Histoire et représentation de soi : Les
champs d'honneur de Jean Rouaud
Quel rôle la littérature romanesque peut-t-elle
jouer dans la transcription des drames du XXe siècle ?
Dans les années soixante, le concept de la mort de l'auteur et de la fin
du personnage de roman avait déstabilisé l'approche romanesque,
mais la volonté de renouveler le roman, de faire table rase sur les
anciens modèles hérités en partie du XIXe
siècle, s'est peu à peu estompée, témoignant
au final de l'impasse où les théoriciens de la Nouvelle Critique
s'étaient fourvoyés, impossible pour eux d'élaborer la
doctrine unique propre au Nouveau Roman. Cependant, à partir des
années quatre vingts, on assiste à un retour de la fiction
romanesque et à l'apparition de nouvelles formes autobiographiques et,
en particulier à un engouement pour les écritures de soi1(*). Il devenait alors
nécessaire de concilier les éléments d'un triptyque
composé de la volonté de s'écrire, de l'histoire familiale
et de l'Histoire collective. A ce titre, l'oeuvre de Jean Rouaud paraît
symptomatique de la post-modernité romanesque si l'on accepte
l'idée que cette post-modernité commence avec le déclin
(organisé par les nouveaux romanciers eux-mêmes comme le dira
Robbe-Grillet (« je n'ai jamais parlé d'autre chose que de
moi ») du Nouveau Roman et l'échec de sa théorisation.
Le projet d'écriture de Rouaud s'inscrit en effet au sein du
questionnement qui occupe bon nombre d'auteurs depuis les dernières
décennies du siècle dernier à savoir, la
représentation de l'Histoire par la littérature. Si l'on
considère comme Nathalie Sarraute que « quand on veut parler
de soi-même, de ses sentiments, de sa vie, c'est tellement
simplifié qu'à peine cela dit, cela paraît faux2(*) (...) ». Concilier
écriture de soi, mémoire individuelle et mémoire
collective est l'enjeu principal du roman qui nous intéresse ici,
Les champs d'honneur, publié en 1990 aux éditions de
Minuit et récompensé par le Goncourt. L'éditeur a ici son
importance tant il est porteur lui-même de significations historiques,
celles qui sont de façon intrinsèque liées aux
expériences du Nouveau Roman. S'il est vrai qu'on ne saurait nier
certaines influences, Rouaud se détache sensiblement des auteurs du
nouveau roman et notamment dans sa conception du personnage romanesque,
réduit à néant par les théoriciens du nouveau
roman. Le projet de Rouaud, qui commence avec la publication de ce premier
roman, première pierre d'un édifice qui s'achève avec
Sur la scène comme au ciel3(*), réside dans l'écriture d'une
histoire personnelle, familiale, avec un enjeu double : la
représentation de soi dans la reconstruction généalogique
et la transcription de l'Histoire collective.
Les champs d'honneur publié en 1990 est le
premier roman de Jean Rouaud. Présenté comme un roman, l'oeuvre
questionne cependant sur sa nature. L'estampillage générique
implique la fictionalisation, inhérente au genre romanesque mais le
livre s'appuie en partie sur des faits autobiographiques, l'histoire
personnelle et familiale de l'auteur reconstruite au fil d'une enquête
qui s'actualise dans l'écriture. Le lecteur est convié à
cette recherche, complexifiée par l'apparent désordre
chronologique de l'oeuvre. Ce désordre est symptomatique d'une
mémoire individuelle qui cherche un point d'ancrage ou « point
de départ » d'où pourrait s'organiser la reconstitution
de l'histoire familiale. L'enjeu parait tracé dès le début
du livre et apparaît comme fil conducteur : le texte appelle
l'interactivité entre lecteur et narrateur et réanime dans un
même sein une histoire familiale, presque banale, et l'Histoire
collective qui fait partie du savoir universel. Le récit s'organise
principalement autour de la mort du père et, comme le souligne Michel
Lantelme4(*), ce deuil n'est
pas strictement une affaire privée mais renvoie aussi à la
collectivité, l'histoire individuelle se confondant avec l'histoire de
tous et l'Histoire collective. Le titre est lui-même significatif du
projet : les champs d'honneur rappellent le devoir de mémoire qui
se concrétise dans les commémorations, les monuments aux morts ou
stèles de souvenir, mais ils accueillent aussi le père
aimé dont la disparition - survenue dans l'enfance du narrateur - ne
pourra jamais être assumée. La mémoire du père est
indissociable de la mémoire des grands hommes, morts aux champs
d'honneur ; deuil personnel et deuil universel sont réunis. L'objet
du texte est donc en premier lieu une tentative de transcription de la douleur
dans l'écriture consécutive à la mort du père, de
perpétuer à l'infini la mémoire du cher disparu comme
Rouaud l'explique dans L'invention de l'auteur5(*), « écrire c'est
reproduire le nom du père à l'infini ». Le deuil permet
d'accéder à l'écriture, au-delà du simple projet
autobiographique, en refusant d'endosser entièrement et individuellement
la responsabilité du récit, le « je »
étant remplacé par un « nous » qui
sous-entend la communauté familiale, perceptible dès la
première phrase de l'incipit :
C'était la loi des séries en somme, martingale
triste dont nous découvrions soudain le secret - un secret
éventé depuis la nuit des temps mais à chaque fois
recouvert et qui, brutalement révélé, martelé, nous
laissait stupides, abrutis de chagrin6(*).
