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Indépendance et amitié chez Aristote

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par Valentin BORAGNO
Université Paris X Nanterre - Master 2 2008
  

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3.2. La connaissance de soi

Il nous faut collaborer dans la méditation pour nous connaître nous-mêmes. Je prends conscience de mes propres facultés en connaissant et en percevant avec mon ami. On devient l'objet connu en connaissant.

« Si donc dans de telles séries coordonnées (th=j toiau/thj sustoixiaj) l'une se retrouve dans la position de ce qui est désirable, ce qui est connu et ce qui est perçu (to\ gnwsto\n kaiì to\ aisqhto/n) existent pour parler globalement par participation à la nature définie (t%½ koinwneiÍn th=j w·risme/nhj fu/sewj) ; aussi se percevoir soi-même, c'est être perçu (to\ aisqhto/n) - puisqu'alors nous ne sommes pas chacune de ces choses par nous-mêmes (kat' au)tou/j), mais par participation (kata\ meta/lhyin) à ces facultés dans le percevoir et le connaître (car lorsqu'on perçoit (aisqano/menoj) on devient perçu (aisqhto\j ginetai) de la manière et du point de vue dont on a antérieurement perçu (kaqa\ pro/teron), et en tant qu'on perçoit et qu'on perçoit cet objet même, et on devient connu en connaissant) (gnwsto\j de\ ginwskwn), aussi c'est pour cette raison qu'on désire toujours vivre, (10) parce qu'on désire toujours connaître, c'est-à-dire parce qu'on désire être soi-même l'objet connu (to\ gnwsto/n) » (EE, VII 12, 1245 a 2 - 10).

Ce que nous sommes, nous le sommes par participation aux facultés de perception et de connaissance. Nous sommes ce que nous pensons et ce que nous sentons. Pour être connus tels que nous sommes, nous devons donc nous-mêmes exercer nos facultés de connaissance. On ne peut pas être connus par soi. Vouloir connaître, c'est donc vouloir être connu, car l'âme n'est rien d'autre que l'objet qu'elle devient en connaissant. Connaître ce qu'est la liberté, c'est déjà être libre. Connaître ce qu'est la connaissance, c'est déjà être savant. Le fait de se connaître en connaissant ne signifie pas qu'on reçoit en échange de notre effort une attention à notre égard lorsque nous faisons l'effort de connaître quelqu'un d'autre. En connaissant, nous participons à la connaissance, et à ces facultés qui font notre existence, et qui sont par nature désirables. En connaissant, on devient l'objet connu, non pas en lui-même (kat' au)tou/j), mais par participation. La participation (kata\ meta/lhyin) est le passage par un intermédiaire. L'âme devient en quelque sorte l'objet qu'elle sent ou qu'elle pense. Certes, il s'agit là d'une des doctrines fondamentales de l'aristotélisme : l'homme ne se connaît pas directement lui-même, mais seulement indirectement. Mais cela ne veut pas dire qu'il est pour autant aliéné à l'objet de connaissance ou qu'il ne pourrait se définir qu'en négatif, ou par « contraste » à cet objet40(*). Dans cette hypothèse, je me connaîtrais en regardant mon ami comme un miroir. En fait, l'homme ne se connaît pas qu'« en connaissant quelque chose d'autre », comme le pense V. Décarie, car lui aussi est un objet de pensée. Il se connaît en connaissant. On devient perçu en percevant et on devient connu en connaissant parce que nous sommes avant tout ces deux facultés, la sensibilité et la pensée, et que nous n'avons le sentiment de notre existence que par participation à ces facultés. « On peut même penser au demeurant que chaque individu s'identifie à elle (la partie pensante), si tant qu'elle est la chose principale et la meilleure. Il serait donc déplacé de ne pas choisir l'existence qui est la nôtre, mais celle d'un autre » (EN, X 7, 1178 a 2 ). C'est l'intellect qui est « chacun de nous », notre moi, notre personnalité même.

