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L'amour comme paradigme de la morale chez Vladimir Jankélévitch

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par Marios KENGNE
Grand séminaire Paul VI-Philosophat de Bafoussam - mémoire de fin de cycle 2002
  

Disponible en mode multipage

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REMERCIEMENTS

« Une seule main ne saurait faire un paquet », dit un proverbe africain. Nous voulons ainsi dire notre gratitude à l'endroit de tous ceux et celles qui, d'une manière ou d'une autre, ont contribué à la rédaction de cette monographie. Nous pensons :

Au père Dominique NDEH qui a bien voulu disposer de son temps pour nous orienter dans cette recherche.

A Nosseigneurs Joseph Atanga et Gabriel Simo qui nous ont permis de faire les études de philosophie dans notre cheminement vocationnel.

A tous les formateurs (internes et externes) du philosophât de Kouékong pour leur disponibilité.

Aux pères Emmanuel Dassi Youfang et Noël Sofack pour leur constante et paternelle sollicitude.

A vous tous : frères, soeurs et amis pour tous vos encouragements et votre sens de coopération.

Ensemble, magnifions le Nom du Seigneur !

INTRODUCTION GENERALE

« La philosophie morale est (...) le premier problème de la philosophie. »1(*) Cette remarque de Vladimir Jankélévitch s'inscrit dans le sillage de l'une des principales préoccupations des différentes époques de l'histoire de la philosophie. Cette préoccupation est essentiellement centrée sur la quête d'une vie heureuse qui a tant retenu l'attention des philosophes. Si déjà l'homme, l'objet de la philosophie et le sujet philosophant, a tant occupé le débat philosophique, la question de sa conduite, de son agir, de son comportement, bref, de sa moralité n'a pas été omise. En ayant un regard panoramique sur l'histoire de la philosophie, on peut déjà pressentir les lueurs d'une certaine sollicitude d'ordre morale. Ainsi de Socrate aux stoïciens et aux épicuriens en passant par Platon et Aristote, l'on constate qu'au-delà des interrogations d'ordre métaphysique, l'interrogation essentielle revient à définir les principes d'une vie heureuse à la dimension de l'homme raisonnable.

C'est dans cette perspective que s'inscrit la réflexion de Jankélévitch, philosophe français, au sujet de la morale. Les questions de la moralité sont au coeur de ce philosophe. En ce sens, une vie vécue selon l'ordre du coeur va constituer la vraie structure de sa philosophie et il va faire de l'amour le corollaire de la morale. D'où la formulation de notre thème : l'amour comme paradigme de la morale chez Vladimir Jankélévitch. L'acte moral n'est plus désormais une simple obéissance à telle loi ou à telle prescription juridique. Il doit être imprégné d'une dimension amoureuse. L'amour est inséparable de la morale, surtout du devoir moral. Il est comme la condition de validité voire de possibilité de tout acte moral.

Notre préoccupation est d'étudier cette corrélation que Jankélévitch établit entre morale et amour. Comment faire de l'amour le corollaire de la morale ? En d'autres termes, comment, mener une vie morale constante, véritable et profonde dans l'action d'aimer ? Avec Jankélévitch, seul l'amour, inestimable dans sa générosité infinie, peut en conférer une valeur authentique. Il faut dire que c'est d'abord l'essence très fragile de la moralité qui retient l'attention de ce contemporain, car selon lui, la fugace intention morale n'est qu'un « je-ne-sais-quoi », constamment menacé de déchéance c'est-à-dire de chute dans l'impureté. C'est ainsi qu'aux confluents du néoplatonisme, de la mystique des Pères de l'Eglise, du pur amour fénelonien, de la bonne volonté kantienne et de la pureté de coeur kierkegaardienne, surgit une éthique, mieux une morale de l'intention bienfaisante. En cela, son Traité des vertus, publié en 1949, en dit long.

Notre analyse sera échafaudée sur un plan en quatre chapitres : au chapitre premier, il sera question de relever le caractère irrécusable de l'évidence morale chez tout être de raison. Après une présentation des éléments qui ont influencés la pensée morale de Jankélévitch, la deuxième articulation de ce premier chapitre s'attardera à montrer que la conscience humaine est une conscience ontologiquement morale. Le deuxième chapitre essayera de présenter l'amour comme principe ultime de la morale : la première articulation sera un exposé des paradoxes de la morale. Quant à la seconde, elle mettra en lumière la causalité circulaire de l'être moral. Au troisième chapitre, il sera question de l'analyse de l'imbrication des paradoxes de la morale dans la notion du droit et du devoir moral : il s'agira d'une énonciation de l'universalité des droits et des devoirs dans la première partie, et de l'analyse de la morale de l'intention bienfaisante dans la seconde partie. Le quatrième chapitre sera essentiellement évaluatif : portée philosophique et perspectives critiques.

CHAPITRE PREMIER : L'EVIDENCE MORALE

La morale s'appréhende ordinairement comme l'ensemble des règles qui doivent présider l'activité libre de l'homme. Elle est la science qui enseigne les règles à suivre pour faire le bien et éviter le mal. Ce premier chapitre qui porte sur l'évidence morale, veut montrer le caractère irrécusable de la moralité de la conscience humaine. Il s'agit en fait de montrer que l'homme en tant qu'être de raison, ne peut être autrement qu'un être moral. La moralité est une caractéristique spécifique liée à la nature même de l'homme. Mais avant d'aborder la morale comme un a priori, une évidence à la nature de l'homme, ce chapitre veut d'abord présenter quelques influences qui ont déterminé la pensée philosophique de Vladimir Jankélévitch de manière générale et surtout quelques éléments qui ont stimulé la pensée morale de ce philosophe, car comme dit Schleiermacher, « tout ce qui dans un discours donné demande à être déterminé de façon plus précise, ne peut l'être qu'à partir de l'aire linguistique commune à l'auteur et à son public original. »2(*) Ceci voudrait dire que toute pensée, si originale soit-elle, est toujours influencée soit par celle de ses prédécesseurs, soit par des événements antérieurs ou contemporains à celle-ci. Telle sera la tâche de la première articulation de ce chapitre.

I. Aux sources de la pensée de Vladimir Jankélévitch

1. L'influence d'Henri Bergson

Vladimir Jankélévitch, philosophe de nationalité russe, a été plus moulé dans la culture française que la culture russe. En effet, fuyant les pogroms c'est-à-dire les massacres organisés de juifs qu'a connu l'Empire russe entre 1881 et 1921, la famille de Jankélévitch se réfugia en France. Ainsi en 1922, Jankélévitch, poursuivant ses études, entra à l'Ecole normale supérieure pour faire les études de philosophie. C'est alors qu'en 1923, il fit la connaissance d'Henri Bergson avec qui il entretint des correspondances, bien qu'il ne fût pas son étudiant. Marqué par ce dernier, Jankélévitch va lui consacrer plusieurs de ses articles ainsi que son premier ouvrage sous le titre d'Henri Bergson, paru en 1931 et dont Bergson lui-même est l'auteur de sa préface. Il est marqué par les termes centraux de la philosophie de Bergson tels que : la durée, l'intuition, l'élan vital, le rapport entre l'âme et le corps. La notion du devenir qui traverse la philosophie de Bergson va donc influencer Jankélévitch. Dans ce sens, son Traité des vertus de 1949 en est une illustration emblématique; il y envisage la vie morale sous un jour nouveau et original en faisant un rapport au temps qui est d'inspiration bergsonienne. En effet, chacune des vertus étudiées dans cet ouvrage, est avant tout, placée sous le signe de l'instant ou de la durée. Jankélévitch découvre chez Bergson la notion de l'instabilité, mieux de la futurition de la conscience humaine :

« L'homme est je ne sais quoi de presque inexistant et d'équivoque qui n'est pas seulement dans le devenir, mais qui est lui-même un devenir incarné qui est tout entier durée, qui est une temporalité ambulante ! Ni il n'est, ni il n'est pas : donc il devient [...] Il n'est pas ce qu'il est, et il est ce qu'il n'est pas, il n'est plus et il n'est pas encore, car le même devient toujours autre par altération continuée. »3(*)

Il apparaît ici que pour Jankélévitch, l'homme est un être de l'intervalle. Du point de vue de la morale, il s'agit de l'oscillation de l'homme entre le faire et l'être. L'homme vit à cheval entre le présent et le futur ; il vit dans l'instabilité.

Jankélévitch aura donc trouvé chez Bergson, la genèse d'une nouvelle approche conceptuelle de la vie, qu'il applique particulièrement à la vie morale. Sa lecture de Bergson lui permet de retracer la précarité de la conscience morale. Selon lui « le bergsonisme, veut être pensé dans le sens même de la futurition, c'est-à-dire à l'endroit. »4(*) Il se rend compte du problème de la conscience dans le temps. Du point de vue philosophique, il est reconnu comme un des grands philosophes moralistes français, car le courage, la fidélité, la sincérité, la modestie et l'humilité, la justice et l'équité, sont des vertus qui font l'objet de riches analyses dans sa pensée.

2. L'influence de la deuxième guerre mondiale

Cette influence de la deuxième guerre mondiale sur la pensée de Vladimir Jankélévitch découle de son engagement dans la Résistance de 1939 en France. La Résistance de 1939 est l'action menée dans la clandestinité en France et en Europe par divers réseaux et organisations pour lutter contre l'occupation allemande durant la deuxième guerre mondiale. Habitant alors Paris, Jankélévitch se verra contraint de s'enfuir à Toulouse en 1940 avec sa famille, parce qu'étant révoqué par les lois antisémites du régime de Vichy. Ce gouvernement de Vichy, connu sous le nom d'Etat français, dirigea la France pendant la deuxième guerre mondiale. Il est orienté vers une politique de l'exclusion et de la discrimination. Ainsi, tous les Juifs étaient privés de la fonction publique, de l'éducation, du cinéma et de la presse, ainsi que de nombreux milieux publics.

Vladimir Jankélévitch est, lui aussi, victime de cette politique de l'exclusion. Il est profondément marqué par la guerre et à plusieurs niveaux :

Au niveau de sa vie privée, il est victime d'un grand pillage : « La guerre a coupé ma vie en deux. Il ne me reste rien de mon existence d'avant 1940, pas un livre, pas une photo, pas une lettre.»5(*) Bien qu'il fût un jeune universitaire très brillant, il est écarté de l'enseignement pendant un temps.

Au niveau culturel et intellectuel, il va rejeter la culture allemande car il a en mémoire les tristes souvenirs de l'Allemagne nazie :

« J'ai répudié à peu près toute la culture allemande, j'ai oublié la langue allemande. Je sais bien que c'est le côté passionnel de mon existence. Mais quelque chose d'innommable s'est passé, qui m'a concerné dans mes racines. C'est un hasard si je n'ai pas été anéanti. »6(*)

Telles sont les raisons qui justifient l'horreur que Jankélévitch éprouve à l'égard des crimes nazis. Il se trouve isolé non seulement de ses collègues (à l'instar de Lacroix), mais aussi de ses étudiants. Ses ouvrages en pâtissent aussi car même la maison d'édition (Flammarion en l'occurrence) qui publiait ses ouvrages le dédaigne ; aucune revue ne s'intéresse ni à sa personne propre ni à ses ouvrages : il est entièrement ignoré. Dès lors, Jankélévitch conçoit la guerre comme un événement malheureux qui dépend entièrement de la volonté humaine et qui entre en contradiction avec la moralité :

« La guerre, malheur voulu par les hommes, non point fléau en soi, satisfait cet instinct du non-être, de la laideur, de l'étroitesse et de la négation, qui est un profond instinct ésotérique de l'homme »7(*)

Par ailleurs, la guerre apparaît pour Jankélévitch comme une humiliation pour les êtres de raison que sont les hommes :

« C'est la honte de l'homme moderne que la guerre tienne lieu d'éthique, dans la religion générale de la jouissance sans frein. C'est qu'il y a dans l'éthique de la guerre une sorte de monstrueux vertuisme, l'idée que la paix est dégradante, avilissante, efféminante, et qu'elle porte ombrage au destin. »8(*)

Cette situation fait que Jankélévitch mène une existence toute orientée vers les questions d'ordre moral. Sa vie elle-même en est profondément marquée. Dans ce combat, il privilégie la morale à tout autre chose ; sa vie est la manifestation du primat absolu de la morale sur toute autre instance.

3. La déferlante de 1968

Si Vladimir a été profondément touché par les réalités de la deuxième guerre mondiale, il le sera davantage avec la déferlante de mai 68. En France, cette déferlante sépara la société en deux camps ennemis : les libertaires et les puritains. Les premiers s'assimilent aux anarchistes et avaient pour objectif l'établissement d'un ordre social sans dirigeant ; il s'agit de fonder une société dont les individus sont libres et conscients que l'épanouissement individuel et collectif est une tâche qui incombe à chacun, pris individuellement. Leur préoccupation est le rejet du pouvoir et de l'autorité, d'où la fameuse expression : « Il est interdit d'interdire.» Quant aux puritains, ils sont opposés aux libertaires et sont ceux qui prônent une vie d'ascèse et rigoureuse ; ils sont qualifiés de moralistes à cause de l'austérité et de la rigidité de leur morale.

Alors que Jankélévitch était réprouvé par les lois antisémitiques du régime de Vichy, dans son refuge de Toulouse, il se rangea du côté des étudiants et mena avec eux la Résistance. Il en profita pour exercer, en catimini, une activité parallèle : l'enseignement de la philosophie dans les cafés, bien qu'étant suspendu de l'enseignement par les lois antisémitiques. En tant que membre de la Résistance, il maintient encore les souvenirs des victimes du nazisme après la guerre. Il combat avec les étudiants la légalisation de l'euthanasie et exige l'enseignement de la philosophie dans les établissements secondaires français.

Dans cet engagement, Jankélévitch marqua de nombreuses générations d'étudiants par le privilège qu'il donnait à la morale. Il est en fait considéré comme un des philosophes qui ont refondé la morale en France après la déferlante de mai 1968.