La douleur de cette communauté familiale réunie
autour de ce « nous » se reflète dans la douleur de
tous, des gens ordinaires, gens ordinaires que sont aussi les personnages de
Rouaud. La réactivité est d'autant plus évidente quand
lecteur et narrateur partagent une histoire familiale commune, une vie simple
émaillée de deuils et de drames. Objet mal défini, le
livre de Rouaud refuse donc la charge autobiographique brute, comme si le
narrateur avait décidé de prendre en charge les histoires
multiples du collectif et de fondre en elles sa propre histoire, une histoire
de plus en somme, parmi tant d'autres, le « nous »
entretenant au final une ambiguïté entre l'appartenance familiale
restreinte et l'appartenance à l'ensemble de la communauté des
hommes. Une nouvelle tentative de transcription de l'Histoire, entre
témoignage et imaginaire, où l'écriture devient l'outil
d'une reconstitution patiente, où la fiction permet d'atténuer
une charge émotionnelle trop lourde à porter, comme en
témoignent les digressions récurrentes lorsque le souvenir du
père devient trop pesant, comme ici, lorsque le narrateur dépeint
l'absence et le deuil impossible du père :
Après la mort de papa, c'est un sentiment d'abandon
qui domine. Le cours des choses épousait sa pente paresseuse avec un
sans-gêne barbare : jardin envahi par les herbes, allées
bordées de mousses vertes, le buis qui n'est plus taillé, les
dalles de la cour qui ne sont plus remplacées et où l'eau
croupit, le mur de briques percé de trous, les objets en attente d'un
rangement, les rafistolages dans un éternel provisoire. Plus rien ne
s'opposait au lent dépérissement7(*).
La disparition du père engendre, tout comme la guerre,
chaos et dévastation, et provoque une cassure subite dans le cheminement
linéaire et chronologique de l'histoire familiale. Le sujet est pris au
sein d'une mémoire intime et d'une mémoire collective qui se
rejoignent dans le personnage de la tante Marie sur lequel nous reviendrons
plus loin. Le père disparu devient en quelque sorte le chaînon
manquant de l'histoire familiale, histoire que le narrateur reconstruit sur la
base de documents retrouvés - traces à partir desquelles il lui
sera possible de remonter et de reconstituer le passé familial - et
amassés autrefois par son grand-père maternel.
Le récit s'ouvre d'ailleurs sur l'évocation de
ce grand-père maternel, Alphonse Burgaud, personnage topique, figure
universelle du grand-père taciturne, décrit comme « un
vieil homme secret, distant, presque absent8(*) » dernier disparu d'une loi des
séries où la mort avait emporté avant lui Joseph (le
père du narrateur), et Marie une tante morte peu de temps après
Joseph. Cette loi des séries familiales, successions de drames
personnels, n'est pas sans évoquer une autre loi des séries,
universelle, celle des guerres du XXe siècle qui se sont
enchaînées à un rythme régulier, une série
succédant à une autre, tout comme dans le texte de Rouaud
où, comme nous le verrons, les morts convoquent d'autres morts. Le texte
semble faire le choix d'une narration inversée, le narrateur remontant
le flot de ses souvenirs, par associations d'idées, avec comme
thématique, la mort, omniprésente. Le silence du
grand-père, est le garant d'un secret trop lourd à
porter :
(...) Grand père n'était pas loin, à
portée de nos jeux quand on l'imaginait à l'autre bout de son
âge dans un bric-à-brac de souvenirs anciens - alors,
soulagés, peut-être aussi pour manifester de quel poids pesait son
absence, nous partons d'un rire joyeux, délivré, qui s'abrite
derrière la compréhension à retardement du jeu de
mot9(*) (...)
Très tôt l'allusion au père se
précise, dès la fin du premier chapitre, où le souvenir du
grand-père et du « nez coulé10(*) » convoque
discrètement celui du père :
S'il avait vécu, comme il voyageait beaucoup,
l'expression (nez coulé) avait peut-être une chance de passer dans
le langage courant. Il eût fallu beaucoup d'ingéniosité
pour, dans cent ans, lui restituer son origine11(*).