Coïncider avec soi-même et vivre vraiment l'existence qui est la nôtre requièrent un certain type de connaissance. Si l'homme est avant tout sa faculté au sens où il devient l'objet perçu, la démarche la plus accomplie de la connaissance de soi est la connaissance de la connaissance, c'est-à-dire voir une pensée en action et la comprendre. C'est pourquoi percevoir et connaître un ami, ce doit être en un sens « se percevoir et se connaître soi-même ». Telle est la conclusion de ce chapitre. Se connaître soi-même est plus désirable qu'un autre connût a votre place. Le fait qu'un autre « connaisse à votre place (to\ ginwskein allon a)nq' au(tou), ressemblerait au fait qu'un autre vive à votre place (tou= zh=n a)nq' au(tou= allon) » (EE, VII 12, 1244 b 29-32). La façon humaine de se connaître soi-même est collective, mais elle se fait sur le modèle de l'imitation, et non de l'échange. Il est impératif que moi, individu, je connaisse pour participer à la connaissance. « L'homme souhaite tout à condition de rester ce qu'il est. Or, chaque individu est du moins principalement cette chose qui pense » (EN, IX 4, 1166 a 22). La ressemblance n'est pas une identité, c'est une imitation. Je me connais parce que je me reconnais dans la figure de l'ami qui pense.

L'ami n'est pas celui qui connaît et qui vit à notre place. Nous ne lui donnons pas la tâche de nous révéler à nous-mêmes comme on le ferait avec un psychiâtre ou un confident. C'est ainsi que deux amis qui regardent les étoiles en apprennent davantage sur chacun d'eux que s'ils étaient seuls ou que s'ils cherchaient délibérément à se connaître avant toute chose, comme chacun pourrait le faire devant un miroir. L'expérience que nous faisons chacun de nous de nous-mêmes, et de notre propre qualité, nous la faisons, non pas en nous regardant dans le blanc des yeux, comme les deux parties d'une âme soeur, mais en entrant en contact avec ce qui est extérieur à nous. L'amitié appartient à un monde. Elle se forge dans les actions communes, par une « communauté de vie », lorsqu'on vit à ses côtés. On apprend et on entend certainement plus de choses sur soi-même avec des ennemis ou des opposants qu'avec nos amis. La dialectique par exemple nous renvoie à nous-mêmes, mais elle ne constitue pas à proprement parler une connaissance de soi. L'objectivité nue, ce n'est pas l'ami qui nous l'apprend. « L'homme objectif est en fait un miroir : habitué à se soumettre avant tout à tout ce qui doit être connu, sans autre plaisir que de connaître, de « réfléchir » » (Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, L'harmattan, 2006, 155). C'est Narcisse qui se contemple dans un tel miroir, pas les bons amis. En fait, la réflexion qu'il n'arriverait pas à produire par lui-même, il l'accomplirait avec son ami, comme devant un miroir. Comme si les deux parties, nécessaires à la conscience de soi, que l'individu n'arriverait pas à distinguer au sein de son propre être, pouvaient enfin se regarder grâce à l' « amitié. » Dans cette quête d'objectivité, les amis s'enfermeraient sur eux-mêmes et deviendraient insensibles au reste du monde. En réalité, il manque un troisième terme, car nos perceptions sont intentionnelles, c'est-à-dire qu'elles doivent viser un objet pour exister. La connaissance commune consiste à s'intéresser ensemble à une même chose.