II. La conscience morale

1. La primauté de la philosophie morale

Marqué par les événements tragiques susmentionnés, Vladimir Jankélévitch appréhende la question de la moralité comme un problème qui se donne de manière a priori à l'homme. La morale est un problème qui englobe ou qui enveloppe la totalité de l'existence ; c'est ce qui se dessine à travers la pensée morale de ce philosophe, en ce sens qu'il privilégie la vie morale à toute autre chose. Voilà pourquoi dans le domaine purement philosophique, la philosophie morale vient en première position au sein d'une panoplie de problématiques qui incombent à la philosophie. Il faut déjà dire que si la philosophie éprouve de grandes difficultés à se saisir elle-même ou à se trouver un statut, la philosophie morale sera davantage complexe à examiner. Ainsi, Jankélévitch peut faire de la philosophie morale « une problématique omniprésente et prévenante. »9(*) D'où la nécessité de l'appréhender au premier abord de la pensée discursive. Il s'agit de faire de la morale le sujet central de toute spéculation critique, mieux, d'en faire le problème fondamental et primordial de la philosophie. C'est ce que Jankélévitch souligne en ces termes :

« La philosophie morale apparaît comme le comble de l'ambiguïté et de l'insaisissable ; elle est l'insaisissable de l'insaisissable. La philosophie morale est en effet le premier problème de la philosophie : il faudrait donc tirer son problème au clair et s'interroger sur sa raison d'être avant de plaider sa cause. »10(*)

La philosophie morale recèle donc des ambiguïtés et apparaît comme une problématique assez délicate qui peut prêter à confusion avec d'autres disciplines. C'est en ce sens que Jankélévitch la distingue de la science des moeurs. Selon lui, la science des moeurs est la discipline qui se plaît à décrire les moeurs sans toutefois prendre parti, ni formuler des préférences ni proposer des jugements de valeurs. La philosophie morale se démarque de la science des moeurs en étant à la fois une problématique qui se veut prévenante c'est-à-dire délicate, et une problématique qui se veut englobante c'est-à-dire comprise comme un tout. A ce niveau, la philosophie morale apparaît encore comme un a priori par rapport à la science des moeurs. C'est ce que souligne Jankélévitch quand il stipule que « la problématique morale joue par rapport aux autres problèmes le rôle d'un a priori, qu'on entende l'a priori comme priorité chronologique ou comme présupposition logique. »11(*) Nous pouvons découvrir à ce niveau la primauté que Jankélévitch accorde à la philosophie morale ; celle-ci apparaît comme devant avoir le primat sur toute autre instance quelle qu'elle soit.

La philosophie morale, selon notre auteur, prime donc sur toutes les autres problématiques philosophiques. Dans ce sillage, il rejoint Emmanuel Lévinas qui considère l'éthique comme philosophie première. Cette idée lévinassienne s'insurge contre Heidegger qui restreint l'objet de la philosophie à l'ontologie. Or, pour Lévinas, « le primat de l'ontologie heideggerienne ne repose pas sur le truisme : `` pour connaître l'étant, il faut avoir compris l'être de l'étant.''  Affirmer la priorité de l'être par rapport à l'étant, c'est déjà se prononcer sur l'essence de la philosophie, subordonner la relation avec quelqu'un qui est un étant (la relation éthique) à une relation avec l'être de l'étant qui, impersonnel, permet la saisie, la domination de l'étant (à une relation de savoir), subordonne la justice à la liberté. »12(*) Il s'agit pour Lévinas de montrer qu'on ne saurait se prononcer sur la nature de la philosophie du point de vue ontologique en éludant la relation éthique qui lie l'étant à son être propre. Ceci veut dire que la question éthique doit être le premier point de l'ordre du jour du débat philosophique : d'où l'éthique comme philosophie première. Jankélévitch se situe donc dans le même sillage que Lévinas en faisant de la morale le premier problème de la philosophie.

Ce primat de la morale n'est pas seulement d'ordre chronologique, mais il faut dire que la morale est liée à un problème de conscience : il s'agit de la conscience morale, car selon lui, la morale tend à envelopper toute l'existence humaine.

2. Le siège permanent de la moralité : la conscience

La moralité englobe la totalité de la personne humaine. Si la morale est au coeur de la philosophie, elle est également au coeur du sujet philosophant. Ceci voudrait dire que la moralité est dans la conscience de l'homme et lui est inséparable : « La moralité est co-essentielle à la conscience, la conscience est tout entière immergée dans la moralité. »13(*) Avec cette assertion de Jankélévitch, nous pouvons faire un lien avec ce que dit Dominique Ndeh au sujet de la distinction entre morale et non morale ou a-morale, et entre morale et immorale. Ceci nous aidera à comprendre davantage l'indissociabilité de la morale et de la conscience.

En ce qui concerne la distinction entre morale et non morale, il faut déjà signaler que « la moralité caractérise l'existence humaine. »14(*) Nous pouvons en déduire qu'il n'y a pas de nature humaine sans morale car comme dit encore Dominique Ndeh, « vivre sans morale, c'est vivre sans raison. »15(*) La morale est donc un domaine privé de l'homme qui, seul, peut faire la distinction entre ce qui est bien et ce qui est mal. De par sa raison, l'homme apparaît comme un être moral, comme un être qui pense l'axiologie. Il s'ensuit que les animaux qui agissent par instinct ne seront jamais des êtres moraux ; ils sont en dehors de la sphère de la moralité car « la raison et la liberté sont la base de la moralité. »16(*) Etant donné que les animaux sont déterminés par l'instinct, ils se situent dans le domaine de la non moralité car « est non moral, tout ce qui se situe dans le déterminisme de la nature et ne laisse aucune place à la liberté. »17(*)

De même, la morale se distingue de l'immoralité. Nous avons déjà remarqué que la morale relève du domaine de la raison et de la liberté. L'immoralité qui s'oppose à la morale, est un vice, un défaut, ou encore pourrons-nous dire, une mauvaise foi que manifeste un être moral par ses actes immoraux. L'on comprend que ne peut être immoral qu'un être moral. L'immoralité se situe encore dans la sphère de la moralité :

« Il est clair que l'immoralité, sous la forme du vice, qui est pourtant le contraire de la moralité, sous l'aspect de la vertu, fait partie de la sphère morale: l'opposition moral/immoral est donc inscrite dans l'opposition précédente moral/non-moral. Les êtres non humains sont incapables d'immoralité parce qu'ils sont étrangers par nature à la sphère morale. »18(*)

En reprenant l'exemple des animaux, nous dirons qu'ils ne peuvent jamais être immoraux car l'immoralité est englobée dans la moralité. Un être qui a une conscience morale pourrait bien paraître immoral ; c'est dans cette orientation que la conscience est le siège permanent de la moralité. Et comme nous l'avons déjà signifié, la moralité est co-essentielle à la conscience. Nous pouvons alors en déduire que pour Jankélévitch, la conscience humaine est toujours morale même si de temps en temps elle oscille entre moralité et immoralité :

« Il s'avère après coup que l'a priori moral n'avait jamais disparu, qu'il était déjà là, qu'il était toujours là, apparemment endormi, mais à tout instant au bord du réveil. »19(*)

C'est ici le lieu de faire un rapprochement avec ce que dit Descartes au sujet de la pensée. La pensée fait de l'homme une substance qui pense toujours ; elle est immanente et continuellement pensante, même si l'homme n'en prend pas expressément conscience. Descartes remarque qu'il est une substance dont la nature est de penser : « Je connus de là que j'étais une substance dont l'essence ou la nature n'est que de penser. »20(*) Ceci revient à dire que si la moralité est co-essentielle à la conscience, alors la pensée est également co-essentielle à la conscience étant donné que la pensée ne saurait être en activité en dehors de la conscience. C'est à travers la conscience que la pensée se rend dynamique et peut ainsi procéder à l'évaluation de tout jugement de valeur.

Nous pouvons donc dire avec Jankélévitch, que par le canal de la conscience, l'homme est un être toujours moral, quand il affirme :

«Tout ce qui est humain pose donc tôt ou tard, par un côté ou par l'autre, sous une forme ou sous une autre, un problème moral. Car la morale est partout compétente, même [...] et surtout dans les affaires qui ne la regardent pas. »21(*)

Nous comprenons donc que la moralité englobe tout l'être humain. A ce niveau, se pose la question de l'ontologie de la moralité.

3. L'homme est-il ontologiquement un être moral ?

C'est en considérant l'ontologie comme la science de ce qui est ou le discours sur ce qui est, que nous voulons aborder cette réflexion. Si la morale tend à envahir l'existence entière comme le dit Jankélévitch, est-ce à dire que l'homme est un être fondamentalement moral ?

Nous avons remarqué que l'homme par la médiation de sa conscience est un être dont le caractère moral est indubitable. Ceci veut dire qu'au-delà de tout acte immoral qui surgirait dans le comportement d'un être humain, il demeure qu'il n'y a qu'un être moral pour poser un acte immoral.

Nous en déduisons que quelque chose d'inaltérable demeure en l'homme : la conscience. C'est ce que nous pouvons assimiler à la pérennité d'une manière d'être qui apparaît sous la plume d'Aristote. Cette manière d'être appliquée à la morale, mérite d'être appelée vertu tel que le précise Jankélévitch. La vertu étant liée à la morale, nous pourrons dire que la conscience morale fait de l'homme un être ontologiquement moral. Cependant, il faut tout de même noter que « l'homme est un être virtuellement éthique qui existe comme tel, c'est-à-dire comme être moral. »22(*) Avec Descartes, nous avons remarqué que l'homme est une substance qui pense ; dans le sens de la virtualité de l'homme moral, il faut aussi dire que l'être pensant est loin de penser tout le temps car comme stipule Vladimir Jankélévitch, les somnolences et les distractions de la conscience morale occupent la majeure partie de notre vie quotidienne. Pourtant, le sens de la vertu est encore présent dans la conscience de l'homme moral ; il le dit en substance:

« La vertu reste paradoxalement chronique alors même qu'elle surgit et disparaît dans le même instant... Le sens moral est virtuellement présent chez tous les humains alors même qu'il paraît être chez tous en léthargie. »23(*)

Il en ressort qu'il est de la nature de l'homme de tendre vers la vertu étant donné qu'il se caractérise par sa raison et que celle-ci est comme le dit Descartes, la lumière naturelle permettant de distinguer le bien d'avec le mal. Et comme nous l'avons précédemment mentionné, la conscience est omniprésente en l'homme. Cette présence permanente de la conscience en l'homme fait aussi que la pensée soit permanente en l'homme. Comme dit Jankélévitch, la pensée est l'instance de suprématie que l'homme ne lâche jamais, elle est toujours là. D'où l'analogie que fait Jankélévitch entre l'omniprésence de la conscience morale et celle de la pensée:

« L'omniprésence de l'évaluation morale, malgré sa spécificité qualitative accentuée et apparemment très subjective, ou à cause de cette spécificité même, n'est pas sans analogie avec l'omniprésence du cogito. »24(*)

Nous pouvons conclure ce chapitre en disant que la morale est une évidence, un a priori chez l'être de raison. Tout compte fait, l'homme est caractérisé de manière spécifique par la moralité. Il est pourtant indubitable que le train-train de la vie quotidienne semble contredire l'a priori de la moralité que révèle la conscience humaine. Cependant, il faut dire avec Jankélévitch que « la conscience est un dialogue sans interlocuteur, un dialogue à voix basse, qui est en vérité un monologue. »25(*) Ceci voudrait dire que par la conscience, les principes de la moralité sont toujours vivants en l'homme ; ils sont soit en éveil soit en veille ; ils sont comme une maladie devenue chronique en l'homme et dont aucune cure n'est efficace pour l'extirper. En ce sens, le remords en révèle le caractère authentique car il est considéré comme « une persécution morale qui poursuit en tous lieux et à tout instant le coupable, et ne lui laisse aucun répit. »26(*) Au-delà donc de tout ce qui peut paraître comme immoral chez l'être humain, il faut dire que le caractère moral de l'homme emporte sur toute autre instance : « La morale a toujours le dernier mot ; traquée, persécutée par l'immoralisme, non pas nihilisée, elle connaît toutes sortes de revanches et d'alibis ; elle régénère à l'infini, elle renaît de ses cendres, pour notre sauvegarde. Car on ne peut vivre sans elle. »27(*) Nous pourrons dire que la morale finit toujours par triompher.

Cependant, il est difficile que l'homme soit à tout moment animé d'une bonne volonté morale ; de même, il ne saurait non plus s'enliser dans la mauvaise ; il oscille entre ces deux extrêmes étant donné qu' « on ne va jamais jusqu'au bout et jusqu'à la fine pointe de la bonne volonté, mais on ne touche jamais non plus le fin fond de la mauvaise : celle-ci est insondable autant que celle-là est inattingible ; la volonté morale et le témoin qui la juge oscillent sans fin entre les deux pôles. »28(*) La morale est donc en l'homme un problème jamais résolu de manière exhaustive.

CHAPITRE II : L'AMOUR COMME PRINCIPE

ULTIME DE LA MORALE

Après avoir montré l'évidence de la morale dans la nature de l'homme (ce qui fait de lui un être ontologiquement moral) dans le chapitre précédent, nous voulons dans ce second chapitre, montrer que l'on ne saurait parler de la morale chez Jankélévitch en éludant le concept d'amour. Amour et morale sont liés dans sa philosophie. D'où cette remarque de Robert Maggiori : « L'amour est la morale elle-même dans la philosophie de Jankélévitch.»29(*) L'amour chez ce philosophe est un corollaire de la morale. Ceci fait que sa réflexion morale est toute orientée vers le concept de l'amour.

Dans une première articulation, nous allons présenter les paradoxes de l'amour sous forme d'un impératif catégorique. Pour aimer, il ne doit avoir aucune condition, et ce, jusqu'au plus haut degré du sacrifice. La deuxième articulation se situera quelque peu dans le sillage du premier chapitre pour montrer la causalité circulaire de l'être moral. Il sera question de mettre en lumière le fait que l'être moral préexiste à l'amour et réciproquement.

I. Paradoxes de l'amour

1. « Vivre pour l'autre, quel que soit cet autre »

Existe-t-il un amour sans condition ? Ou encore peut-on penser un amour sans motivation ? Aimer est un fait purement humain et lié à la nature même de l'homme. De même que l'homme ne peut vivre sans morale comme nous l'avons souligné dans le chapitre précédent, de même, nous pourrons dire qu'il ne peut vivre sans aimer. Mais qu'est-ce que l'amour ? Que veut dire aimer ?

Vladimir Jankélévitch présente deux paradoxes qui constituent un impératif indubitable pour aimer. Aimer c'est « vivre pour l'autre, quel que soit cet autre. »30(*) Tel est le premier paradoxe de l'amour. L'amour présuppose toujours la mise en mouvement d'au moins deux êtres. C'est le mouvement d'un Je qui est en quête d'un Tu, ou le mouvement d'un Ego à la recherche d'un Alter. Dans ce sens, André Lalande pense que l'amour est tout simplement « un nom commun à toutes les tendances attractives, surtout quand elles n'ont pas pour objet exclusif la satisfaction d'un besoin matériel. »31(*)

Mais nous voulons appréhender l'amour dans une perspective purement humaine ; il s'agit de l'amour entre les êtres humains. Ainsi, dans l'impératif moral de Jankélévitch qui est « vivre pour l'autre, quel que soit cet autre », il s'agit pour un individu de consacrer entièrement son vécu à un tiers, à un alter. La question qui se pose ici est celle de savoir à qui renvoie cet alter, à qui renvoie cet autre ? Nous avons donc à identifier cet autre. C'est à ce niveau que Jankélévitch parle d'amour philanthropique et d'amour altruiste.