La présence du père est évoquée
discrètement dans la première partie du roman consacrée au
père Burgaud celui qui « clos la série ». De
fil en aiguille, le récit découvre la liste des disparus, ceux
qui ont fait partie de cette loi des séries ; Marie - la tante de
joseph - Joseph, le père du narrateur et puis, quand l'histoire se
mesure à l'Histoire, l'enquête révèle enfin les
circonstances de la mort des frères de Marie pendant la première
guerre mondiale, dans la dernière partie du texte. Lente gestation donc
avant d'arriver à ce qui semble être le véritable projet du
narrateur : la révélation d'un secret (l'affaire de
Commercy), sorte de tabou familial qui concerne l'inhumation clandestine
d'Emile, l'un des frères de Marie :
Au sujet d'Emile, elle (Aline) fut la première à
évoquer le voyage à Commercy, avec des imprécations :
« une inhumation à la sauvette, comme un comédien.
Là Mathilde se montrait beaucoup plus discrète et semblait ne pas
saisir12(*).
Il s'agit donc bien d'une enquête au sens propre du
terme à laquelle nous convie le narrateur, enquête où le
lecteur est sollicité à divers niveaux. En premier lieu, il doit
reconstituer la généalogie familiale, remettre à sa place
chaque acteur de l'histoire et se faisant, il met à jour des
similitudes, il se sent concerné car l'histoire personnelle du narrateur
s'inscrit dans l'universalité des histoires. La plupart d'entre nous a
entendu parler d'un grand oncle ou d'un arrière grand père mort
à la guerre. Ainsi, comme le remarque Hervé Menou,
« l'Histoire est désormais envisagée comme une somme
d'histoires, de destinées, de perspectives, de vérités, de
témoignages complexes et multiples13(*) ».
Le narrateur ne dispose pas uniquement de sa seule
mémoire. Le choix d'ouvrir le récit sur le grand-père,
s'il en rompt la logique chronologique permet d'accéder à
l'écriture : le personnage topique dont on imagine qu'il est
fictionalisé par le narrateur permet la mise à distance de la
démarche purement autobiographique et d'ouvrir la voie vers la
quête identitaire : simples souvenirs d'enfance, souvent drôles, le
plaisir de l'écriture est manifeste comme ici, dans la description de
l'antique 2cv humanoïde du père Burgaud, où le narrateur
s'efforce de créer chez le lecteur une image mentale, ou
d'évoquer des sensations :
La 2 CV est une boite crânienne de type primate :
orifice oculaires du pare-brise, nasal du radiateur, visière orbitaire
des pare-soleil, mâchoire prognathe du moteur, légère
convexité pariétale du toit, rien n'y manque, pas même la
protubérance cérébelleuse du coffre
arrière14(*).
L'écriture se déploie dans un mélange
subtil d'ironie et d'érudition. Le projet prend peu à peu forme,
il mûrit sous le regard du lecteur. Les indices - puisqu'il s'agit d'une
enquête - sont clairsemés au fur et à mesure que se
développe le récit. La description des pluies en Loire
Inférieure, outre le plaisir stylistique qu'elle manifeste, est une
prolepse qui annonce l'évocation des gaz de combat dont Joseph (le
frère de Marie) sera victime :
La pluie s'annonce à des signes très
sûrs : le vent d'ouest, net et frais (...)
Les premières gouttes sont imperceptibles. On regarde
là haut, on doute qu'on ait reçu quoi que ce soit de ce ciel gris
perle, lumineux, où jouent à distance les miroitements de
l'Océan (...) On se fixe toujours sur les grandioses marées
d'équinoxe qui apeuraient tant les marins phéniciens (...) Pour
l'essentiel, ce va-et-vient sur une portion de vase et de rochers nappés
d'algues n'attire plus depuis longtemps l'attention. Le ciel et la mer
indifférenciés s'arrangent d'un camaïeu cendré, de
longues veines anthracite soulignent les vagues et les nuages, l'horizon n'est
plus cette ligne de partage entre les éléments, mais une sorte de
fondu enchaîné. Le pays entier est à la pluie : elle
peut sourdre des arbres et de l'herbe, du bitume gris à l'unisson du
ciel ou de la tristesse des gens15(*).
Et plus loin, dans la troisième partie consacrée
à l'h/Histoire familiale, le grand oncle Joseph découvre
l'utilisation du gaz ypérite sur la plaine d'Ypres :
C'est ainsi que Joseph vit se lever une aube olivâtre
sur la plaine d'Ypres. Dieu, ce matin-là, était avec eux. Le vent
complice poussait la brume verte en direction des lignes françaises,
pesamment plaquée au sol, grand corps mou épousant les moindres
aspérités du terrain, s'engouffrant dans les cratères,
avalant les bosses et les frises de barbelés, marée verticale
comme celle en mer Rouge qui englouti les chars de l'armée du
pharaon16(*).