Une autre image empruntée à l'optique pour comprendre la participation serait plus adéquate. Lorsque nous voulons saisir toute l'intensité des rayons lumineux, nous employons une loupe afin de concentrer l'énergie solaire. C'est peut-être un tel phénomène qui se passe dans le regard de l'ami. Ce que nous n'aurions jamais vu seul, peut-être parce qu'il était trop proche de nous, l'ami le rend visible. L'éclat de ses yeux, ou le faisceau de rayons lumineux, est extérieur à moi, et pourtant c'est ici que se concentre toute l'énergie de ce que j'ai cherché à comprendre. Cette image prend sens lorsqu'on sait qu'Aristote compare la lumière à l'intellect actif, principe séparé et impassible : « l'intellect [efficient] (...) est une sorte d'état analogue à la lumière ; car, en un certain sens, elle aussi, la lumière convertit les couleurs en puissance en couleurs en acte. Et c'est cet intellect qui est séparé, impassible, et sans mélange, étant par essence un acte ... » (DA, III 4, 429 b 27 - 430 a 25). L'image du miroir ne convient pas, car elle enferme cet intellect dans une relation fusionnelle, entre deux consciences, alors que précisément, ce qui relie les amis consiste en un principe rayonnant et totalement distinct de l'individualité des corps. La relation entre les amis est davantage triangulaire que spéculaire. Elle permet de participer à un principe plus vaste et extérieur, assimilable à la lumière.

L'ami reste un modèle en tant qu'il nous ressemble, un modèle de pensée et de connaissance de soi, que nous prenons pour exemple. Et cette influence ne se résume pas à un encouragement. Elle est au contraire l'origine même de ce désir de vivre. Cette action de l'amitié est si considérable qu'elle implique aux amis de vivre ensemble, c'est-à-dire de passer leurs journées ensemble. Penser qu'il y a un bien en soi revient à laisser un autre penser à sa place puisqu'il peut en être le détenteur. Un autre ne peut connaître à ma place, mais se connaître est ce qu'il y a de meilleur. Il faut trouver un certain type de médiation qui ne soit pas substitutive. Il s'agit du fait de penser ensemble.

Dans la connaissance commune, qui mène chacun des amis à la connaissance de soi, chacun pense par soi-même, avec ses propres représentations, sa propre histoire et sa propre méthode. La pensée en commun est tout sauf la pensée unique. Ce schéma de connaissance vient de l'évidence suivante : ce que je peux connaître moi-même sur moi, à l'instant et au lieu où je connais, je suis le seul à pouvoir le connaître. Il n'y a pas de connaissance prise absolument, prise en soi, et qui pourrait être faite par n'importe quel individu, fût-il notre ami, en quelque lieu et quelque moment que ce soit. On ne peut « séparer le connaître lui-même (to\ ginwskein au)to) et le poser par soi » (EE, VII 12, 1244 b 29). Le connaître n'existe pas par soi. Cela signifie que la connaissance d'une chose ne sera pas la même pour tous. Il faut choisir « l'existence qui est la nôtre et non celle d'un autre » (EN, X 7, 1178 a 4) Les amis partagent une même faculté, mais celle-ci ne saurait être confiée à l'autre. L'amitié est incompatible avec l'idée d'une connaissance absolue et parfaite qu'un être humain pourrait détenir. Ce que j'ai à savoir je suis le seul à pouvoir le savoir. Et de même pour mon ami. Mais lui-même ne saura jamais ce que j'ai à savoir. Dans la vie de connaissance, on ne peut faire l'économie des histoires individuelles. Le savoir n'existe pas par soi. Il implique la participation d'individus. On ne confie pas sa pensée à l'autre, telle est l'adage aristotélicien de l'indépendance intellectuelle. Nous pouvons avoir des modèles de pensée, et les imiter, mais d'une façon unique, qui est à l'opposé de la pensée unique : en pensant nous-même. Ce que j'apprends sur moi-même vient davantage de ce que l'autre apprend sur lui-même que de ce qu'il apprend sur moi. Ce que nous reconnaissons avant tout dans l'autre, ce n'est pas moi, c'est lui ! Autrement dit, l'autre n'est pas le simple reflet de ma personnalité, il est et me montre une personnalité. Il est donc un « autre moi-même », non parce qu'il me ressemble, mais parce qu'il possède quelque chose qui fait que - comme moi je suis moi-même - lui est lui.

