-ci place en face de soi un en-vue-de-soi et fait ainsi << perdominer » (Waltenlassen61) un monde. Ainsi, si ce n'est que dans le monde et en compagnie avec les autres que le Dasein peut retrouver son statut authentique, il va sans dire que cette authenticité ne sera effective que dans l'avènement de la mort. Nous expliciterons plus tard et davantage la mort comme phénomène du Dasein authentique le moment indiqué.

Concrètement, opter pour l'ek-sistence authentique chez Heidegger signifie sortir de sa léthargie, secouer le joug de son esclavage inconscient, passer au crible, une à une, toutes les pseudo-valeurs de l'ek-sistence inauthentique. En outre, choisir l'authenticité ou l'ek-sistence authentique, c'est s'engager à devenir, comme le surhomme nietzschéen, créateur des valeurs nouvelles susceptibles de transformer sa propre vie et la vie de la société. En effet, le créateur des valeurs nouvelles doit s'émanciper de tous les conformismes inhibants, de tous les maîtres, voire du devoir, le << tu dois », pour qu'advienne le règne du << je veux » qui, à notre avis, est une expression de la responsabilité assumée.

II.3.2.2. L'authenticité en tant que responsabilité

L'homme authentique ou bien de l'ek-sistence authentique, en effet, ne se départit en aucun moment de sa responsabilité sans se renoncer, sans se renier. L'authenticité selon Heidegger implique pour l'homme le devoir de responsabilité. Mais s'agit-il d'une responsabilité illimitée et étendue à tout le genre humain ? Toute responsabilité qui se limiterait à l'individu enfermerait l'homme dans les cercles étroits de l'égoïsme, de l'individualisme exclusif et des diverses autres clôtures que la liberté devrait ébranler. Or, pour Heidegger, justement, être-au-monde pour l'homme, c'est être-avec ; << le Dasein est essentiellement en lui-même être-avec, et cet énoncé phénoménologique : le Dasein est essentiellement être-avec, a un sens ontologique existential. »62 Cette affirmation capitale de notre auteur n'a pas d'autre intention ou

61 Nous traduisons approximativement Walten (<< perdominer ») par s'étendre souverainement, régner.

62 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 120.

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d'autre ambition humaniste que de nous signifier en fait que toute attitude égoïste, égocentrique et particulariste contredit l'authenticité de l'homme. La responsabilité bien assumée et bien exercée dans l'ek-sistence authentique ne peut donc être qu'une responsabilité étendue à l'humanité objective. Autrement dit, toute responsabilité humaine doit désormais mobiliser la dimension de l'altérité et de l'humanité ; elle doit engager ce que Heidegger lui-même appelle dans sa terminologie le << souci mutuel >>63.

De plus, le vouloir de l'homme authentique ne se subordonne pas à des fins partisanes ; il veut et intègre la volonté générale. En effet, nous avons parlé plus haut de création de valeurs nouvelles par l'homme authentique, mais il faut préciser qu'il faille que ces valeurs nouvelles puissent être voulues par tout le monde. Car, point n'est besoin ici d'ouvrir la voie à une anarchie des valeurs sous prétexte de favoriser l'avènement d'hommes authentiques, à l'exemple du surhomme nietzschéen. L'homme authentique ne peut être tel que dans la mesure où les autres le reconnaissent tel, c'est-àdire se reconnaissent idéalement en lui. Et se reconnaître idéalement en l'homme créateur des valeurs, c'est accorder une valeur d'universalité à ce qu'il fait et crée, puisque, déjà dans son ek-sistence à lui, il intègre la dimension de la coexistence existentiale ontologique des autres.64 Ainsi, nous voyons deux exigences capitales venir se greffer à la définition de l'authenticité : l'exigence de la responsabilité à l'égard de tous les humains et, corollairement, l'exigence de connaissance de ce qui est bien pour tous les hommes. C'est ici que la pensée de Heidegger trouve écho chez E. NjohMouelle qui parle de l'homme excellent ou de l'excellence. En effet, selon le philosophe camerounais,

<< 1'homme excellent, en tant qu'il prend des initiatives novatrices, engage le sort de ses semblables. Il ne saurait lui être interdit de vouloir son propre bien ; mais alors, il doit agir de telle sorte que vouloir son propre bien ne contredise pas le bien des autres ; en d'autres termes vouloir son propre salut et vouloir le salut de ses semblables doivent être une seule et même chose. Il n'est responsable que parce qu'il est apte à la liberté ; et si sa recherche de la liberté devait nuire à la libération des autres, il fait échec par là-même à sa propre libération et se dénoncerait comme indigne de la responsabilité de l'humain. >>65

63 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 121. 64Ibidem, p. 125.

65 E. Njoh-Mouelle, op. cit., p. 160.

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De tout ce qui précède, nous pouvons retenir en fait que l'authenticité ou l'existence authentique est le fait d'être soi-même, c'est-à-dire le fait de s'autodéterminer dans la vie quotidienne et de vouloir s'accomplir en tant qu'homme qui ne se laisse ni dominer, ni aliéner, ni déterminer par la dictature du on. Déjà à ce niveau, il faut relever que ce qui caractérise l'existence authentique d'un homme, ce sont d'un côté la transcendance entendue comme émergence et dépassement du on, et de l'autre l'autodétermination et l'accomplissement de soi dans le monde. Tout ceci suppose donc la liberté qui place l'homme seul en face de lui-même. Ce n'est que dans cette condition que le Dasein pourra réaliser son ek-sistence, et notamment dans son rapport à l'être.

II.4. Etre et ek-sistence : l'argument ontologique

Si l'homme comprend le monde à l'intérieur de la situation, c'est qu'il est luimême situé dans la compréhension de l'être et par là, il est le Dasein. Car << il y va dans son être de l'être même >>66. Que l'homme soit Dasein cela signifie qu'il n'est pas semblable aux étants intramondains qui sont, mais qu'il tranche radicalement sur eux parce que justement il est la clé de la compréhension de l'être. Cela veut dire que l'eksistence du Dasein n'est pas une donnée statique, stable, mais elle est dynamique ; elle est une tâche à réaliser. Bien plus, elle est réplique à la revendication de l'homme par l'être, écoute silencieuse de sa voix interpellante. L'ek-sistence, comme le dit A. De Waelhens << ne se manifeste jamais comme un état, mais comme une sorte de visée limite astreinte à s'expliciter par l'engagement au monde >>.67 Etre Dasein, ek-sister, c'est donc être toujours en ek-stase, se tenir dans l'éclaircie de l'être, et expérimenter que chaque problème n'a pas de solution en surface, mais qu'il s'enracine dans une question fondamentale qui constitue l'être humain : la question de l'être.

Par ailleurs, l'ek-sistence ne peut en aucun cas être réduite à un moyen ou à un ensemble de moyens ; elle se présente en réalité comme impliquant et aussi dépassant tout ce à quoi on prétendrait la réduire. Mais ce n'est pas tout. Nous l'avons entrevu déjà, plus l'ek-sistence du Dasein affecte un caractère inclusif, plus l'intervalle qui le sépare de l'être tend à se rétrécir, en d'autres termes, plus le Dasein devient lui-même.

66 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 27.

67 Cf. J.-P Resweber, La pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 96.

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Ceci revient à dire qu'on ne peut en aucune façon concevoir l'être coupé de l'eksistence et l'ek-sistence de l'être. C'est par une sorte de processus analogue à celui de l'argument ontologique que la pensée pose l'être : << 1'essence du Dasein réside dans son ek-sistence >>68. Ici ek-sister n'indique pas un état, c'est-à-dire le fait d'être, mais la modalité d'être (existential). L'essence de l'homme est de se révéler comme une eksistence, ce qui veut dire que l'homme est le << topos >>, le << >> de l'être, c'est-à-dire, comme il l'expliquera plus précisément, une << clairière (Lichtung) pour la présence et pour l'absence >>69 de l'être.

Ainsi, en insistant sur la très étroite et indéchirable co-appartenance de ce qu'il appelle << l'essence de l'homme >> et << l'essence de l'être >> ce dont la Lettre sur 1'humanisme esquissait l'élucidation, Heidegger vise à nous libérer de l'égo-centrisme, du subjectivisme et de l'anthropologisme dans lesquels les Modernes et les Postmodernes ont embrigadé l'homme. Bien plus, le philosophe allemand veut montrer que cette affinité, ce rapport qui suscite et ouvre le libre espace où << homme >> et << être >> peuvent en venir à paraître et correspondre, ce rapport représente une exigence ontologique fondamentale pour une anthropologie décentrée, ouverte. Une telle anthropologie ontologique ouverte se met radicalement aux antipodes de celle des philosophes des Lumières et philosophes contemporains, tels que Descartes, Stirner, Sartre, pour ne citer que ceux-là, qui pensent la relation de l'homme à l'être en termes d'aliénation, de domination et de soumission aveugle. C'est dans ce contexte de rapport ontologique entre l'ek-sistence du Dasein et l'être que peut donc se comprendre la relation que l'homme doit entretenir avec le langage, et surtout le langage existentential.

68 M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, in Questions III, op. cit., p. 92.

69 M. Heidegger, Das ende der Philosophie und die Aufgabe des denkens, 1968, << La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », in Questions IV, Gallimard, Paris, 1977, p. 295.

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CHAPITRE III :

LE DASEIN ET SON RAPPORT AU LANGAGE
EXISTENTIAL

Heidegger voit dans le langage comme moyen d'expression et de communication la cause essentielle de l'inflation verbale perpétuelle du monde moderne et contemporain. Une telle essence nous plonge dans l'oubli le plus épais de l'être du langage. C'est ce qu'il appelle le <<danger >> ou <<péril >>. Ce danger est menace du langage originel lui-même condamné à ne plus se déployer que comme fonds disponible, c'est-à-dire comme étant subsistant et menace de l'être du Dasein devenu sourd et aveugle à sa propre essence, celle d'être le << >> de l'être. C'est pourquoi, la pensée du danger comme danger est nécessaire et urgent, car c'est dans la pensée du danger comme tel que pointe à l'horizon ce qui sauve, c'est en mettant en lumière la menace que fait peser sur nous le mode interpellant que nous pouvons nous débarrasser, nous libérer de l'emprise de cette inflation continue verbale.

III.1. Ereignis et langage

Selon Martin Heidegger, le premier danger que recèle l'usage du langage moderne est qu'il maintient l'homme dans une surdité à l'appel et à l'interpellation de l'être, ce qui est aussi une ignorance de sa propre essence, celle d'être le << >> de l'être, le << messager du langage >>. Se ferme alors la possibilité d'une entente ou d'une vision. C'est ce que Heidegger appelle la << surdité et la cécité ontologiques de celui qui est sourd et aveugle à la physis, sourd et aveugle à l'être >>70. Celui-là abandonne alors son être libre, c'est-à-dire qu'il << oublie sa part, son destin, sa vocation la plus estimable. Abandon de soi, oubli de l'être, dissipation de soi dans la consommation d'étants : telle est la figure de l'errance >>71 et tel est aussi, aux yeux de Heidegger, le danger suprême qui menace l'homme moderne. Car« devenu simple outil de communication, le langage s'insurge contre la parole, exclut de plus en plus de lui-même toute capacité de

70 M. Heidegger, << Ce qu'est et comment se détermine la physis >>, in Questions II, traduction française par K. Axelos, F. Fédier, Gallimard, Paris, 1968, p. 522.

71 M. Heidegger, << Vom wessen der Wahrheit >> (1954), << De l'essence de la vérité >>, traduction française par A. De Waelhens et W. Biemel, in Questions I, Gallimard, Paris, 1968, p. 186.

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monstration originelle des choses >>72. Ainsi, tantôt informatisé, tantôt simplement nivelé et appauvri par les médias, le langage est réduit à véhiculer des << messages >> préétablis. En outre, et parce qu'il concerne l'être lui-même, le danger relatif à l'oubli de l'essence du langage n'est pas un danger quelconque, il est le << danger par excellence >>. Ce qui constitue aux yeux de Heidegger, le <<danger suprême >> ou <<danger par excellence >> est que « l'être lui-même soit oublié, c'est que l'oubli ne soit plus pensé comme oubli, c'est l'absence de détresse. L'absence de détresse est donc la détresse suprême >>73. Cette détresse suprême est aussi fort remarquée dans la sphère politique lorsque le politicien s'empare du langage pour ses allocutions mensongères, notamment lors des campagnes électorales. L'oubli de l'essence du langage conduit inconditionnellement à l'oubli de la vérité, et c'est ainsi que dans le champ politique, le mensonge ou le langage mensonger devient le critère indiscutable de la << maturité politique >>. Ceci pour dire en fait que s'il faut se tailler une place dans le gouvernement et l'assurer en permanence, il faut savoir user de la duplicité, de la dissimulation et du mensonge, ces << vertus politiques >>, afin d'apparaître << homme de confiance >> aux yeux de ses chefs hiérarchiques. Et c'est dans cette optique qu'il est important de comprendre que les politiciens << n'échapperaient pas aux mensonges inéluctables, inhérents à 1'existence politique >>74.

Par ailleurs, à cause de l'instrumentalisation du langage comme moyen d'expression et de communication, le Dasein tente d'échapper à la contrainte d'écoute de l'être qui l'oblige sans cesse à le dévoiler et à le déployer, car << l'être même, dit Heidegger, est contrainte >>.75 Mais à quoi l'être nous contraint-il ? A cette question, Heidegger répond sans équivoque: << Il nous contraint à l'entendre et à le dire, à le porter au langage. Nous ne pouvons pas ne pas entendre l'être même silencieusement, et toute parole que nous disons dit l'être. >>76 C'est la raison pour laquelle Heidegger évoque, non sans ambiguïté que l'être est << ce qui a toujours réclamé l'homme dans une

72 M. Haar, << Le tournant de la détresse >>, in Heidegger, Cahier de l'herne, L'Herne, Paris, 1983, p. 344

73 Ibidem, p. 346.

74 R. Polin, << Principes du mensonge politique >>, in Le langage. Actes du XIIIè congrès des sociétés de philosophie de langue française, Genève, 2-6 août 1966, éd. La Baconnière, Neuchâtel (Suisse), 1966, p. 359.

75 M. Heidegger, Nietzsche I, traduction française par P. Klossowxki, Gallimard, Paris, 1971, p. 365.

76 M. Heidegger, << La question de la technique >>, in Essais et conférences, traduction française par A. Préau et préfacé par J. Beaufret, Gallimard, Paris, 1958, p. 25.

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parole à lui adressée (Anspruch) »77. Dès lors, l'homme << ne peut jamais être homme, si ce n'est comme celui auquel une telle parole s'adresse »78. Etre homme, selon notre auteur, c'est précisément :

<< être cet étant insigne qui a la tâche de porter l'être à la parole ; être homme c'est entendre et répondre à cet appel de l'être. Quels que soient le moment et les caractéristiques de 1'existence, nous sommes mis face à l'être. Nous sommes toujours déjà « conduit dans le non-caché », que l'on agisse, parle ou pense. Ce qui est premier c'est l'appel de l'être, et 1'homme ne fait qu'y répondre. »79

Pour parvenir à répondre à l'appel de l'être, Heidegger souligne que le Dasein doit d'emblée se disposer à faire une expérience avec le langage originel qu'il nomme donc Ereignis qui veut dire << évènement » ou << avènement ». Ce mot qui est en quelque sorte le nouveau sens même de l'être veut exprimer la coappartenance entre l'homme et l'être, coappartenance dans laquelle le Dasein est appelé à se mettre à l'écoute de l'être. Que signifie en fait faire une expérience avec le langage originel ? Les conférences sur le langage, rassemblées sous le titre de Acheminement vers la parole, nous aideront à répondre à cette question.

Faire une expérience avec quelque chose, que ce soit une chose, un homme ou un dieu, signifie que ce quelque chose vient à nous, nous rencontre, nous renverse et nous change, que nous recevons ce quelque chose qui nous concerne et nous réclame et que nous accommodons ou nous soumettons à lui dans la mesure où il transforme en lui selon qu'il nous réclame.80 Faire une expérience avec quelqu'un veut dire plus qu'expérimenter quelque chose comme ce serait le cas d'un chimiste ou d'un biologiste dans son laboratoire. Dans ce dernier cas, il s'agit tout simplement, en chemin sur un chemin, d'atteindre quelque chose (un résultat confirmant ou infirmant des hypothèses formulées). Dans l'autre cas, ce vers quoi nous sommes en chemin pour l'atteindre, nous concerne lui-même, nous rencontre et nous réclame dans la mesure où il nous

77 M. Heidegger, << La question de la technique », in Essais et conférences, op. cit., p. 25.

78 M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p. 27.

79 Ibidem, p. 31.

80 M. Heidegger, Unterwegs zur Sprache (1959), Acheminiemnt vers la parole, traduction française par J. Beaufret, B. Brokmeier et F. Fédier, Gallimard, Paris, 1976, p. 177.

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change en lui.81 L'homme n'est seulement homme que dans la mesure oü, promis pour recevoir l'interpellation du langage, il est employé pour le langage afin de le parler.

Le mot est le voisinage oü habitent la poésie et la pensée. Non pas que ce voisinage résulte de l'arrivée en un milieu de la pensée et de la poésie venant on ne sait d'oü. La proximité qui approche est elle-même l'Ereignis à partir duquel la poésie et la pensée sont envoyées à leur propre essence. Si donc la proximité du poétiser et du penser est celle du dire (des Sagens), notre pensée est par là même amenée à présumer que l'Ereignis se déploie selon ce dire, c'est-à-dire selon cette dictée dans laquelle le langage nous confie son essence. Le voisinage du poétiser et du penser comme habiter dans la proximité qu'est la dictée est la région dans laquelle nous pouvons être amenés devant la possibilité de faire une expérience avec le langage.82

Nous séjournons dans cette région (dictée), mais de telle manière que nous ne sommes pas encore parvenus proprement à ce qui nous concerne, nous appelle, nous abrite et nous contient (be-langt) dans le déploiement de notre propre essence.83 Le chemin qui doit nous amener à cela qui nous concerne de cette façon est indiqué dans le signalement impliqué dans : << Das wesen der Sprache ; Die sprache des Wesens >>.84 L'essence du langage doit être cherchée dans la direction de ce que Heidegger nomme << Die sprache des Wesens >>. Dans ce dernier cas, << Wesen >> ne signifie plus << essence >>, mais déploiement de ce qui dans son déploiement même nous concerne, nous interpelle, vient à nous et ainsi bâtit les chemins que nous devons prendre pour que notre être profond habite son propre domaine dans lequel il a son origine. << Die sprache des Wesens >> signifie que le langage appartient à ce qui se déploie ainsi, qu'il est le propre de ce qui se déploie ainsi en nous interpellant. Ce déploiement interpellant nous interpelle en ce qu'il est essentiellement << dictée >>, c'est-à-dire langage originel. Point n'est besoin d'insister ici pour voir que ce langage n'est pas ce que nous nous représentons habituellement comme instrument de communication.85 Ce langage est ce que Heidegger appelle << Ereignis >>, en ce sens qu'il est un déploiement qui appelle l'homme à son être propre en ce qu'il est une dictée (Sage). C'est le langage originel. Ainsi, l'Ereignis en tant que dictée rassemble, c'est-à-dire se fait déployer la proximité

81F. Couturier, Etre et monde, op. cit., p. 214.