La pluie de Loire Inférieure brouille la mémoire
et empêche le deuil dans son omniprésence, mais rappelle
paradoxalement le cloaque du champ de bataille :
(...) la pluie qui ruisselle dans les tranchées,
effondre les barrières de sable, s'infiltre par le col et les souliers,
alourdit le drap du costume, liquéfie les os, pénètre
jusqu'au centre de la terre, comme si le monde n'était plus qu'une
éponge, un marécage pour les âmes en souffrance17(*) (...)
Le texte fait la jonction entre toutes les histoires, entre
passé et présent, les mémoires individuelles et
collectives sont imbriquées l'une à l'autre. Tout comme le
narrateur qui reconstitue son histoire sur la base d'objets, cartes postales,
lettres, ces traces évoquées plus haut, le lecteur est
amené à reconstituer l'Histoire du siècle en
actualisant d'autres traces, celles disséminées par le narrateur
dans la première partie du livre. L'évocation du grand
père Burgaud est une fenêtre ouverte sur le déploiement
narratif, un possible accès au romanesque qui atténue la charge
émotionnelle consécutive à la disparition de père.
Il y a donc une logique dans l'organisation à rebours de la
narration : il est le dernier détenteur du secret familial et le
premier, bien avant le narrateur, à avoir rassemblé les indices
du passé familial dans une boite dans laquelle sont rassemblées
les traces qui permettront au narrateur de reconstituer les
événements de Commercy. Le souvenir du grand-père convoque
ensuite celui de la tante Marie qui est en fait dépositaire de la
mémoire familiale. Par elle, le narrateur accède non seulement
à son histoire mais, surtout, le deuil du père devient
envisageable dans l'écriture, la Tante Marie endossant à elle
seule tous les drames de la famille, de la perte de ses frères sur le
front, au décès soudain et précoce de son neveu Joseph,
décès dont elle ne se remettra pas :
Les cinq jours qui séparèrent la mort de papa du
Nouvel An, elle les passa dans une sorte de transe entre-coupée de
phases d'un total abattement. On la surprenait prostrée sur une chaise,
la tête penchée en avant comme son Jésus, presque bossue,
mains croisées sur le giron de son informelle jupe noire, la pointe des
pieds effleurant à peine le sol, l'air absent, comme si la
réalisation brutale de l'évènement provoquait une
disjonction dans le champ de ses pensées. Son esprit avait beau
s'interroger, il se cabrait devant cette mort, refusait d'intégrer
l'impensable. Ce collapse la retranchait des vivants18(*).
Marie intervient dans le texte au début de la
deuxième partie, ce qui est assez tardif dans le développement de
la narration en considération de l'importance de son personnage. Elle
fait son entrée par sa propre mort ce qui n'est pas anodin, comme nous
le verrons plus tard :
Pour la petite tante, ç'avait été
l'enfance de l'art. On retira les perfusions de ses bras squelettiques
posés sagement sur les draps le long de son corps momifié, on
arracha le tuyau d'alimentation de son nez et son coeur vaillant ne se fit pas
prier. En trois secondes, l'affaire - la grande - était
réglée. Sa petite tête blanche se couchait sur le
côté19(*).
Dépositaire de la mémoire familiale, c'est
à travers elle que la transcription de l'Histoire devient possible dans
l'actualisation des sommes d'histoires évoquées plus haut. Le
portrait de Marie s'il s'offre aux pointes ironiques du narrateur, porte en lui
les drames familiaux autant qu'historiques, un passé que nous sommes
tous censés partager. L'engagement, l'obstination de la petite femme
nous est présentée ainsi :
Cette obstination (à ne pas mourir) eût au fond
été dans la nature de la tante, de même qu'on l'avait vu
s'échiner des heures à traiter par l'arithmétique un
problème d'algèbre qui se résolvait plus simplement en une
suite d'équations bien posées, mais il y allait de son honneur de
vieille institutrice, ne pas s'en laisser compter par ces jeunes esprits
outrecuidants qui, parce qu'ils étaient maintenant au collège,
avaient la prétention de lui en imposer20(*)
Cette obstination qui se retrouve jusque dans l'adulation des
icônes et l'immersion religieuse est, nous l'apprendrons par la suite en
prise directe avec ce passé dont elle est garante. C'est là
où se confondent histoire et Histoire. L'engagement pour les siens de la
petite institutrice prend ses racines pendant la grande guerre en 1916 quand
son frère préféré Joseph meurt au champ d'honneur.