C'est en ce sens qu'il faut comprendre le terme de « séries coordonnées » (sustoiki/a, 1245 a 2), et qui a le sens de colonne ou de séries parallèles dont les articles se correspondent exactement. Les pensées des amis sont deux activités parallèles. Comme des colonnes, les amis s'élèvent l'un à côté de l'autre. L'un ne pourrait jamais tenir sans l'autre, mais ce que l'un a à faire, il le fait lui-même, sans déléguer à l'autre son activité. D'une part, chacun se connaît soi-même. De l'autre, les amis participent et ont conscience de participer à une même réalité, qui est l'activité bonne en soi. Ce qui est connu et ce qui est perçu existent pour parler globalement par « participation à la nature définie (th=j w·risme/nhj fu/sewj) ». Celle-ci correspond à la participation aux facultés de perception. « On devient connu en connaissant » (gnwsto\j de\ ginwskwn, VII 12, 1244 b 9). Ce que les amis partagent de déterminé est le plaisir. Le signe de l'activité est le plaisir. Les amis se choisissent parce qu'ils se ressemblent et accordent à la vie de l'autre autant de prix qu'à la leur. Le seul plaisir ressenti est celui de l'activité. En un sens, l'activité est la même chose, en un autre non.

Le bien déterminé est à la fois perçu par l'individu et par les amis dans leur ensemble. Il implique un moi et un nous. Cette dualité de la nature de la connaissance correspond à une dualité fondamentale de l'être. De même qu'en connaissant on connaît le particulier et on participe à la connaissance en général, de même l'objet connu garde sa particularité et devient quelque chose de déterminé lorsqu'il devient connu. L'homme ne saurait participer à une connaissance ou à une sensation en soi, qui lui feraient considérer la vie comme un bien en général, un bien indéterminé. On sait qu'en un premier sens, l' ou)si/a est pour Aristote l'individu concret, composé de matière et de forme, seule réalité et sujet d'inhérence des attributs41(*). Cette substance est donc la seule réalité : il n'y a rien en dehors des individualités. De la même façon, il n'y a pas de conscience de l'existence en dehors de l'existence42(*).

Le plaisir est défini, c'est-à-dire qu'il dépasse le stade indéterminé de la particularité. Le plaisir par nature, même s'il s'éprouve seul, peut se partager. Il est la marque de l'activité bonne qui peut aussi être perçue comme bonne par quelqu'un d'autre de bon. Ceux qui ne font rien mènent une vie indéterminée ou corrompue. Ils se comportent dans leur vie comme s'ils étaient morts. Le partage doit se construire sur quelque chose de déterminé, qui n'est ni l'affliction ni la corruption morale : « on ne doit pas prendre par ailleurs en compte une mauvaise vie, c'est-à-dire une vie corrompue, ni une vie d'afflictions, parce qu'une vie semblable est indéfinie » (a)o/ristoj, IX 9, 1170 a 24). La détermination de l'activité bonne est donc à la source du plaisir de l'amitié. Mon ami mène une vie définie, c'est-à-dire orientée vers une certaine fin. Comme le bon reconnaît ce qui est bon par le plaisir, j'ai donc du plaisir à voir mon ami vivre. Le déterminé est bon par nature. (1170 a 19-21) La mort est un mal parce qu'elle est privation d'activité. A la vie plaisante sera donc attaché un certain type d'activité. En agissant bien, l'individu se déterminera comme homme. Il passera de l'individualité à l'universalité. Et c'est dans cette actualisation que j'éprouve le plaisir de la vie en commun.