82M. Heidegger, Acheminement vers la parole, op. cit., pp.198-199. 83Ibidem, p. 119.

84 Ibidem, p. 200.

85 Ibidem, p. 203.

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qu'habitent en voisins le poétiser et le penser en tant qu'ils sont des manières privilégiées du dire.

L'expérience originaire que Heidegger veut nous amener à faire avec le langage originel vise à conduire au langage, le langage en tant que langage et non pas en tant qu'activité de l'homme-sujet représentant, ni en tant qu'expression ou moyen de communication.86 Cette expérience, comme nous l'avons mentionnée ci-dessus, nous change dans la mesure où notre rapport au langage devient autre. Faire cette expérience avec le langage, c'est accomplir le pas en arrière : en arrière des représentations usuelles relatives au langage, dans le domaine où le langage originel nous convoque comme dictée. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre la tournure heideggérienne : << le langage parle >>87. Le langage parle en tant qu'il montre, et il montre en atteignant toutes les régions de la présence et en laissant apparaître en elles le présent. Nous, les hommes, nous parlons dans la mesure où nous entendons la voie silencieuse de la dictée du langage. Nous devons nous laisser dire le dire originel du langage. C'est cela qui signifie dans la perspective de Heidegger entendre ou écouter le langage. Nous écoutons, c'est-à-dire nous pouvons écouter le langage parce que d'une part nous lui appartenons et d'autre part, nous habitons en lui. Rappelons-nous la célèbre formule de Heidegger : << Le langage est la maison de l'être, dans son abri habite l'homme. >>88 Et parce que nous lui appartenons, le langage peut disposer de nous, nous employer en employant notre parler sans pour autant le ramener à un simple produit de notre activité parlante. Autant l'homme est le berger de l'être, autant il est le messager du langage. Il n'en est pas le propriétaire, mais la sentinelle, pourrions-nous dire, dont la mission qui lui est dévolue consiste à veiller sur le déploiement du langage originel.

III.2. Du langage existential au langage humain (existentiel):
rapport dialogique

Le langage, pris dans son sens global comme tout phénomène qui manifeste l'expressivité de l'homme, revêt chez Heidegger différentes significations : la signification existentiale (ontologique) et la signification existentielle (ontique), et entre

86 M. Hedegger, Acheminement vers la parole, op. cit., p. 242.

87 Ibidem, p. 254.

88 M. Heidegger, << Lettre sur l'humanisme », in Questions III, op.cit., p. 149.

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les deux un dialogue doit s'établir. Pour arriver à la détermination de cette double signification du langage, Heidegger va en quête du site propre du langage humain en se mettant à l'écoute de son parler plutôt que de le traiter en objet de connaissance. A l'encontre de la conception courante qui voit dans le parler seulement le pouvoir d'expression de l'homme, notre auteur découvre qu'avant tout parler humain, il existe le langage existential ou originel.

Heidegger rompt, quant à lui, de manière décisive avec le mode de représentations habituelles du langage, se situe au-delà d'elles et parvient ainsi à faire cette découverte originale de la vérité tautologique et paradoxale selon laquelle, en amont de toute expression humaine, c'est le langage qui parle et non véritablement l'homme. Cette découverte vient du fait qu'il pense l'essence, en allemand Wessen, non plus comme un genre ou une quiddité, mais comme le déploiement de l'être de quelque chose. Le risque du retour de la métaphysique est clairement impliqué dans les énoncés tautologiques par lesquels Heidegger évoque la nouvelle essence du langage : << le langage parle >>, << le langage est langage >>89. Il l'est aussi par le but qu'il se donne à lui-même dans Acheminement vers la parole: réfléchir sur le langage lui-même et uniquement sur lui, parce que << le langage lui-même est langage et rien de plus >>90. En outre, lorsque le philosophe dit que le langage est monologue, « cela veut dire à présent, d'après ses propres explications, deux choses : le langage seul est ce qui, à proprement parler, parle. Et il parle solitairement >>91.

Tout emploi concret ou ontique du langage présuppose que celui-ci nous est déjà parlé. Le langage est avant tout, plus originairement qu'une faculté dont nous disposons, une parole adressée, sans laquelle nous ne pourrions plus parler. Si le parler est d'abord et fondamentalement un écouter, cela ne veut pas dire pour autant que l'homme soit un auditeur passif. Ce n'est pas accidentellement que le langage est une parole adressée : son essence consiste dans cette parole adressée à nous. << La parole, nous dit Heidegger, doit nécessairement, à sa façon, nous adresser elle-même la parole, c'est-à-dire son déploiement. La parole se déploie en tant que cette parole adressée. >>92 En mettant l'accent sur le caractère monologique et solitaire du langage originel, on penserait que

89 M. Heidegger, Acheminement vers la parole, op. cit., p. 254.

90 Ibidem, p.14. 91Ibidem, p. 254. 92Ibidem p. 165.

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Heidegger refuse à l'homme toute capacité de parler. Bien au contraire. Le langage existential est annonce, appel, mais il emploie l'homme comme son messager. Il a besoin du parler humain et il n'est cependant pas le simple produit de notre activité linguistique. C'est dans cette perspective que cet auteur critique de Heidegger, G. Vattimo, pouvait bien dire : << Le langage ne se donne que dans le parler de l'être-là (Dasein) et, en même temps, ce parler trouve déjà ses possibilités et ses horizons définis par le langage lui-même, non pas comme une structure rigide qui le contraindrait mais comme un appel auquel il répond. »93 Et F. Dastur de renchérir que le langage ontologique en tant que dire ou dictée

<< appelle l'homme du regard. Get être-appelé et regardé constitue la véritable spécificité de l'humanité par rapport à 1'animalité : ce n'est plus en effet l'homme qui a besoin de comprendre ce langage, selon la perspective transcendantale qui était celle de Heidegger dans la première phase de sa pensée, c'est le langage qui a maintenant besoin de l'homme en vue de la propriation des étants. G'est en tant que tel que 1'homme est voué à la parole et à la voix, laquelle n'est plus un phénomène secondaire, la réponse appropriée de l'homme au dire ».94

Ce langage originel qui est à la fois monologue et solitaire, comme nous l'avions sommairement dit, est dictée (Sage). Mais est-ce à dire que ce langage exclut tout rapport au langage humain ? Que devient l'homme ou son langage dans le déploiement de ce langage originel ?

Le langage authentique ou existential est dictée. Dire, dans l'acception heideggérienne, signifie montrer, c'est-à-dire laisser apparaître, laisser voir, laisser entendre. En tant que montrer ou monstration, la dictée laisse apparaître l'étant comme présent ou absent, elle articule en quelque sorte la libre ouverture de la clairière où toute présence et toute absence doivent s'annoncer selon le mode de l'apparaître ou du disparaître. Et pour que le mode de l'apparaître soit effectif, le Dasein doit faire un vide en lui-même : se mettre dans une attitude silencieuse et ainsi écouter.

93 G. Vattimo, op. cit. p. 137.

94 F. Dastur, Heidggger et la question anthropologique, éd. Peeters, Louvain-Paris, 2003, p. 117.

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III.3. Langage du Dasein comme silence et écoute

A l'heure actuelle, avec l'émergence des nouvelles technologies de l'information et de la communication, surtout en milieu journalistique et politique, il y a une espèce d'inflation verbale. En effet, aujourd'hui plus que jamais, l'homme parle, il parle trop et écrit trop ; il pratique une inflation verbale et par là même, le langage se dévalue sans cesse, on en arrive à l'oubli fondamental de l'essence du langage du Dasein : silence et écoute. Pour parvenir à l'essence de ce langage, nous dit Heidegger, il faut sortir des déterminations traditionnelles du langage comme << énergie », << activité (de l'homme) », << travail », << force de l'esprit », << aperçu du monde », << expression » et « emprunter le chemin vers le langage en tant que langage »95. Car, << le chemin vers le langage cherche maintenant à aller plus rigoureusement au long du fil conducteur que nomme la formule : amener le langage en tant que langage au langage. Il s'agit, précise Heidegger, d'approcher la propriété même du langage »96 qui consiste à parler uniquement et solitairement avant de se déployer et se communiquer à l'homme. Mais comment écouter le langage du langage ? Le langage du langage serait-il compréhensible à tout le monde ?

Dans sa double visée d'expression et de communication, le langage humain en tant que réponse au langage originel requiert le dialogue entre silence et écoute, et plus exactement la synthèse du silence et de l'écoute. Le rapport entre silence et écoute est à concevoir comme un rapport dialectique. Mais cette dialectique n'est pas faite de moments successifs ; c'est simultanément que silence et écoute sont présents dans le langage et se font valoir l'un par l'autre. Pour Heidegger, le langage du Dasein qui ne repose pas sur le silence est en fait un langage creux et dont les boursouflures cachent mal le vide. Il est bruit de paroles, flot dévastateur, logorrhée stérile. Le langage, bien évidemment le langage du Dasein, doit être habité de silence, pétri de silence afin qu'il retrouve sa spécificité, son essence. A ce propos, Heidegger dira : << Quelqu'un peut parler et parler sans fin, et cela ne veut rien dire. Au contraire, voilà quelqu'un qui fait silence, il ne parle pas, et en ne parlant pas il peut beaucoup dire. »97 Mais que peut bien signifier cette déclaration forte?

95 M. Heidegger, Acheminement vers la parole, op. cit., p. 236.

96Ibidem, p. 236.
97Ibidem, p. 239.

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Nous pouvons comprendre cette affirmation dans ce sens que chez le philosophe allemand, la quantité ne saurait procurer la plénitude, et un instant de silence peut être plus plein et plus riche que de longs discours ; c'est le silence qui << informe » la parole, c'est-à-dire lui donne sa forme, la fait être comme parole humaine. Le langage du Dasein se détache sur fond de silence et se découpe en lui ; le silence fait donc partie intégrante et essentielle du langage. C'est en nous situant dans la même perspective de Heidegger que Pierre Masset pouvait affirmer :

« Le silence donne à la parole (humaine) le temps de se décanter, de se poser, de prendre forme et consistance, il est 1'épreuve de la parole. Il en est aussi la préparation et le mûrissement. Mais beaucoup plus que cela : il en est l'armature secrète et la trame solide. »98

Toutefois, il faut distinguer le silence comme dimension essentielle du langage du mutisme. En effet, le mutisme et le silence sont antithétiques. Alors que le silence plein et fécond est tout prêt à se prendre en forme de paroles et ne tarde à s'exprimer que pour enrichir davantage la parole à venir, le mutisme plat est une <<caricature du silence »99. Le silence est tout entier tendu vers la parole en puissance, sous-tend la parole en acte, le mutisme est ce que Claire Lucques désigne << le fait de ne pas apporter la vérité que l'autre attend de nous »100. En bref, observer le silence dans la perspective de Heidegger

« ne signifie pas le défaut de la capacité de parler, mais présuppose au contraire la possibilité de dire, c'est-à-dire de montrer, de sorte que le silence est ce mode originel du discours qui peut même faire comprendre mieux que la parole ellemême »101.

Dans cette optique, observer le silence devient une attitude de l'homme sage. Car, le sage est celui qui écoute plus qu'il ne parle. Ainsi, faire silence n'est pas synonyme de négation de la parole, mais signifie faire le vide en soi afin de se rendre disponible à l'interpellation de l'être. Tel est le sens que pourrait revêtir l'écoute comme langage du Dasein.

98 P. Masset, << la parole et le silence », dans Le langage. Actes du XIIIè congrès des sociétés de philosophie de langue française, op. cit.,p. 275.

99 C. Lucques, << Silence et mutisme », dans Le langage, op. cit., p. 348.

100 Idem.

101 F. Dastur, op. cit., p. 107.

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Selon Martin Heidegger, le langage du Dasein serait essentiellement écoute. En effet, si le Dasein en tant que << messager du langage >> est appelé à permettre le déploiement de son em-ployeur, pour lui, << parler est avant tout écouter. Cette écoute de la parole, insiste Heidegger, précède même toutes les écoutes ordinaires. >>102 Il s'agit de comprendre à ce niveau que si le Dasein est orienté de prime abord vers le dévoilement de l'être, il s'ensuit que c'est dans son essence, il est l'étant, qui est intrinsèquement tendu vers la manifestation de l'être, et ce, dans son histoire et par la parole. Pour Heidegger, être vraiment et pleinement homme, c'est se mettre à l'écoute et pour autant qu'on le fait. Dès lors, toute la vie de l'homme ou mieux toute l'existence humaine devient ipso facto écoute ; celle-ci se manifeste comme une exigence ontologique. Et c'est à juste titre que K. Rahner, dans sa perspective de la théologisation de la pensée de Heidegger, peut dire :

<< 1'anthropologie [...J devient ainsi l'ontologie de la puissance obédientielle à une libre révélation éventuelle >>103, en ce sens que l'homme tout entier et dans son évolution historique << n'aura compris sa propre essence que s'il est consciemment à l'écoute et en attente d'une révélation possible >>104.

En somme, il convient de rappeler ici que pour Heidegger, la relation que l'homme doit entretenir avec le langage se situe sur un autre niveau de compréhension. Pour y parvenir, il faut transcender les considérations ordinaires. En effet, le langage et surtout le langage originel, selon notre auteur, n'est pas un outil d'expression ou de communication ; il n'est pas une production humaine, mais il est monstration ou déploiement. C'est ce langage que Heidegger nomme donc Ereignis, dans ce sens qu'il est un déploiement qui appelle l'homme à son être propre en ce qu'il est une dictée (Sage). Aussi, en affirmant que le langage seul parle et << parle solitairement >>, Heidegger admet-il toutefois que ce langage a besoin de l'homme pour se manifester ; il ne se donne que dans le langage de l'homme, d'où le rapport dialogique entre le langage existential et le langage existentiel. C'est dans cette optique que nous comprendrons que la place et le rôle qui reviennent à l'homme dans la monstration de l'Ereignis, c'est

102 M. Heidegger, Acheminement vers la parole, op. cit., p. 241.

103 K. Rahner, op. cit., p. 279.

104 Ibidem, p. 280.

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d'être la « sentinelle » et le « messager » du langage, l'homme n'est homme que dans la mesure oü il est le « » du langage. Ainsi, après avoir accompli sa mission, l'être humain, et selon la conception de Heidegger, doit reconnaître que l'essence de son parler se trouve beaucoup plus dans le rapport dialectique entre le silence et l'écoute. Cela suppose que c'est un travail existentiel qui ne peut s'achever que dans cette ultime possibilité d'être du Dasein qu'est la mort.

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CHAPITRE IV :

L'ONTOLOGIE DE LA MORT : LA MORT COMME
TERME DE L'EXISTENCE DU DASEIN

Le philosophe de Freibourg-en-brisgau, M. Heidegger, dont les lecteurs et les critiques ont à maintes reprises affirmé qu'il s'est fait le défenseur de haute facture de l'être en oubliant l'homme105, nous amène progressivement dans la profondeur de sa pensée unifiée à travers ses investigations sur l'homme. En effet, pour lui, l'ontologie fondamentale réclame un soubassement ontique, c'est-à-dire que l'étude de l'être a pour fil conducteur l'analyse de l'homme. Après avoir analysé 1'ek-sistence humaine dans sa plus grande étendue comme une ouverture ek-statique, comme une relationalité ontologique et ontique, Heidegger ne fait pas l'économie d'une réflexion hors pair sur la mort : une réflexion ontologique et phénoménologique de la mort. Mais qu'est-ce qui peut bien signifier cet intitulé quasiment insolite? Comment la mort apparaît-elle dans son essence même chez le père de l'ontologie ?

IV.1. Le Dasein : l'être-pour-la-mort

La phénoménologie se borne à décrire les réalités qui se donnent à voir dans notre champ expérimental afin de leur conférer un sens. Elle est une explicitation des phénomènes. Chez Heidegger, étudier la mort en tant que phénomène revient à chercher son sens, son être ou son essence. Dans cette optique, l'ontologie phénoménologique de la mort pourrait brièvement signifier une quête descriptive du sens et de l'essence de la mort. L'analyse heideggérienne de la mort est une interprétation existentiale de la mort qui précède toute interprétation biologique, ethnologique et psychologique de ce phénomène. L'existence humaine est un phénomène inscrit dans cet intervalle qui va de la naissance à la mort.

Le « Dasein ist sein zum Tode »106, c'est-à-dire que le Dasein est un être-pour-lamort. Dès la naissance, dès son ek-sistence, il est tout entier tendu, voué à la mort. Dans la lucidité de l'angoisse, il apparaît avec l'éclat du feu qu'à tout instant, et dès le premier moment de sa vie, le Dasein est capable et sur le point de mourir. La mort est,

105 M. Heidegger, Cahier de l'herne, l'Herne, Paris, 1983, p. 383.

106 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 266.

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pour lui, une manière d'être, une modalité d'être qui l'affecte dès qu'il existe, et qui mûrit implacablement en lui. Dans cette perspective purement phénoménologique, le phénomène de la mort apparaît comme la possibilité de l'existence qui conduit à la nonexistence, au néant d'être. Ainsi, la mort est le néant d'être du Dasein. Dans l'angoisse, celui-ci réalise l'expérience fondamentale du néant de son être.

Comprise comme la modalité la plus propre d'être de l'homme, la possibilité absolument inévitable, inconditionnée, insurmontable et indépassable, la mort est ainsi la possibilité de l'impossibilité de toute autre possibilité. Autrement dit, << la mort est possibilité de la pure et simple impossibilité de l'être-là ».107 En effet, lorsqu'elle survient, la mort annule toutes les autres possibilités, tous les projets de l'homme ; elle se présente comme l'«élément zéro», c'est-à-dire l'élément absorbant de toutes les ambitions humaines. D'une part, la mort est le pouvoir-être le plus propre, c'est-à-dire le plus authentique du Dasein. D'autre part, elle est authentique pouvoir-être, pouvoirêtre qui demeure toujours pouvoir, qui ne se réalise jamais, au moins tant que le Dasein est là. La mort est donc possibilité authentique (propre) et authentique possibilité (insurmontable).