L'histoire de la tante, de la famille du narrateur, a été
entravée par l'Histoire universelle. L'union des deux histoires est
matérialisée par la démence dans laquelle s'enfonce peu
à peu la tante après le décès de Joseph,
père du narrateur.
Elle demandait toujours après Joseph. On
répondait la même chose : en tournée, un contretemps,
ne va pas tarder. (...) C'est peu à peu qu'on s'est aperçu de
l'ampleur du malentendu. A des glissements dans ses propos, des
dérapages hors du domaine d'absurde qu'on lui concédait. Joseph
blessé par exemple. Il avait besoin de son aide, elle désirait le
rejoindre, exigeait qu'on la conduise à Tours - et puis cette histoire
de Belgique aussi21(*).
La confusion s'installe entre les deux Joseph dans l'esprit de
la vieille institutrice : la prégnance du passé, se
déploie dans le présent de cette dernière, rappelant au
devoir de mémoire :
La petite tante n'avait perdu la mémoire que pour mieux
la retrouver. La confusion ne venait pas d'elle, mais de nous, de notre lecture
de ses visions. Le noeud de l'affaire, c'était que, tout à notre
chagrin, nous faisions comme si papa était le seul Joseph à
être mort depuis les débuts officiels de l'univers,
c'est-à-dire jusqu'où portaient nos souvenirs. Pour la tante, il
était le second : Joseph blessé en Belgique,
transporté à Tours où il meurt, Joseph le frère
aimé, à vingt et un ans, le 26 mai 191622(*).
Cette confusion des Joseph n'est pas anodine. L'agonie de la
tante est liée à la mort du père, cette mort qu'il est
dès lors possible d'exprimer. Le lien entre la tante et le neveu
(père du narrateur) matérialise l'engagement de la tante pour les
siens, engagement consécutif à la perte incommensurable du
frère aimé sur le champ de bataille. Lors d'une visite à
Marie, internée, le narrateur aborde de front le souvenir des adieux
à son père sur son lit de mort :
« Embrassez votre père »,
avait-elle demandé devant le cadavre habillé, cravaté,
allongé mains croisées au milieu du lit, position qui
dénonçait bien le caractère extraordinaire de la situation
(d'habitude, papa dormait à gauche). La première fois, il avait
gardé un peu de chaleur. La peau fraîchement rasée de se
joues sentait l'eau de toilette, une certaine élasticité
demeurait. L'épreuve n'avait pas été plus rude que
d'embrasser un bébé endormi : on se penche avec
précaution, on applique un baiser rapide, à peine le temps
d'éprouver du bout des lèvres la température du corps, et
hop, on retourne, mission accomplie, se blottir autour du fauteuil que maman
n'a pas quitté23(*).
Cet engagement fidèle au frère et au neveu ne
devait jamais être renié puisque même dans la mort, la tante
réunifia passé et présent :
Sur quoi la petite tante mourut. On s'avisa qu'on
était le 19 mars, la Saint Joseph, comme si au cours de son
périple inconscient elle avait épluché chaque jour le
calendrier pour débarquer ce jour-là précisément
qui unissait pour elle le neveu récemment disparu et le souvenir
lointain du frère24(*).
Tout comme chez Winfried Georg Sebald dans les
Emigrants25(*),
ou encore A. Munoz Molina (Beatus ille26(*)), le narrateur des Champ d'honneur
se livre à une recherche et, en l'occurrence ici, à une
quête d'identité, à une écriture de soi dans
l'h/Histoire, l'exercice de la littérature n'étant pas
incompatible avec une représentation possible de l'Histoire. Le
processus engagé par le narrateur des Champs d'honneur conduit
à la genèse de l'oeuvre d'après les éléments
matériels retrouvés dans une boite au fond d'un grenier ou la
citation des voix - celle de Marie qui réunit dans sa démence,
passé et présent, ou les silences du grand-père Burgaud
qui alimentent la thèse du secret familial. Les objets actualisent
histoire personnelle et histoire collective :
Ramener treize pièces en deux nécessitait une
sélection cruelle, se séparer non seulement de l'entassement
d'une vie mais du legs des génération antérieures :
plus qu'une forme d'ascèse, un déblaiement de la
mémoire27(*).
Ce déblaiement de la mémoire reste impossible
car les objets surgissent du passé, actualisant inéluctablement
les histoires, et pour lesquels il est toujours possible de faire un autre
usage, comme les objets retrouvés par Julien le fossoyeur après
l'inhumation de Joseph :
Dans les jours qui suivirent la mise en terre, Julien, le
fossoyeur, rapporta à la maison trois objets de valeur qu'il avait
exhumés du caveau familial : les deux alliances des parents de papa
et le dentier en or de sa mère28(*).
Le grand père est le fil conducteur de la narration.