La philanthropie désigne ordinairement un certain amour de l'humanité, humanité étant entendue simplement comme l'ensemble des êtres humains. Le philanthrope est, en effet, une personne qui aime tous les hommes ; c'est un ami du genre humain. En d'autres termes, le philanthrope est une «personne qui cherche à améliorer le sort de ses semblables par des dons en argent, la fondation et le soutien d'oeuvres.»32(*) En ce même sens, la philanthropie tend de nos jours à être considérée comme une sorte de bienveillance que l'on manifeste à l'égard du genre humain et s'apparente plus à l'humanisme qui, du point de vue philosophique, est la théorie qui place l'homme et les valeurs humaines au-dessus de tout. Peut-on aimer l'humanité ?

Signalons d'ores et déjà que la philanthropie apparaît chez Jankélévitch comme un paradoxe : « La philanthropie est paradoxologique parce qu'il est paradoxal d'aimer l'homme en général et pour la seule raison qu'il est un homme. Car cette raison, dans les concepts de la morale close, n'est pas une raison. »33(*) Cette idée paradoxale de Jankélévitch au sujet de l'amour philanthropique a un lien avec la conception aristotélicienne de l'amitié. Pour Aristote, l'ami est un autre moi-même, un alter ego. L'amitié a un langage paradoxalement altruiste. Il faut aimer l'autre, il faut être juste envers l'autre. Jankélévitch trouve ici le principe d'une ouverture infinie à l'autre dans le processus d'amour. C'est principalement l'amour de l'autre qui est une tendance à vouloir et à faire le bien à autrui. Tout compte fait, il faut dire que l'expression « vivre pour l'autre, quel que soit cet autre » pose surtout le problème de la raison de l'amour car comme le souligne Jankélévitch, « la préférabilité inconditionnelle de l'autre ne peut pas être rationnellement justifiée [...] Le fait de l'altérité n'est pas à proprement parler une raison abstraite qui explique l'amour. »34(*) Quelle est donc la nécessité de l'amour ?

Trouver une raison qui justifie le fait que l'on aime apparaît ordinairement comme une évidence en ce sens qu' « un impératif rationnel, justifiable et démontrable ne peut être moralement que conditionnel : j'aime délibérément après avoir soupesé le poids, évalué la valeur, apprécié le mérite de l'aimé. C'est la conclusion logique d'un raisonnement. »35(*) Tel est le raisonnement habituel et normal qui, le plus souvent, motive l'amour entre les individus. Mais est-ce là l'essence même de l'amour ? L'amour devrait-il être conditionné par un « parce que », un « selon que », un « en tant que » ?

Le premier axiome que formule Jankélévitch pour l'amour est de « vivre pour l'autre, quel que soit cet autre. » Voilà pourquoi nous avons remarqué que parler de l'amour altruiste ou de l'amour philanthropique n'a pas grande importance. Il faut en fait aimer au-delà de toutes les considérations humaines. Pour Jankélévitch, aimer c'est « vivre pour l'autre, quel que soit cet autre. Au-delà de tout ``quatenus'', de toute prosopolepsie. »36(*) Nous pouvons donc remarquer que l'amour exclut tout favoritisme, il transcende toute partialité. Dans ce sens, Jankélévitch fait référence à la Bible. Il part de l'Ancien Testament, notamment avec le livre du Deutéronome qui stipule que Dieu ne discrimine pas les étrangers, car d'étrangers, il n'y en a pas à ses yeux (Dt 10, 17). En outre, Jankélévitch cite saint Paul qui dans son épitre aux Romains exprime une idée similaire à celle de l'Ancien Testament : « Dieu ne fait pas acception des personnes » (Rm 2, 11). C'est à ce niveau que l'expression « quatenus » (c'est-à-dire en tant que, parce que) trouve tout son sens car il s'agit de vivre pour l'autre sans conditions aucunes ; vivre pour l'autre, quel que soit cet autre, c'est le considérer non pas en tant que ceci ou cela. C'est dans ce sens que la prosopolepsie, considérée par Jankélévitch comme « la duperie qui consiste à faire acception du masque, à prendre en considération le faciès et la couleur de la peau, autrement dit le personnage »37(*), est rejetée par les Saintes Ecritures. Pour Jankélévitch, il s'agit là des considérations purement superficielles qui vont contre le principe de l'amour. Dans ce sillage, il affirme :

« Ce qui est inessentiel et accidentel, ce qui est grimace ou apparence ``adjectivale'', Dieu n'en tient pas compte : Dieu ne tient compte que de l'essence, il ne tient compte que de l'humanité de l'homme, sans considérer la pigmentation de sa peau ni la forme de son nez. Parce qu'il est au-dessus de toute mesquinerie, de toute prosopolepsie, Dieu considère la substance et non l'épithète plus ou moins pittoresques ou folkloriques. »38(*)

Jankélévitch en déduit que ce refus de la prosopolepsie est une manifestation de la foncière indifférence à tous les distinguos sociaux, professionnels ou éthiques. Il apparaît donc que l'amour ne doit avoir aucune condition, et ceci par rapport à l'aimant comme par rapport à l'aimé. Il faut tout simplement aimer. A ce niveau peut se poser un problème de responsabilité car celui qui aime doit se sentir en quelque sorte responsable du sujet aimé. Cette responsabilité ne dépend ni des compétences ou limites de l'aimant ni de celles de l'aimé. C'est ce que Jankélévitch exprime en ces termes :

« L'assistance à un homme en danger me concerne non pas en tant que professeur, sapeur-pompier ou maître nageur, ou représentant d'une certaine catégorie sociale particulière, celle des sauveteurs : elle m'incombe parce que je suis un homme et le noyé est un homme comme moi. Tels sont les devoirs les plus urgents et les plus impératifs. »39(*)

Ne pouvons-nous pas faire un lien entre cette responsabilité morale qui, chez Jankélévitch se traduit par l'amour immotivé, mieux l'amour sans cause, avec la responsabilité éthique que prône Emmanuel Lévinas dans Ethique et infini? En effet, il faut dire que si je dois aimer mon prochain et seulement l'aimé sans toutefois viser quelque intérêt, cela est une sorte de responsabilité que j'ai à l'égard de mon prochain. Jankélévitch émet ici une idée similaire à celle de Lévinas pour qui, le rapport à autrui doit être une relation éthique dans laquelle l'ego est responsable d'autrui sans attendre aucune réciprocité. Il le dit dans cette formule :

« La relation intersubjective est une relation non symétrique. En ce sens, je suis responsable d'autrui sans attendre la réciproque, dût-il me coûter la vie. La réciproque c'est son affaire. C'est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n'est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui ; et je suis sujet essentiellement en ce sens. C'est moi qui supporte tout. »40(*)

Pour Jankélévitch, il faut aimer sans poser aucune modalité préalable. En ce sens, « vivre pour l'autre, au-delà de tout quatenus ou au-delà de toute prosopolepsie » apparaît pour lui comme un paradoxe car cela est une contradiction par rapport à ce qui est habituellement constaté, on aime parce que ceci ou parce que cela. Ainsi, selon notre auteur, « il est doxal, c'est-à-dire conforme au sens commun, d'aimer son prochain en tant qu'il est ceci ou cela, et de l'aimer d'autant plus que ses mérites sont plus grands, que ses états de service pèsent plus lourd ; mais il est paradoxal de l'aimer sans faire acception de ses titres ni de ses mérites. Le paradoxe c'est d'aimer l'homme non pas en tant que tel ou tel, parce que ceci ou parce que cela, juif ou grec, mais en tant que rien du tout, ou sans nul en-tant-que ou, ce qui revient au même, d'aimer l'homme en tant qu'homme. »41(*) Ceci sous-entend que l'amour doit être d'un caractère ou d'une dimension universelle. L'amour doit être sans frontière. Aimer c'est aimer infiniment et universellement sans faire acception de personne. L'amour est sans cause : « Aimer l'homme sans quatenus, c'est aimer tout court et absolument, aimer un-point-c'est-tout. »42(*) Aimer dans cette condition implique chez Jankélévitch la notion du sacrifice qu'il expose dans le deuxième paradoxe de l'amour.

2. « Vivre pour l'autre, à en mourir »

L'amour chez Jankélévitch n'est authentique que lorsqu'il résulte d'un désintéressement total. C'est à cette condition qu'on peut parler d'amour pur. Ce deuxième paradoxe est un impératif catégorique de l'amour vrai. C'est évidemment dans le sillage du premier paradoxe qu'il est un impératif catégorique car dans le premier comme dans le second, la condition de l'acte d'amour est le dénuement total ; d'où leur présentation en un impératif catégorique : «  Ces deux paradoxes forment à eux deux un seul et même impératif [...] Parce que l'impératif d'amour est radicalement immotivé, il est catégorique ! »43(*)

Le premier paradoxe posait comme condition de l'amour, l'absence de tout quatenus, et de toute prosopolepsie. Voilà pourquoi l'amour prôné dans cette maxime, est un amour philanthropique, c'est-à-dire un amour qui embrasse tout humain ; l'homme de l'amour philanthropique est en effet un homme qui ne sait pas faire de différence entre les hommes. A ce sujet, Jankélévitch énonce :

« L'homme des droits de l'homme et des devoirs de l'homme, l'homme de l'amour philanthropique est un homme au-delà des quatenus ; sa dignité d'homme, il ne la possède pas comme un privilège spécialement conféré à son mérite ou comme une distinction accordée en récompense de service rendu ; les distinctions qui soulignent le distinguo, semblables en cela à toute discrimination, résulte de la prosopolepsie. »44(*)

Le second paradoxe est analogue au premier, car il s'agit dans les deux cas de l'amour, du don, du devoir ou tout simplement de vivre pour l'autre. Toutefois il se distingue du premier par sa spécificité qui réside dans le fait d'aimer à en mourir : « L'intention de l'altruisme n'est pas de faire mal à soi-même, mais de vivre pour l'autre ; et il lui arrive seulement de vivre pour l'autre jusqu'à en mourir. »45(*) Ici l'amour conduit à la mort, l'aimant meurt pour l'aimé : c'est le sacrifice. Ce sacrifice implique que l'aimant aime l'aimé sans poser de borne. Il l'aime à l'infini. Et pour reprendre l'expression de Jankélévitch, nous dirons que ce deuxième axiome de l'amour recommande un amour au-delà de tout hactenus c'est-à-dire un amour qui ignore le jusqu'ici ou le jusqu'à ce point, mieux encore un amour qui constitue lui-même sa propre mesure, car comme dit Saint Augustin, la mesure de l'amour c'est d'aimer sans mesure. Dans ce sens, l'amour doit donc être illimité, il doit être sans frontière ; c'est un don total et infini. Seulement, si l'homme doit aimer au point de mourir d'amour, la mort ne serait-elle pas une limite à l'amour ?

Remarquons déjà qu'il est question dans ce second paradoxe du degré de l'amour, ce degré d'amour devant être nécessairement un degré absolu. C'est le don total qui aboutit ou qui pourrait aboutir à la mort si les circonstances l'exigent. L'homme est un être qui a au moins une certitude, celle de sa finitude, il est mortel : « la mort est le mot ultime de notre destin. »46(*) Il faut donc reconnaître que l'homme est un être fini. Et pourtant le devoir moral qui lui incombe est un devoir infini. C'est ce que Jankélévitch énonce dans ce deuxième paradoxe : « L'homme est un être fini à qui incombe un devoir infini, et qui aime son prochain d'un amour infini. »47(*) On peut comprendre à ce niveau le sens même du paradoxe. Pour notre auteur, la finitude même de l'homme disproportionnée par rapport au caractère immense de son devoir est la clé de voûte du deuxième paradoxe :

« Vivre à en mourir n'aurait évidement pas de sens si le vivant était impérissable par sa constitution ontologique, s'il était incapable de mourir( ce qui est absurde) et, par suite, condamné à l'immortalité obligatoire : il vivrait alors pour ses frères sans efforts, sans mérite et sans risques, et il se dévouerait à eux corps et âme aussi aisément qu'il respire ; l'abnégation serait une fonction de la vie ni plus ni moins que la circulation du sang dans les artères ;le sacrifice serait un acte simple comme bonjour, bonsoir et bonne nuit ! Les mots sacrifice, héroïsme, courage, vertu, n'auraient plus de sens. »48(*)

Il en ressort que le caractère létal de l'homme est la condition de l'amour. C'est parce que l'homme est un être pour la mort comme dirait Heidegger, que ce paradoxe peut avoir un sens. Son trait d'authenticité réside dans la finitude de l'être humain. Il nous faut alors dire que le plus précieux don de l'amour est le sacrifice de la vie de l'être humain. Telle est le modèle que la religion chrétienne donne aux hommes, à travers Jésus-Christ, qui a posé comme condition essentielle de l'amour, le don de soi. De ce point de vu l'amour de Dieu pour les hommes n'est pas pure spéculation. Il s'incarne dans un vécu quotidien qui fera dire à Jésus Christ : « Il n'y a pas de plus grandes preuves d'amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime.» (Jn 15, 13). Ce qui est dans la droite ligne des propos de Jankélévitch ; l'amour est savoir vivre pour autrui à en mourir. Eu égard ce qui précède, ne pourrons-nous pas remarquer que la morale de Jankélévitch tend à rejoindre en quelque sorte la morale chrétienne ?

L'absoluité du don gratuit est ici présentée comme le trait de l'authenticité de l'amour. L'homme doit obéir à cet impératif de manière radicale car selon Jankélévitch, « l'impératif du sacrifice infini et du désintéressement absolu ne reconnaît en principe (c'est-à-dire théoriquement) aucune limite, n'admet aucune restriction [...] Le sacrifice n'est pas simple renoncement à ceci ou à cela, le sacrifice est l'arrachement total de tout l'être à la totalité de son être. »49(*) Il faut donc dire que le devoir moral ne doit souffrir d'aucune exception. Il est sous la gouverne d'un impératif radical qui se souscrit à la loi du tout-ou-rien c'est-à-dire celle de l'option morale.