En outre, dire que l'homme est un être pour la mort, selon la compréhension de Heidegger, cela signifie qu'il est un être voué à la mort et que celle-ci se présente ici comme une affaire très personnelle et très individuelle, en ce sens que chaque homme est inexorablement condamné à mourir seul ; personne ne peut mourir à la place de l'autre : << Nul, affirme l'auteur, ne peut décharger l'autre de son trépas108 Quelqu'un peut bien << aller à la mort pour un autre ». Toutefois cela revient à dire : se sacrifier pour l'autre dans un cas déterminé. Mais << mourir ainsi pour (autrui) ne peut jamais entraîner que l'autre serait dans la moindre façon déchargé de sa mort. » 109 Cela consiste à dire que, ontologiquement parlant, il ne peut jamais avoir de mort par << représentation », par << procuration », c'est-à-dire par délégation. Le trépas, c'est à chaque Dasein de le prendre comme une affaire individuelle et personnelle, c'est-à-dire que chaque homme doit porter et assumer son trépas. C'est là la modalité d'être propre (authentique) à chaque être humain. Désormais, et dans la perspective heideggérienne, toute notion de sacrifice (mourir-pour-autrui ou à la place d'autrui) est vidée de son

107 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 170.

108 Ibidem, p. 240.

109 Idem.

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sens. Selon Heidegger, ce serait une aberration de dire qu'on peut mourir à la place de l'autre.

Si la mort est donc le néant de toute possibilité, est-ce à dire que l'homme ne doit plus avoir des projets ? L'homme doit-il tomber dans la résignation et dans le fatalisme ? Quand le Dasein sait pertinemment qu'au surgissement, à l'avènement de la mort tout devient néant d'être, comment va-t-il donc concevoir son existence et tout ce qui implique comme désir de réalisation de soi ? Pour Heidegger, la réponse à ces interrogations est sans ambiguïtés. Une fois que l'homme sait qu'il est un être-pour-lamort et que, à cause de cela, refuse d'agir, il tombe en quelque sorte dans la déréliction, dans l'existence inauthentique. Car,

« avec l'être-pour-la-mort, la possibilité ontologique d'un pouvoir-être total et authentique du Dasein est donc démontée. Ce mode d'être authentique de l'homme n'est pas une « construction théorique », mais est attesté existentiellement par la voix de la conscience qui convoque le Dasein hors de la perte dans le on et l'appelle à son pouvoir-être le plus propre »110.

Répondant à cet appel, l'homme existe résolument, c'est-à-dire en vue de luimême. En anticipant résolument la mort, le Dasein existe authentiquement en vue de lui-même et de son pouvoir-être le plus propre. Ainsi, la résolution anticipante est la forme originaire et authentique du souci. En sachant pertinemment que l'homme est pour la mort, il doit assumer son être-jeté-dans-le-monde.

C'est ici que l'originalité de l'interprétation ontologico-phénoménologique de la mort chez Heidegger est, à notre avis, mise en évidence. En effet, la mort comme possibilité de l'impossibilité de toute possibilité, loin d'enfermer le Dasein, l'ouvre plutôt à ses possibilités sur le mode le plus authentique. Ce qui implique toutefois qu'elle soit assumée de manière authentique par lui, en ce sens qu'elle soit reconnue explicitement par lui comme sa modalité d'être la plus propre. Cette façon d'assumer pleinement la mort comme possibilité est ce que Heidegger appelle l'anticipation de la mort111. Anticiper la mort ne signifie pas y penser au sens de garder à l'esprit le fait que nous devons mourir ; cela ne signifie pas non plus « s'abandonner à la mort ». Pour le philosophe allemand, l'anticipation de la mort s'identifie à la reconnaissance du caractère non définitif de chacune des possibilités concrètes que la vie nous présente, de

110 A. Boutot, Martin Heidegger, op.cit., p. 33.

111 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 261.

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telle sorte que le Dasein ne se fige pas en se projetant définitivement sur la base de telle ou telle de ces possibilités, mais reste continuellement ouvert:

« L'anticipation, indique-t-il, ouvre à l'existence comme sa possibilité la plus extrême le renoncement à elle-même et brise ainsi tout raidissement sur l'existence à chaque fois atteinte [...]. Parce que l'anticipation de la possibilité indépassable ouvre avec elle toutes les possibilités situées en deçà d'elle, elle porte avec elle la possibilité d'une anticipation existentielle du Dasein total, c'est-à-dire la possibilité d'exister comme pouvoirêtre entier. »112

Bien que l'homme soit inconditionnellement un être-pour-la-mort, l'anticipation résolue du phénomène du mourir apparaît ici comme un antidote, comme une soupape de sécurité contre toute conception dramatique et tragique de la mort.

Ce point de vue de Heidegger voudrait nous amener à poser le phénomène de la mort comme une << forme >> de la vie ; elle est innée à la vie si bien que, dès que celle-ci se manifeste, celle-là est déjà là. La mort n'apparaît pas au moment de la mort, elle est là dès la naissance ; on pourrait même dire qu'elle précède la naissance : << la vie serait différente du tout au tout si la mort ne l'accompagnait pas dès ses débuts, mais se présentait seulement à son terme>>.113 Une telle conception du mourir ne veut pas dire que la mort doit être acceptée avec joie ou célébrée comme on le ferait à l'occasion d'une réussite. Concevoir ainsi la mort conduirait à considérer Heidegger comme un << nécrophile >> (qui aime la mort). C'est tout le contraire. En effet, si la mort pour les religions du salut, porte en elle le risque de la perdition, il y a donc chez Heidegger reconnaissance de la réalité de la mort à sa juste valeur. La mort est quelque chose qui arrive inévitablement, transforme radicalement, joue un rôle dans le processus de la vie ; elle est quelque chose de naturel. La vie et la mort sont les deux versants de l'existence de l'homme. N'est-ce pas à cause de cela que Heidegger parvient à considérer la mort comme constitution de l'existence du Dasein ?

IV.2. La mort comme constitution fondamentale du Dasein D'après le Dictionnaire Larousse, la << constitution >> est << action de constituer, c'est-à-dire de regrouper des éléments afin de former un tout >> ou bien le fait de

112 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 264.

113 E. Morin, L'homme et la mort, Seuil, Paris, 1970, p. 274.

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<<former l'essence, la base de quelque chose >>.114 Dans la logique de cette définition, on peut dire que lorsqu'une chose est un élément constitutif d'une autre elle devient un élément essentiel et non accidentel. Dès lors, comment pouvons-nous comprendre que la mort soit considérée comme partie constituante du Dasein ? C'est une question apparemment triviale, mais combien elle revêt une importance capitale. Ce n'est qu'en nous mettant à l'école, à l'écoute attentive du philosophe Heidegger que nous saisirons la pertinence de cette nouvelle considération sur la mort.

On nous a habitués à considérer la mort comme étant quelque chose d'extérieur à l'homme. En témoignent les communiqués nécrologiques qui nous font toujours croire que la mort d'un individu, qu'elle soit naturelle ou accidentelle, c'est-à-dire causée par un agent quelconque, est considérée comme un drame ou une tragédie. Pour Heidegger, tel n'est pas le cas. La méditation de ce phénoménologue sur la mort se veut donc un dépassement et un déplacement de cette conception classique du phénomène du mourir.

Selon lui, en effet, la mort est une dimension constitutive et fondamentale de l'exister humain. C'est le véritable statut que nous devons reconnaître à la mort de l'homme : << la mort est repérée comme un phénomène existential. Cela engage la recherche dans une orientation purement existentiale sur le Dasein chaque fois mien. >>115 Cela dit, la mort n'est pas un accident, elle est inhérente à l'existence de l'homme. Par analogie, nous dirons que, autant il n'y a pas de médaille sans revers, autant on ne peut concevoir la vie sans la mort : << la mort, renchérit l'auteur, est un phénomène de la vie. Vie doit être compris (sic) comme un genre d'être auquel un êtreau-monde appartient. >>116 Ainsi, si personne ne peut décharger autrui de sa mort et ne peut stricto sensu

« mourir pour l'autre, cela implique que le « mourir n'est pas seulement une détermination extrinsèque de l'existence, un accident de la substance " homme", mais au contraire un attribut essentiel de celui-ci. Le rapport que l'être humain entretient avec le mourir est donc constitutif de son être même et premier par rapport à toutes ses autres déterminations. »117

Dans un cours dispensé pendant la parution d'Etre et temps où Heidegger aborde, d'après le témoignage de F. Dastur, pour la première fois l'analyse de l'être-

114 Dictionnaire Petit Larousse en couleurs, Librairie Larousse, Paris, 1990, p. 258.

115 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 240.

116 Ibidem, p. 246.

117 F. Dastur, Heidegger et la question anthropologique, op. cit., p. 22

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pour-la-mort, il parvient à affirmer que la certitude du devoir-mourir est le fondement de la certitude que le Dasein a de lui-même, de sorte que ce n'est pas le cogito sum, le << je pense, je suis » qui constitue la véritable définition de l'être du Dasein, mais bien entendu le sum moribundus, << je suis mourant », le moribundus, le << destiné à mourir », donnant seul son sens au << sum », au << je suis ».118

En somme, nous reconnaissons avec Heidegger que la mort ne peut plus apparaître comme l'interruption de l'existence, comme ce qui déterminerait la fin de celle-ci de manière externe, mais comme ce qui constitue ce rapport du Dasein à son propre être que Heidegger nomme existence. Comme face cachée de la vie, lorsqu'elle apparaît, la mort peut être vécue avec beaucoup plus de sérénité et de lucidité, étant entendu que sérénité signifie d'un côté détachement de cette conception traditionnelle et tragique de la mort, et de l'autre détachement de cette idée de nous considérer comme des immortels dans notre existence ou dans notre être-au-monde119 .

IV.3. La mort : terme de l'existence du Dasein

Dans les pages qui précèdent, nous avons montré que le Dasein est un être-pourla-mort, en ce sens que dès son existence, il est voué à la mort ; celle-ci se présente comme la manière d'être du Dasein la plus authentique qu'aucune autre personne ne peut lui ravir. Ensuite, nous avons mis en lumière que la mort est une dimension constitutive de l'homme ; elle fait partie intégrante de l'existence humaine. A présent, nous l'expliquerons en rapport avec la finitude de l'homme. Mais qu'est-ce que la finitude ?

Pour définir la finitude, nous pouvons dire que << la forme antique la dissout, 1'engloutit et l'anéantit en Dieu, tandis que la forme moderne l'assimile et la réduit en 1'homme qui tente de dévorer et de s'approprier tous les pouvoirs divins ».120 Dans cette partie de notre travail, notre objectif n'est pas de déterminer un rapport de la finitude humaine à l'absoluité divine. Nous voulons comprendre la finitude de l'homme en tant que limitation parce que l'homme est voué à la mort. En effet, de toutes les manières d'être, la mort est la seule capable de nous manifester que l'homme est fini, limité. C'est une finitude ou une <<limitation spécifique qui consiste pour la réalité humaine à ne pas

118 F. Dastur, Heidegger et la question anthropologique, op. cit., p. 23.

119 M. Heidegger, << Pour servir de commentaire à Sérénité », in Questions III, op. cit., p. 172.

120 F. Guibal, Autonomie et altérité, Cerf, Paris, 1993, p. 66.

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coïncider avec soi-même. Il ne sert à rien non plus de définir la limitation comme une participation au néant ou au non-être ».121 Quand nous parlons ici de finitude humaine mise en évidence par le phénomène de la mort, nous voulons souligner ipso facto la contingence radicale du Dasein qui se manifeste dans son existence.

C'est la contingence et la facticité de l'homme qui nous font parler de sa finitude, et c'est parce que l'homme est fini qu'il a besoin de l'être. C'est ce qui fera dire à Heidegger qu' « il n'y a d'être et il ne peut y en avoir que là où la finitude s'est faite d'existence »122. C'est donc parce que l'existence de l'homme est en soi finitude, et non pas parce que celle-ci se verrait « dépassée » que l'ontologie est possible : « Seul un être fini, explique Heidegger, et non pas Dieu, a besoin d'ontologie ». C'est dans ce contexte où anthropologie et ontologie s'identifient que le philosophe allemand thématise la problématique de la finitude qui n'a pas été véritablement élaborée dans Etre et temps. Et cela sans doute parce que, comme lui-même l'a reconnu, il n'y a pas suffisamment développé la problématique de la facticité, l'analytique existentiale ayant constamment donné le privilège ontologique à la dimension du comprendre, et par là même à l'avenir de l'existentialité. Or « dans la tradition philosophique, commente Dastur, la finitude a essentiellement été comprise à partir de ce que l'on pourrait nommer, par contraste avec la mortalité de l'être humain, sa natalité »123. Selon cette tradition, ce n'est pas parce que l'homme est mortel, mais bien parce qu'

« il est créé, un "ens creatum ", qui n'est pas à l'origine de son propre être, qu'il ne possède, comme le dit la métaphysique scolaire, qu'un " intuitus derivatus ", une « intuition dérivée », c'est-à-dire un regard qui ne peut prendre en vue que le donné, le déjà-là, alors que l' " intuitus originarius " du créateur est ce regard qui est à l'origine même de l'étant, qui le fait être »124.

L'homme en tant qu' « ens creatum » est donc compris par la tradition comme dépendant nécessairement d'un étant qui le précède. Heidegger, dans cette logique, épouse la vision kantienne qui avait développé son propre concept de finitude en le déterminant de manière extérieure par opposition à un intuitus originarius, une intuition

121 P. Ricoeur, Philosophie de la volonté II, finitude et culpabilité, Aubier-Montaigne, Paris, 1988, p. 149.

122 M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Vittorio Klostermann, Frankfurt, 1965 (sic), Kant et le problème de la métaphysique, traduction française par A. De Waelhens et W. Biemel, Gallimard, Paris, 1953 (sic), p. 284.

123 F. Dastur, Heidegger et le problème anthropologique, op. cit., p. 38.

124 Idem.

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productrice. Mais la subtilité et l'originalité ontologique de Heidegger se remarquent nettement dans sa démarcation de Kant.

Si, pour le philosophe de Koenigsberg (Kant), l'homme s'interroge sur le devoir, le pouvoir et l'espoir de sa raison ( << Que puis-je savoir ? >>, << Que dois-je faire ? >> et << Que m'est-il permis d'espérer ? >> parce qu'il est fini, et que sa finitude lui révèle l'existence d'un être supérieur et extérieur duquel il dépend (ce qui nous conduit à une finitude saisie de façon externe), pour le philosophe allemand Martin Heidegger, au contraire, le Dasein en tant qu'existant est fini, c'est-à-dire mortel : il est un être en vue de la mort, ce qui implique que la finitude n'est pas un accident de son essence << immortelle >> mais le fondement même de son être : <<Plus originelle que 1'homme, lâche vertement Heidegger et n'en déplaise à Kant et aux idéalistes, est en lui la finitude du Dasein >>125. Cette finitude << interne >> qui est originelle au Dasein lui est justement révélée par la mort. C'est elle qui porte le Dasein et le pousse ainsi à avoir besoin de la compréhension de l'être. La mort devient ici donc le terme indépassable de l'existence de l'homme.

Ainsi, nous pouvons dire que Heidegger, une fois de plus, a mis en évidence le lien entre la question de l'homme et l'ontologie fondamentale, entre la finitude révélée par la mort et le déploiement de l'horizon, de la compréhension de l'être. En insistant sur la vraie essence de la mort, terme indépassable de l'existence du Dasein, l'auteur nous montre que le problème de l'être, loin d'être une pure spéculation est au contraire la question la plus concrète.

125 M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 285.

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CHAPITRE V :
PORTEE DE LA PENSEE HEIDEGGERIENNE

« Les penseurs, selon P. Valery, sont des gens qui repensent et qui pensent que ce qui fut pensé ne fut jamais assez pensé »126. Tel est ce qui pourrait justifier l'objectif affiché de Martin Heidegger lorsqu'il entreprend avec détermination de repenser l'homme dans son ontologie fondamentale. C'est pourquoi ce chapitre, en tant qu'évaluation critique de l'étude que nous avons menée sur sa pensée, consistera à faire ressortir les points saillants et intéressants touchant l'homme dans son ontologie fondamentale. Dans un premier moment, il s'agira de montrer que l'étude de l'être en tant que tel, loin d'être une spéculation pure et simple, nous ramène sur nous en tant qu'être humain. Ensuite, nous verrons comment la réflexion sur le Dasein dans une perspective ontologique contribue à mieux cerner les enjeux de la mondialisation. Enfin, nous montrerons comment être-au-monde et être-avec-autrui sont considérés comme des impératifs pour une mondialisation humanisée.

V.1. L'ontologie fondamentale comme pensée du Dasein

Heidegger, de l'avis quasi-unanime des philosophes d'aujourd'hui, est un des pionniers du renouvellement de la question de l'ontologie au XXè siècle. Dans son ontologie dite fondamentale, il s'attache à montrer comment cette question de l'être est inscrite dans la texture même de l'existence humaine, de sorte qu'on ne peut éviter de se la poser, dans la mesure où elle est inséparable de la compréhension que nous avons de nous-mêmes. Ce sera la tâche de l'analytique existentiale de faire ainsi l'inventaire des structures existentiales dans lesquelles la question de l'être apparaît comme étant immédiatement investie. Le premier intérêt qu'il faut mettre ici en exergue réside dans la démarche même de notre auteur : nous amener à nous confronter avec nous-mêmes, à savoir qui nous sommes, et quel doit être notre rapport à l'être. Ensuite, sa pensée vient à point nommé pour cerner et mieux vivre le phénomène de la mondialisation qui

126 J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger. Philosophie grecque, Minuit, Paris, 1973, p. 11.

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suscite aussi bien d'inquiétudes, de controverses que de contradictions à l'heure actuelle.

La reprise de l'ontologie par Martin Heidegger a ceci de particulier que la connaissance de l'être en tant que tel ou ontologie fondamentale suppose une situation de fait pour l'esprit qui connaît. Une raison affranchie des contingences temporelles. C'est l'image que se fait d'elle-même une raison qui s'ignore ou s'oublie, une raison naïve. L'ontologie dite fondamentale (authentique) coïncide avec la facticité de l'existence temporelle. Nous pouvons en dire plus : l'ontologie fondamentale requiert un soubassement ontique ou existentiel, en ce sens que sa réalisation effective doit passer par l'explicitation ou l'analytique du Dasein dans sa facticité, dans son existence triviale et quotidienne.