La scène du grenier, dans lequel il trouve refuge où il
déplace les objets plutôt que de faire un classement, stigmatise
la prégnance de la mémoire. De fait si Burgaud s'acharne à
déplacer ces objets, c'est sans doute dans l'intention de changer le
passé, de voir le monde autrement, d'alléger le poids des
souvenirs et de modifier le passé :
Sur les étagères où avaient
été déposés au fil du temps de précieux
déchets de civilisation, au point de constituer une sorte de
relevé stratigraphique des générations successives et de
leur élémentaire idée de survie, grand-père, en
modifiant le spectre de cette accumulation, avait brouillé le temps,
battu les cartes de notre Pincevent familial. Dans cette nouvelle donne, tous
nos repères avaient disparu. Avec les éléments il avait
composé un autre tableau, une autre histoire. Il faudrait s'habituer
désormais à cette redistribution de la mémoire29(*).
Dans ce fouillis d'objets hétéroclites, le
grand-père toutefois extrait les traces qui témoignent de
l'histoire familiale. Comme dans les Emigrants, une galerie de photos
s'expose lentement devant nos yeux, classées par ressemblance, les
photos attestant l'appartenance à la communauté familiale et la
pérennité des êtres, comme cette ressemblance entre une
lointaine aïeule et Zizou, soeur du narrateur ; il est question de
transmission, d'héritage mémoriel :
On reconnaissait dans les yeux de cette lointaine aïeule
(un presque daguerréotype) les yeux intacts de Zizou et c'était
troublant, cette transmission du regard à travers la mort30(*).
L'héritage est contenu dans une boite à
chaussures léguée à la mère du narrateur presque
secrètement, tel un objet précieux, boite dont le contenu
rassemblé par le grand-père permet au narrateur d'accéder
à l'écriture, de reconstituer l'histoire familiale
irrémédiablement fondue dans l'Histoire collective. La boucle est
bouclée par ce legs ultime : la quête amorcée par le
grand-père maternel du narrateur doit se poursuivre au-delà des
générations successives. Ici, les traces mnésiques
écrites permettent un déchiffrement où l'imaginaire se
combine au savoir collectif. La découverte des documents
rassemblés dans la boite permet au récit un nouveau
déploiement dans la dernière partie du livre, déploiement
amorcé par la lecture d'une carte postale écrite par Marie en
hommage au frère Joseph, mort à Tours en 1916.
C'est de l'utilisation de ces traces qu'il doit être
question maintenant. La troisième partie du récit réalise
la jonction entre les deux histoires. L'interprétation du contenu de la
boite actualise histoire familiale et histoire collective. Le narrateur
reconstitue l'histoire de Joseph et d'Emile sur la base de documents
(écrits, photos) mais en utilisant également le savoir collectif,
l'Histoire, qui appartient à chacun de nous. Il s'agit d'incorporer le
passé familial et particulier dans un patrimoine universel. C'est ainsi
que certains passages de cette troisième partie rappellent des faits
purement historiques, le texte prenant des accents documentaires, notamment
lorsque sont évoquées les circonstances de la première
utilisation de gaz moutarde :
L'apparition des gaz de combat remonte à un an
déjà, au nord d'Ypres, sur le front de Steenstaat, et c'est
pourquoi on baptise la trouvaille ypérite31(*).
Rappel historique bref qui tend à crédibiliser
le récit, de sorte que le texte ne peut éviter une
représentation topique des champs de bataille, représentation
inscrite dans l'imaginaire collectif comme la longue évocation de Joseph
sur le front. Rien de plus qu'une énième tentative d'approcher
une réalité qui reste toutefois irreprésentable, comme
lorsqu'il s'agit d'évoquer les attaques au gaz :
Maintenant, le brouillard chloré rampe dans le lacis
des boyaux, s'infiltre dans les abris (de simples planches à cheval sur
la tranchée), se niche dans les trous de fortune, s'insinue entre les
cloisons rudimentaires des casemates, plonge au fond des chambres souterraines
jusque-là préservées des obus, souille le ravitaillement
et les réserves d'eau, occupe sans répit l'espace, si bien que la
recherche frénétique d'une bouffée d'air pur est
désespérément vaine, confine à la folie dans des
souffrances atroces32(*).
Comme Robert Antelme qui avouait son impuissance à
témoigner de l'horreur de la shoah, « il était clair
désormais que c'était seulement par la choix, c'est-à-dire
encore par l'imagination que nous pouvions essayer d'en dire quelque
chose33(*) », le
narrateur des Champs d'honneur est conscient du manque, de
l'impuissance à transcrire l'Histoire :
Nous n'avons jamais vraiment écouté ces
vieillards de vingt ans dont le témoignage nous aiderait à
remonter les chemins de l'horreur34(*) (...).