L'amitié philosophique nous fait prendre conscience de notre appartenance au genre humain, et du fait que deux êtres différents peuvent se ressembler et, en quelque sorte, être une seule âme. Plus qu'une activité, les amis partagent une expérience de la raison. La substance possède en effet un deuxième sens, qui est celui d'un objet de connaissance, séparé de la matière. «  Si l'ou)si/a comme réalité existante est le sujet individuel, l'ou)si/a comme objet de connaissance est caractérisée par Aristote comme e°dov, d'autant mieux actualisée et plus déterminée que la matière y a moins d'importance.43(*) » Bien que les amis soient séparés, ils participent d'une même réalité, qu'on pourrait appeler leur « genre ». Les similitudes présentes dans l'amitié font partie de celles dont s'occupe la science. La science se construit en effet sur l'hypothèse qu'il y a quelque chose de plus que les individus séparés et qu'il est possible d'y voir des traits communs.« Si l'on admet qu'il n'y a rien indépendamment des individus, dès lors il n'est rien qui s'adresse à la raison, tout n'est que perceptible aux sens ; et, par conséquent, il n'y a de science de rien » (B, 3, 999 b). L'amitié deviendrait alors une preuve de l'existence de la raison. Il y a quelque chose en dehors des êtres sensibles qui s'adresse à la raison, et qui rend possible de déterminer ces choses. Les genres sont aussi les principes des choses définies (B, 3, 988 b 6). Penser les genres permet de déterminer les choses, et de ne pas parler que de l'indéterminé, c'est-à-dire du non-être. C'est pourquoi ceux qui refusent l'existence des genres refusent de fait la pensée et la connaissance. Pour Aristote, les philosophes matérialistes, qui pensent que seuls les corps existent, doivent butter sur l'impossibilité de penser ensemble et de rapprocher les différents êtres (G , 4, 1007 b 26-29). On pourrait ajouter que dans cette optique, le matérialisme ne permet pas l'amitié. Comme les choses restent indéterminées devant la pensée, les individus eux aussi restent séparés. L'indéterminé est la puissance, ce qui pourrait être mille fois différemment. En partageant une activité proprement humaine, les amis se découvrent une même nature, une sorte de fraternité spirituelle. Deux facultés sont de manière simultanée en jeu dans la connaissance de l'autre. La faculté esthétique est ce qui permet d'aimer une personne, en s'attachant à la singularité de ce qu'il est. La faculté noétique permet de partager « ses raisons et sa pensée ». Il y a une tension inhérente à la thèse rationaliste de l'amitié. Certes les hommes libres partagent un « logos », mais ce ne sera pas une réalité diffuse, identique chez tous. J'aime en l'autre un principe impersonnel44(*) mais impersonnel ne signifie pas inanimé.45(*)

La pensée ne se construit que dans l'hypothèse d'un ami bienveillant. Sinon, la pensée est aride et grevée par l'ennui. Quand je suis seul ou avec des gens mauvais, l'activité de l'esprit est ralentie. Quelques idées passent, mais sans rester. Avec des amis, elles naissent et se développent dans la conversation ou dans l'attente d'un entretien. Ainsi il est possible de penser seul par l'écriture, la lecture ou la méditation. Mais ces activités sont elles-mêmes destinées à un ami et à son intelligence. Mais celui-ci n'existe que dans l'attente d'un lecteur intelligent et bienveillant. Ce que l'on vise dans la discussion et dans l'écriture, et que l'on ne peut atteindre soi-même par ses propres propos, c'est la construction d'une pensée. En ce sens, la pensée ne peut se construire que par la présence de nos amis, qu'elle soit actuelle ou à venir. Car sans notre ami, la pensée n'existe qu'à l'état de puissance. Elle se construit aussi grâce à l'intelligence de mon ami. Autrement dit, on ne se dévoile devant nos amis, comme le pense Kant. Le seul secret que possède la personne isolée, sans amis, c'est-à-dire sans paroles et sans écriture, est un vague ressentiment sans mots. Sans amis, il ne peut y avoir de pensée préconçue et achevée, si ce n'est pas des pensées toutes faites, qui ne peuvent aller sans une certaine rancoeur.