3. L'option morale : le tout-ou-rien

Nous avons déjà remarqué que l'amour doit engager toute l'existence de l'aimant. A cet effet, l'amour ne connaît pas de délais ni de restriction. Il faut aimer hic et nunc ; c'est à ce niveau que le tout-ou-rien trouve son origine, et devient le principe de la morale. Ce principe exige que l'aimant ignore totalement la notion d'à peu près. Tout est à prendre ou à laisser. Ainsi, dans l'acte d'aimer, « le principe du tout-à-rien veut tout simplement savoir si le coeur y est ou si le coeur n'y est pas. »50(*)

Pour l'illustration de ce principe, Jankélévitch prend l'exemple des vices ou des fautes. Il veut en fait montrer que par le principe du tout-ou-rien, il n'y a ni grande faute ni petite faute, une faute est une faute et donc que toutes les fautes peuvent s'égaler :

« Une peccadille est un grand péché et réciproquement : faute vénielle, faute mortelle, cela revient au même ; celui qui est arrivé le plus près du but et celui qui est le plus loin ont l'un et l'autre manqué le but : il n'y a pas de milieu ; ils sont tous les deux logés à la même enseigne. »51(*)

Ceci suppose que la morale doit être compétente dans toutes les situations, à tout moment et à toutes les positions. Car comme le remarque Platon dans le Philèbe, il suffit d'un petit grain de poussière pour qu'une blancheur, aussi blanche soit-elle, tourne au gris. La vie morale dans cette perspective doit être considérée comme étant « quelque chose qui se continue tous les jours du mois et toutes les heures de chaque jour. »52(*) Il faut alors dire que l'option morale ne doit souffrir d'aucune duplicité qui, dès lors, ternirait la bonne intention morale. L'option morale du tout-ou-rien n'admet donc aucune condition restrictive ni de temps ni de lieu ni d'espace dans le mouvement de l'être aimant vers l'être aimé. Il faut en fait dire que l'amour n'est ni partiel ni partial, il est intransigeant : « l'amour et le devoir ne connaissent qu'un seul degré : le superlatif ; une seule grandeur : le maximum ; une seule philosophie : le maximalisme ; une seule tendance : l'extrémisme. »53(*) Nous pouvons comprendre que si telles sont les conditions pour aimer, le seul commandement de l'amour sera d'aimer. Dans l'acte d'aimer, c'est tout le possible qui doit être fait.

Le principe du tout-ou-rien se situe dans le sillage des deux paradoxes et surtout du deuxième paradoxe qui exige que l'aimant se donne à l'aimé à l'infini c'est-à-dire jusqu'à la mort si nécessaire. L'amour est à ce titre un engagement qui conduit l'homme à l'absolu puisqu'il est absolument et infiniment exigible. La volonté de vivre pour l'autre jusqu'à la mort est donc la loi de l'amour, celle qu'aucune raison ne peut comprendre. Cette loi, nous pourrons la considérer comme la loi de la passion du toujours plus ou du jamais assez car «  l'amour souscrit à la positivité de l'inclination, et pourtant il n'en ratifie pas la facilité et l'inertie puisqu'il va, au contraire, dans le sens de la plus grande résistance et du plus grand effort et rend capable du sacrifice suprême. »54(*) Il ne s'agit pas d'une extravagance amoureuse dans le sacrifice, mais il est question pour Jankélévitch de faire comprendre que l'amour ne dit pas hactenus et ne prescrit aucune limite. Celui qui aime doit être tendu vers l'autre jusqu'au déséquilibre, et pour reprendre l'expression de Béatrice Berlowitz, nous dirons que l'amoureux est tout entier « proue de navire.» Il faut donc noter que chez Jankélévitch, l'impératif moral exige de la part de l'aimant une grande humilité ou encore un effacement total. L'amour est pur don de soi.

4. « Faire tenir le maximum d'amour dans le minimum d'être »

Au regard de ce qui précède, il faut dire que la loi morale est la volonté pour un individu de vivre pour l'autre jusqu'à la mort. Il s'agit du dénuement total de l'aimant qui aime jusqu'au don total. Il ne s'agit pas pour l'aimant d'aimer l'autre comme une partie de lui-même mais de l'aimer comme ce dernier s'aime lui-même ou de l'aimer plus qu'il ne s'aime. Dans cette perspective, Jankélévitch estime que « l'amour, dont la seule nature est de désirer, exclut l'÷åéí ou êåêôÞóèáé, c'est-à-dire, dans le langage de Gabriel Marcel, l'Avoir, tout comme il exclut l'Etre substantiel ; il fait peu de cas des êôçìáôá, c'est-à-dire de tout ce qui est appartenance, biens ou propriétés ; il naît dans le dénuement et s'exalte par l'absence. »55(*) Il s'agit donc de l'effacement total de l'être aimant devant le sujet de son amour. En ce sens, la vertu de l'humilité est la condition de possibilité de cet amour car « l'humble nihilise son être-propre en admirant celui des autres »56(*) ou encore comme disent les théologiens, « l'humilité est le fondement des vertus. »57(*) L'humilité vertueuse veut en fait être une grandeur effacée qui permet à l'aimant de paraître petit devant l'aimé et même dans ce contexte de disparaître par un agir ou un passage inaperçu. Mais il importe d'ajouter cette nuance:

« Toutefois l'amour n'est pas un vide qui cherche à se combler ; cette représentation matérielle, excluant le désir-de-soi, est encore trop dogmatique pour l'amour : car si l'amour n'était d'aucune manière ce qu'il recherche, comment le pressentirait-il ? »58(*)

Cette exigence morale rejoint les paradoxes de la morale que nous avons présentés plus haut. Ceux-ci stipulent qu'il faut aimer au-delà de tout quatenus et au-delà de tout hactenus. Cette autre exigence veut de la part de l'homo duplex c'est-à-dire de l'être-aimant, une résignation à être lui-même pour pouvoir pousser l'amour à son apogée. Pour cette exigence, l'idée selon laquelle il faut le moins de mots possible pour le plus de sens possible, en est une illustration emblématique. On pourrait aussi mettre en parallèle cette notion esthétique du beau : plus c'est simple, plus c'est beau. Tout compte fait, il est question d'une sorte de nihilisation de l'être-propre de l'homo duplex en faveur de l'être aimé. A ce niveau, nous pouvons dire qu'il s'agit de la quantité d'amour. En terme d'amour-propre, l'aimant ne doit connaître que le minimum, et doit cependant, toujours parler de l'amour d'autrui qu'en terme de maximum car « plus il y a d'être, moins il y a d'amour. Moins il y a d'être, plus il y a d'amour. Le problème scabreux de la vie morale ressemble à un tour de force, mais on y réussit ce tour de force presque sans y penser quand on aime : c'est répétons-le, de faire tenir le maximum d'amour dans le minimum d'être et de volume ou, à l'inverse, de doser le minimum d'être ou de mal nécessaire compatible avec le maximum d'amour. »59(*)

II. Causalité circulaire de l'homme moral

1. Pour aimer, il faut être

D'emblée, il faut dire que chez Jankélévitch, l'amour veut dire deux choses:

« L'amour implique déjà l'affectivité qu'il est lui-même le versant vécu et sensible de la charité. L'amour, cela veut dire à la fois quelqu'un à aimer et quelqu'un pour aimer. Le premier ``quelqu'un'', objet de l'intention transitive, est à la fois l'accusatif d'amour, c'est-à-dire la visée de l'amant, et ce qui allume et entretient la vive ``flamme d'amour'' »60(*)

Ceci suppose que l'amour appelle à l'existence au moins deux individus, sans lesquels il n'aurait pas de sens et n'existerait même pas. Pour aimer, il faut être. Il s'agit bien ici de l'existence non seulement de l'être-aimant, mais aussi de l'être-aimé. Pour que l'aimant aime, il faut qu'il soit et de même, il faut que le sujet de son amour existe. Il est donc question d'une existence réciproque de l'aimant et de l'aimé.

Il faut aussi dire que pour que l'homme puisse se sacrifier, il faut qu'il vive, sinon il n'aurait rien à sacrifier. Or, en présentant les paradoxes de l'amour, nous avons remarqué que l'amour peut conduire à la mort. Au cas échéant, l'on peut dire que l'aimant dans cet acte de don total de soi, tend à s'annihiler. Pourtant aimer nécessite d'être. Cela voudrait dire que la mort à laquelle conduit l'amour n'est pas la disparition létale en tant qu'anéantissement de l'être humain ou encore en tant que la « tragédie métempirique [...] Un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être61(*) Ce fait est la caractéristique de tous les êtres vivants car la mort est la « loi universelle de toute vie [...] le destin oecuménique des créatures. »62(*)

Nous constatons que s'il s'agissait de cette mort là, tout le monde serait capable de mourir pour l'autre car vivant sa vie normalement sans pression dans l'attente de l'accomplissement de l'ordre naturel des choses. Il s'agit bien d'une mort à soi. Il ressort ici comme une sorte de contradiction parce que nous constatons que pour aimer, il faut être, d'une part, et d'autre part, il faudrait ne pas être. Ce qui reste vrai, c'est qu'il faut déjà exister pour être capable d'affection : « Pour aimer, il faut être. Et pour aimer vraiment, il faudrait ne pas être. Pour aimer il faut être, mais pour être il faut avant tout aimer : car celui qui n'aime pas est un fantôme. »63(*) Le fait d'être serait donc la condition sine qua non de l'amour de l'être-aimant, ce fait est le préalable des préalables. Sans ce présupposé, qui est première personne de l'amour, les exigences de l'amour susmentionnées seraient purement et simplement des leurres, parce qu'il n'y aurait rien à sacrifier si on avait rien à perdre ; pour mourir, il faut vivre étant donné que ce qui ne vit pas ne meurt pas. De même, il est clair que pour donner il faut avoir car si l'on ne possède rien, tout don que l'on puisse faire sera ce que Jankélévitch appelle une simple galéjade c'est-à-dire une mauvaise plaisanterie.

Toutefois, si le problème de la vie morale ressemble à un tour de force que l'on brave sans y penser quand on aime tel que nous l'avons mentionné précédemment, il faut dire qu'il serait possible de donner ce que l'on n'a pas ; dans ce cas, le miracle est inéluctable :

« L'amour, lui, ne s'embarrasse ni du principe de non-contradiction ni du principe de conservation : il donne incompréhensiblement ce qu'il n'a pas, et il le crée non seulement pour le donner mais en le donnant, et dans l'acte miraculeux de la donation elle-même ; aussi est-il inépuisable et intarissable. »64(*)

Dans cette même orientation, Jankélévitch fait recours à Jean-Louis Chrétien qui, en parlant du Bien de Plotin, affirme que « le Bien donne ce qu'il n'a pas [...] Ce qu'il a donné, il l'a encore. »65(*) C'est aussi dans la même perspective que Sénèque écrit : « Hoc habeo quod dedi », « ce que j'ai donné, inexplicablement, je le possède encore.» La cause de ces apparentes contradictions est due à la créativité de l'amour, l'amour est souverain créateur, il est causa sui. Nous pouvons donc en partant du Bien plotinien comprendre que si l'amour est créateur, il n'a pas besoin de posséder quelque chose pour pouvoir faire un don, étant donné qu'il ne s'appauvrit pas quand il se donne. Pour tout dire, il faut reconnaître que l'être préexiste à l'amour et donc que pour aimer, il faut être ; parce que « l'être est la condition fondamentale de l'amour. »66(*) Cependant, n'y a-t-il pas possibilité de penser le contraire c'est-à-dire que pour être il faudrait aimer ?

2. Pour être, il faut aimer

Si pour aimer, il faut être, n'est-il pas possible de penser que la réciproque est vraie, que l'être moral chez Jankélévitch se situe dans cette causalité circulaire ?

C'est en aimant que l'on devient soi-même. Nous pouvons en déduire que la réalisation plénière de l'être se fait dans l'amour. C'est lorsque nous nous donnons tout entier que nous nous possédons le plus. En outre, il faut dire que c'est dans l'acte d'aimer que l'on devient soi-même. L'amour fait être l'être. Il est ici question d'aimer quelqu'un et non le genre humain tout entier.

Au chapitre précédent, nous avons dit que l'homme est un être ontologiquement moral. Jankélévitch affirme que l'être est antérieur à l'amour, mais aussi que l'amour prévient l'être :

« De toute évidence l'être préexiste logiquement et grammatiquement à l'amour (et au devoir) ; l'existence (la préexistence) de l'être-aimant est, par définition même, substantiellement présupposée comme la condition minimale de cet amour. »67(*)

Nous pouvons noter dans cette causalité circulaire de l'être moral une sorte d'ontologie morale de cet être. Voilà pourquoi dans cette réalisation ou affirmation de l'être dans l'amour, nous pouvons faire allusion aux concepts d'acte et de puissance chez le stagirite. Pour Aristote, en effet, il y a deux catégories d'être : l'être en puissance et l'être en acte.

En ce qui concerne l'être en puissance, nous pouvons l'assimiler à l'être jankélévitchien qui n'aime que lorsqu'il existe. Nous l'avons mentionné ci-dessus en disant que pour aimer, il faudrait d'abord être. Seulement lorsque l'être est ou lorsqu'il existe, il n'est pas encore un être authentique, un être réel ou encore un être dans la totalité de sa concrétude. Pour tout dire, il se résume à l'être en puissance d'Aristote. Pour Jankélévitch, l'amour fait être l'être comme nous l'avons mentionné tout à l'heure. C'est donc l'amour qui rend l'être authentique, c'est l'amour qui rend possible la plénitude de l'être. C'est en ce sens que pour être, il faut aimer. Il nous faut donc dire que l'amour fait passer l'être de la puissance à l'acte car il assure la pleine réalisation de l'être-aimant. A ce niveau, nous pouvons dire qu'il n'y a pas d'être sans amour ni d'amour sans être. Il y a comme une complémentarité entre les deux concepts. Cependant, il faut se demander qu'est-ce qui, de manière chronologique prend l'avance sur l'autre ?