Il faut donc se limiter à une interprétation
possible de la trace, dans un dosage entre réalité des preuves
matérielles (photographies, carte postale, journal intime) et l'apport
de l'imaginaire alimenté lui-même par le savoir collectif, ce que
chacun sait de la guerre, notre patrimoine historique et culturel. C'est une
possible transcription de l'Histoire par la littérature, un apport
envisageable du roman, contrairement à ce qu'en pense François
Nourrissier : « c'est parce que les corps, les mémoires,
les rêves et les ruses se ressemblent que l'effort du roman,
dispersé entre le particulier et le général, me semble
moins fécond que l'effort autobiographique35(*) ». L'imaginaire
romanesque réactive le lien entre le particulier et le
général dans le texte qui nous intéresse ici.
L'interprétation des traces ne peut donc se faire sans une part
irréductible de subjectivité, l'imagination ayant prise
naturellement avec cette dernière. Ainsi le contenu de la boite est-il
soumis à un questionnement :
Qu'y a-t-il à l'intérieur d'une boite ?
L'imagination s'emballe : la caverne d'Ali Baba ? Le bois de la vraie
croix ? La voix de Rudolf Valentino ? On la casse et l'avale. On
apprend qu'elle contient oligo-éléments et vitamines, glucides et
lipides, mais que la caverne d'Ali Baba est dans la tête de
Shéhérazade, le bois de la vraie croix dans l'arbre de la
connaissance et la voix de Rudolf Valentino dans le regard du sourd36(*).
La caverne d'Ali Baba recèle le trésor de la
mémoire familiale. Les liens, les réseaux se tissent dans
l'interprétation des traces. Joseph, le frère de Marie provoque
la rencontre avec Emile, autre frère mort au champ d'honneur, à
une année d'intervalle, dont le cadavre est resté quelque part
sur le front, et puis celle de Mathilde, sa jeune femme et de son enfant
Rémi.. La boite à chaussures organise la reconstitution,
dévoile les drames, les tabous. Tous ont en commun cette guerre qui a
déréglé les vies, des milliers d'existences. Ce qui fait
dire au narrateur que « l'histoire, l'officielle interfère
avec la sienne, la laissée pour contre37(*) ». Ultime rebond dans cette quête de
soi, la découverte d'une lettre partie de Commercy, douze année
après la mort d'Emile, l'interprétation d'une photo et du cahier
de voyage de Pierre, frère d'Emile, qui s'embarque pour la Meuse en
plein hiver 1929 afin de ramener la dépouille du cher disparu. Le carnet
rédigé par Pierre devient ainsi le lieu d'un déchiffrement
et un moyen de récriture des h/Histoires.
Le texte de Rouaud matérialise la fusion entre
particulier et général : la narration dévoile une
histoire intime avec en arrière plan un fond historique nourri par la
représentation de différentes époques. L'espace textuel
devient lieu de partage et de mémoire, car la démarche est
interactive. L'écriture met à jour une mémoire
oralisée qui se transmet officieusement de générations en
générations. La publication des Champs d'honneur au
début des années quatre vingt dix correspond à un moment
où la Grande Guerre - longtemps cantonnée dans le cercle
restreint des mémoires familiales - revient sur le devant de la
scène historiographique mais devient surtout un enjeu éditorial
et cinématographique important38(*). S'écartant de l'histoire officielle,
l'engouement pour la Grande Guerre se manifeste dans la tentative et la
volonté de représentation d'un vécu, d'approcher au plus
près une vérité historique et, dans cet optique, le
témoignage prend toute sa valeur, certains témoins prenant
à l'occasion le statut de « preuve vivante », selon
l'expression de Christophe Prochasson qui ajoute avec justesse que :
La guerre de 14 renaît non comme le substitut d'une
sensibilité nationale déchue, mais comme le lieu d'engagements
personnels évanouis et d'une générosité assoupie.
La Grande Guerre est l'un des ces moments historiques épatants où
la mémoire individuelle rencontre la mémoire collective,
où les drames personnels prennent une épaisseur nationale,
où la vie de chacun semble avoir été soudain utile
à tous39(*).
Le texte de Rouaud n'échappe pas à cet
engouement. La description des conditions de vie des combattants est un dosage
entre une vérité historique (l'histoire officielle) et
l'imaginaire collectif qui repose sur l'interprétation du
témoignage. La survictimisation du poilu « a
encouragé les lectures empathiques, passionnées et
compassionnelles du conflit et dérouté parfois l'intelligence
historique » souligne encore Stéphane Audoin-Rouzeau40(*). L'écriture chez Rouaud
ne se déploie pas sans éviter ce registre compassionnel ;
elle en use, piégée dans l'accumulation des topoï et c'est
là, justement que se jouent les enjeux de l'écriture
roualdienne.