Certes, l'intérêt de l'ontologie est orienté vers le sens et la vérité de l'être. Mais cet être, pour être accessible, doit au préalable se dévoiler. Selon E. Lévinas, jusqu'à Heidegger la philosophie moderne supposait à cette révélation un esprit connaissant ; elle était son °uvre.

<< L'être dévoilé était plus ou moins adéquat à l'être voilé. Que ce dévoilement soit lui-même un événement de l'être, que 1'existence de l'esprit connaissant soit cet événement ontologique condition de toute vérité - tout cela était, certes déjà soupçonné par Platon, le père de l'idéalisme, quand il mettait la connaissance non pas dans le sujet mais dans l'âme et que quand il conférait à l'âme la même dignité et la substance qu'aux idées, quand il pensait l'âme comme contemporaine des idées ou coéternelles à elles ; mais que cet événement, ce retournement de l'être en vérité s'accomplisse dans le fait de notre existence particulière ici-bas, que notre ici-bas, notre Da soit l'événement même de la révélation de l'être, que notre humanité soit la vérité - constitue l'apport principal de la pensée heideggérienne >>127.

A travers la démarche du philosophe allemand, nous découvrons que l'essence de l'homme est dans cette °uvre de vérité ; l'homme n'est pas un substantif, mais initialement verbe : il est dans l'économie de l'être, le << se révéler >> de l'être, il n'est pas Daseindes, mais Dasein, c'est-à-dire le lieu de la manifestation de l'être. Pour Heidegger, la question de savoir ce qu'est l'être en tant que tel est en tant que nécessité constitutive de l'existence de l'homme, le point de départ de toute question et de toute

127 E. Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 59.

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réponse ontologique. Dans la mesure oü ce point de départ de toute question ontologique est conçu de prime abord comme une marque distinctive de l'être humain, nous voyons tout naturellement comment toute interrogation ontologique est en même temps une étude ou une analytique de l'homme. La question sur l'être et la question sur l'homme qui prend conscience de lui-même et s'interroge sur sa destinée forment une unité fondamentale et toujours intégrale. Cela nous garantit en même temps que Heidegger ne perd pas l'homme de vue alors que, dans un premier temps il semble se mouvoir seulement dans la question de l'ontologie fondamentale.

De plus, la question sur l'être en tant que tel est le seul et unique point de départ possible de toute ontologie fondamentale. A partir de l'analyse de cette question, notre auteur nous montre qu'on doit obtenir ce qu'est en général l'étant et ce qu'est en particulier l'étant qui pose nécessairement dans son existence la question de l'être, à savoir l'homme. Le résultat de cette analyse doit être affirmé par l'homme avec la même nécessité avec laquelle il pose cette question ontologique, au moins implicitement dans tous ses jugements et toutes ses actions, et à laquelle il répond toujours. Puisque la question sur l'être et celle sur l'homme s'interpénètrent et forment une unité, ce qui résulte de l'essence de toute interrogation ontologique, cette analyse doit toujours être à la fois une ontologie fondamentale et une anthropologie ontologique, c'est-à-dire une étude approfondie sur l'homme dans la perspective ontologique.

Comme le dit ce critique de notre auteur, E. Lévinas, « le problème de l'être que Heidegger pose nous ramène à l'homme, car l'homme est un étant qui comprend l'être. Mais d'autre part, cette compréhension de l'être est elle-même l'être; elle n'est pas un attribut, mais le mode d'existence de l'homme. »128 Ce n'est pas là, et il faut le souligner avec force, une extension purement conventionnelle du mot être à une faculté humaine - en l'occurrence, à la compréhension de l'être, - mais la mise en relief de la spécificité de l'homme dont les actes et les propriétés sont autant des existentiaux ou des modalités d'êtres. C'est l'abandon de la notion traditionnelle de la conscience comme point de départ (par exemple chez Husserl, le père de la phénoménologie contemporaine), avec la décision de chercher, dans l'événement fondamental de l'être, de l'existence du Dasein, la base de la conscience elle-même. C'est ici justement que la critique virulente

128 E. Lévinas, En découvrant l'existence, op. cit., p. 59.

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que Heidegger adresse à la philosophie occidentale dans son ensemble se trouve donc justifiée. En effet, de Platon à Nietzsche, en étudiant la problématique de l'ontologie, les philosophes parviennent d'une part à opérer une séparation radicale entre l'être et l'homme (tel est le cas par exemple des idéalistes), et d'autre part à embrigader l'homme dans l'immanence sans aucune ouverture à la transcendance ; cette dernière perspective est celle des philosophes immanentistes tels que Feuerbach, Nietzsche...

En outre, si pour les philosophes de la post-modernité, tout discours fondamental est révolu, si toutes les valeurs transcendantes se dévaluent et tombent dans la nihilité, pour Heidegger, l'étude de la compréhension de l'être est ipso facto une étude du mode d'être de l'homme. Elle n'est pas seulement une préparation à l'ontologie, mais déjà une ontologie. Cette étude de l'existence de l'être humain, le philosophe allemand l'appelle analytique du Dasein : << l'ontologie fondamentale, dit Heidegger, dans laquelle seulement les autres ontologies peuvent prendre source, doit être cherchée dans l'analytique existentiale du Dasein >>129. Sous une forme, étrangère au problème de l'être en général, elle a déjà été amorcée et poursuivie, dans de multiples études philosophiques, psychologiques, littéraires et religieuses consacrées à l'existence humaine.

C'est pour cette raison que Heidegger appelle existentielle, l'analyse de l'existence humaine qui ignore la perspective de l'ontologie. La replacer dans cette perspective, l'accomplir de façon explicite, est donc l'°uvre d'une analytique existentiale, tâche entreprise dans Etre et temps. Et c'est aussi la raison pour laquelle Heidegger sera appelé par la postérité penseur de l'être. Pour Pierre Trottignon,

<< la pensée de Heidegger est une méditation ontologique. Une réflexion sur l'être et sur le sens de l'être que la philosophie dans sa tradition métaphysique aurait oublié et masqué. La question ontologique est le lieu de la philosophie, mais la philosophie a perverti le sens de la question ontologique >>130.

Aussi l'étude de la pensée heideggérienne nous permet-elle de nous rendre compte du nouveau statut que l'auteur attribue au Dasein dans son ontologie fondamentale. En baptisant justement l'homme comme Dasein, Heidegger, à travers

129 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 13.

130 P. Trottignon, Heidegger, sa vie, son wuvre avec un exposé de sa philosophie, PUF, Paris, 1965, p. 5.

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cette nouvelle terminologie, renverse, bouleverse et dépasse la conception que nous avons de l'être humain depuis l'antiquité grecque jusqu'à l'époque contemporaine. Et pour parvenir à ce nouveau statut de l'homme, il faut au préalable accepter de se questionner sur sa vérité. Heidegger nous invite à comprendre cette vérité selon le sens le plus originel et grec présocratique d'alèthéia, de dévoilement. La vérité peut être décèlement de l'étant et décèlement de l'être. Il faut que le sens de l'être soit décelé pour que le Dasein en tant que tel le soit aussi. En cela, l'°uvre de Heidegger nous dévoile que jusqu'ici l'étude de l'être ou l'ontologie classique n'a pas posé, à proprement parler, la question de l'homme sur sa vérité et que cette question doit être posée dans toute son acuité. A ce titre, nous pouvons dire qu'en effet, la pensée du philosophe allemand ne se laisse pas cerner, ni ne se livre à l'assimilation de l'hommesujet en mal de tout arraisonner, mais projette des horizons pour les décisions de l'homme en attente des interpellations de l'être et prêt à ouvrir un monde en tant qu'employé dans le déploiement de l'être, em-ployé par et pour ce dé-ploiement.

La véritable pensée de Heidegger qui ne relève ni de l'ontologie traditionnelle, ni de la métaphysique transcendantale, ni de l'onto-théologie, encore moins de l'épistémologie ou de l'anthropologie tout court nous propose un être qui se résout à l'arrachement à la quiétude de la vie et ose l'insécurité du dépaysement. Il faut accepter de sortir du << monde >> pour se tenir dans le monde. Il faut accepter ce dépaysement pour pouvoir être authentiquement auprès de l'homme, accéder à son essence et à sa vérité. Nous devons être capables de voir que cette sortie et ce retour ne se font pas selon la trajectoire ontologique traditionnelle de l'homme divisé entre un << monde d'ici >> et un monde de l'au-delà. Cela signifie en fait que l'homme lui-même cessera de se concevoir uniquement comme un animal raisonnable, ou comme sujet de connaissance, ou comme un Surhomme et qu'il prendra au sérieux son être plus originel de << berger de l'être >> ou gardien de sa vérité, d'employé du déploiement de l'être, sentinelle du langage existential. L'homme prendra cet être-homme originel au moins au sérieux pour avoir l'endurance d'attendre que la parole non parlée du déploiement de l'être lui fasse entendre et comment tout cela peut et doit être existé. Cela signifie aussi que la pensée de l'homme n'est pas d'abord et uniquement représentative, objectivante et dominatrice mais qu'elle est, plus originellement, écoute et réponse à l'interpellation de l'être. D'autre part, cela veut dire que le langage n'est pas d'abord et uniquement un

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moyen d'expression, un instrument que se donne la pensée, mais que, dans son essence profonde, la pensée qu'est langage et ce langage qu'est la pensée est une réponse à la parole interpellatrice de l'être et que c'est elle, finalement, qui est le langage originel. Pour Heidegger, l'être, s'il est langage, interpellation, déploiement, n'est pas statique, mais le dynamisme même.

Ainsi, c'est en développant cette corrélation nécessaire entre Dasein et être que se dégage, comme nous l'avions souligné avec Lévinas et que nous jugeons nécessaire de le réaffirmer ici, l'originalité de Heidegger :

<< L'originalité de Heidegger consiste précisément à maintenir avec une grande netteté jamais en défaut, cette distinction. L'être de l'étant est l' « objet » de l'ontologie. Alors que les étants représentent le domaine d'investigations des sciences ontiques >>131.

A notre avis, c'est grâce à la mise en lumière de cette différence ontologique, pierre angulaire ou clé de voûte de l'édifice de sa pensée, que Heidegger est amené à rejeter toutes les déterminations de l'homme des modernes pour le baptiser finalement sous la terminologie du Dasein dans son ontologie qu'il qualifie de << fondamentale >>.

Cette possibilité de concevoir la contingence et la facticité, non pas comme des faits offerts à l'intellection (cette possibilité de montrer dans la brutalité du fait et des contenus donnés la transitivité du comprendre et une << intention signifiante >>, possibilité rattachée par Heidegger à l'intellection de l'être en tant que tel) constitue la très grande nouveauté de l'ontologie contemporaine dont le philosophe allemand Martin Heidegger se fait le défenseur inconditionné et incomparable. Dès lors, comprendre l'être, c'est placer l'homme au centre de ses préoccupations et de ses investigations philosophiques ; tout cela indique que l'apport essentiel de l'ontologie fondamentale apparaît d'une part en rupture avec la structure théorétique de la pensée occidentale, c'est-à-dire de la métaphysique ou de l'ontologie classique ; et d'autre part, en opposition à l'intellectualisme classique, à l'idéalisme allemand. Penser, ce n'est plus contempler, mais s'engager au service de l'homme. L'ontologie fondamentale ne suppose pas seulement une attitude théorétique (contemplative), mais tout le comportement de l'humain. Nous pouvons même dire que chez Heidegger, tout

131 E. Lévinas, En découvrant l'existence, op. cit., p. 56.

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l'homme est ontologie, pour ne pas dire que toute l'ontologie fondamentale est anthropologie ontologique : l'°uvre scientifique de l'homme, sa vie affective, la satisfaction de ses besoins et son travail, sa vie sociale (être-avec, c°xistence), et sa mort articulent, avec une rigueur qui réserve à chacun de ces moments une fonction déterminée, la compréhension de l'être ou de la vérité de l'être. Ce n'est pas parce qu'il y a l'homme qu'il y a vérité. Mais c'est parce que l'être en tant que tel se trouve inséparable de son apérité (ouverture), parce qu'il y a vérité, ou si nous le voulons, parce que l'être est intelligible qu'il y a l'humanité.

Le retour aux thèmes originels de la philosophie, et c'est par là encore, à notre humble avis, que l'°uvre de Martin Heidegger, ce « brillant philosophe qui continue de dominer la pensée de ses contemporains >>132, pour emprunter cette expression à Henri Arvon, demeure frappante, ce « philhellénisme >> ou encore cette quête archéologique ne procède pas d'une pieuse décision de retourner enfin de compte à n'importe quelle philosophia perennis, mais est soutenu par une attention toute radicale accordée aux préoccupations pressantes de l'actualité : le problème de l'homme. La question du sens ou de la vérité de l'être, question de l'ontologie fondamentale, et les questions relatives à l'homme se rejoignent intimement et spontanément. C'est en nous situant dans cette perspective que nous saurons que sa pensée peut nous être d'une grande importance pour la compréhension du phénomène de la mondialisation.

V.2. Contribution de la pensée heideggérienne à l'analyse de la
mondialisation

S'il est un mot à la mode, c'est bien celui de la mondialisation ; il est à la « une >> des journaux, fait l'objet des débats parfois houleux, souvent controversés et contradictoires. La mondialisation suscite aujourd'hui, comme nous venons de le souligner, nombre de controverses. Le terme, à lui seul, condense des inquiétudes : il évoque tout à la fois le rétrécissement de la planète, lié aux innovations technologiques, et l'impact massif du capitalisme triomphant qui impose au monde sa domination sans partage (ère de l'anglo-saxonnisation du monde ou américanisation du monde). Ce qui se produit avec la mondialisation, c'est aussi un gigantesque changement à l'échelle mondiale : mobilité sans précédent des hommes, des marchandises et de l'information,

132 H. Arvon, La philosophie allemande, Seghers, Paris, 1970, p. 202.

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laquelle mobilité est due justement à la fragmentation, à la dislocation, voire à la disparition des barrières frontalières. C'est pourquoi Marc Abélès n'hésite pas à définir ce phénomène de mondialisation comme un << processus de brouillage des frontières et de subversion des repères traditionnels >>133. Marshall McLuhan, médiologue canadien, professeur à l'université de Toronto, quant à lui, baptise ce monde sous le terme de <<village global >> ou << village planétaire >>134, en ce sens que la planète Terre devient un village.

Et c'est dans ce contexte que la perspective ontologique de Heidegger se révèle nettement mieux pour cerner les considérations philosophiques du phénomène de mondialisation. Certes, la mondialisation est un évènement dont les causes et les implications sont avant tout politiques, économiques, techniques et culturelles. C'est un processus dont l'étude ne relève pas directement de l'ontologie, mais plutôt de la philosophie politique ou de la sociologie135.

Cependant, la réflexion sur la mondialisation soulève d'une façon ou d'une autre le problème de l'être-ensemble des hommes et implique ipso facto certaines questions sur le plan ontologique. En effet, à l'heure actuelle où nous vivons dans un monde devenu de plus en plus un micro-village grâce au développement très poussé des moyens de communications très performants, nous assistons paradoxalement à une sorte de mondialisation qui ne cesse de plonger les hommes dans une espèce d'angoisse existentielle. Car, au-delà des points de vue économique, culturel, technique et politique, la mondialisation touche l'homme dans son << être-au-monde >> et << être-avecautrui >>. C'est pourquoi, l'apport de la pensée ontologique de Heidegger peut nous être bénéfique à comprendre ce phénomène de la mondialisation aussi complexe qu'ambigu.

V.3. Etre-au-monde et être-avec-autrui du Dasein, impératifs
pour une mondialisation humanisée

Habituellement, nous pensons le rapport de l'homme au monde selon le schéma suivant : d'un côté un sujet (l'homme), de l'autre un objet (le monde). Cependant, Heidegger a montré qu'une telle représentation est limitée et dépassée. Loin d'être en

133 A. Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, Paris, 2001, p. 10.

134 S. Cordellier, Mondialisation. Au-delà des mythes, éd. La Découverte et Syros, Paris, 1997, p. 85.

135 Pour cet effet, bien vouloir se référer à l'approche multiforme des articles liés à cette problématique, dans la revue Cahier de l'UCAC, n° 6, La mondialisation : quel humanisme ?, Presses de l'UCAC/Karthala, Yaoundé/Paris, 2002.

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face du monde, l'homme est toujours pris par lui, et parfois même englué en lui. Du point de vue de son conditionnement, comme le dirait J. Greisch empruntant une image très suggestive, l'être humain n'est pas un Robinson Crusoë qui attendrait sur son île qu'un éventuel bateau veuille bien l'emmener sur la terre ferme du monde extérieur, il est essentiellement un être de relation et en relation avec le monde.136 Mais comment penser ou repenser cette relation de l'homme au monde et à l'altérité dans le contexte actuel où le concept de mondialisation suscite de plus en plus ce que le Pr Gabriel Ndinga nomme des << effets déstabilisants >>137 ?

Nous venons de souligner que la mondialisation touche l'homme dans son êtreau-monde. Mais comment penser cette relation de l'homme au monde ? La principale difficulté ici est d'éviter de penser justement le rapport de l'homme au monde de façon spatiale, c'est-à-dire comme une sorte de relation d'emboîtement. Certes, l'homme est bien dans le monde, mais comme le souligne Thomas Joachim, il ne l'est pas comme un poisson dans l'océan138. << Etre dans >>, pour l'homme, signifie beaucoup plus qu'une simple détermination locale dans l'espace. Sous l'angle ontologique, il est d'importance primordiale de ne pas considérer cet << être-dans >> ou << être-au >> comme une propriété extrinsèque, pour ainsi dire, à l'être essentiel à l'homme, comme une relation au monde, que l'homme serait à même de nouer ou de dénouer selon son bon plaisir. A notre avis, le trait d'union dans l'expression << être-au >> ou << être-dans >> veut souligner en fait que le << au >> ou le << dans >> appartient essentiellement à l'<< être >>. Sans cet être-au-monde, l'homme n'est tout simplement pas. Bref, être-au-monde, c'est y demeurer, habiter, séjourner... << De même qu'être auprès de quelqu'un n'est pas seulement être à côté de lui [...J, explique Th. Joachim, de même l'homme n'est-il pas dans le monde comme dans un super-contenant. Le rapport de l'homme au monde n'est pas celui d'un tout avec l'homme dedans, ni de l'homme avec un tout autour >>139. Mais comment comprendre cette relation d'ordre ontologique à l'ère de la mondialisation ?

Lorsqu'il s'agit de la mondialisation, le monde dont nous parlons ne doit plus être entendu au sens d'un ensemble de pays, mais comme des pays qui se relancent les

136 J. Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d'une interprétation intégrale de Sein und Zeit, PUF, Paris, 1994, p. 126.

137 G. Ndinga, La mondialisation : quel humanisme ?, Cahier de l'UCAC, op. cit., p. 9.

138 Th. Joachim, << contribution métaphysique à l'analyse de la mondialisation >>, in Cahier de l'UCAC, op. cit., p. 15.

139Th. Joachim, << contribution métaphysique à l'analyse de la mondialisation >>, in Cahier de l'UCAC, op. cit., p. 16.

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uns les autres, comme une structure de renvoi en référence à l'homme. Le monde, c'est l'ensemble des pays, des continents, en tant qu'ils sont ordonnés, non seulement les uns par rapport aux autres, mais aussi et surtout par rapport à l'homme. Il s'agit de comprendre tout simplement que le monde dont il est question, c'est la totalité des pays et des continents dans leur relation possible ou effective pour le bien-être individuel et collectif des hommes.

Pendant de nombreuses années, cette relation entre les pays et les continents à l'égard de l'homme dépendait en grande partie de ce que nous pouvons appeler la « proximité spatiale », mais à l'heure actuelle, la proximité d'un pays ou d'un continent par rapport à l'autre ne se mesure plus au voisinage. Car, depuis quelques décennies, le progrès technologique (développement de la communication et de la télécommunication) a révolutionné cette conception classique de la proximité. Nous pouvons aujourd'hui nous sentir très loin de notre voisin, s'il n'y a pas à la base cette coexistence, la considération de l'autre en tant qu'alter ego qui a besoin de notre sollicitude. Nous pouvons aussi nous sentir très proche d'un ami vivant à 8000 km grâce au téléphone mobile et à un double clic à Internet. Cela dit, les proximités spatiales ou géographiques qui semblent avoir joué un si grand rôle dans l'histoire de la formation de notre monde s'estompent désormais. La distance d'un homme, d'un pays ou d'un continent par rapport aux uns et aux autres ne se mesure pas au kilomètre, mais à la coopération effective entre les hommes. Autrement dit, la proximité plus ou moins grande de tel homme ou de tel pays par rapport à l'autre dépend de ce que J. Greisch appelle la « quantité de souci »140 qu'il en a. Il nous apparaît ici que c'est cette quantité de souci qui se présente comme le meilleur principe herméneutique de toute action à l'égard de l'homme, indépendamment de son origine sociale, nationale, continentale... Ainsi, si l'être-au-monde traduit la dimension relationnelle de l'homme dans l'ordre ontologique, l'être-avec, notamment l'être-avec-autrui, l'exprime encore mieux.

Comme nous l'avions souligné, pour Martin Heidegger, l'être humain est à la fois existence et ouverture. En tant qu'existant, il est un être-au-monde et un être-avecautrui. Fondamentalement êtres relationnels, c'est dans la société ou cité que les hommes organisent leur existence et leur destinée. L'existence de l'homme mobilise ainsi la dimension de l'altérité parce qu'exister, c'est avoir le « souci mutuel » les uns

140 J. Greisch, Ontologie et temporalité, op. cit., 157.

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pour les autres. Dans ce contexte précis, exister et être sont des concepts convertibles et identifiables. Cela met en relief et surtout relève du fait que l'homme est fondamentalement (ontologiquement) un être social, c'est-à-dire relationnel : être, c'est être-avec-autrui (il faut considérer << autrui >> ici dans son acception large). Dès lors, comment comprendre cela dans le contexte de la mondialisation ?

Dans ce contexte globalisé, on répète souvent que l'homme n'est pas une marchandise. Ce qu'il est au juste, c'est un être relationnel, un être-avec-autrui. L'altérité est située donc au c°ur même de la question du sens d'une mondialisation humanisée141 ; sinon elle doit être perçue comme un impératif même pour une mondialisation humanisée. Celle-ci doit aussi révéler l'humain comme à la fois universel et particulier. C'est ce que dit à juste titre C. Ngwey : << Si la mondialisation obéit à une dynamique unifiante, c'est qu'elle est essentiellement un processus qui repose sur l'universalité de l'humain. Mais l'universalité ne gomme pas l'individualité ni même la particularité historique des communautés nationales et culturelles >>142. En d'autres termes, la mondialisation ne doit pas être un lieu de négation de l'altérité, une occasion d'écraser. Elle est au contraire, comme le dit si bien A. Tshibilondi Ngoyi, << le lieu de l'émergence de l'autre dans sa diversité et sa richesse, le lieu de la gestion de la différence >>143, différence aussi bien linguistique, religieuse que culturelle.

Au regard de ces analyses de la mondialisation dans la perspective ontologique, nous pourrons affirmer que loin de susciter tant d'angoisses existentielles, de controverses que de contradictions, le phénomène de la mondialisation se présente plutôt comme une chance, un horizon de toute existence humaine, si elle est prise justement à la base même. Cependant, là où le bât blesse, c'est qu'elle est devenue une << hydre pourvoyeuse de marginalisation >>144, un système d'apartheid à l'échelle mondiale, et par conséquent dévoreuse des pauvres ; elle provoque des réactions d'autodéfense et l'on assiste à une fragmentation culturelle à maints égards dangereuse. En outre, dans ce contexte de << diversité diasporique >>, c'est-à-dire de prolifération des groupes humains déterritorialisés, de flux médiatique, bref, dans cette configuration de

141 A. Tshibilondi Ngoyi, << L'altérité comme impératif d'une mondialisation humanisée >>, dans Cahier de l'UCAC, op. cit., p. 46.

142 C. Ngwey, << Enjeux existentiels de la mondialisation >>, in Mondialisation vue du sud. Une approche multidisciplinaire, éd. Du Kasayi, Kananga (Kinshasa), 2000, p. 115.

143 A. Tshibilondi Ngoyi, op. cit., p. 66.

144Ibidem, p. 45.

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mobilité générale, paradoxalement, les rapports humains se creusent, se fragilisent au point oü nous assistons à une « bipolarisation» du monde : le nord et le sud. Le premier est celui des riches qui se coalisent, se liguent et se dressent contre les envahisseurs ; et le second, celui des pauvres, voire des misérables pour ne pas dire des miséreux qui, abandonnés à eux-mêmes, croupissent, s'enfoncent davantage dans l'extrême indigence. Entre les deux mondes, aucun dialogue constructif ne semble s'établir, l'homme a semblé oublier son être-avec-autrui.

C'est pourquoi, au-delà des approches éthiques, économiques, politiques, théologiques du phénomène de la mondialisation qui existent déjà, nous pensons qu'il est capital de l'aborder dans son essence même afin qu'elle nous révèle sa vraie identité. A notre avis, une réflexion sur ce plan s'avère plus que jamais nécessaire afin de tenter d'humaniser la mondialisation si tant est vrai que l'être de l'homme consiste à être-aumonde et à être-avec-autrui. Ainsi, si et seulement si les hommes savent que leur être consiste à « être ensemble », ils considéreront la mondialisation comme un horizon de leur existence ; ils n'érigeront pas des barrières, des frontières socio-politiques, religieuses et culturelles pour faire écran aux autres, leurs murailles de xénophobie tomberont d'elles-mêmes, l'expression « immigration choisie » sera vide de sens.

Ainsi, nous pouvons retenir succinctement que Martin Heidegger qu'on qualifie de penseur ontologique n'est pas moins un penseur de l'homme. Son ontologie dite fondamentale est une analytique du Dasein, dans la mesure oü dans sa quête de fondement l'être humain occupe une place de choix. A ce titre, E. Lévinas n'hésitera pas à considérer que l'ontologie heideggérienne est une anthropologie. Penser l'être, c'est revenir à l'homme, revenir à l'homme c'est le prendre comme voie royale pour accéder au royaume de l'ontologie. En outre, face au phénomène de la mondialisation qui suscite tant d'interrogations sur le plan socio-économique, politique qu'éthique, il y a intérêt à l'aborder sur le plan ontologique afin de cerner ses enjeux. Car, si l'être de l'homme consiste à être-au-monde et à être-avec-autrui, selon la perspective ontologique de Heidegger, l'humanisation de la mondialisation passe donc par la reconsidération des humains sur le plan de leur être.

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CHAPITRE VI :

LIMITES ET PERSPECTIVES DE LA PENSEE DE M.
HEIDEGGER

Comme le disait Heidegger lors d'un séminaire du 05 septembre de 1937 à propos de Hegel, << toute pensée authentique comporte une limitation essentielle. C'est seulement, ajoute-t-il, quand on voit les limites qu'on voit le grand penseur >>145. Et se tournant vers les séminaristes, il leur déclare : << Quand vous verrez mes limites, vous m'aurez compris. Je ne puis les voir. >>146 Dans la logique de cet aveu, nous voulons à présent non pas critiquer, au sens négatif du terme, la pensée de l'auteur dans son ensemble, mais nous allons relever certaines ambiguïtés qui apparaissent dans sa pensée au sujet de ses investigations ontologiques sur le Dasein. En cheminant au sein de la pensée de Heidegger, nous avons constaté d'une part qu'il existe un assujettissement du Dasein, et que d'autre part son anthropologie s'inscrit en droite ligne dans celle des philosophes immanentistes tels que Nietzsche, Feuerbach, d'où la nécessité de faire un dépassement en redonnant à l'homme son statut métaphysique.

VI.1. L'assujettissement du Dasein dans l'ontologie
heideggérienne

La notion du << Dasein >> dans l'ontologie heideggérienne que nous venons de parcourir revêt quelques difficultés majeures dont il convient ici de mettre en lumière afin d'ouvrir d'autres perspectives. Beaucoup de critiques de Heidegger lui ont reproché de se concentrer sur l'être en oubliant l'homme. Quant à lui, il réplique en affirmant qu'une telle critique relève d'un grand malentendu sur sa pensée et par conséquent une telle critique est nulle et non avenue. En effet, ce que nous nous sommes bien efforcé de montrer dans ce travail, c'est que la nouvelle approche que Heidegger nous propose de l'essence de l'homme et qui le conduit, dans son ontologie fondamentale, à abandonner les appellations traditionnelles par lequel on le désigne, comme << homme >>, << sujet >> ou << conscience >>, pour le terme, insolite à première vue, de Dasein, est précisément rendue nécessaire par la tentative qui est la sienne de redécouverte de l'idée la plus

145J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger. Philosophie grecque, op. cit., p. 11. 146 Idem.

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originelle de la philosophie, à savoir le souci de l'étant dans sa totalité. Sur ce Heidegger engage la pensée sur la voie d'une tout autre expérience de l'être de l'homme que celle qui commande aujourd'hui les représentations que nous faisons des sphères éthique et politique. Mais la rupture radicale qu'il opère avec l'anthropocentrisme qui régit depuis son début la pensée moderne ne signifie cependant pas l'abandon pur et simple de la question de l'homme.

C'est en substance ce que Heidegger expliquait au cours d'une émission de télévision organisée en septembre 1969 à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire. Au professeur R. Wisser qui lui demandait : « De quelle manière votre philosophie peut-elle agir aujourd'hui à l'égard d'une société concrète avec ses multiples tâches, soucis, ses angoisses et ses espérances ? Ou bien ont-ils raison ceux de vos critiques qui prétendent que Martin Heidegger s'occupe de l'être avec tant de concentration qu'il a sacrifié la condition humaine, l'être de l'homme en société et en tant que personne ? »,147 Heidegger répondait sans sourciller :

« Cette critique relève d'un grand malentendu ! En effet, affirme-t-il, la question de l'être et le développement de cette question (qui concerne le statut de l'être humain) présupposent même une interprétation du Dasein, c'est-à-dire une détermination de l'essence de l'homme Et l'idée qui est à la base de ma pensée est précisément que l'être ou le pouvoir de manifestation de l'être a besoin de l'homme et, vice-versa, l'homme n'est homme que dans la mesure où il se tient dans l'éclaircie de l'être. Par là devrait être résolue la question de savoir dans quelle mesure je ne m'occupe que de l'être en oubliant l'homme. On ne peut poser, lâche-t-il contre toute attente, la question de l'être sans poser celle de l'essence de l'homme. » 48

Certes, Heidegger a tâché de penser l'homme dans sa totalité, et surtout dans sa trivialité quotidienne, mais ses investigations ontologico-anthropologiques comportent des difficultés, sinon des ambiguïtés qui méritent que nous nous y attardions nécessairement. Penser le Dasein en rapport avec l'être sans les confondre ni les séparer ni les opposer est sans nul doute un tournant décisif qu'il a opéré dans l'histoire de

147 M. Heidegger, Cahier de l'herne, l'Herne, Paris, 1983, p. 383.

148 Idem

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l'ontologie. Mais sa pensée sur le Dasein, comme nous l'avions dit, renferme des limites.

En parcourant ses chemins de pensée, nous nous sommes rendu compte que Martin Heidegger, dans ses réflexions sur le Dasein a fait preuve d'une subordination ou mieux d'une soumission intrinsèque du Dasein, pour ne pas dire ontologique, à l'être. Dans cette espèce d'assujettissement du Dasein à l'être, il manque quelque chose de fondamental à l'homme, qu'il faut souligner ici avec la même hargne dont il a critiqué la métaphysique dans son ensemble : la liberté. A cet effet, nous convoquerons ici deux auteurs majeurs, J. Habermas et K. Wojtyla, pour mener notre critique.

La position de Heidegger relative au problème traditionnel de la liberté, telle qu'elle résulte d'Etre et temps où elle n'est jamais exposée de façon systématique, est fort problématique. Cette question de la liberté est pour lui le problème fondamental de l'ontologie, un problème renversé de façon radicale lors d'un cours professé en 1930. Déployer la question de la liberté humaine, enseigne Heidegger, c'est se trouver fondamentalement ailleurs, en un lieu dans lequel << aucune science, ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais, n'est en mesure de s'installer >>149. La liberté, aux dires de F. de Towarnicki en commentant la pensée de Heidegger, << n'est plus une qualité parmi d'autres que posséderait l'homme, mais c'est bien plutôt elle qui le possède >>150. A ce niveau, nous sommes en droit de nous demander ce que devient l'être humain dans une telle conception de la liberté. Force est donc de constater ici que l'homme est dépossédé de sa dimension essentielle qu'est la liberté. En effet, l'homme étant déjà possédé ne peut plus s'autodéterminer, ni opérer un quelconque choix vis-à-vis de la liberté essentialiste. L'homme n'a pas à faire un choix pour affirmer sa liberté, mais il est appelé à se laisser posséder, à se soumettre. Et c'est à juste titre que J. Habermas peut affirmer qu'en esquissant une définition essentialiste de la liberté

<< Heidegger rejette le concept existential-ontologique de la liberté. Le Dasein n'est plus considéré comme l'auteur des projections du monde à la lumière desquelles l'étant à la fois se montre et se dérobe ; la productivité de l'ouverture au monde créatrice de sens est au contraire attribuée à l'être luimême >>151.

149 M. Heidegger, cité par F. de Towarnicki, << Une métamorphose de la liberté >>, dans Magazine littéraire, Hors-série, op. cit., p. 36.

150 Ibidem, p. 37.

151 J. Habermas, Der philosophische Diskurs der Moderne, Le discours philosophique sur la modernité, traduction française par C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Gallimard, Paris, 1988, p. 181.

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Prise dans cette optique ontologique et reportée à l'échelle de notre condition, la liberté humaine, d'après les explications données par De Waelhens sur la pensée de Heidegger,

<< peut être considérée comme nulle. Elle n'est pas une arme à nous forger un destin supérieur, comme le libre arbitre de la tradition chrétienne. Elle se réduit à une connaissance intérieure, sans porter sur la réalité ultime de l'existence. Elle n'est qu'un choix entre l'acceptation de cette condition telle qu'elle est ou l'illusion touchant notre destin. Elle demeure incapable de rien faire qui puisse nous dégager de cette condition ou nous préparer à un état de dignité supérieure >>152.

Cette position de Heidegger est conditionnée, voire déterminée, par le fait que << l'homme est un pro-jet jeté par l'être lui-même au monde >>153. Nous voyons là comment notre auteur dépouille l'être humain de sa capacité à s'autodéterminer. En refusant ainsi à l'homme d'être maître et auteur de ses actes, l'auteur de la Lettre sur l'humanisme nous conduit à une sous-humanisation sinon à une déshumanisation de l'homme. Car, si l'homme ne peut pas exercer sa liberté en tant que sujet libre et autonome, en tant qu'auteur et acteur, il descend en deçà de son humanité, il réintègre son animalité. Soit il est purement et simplement un objet dont l'être dispose et use pour son dévoilement, soit il est contraint de se soumettre sans rechigner. Or, et selon cette affirmation très forte de K. Wojtyla :

<< La personne est [...J le sujet réel de ses actes, et dans son action, elle est non seulement sujet mais aussi auteur acteur. La découverte de la liberté à la racine des actes de la personne nous permet de comprendre encore plus à fond l'homme comme sujet dynamique >>154.

L'homme est sujet dynamique, et dans la dynamisation de son propre sujet, il dépend de lui-même. Cela veut dire que la signification fondamentale de la liberté de l'homme nous fait voir en elle avant tout cette autodépendance particulière qui va de pair avec l'autodétermination155, l'autopossession et non pas la possession de l'homme par l'être.

Si la liberté est une condition sine qua non de créativité, car un esprit soumis ou assujetti ne peut en aucune façon inventer ou créer, alors l'assujettissement maintient

152 A. de Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger, op. cit., p. 262.

153 M. Heidegger, << Lettre sur l'humanisme >>, in Questions III, op. cit., p. 87.

154 K. Wojtyla, personne et acte, op. cit., p. 124.

155Ibidem, p. 142.

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l'homme dans la dépendance radicale. Pour ce qui est de la pensée de Heidegger, en affirmant que la liberté n'est pas une arme à nous forger le destin et qu'elle n'est qu'une illusion, notre auteur admet par là même que le Dasein ne peut aller au-delà de luimême et recherche une réalité transcendante ultime qui sera le terme de ses recherches. Ce n'est que dans ce sens que nous apercevrons comment la conception anthropologique heideggérienne s'enracine dans l'immanence.

VI.2. L'anthropologie heideggérienne : une anthropologie
immanentiste

Heidegger a toujours refusé d'être rangé parmi les philosophes athées. Cependant, la question de la vie post-mortem est quasiment mise en épochè dans sa pensée. Pour lui, en effet, la thématique de la vie du Dasein après la mort relève de la métaphysique de la vie qui consiste à faire des spéculations sur des réalités dont nous n'avons aucune expérience :

« Si la mort est déterminée comme « fin » du Dasein, c'est-à-dire comme fin de l'être-au-monde, affirme Heidegger, cela n'entraîne nulle décision ontique sur la question de savoir si « après la mort » un être différent, supérieur ou inférieur, est possible, si le Dasein « continue à vivre », voire si, se « survivant », il est « immortel » »156.

Dans cette affirmation, nous pouvons relever d'une part que pour lui, le vrai monde de l'homme, contrairement à la position de Platon, se trouve dans l'immanence. Car, si pour le père de l'idéalisme, le véritable monde de l'homme est le monde idéel et que le monde terrestre représente un danger pour lui, pour le penseur de l'être, c'est tout à fait le contraire : il faut enraciner l'homme dans l'ici-bas. En ce sens que pour l'homme, comprendre l'être en tant que tel, c'est exister ici-bas, c'est élire domicile sur la terre. Non pas que l'ici-bas, par les vicissitudes qu'il comporte, les épreuves qu'il impose, élève et purifie l'homme et le rende à même d'acquérir une réceptivité à l'égard de l'être. Non pas que l'ici-bas ouvre une histoire dont le progrès seul rendrait pensable l'idée de l'être. L'ici-bas ne tient son privilège ontologique ni de l'ascèse qu'il comporte, ni de la civilisation qu'il suscite. Déjà dans ses soucis temporels s'épelle la compréhension de l'être. L'ontologie ne s'accomplit pas dans le triomphe de l'homme

156 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 247.

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sur sa condition, mais dans la tension même oü cette condition s'assume. A cet effet, affirme L. Ferry, « Nous voici reconduits [...J au primat d'une pensée "terrestre", d'une vision du monde qui se veut débarrassée des "illusions" de la transcendance >>.157 Autrement dit, dans son ontologie dite fondamentale, Heidegger non seulement approfondit mais surtout radicalise le matérialisme afin de poursuivre la logique « déconstructrice >> jusqu'à son terme158 ; son ontologie fondamentale n'est rien d'autre qu'une anthropologie immanentiste qui ne mobilise en réalité aucune véritable transcendance, c'est-à-dire une transcendance verticale. Cela ne conduit-il pas Heidegger en fin de compte à une divinisation de l'humain, conséquence logique d'une néantisation du divin ?

C'est ici que nous pouvons relever le parfum de l'agnosticisme ou du scepticisme qui se dégage donc de cette déclaration. Si pour Heidegger, l'interprétation ontologique de la mort « vue de l'en deçà passe avant toute spéculation ontique sur 1'au-delà >>159, nous pouvons dès lors nous demander si nous ne sommes pas finalement dans un « agnosticisme fondamentalement ontologique >>, dans un scepticisme métaphysique mitigé, ou mieux dans un dogmatisme ontologique.

Bien plus, lorsque nous abordons le statut de la transcendance chez Heidegger, tout porte à renforcer notre argumentation. Certes, il y a chez l'auteur, une sorte d'émergence du Dasein hors du néant, mais cette émergence n'a rien de commun avec le mouvement classique vers les hauteurs. En effet, nous apercevons une nouvelle forme de la transcendance, tout à la fois intérieure à ce monde-ci et distincte cependant d'une pure immanence qui serait opacité. Nous sommes là en présence d'une description de l'immanence en termes de « transcendance horizontale >>, qui est en fait le renversement de la transcendance classique (verticale) ; c'est une transcendance dans l'immanence, une transcendance boiteuse. C'est ce qui explique même l'essence du Dasein heideggérien : l'essence de l'homme, il faut le rappeler, réside dans son eksistence, l'essence de l'ek-sistence, c'est la mort, et l'essence de la mort consiste à dévoiler à l'homme qu'il est fini, et que sa réalité d'être, c'est d'être en vue de la mort. Essence, ek-sistence, finitude et mortalité sont ainsi liées et ce qui les lie, c'est l'acte de transcendance, c'est-à-dire émergence et dépassement de soi vers son propre avenir et

157 L. Ferry, Qu'est-ce qu'une vie réussie ?, Essai, Bernard Grasset, Paris, 2002, p. 417.

158 Idem.

159 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 248.

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sa propre mort. Ainsi, nous avons apprécié la cohérence des idées de Heidegger, la pertinence de son anthropologie ontologique, la force de son argumentation, mais son péché impardonnable réside à ce moment précis : vouloir empêcher l'homme d'être métaphysique, enfermer l'homme dans l'immanence pure et simple relèverait d'un matérialisme pur et dur. L'aspect matérialiste de la pensée de Heidegger n'a pas non plus échappé à L. Ferry :

<< Depuis un siècle maintenant, affirme-t-il, les penseurs les plus puissants, de Nietzsche à Heidegger en passant par Freud, Marx ou Weber, n'ont cessé d'annoncer la « mort de Dieu », d'analyser la sécularisation du monde et les processus qui conduisaient inexorablement, dans l'univers moderne, à 1'érosion, puis aux retraits des dispositifs religieux ; mais leur pensée qui n'a cessé de s'humaniser jusqu'à culminer dans un matérialisme radical >>160.

Ceci nous amène à nous demander une fois de plus comment un grand penseur, sinon le << penseur majeur de notre siècle >>, selon l'expression d'A. Boutot, comment Heidegger, ce métaphysicien de haute facture parce qu'il s'est fait le défenseur acharné de la métaphysique, peut-il manquer d' <<intelligence métaphysique >>161 et vouloir enfermer l'homme dans le matérialisme ? Une telle erreur est inadmissible, car elle << déconstruit >> l'homme, d'où la nécessité de lui redonner son statut métaphysique.

VI.3. Perspective métaphysique

<< Les penseurs, selon P. Valery, sont des gens qui repensent et qui pensent que ce qui fut pensé ne fut jamais assez pensé >>162. Tel est ce qui pourrait justifier l'objectif affiché de Martin Heidegger lorsqu'il entreprend avec détermination de repenser l'homme dans son ontologie fondamentale.

La métaphysique dans sa quête radicale se présente comme ultime intentionnalité de la philosophie, car elle nous propose un discours fondamental au sens étymologique grec du terme. Autrement dit, elle recherche le fondement de toute réalité, ce que les Grecs appellent l' << Arché ». En cela, nous pouvons dire que toute philosophie doit s'achever dans la métaphysique parce que celle-ci se présente comme

160 L. Ferry, op. cit., p. 446.

161 J. Granier, L'intelligence métaphysique, Cerf, Paris, 1987.

162 J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger. Philosophie grecque, op. cit., p. 17.

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le nom propre de celle-là; la vocation authentique de la philosophie consiste à donner du sens. Or, nous ne pouvons donner du sens qu'en recherchant le fondement de toute réalité, et cette recherche du fondement ne peut se faire que sous l'égide de l'être. Ainsi, il convient d'affirmer ici que la vocation véritable de la métaphysique est la recherche du fondement sous l'égide de l'être. A ce titre, Martin Heidegger au XXè siècle, c'est-àdire à l'heure de l'émergence des tendances sociologisantes de la philosophie, au moment où la philosophie devient science sociale et le philosophe sociologue, a raison de focaliser son attention particulièrement sur la métaphysique. Il est légitime de comprendre les critiques virulentes qu'il adresse aux sciences163 en général et à la philosophie occidentale ou à la métaphysique occidentale en particulier.

Il est vrai qu'il a eu cette intuition, qu'il a saisi cette importance capitale de rappeler que la philosophie doit retrouver son origine, son fondement. Cependant, Heidegger n'est pas allé jusqu'au bout de son ambition philosophique. Analogiquement, nous pouvons dire qu'à l'exemple de l'homme de l'existence inauthentique qui transforme le carrefour en point d'arrivée, qui ne réussissant pas à sortir de la croisée des chemins, dépose ses bagages et décrète qu'il a atteint sa destination, Heidegger est finalement, avouons-le, cet homme qui ne sait où il va ou plutôt cet homme qui oublie sa destination lorsqu'il rencontre des difficultés sur son itinéraire. C'est l'homme qui ne cherche à résoudre aucun problème mais qui transforme toutes ses difficultés en solutions. Au terme de ses investigations philosophiques, il a atterri dans la forêt de l'ontologie en oubliant la métaphysique même. Devons-nous accepter cet oubli de la métaphysique ? L'oubli de la métaphysique n'est-il pas finalement l'oubli de l'homme lui-même dans ses fins ultimes ?

En effet, l'ontologie heideggérienne est la science de l'être de l'étant. C'est la philosophie de l'être de l'étant. Or, l'être, selon l'expression aristotélicienne, se dit de façon plurielle. Ainsi, l'ontologie fondamentale de Heidegger ne peut être métaphysique

163 Pour M. Heidegger, << La science ne pense pas » et elle << ne peut pas penser », in Was heisst Denken ?, 1954, Qu'appelle-t-on penser? PUF, 4è éd., Paris, 1973, p. 26. Cette phrase à caractère choquant veut en effet signifier que la science ne se pose pas la question des questions, c'est-à-dire la question fondamentale de la métaphysique : << Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? ». Cette question, explique Heidegger, << s'impose à nous comme occupant le rang, d'abord parce qu »elle est la plus vaste, ensuite parce qu'elle est la plus profonde, enfin parce qu'elle est la plus originaire ». En d'autres termes, cette question demande : << Quel est le fondement ? Be quel fondement l'étant est-il issu ? Sur quel fondement se tient l'étant ? Vers quel fondement l'étant se dirige-t-il ? », in M. Heidegger, Einfürung in die Metaphysik, 1952, Introduction à la métaphysique, traduction française par G. Kahn, Gallimard, Paris, 1967, pp. 14-15.

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dans son sens premier. Son ontologie qui en fait est une anthropologie ontologique ne mobilise qu'une transcendance intra-mondaine, sinon elle devrait parvenir à s'interroger sur Dieu et sur la vie post-mortem de l'homme en se situant en dehors de l'ordre physique. C'est la raison pour laquelle il faut un dépassement de cette anthropologie heideggérienne afin de redonner à l'homme son statut métaphysique. Mais qu'est-ce que la métaphysique ? Qui est l'auteur de la métaphysique ?

Depuis Aristote jusqu'à Heidegger, il est fort de constater que la métaphysique a connu de profondes transformations terminologiques. Il existe un ordre dans les changements qui ont bouleversé la signification de ce concept. Reconstruire cet ordre peut d'ailleurs être passionnant et suggestif pourvu que nous ne nous laissions pas enfermer dans une histoire des doctrines, mais tâcher de dégager la ligne à partir d'une idée de la métaphysique dans son essence. Cependant, nous ne pouvons faire l'historique de ce concept à cause du cadre restreint qui nous est réservé dans cette section de notre travail. En outre, au lieu de chercher tout d'abord l'essence, c'est-à-dire ce qu'est la métaphysique, il serait judicieux de mettre au premier chef la question de l'origine de l'interrogation métaphysique ; autrement dit, il faut essayer de découvrir son auteur. A notre avis, la question de l'essence se subordonne à la question d'imputation.

En abordant ce problème de manière frontale, J. Granier affirme que l'auteur de la métaphysique est le « moi >>164, c'est-à-dire l'homme-philosophe. Ceci dans la mesure où il est le seul habilité à s'interroger sur la métaphysique et par conséquent sur sa destinée. Car, l'homme, aux dires du Pr Daniel Payot dans la présentation du livre du Pr Michel Kouam, La philosophie, un art de vivre. A l'école de la sagesse antique, « est une entité métaphysique et spirituelle >>165. Ainsi, après avoir assigné son origine au moi, l'auteur de L'intelligence métaphysique entreprend de définir la métaphysique comme « une discipline égotiste >>, et « une production égotiste >>166. Voilà une affirmation très forte qui suscite en nous des interrogations. Si en philosophie les questions sont plus importantes que les réponses et que chaque réponse suscite une nouvelle problématique, il convient donc de nous interroger sur cette affirmation très

164 J. Granier, Intelligence métaphysique, op. cit., p. 15.

165 M. Kouam, La philosophie, un art de vivre. A l'école de la sagesse antique, Prologue du Pr Daniel

Payot, Imprimé à Douala (Cameroun) par Opit Graphics Int., 2006, p. 5.

166J. Granier, Intelligence métaphysique, op. cit., p. 15.

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capitale de J. Granier. Qu'est-ce qui peut bien être à l'origine de cette production égotiste ? En d'autres termes, pourquoi ce << besoin métaphysique >> est-il ontologiquement inscrit en l'homme ? Les réponses à ces questions formulées peuvent être différentes selon la perspective de tel ou tel homme, tel ou tel auteur. Pour notre part, nous allons convoquer Régis Jolivet dans cet espace de dialogue métaphysique afin de nous aider à dépasser le regard que Heidegger porte sur l'homme.

L'expérience quotidienne peut nous permettre de montrer que la motivation de cette production égotiste, de cette interrogation métaphysique, c'est l'épreuve de la discordance entre l'homme et le monde. A notre avis, c'est le conflit entre l'homme et le monde physique qui oblige celui-là à chercher, au-delà de celui-ci, l'espoir d'une réconciliation, et lui ouvre ainsi le champ nouveau de la pensée métaphysique. << L'homme, aux dires de R. Jolivet, est métaphysique par essence >>167. Cela signifie qu'il porte en lui quelque chose qui ne peut être ramené à la nature ou au monde physique. Ce << quelque chose >> d'irréductible au physique, c'est cette dimension spirituelle de lui-même qui refuse de se soumettre aux conditionnements spatiotemporels. Aussi vrai que l'homme est constitutivement spirituel, aussi vrai qu'il est foncièrement habité par un furieux désir de vivre et que le monde phénoménal (selon l'acception kantienne) se présente ici comme obstacle majeur à la réalisation de ce désir, seul le monde meta-physique peut lui offrir cette possibilité de satisfaire ce besoin de transcender le monde sensible et d'accéder au monde de l'invisible pour s'accomplir. Dans cette logique, l'auteur de L'homme métaphysique dit :

<<Placé ou jeté dans un monde qui l'accable, sans le satisfaire, [...J et devant lequel il éprouve des sentiments d'étonnement, d'admiration et d'inquiétude, l'homme apparaît animé par un besoin d'infini, ou plus exactement, par un dynamisme infini, qui le pousse ou l'attire constamment au-delà de ce qu'il voit, saisit ou imagine, sans terme assignable >>168.

En ce sens, l'infini est moins le terme d'un mouvement jamais achevable vers un avenir toujours ouvert, que la puissance de contester sans cesse, comme insuffisante, précaire et limitée, toute réalisation et toute valeur données. Ainsi, contrairement à Heidegger qui pense que l'au-delà du monde sensible ne peut faire l'objet d'aucune investigation philosophique parce que le propre d'être de l'homme consiste à être voué

167 R. Jolivet, L'homme métaphysique, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1958, p. 9.

168 Ibidem, p. 14.

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à la mort, et que l'interprétation ontologique de la mort « vue de l'en deçà passe avant toute spéculation ontique sur l'au-delà >>169 , nous pensons qu'il est impératif de revenir à la métaphysique, notamment à la métaphysique de la vie qui prend en compte comme objet de réflexion et de méditation la vie humaine dans son intégralité. C'est dans cet horizon que J. Granier définit la métaphysique en tant qu'une discipline égotiste « qui veut penser ce qui est au-delà de l'expérience naturelle. [Car], elle mobilise une transcendance, elle est dépassement vers... >>170. Et nous pouvons ajouter qu'à cause de l'audace et de la radicalité de l'intelligence, il serait moins prétentieux de définir la métaphysique comme un discours radicalement rationnel qui se veut un dépassement du naturel, du sensible vers un outrepassement. Dès lors la perspective ontologique de Heidegger apparaît donc limitée, dépassée ; elle n'est qu'une dérivée de la métaphysique à cause de son refus délibéré de prendre comme objet de réflexion la vie post-mortem.

En somme, il faut rappeler ici que dans l'ontologie fondamentale, Heidegger assujettit le Dasein à l'être en le dépouillant de sa liberté. Selon lui, la liberté humaine est un leurre, elle ne permet nullement à l'homme de forger son destin. La liberté ontologique est plus libre que la liberté de l'homme. Et pour que ce dernier réalise son essence, il est appelé à se soumettre à l'être. D'où l'assujettissement du Dasein chez notre auteur. La deuxième limite que nous avons relevée consiste à savoir que dans sa conception anthropologique, le philosophe allemand enracine l'homme dans l'immanence. Il s'agit d'une anthropologie immanentiste, en ce sens qu'elle refuse délibérément toute ouverture sur le monde supra-sensible. Cela se remarque aisément par le fait que l'auteur ne se préoccupe pas de la vie de l'homme après la mort. Celle-ci, quand bien même elle est une dimension constitutive de l'existence du Dasein, souligne Heidegger, ne doit pas faire l'objet d'une recherche pour savoir si le Dasein survit ou non après qu'il meurt. Dès lors, il nous apparaît salutaire pour l'être humain de dépasser cette ontologie de Heidegger par une perspective métaphysique. En effet, la métaphysique, en tant que pensée fondamentale sans fond, pensée qui pense l'au-delà de l'expérience naturelle, d'une part mobilise la transcendance verticale, et d'autre part elle consacre la destination de l'homme. Il s'agit de s'interroger sur la destination ultime de l'homme. En ce moment, il est légitime de nous demander si l'homme en tant qu'il est

169 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 248.

170 J. Granier, op. cit., p. 12.

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métaphysique par essence ne doit pas considérer la métaphysique comme une forme de méditation permanente sur sa vie aussi bien dans le monde physique que dans le monde nouménal, au sens kantien du terme. En d'autres termes, pour que l'homme parvienne à surmonter sa précarité ontologique, la discordance qui existe entre lui et le monde physique, contrairement à la position de Heidegger, ne faut-il pas que la métaphysique se prolonge et s'achève dans la religion ou dans la théologie où Dieu sera considéré comme objet de réflexion étant donné que l'homme a horreur de l'abstraction ?

VI.4. Perspective hétérologique lévinassienne

La pensée de Martin Heidegger, comme nous l'avions montré, est essentiellement ontologique. C'est la raison pour laquelle son anthropologie est abordée sur le plan ontologique, en ce sens que le Dasein est pensé dans son rapport avec l'être. Cette ontologie dont il est question n'est pas pour autant restée statique. C'est ainsi qu'elle aboutira avec Emmanuel Levinas à l' « hétérologie ». Ce terme qui vient de deux mots grecs « heteros », (l'autre) et « logos », (science ou discours) du point de vue philosophique de Lévinas signifie donc pensée qui prend pour objet de réflexion l'autre ou l'altérité. Dès lors, dans son discours dit hétérologique, ce n'est plus l'ontologie qui occupe la place centrale, mais c'est l'éthique.

VI.4.1. L'éthique comme philosophie première

E. Lévinas, dans son hétérologie, cherche à donner un contenu qui l'affranchira de la subordination à l'être. C'est pourquoi il développe une critique sévère contre l'ontologie heideggérienne. Les ouvrages dans lesquels il expose sa critique sont Totalité et Infini171, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence172. Pour lui, la totalité est une catégorie où l'autoposition du moi caractérisée par la conscience du soi tend à prendre et comprendre l'Autre en le ramenant à soi-même en vue de la parfaite coïncidence de soi avec soi. C'est ainsi que l'ontologie, essence de la métaphysique, nie le sens de l'Autre. La philosophie qui pense l' Etre aboutit à forger un système intellectuel que Lévinas remet en cause, puis qu'il nie l'Autre théoriquement avant de le

171 E. Levina, Totalité et Infini. Essai sur l'extériorité, éd. Martinus Nijhoff, la Haye, Paris, 1971.

172 E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La Haye Nijhoff, Paris, 1974.

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faire concrètement173. Par sa critique, Lévinas donne congé à l'Etre afin de prévaloir l'Autre. Il aboutit à un véritable renversement de perspective posant l'éthique au commencement de tout. La philosophie occidentale dominée par l'ontologie réduit et annule la distance objective qui sépare l'Autre du même, du sujet à l'objet. En effet, l'Autre n'apparaît en ontologie que grâce à un troisième terme qui se trouve dans le sujet connaissant. C'est la raison humaine qui neutralise l'Autre et l'englobe. La neutralisation de l'Autre tel qu'il s'établit en vue de le connaître est déjà une réduction. C'est surtout contre l'ontologie dite fondamentale élaborée par Heidegger que Levinas confronte sa pensée hétérologique afin de redonner un regain d'intérêt à l'éthique.

En effet, Heidegger distingue l'être de l'étant, ce qu'il appelle la << différence ontologique » et que l'ontologie classique n'a pas su mettre en lumière. L'étant désigne pour lui tout ce qui est en tant qu'il a une réalité ; c'est ce qui est représentable, objectivable ; c'est ce qu'il nomme << seiendes ». Mais de tous les étants, il existe un qui possède la primauté ontico-ontologique, en ce sens qu'il est capable de s'interroger sur lui-même et sur son être, cet étant Heidegger le baptise sous le terme de Dasein. L'être, par contre, est le << Sein », c'est-à-dire le fondement ou la vérité de l'étant. Lévinas voit dans cette conception heideggérienne où << le sujet est absorbé par l'être » une domination de l'ontologie qui exige que l'éthique lui soit subordonnée.

« Le primat de l'ontologie heideggérienne ne repose pas sur le truisme : "pour connaître l'étant, il faut avoir compris l'être de 1'étant ', affirmer la priorité de l'être par rapport à l'étant, c'est déjà se prononcer sur l'essence de la philosophie, subordonner la relation avec quelqu'un qui est étant, à la relation avec l'être de l'être de l'étant qui, impersonnel, ne permet de saisir la domination de l'étant »174.

En affirmant le primat de l'être sur l'étant, Heidegger couronne l'impérialisme de l'ontologie sur l'hétérologie et surtout sur l'éthique qui englobe celle-ci et, partant toute la philosophie occidentale. Or cette transcendance heideggérienne, celle de l'être par rapport à l'étant et au Dasein ne convainc pas, car la lumière de l'être chez

173 Le problème des relations de Heidegger avec le nazisme ne réside pas tant dans l'établissement des faits que dans leur interprétation et leurs liens avec l'euvre du philosophe. C'est une difficulté qui est entretenue par le silence même de Heidegger. Pour preuves de cette négation de l'Autre, bien vouloir consulter les documents les plus troublants qui sont certainement ceux qui touchent à l'antisémitisme : Cf. D. Rabouin << Heidegger et le nazisme : quelle affaire ? », in Magazine littéraire, op. cit., pp. 46-48.

174 E. Levinas, cité par B. Vergely, Textes essentiels de la philosophie, Larousse, Paris, 1994, p. 116.

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Heidegger n'est finalement lumière de personne si bien que la dimension éthique est véritablement absente de la pensée. L'ontologie de Heidegger, nous dit Lévinas,

« était une ontologie sans éthique. Et le problème était de sortir de cette ontologie et faire de l'éthique la philosophie première. Et pour cela, il fallait toujours être en état de déconstruction de la prétention hégémonique de l'ontologie heideggérienne. [...J Au fond, Heidegger ne pouvait pas produire une éthique. Son ontologie est donc une sorte d'a-moralisme fondamental »175.

Sortir de l'impérialisme de l'ontologie et restaurer l'hétérologie grâce à une pensée éthique, telle sera la tâche à laquelle s'attelle Lévinas. Si l'ontologie comme philosophie première est source d'injustice, si l'ontologie heideggérienne qui subordonne le rapport avec Autrui à la relation de l'être en général demeure dans l'obédience de l'anonyme176, alors, il faut désormais replacer l'éthique au devant de la scène philosophique, sinon il faut appeler éthique philosophie première au sein de laquelle le visage de l'autre retrouvera sa notion ontologique.

VI.4.2. Le visage de l'autre comme une notion ontologique

Lorsque Lévinas opte pour une interversion des termes de l'ontologie, il souligne en même temps les termes qui diront la déformation ou la concrétisation de cette autre ontologie et de la notion d'infini qu'elle promeut. Cette nouvelle ontologie promeut la notion de l'infini dans le fini, le plus dans le moins, le parfait dans l'imparfait... Un infini qui se vit comme désir, non pas comme un désir qu'apaise la possession de ce qui est désiré, mais comme le désir que ce qui est désiré suscite au lieu de le satisfaire177. Un désir parfaitement désintéressé, il est bonté. La bonté devrait naître dès lors qu'on est en face d'un visage qui appelle à notre indulgence et nous assigne à une attitude de bienveillance et de sollicitation. Ce visage qui est la transcendance d'un infini est une expression. Comme le dit Lévinas, « le visage apporte une notion de vérité qui n'est pas le dévoilement d'un Neutre impersonnel, mais expression »178. La notion de visage propre chez Lévinas ouvre ainsi de nouvelles perspectives vers une notion de sens antérieur à ma Sinngebung, c'est-à-dire mon

175 E. Lévinas, cité par S. Malka, Emmanuel Lévinas. La vie et la trace, éd. J.-C. Latès, Paris, 2002, p. 206.

176 Vergely, op. cit., p. 113.

177 E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 42.

178Ibidem, p. 43.

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interprétation. Elle signifie l'antériorité de la philosophie de l'étant sur l'être, et une antériorité qui n'en appelle pas au pouvoir, ni à la domination, mais qui concourt à l'accueil et à la sauvegarde du moi179.

Lévinas restaure ici la notion de l'immédiat qui est proche de l'interpellation ; l'immédiat qui est le face-à-face. Ainsi, entre une philosophie de transcendance qui situe ailleurs la vie à laquelle l'homme accèderait, et une philosophie de l'immanence où l'on se saisirait de l'être, il y a lieu d'établir avec l'autre une relation non totalitaire qui donne lieu à l'idée de l'infini. Une telle relation, selon Lévinas, n'est rien d'autre que la métaphysique180. De ce fait, l'histoire ne serait plus le plan privilégié où se manifeste l'être dégagé des particularismes des points de vue dont la réflexion porterait encore des tares. Pourtant il existe cette autre possibilité de l'être d'être autrement audelà de l'essence. Il s'agit pour l'homme non pas d'être le << berger de l'être >>, ni d'être un << être-pour-la-mort >>, mais essentiellement un <<être-pour-autrui >>181 ; à l'être ou à la mort, il y a substitution de l'homme (altérité) sur lequel l'homme est appelé à veiller, à devenir en quelque sorte << le gardien de son semblable >>. La conséquence majeure des élaborations philosophiques n'ayant pu se départir de cette logique d'enfermement, de pouvoir, de domination et de totalitarisme est qu'elles ont élaboré de mauvaises ontologies. Lévinas parle à cet effet de << méontologie >>182. Et pour sortir de cette méontologie, le << penseur de l'autre >>, pour nommer ainsi Lévinas par analogie à Heidegger qui fut appelé << penseur de l'être >>, envisage de poser une éthique au-devant de l'ontologie afin d'opérer un retournement radical de l'ordre des choses et de la philosophie elle-même. Celle-ci ne sera plus perçue comme << amour de la sagesse >>, mais << sagesse de l'amour au service de l'autre >>183 homme. Cette sagesse au service de l'autre homme n'est rien d'autre que ce que Lévinas nomme la responsabilité << asymétrique >>.

179 E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 44

180 J. Debès, Lévinas, l'approche de l'autre, éd. De l' Atelier/éd. Ouvrières, Paris, 2000, p. 46.

181 J. Rolland, Emmanuel Lévinas. L'éthique comme philosophie première, Actes du Colloque de Cerisyla-Salle, 23 août-2eptembre 1986, Cerf, Paris, 1993, p. 52.

182 Ibidem, p. 54.

183 E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op.cit., p. 20.

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VI.4.3. L' « autre » de l'être : la responsabilité asymétrique

Le visage, tel que nous l'avions explicité ci-dessus, est dans la pensée de Lévinas cette instance métaphysique qui nous interpelle et nous assigne à la responsabilité. Le penseur de l'altérité propose pour ainsi dire une philosophie morale de la responsabilité humaine. C'est de cette responsabilité dont il est question dans son autre °uvre majeure Autrement qu'être ou au-delà de l'essence. Dans ce traité qui se situe au prolongement de Totalité et Infini, l'auteur présente la responsabilité comme la structure essentielle, première et fondamentale de la subjectivité par opposition à la liberté. En essayant de fournir une compréhension de l'essence à la hauteur de son projet moral, Lévinas affirme que si la transcendance a un sens, elle ne peut signifier que le fait pour l'essence de passer à l'autre de l'être184. L'auteur a pour objectif de saisir l'être au-delà de la liberté. Cette liberté jusque-là était exaltée par l'existentialisme athée comme constituant l'essence même de l'être et le caractère véritablement intrinsèque de l'homme. Or cette liberté a déchanté au travers des évènements comme ceux de Auschwitz, et est de nos jours suspecte. Au-delà de cette liberté suspecte, Lévinas pose la responsabilité asymétrique pour autrui185. Cette responsabilité se présente ainsi comme une des caractéristiques de l'être au-delà de l'essence, comme l'autre essence de l'être.

La responsabilité, l'autre essence de l'être dont l'oubli a précipité l'humanité dans la perte de sens et l'absence de liberté, évitera mieux ce qu'elle avait frôlé : l'anéantissement, la catastrophe. C'est donc vers la responsabilité asymétrique, c'est-àdire une responsabilité illimitée et désintéressée, bref une responsabilité infinie au service d'autrui qu'il faudrait dorénavant orienter la réflexion pour qu'à l'horizon de celle-ci, on ne soit suspendu dans des idéalités en face de Janus telle la liberté. Pour preuve : « 1'autrement qu'être ne peut se situer dans un quelconque ordre éternel arraché au temps et commandant, on ne sait comment, la série temporelle »186. Concrètement, Lévinas pourrait paraphraser Rabelais dans sa célèbre maxime, que la liberté sans la responsabilité n'est que chemin vers la ruine de l'humanité. Avec Lévinas, nous passons en philosophie, et principalement en métaphysique, du souci de

184E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 22.

185 Idem.

186 Ibidem, p. 26.

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l'être au souci de l'humanité de l'autre homme187. Et c'est la responsabilité qui opère le dépassement de la liberté perçue comme essence fondamentale de l'être. Par la responsabilité, nous acquérons le sens de l'humanité. Avec la responsabilité, nous devenons le gardien de notre semblable en nous mettant à son service, indépendamment de son origine raciale, socio-politique et linguistique. Autrement dit, la responsabilité vis-à-vis d'autrui ne relève plus chez Lévinas d'une parenté ou d'une fraternité biologique. Cette responsabilité transcende l'affinité biologique ou charnelle. Dans l'acception lévinassienne donc, la responsabilité relève plutôt d'une fraternité éthique fondée sur cet impératif catégorique : « Tu ne tueras point ». Au travers de ces éléments, Lévinas réintroduit dans la sphère de la métaphysique et de la transcendance la dimension humaine de la sensibilité. Par celle-ci nous sommes proches les uns des autres. La proximité de l'autre nous rend responsable de lui. Il faut souligner que la sensibilité dont il est question ici est animée par la responsabilité. En effet, le vécu humain est un vécu dans la sensibilité ; il s'agit du vécu sensible188. Tous les aspects de la vie humaine sont pétris de sensibilité ; c'est elle qui présuppose et favorise le rapprochement, la proximité et nous enjoint à la responsabilité asymétrique, c'est-à-dire illimitée et désintéressée de l'autre. Ainsi, avec Lévinas, ne sommes-nous pas dans un bouleversement radical, sinon dans un « formatage » de la tradition philosophique occidentale qui perçoit la responsabilité comme un déploiement actif de la liberté ?

187 E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, Montpelleir, Fata Morgana, 1972.

188 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit., p. 55.

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CONCLUSION GENERALE

Au terme de ce parcours que nous avons effectué au sein de la pensée de Martin Heidegger, que conclure de l'étude du Dasein ? Il serait probablement audacieux, voire prétentieux de notre part de vouloir conclure ce travail quand nous savons que toute la pensée de notre auteur est un << chemin » ou un << cheminement vers l'être ». Loin d'être donc une conclusion signifiant que nous avons épuisé cette étude sur << Heidegger et le problème anthropologique : le statut du « Dasein » dans l'ontologie fondamentale», cette partie se veut être plutôt une << halte » pour évaluer l'itinéraire, ou bien les différentes étapes, ou encore les différentes stations de ce << chemin de pensée ».

La philosophie est une quête inlassable de l'essence (fondement) et du sens (signification et finalité) du réel. Mais dans l'ensemble du réel, la réalité humaine occupe une place centrale. Pour aborder le problème anthropologique, Heidegger part d'un constat selon lequel la philosophie occidentale dans son ensemble a oublié de penser l'homme du point de vue ontologique, c'est-à-dire dans son rapport à l'être. Entre le discours égologique des modernes, de Descartes à Husserl et la problématique hétérologique de Lévinas et ses disciples, Martin Heidegger décide de renouer avec la pensée ontologique. En d'autres termes, entre le moi et l'autre, il y a de l'être sur lequel il faut se pencher. Et chez Heidegger, l'ontologie fondamentale est indissociable de l'analytique du Dasein. Autrement dit, l'analytique du Dasein se présente comme << horizon transcendantal de la question de l'être ».

Pour parvenir aux différentes réponses relatives à notre préoccupation fondamentale, à savoir le statut du Dasein dans l'ontologie fondamentale, il a fallu faire une incursion dans la pensée de Kierkegaard et de Husserl afin de montrer combien ils ont exercé une influence considérable sur la pensée de notre auteur. Dans le deuxième, troisième et quatrième chapitre de nos investigations où nous avons tâché d'étudier le problème de l'homme chez Heidegger, nous nous sommes aperçu que d'Etre et temps à Acheminement vers la parole en passant par Qu'est-ce que la métaphysique ? et Introduction à la métaphysique, pour ne citer que ces ouvrages, notre auteur, dans son ontologie fondamentale, a baptisé l'être humain sous la terminologie de Dasein. Ce terme qui vient de l'allemand signifie << être-là » ou << être-le-là », selon la traduction de Heidegger lui-même dans la Lettre sur l'humanisme. Il veut se situer ainsi dans une

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perspective de renversement des appellations traditionnelles par lesquelles on désigne l'homme comme << conscience>>, << ego transcendantal >>, << sujet >>. Bref, ce terme opère un dépassement et un déplacement du discours égologique. S'agissant du deuxième chapitre où il est question de l' << Ek-sistence du Dasein comme une ouverture ekstatique >>, Heidegger nous fait remarquer que le Dasein, en tant que << berger de l'être >>, << sentinelle du néant >> se caractérise fondamentalement par une triple ouverture : d'abord à lui-même, ensuite au monde et enfin à l'être dont il est le << là ». Ainsi, l'eksistence du Dasein, loin d'être un fait factice, devient par là même un projet, une responsabilité, une tâche existentielle ardue à réaliser.

Au troisième chapitre, nous avons étudié le Dasein dans son rapport au langage existential. Dans cette section, il est à retenir que le langage originel que Heidegger appelle << Ereignis >>, c'est-à-dire << Evènement >> et <<Sage » ou dictée précède le langage humain. Il est d'abord monologue et ensuite entretient un dialogue avec le Dasein. Son essence réside dans son déploiement. Aussi vrai que le Dasein est le << messager du langage >> son activité linguistique consistera à permettre le dévoilement de la vérité. L'essence du langage humain sera donc silence et écoute, lesquelles dimensions du langage humain caractérisent l'attitude du sage. L'oubli de l'essence du langage ou du langage essentiel conduit à ce que Heidegger nomme la << détresse extrême >>, synonyme du bavardage et du mensonge très récurrents tant dans la sphère politique, diplomatique que médiatique. Dans le quatrième chapitre, Heidegger nous conduit à l'ontologie de la mort du Dasein. La mort, contrairement à la conception traditionnelle, est perçue chez Heidegger comme une réalité intrinsèque de l'ek-sistence du Dasein. Loin d'être une << absurdité scandaleuse >> ou une << injustice métaphysique >>, loin des connotations dramatiques et tragiques qu'on lui attribue, la mort est un phénomène purement existential, indissociable de la vie. La vie et la mort sont les deux versants de la même réalité qu'est l'ek-sistence du Dasein. Ce dernier, puisqu'il ne peut échapper à la mort doit considérer que la mort est son ultime pouvoir-être. Le Dasein est un être-pour-la-mort. La meilleure façon de s'y préparer est de rester ouvert, grâce à ce que Heidegger nomme l' << anticipation résolue >> ou la <<résolution anticipante >>.

Enfin, dans les derniers chapitres, le cinquième et le sixième, il a été question d'évaluer la pensée de Heidegger relative au problème anthropologique, et notamment au statut du Dasein dans son ontologie fondamentale. Au cinquième chapitre où nous

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avons montré la portée ou l'intérêt de la pensée de Heidegger, nous avons découvert que Heidegger est un penseur original qui a la mesure de l'homme. Son originalité réside dans le fait qu'au moment où les modernes, sous l'influence des tendances sociologisantes des sciences positives, s'acharnent à « déconstruire » l'ontologie ou la pensée fondamentale, Heidegger décide de renouer avec la pensée de l'être. La réalisation de son ontologie passe par l'explicitation du Dasein. C'est pour dire que selon lui, l'homme est la voie royale qui mène à l'être. Oublier l'être, c'est ipso facto descendre dans l'infra-humanité. Ainsi, étant donné que l'essence du Dasein réside dans son existence, et que l'existence du Dasein mobilise la dimension de l'altérité parce qu'exister, c'est avoir le « souci mutuel » les uns des autres, il est indéniable que la pensée de Heidegger se présente ici comme l'horizon possible de l'humanisation de la mondialisation. En effet, si l'être de l'homme consiste à être-au-monde et à être-avecautrui, selon la perspective ontologique de Heidegger, l'humanisation de la mondialisation passe donc par la reconsidération des humains sur le plan de leur être : ek-sister pour le Dasein, c'est « être-en-compagnie de ». En cela, la réalisation possible du phénomène de la mondialisation relève donc de la prise en compte de ces deux existentiaux, être-au-monde et être-avec, avec tout ce que cela implique comme responsabilité.

En « rebaptisant » justement l'homme comme Dasein, Heidegger, par cette nouvelle terminologie, renverse, bouleverse et dépasse la conception que nous avons de l'être humain depuis l'antiquité grecque jusqu'à l'époque contemporaine. Cependant, sa conception anthropologique présente quelques limites, mieux quelques ambiguïtés qui méritent d'être relevées. Dans l'élaboration de son ontologie dite fondamentale, Heidegger avait la détermination de se soucier de l'étant, et particulièrement du Dasein, dans sa totalité. Mais, en parcourant quelques-uns des « jalons » de sa pensée, nous nous sommes aperçu que son anthropologie est d'une part « immanentiste » et d'autre part elle est « impérialiste ». Elle est immanentiste parce qu'elle refuse délibérément d'investiguer sur la vie post-mortem du Dasein. Car, selon Heidegger, si la mort est déterminée comme « fin » du Dasein, c'est-à-dire comme fin de l'être-au-monde, cela n'entraîne nulle décision ontique sur la question de savoir si « après la mort » un être différent, supérieur ou inférieur, est possible, si le Dasein « continue à vivre », voire si, se « survivant », il est « immortel ». Nous voici reconduit au primat d'une pensée

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«mondaine», d'une vision du monde qui se veut débarrassée des «illusions» de la transcendance, et surtout de la transcendance verticale. Aussi, l'anthropologie ontologique heideggérienne est-elle impérialiste, car elle dépossède l'homme de sa liberté, considérée comme un leurre ; elle assujettit finalement le Dasein. C'est à ce niveau précis, donc que la conception anthropologique heideggérienne mérite d'être complétée par la perspective métaphysique et hétérologique.

La métaphysique en tant qu'elle est une quête radicale sur l'existence humaine doit par là même s'intéresser à l'homme dans sa totalité. Car, aussi vrai que l'homme est constitutivement une entité spirituelle et métaphysique, aussi vrai qu'il est foncièrement habité par un furieux désir de vivre et que le monde phénoménal (selon l'acception kantienne) se présente ici comme obstacle majeur à la réalisation de ce désir, seul le monde meta-physique peut lui offrir cette possibilité de satisfaire ce besoin de transcender le monde sensible et d'accéder au monde de l'invisible pour s'accomplir. La métaphysique, parce qu'elle est un dépassement vers l'outrepassement se préoccupe aussi bien de l'existence immanente que de la vie transcendante de l'homme. Dans cette optique, il y a lieu de dire que le refus délibéré de Heidegger de se préoccuper de l'après-mort de l'homme relèverait soit d'un matérialisme pur et dur, soit d'un dogmatisme ontologique. Ainsi, la métaphysique, en tant que pensée fondamentale sans fond, pensée qui pense l'au-delà de l'expérience naturelle, doit d'une part mobiliser la transcendance verticale, et d'autre part, se soucier de la destinée de l'homme. Il s'agit de s'interroger sur la destinée ultime de l'homme. C'est aussi dans cette optique que se situe la problématique hétérologique lévinassienne.

E. Lévinas, dans son hétérologie, cherche à donner un contenu qui l'affranchira de la subordination à l'être. C'est pourquoi il développe une critique sévère contre l'ontologie heideggérienne. Pour lui, l'ontologie de Heidegger était une ontologie sans éthique. Et le problème était de sortir de cette ontologie et faire de l'éthique la philosophie première. Et pour cela, il fallait toujours être en état de déconstruction de la prétention hégémonique de l'ontologie heideggérienne. Sortir de cet impérialisme de l'ontologie heideggérienne, c'est restaurer l'hétérologie grâce à une pensée éthique, telle sera la tâche à laquelle s'attellera Lévinas. Si l'ontologie comme philosophie première est source d'injustice, si l'ontologie heideggérienne qui subordonne le rapport avec Autrui à la relation de l'être en général demeure dans l'obédience de l'anonyme, alors, il

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faut désormais replacer l'éthique au devant de la scène philosophique, sinon il faut appeler éthique « philosophie première >> au sein de laquelle le visage de l'autre retrouve sa notion ontologique. Cela signifie que le visage de l'autre appelle à notre indulgence et nous assigne à une attitude de bienveillance et de sollicitation. D'autre part, ce visage qui est une transcendance d'un infini, c'est-à-dire expression ou mieux dévoilement d'un « Neutre impersonnel >> nous convie à une responsabilité, et notamment une responsabilité vis-à-vis de l'autre qui prend une dimension incommensurable, ce que l'auteur nomme « responsabilité asymétrique >>. Ainsi entendue, la responsabilité de l'homme, dans l'acception lévinassienne, ne relève plus d'une parenté ou d'une affinité biologique ; elle transcende l'affinité biologique ou charnelle. Il s'agit, en somme, d'une responsabilité éthique fondée sur cet impératif catégorique : « Tu ne tueras point >>. Ne sommes-nous pas là dans un bouleversement radical ou mieux dans un « formatage >> même de la tradition philosophique occidentale de la conception des rapports humains ?

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REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

1. Ouvrages de l'auteur :

HEIDEGGER (M.)

1927 Sein und Zeit, Etre et temps, traduction française par F. Vézin, Gallimard, Paris, 1986.

1946 Uber den Humanismus, << Lettre sur l'humanisme », traduction française par R. Munier, in Questions III, Gallimard, Paris, 1976.

1949 Holzwege, Chemins qui ne mènent nulle part, traduction française par W. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962.

1952 Einfürung in die Metatphysik, Introduction à la métaphysique, traduction française par G. Kahn, Gallimard, Paris, 1967.

1954 Was heisst Denken ?, Qu'appelle-t-on penser? PUF, 4è éd., Paris, 1973.

1954 Vorträge und Aufsätze, Essais et conférences, trad. par A. Préau, préface de J. Beaufret, Gallimard, Paris, 1958.

1954 Vom wessen der Wahrheit, << De l'essence de la vérité », traduction française par A. De Waelhens et W. Biemel, in Questions I, Gallimard, Paris, 1968.

1956 Was ist das Philosophie ?,Qu'est-ce que la philosophie?,

traduction française par Kostas, Axelos et J. Beaufret, in Questions II, Gallimard, Paris, 1957.

1958 Die physis bei Aristoteles, << Ce qu'est et comment se détermine la physis », traduction française par F. Fédier, in Questions II, Gallimard, Paris.

1959 Unterwegs zur Sprache, Acheminement Vers la parole, traduction française par J. Beaufret, B. Brokmeier et F. Fédier, Gallimard, Paris, 1976.

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1961 Nietzsche II, traduction française par Pierre Klossowski, Gallimard, Paris, 1971.

1965 (sic) Kant und das Problem der Metaphysik, Vittorio Klostermann GmbH, Frankfurt, Kant et le problème de la métaphysique, traduction française par A. De Waelhens et W. Biemel, Gallimard, Paris, 1953 (sic). 1968 Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des denkens, << La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », in Questions IV, Gallimard, Paris, 1977.

1983 Cahier de l'herne, l'Herne, Paris.

2. Ouvrages critiques

- BARASH (J.A.), Heidegger et son siècle. Temps de l'être, temps de

l'histoire, PUF, Paris, 1995.

- BEAUFRET (J.), Dialogue avec Heidegger. Philosophie grecque, Minuit,

Paris, 1973.

- BOUTOT (A.), Heidegger, P.U.F., Coll. << Que sais-je ? », Paris, 1989.

- CORVEZ (M.), La philosophie de Heidegger, PUF, Paris, 1966.

- COUTURIER (F.), Monde et être chez Heidegger, Presses de l'Université de

Montréal, Montréal, 1971.

- DE WAELHANS (A.), La philosophie de Martin Heidegger, Publication Universitaires de Louvain, Louvain, 1976.

- FOLSCHEID (D.), La philosophie allemande. De Kant à Heidegger, PUF,

Paris, 1993.

- GREISCH (J.), Etre et langage. Introduction à l'ontologie. Le temps des

fondations, Association A. Robert, Cours polycopiés (inédit), Institut catholique de Paris, 1992.

- Ontologie et temporalité. Esquisse d'une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Puf, Paris, 1994.

-JANICAUD (D.), Heidegger en France, Tome II . Entretiens, éd. Albin

Michel, Paris, 2001.

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- LEVINAS (E.), En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger,

Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1982.

- Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La Haye Nijhoff, Paris, 1974.

-Humanisme de l'autre homme, Montpelleir, Fata Morgana, 1972.

-Totalité et Infini. Essai sur l'extériorité, éd. Martinus Nijhoff, la Haye, Paris, 1971.

- RESWEBER (J.-P.), La pensée de Martin Heidegger, éd. Edouard Privat,

Toulouse, 1971.

- RUSS (J.), Philosophie : Les Auteurs, les °uvres. La vie et la pensée

des grands philosophes. L'analyse détaillée des °uvres majeures, Bordas, Paris, 1996.

-TROTTIGNON (P.), Heidegger, sa vie, son °uvre avec un exposé de sa

philosophie, PUF, Paris, 1965.

3. Ouvrages généraux

- APPADURAI (A.), Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la

globalisation, Payot, Paris 2001.

- ARVON (H.), La philosophie allemande, Seghers, Paris, 1970.

- BOUCKAERT (B.), L'Idéalité de l'autre. La question de l'Idéalité et de

l'Altérité chez Husserl., Springer, 2003.

- CORDELLIER (S.), Mondialisation. Au-delà des mythes, éd. La Découverte et

Syros, Paris, 1997.

- DEBES (J.), Lévinas, l'approche de l'autre, éd. De l'Atelier / éd.

Ouvrières, Paris, 2000.

- FERRY (L.), Qu'est-ce qu'une vie réussie ?, Bernard Grasset, Paris,

2002.

- GRANIER (J.), L'intelligence métaphysique, Cerf, Paris, 1987.

- GUIBAL (F.), Autonomie et altérité, Cerf, Paris, 1993.

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- HABERMAS (J.), Der philosophische Diskurs der Moderne, Le discours

philosophique sur la modernité, traduction française par C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Gallimard, Paris, 1988.

- HUSSERL (E.), Méditations cartésiennes. Introduction à la

phénoménologie, traduction française par G. Peiffer et E. Lévinas, Vrin, Paris, 1992.

- JOLIVET (R.), L'homme métaphysique, Librairie Arthème Fayard, Paris,

1958.

- KOUAM (M.) La philosophie, un art de vivre. A l'école de la sagesse

antique, Prologue du Pr. D. Payot, imprimé à Douala (Cameroun) par Opit Graphics Int., 2006.

- LEON (X), Fichte, et son temps, vol. 1, Armand Colin, Paris, 1932.

-RAHNER (K.), Hörer des Wortes (1963), L'homme à l'écoute du verbe,

traduction et édition comparée par J. Hofbeck, Maison Mame, (s.l.), 1968.

- MORIN (E.), L'homme et la mort, Seuil, Paris, 1970.

- NJOH-MOUELLE (E.), De la médiocrité à l'excellence. Essai sur la signification du développement humain, 3è éd. Clé, coll. « Etudes et documents », Yaoundé. 1998.

- RICOEUR (P.), Philosophie de la volonté II, finitude et culpabilité,

Aubier-Montaigne, Paris, 1988.

- ROLLAND (J.), Emmanuel Lévinas. L'éthique comme philosophie

première, Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle, 23 août2eptembre 1986, Cerf, paris, 1993.

- VALADIER (P.), Nietzsche l'intempestif, Beauchesne, Paris, 2000.

- VERGELY (B.), Textes essentiels de la philosophie, Larousse, Paris, 1994.

- WOJTYLA (K.), Osaba i czyn (1977), Personne et Acte, traduction

française par G. Jarczyk, Le Centurion, Paris, 1983.

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4. Dictionnaires, revues

- CAPELLE (PH.), Le statut contemporain de la philosophie première,

Beauchesne, Paris, 1996.

- DUMERY (H.), Dictionnaire de la philosophie, Encyclopaedia

Universalis, Albin Michel, Paris, 2000.

- JOACHIM (TH.), << Contribution métaphysique à l'analyse de la

mondialisation », in Cahier de l'UCAC, La mondialisation : quel humanisme ? N° 6, 2003, Presses de l'UCAC/Karthala, Yaoundé/Paris.

- LUCQUES (C.), << Silence et mutisme », dans Le langage. Actes du XIIIè

congrès des sociétés de philosophie de langue française, Genève, 2-6 août, éd. La Baconnière, Neuchâtel (Suisse), 1966.

- MASSET (P.), << La parole et le silence », dans Le langage. Actes du XIIIè

congrès des sociétés de philosophie de langue française, Genève, 2-6 août, éd. La Baconnière, Neuchâtel (Suisse), 1966.

-MBONDA (E.-M.), << La philosophie ouvre à un monde où les hommes

oragnisent leur existence », in Tolle lege , la catho telle quelle, N° 26 avril-juin, 2006, éd. Ama, Yaoundé.

- NGWEY (C.), << Enjeux existentiels de la mondialisation », in

Mondialisation vue du sud. Une approche multidisciplinaire, éd. du Kasayi, Kananga (Kinshasa), 2000.

- POLIN (R.), << Principes du mensonge politique », in Le langage. Actes

du XIIIè congrès des sociétés de philosophie de langue française, Genève, 2-6 août 1966, éd. La Baconnière, Neuchâtel (Suisse), 1966.

- RABOUIN (D.), << Heidegger et le nazisme : quelle affaire ? », in Magazine

littéraire Hors-série, Martin Heidegger, les chemins d'une pensée, N° 9, mars-avril 2006.

- TSHIBILONDI (A.), << L'altérité comme impératif d'une mondialisation

humanisée », dans Cahier de l'UCAC, La mondialisation : quel humanisme ? N° 6, 2003, Presses de l'UCAC/Karthala, Yaoundé/Paris.

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TABLE DES MATIERES

DEDICACE i

REMERCIEMENTS ii

INTRODUCTION GENERALE 1

CHAPITRE I : 5

LES RACINES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE DE MARTIN HEIDEGGER 5

I.1. A la racine du terme existence : Kierkegaard, le penseur de l'existence 5

I.1.1. L'existence comme une tâche ardue à accomplir 6

I.1.1.1.Le stade esthétique 7

I.1.1.2. Le stade éthique 7

I.1.1.3. Le stade religieux 8

I.2. De la réduction phénoménologique à la primauté du moi pur : la substitution de

l'égologie à l'ontologie

9

I.2.1. La réduction phénoménologique

9

I.2.2. La substitution de l'égologie solipsiste à l'ontologie

12

CHAPITRE I I:

15

L'EK-SISTENCE DU DASEIN : UNE OUVERTURE EK-STATIQUE

15

II.1- Esquisse d'explication du concept de Dasein

15

II.2. Les caractères de l'ek-sistence du Dasein

17

II.2.1. L'ek-sistence du Dasein comme compréhension de l'être

17

II.2.2. Ek-sistence du Dasein conçue comme pro-jet

19

II.2.3. Ek-sistence du Dasein en tant que transcendance

20

II.3. Les deux modes de l'ek-sistence : inauthentique et authentique

21

II.3.1. L'ek-sistence inauthentique

22

II.3.1.1. L'ek-sistence inauthentique comme attitude conformiste

23

II.3.1.2. L'inauthenticité comme chute dans la déchéance

24

II.3.2. L'ek-sistence authentique

27

II.3.2.1. L'ek-sistence authentique : appel à la transcendance

27

II.3.2.2. L'authenticité en tant que responsabilité

28

II.4. Etre et ek-sistence : l'argument ontologique

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CHAPITRE III :

32

LE DASEIN ET SON RAPPORT AU LANGAGE EXISTENTIAL

32

III.1. Ereignis et langage

32

III.2. Du langage existential au langage humain (existentiel): rapport dialogique

36

III.3. Langage du Dasein comme silence et écoute

39

CHAPITRE IV :

43

L'ONTOLOGIE DE LA MORT : LA MORT COMME TERME DE L'EXISTENCE DU

DASEIN

43

IV.1. Le Dasein : l'être-pour-la-mort

43

IV.2. La mort comme constitution fondamentale du Dasein

46

IV.3. La mort : terme de l'existence du Dasein

48

 

CHAPITRE V :

51

PORTEE DE LA PENSEE HEIDEGGERIENNE

51

V.1. L'ontologie fondamentale comme pensée du Dasein

51

V.2. Contribution de la pensée heideggérienne à l'analyse de la mondialisation

57

V.3. Etre-au-monde et être-avec-autrui du Dasein, impératifs pour une mondialisation

humanisée

58

CHAPITRE VI :

63

LIMITES ET PERSPECTIVES DE LA PENSEE DE M. HEIDEGGER

63

VI.1. L'assujettissement du Dasein dans l'ontologie heideggérienne

63

VI.2. L'anthropologie heideggérienne : une anthropologie immanentiste

67

VI.3. Perspective métaphysique

69

VI.4. Perspective hétérologique lévinassienne

74

 

VI.4.1. L'éthique comme philosophie première

74

VI.4.2. Le visage de l'autre comme une notion ontologique

76

VI.4.3. L' « autre » de l'être : la responsabilité asymétrique

78

CONCLUSION GENERALE

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REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES 85

1. Ouvrages de l'auteur : 85

2. Ouvrages critiques 86

3. Ouvrages généraux 87

4. Dictionnaires, revues 89

TABLE DES MATIERES 90






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"Le don sans la technique n'est qu'une maladie"