Il n'y a pas de doute que l'être préexiste à l'amour car comme stipule Jankélévitch, l'être est le préalable des préalables : « L'être était premier car il est la condition inerte et muette, négative et implicitement sous-entendue dans les choses existantes... Premier parce qu'ancien, voire immémorial. »68(*) Cependant, l'amour selon qu'il est un être en puissance prévient l'être : « L'amour prévient l'être : l'amour n'était pas encore là, donc il intervient, il advient ou survient, il accourt, il devance ce qui pourtant était déjà là depuis toujours. »69(*) On pourrait conclure que par rapport à l'amour l'être est premier. Conclusion sans doute hâtive. Il faut en fait relever qu'il y a une nuance parce que l'être n'a pas une primauté absolue ni l'amour. Platon faisait dire à Agathon dans Le Banquet que l'amour est íåþôáôïò pour signifier la jouvence et la nouveauté de celui-ci70(*) C'est pour cela que dans la mythologie grecque, Eros qui est le dieu de l'amour ne connaît pas de vieillesse. Pour Jankélévitch, l'amour à l'instar de la mort est toujours novice :

« La toujours nouvelle banalité de chaque mort n'est pas sans analogie avec la très ancienne nouveauté de l'amour, avec la vieille jeunesse de tout amour : l'amour est toujours neuf pour ceux qui le vivent, et qui prononcent en effet les mots mille fois ressassés de l'amour comme si personne ne les avait jamais dits avant eux, comme si c'était la première fois depuis la naissance du monde qu'un homme disait la parole d'amour à une femme, comme si ce printemps était le tout premier printemps et ce matin le tout premier matin. »71(*)

Dans le même sens Diotime, qui est philosophe et prophétesse, appréhende l'amour comme un devenir sans fin.72(*) Ceci veut encore signifier davantage la jeunesse de l'amour. En d'autres termes, il s'agit pour nous de signifier jusqu'à quel point et jusqu'à quel degré l'amour anticipe :

« L'amour est toujours naissant, toujours sur le point de...L'amour est commencement ou plutôt un recommencement qui, à l'infini continuera de commencer ! L'amour est un événement qui advient. L'amour est premier en tend qu'il pose et fonde l'être. »73(*)

Il est donc clair que l'être a la primauté à un certain degré, mais aussi que l'amour dans une certaine mesure et suivant une certaine valeur prend l'avance sur l'être. Il faut donc conclure en disant que :

« Pour aimer il faut déjà être, bien entendu, et c'est la vérité triviale, la vérité des carrefours - mais pour être il faut aimer, et c'est la vérité ésotérique des mystères [...] L'être préexiste à l'amour qui le prévient, mais l'amour prévenant prévient l'être qui pourtant lui préexiste...L'être et l'amour se devancent l'un l'autre, ils sont plus forts l'un que l'autre ! »74(*)

Nous devons toutefois rappeler que l'amour qui poserait et fonderait l'être est un amour qui transcende tous les quatenus et tous les hactenus. Un tel amour ne saurait être autrement qu'un amour pur.

3. La notion de l'amour pur

Commençons par cette remarque assez significative : « L'être pléthorique empêche d'aimer, mais il sait être parfois, lui si souvent honni, il sait être l'épanouissement naturel et le rayonnement spontané de l'amour. »75(*) Cette remarque montre l'ambiguïté ou la difficulté de poser le problème de l'amour pur. S'il existe en fait un paradoxe de la morale, il faut reconnaître que l'amour pur en est une illustration emblématique. Il n'y a, en effet, que cet amour pur pour revêtir le trait d'authenticité du désintéressement total et de l'intentionnalité parfaite. Nous disions qu'il faut vivre pour l'autre, à en mourir et qu'ainsi l'amour semblait se conduire lui-même vers son propre non-être. Ne faut-il pas dire qu'un tel amour serait un amour sans être ? Si l'aimant doit en fait mourir à cause de l'aimé, il y a risque de nihilisation de ce dernier. Etant donné que l'amour sous-entend quelqu'un qui aime et quelqu'un à aimer, il faut donc dire que la suppression ou la disparition de l'un de ces sujets plonge l'amour dans le non-être, parce que l'aimant s'étant fusionné dans l'aimé, l'aimé se retrouve seul.

De là nous pouvons relever la difficulté d'avoir des certitudes en morale parce que «l'être moral est un être claudiquant dont le pouvoir est fini et le devoir infini [...] L'ascension et le progrès moral ne peuvent être ni continus ni réguliers ni directs : ils sont neutralisés et compensés, et même au-delà, par des rechutes et des reculs. »76(*) A ce niveau, les paradoxes de l'amour présentés sous forme de l'impératif catégorique, apparaissent comme illusoires. Aimer en niant l'être-propre, est quasiment impossible. D'où la notion de moindre mal qui est nécessaire pour l'impératif moral. Ceci voudrait alors dire que l'amour pur n'est pas l'absence de défaut :

« L'impératif moral minimise le mal nécessaire que le corps et l'égoïsme dressent sur sa route et dont il fait justement un moindre mal [...] Dans l'absolu, l'impératif moral exigerait qu'on tînt ce résidu comme inexistant, qu'on fît comme s'il était non avenu : c'est ce que Leibniz appelait la volonté antécédente. »77(*)

Nous comprenons donc qu'il s'agit dans la notion de l'amour pur, de faire tenir le maximum d'amour dans le minimum d'être.

CHAPITRE III : IMBRICATION DES PARADOXES DE LA MORALE DANS LA NOTION DU DROIT ET DU DEVOIR MORAL

Le droit s'entend souvent comme un ensemble de principes qui régissent les rapports des hommes entre eux et qui servent à établir des règles, des normes auxquelles les hommes doivent se conformer pour la bonne marche de la société. Le devoir quant à lui, peut être appréhendé comme « l'obligation morale considérée en elle-même et, en général, indépendamment de telle règle d'action particulière. »78(*) C'est ainsi que l'on parle souvent du devoir moral. Si Jankélévitch fait de l'amour un corollaire de la morale, il n'élude pas cependant la question du droit ni celle du devoir. Ainsi, les paradoxes de la morale qu'il présente ont un lien étroit avec la notion du droit et celle du devoir. On pourrait en fait dire qu'aimer autrui c'est faire son devoir envers autrui, c'est avoir de l'estime à l'égard des droits d'autrui.

Dans ce chapitre, nous voulons présenter le caractère paradoxal du droit moral et du devoir moral. Aimer autrui, quel qu'il soit, de manière désintéressée, implique que l'obligation qu'on aurait envers ce dernier, serait la fidélité dans l'accomplissement du devoir moral. Il s'agit de comprendre que l'exigence de la morale fait du sujet moral, un être qui n'aurait que des devoirs et dont la responsabilité consisterait non à revendiquer ses droits, mais à défendre ceux de l'autrui qui est en face. A ce titre, il n'a donc envers autrui que des devoirs. N'est-ce pas là un paradoxe ? On sait en effet, que tout homme a non seulement des droits, mais également des devoirs. Comment comprendre donc que le sujet moral ait exclusivement des devoirs envers son prochain ?

I. L'universalité des droits et devoirs

1. Objectivité et subjectivité des droits

D'entrée de jeu, il faut dire que tout homme a des droits et des devoirs. Il est pourtant vrai que l'on parle de droits de l'homme en général. D'où par exemple la déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen (proclamée en 1789). En ce sens, tout individu pris isolément a des droits déduits de l'ensemble des droits de l'homme. Ainsi, Jankélévitch peut affirmer : « Tout le monde a des droits, donc moi aussi. »79(*) De là se révèle donc le caractère à la fois objectif et subjectif du droit. Et c'est en ce sens que nous parlons de l'objectivité et de la subjectivité des droits. Il est, en effet, évident qu'un droit qui serait valable de manière universelle pour des sujets pensants, ne saurait ne pas l'être pour un individu singulier étant donné que tous les hommes ont une dignité d'égale valeur. En prenant l'exemple des besoins vitaux de l'homme à savoir, la passion de la liberté, le droit de vivre, le besoin d'aimer, nous pouvons bien comprendre qu'un droit qui est valable pour l'ensemble des humains l'est aussi pour un être singulier. D'où la formule de Jankélévitch :

« Tout le monde a des droits, donc moi aussi [...] Car je suis à tout le moins un sujet moral, un sujet moral entre autre et comme les autres, un de ces sujets en faveur desquels on réclame la justice et le droit [...] Ce qui vaut pour le tout vaut également pour la partie ; ce qui vaut pour l'ensemble des êtres doués de raison, première personne incluse, vaut ipso facto (à plus forte raison ? à plus faible raison ? selon le point de vue) pour cette première personne elle-même. »80(*)

Il faut donc retenir que les droits de l'homme en général s'appliquent également à des êtres particuliers, chacun à son niveau. Seulement, dans la morale que prône Jankélévitch, nos droits ne sont pas à revendiquer. Je n'ai pas à revendiquer mes droits. Si j'ai des droits, j'ai également des devoirs. Ce qui importe pour moi, ce sont mes devoirs. A ce niveau, on se situe dans la logique du premier paradoxe de la morale que nous avons présenté au chapitre précédent : vivre pour l'autre, quel que soit cet autre. Ceci nous emmène à dire que si le droit a un caractère objectif et subjectif, le devoir quant à lui s'applique à la subjectivité. Ce qui importe pour l'être moral ce sont ses devoirs. Cependant, même si l'être moral ne doit s'attarder qu'à ces devoirs, il faut reconnaître qu'il a des droits et qui lui sont dus :

« Mes droits sont à la fois un peu et peu de chose : un peu c'est-à-dire plus que rien, c'est-à-dire une humble assurance contre la bestialité, la rapine et la violence ; peu c'est-à-dire presque rien, ou à peine quelque chose ou, en tout cas, le moins possible, tout juste ce qu'il faut pour ne pas s'annihiler. »81(*)

En parlant de la circularité de l'être moral, nous avons dit que pour aimer, il faut être. Ainsi, pour que l'être moral accomplisse son devoir, il faudrait qu'il soit, et donc, il doit déjà avoir un ensemble de droits propres que notre auteur appelle « minimum juridique.» Il faut donc dire qu'il n'y a pas de droit sans devoir.

2. Objectivité des droits, subjectivité des devoirs

A priori, remarquons que parler de la subjectivité des devoirs ne veut pas dire que celui qui a des devoirs ignore ceux des autres. Il s'agit pour Jankélévitch de montrer que les droits ne sont pas à revendiquer comme nous l'avons souligné. Je dois également connaître que autrui à des devoirs. Cependant mon devoir ne consiste pas à m'ériger en agent de police pour obliger l'autre à accomplir ses devoirs. Mon devoir consistera donc à défendre les droits d'autrui. Je dois faire mon devoir et rien que mon devoir, sans tenir compte de l'agir de mon vis-à-vis. Nous comprenons donc que c'est encore dans le sillage du premier paradoxe, mieux du premier axiome de l'amour que nous avons souligné au chapitre précédent : aimer l'autre, quel que soit l'autre. De même, je dois faire mon devoir à l'égard de tous les êtres humains sans faire de distinction aucune, ou encore vivre pour l'autre au-delà de tout quatenus ou de toute prosopolepsie.

Il faut donc dire que le devoir moral est aussi exigent que le principe du tout-ou-rien. Il faut faire son devoir. C'est un impératif catégorique. Dans cette perspective, au lieu de dire tout le monde a des droits, donc moi aussi, on dira plutôt « tout le monde a des droits, sauf moi. Je n'ai que des devoirs. A toi tous les droits, à moi toutes les charges. »82(*) L'on se demanderait s'il y a un seul homme sans droit ? Une telle pensée serait sans doute une absurdité. Avec Jankélévitch, l'homme qui renonce au droit renonce à tout dans l'optique d'assurer la sûreté du dénuement absolu. Nous avons dit que pour aimer, il fallait être, et que pour être, il fallait aimer. Ainsi, nous pouvons dire que l'homme qui renonce au droit obtient le même droit en accomplissant son devoir moral. Ceci voudrait dire que celui qui accomplit pleinement son devoir moral acquiert par ce fait même, tous ses droits, en dépit du fait qu'il ne les revendique pas. Il faut toutefois se demander si ce n'est pas une conception quelque peu idéaliste ? Que faire en effet de ceux qui, par mauvaise foi ou délibérément refusent de reconnaître les droits des autres ?

Selon Jankélévitch, l'homme de devoir doit supporter les injustices en défendant les droits de son prochain jusqu'à en mourir : « Le juste, victime d'une injustice extrême, tel Job en ses épreuves scandaleusement imméritées, se confond à la limite avec l'amant désintéressé, qui aime sans contrepartie. »83(*) Nous sommes là dans le second paradoxe : vivre pour l'autre, à en mourir. Nous pouvons donc constater le caractère asymétrique du devoir moral. Ce devoir moral, avons-nous déjà dit est infini. L'on pourrait dire que ce devoir dicte en effet à l'homme une tâche épuisante autant qu'inépuisable. A ce titre, il faut dire que le devoir moral exige une volonté infatigable à la mesure d'un effort qui est toujours à recommencer. Il nous faut donc conclure en disant que la question du droit est universelle ; chaque individu a des droits ainsi que des devoirs. Cependant, avec notre auteur il faut relever cette ambiguïté :

« A priori et théoriquement, j'ai des droits, mais à proprement parler et à la limite, je n'ai aucun droit. Et d'abord : j'ai des droits. Mes droits - ceux du moins auxquels j'ai droit - existent ou, plutôt, consistant dans l'objectivité juridique et dans la réciprocité sociale : ils se recoupent l'un l'autre, s'agglutinent l'un à l'autre, forment un système d'intelligibles, une pièce montée qui est en quelque sorte notre savoir éthique. »84(*)

La morale apparaît chez ce philosophe comme une morale qui incite à agir, et à agir maintenant ou jamais. La vertu est à ce prix pour l'être qui se veut moral.

II. La Morale de la volonté agissante

1. Caractère asymétrique du devoir moral

Tout au long des chapitres précédents, nous avons constaté que la morale et l'amour sont concomitamment liés. L'être moral c'est celui qui aime inéluctablement d'un amour désintéressé, et qui peut de ce fait le conduire à la mort si la nécessité l'oblige. En considérant qu'aimer quelqu'un c'est faire son devoir à son égard, il faut dire que dans la perspective d'un tel amour, le devoir moral ne peut être autrement qu'un devoir asymétrique parce que « le devoir est essentiellement impair. »85(*)

Le devoir moral chez Jankélévitch est un devoir qui ne souffre d'aucun délai. Il faut agir. Toute l'exigence morale doit tendre vers cet agir. Ainsi, je dois agir sans attendre la réciproque. Mon devoir est irréversible. Tout le monde a des droits et des devoirs, cela est une évidence. Mais il faut reconnaître que pour notre auteur, l'agir moral méconnaît la notion de symétrie. Ceci voudrait dire que le devoir moral doit s'accomplir dans la stricte innocence du sujet. Le sujet moral doit prendre conscience du fait que l'accomplissement de ses devoirs est la condition pour lui d'être vertueux car « faire son devoir est une vertu. »86(*) La préservation de l'innocence concerne ici celle des droits de l'être moral. Bien que l'agent moral ait naturellement des droits, l'observance de ceux-ci ne le concerne pas. En tant que sujet moral, ce qui importe pour lui ce sont ses devoirs. Dans l'accomplissement de ses devoirs, l'être moral est responsable d'autrui. Cette responsabilité vise essentiellement les droits d'autrui. Autrui n'a rien à faire avec les devoirs de son vis-à-vis. Son devoir sera de garder les droits de son prochain. Il n'a donc aucun droit à l'égard de son prochain :

« A la limite et en principe, je n'ai par rapport à mon prochain que des devoirs sans avoir moralement sur lui le moindre droit, et notamment sans avoir droit à la moindre récompense : telle est la vérité désintéressée, l'austère et ingrate vérité du devoir ! »87(*)

Il faut alors dire que les devoirs de l'être moral auront pour vocation de préserver les droits de son prochain. Tout l'agir moral doit s'évertuer à cette tâche.