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrage étudié
- Rouaud (Jean), Les champs d'honneur, Paris,
Editions de Minuit, 1990.
Ouvrages sur Jean Rouaud
- Ducas (Sylvie), Jean Rouaud, les fables de l'auteur
(Actes du colloque d'Angers, 2003), Presses universitaires d'Angers,
2005.
- Hillen (Sabine) « Remarques mêlées
sur les Champs d'honneur de Jean Rouaud et Vies minuscules de
Pierre Michon » dans Le roman français au tournant du
XXIesiècle sous la direction de Bruno Blanckeman, Aline
Mura-Brunel et Marc Dambre, Presse Sorbonne Nouvelle, 2004.
- Lantelme (Michel), Lire Jean Rouaud, Armand Colin,
coll. « Ecrivains au présent », 2009.
Ouvrages consultés
- Antelme (Robert), L'espèce humaine,
Gallimard, 1957.
- Barthes (Roland), « Histoire ou
littérature », Sur Racine, Seuil, 1960.
- Blanckeman (Bruno), Les récits
indécidables, Presses Universitaires du Septentrion, coll.
« perspectives », 2008.
- Certeau (Michel), L'écriture de
l'Histoire,Folio Essais, 1975.
- Munoz Molina (Antonio), Beatus Ille, Seuil,
2000.
- Rouaud (Jean), L'invention de l'auteur, Gallimard,
2002.
- Sebald (Winfried Georg), Les Emigrants, (Actes Sud
1999), Folio, 2006.
Articles consultés
- Audoin-Rouzeau (Stéphane), « La Grande
Guerre, le deuil interminable », Le Débat,
mars-avril 1999
- Gaudreau (Hélène), « La madeleine
revisitée : Les champs d'honneur de Jean
Rouaud », Tangence, n° 52, septembre 1996, p. 63-76.
- Prochasson (Christophe), « La guerre et ses
cultures » dans Jean-Jacques Becker (dir.), Histoire culturelle
de la grande guerre, Armand Colin, 2005.
* 1 _ B. Blanckeman, Les
récits indécidables, Septentrion, 2008, p. 15.
* 2 _ Interview de Nathalie
Sarraute par P. Bacenne, Lire, n°94, juin 1983, p. 81.
* 3 _ J. Rouaud, Sur la
scène comme au ciel, Minuit, 1999.
* 4 _ M. Lantelme, Lire Jean
Rouaud, Armand Colin, 2009.
* 5 _ J. Rouaud, L'invention
de l'auteur, Gallimard, p. 106.
* 6 _ J. Rouaud, Les champs
d'honneur, Minuit, p. 9
* 7 _ J. Rouaud, op.
cit., p.85.
* 8 _ J. Rouaud,
idem.
* 9 _ J. Rouaud, op.
cit., p. 14.
* 10 _ Idem
* 11 _ Idem
* 12 _ J. Rouaud, op. cit.
p. 122
* 13 _ H. Menou,
« Ecrire l'H/histoire », dans Jean Rouaud : les
fables d'un auteur sous la direction de Sylvie Ducas, Presse
Universitaires d'Angers, 2005, p. 73.
* 14 _ J. Rouaud, op.
cit., p. 34
* 15 _ Ibid., p.
18-19
* 16 _ Ibid., p.
154
* 17 _ Ibid., p.
159
* 18 _ Ibid., p.
105
* 19 _ Ibid., p.
63.
* 20 _ Idem.
* 21 _ J. Rouaud, op.
cit., p. 120
* 22 _ Ibid., p.
121
* 23 _ Ibid., p.
127
* 24 _ Ibid., p.
136.
* 25 _ W.G. Sebald, Les
Emigrants, Folio, 2006.
* 26 _ A. Munoz Molina,
Beatus Ille, Seuil, 2000.
* 27 _ Ibid., p.
32.
* 28 _ Ibid., p.
85.
* 29 _ Ibid.,
p.138-139
* 30 _ Ibid., p.
140.
* 31 _ Ibid., p.
153.
* 32 _ Ibid., p.
155-156
* 33 _ R. Antelme,
L'espèce humaine, Gallimard, 1957, p. 9.
* 34 _ Idem.
* 35 _ F. Nourrissier, Un
petit bourgeois, Le livre de poche, p. 31.
* 36 _ J. Rouaud, op.
cit., p. 141
* 37 _ Ibid., p.
163
* 38 _ S. Audoin-Rouzeau,
« La grande guerre, le deuil interminable » Le
débat, mars-avril 1999, p. 123.
* 39 _ C. Prochasson,
« La guerre et ses cultures » dans Jean-Jacques Becker
(dir.), Histoire culturelle de la Grande Guerre, Armand Colin, 2005,
p. 2.
* 40 _ S. Audoin-Rouzeau,
op. cit., p. 118.
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