Chez Kant, les amis communiquent, c'est-à-dire qu'ils se transmettent leurs jugements respectifs, qui préexistent à l'entretien. « L'amitié morale (...) est l'entière confiance que deux personnes ont l'une pour l'autre dans la communication réciproque de leurs jugements secrets et de leurs impressions, dans la mesure où elle peut se concilier avec le respect qu'elles se portent réciproquement. » L'ami du philosophe apparaît comme un confident, à qui « ouvrir son coeur avec une pleine confiance, et qui, en outre, s'accorde avec lui dans sa manière de juger les choses. » L'ami permet au philosophe une libération de la parole et de l'esprit : « alors il peut donner libre cours à ses pensées ; il n'est plus entièrement seul avec ses pensées comme dans une prison, mais il jouit d'une liberté, dont il se prive dans les foules, où il doit se renfermer en lui-même.46(*) » Dans cette description pathétique du penseur isolé dans la foule, l'homme sans amis est avec ses pensées comme dans une prison. Avec son nouvel ami, il peut s'alléger de ses secrets. L'homme d'esprit préfère construire lui-même ses propres pensées, en secret et dans une totale indépendance à l'égard de quiconque. Lorsqu'ils sont l'un en face de l'autre, les amis sont déjà des êtres autonomes, doués d'une liberté de pensée et d'une liberté morale. L'autonomie signifie que mes actions ne seront pas influencées par un autre que moi. Ils refusent de dépendre de l'autre. La philosophie en commun aristotélicienne revient au contraire à ceci : accepter de dépendre de l'autre. Mes actions dépendent de la personne avec qui je me trouve.

La connaissance de soi est inséparable de la connaissance d'objets extérieurs auxquels les amis s'intéressent. Pour être connu, il faut connaître ensemble et vivre ensemble. Par conséquent, la vie intellectuelle au coeur de l'amitié ne se prend pas elle-même pour objet. La connaissance de soi advient dans des situations aussi variées que la vie peut en présenter. C'est pourquoi la vie philosophique ne se résume pas à la méditation. L'amitié ne saurait se résumer à un partage exclusivement intellectuel. Mener une telle existence deviendrait lassant. L'homme possède cette faculté noétique, mais il ne se constitue pas exclusivement d'elle. Il n'est pas un pur être de raison. C'est pourquoi les amis philosophes partageront aussi d'autres types de plaisir. La vie philosophique partagée consistera autant dans la méditation que dans la fête.

* 40 N. Sherman, 610.

* 41 cf. Métaphysique, Z, 3, 1028 b 36 ; Z, 3, 1029 a 3 ; Z, 14, 1039 b 20.

* 42 « Le senti et le connu n'existent et ne sont désirables pour moi, que par l'actualisation qui m'est propre des puissances de sentir et de connaître, et par la conscience de cette actualisation. (J.-C. Fraisse, Untersuchungen..., 246-7.) »

* 43 cf. Métaphysique, Z, 7, 1032 b 1-2 ; Z, 15, 1039 b 27-1040 a 2 ( J.-C. Fraisse, 1974, 241).

* 44 En suivant l'interprétation de C. H. Kahn (36), le nouj est pour tous les êtres humains un et identique (fundamentally one and the same). Ce que nous aimons chez notre ami, c'est selon lui, un principe interpersonnel, qui n'est ni exactement lui ni exactement moi, mais que nous partageons et que nous avons appris à partager.

* 45 « Mais ce que nous apprennent les arguments fondés sur la conscience de l'existence, c'est que la division des consciences ne s'abolit pas dans un rationalisme qui ferait du logos une réalité diffuse, identique chez tous ceux qui y participent. Il ne s'agit nullement de nier l'altérité de l'ami en tant qu'autre pour dire que cet autre est aussi bien moi. La prise de conscience que permet la philia est celle d'un « nous » et non d'un « on » qui retomberait dans l'indétermination. » (Fraisse, 244-245)

* 46 Ibid., 150.

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984