Si dans l'accomplissement de mon devoir je dois être le défenseur des droits de mon prochain, il aura à mon égard seulement des droits. Ce qui est bien paradoxal, c'est que pour Jankélévitch, mon prochain n'aura par rapport à moi aucun devoir dont je puisse lui exiger moralement le respect :

« A toi tous les droits, à moi tous les devoirs et toutes les charges ! et, comme si cela ne suffisait pas : mon devoir, plus qu'à toute autre chose, s'applique à la préservation de tes droits, il englobe et commande cette préservation comme une de ses exigences les plus impératives. Ce qui est sacré pour moi et qui est l'objet de mon souci quotidien et ma constante sollicitude, ce ne sont pas tellement les droits de l'être humain en général, au nombre desquels figurent les miens, ce sont avant tout les droits de l'autre, et ce sont plus particulièrement les tiens - car je travaille pour tes droits, et non pour les miens : le premier de mes devoirs est le respect d'autrui, de sa dignité, de ses droits, de son honneur.»88(*)

Il ressort de cette idée la responsabilité éthique lévinacienne dont nous avons fait allusion antérieurement. Je suis responsable de mon prochain sans attendre de réciproque ni antécédente ni subséquente. Mon devoir moral à ce titre exige que je me sente responsable de mon prochain sans chercher à savoir s'il assume son devoir. C'est dans cette orientation que pour Jankélévitch, mon prochain n'a même pas envers moi des devoirs comme j'ai les miens à son égard. L'on pourrait admettre que ce caractère asymétrique du devoir moral tend à faire acception des droits ou à les nihiliser. Tel n'est pas le cas. Il n'y a pas de droit sans devoir et réciproquement. Seulement dans l'agir moral, dès que l'on cherche à s'approprier ses droits, l'acte n'est plus un acte moral : « La conscience de mon propre droit, considéré réflexivement et en première personne, n'est jamais morale ; elle reste prisonnière de l'intéressement et de la sordidité. »89(*) Nous pouvons donc comprendre qu'une action, si elle n'est pas désintéressée, elle n'est pas morale. L'oubli de mon droit sera à ce titre la condition de la validité de mon action. Toutefois, il faut reconnaître que, « de même qu'une vertu isolées des autres vertus est un vice, de même la vérité de mon droit, exilée du devoir, n'est plus qu'une abstraction, c'est-à-dire un mensonge. » 90(*) L'agir moral dans cette optique est le propre de l'amour pur c'est-à-dire de l'amour désintéressé.

Il faut alors dire que l'innocence de mon droit ne compromet ni les droits de mon prochain, ni ses devoirs. Si ses droits doivent constituer mes devoirs, la réciproque est loin d'être possible parce que le devoir moral se veut asymétrique :

« Tout est pour moi devoir. Et par conséquent tes droits sont perçus, vécus par moi comme étant les premiers de mes devoirs, les plus urgents et les plus impératifs : ils doivent être mon souci, mon intention, mon angoisse de chaque jour, l'objet de ma constante sollicitude. Les droits de l'autre sont eux-mêmes pour moi autant de devoirs qu'il me faut assumer et jalousement préserver, comme on veille sur un trésor infiniment précieux. »91(*)

Précisons que le devoir moral chez Jankélévitch est fonction non seulement de l'intention de l'agent moral, mais aussi de la concrétude de ses actes.

2. La morale de l'intention bienfaisante

La morale que prône Jankélévitch n'est pas une morale qui se limite au discours. Certes sa morale est considérée comme une morale de l'intention qui fait le bien. Le bien se concrétise par les actes, il ne se limite pas aux pures spéculations orales. La morale implique l'agir humain et cet agir ne peut se passer des réalités concrètes. Une intention qui ne se manifeste pas dans les actes du sujet moral sera difficilement appréhendable et appréciable. Ceci voudrait dire qu'une intention, aussi bonne soit-elle, ne saurait être le critère de moralité d'une action. Chez Jankélévitch, en plus de la bonne intention, l'action réelle doit témoigner de cette intention.

Dans cette perspective, Jankélévitch opère un dépassement de l'autonomie de la volonté d'Emmanuel Kant posée comme critère de moralité. Il faut, en effet, dire que Kant fonde de prime à bord la moralité sur le principe du «vouloir » qui se caractérise par la bonne volonté. Cette bonne volonté, Kant la considère comme l'unique critère qui puisse permettre de tenir une chose pour bonne sans restriction : « De tout ce qu'il est possible de concevoir en ce monde, ou même hors de ce monde, il n'y a rien qui puisse sans restriction être regardé comme bon absolument, excepté une BONNE VOLONTE92(*) En plus de cette bonne volonté kantienne, il faut l'effectivité de l'intention qui se rend manifeste dans l'action posée. Toutefois, l'intention n'est pas à rejeter, elle doit être toute entière tendue vers l'action. A ce titre, le sérieux d'une intention ne peut se dévoiler que grâce à l'action. Nous pouvons dire que l'action est la vérité de l'intention qui la précède. Il faut même dire que c'est à la proximité de la décision d'agir et surtout de l'acte effectif que l'on pourrait reconnaître le sérieux d'une intention. Jankélévitch énonce à ce sujet : «Il n'y a de témoignage absolument sincère et total sur l'intention que le témoigne par les actes [...] L'acte est plus éloquent et plus convainquant que le verbe. »93(*) C'est en ce sens que Jankélévitch incite à agir. Le sujet moral doit rendre concret l'intention dans son agir.

Nous pouvons comprendre à ce niveau l'urgence et la nécessité d'agir. Il faut agir, il faut poser des actes concrets qui sont la manifestation de l'intention que le sujet moral porte en lui. Une intention qui n'est pas mise en pratique n'est qu'une idée, une galéjade. Elle sera comparable à une idée vide de tout contenu réel. Dans cette perspective, nous pouvons faire référence à Kwame Nkrumah qui affirme dans le Consciencisme : « La pratique sans théorie est aveugle ; la théorie sans pratique est vide. »94(*) Le critère de moralité d'une intention sera donc fonction non seulement de cette intention elle-même, mais aussi de sa mise en pratique. Cependant, il faut signaler que cette mise en pratique ne vaudra moralement que si elle manifeste l'effort de celui qui agit en vue de réaliser l'intention morale. Il ne suffit pas donc d'avoir de bonnes intentions, il faut encore cette volonté déterminée de les rendre évidentes. La morale à ce titre revêt un caractère pragmatique.

Pour Jankélévitch, le « vouloir, c'est pouvoir » de Kant n'est pas tout. Il faut que ce qui est voulu soit porté en acte parce que « le vouloir tend asymptotiquement vers une limite qu'il ne pourra toucher par un contact physique, qu'il peut seulement effleurer, d'une tangence impondérable et instantanée. »95(*)

En somme, l'imbrication des paradoxes de la morale dans la notion du devoir moral tient en ceci : Jankélévitch prône un amour désintéressé et sans borne. Cet amour, « rapport transitif et direct du Je avec l'Autre »96(*), exige que le Je aime seulement l'Autre sans contrepartie. Ce pourra être un amour à sens unique. De même, il stipule que l'agent moral doit faire son devoir sans contrepartie. Il n'a d'ailleurs que des devoirs puisque ses droits, il ne peut les revendiquer. Le devoir moral est alors comme l'amour, un devoir asymétrique. Il faut aimer, il faut faire son devoir. Nous pouvons comprendre qu'à cette condition l'agent moral ou l'aimant peut subir des injustices dont il ne peut même pas s'en plaindre : « Je dois en principe, supporter l'insupportable iniquité dont je suis victime, sans prétendre à aucune compensation, sans revendiquer le moindre dédommagement, sans même avoir le droit de me plaindre [...] Et d'abord, tout le monde a des devoirs, moi compris, moi surtout, puisque le devoir, exprimant l'inachèvement infini de l'être moral, est avant tout appel et vocation. »97(*) Il faut alors dire que la morale chez Jankélévitch exige que l'on évite tout parti-pris dans l'agir moral. Faire son devoir, c'est le faire à l'égard de tout le monde sans la moindre préférence ; de même, l'amour exclut toute iniquité.

CHAPITRE IV : PORTEE PHILOSOPHIQUE ET PERSPECTIVE CRITIQUE

Le présent chapitre se veut essentiellement évaluatif. Il est question dans une première articulation de dégager la portée philosophique de la pensée morale du philosophe du Paradoxe de la morale. Il s'agira de relever la primauté que ce philosophe accorde à la morale, et partant du lien qu'il en fait avec l'amour ; il s'agira aussi d'énoncer une revalorisation de cet amour entre les relations interpersonnelles dans le monde contemporain. Ensuite, nous envisagerons d'évoquer succinctement quelques interrogations en rapport avec la morale de Vladimir Jankélévitch.

I. Portée de la pensée morale de Jankélévitch

1. Primauté de la morale

La philosophie, appréhendée d'un point de vue morale, essaye de connaître les raisons de l'agir humain. Elle veut déterminer les limites de cet agir, ses pouvoirs, mais aussi ses devoirs. En ce sens, nous pouvons dire que le comportement moral de l'homme est l'objet privilégié de la quête philosophique. Au chapitre premier, nous avons remarqué que Jankélévitch considérait la problématique morale comme le problème a priori de la philosophie.

En revenant aux Anciens, l'on peut mieux comprendre ce privilège de la philosophie toute orientée vers la conduite et l'agir de l'homme. Il faut dire que la philosophie leur apparaissait déjà comme une discipline importante. Tel est le cas d'Epicure qui invite tous ses contemporains à s'adonner à l'exercice de la pratique philosophique : « Que personne, parce qu'il est jeune, ne tarde à philosopher, ni, parce qu'il est vieux ne se lasse de philosopher ; car personne n'entreprend ni trop tôt ni trop tard de garantir la santé de l'âme. »98(*) En prenant congé des Anciens et en faisant appel aux Contemporains, nous pourrons retrouver une idée analogue chez Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre qui observe que « la vie bonne est ce qui doit être nommé en premier parce que c'est l'objet même de la visée éthique. »99(*) Nous remarquons la nécessité d'accorder un privilège à la vie morale.

C'est dans ce sillage que Jankélévitch construit sa pensée morale. Il ne prétend pas inventer une nouvelle morale car beaucoup d'écoles de la sophia antérieures à lui tels que le stoïcisme, le platonisme, le plotinisme, le christianisme etc. en ont déjà dit l'essentiel. C'est sans doute en ce sens que Bergson affirme : « De tout temps ont surgit des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s'incarnait [...] l'humanité avait connu les sages de la Grèce, les prophètes d'Israël [...] C'est à eux que l'on s'est toujours reporté pour avoir cette moralité complète, qu'on ferait mieux d'appeler absolue. »100(*)

Jankélévitch, au-delà d'une morale de l'agir humain, insiste davantage sur une vie morale vécue selon l'ordre du coeur. La morale, il faut non seulement la penser, mais il faut également la vivre. C'est en cela qu' « il dégage une éthique de l'intention, proche de l'éthique chrétienne, qui privilégie l'innocence et la charité, vertus supérieures du don de soi aimant, les plus opposées qui soient la méchanceté, essence du mal. »101(*) La question de la morale est donc au coeur de ce philosophe. D'où les exigences de la morale que nous avons présentées au chapitre deuxième. Pour cet auteur, en effet, une philosophie ne vaudra la peine d'être mise en valeur que dans le cas où elle ne se dérobe pas de son objet essentiel qui est la morale. A cet égard, la raison d'être de la philosophie sera alors dans une certaine mesure, une raison toujours morale. C'est d'ailleurs ce que dit le philosophe dès les premières pages de son ouvrage : « Certes oui, la philosophie en vaut la peine, à condition de ne pas éluder le problème radical de sa propre raison d'être, qui est toujours moral à quelque degré. »102(*) Dans cette perspective, l'on constate que c'est d'abord la question de la morale qui préoccupe ce philosophe. Il est un héritier de ses prédécesseurs dans leur manière d'aborder la philosophie morale. Par exemple, la morale est chez Jankélévitch illustrée par la bonne volonté kantienne (même si Jankélévitch insiste sur l'effectivité de cette volonté en acte), par la pureté de coeur que prône Kierkegaard, et par le désintéressement du pur amour fénelonien considéré comme une charité sans arrière-pensée.

Le discours moral du philosophe du Paradoxe de la morale est un discours tout orienté vers le pur amour. La morale est souvent considérée comme « la théorie ou la doctrine de l'action humaine qui tente d'établir de façon normative la valeur des conduites et de prescrire les règles de conduite qu'il convient dès lors de respecter.»103(*) Beaucoup de philosophes ont appréhendé la morale dans cette optique. Tel est le cas de Kant chez qui la morale se définit comme une théorie de l'obligation c'est-à-dire « une théorie du devoir conçu comme inconditionnel et universel.»104(*) Comme nous l'avons souligné tout à l'heure, Jankélévitch ne prétend pas inventer une nouvelle morale. Il se réfère à ceux qui ont pensé avant lui. Seulement, la moralité, valeur des conduites et des personnes, considérée par rapport à l'idéal moral105(*), ne saurait éluder le concept d'amour chez Jankélévitch. Etre moral c'est aimer son prochain, c'est aimer autrui. Aimer son prochain, c'est accomplir ses devoirs à son égard. A ce niveau, accomplir son devoir ne sera plus simplement vu comme une prescription juridique, mais nécessitera qu'on y imprègne une dimension amoureuse de l'acte moral.

Nous relevons alors une autre dimension de la morale qui est de lier la morale à l'amour. Pour Jankélévitch, un acte posé avec amour sera d'une valeur de vérité plus élevée qu'un acte posé dans la perspective de ne pas enfreindre aux obligations du devoir moral. Cette morale qui vise l'amour du prochain ne doit souffrir d'aucun délai : le devoir moral, c'est d'agir maintenant ou jamais. Il faut aimer autrui quel qu'il soit. Il est alors nécessaire pour le sujet moral d'opérer un certain effacement total de soi pour s'élancer totalement vers autrui qui est en face. Cet engagement de l'homme ne tient compte d'aucune motivation quelconque. Tel est le mérite de Jankélévitch. Il s'agit d'un amour qui est causa sui c'est-à-dire cause de soi. C'est un amour qui vise à la fois l'indigent et le nanti, le marginalisé et même l'ennemi : « Nous aimerions même si la personne aimée n'en vaut pas la peine, bien qu'elle n'en vaille pas la peine, et précisément parce qu'elle n'en vaut pas la peine et surtout parce qu'elle n'en vaut pas la peine. »106(*) Voilà en quoi consiste l'amour chez Jankélévitch : un amour sans cause et sans mesure. Saint Augustin émet une idée analogue quand il affirme que la seule mesure de l'amour c'est d'aimer sans mesure. Et Jankélévitch peut ajouter :

« Le mot excès n'a pas de sens quand il s'agit d'aimer : comme l'amour, l'impératif moral déborde indéfiniment de sa littéralité actuelle. La démesure ne saurait donc faire l'objet d'un interdit quand il s'agit d'amour. »107(*)

Il ressort à ce niveau la dimension sacrificielle de l'amour. On pourrait dire que la devise de l'amour c'est : jamais assez. Nous constatons bien que la morale n'est pas simple soumission à telle loi ou à telle obligation chez Jankélévitch, mais n'est moral chez ce philosophe qu'un acte posé avec amour et un amour qui implique, si nécessaire, le plus grand sacrifice possible. De là, le critère de vérité d'une action sera désormais fonction de l'amour :

« Une vérité sans amour n'est que sécheresse et indifférence, une justice sans charité est un radotage et un sarcasme ; une vérité sans amour n'est que mensonge et mauvaise foi, une justice sans charité est le comble de l'injustice.»108(*)

Nous pouvons donc comprendre qu'au-delà de la bonne volonté dont aura parlé Kant, Jankélévitch insiste sur le fait que l'acte moral doit être sous-tendu par cet élan affectif qui détermine l'agent moral à agir. Au cas échéant, l'acte ne pourra revêtir le trait d'authenticité et sera à cet égard un acte de mauvais aloi. C'est en cela que Jankélévitch accorde le privilège à une vie morale vécue selon l'ordre du coeur. Cependant, l'on peut se demander si cette morale peut pallier aux ravages ou aux problèmes éthiques de l'heure, vu que le monde contemporain paraît être sous la gouverne d'un égocentrisme à outrance.

2. Pour une revalorisation de l'amour dans le monde actuel

La pensée morale de Jankélévitch émerge au moment où le monde entier a encore en mémoire les séquelles et sous les yeux les multiples dégâts de la deuxième guerre mondiale. Pour ce contemporain, le phénomène des violences entre les hommes est la manifestation d'un manque d'amour : « Jankélévitch voulut ne jamais oublier que ce fut le principe moral qui manqua aux heures noires de la collaboration antisémite. »109(*)

On dirait bien que de nos jours, on n'est plus pris dans les tenailles d'une deuxième guerre mondiale. Nul n'est sans ignorer qu'aujourd'hui les exactions de divers ordres connaissent malheureusement un essor considérable. A regarder les tares qui minent la société actuelle, on se demanderait si l'homme d'aujourd'hui n'est plus l'homme ontologiquement moral de Jankélévitch ? Force est de constater que les hommes semblent ne plus avoir aucun scrupule quand ils infligent à leurs semblables des traitements déshumanisants. Et pourtant Kant dans ses maximes morales prescrit : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours et en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »110(*) Depuis longtemps, les philosophes ont toujours manifesté leur souci de la quête d'une vie bonne, d'une vie heureuse, d'une vie vertueuse. En ce sens, Epicure affirme : « Il faut donc avoir le souci de ce qui produit le bonheur, puisque s'il est présent, nous avons tout, tandis que s'il est absent nous faisons tout pour l'avoir. »111(*)

Nous pouvons alors nous demander quel est le souci de la génération actuelle ? Est-ce le souci d'une vie bonne à l'image des Anciens ? Tout compte fait, il faut dire que les rapports interpersonnels connaissent un déclin considérable ; les relations interpersonnelles nécessitent d'être revigorées. D'où l'orientation de la morale vers l'amour comme l'a fait Jankélévitch. L'amour auquel Jankélévitch convie est un amour qui incite indubitablement à la tolérance. On ne saurait aimer si on n'a pas le sens de la tolérance ni celui de la patience car comme disait Platon, « l'amour est lent à se former entre les personnes qui se ressemblent. »112(*) Souscrire à cette loi de l'amour semble une urgence pour une civilisation qui paraît hostile aux prescriptions de la morale. Aimer son prochain quel qu'il soit pourra alors remédier aux fléaux qui minent la société présente : injustice, inégalités sociales etc. Sans une réelle volonté de faire le bien qu'on attendrait en retour du prochain, une vie à la dimension humaine semble progressivement s'estomper de la sphère des êtres de raison ; et on pourrait assister à une société dans laquelle la raison connaît une éclipse.

Pour Jankélévitch, il faut chercher le bien, et surtout le bien d'autrui parce que c'est cela qui rend l'homme concret et lui donne de se posséder réellement : « Le bien est en soi l'être le plus réel, et en même temps le plus attrayant, source de bonheur pour qui le possède. »113(*) Il faut donc dire que c'est ce pur mouvement d'amour vers l'autre qui peut donner aux individus de se sentir responsables les uns à l'égard des autres et inversement. Il ne serait pas stupide de dire qu'une société éclairée est celle qui est composée d'individus ayant un sens élevé et étendu de la responsabilité. Ainsi, toute la valeur morale contenue dans ce pur mouvement d'amour donnerait aujourd'hui un nouveau sens de la responsabilité. La responsabilité implique toujours la prise de conscience des conséquences de nos actes au-delà d'une satisfaction immédiate. Ceci veut dire que l'on devrait prendre conscience du fait que l'avenir de l'humanité est fonction de l'agir de l'homme d'aujourd'hui. Il est question de savoir que l'individu singulier qui agit est lui aussi embarqué dans l'unique bateau qui conduit l'humanité entière. Aimer autrui quel qu'il soit est donc se sentir responsable de ce dernier et par conséquent de toute l'humanité. L'incitation de Jankélévitch à faire de l'action morale, une action d'amour, c'est stimuler les hommes à regarder le monde comme une seule famille élargie à la dimension universelle. C'est ce qu'aura remarqué Jean-Paul Sartre: « La responsabilité d'un choix [...] en m'engageant, engage aussi l'humanité toute entière [...] L'homme se trouve dans une situation organisée où il est lui-même engagé, il engage par son choix l'humanité entière.»114(*)

Il faut remarquer dans cette perspective que Jankélévitch prône une morale qui tienne compte de tout le monde et qui ne fait aucun calcul. Sa morale est orientée vers un amour qui est causa sui et dont qui ne recherche aucun intérêt individuel et égoïste. Alors que l'on sait que la société d'aujourd'hui est relativement caractérisée par le capitalisme, la recherche du gain, la concurrence des capitaux, n'y a-t-il pas lieu d'envisager une perspective critique à ce que propose notre auteur ?

II. Perspectives critiques

1. La morale de Jankélévitch : une morale du sentiment ?

Tout au long de ce travail, nous avons remarqué que Jankélévitch fait de l'amour un corollaire de la morale. Etre moral c'est aimer. Sans cet élan du coeur qui pousse un individu à agir, son action ne pourra être morale. L'homme se caractérise par sa raison. Et cette raison doit présider à tout l'agir humain. L'amour s'appréhende souvent comme un sentiment qui nous entraîne vers nos semblables ou même vers des choses. A ce titre, nous pouvons constater que le sentiment semble être inévitable. Peut-on aimer sans sentiment ?

Le sentiment peut être considéré comme « une tendance affective liée à des émotions, des représentations, des sensations. »115(*) En analysant la définition de l'amour, on pourrait comprendre qu'il est déjà un sentiment. Ainsi, on est bien en droit de se demander si la morale de Jankélévitch n'est pas une morale du sentiment ? Car le sentiment semble être un terme inséparable de l'amour. Aimer est un problème qui relève essentiellement des aspirations du coeur. Et de ce fait, est sujet à une certaine influence des émotions, des sensations et même des passions parce que dans une certaine mesure l'amour peut s'assimiler à la passion.

Si la passion peut se définir comme une émotion très forte et durable qui vainc la raison, l'homme moral de Jankélévitch sera-t-il encore moral ? Il faut, en fait, dire que la question de la moralité est liée à la raison. C'est la raison qui doit présider à l'agir humain et non les pulsions sentimentales. Une morale du sentiment pourra-t-elle tenir compte de ce caractère irrécusable de la rationalité de l'homme ? L'amour est en fait lié à la subjectivité alors que la morale est liée à l'objectivité. Comment alors concilier la subjectivité et l'objectivité ?

Une morale du sentiment n'est pas loin d'une morale fondée sur la pitié telle que l'a fait Schopenhauer. Si la pitié ou le sentiment devient le critère de validité de la morale, alors il n'y aura plus d'objectivité en morale. Car le sentiment n'est pas identique chez tous les hommes. Il est relativement subjectif et dans une certaine mesure irrationnel. La morale doit se fonder sur la raison qui est la caractéristique de tout être humain. En outre, il faut dire que d'une manière générale, la morale doit viser l'humanité, et partant, elle doit aussi viser l'universalité. On comprend donc qu'une morale fondée sur le sentiment ne saurait avoir un caractère universel car le sentiment que j'éprouve envers un toi, ne sera pas le même que je vais éprouver envers un lui.

2. Ambiguïté de la morale asymétrique

Nous avons montré au chapitre troisième l'imbrication des exigences de l'amour dans celles du devoir moral. Le devoir moral consiste à aimer autrui. Cet amour pour autrui implique que l'on ne lui tienne pas compte du fait qu'il puisse vaquer à ses devoirs moraux ou pas. On pourrait dire que c'est un amour à sens unique. C'est ainsi donc que le devoir moral chez Jankélévitch est impair et revêt un caractère irréversible : « Tout le monde a des droits, sauf moi. Je n'ai que des devoirs. A toi tous les droits, à moi toutes les charges. »116(*) Une morale du devoir avec une telle exigence est-elle faisable ? Tient-elle compte des limites de l'homme ?

Nous avons aussi déjà remarqué que faire son devoir à l'égard d'autrui, implique la nécessité de se sentir responsable de ce dernier. Or nous remarquons que chez Jankélévitch, le sujet moral doit ignorer complètement la notion de l'estime de soi. C'est ce que nous avons appelé l'innocence du sujet dans l'action morale. En faisant recours à Paul Ricoeur, on relèverait l'ambigüité de cette nihilisation de ce que nous pouvons appeler l'être-propre du sujet moral. Pour Ricoeur, le soi, que nous assimilons à l'être aimant de Jankélévitch, doit d'abord s'estimer lui-même, c'est-à-dire être déjà responsable de lui-même pour pouvoir être responsable de son prochain : « Il n'y aurait pas de sujet responsable si celui-ci ne pouvait s'estimer soi-même en tant que capable d'agir intentionnellement, c'est-à-dire selon des raisons réfléchies. »117(*) Nous pouvons donc noter que c'est notre degré de responsabilité à l'égard de nous-mêmes qui déterminerait notre capacité de prise en charge de notre prochain. Autrement dit, c'est en fonction de l'intensité de notre amour-propre (excepté l'amour-propre qui traduit l'égoïsme de l'ego), que nous pourrons aimer véritablement notre prochain : puis-je aimer fortement autrui si mon amour-propre est au degré zéro d'amour ?

Il faut donc relever l'hypothèse d'une certaine symétrie dans l'accomplissement du devoir moral. Il ne s'agit pas certes de prôner une morale du donnant-donnant c'est-à-dire celle qui peut dire par exemple : comme tu as fait ton devoir envers moi, alors, je ferai le mien en retour à ton égard. En arriver là, serait insuffler un souffle neuf à la loi du talion : oeil pour oeil, dent pour dent. Non ! Loin de là ! Il s'agit de dire que tout homme est capable de sentiment et que partant, tout sujet moral qui accomplit son devoir devra d'une manière ou d'une autre, ressentir le désir de voir que ses droits sont respectés. De même, il faut dire qu'il serait fantômique de concevoir un être qui n'éprouve aucun besoin d'être aimé. Dans ce sillage, on peut se demander si Jankélévitch n'est pas quelque peu idéaliste dans sa conception de la morale ou de l'amour ? Il faut en effet être l'Etre dont l'essence est l'Amour pour aimer d'un tel amour : Dieu. D'où le concours de la grâce pour être moral au sens de Jankélévitch. A ce niveau, on pourrait dire que la morale de Jankélévitch s'assimile à la morale chrétienne. Une équivoque est à lever : au commandement christologique de l'amour du prochain : aime ton prochain comme toi-même, on ne saurait substituer celui de Jankélévitch que nous formulons ainsi : aime ton prochain comme il s'aime lui-même.

CONCLUSION GENERALE

Notre analyse a porté sur l'amour comme paradigme de la morale chez Vladimir Jankélévitch. Il s'agissait d'étudier la corrélation que Jankélévitch établit entre la morale et l'amour. Peut-on vraiment aimer étant donné la difficulté réelle de la saisie permanente de la moralité ? Comme dit Jankélévitch, l'homme apparaît, en effet, comme un être virtuellement moral. D'où la complexité de la constance dans la vie morale. Toutefois, il faudrait déjà dire que l'homme ne saurait être autrement qu'un être moral. A partir du moment où il a une conscience et par conséquent une raison, il est de ce fait même un être moral. L'instabilité de la moralité se résout facilement pour tout sujet moral qui aime : « Le problème scabreux de la vie morale ressemble à un tour de force, mais on y réussit ce tour de force presque sans y penser quand on aime. »118(*) 

Il faut dire que la morale est une caractéristique essentielle de l'être humain. C'est ce que nous avons remarqué d'entrée de jeu dans cette réflexion. Ceci est la raison qui a déterminé Jankélévitch à accorder une priorité à la question de la moralité dans sa philosophie. La moralité est comme une maladie chronique dont tout être humain possède les gênes ; ses principes sont toujours soit en éveil, soit en veille. Ils sont toujours vivants.

Comme nous l'avons signalé, les perturbations de la vie morale se résolvent sans grande complexité quand on aime. C'est en cela que l'amour apparaît dans la philosophie de Jankélévitch comme la morale elle-même. L'amour est un impératif catégorique qui est la résultante de deux paradoxes : vivre pour l'autre, quel que soit cet autre, et vivre pour l'autre à en mourir. L'observance de ces maximes donne au sujet moral d'aimer d'un amour pur. Ainsi, l'amour devient ce qui pose et fonde la morale. C'est en aimant qu'on devient soi-même. Telle est la vérité de l'amour. Il est pur don de soi.

Etant donné qu'on ne saurait parler de la morale en éludant la notion de droit et devoir, nous avons fait une imbrication des paradoxes de l'amour dans ces deux notions. Si l'amour doit être désintéressé et sans bornes, de même le devoir moral consistera pour le sujet moral à se considérer non comme un gendarme des devoirs de son prochain, mais bien plutôt comme le défenseur de ses droits. Comme l'amour est à sens unique, de même, le devoir moral sera asymétrique. Le sujet moral doit faire son devoir sans contrepartie et est même tenu de ne pas revendiquer ses droits. Il doit se considérer comme un être de devoir. En somme, la morale est corrélationnelle à l'amour, parce que c'est l'amour qui rend possible l'acte moral.

Toutefois, nous avons relevé dans une perspective évaluative, le danger qui pourrait guetter la morale de Jankélévitch. Si la morale est inséparable de la l'amour, n'y a-t-il pas risque de tomber dans le sentimentalisme ? Par ailleurs, la morale asymétrique n'est-elle pas ambiguë ? Comment pourrait tenir un amour à sans unique ? Il nous faut donc conclure en disant que la morale idéale serait celle qui est sous la gouverne de la raison et qui ne favorise ni ne marginalise aucun individu. Si donc chaque individu pouvait faire sienne cette règle : ne fais pas à autrui ce que tu redoutes pour toi-même (Tb 4, 15), l'humanité serait peut-être moins victime des déchéances de la non moralité.

BIBLIOGRAPHIE

Ø OUVRAGES DE L'AUTEUR 

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- Henri Bergson, Paris, Quadrige / PUF, 1959.

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Ø MEMOIRES

KAMGAIN KAMGUEM H., Les trois stades de l'existence chez Soren

Aabye Kierkegaard, mémoire de fin de cycle philosophât de

Bafoussam, année académique 2006-2007, inédit.

OUM OUM J. S. P., La petite éthique de Paul Ricoeur dans Soi-même comme

un autre. Un essai de définition de l'éthique contemporaine,

mémoire de fin de cycle philosophât de Bafoussam, année

académique 2003-2004, inédit.

TAHABA KENFO A., La notion de pitié dans le Fondement de la morale de

Arthur Schopenhauer, mémoire de fin de cycle, Grand séminaire

philosophât de Bafoussam, année académique 2003-2004, inédit

Ø SITE ELECTRONIQUE

WWW. WIKIPEDIA. ORG

Annexe

1903

1985

Eléments biographiques de Vladimir Jankélévitch

Vladimir Jankélévitch est né à Bourges en France dans une famille dont les parents sont russes. Il est le fils de Samuel Jankélévitch à qui l'on doit des traductions françaises des oeuvres des auteurs comme : Hegel, Simmel, Schelling et Freud. La famille de Jankélévitch étant installée à Paris, il fait ses études à Louis Legrand et au lycée de Montaigne. C'est alors qu'un professeur l'oriente vers la philosophie. De ce fait, il entre en 1922 à l'Ecole Normale Supérieure où il obtient l'agrégation en 1926. Il y fait aussi la connaissance d'Henri Bergson qui exerce sur lui une influence considérable.

Sa thèse sur l'Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling est moins évocatrice de sa pensée que sa thèse annexe sur la Valeur et signification de la mauvaise conscience où l'éthique qui y est proposée, est annonciatrice de celle de son Traité des Vertus de 1949. De 1927 à 1933, il sera enseignant à divers lieux de Prague. De retour à Paris, il est révoqué par les lois antisémites dès 1940. Réfugié à Toulouse avec sa famille, il mène de front la Résistance parallèlement avec des activités philosophiques. Il sera profondément marqué non seulement par cette révocation, mais aussi par la seconde guerre mondiale et plus tard par la déferlante de mai 1968 en France. Sa pensée sera donc orientée vers la morale et c'est ainsi qu'il tint une chaire de philosophie morale à la Sorbonne de 1951 à 1978.

Jankélévitch est l'auteur d'une vingtaine d'oeuvres philosophiques parmi lesquelles : La mauvaise conscience, L'ironie ou la bonne conscience (1936), Le mal (1947), Philosophie première, introduction à une philosophie du presque (1954), L'austérité et la vie morale (1956), Le sérieux de l'intention, (1968), Les Vertus et l'Amour (1970), L'Innocence et la méchanceté (1972), Le Paradoxe de la

Morale(1981).

TABLE DES MATIERES

DEDICACE..............................................................................i REMERCIEMENTS 1

INTRODUCTION GENERALE 2

CHAPITRE PREMIER : L'EVIDENCE MORALE 2

I.Aux sources de la pensée de Vladimir Jankélévitch 2

1.L'influence d'Henri Bergson 2

2.L'influence de la deuxième guerre mondiale 2

3.La déferlante de 1968 3

II.La conscience morale 3

1.La primauté de la philosophie morale 3

2.Le siège permanent de la moralité : la conscience 4

3.L'homme est-il ontologiquement un être moral ? 4

CHAPITRE II : L'AMOUR COMME PRINCIPE 6

ULTIME DE LA MORALE 6

I.Paradoxes de l'amour 6

1.« Vivre pour l'autre, quel que soit cet autre » 6

2.« Vivre pour l'autre, à en mourir » 7

3.L'option morale : le tout-ou-rien 7

4.« Faire tenir le maximum d'amour dans le minimum d'être » 8

II.Causalité circulaire de l'homme moral 8

1.Pour aimer, il faut être 8

2. Pour être, il faut aimer 9

' 3. La notion de l'amour pur 9

CHAPITRE III : IMBRICATION DES PARADOXES DE LA MORALE DANS LA NOTION DU DROIT ET DU DEVOIR MORAL 11

I. L'universalité des droits et devoirs 11

1. Objectivité et subjectivité des droits 11

2. Objectivité des droits, subjectivité des devoirs 11

II. La Morale de la volonté agissante 11

1.Caractère asymétrique du devoir moral 11

2.La morale de l'intention bienfaisante 12

CHAPITRE IV : PORTEE PHILOSOPHIQUE ET PERSPECTIVE CRITIQUE 13

I.Portée de la pensée morale de Jankélévitch 13

1.Primauté de la morale 13

2.Pour une revalorisation de l'amour dans le monde actuel 14

II.Perspectives critiques 14

1.La morale de Jankélévitch : une morale du sentiment ? 14

2.Ambiguïté de la morale asymétrique 15

CONCLUSION GENERALE 15

BIBLIOGRAPHIE 16

Annexe 20

TABLE DES MATIERES 21

* 1 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, Paris, Seuil, 1981, p. 7.

* 2 _ SCHLEIERMACHER F., Herméneutique, trad. et introduction de Mariama Simon, Génève, Labor et Fides,

1987, p. 170.

* 3 _ JANKELEVITCH V., Henri Bergson, Paris, Quadrige / PUF, 1959, pp. 36-37.

* 4 _ Ibid., p. 3.

* 5 _BEAUDUC L., Une vie en toute lettre, Liana Lévi ,http://philo_be-vladimir Jankélévitch à travers le

pardon.htlm.

* 6 _ Ibid.

* 7 _ JANKELEVITCH V., L'austérité et la vie morale, Paris, Flammarion, 1956, p. 6.

* 8 _ Ibid., p. 7.

* 9 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 7.

* 10 _ Ibid., p. 7.

* 11 _ Ibid., p. 8.

* 12 _ LEVINAS E., Totalité et infini, Essai sur l'extériorité, Paris, Martinus Nijhoff, 1971, p. 36.

* 13 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p.8.

* 14 _ NDEH D., Cours de philosophie morale, philosophât de Kouékong, 2006-2007, inédit.

* 15 _ Ibid.

* 16 _ Ibid.

* 17 _ Ibid.

* 18 _ FOLSCHEILD D., FEUILLET-LE MINTIER B., MATTEI J.-F., Philosophie, éthique et droit de la

médecine, sous la direction de J.-F. MATTEI, Paris, PUF, 1997, p. 18.

* 19 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op.cit., p. 8.

* 20 _ DESCARTES R., Discours de la méthode, les intégrales de la philosophie, Paris, Fernand Nathan, 1981,

p. 55.

* 21 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op.cit., p. 10.

* 22 _ Ibid., p. 10.

* 23 _ Ibid., p. 12.

* 24 _ Ibid., p. 15.

* 25 _ Ibid., p. 13.

* 26 _ Ibid., p. 12.

* 27 _ Ibid., p. 34.

* 28 _ Ibid., p. 112.

* 29 _ MAGGIORI R., http://philo_be-vladimir Jankélévitch à travers le pardon. htlm.

* 30 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 49.

* 31 _ LALANDE A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 46.

* 32 _ Nouveau Larousse Encyclopédique, vol. 2, Paris, Larousse, 1994, p. 1197.

* 33 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 41.

* 34 _ Ibid., p. 40.

* 35 _ Ibid., pp. 40-41.

* 36 _ Ibid., p. 39.

* 37 _ Ibid., p. 42.

* 38 _ Ibid., p. 42.

* 39 _ Ibid., p. 43.

* 40 _ LEVINAS E., Ethique et infini. Dialogue avec Philippe Nemo, Paris, Fayard/Culture, 1982, pp. 94-95.

* 41 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 49.

* 42 _ Ibid., p. 49.

* 43 _ Ibid., pp. 40-41.

* 44 _ Ibid., p. 48.

* 45 _ JANKELEVITCH V., L'austérité et la vie morale, op. cit., p. 244.

* 46 _ Ibid., p. 38.

* 47 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 53.

* 48 _ Ibid., p. 50.

* 49 _ Ibid., p. 52.

* 50 _ Ibid., p. 54.

* 51 _ Ibid., p. 53.

* 52 _ JANKELEVITCH V., Les vertus et l'amour, volume 1, Paris, Flammarion, 1986, p. 38.

* 53 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 55.

* 54 _ JANKELEVITCH V., L'austérité et la vie morale, op. cit., p. 246.

* 55 _ JANKELEVITCH V., Les vertus et l'amour, op. cit., p. 82.

* 56 _ Ibid., p. 285.

* 57 _ SAINT AUGUSTIN, Sermon 69, I (P. L., 38, col. 441): l'humilité, cite par JANKELEVITCH V. in Les vertus et l'amour, op. cit., p. 287.

* 58 _ JANKELEVITCH V., Les vertus et l'amour, op. cit., p. 82.

* 59 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 150.

* 60 _ Ibid., p. 143.

* 61 _ JANKELEVITCH V., La mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 6.

* 62 _ Ibid., p. 7.

* 63 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 123.

* 64 _ Ibid., p. 121.

* 65 _ WAHL J., Etudes kierkegaardiennes, nouvelle éd., p. 614, Cité par JANKELEVITCH J. in Le

paradoxe de la morale, op. cit., p. 121.

* 66 _ JANKELEVITCH J., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 74.

* 67 _ Ibid., p. 132.

* 68 _ Ibid., p. 132.

* 69 _ Ibid., p. 132.

* 70 _ Cf. PLATON, Le Banquet, Agathon, 195 a, c.

* 71 _ JANKELEVITCH V., La mort, op. cit., p. 8.

* 72 _ Cf. PLATON, Le Banquet, Diotime, 203 d.

* 73 _JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 135.

* 74 _ Ibid., p. 133.

* 75 _ Ibid., p. 134.

* 76 _ Ibid., p. 89.

* 77 _ Ibid., p. 149.

* 78 _ LALANDE A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 225.

* 79 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., pp. 155-156.

* 80 _ Ibid., p. 157.

* 81 _ Ibid., pp. 159-160.

* 82 _ Ibid., p. 161.

* 83 _ Ibid., p. 162.

* 84 _ Ibid., p. 163.

* 85 _ Ibid., p. 163.

* 86 _ JANKELEVITCH V., Les vertus et l'amour, op. cit., p. 7.

* 87 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 167.

* 88 _ Ibid., p. 168.

* 89 _ Ibid., p. 169.

* 90 _ Ibid., pp. 168-169.

* 91 _ Ibid., p. 177.

* 92 _ KANT E., Fondement de la métaphysique des moeurs, Trad. Hatier, Paris, Hatier, 1963, p.16.

* 93 _ JANKELEVITCH V., Henri Bergson, op. cit., p. 292.

* 94 _KWAME NKRUMAH, Le consciencisme, Paris, Payot, 1965, pp. 119-120, cité par AZOMBO-MENDA S.,ENOBO KOSSO M., Les philosophes africains par les textes, Paris, Fernand Nathan, 1978, p. 43.

* 95 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 183.

* 96 _ JANKELEVITCH V., Henri Bergson, op. cit., p. 295.

* 97 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 187.

* 98 _ EPICURE, Lettres et Maximes, Trad. Marcel Conche, Paris, PUF, « Épiméthée », 1987, p. 191.

* 99 _ RICOEUR P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 203.

* 100 _ BERGSON H., Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1955, p. 27.

* 101 _ BARAQUIN N., LAFFITTE J., Dictionnaire des philosophes, Paris, Armand Colin, 2002, p. 162.

* 102 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 9.

* 103 _ BARAQUIN N. et alii, Dictionnaire de philosophie, Paris, Armand Colin, 2005, p. 229.

* 104 _ Ibid., p. 229.

* 105 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., pp. 7-10.

* 106 _ Ibid., p. 47.

* 107 _ Ibid., p. 63.

* 108 _ Ibid., p. 154.

* 109 _ BARAQUIN N., LAFFITTE J., Dictionnaire des philosophes, op. cit., p. 162.

* 110 _ KANT E., Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., p. 12.

* 111 _ EPICURE, Lettres et Maximes, op. cit., p. 191.

* 112 _ PLATON, Le Banquet, Phèdre, Trad. Emile Chambry, Paris, Flammarion, 1992, p. 25.

* 113 _ JANKELEVITCH V., L'austérité et la vie morale, op. cit, p. 87.

* 114 _ SARTRE J.-P., L'être et le néant : essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1946, p., 74.

* 115 _ Dictionnaire universel, Paris, Hachette/ Edicef, 2002, p. 1106.

* 116 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 161.

* 117 _ RICOEUR P., « Approche de la personne », in Esprit, mars-avril, 1990, n° 160, p. 116, cité par OUM OUM J. S. P. in La petite éthique de Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre. Un essai de définition de l'éthique contemporaine, mémoire de fin de cycle philosophât de Bafoussam, année académique 2003-2004, inédit.

* 118 _ JANKELEVITCH V., Le paradoxe de la morale, op. cit., p. 150.






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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore