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Désobéissance et liberté. Pourquoi un homme commence-t-il à  désobéir. Eléments pour une étude philosophique de l'action du juste de Bordeaux

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par Elodie Arroyo
Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne - Master 1 2004
  

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« Pourquoi un homme commence-t-il à désobéir ? »

C'est la question posée par José-Alain Fralon, journaliste au Monde, lorsqu'il relate la vie d'Aristides De Sousa Mendes, le Juste de Bordeaux1(*). Pourquoi un homme d'une cinquantaine d'années, issu de l'aristocratie portugaise, catholique pratiquant, marié et père de quatorze enfants, au sommet de sa carrière de consul après de brillantes études de Droit, n'ayant jamais manifesté d'opposition à son gouvernement, décide-t-il de violer une circulaire alors même que ses pairs l'appliquent scrupuleusement ? « Que s'est - il passé pour que cet homme qui a d'abord appris à obéir, commence à désobéir ? »

Nous sommes aux prémisses de la Seconde Guerre Mondiale. Aristides De Sousa Mendes exerce ses fonctions à l'Ambassade du Portugal à Bordeaux. L'Europe est en guerre. La France est encore sous le régime démocratique de la Troisième République ; le Régime de Vichy ne sera instauré qu'au matin du 14 juin 1940, après l'entrée des Allemands à Paris, peu après que De Sousa Mendes n'ait entamé son action2(*). La dictature de Salazar, en progression constante, sévit au Portugal, mais celui-ci choisit au nom de son pays de rester neutre dans le conflit.

Aristides De Sousa Mendes reçoit, le 13 novembre 1939, une circulaire de son ministère « qui remet en cause des siècles de tradition d'hospitalité du Portugal et qui introduit une notion, inconnue jusque là, de ségrégation raciale ou religieuse »3(*). Elle édicte qu'eu égard aux « circonstances anormales actuelles », il faut « adopter des mesures, même à titre provisoire » pour « prévenir les abus » « sans vouloir pour autant rendre trop difficile » l'entrée au Portugal « des étrangers en transit qui viennent de Lisbonne pour partir à destination de l'Amérique et que nous n'avons pas envie de gêner ». Vient ensuite l'interdiction faite aux consuls des concéder des passeports et des visas sans en référer aux Ministère des Affaires Etrangères aux apatrides, réfugiés et « Juifs expulsés de leur pays, déchus de leur nationalité ». Face à ses dispositions, notre consul adoptera tout d'abord une attitude loyale, se gardant de toute initiative en matière de délivrance de visas. Mais face aux refus du Ministère concernant certaines demandes, et après avoir reçu personnellement les requérants lui ayant fait part de leur détresse, celui qui est volontiers présenté comme « un homme d'une immense générosité » par ses proches ne peut se résoudre à les laisser dans une telle situation ; et c'est au compte-gouttes que, dans un premier temps, Aristides De Sousa Mendes octroie, aux risques et périls de sa fonction, leur passeport pour un nouveau départ aux citoyens en danger. Il ignore encore quel funeste sort les aurait attendu s'ils n'avaient alors pu quitter le territoire...

Néanmoins, il semble qu'il lui soit difficilement supportable de voir d'honnêtes gens privés d'un droit -liberté, celui d'aller et venir, sur des considérations douteuses, voire arbitraires, et apparues brusquement après des décennies plutôt libertaires en la matière. Et l'information concernant sa réceptivité et sa sensibilité au problème est bien vite diffusée, de sorte qu'il doit bientôt faire face à un important afflux de réfugiés. Il en alerte son ministère, qui persiste à lui refuser les visas demandés. C'est dans l'embarras qu'il doit prendre une décision. Sa réaction sera catalysée par l'amitié qu'il noue avec le rabbin Jacob Kruger.

De Sousa Mendes offre l'hospitalité à l'homme ainsi qu'à sa famille, et s'engage à les aider à quitter le pays. Mais Kruger pousse sa requête plus loin : « Ce n'est pas seulement moi qu'il faut aider, mais tous mes frères qui risquent la mort. » Sa cause sera entendue.

Alors que des milliers de réfugiés se pressent à la porte de l'ambassade, domicile des De Sousa Mendes, le consul entre dans une crise jugée inexplicable par son entourage : durant trois jours et trois nuits, il reste enfermé dans sa chambre, ne souhaite aucun contact avec l'extérieur, plongé dans un état maladif qui inquiète ses proches. Au matin du quatrième jour, sa détermination est inébranlable : « désormais, je donnerai des visas à tout le monde, il n'y a plus de nationalités, de races, de religions. » Il cite à l'appui sa Constitution, et dit lui rester fidèle. Il dit avoir entendu une voix, celle de Dieu ou de sa conscience, qui lui indiquait la conduite à tenir. Il se met alors à délivrer visa sur visa, malgré les remontrances de son ministère qui se font de plus en plus vives. Au bout d'un mois, il est sommé de rentrer au Portugal, ce à quoi il s'exécute. Un procès disciplinaire a été ouvert contre lui par Salazar ; son aboutissement verra le consul et les siens plonger dans la misère : la désobéissance se punit.

Comment ne pas être intuitivement outré par le sort qui a été réservé à ce consul, dont l'action nous semble à la fois courageuse et empreinte de bonnes intentions ? Ne nous demandons-nous pas comment il a été possible qu'à un moment donné, on soit capable de punir en toute légalité un homme qui a, certes méconnu une disposition légale, mais dans le but de maintenir certains droits et -rétrospectivement, on le sait- la vie de milliers de personnes ? Ne sommes-nous pas plus choqués par le fait que certains hommes aient obéi aux institutions nazies que par le fait que d'autres y aient résisté ? Cet état de fait est provoqué par l'émergence spontanée en nous de certaines valeurs, d'ordre moral, éthique, qui sont largement considérées comme relevant de la justice, de l'équité ; nous savons qu'elles sont contingentes, néanmoins elles nous paraissent indispensables à la conduite des affaires politiques. Par une sorte de compassion envers les victimes, les résistants qui ont pour beaucoup payé de leur vie leur action, la façon dont les droits de l'Homme ont été bafoués nous est intolérable ; car il s'agit de droits garantissant l'égalité entre les hommes, l'assurance que tous puissent vivre librement et en paix. Et pourtant, en 1940, les lois nazies étaient de fait tout ce qu'il y a de plus valide, et ceux qui les critiquaient étaient hors système, pénalement condamnables. Entérinant ces mesures, le gouvernement portugais institua pour son pays la discrimination des Juifs, entre autres, et Aristides De Sousa Mendes se retrouva coupable, aux yeux de la loi, d'avoir permis la fuite de personnes qui n'auraient pas dû être autorisées à quitter l'Europe. Mais pour lui, il était de son devoir de le faire : en désobéissant à la loi, il avait obéi à sa conscience.

Comment qualifier l'action de ce consul ? Il a utilisé sa fonction à des fins de justice, humanitaires, à l'image de la générosité chrétienne dont le Portugal s'était jusque là toujours porté garant, selon les dires de notre homme ; il a outrepassé les pouvoirs qui lui étaient conférés en se passant de l'autorisation de ses supérieurs hiérarchiques pour agir et en invitant certains vice-consuls à faire comme lui alors que ce n'était pas dans ses attributions. A découvert, puisqu' il signait les visas de sa main et de son nom, il s'est livré à un acte de protestation, réfléchi -on se souvient des trois jours où il s'est enfermé seul, et de sa détermination à la sortie- et argumenté : les droits de l'homme n'étaient tout simplement pas respectés, la directive reçue en 1939 lui semblait contraire à la Constitution qui garantit la liberté et l'inviolabilité des croyances, en interdisant que toute personne soit persécutée à cause de celles-ci. Son argumentation n'est pas seulement d'ordre moral ou religieux, mais d'ordre politique, et il ajoutera même qu'il n'a que contribué à prolonger la position de neutralité adoptée par le Portugal en ne se soumettant pas à une disposition « pouvant être interprétée comme de la collaboration avec l'oeuvre de persécution des Juifs menée par Hitler ».

Si l'on reprend la définition de John Rawls selon laquelle la désobéissance civile est « un acte publique, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou dans la politique du gouvernement »4(*), alors force est de constater que c'est à un acte de désobéissance civile que s'est livré De Sousa Mendes. Chez Hannah Arendt, le désobéissant est mû par certaines convictions morales ; c'est aussi le cas de De Sousa Mendes comme on l'a vu ; mais pour elle, ce type d'action ne peut entrer dans le champ politique qu'après concertation entre différents acteurs, la décision individuelle, prise in foro conscientiae, ne pouvant relever que de la morale, qui est nécessairement apolitique puisque extrêmement subjective. Est-ce conciliable avec notre cas ? Dans la mesure où c'est en revendiquant a posteriori des droits institués, reconnus, des droits de nature politique qui furent si chèrement acquis dont on ne pourrait à l'évidence nier le fait qu'ils étaient gravement transgressés par l'ordre nazi, que De Sousa Mendes justifie son action, l'on peut dire que celle-ci était directement politique, la concertation s'étant faite préalablement, au moment de l'institutionnalisation des droits (on pourrait dire qu'elle était virtuelle, de Sousa Mendes témoignant ainsi de son adhésion aux droits de l'homme que d'autres ont pensés et appliqués avant lui). Même sa réhabilitation post mortem par le Parlement portugais en 1988, qui témoigne de la reconnaissance de son action par les générations suivantes de son peuple, peut être considérée comme une reconnaissance de sa conscience citoyenne. Du reste, si Arendt souhaite ériger en principe le caractère collectif de la désobéissance civile, c'est en raison de sa portée pratique : elle nous dit que le plus souvent, un tel acte est indirect. La loi contestée n'est pas directement violée, peut-être parce qu'il est juridiquement trop coûteux de le faire. Par exemple, on peut ne pas respecter les règles relatives à la circulation, comme dans le cas des Freedom Riders qu'elle nous expose ; pour contester la politique gouvernementale. Si cela n'avait été que le fait d'une seule personne, cela n'aurait eu aucune portée et aucun intérêt, d'autant que c'était quelque chose de finalement dangereux. Cela ne peut être que le fruit d'une action de groupe. Mais dans le cas du consul portugais, rien n'impliquait une telle nécessité d'ordre pratique.

C'est en 1971 que John Rawls nous livre sa fameuse Théorie de la justice, où figure la définition de référence en matière de désobéissance civile. Il s'agit d'une tentative de repenser la légitimité du droit, sur une conception neutre de la justice à laquelle chacun doit pouvoir adhérer. On remarquera l'ambition fascinante de cette théorie, dont l'idée est de dépasser les principes de l'utilitarisme qui n'hésitent pas à sacrifier une minorité d'individus pour le bien-être de la majorité, selon un calcul téléologique de maximisation des avantages d'une règle et de minimisation de ses inconvénients. La volonté est bien de satisfaire chaque membre de la société de manière égale.

Rawls s'emploie ainsi à dégager des principes de justice sur la base desquels la société peut s'organiser pour garantir une coopération juste, équitable, entre les individus libres et égaux, aboutissant à une répartition équitable des richesses, des droits et des charges publiques. Il a alors recours à une conception « procédurale » de la justice, comme le dira Ricoeur. Tâchons de rappeler brièvement cette procédure. Tout d'abord, les parties à la discussion qui doit conduire à la découverte des principes de la justice se placent dans une « position originelle », sous un « voile d'ignorance ». Ignorant par cet artifice la place qui est la leur dans la société, chacun fait abstraction de sa position sociale, de ses valeurs et de ses préférences pour prendre en compte la situation d'autrui. Chacun a donc intérêt à ce que tout le monde soit le mieux loti possible, puisqu'il ne sait pas quelle sera sa place à l'issue de la discussion. A alors lieu la discussion et une fois les règles dégagées, chacun soulève le voile et retrouve sa place dans la société, confronte les règles à son système de valeurs propre et décide ou non d'y adhérer. Enfin, on procède à un « consensus par recoupement », c'est-à-dire que l'on garde les règles qui ont été acceptées par chacun à la seconde étape, après la confrontation aux valeurs. Dès lors, la validité morale de ces principes repose sur la convergence des différentes visions du monde des participants, que Rawls nomme « doctrines compréhensives raisonnables » (ce sont « ce que les citoyens considèrent comme leurs convictions religieuses, philosophiques et morales les plus profondes », nous dit-il dans sa réponse à Habermas lors du fameux débat publié dans la revue Débat, sur la justice politique, Cerf, 1997, p.153). Ceci n'est pas sans rappeler l'idée d'universalisation des maximes, de Kant : pour qu'une assertion, ou une loi, soit valable, il faut qu'elle ait été l'objet d'une discussion, d'une concertation publique, qui ait débouché sur un accord quant à sa validité.

Rawls est du reste assez prudent sur la question de la désobéissance. S'il semble en approuver le principe, estimant que la désobéissance contribue à stabiliser le système constitutionnel, il l'assortit d'une série de conditions et de limites telles que peu de cas réels de contestation peuvent y correspondre, qui soient alors considérés comme des cas de légitime désobéissance. Cela est par ailleurs plutôt cohérent avec son idée qu'il existe un devoir naturel d'obéir, même à des lois injustes, parce que sa théorie suppose une société déjà suffisamment juste : « l'injustice d'une loi n'est pas, en général, une raison suffisante pour ne pas y obéir »5(*), c'est le principe ; la désobéissance civile, tout comme l'objection de conscience, en est une exception. Il fait référence à « un certain degré d'injustice » à partir duquel on peut y procéder. Cette injustice serait le résultat d'une discussion en position originelle défectueuse, ce qui devrait s'avérer extrêmement rare si les conditions de discussion sont dûment respectées. Elle doit être « majeure et évidente », c'est le seul critère que nous livre l'auteur. Par ailleurs, les citoyens contestataires ne peuvent y avoir recours qu'après avoir épuisé tous les moyens légaux de protestation (manifestations, pétitions, prises de position publiques, recours devant les tribunaux...), et en prenant garde de ne pas provoquer de débordements. Il préconise même une coopération entre les minorités afin d'obtenir un consensus maximal et de limiter ainsi le niveau global de contestation ; car l'ordre juridique dans son ensemble doit demeurer intact. C'est d'ailleurs ce qui permet de distinguer cette forme de contestation d'autres plus radicales et violentes telles que la résistance à l'oppression et l'anarchie. D'autres ne seront pas aussi restrictifs.

Relativement neuve en Europe occidentale, la désobéissance civile est pratiquée depuis longtemps dans le monde anglo-saxon. L'expression anglaise « civil desobedience » est née aux Etats-Unis vers 1866 6(*), sous l'impulsion d'Henry Thoreau qui avait refusé de payer l'impôt électoral afin de protester contre les lois esclavagistes7(*). Elle sera traduite en français par « désobéissance civile », d'usage courant aujourd'hui, bien que « désobéissance civique » eût semblé plus fidèle8(*).

Le décalage temporel entre les Etats-Unis et l'Europe pour l'introduction de cette notion, et de sa pratique, s'explique essentiellement par des raisons historiques. C'est d'abord aux Etats-Unis et dans les colonies anglaises que la désobéissance fut utilisée à grande échelle. On pense, outre à Thoreau, figure emblématique mais isolée, aux campagnes de désobéissance massives et non violentes organisées en Inde par Gandhi, aux manifestations contre la guerre du Viêt-nam (comme les sit-in qui paralysaient le centre des grandes villes) ou au mouvement pour les droits civiques (les Noirs qui, pour protester contre la ségrégation, s `asseyaient par exemple dans les zones réservées aux Blancs dans les gares ou les bus). Or, si la question de la désobéissance a tardé à être formulée comme telle en Europe, cela ne signifie pas que l'idée de résistance à des lois oppressives ou injustes nous soit restée étrangère, loin s'en faut. De grandes figures comme celles de Socrate, Antigone, Zola ou Martin Luther King, font partie intégrante de notre imaginaire collectif. Mais il reste que la désobéissance civile en tant que telle, distinguée du droit de résistance des peuples à l'oppression, y a fait l'objet de peu d'attention jusqu'à la fin de la décennie passée9(*), alors qu'aux Etats-Unis les références se font nombreuses.

La notion contemporaine de désobéissance civile puise ses sources dans une manière, plus typiquement occidentale, d'envisager la liberté de l'homme, vu comme individu, et sa relation à l'Etat, qui est lui-même une forme particulière de pouvoir, fruit de la civilisation occidentale10(*). Certes, il est souvent fait référence à d'illustres personnages, de l'Antiquité notamment, pour montrer que le phénomène n'est pas nouveau et que de tout temps, les hommes ont su s'insurger contre l'injustice du droit, nous forçant ainsi à nous interroger sur l'approfondissement de ses exigences.

Mais ce que certains qualifient rétrospectivement de désobéissance civile, comme le cas de Socrate ou d'Antigone, est pensé avec notre conception actuelle de la notion ; elle est le fruit d'une construction intellectuelle élaborée sur des siècles de réflexion de la philosophie politique. La tâche était de concilier la liberté individuelle et la légitimité de la loi.

Cela n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Comment, en effet, justifier un acte qui contrevient nécessairement à l'expression de la volonté du peuple souverain ; un acte qui porte le fer au coeur même du liant social le plus palpable, du ciment censé maintenir l'ordre et la paix entre les hommes ? Qu'est-ce qui peut légitimer une résistance, aussi locale soit - elle, à ce qui est communément admis comme vecteur de pacification entre les hommes ?

C'est en changeant de point de vue sur la relation de ceux-ci à l'Etat, à la société, au droit, qu'a pu naître l'esquisse d'une possibilité pour l'un d'entre eux de soumettre à la communauté politique dans son ensemble sa conception de la justice, en faisant appel à celle des autres, pour dénoncer une loi jugée inique, générant une situation de fait fâcheuse, au regard de ces principes et qu'il s'estime en droit de méconnaître ; ceci ne peut se faire sans la reconnaissance par les autres hommes de son acte, reconnaissance qui témoigne de l'égalité entre les individus et du droit de chacun à exprimer son opinion sur la place publique, ce qui suppose donc de se trouver dans un Etat démocratique.

Qu'est-ce qui a permis à Arsitides De Sousa Mendes de penser qu'il pouvait résister à une loi sans remettre en question tout le système ? C'est cette vision particulière.

La désobéissance civile est à mi-chemin entre deux conceptions qui seront présentées plus bas : l'une, celle de Hobbes, prône l'obéissance absolue au gouvernement, l'autre, de Locke, clame le droit de désobéir collectivement lorsque ce dernier devient oppressif ; la désobéissance civile est une alternative qui permet d'interroger le bien-fondé d'une loi sans que soit remise en question la légitimité de l'autorité publique, invitant à la réforme de cette loi ou à son retrait. Ainsi, Aristides De Sousa Mendes a contrevenu aux dispositions de la circulaire en délivrant des visas alors qu'il n'en avait pas le droit : il a désobéi à la loi qu'il trouvait injuste, et même contraire aux droits édictés par la constitution. En refusant d'appliquer une loi inique, il a voulu dire à son gouvernement que celui-ci n'avait pas respecté les grands principes et a voulu montrer le modèle à suivre, plus légitime selon lui. Mais en aucun cas il n'a remis en question la légitimité du gouvernement portugais lui-même ; il reconnaît l'autorité de son ministère en tant que pouvoir réglementaire, mais condamne le règlement qu'il a adopté ainsi que la conduite tenue en matière de restriction d'octroi de visas. Ce faisant, son acte est politique, et élève le débat à des considérations plus générales sur le respect des droits de l'homme, sur les principes à suivre lorsque ces derniers sont bafoués par l'autorité en place ; ces principes sont alors déterminés par Aristides de Sousa Mendes seul, avec l'appui de son entourage, et vont guider son action. Mais à ces yeux , ils n'ont rien d'arbitraire : il va se référer à une conception de la justice qui lui paraît légitime ; c'est là qu'il fait appel à un certain sens moral, ou éthique, dans lequel il va puiser les règles de l'attitude qu'il pense se devoir d'adopter et, en dernière instance, la justification de sa résistance.

Il y a donc un parallèle entre l'établissement de la reconnaissance du droit de désobéir, qui a changé le caractère de la révolte : de métaphysique, elle est passée à politique, en ce sens que ce n'est plus la critique de la condition faite au sujet qui est au coeur de la désobéissance civile (puisque celui-ci a cette possibilité, alors qu'avant cela lui était formellement interdit). Un parallèle entre cette possibilité, et dès lors la façon de l'envisager, de la penser.

C'est pourquoi nous souhaitons aborder, pour cette étude du cas De Aristides De Sousa Mendes, dans un premier temps, l'émergence historique de la possibilité pour un homme de se penser liberté et dès lors de se considérer en droit de désobéir, en tant qu'être libre parmi tous les êtres libres, quand cette liberté, de l'un ou des autres, se trouve entravée par la loi. Ce cheminement de réflexion séculaire sur la condition de l'homme, et de sa diffusion, est consacré par l'apparition des théories sur la désobéissance civile. Nous proposerons ensuite de voir de quels fondements plus profonds, plus intimes, vont s'ériger, chez l'individu, des principes , qu'ils soient moraux ou éthiques, qui vont guider son action et justifier sa désobéissance à ses yeux : pourquoi un homme commence-t-il à désobéir ? Comment décide-t-il de désobéir ? Comment le justifie-t-il ? A partir de quel moment et à quelles conditions est-ce envisageable dans une société ?

I

Aux origines de la désobéissance civile : la naissance de la pensée moderne et de la possibilité d'envisager l'homme comme liberté

Aux origines de la justification du droit de résister11(*) se trouvent les enseignements tirés de la « conception horizontale » du contrat social12(*), telle que le définit John Locke, un des premiers inspirateurs de la Déclaration des Droits de l'Homme. C'est avant tout de la « désintrication » du politique et du religieux qu'est née la nécessité de repenser « l'être ensemble ». A la sortie du théologico-politique correspond la naissance de la doctrine des droits naturels, dont chaque homme serait doté : ce sont des droits - libertés, inviolables, qu'une forme particulière d'organisation sociale, autonome par rapport à la religion, doit permettre de préserver.

Aussi loin que l'on remonte, toute société humaine a généré des normes, que ce soit sous la forme de reproduction de comportements hérités ou sous forme de règles. Dans les premières sociétés, la légitimité de ces normes résidait essentiellement dans la tradition ou dans la puissance des clans ou des familles qui les édictaient ; c'était la raison du plus fort ou du plus ancien. Toutefois, au-delà de l'autorité attribuée aux ancêtres, se faisait ressentir pour les dominants le besoin de revendiquer une ascendance divine : pour entériner leur position, ils avaient souvent recours à différents mythes des origines.

Avec le développement des sociétés humaines et l'exploration des domaines du savoir, le besoin de légitimation s'accentue et donne naissance à des systèmes cosmologiques plus complexes. Mais l'axe central de la domination reste la revendication d'origines et d'attributs divins, alors que dans le même temps, par un curieux effet de miroir, les dieux sont dépeints sous des traits humains. Même dans la cité grecque où se développe un système socio-politique assez « évolué », disposant d'une certaine autonomie par rapport au religieux, les dieux « anthropomorphes » demeurent l'ultime base du système ; ils font partie du monde au même titre que la res publica ou les Lois. C'est cette sorte de personnification qui va rendre plus difficile la désobéissance : il est en effet plus aisé de désobéir à des normes abstraites qu'à des personnes déterminées. Ainsi Socrate a-t-il pu, dans sa prison, s'imaginer que les lois lui parlaient : « Socrate, que vas-tu faire ? L'action que tu entreprends a-t-elle d'autre but que de nous détruire, nous qui sommes les lis, et avec nous l'Etat tout entier (...) »13(*) ; peut parfois s'ajouter à l'affection portée à l'incarnation ou la source de la loi (j'aime mon dieu donc je me dois de lui obéir), voire un chantage politico-moral (est-ce que Socrate peut assumer de détruire sa cité en violant ses lois ?).

Dans un autre type de société assujettie telle que les systèmes monothéistes judéo-chrétiens, nés lorsque le christianisme devient religion d'Etat de l'Empire romain au IVème siècle et qu'une alliance se forme entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, la source de la loi est d'origine divine : nul ne peut alors contester son contenu, puisqu'il est le fruit de la volonté transcendante de Dieu, source et fin de la vie sur terre. Ainsi Saint - Paul a-t-il pu dire que « celui qui résiste à l'autorité résiste à l'ordre que Dieu a établi » (Romains, XIII, 2) ; la nature de l'autorité n'étant pas précisée, on peut d'ailleurs supposer que la formule en recouvre toutes les formes, que cette autorité soit d'origine divine ou non.

Les préceptes pauliniens sont repris dans la période qui suit le schisme d'Henry VIII et l'adoption de l'Acte de Suprématie en 1534, en Angleterre : est élaborée la théorie du droit divin des rois, selon laquelle ceux-ci n'ont de compte à rendre qu'à Dieu qui lui-même proscrit toute résistance, action assimilée au péché. Du coup, cela aura des retentissements sur la séparation des pouvoirs temporels et spirituels, au bénéfice du prince, le pape étant à cette époque débouté de son ministère plénipotentiaire. L'obéissance passive est voulue par Dieu : dans les homélies sur « la rébellion volontaire et l'obéissance » introduites en 1569 dans le recueil général des homélies, est mentionné le fait que « un rebelle est pire que le pire des princes, et la rébellion pire que le pire gouvernement du prince le plus mauvais » ; qu'il « faut obéir aux rois quoique étrangers, méchants et criminels, quand Dieu, pour nous châtier, en aura placer de tels à notre tête ; qu'il « ne nous est pas permis de résister par la violence ou de nous révolter contre nos gouvernants », que « nous devons en tels cas souffrir patiemment toutes les injustices »13(*).

L'interprétation de la formule de Saint- Paul se fera légitimation de tout pouvoir civil, quelle qu'en soit la nature : l'on doit obéissance sans restriction à tout roi, qu'il soit élu ou qu'il ait reçu son pouvoir par hérédité. Le fait même du pouvoir renvoie à l'autorité divine, qui suffit à discréditer par avance toute résistance. « Le manque de loyalisme, ou rébellion, est, au sens le plus strict et le plus exact, un vice, une infraction à la loi de nature » 14(*); faisant écho au Traité de Locke de 1690, Berkeley répondra même que s'il est vrai « qu'aucun pouvoir civil ne jouit du droit illimité de disposer de la vie d'un homme quel qu'il soit, [...] qu'un homme ne fait nulle injure à un autre homme lorsqu'il résiste à celui qui empiète sur un terrain où il n'a aucun droit », il ne suit pas forcément de là « que l'on puisse conformément à la raison, résister au pouvoir suprême ; car même si une telle résistance ne fait pas injure au prince ou au pouvoir suprême quel qu'en soit le dépositaire, il reste qu'elle constitue un outrage à l'Auteur de la Nature et une violation à Sa loi, loi que la raison nous fait obligation de ne transgresser sous aucun prétexte »15(*).

Dans cette vision du monde, ou vision des Anciens, l'univers est pensé comme hiérarchisé, finalisé ; on voit que la nature désigne les critères du juste et du bon, elle est normative car elle prescrit les normes de comportements. L'homme membre d'une société assujettie a assurément peu de liberté en matière de réflexion sur le mode de légitimation et sur la légitimité même de la loi. Elle n'est pas discutable ; inévitablement confrontés à son autorité pratique à un moment ou à un autre, les destinataires du droit ne déterminent, dans ce type de société, leur comportement qu'en fonction de la volonté de Dieu dont la loi était l'émanation. C'est précisément ce point qui nous intéresse, puisque la question de la désobéissance est au coeur du rapport entre les questions de justification du pouvoir et de légitimité du droit. Une fois l'autonomie16(*) du citoyen posée, les prétentions normatives du droit doivent trouver leur assise dans l'adhésion de celui-ci de son plein gré à la loi ; la désobéissance est alors envisageable, le cas échéant.

A l'avènement de la Modernité, passage « du monde clos à l'univers infini », qui se produit au XVIIème siècle, correspond une autre anthropologie, dont le bouleversement central est la séparation du juridique et du théologique : Descartes s'emploie à radicaliser les doutes déjà émis par Montaigne, et il s'agit alors de s'attacher à comprendre l'ordonnancement du monde par le seul exercice de la raison ; le déplacement de la légitimité politique s'effectue de Dieu vers l'individu en tant qu`être rationnel et sa raison17(*). Le caractère sacré dont bénéficiait le droit ne faiblit pas pour autant :d'un mysticisme religieux on passe à une sorte de mysticisme de la raison et de la science, d'ordre métaphysique. C'est donc la raison qui doit conduire à l'obéissance.

Dès lors, les hommes doivent repenser les bases de leur vie en commun, puisque le sens ne semble plus leur être donné, acquis, admis. Ils doivent, de manière autonome et ensemble, se mettre d'accord sur les principes fondateurs de leur société et le système de légitimation qui va provoquer l'adhésion de chacun ; car la coercition doit reposer sur quelque chose de plus profond que son simple état de fait pour être efficace ; ce « quelque chose » va trouver son assise dans la notion d'individu. De là naissent, mais relativement longtemps après Descartes, les théories du contrat social, avec des nuances parfois importantes, dont l'une des toutes premières est celle du gouvernement civil de Locke.

Son postulat étant que « les hommes sont naturellement libres, égaux et indépendants, nul ne peut être tiré de cet état, et être soumis au pouvoir politique d'autrui, sans son propre consentement, par lequel il peut convenir, avec d'autres hommes, de se joindre et s'unir en société pour leur conservation, leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en propre, et être mieux à l'abri des insultes de ceux qui voudraient leur nuire et leur faire du mal »18(*).

Ainsi, les hommes, les individus ne sont, par nature, pas portés à obéir mais à éprouver leur liberté, ce qui n'apparaît pas sans risque à l'égard d'autrui ; c'est également ce contre quoi Hobbes nous met en garde19(*), à cela près que pour lui, les hommes sont fondamentalement égoïstes et donc inévitablement dangereux les uns pour les autres -dans la fiction qui représente l'état de nature, état de « guerre de tous contre tous » où les individus sont « hommes-machines » et ne sont mus qu'en fonction de leurs désirs propres, l'homme est un loup pour l'homme- et que dès lors s'impose la nécessité d'établir un pouvoir fort au-dessus d'eux, un Leviathan, dont la fonction est d'assurer leur protection en l'échange de la remise du pouvoir que chacun détient d'user de sa liberté : les hommes sont donc contraints à aliéner leur liberté originelle à un certain moment, et en même temps le font-ils volontairement puisque leur survie en dépend et qu'ils sont doués de raison donc portés à la préservation, en l'échange de la sécurité offerte par l'Etat et sa loi.

Il est important de noter ici que la question de la sécurité sociale, physique est au coeur même du pacte hobbesien ; sécurité qui, quand elle est généralement ressentie dans la société politique, conduit à l'obéissance à la loi, selon le principe même de la constitution du pacte social, qui est plus un acte unilatéral qu'un véritable contrat. En cela nous pouvons affirmer que Hobbes est un théoricien de l'absolutisme, il soutient un pouvoir temporel absolu, et comme l'a montré Hannah Arendt, ne laisse aucune place au droit de désobéir puisqu'il part du principe que le sujet abandonne ses droits et pouvoirs au profit de la protection offerte par l'Etat. En effet, ayant consenti, librement bien que par nécessité, à unir sa puissance à celle des autres sujets pour instituer celle du souverain, chacun des membres de la société politique est responsable et coauteur des actions de l'Etat, de sorte que « rien de ce qu'il fait (y compris les mettre à mort) n'est injuste. Cela vaut du point de vue des droits de souveraineté. Cela dit, rien n'empêche le sujet de résister s'il a les moyens de le faire »20(*). Ce sera alors une résistance de fait, puisque en droit elle sera intolérable, à laquelle le sujet opérera à ses risques et périls, puisqu'elle le conduira dans une situation où il ne sera plus protégé. En dernière instance, si le souverain n'est plus en mesure de protéger ses sujets, ceux-ci peuvent légitimement rompre le pacte et désobéir, selon la conception fondamentale de la théorie des contrats.

Chez John Locke, au contraire, l'on commence à entrevoir l'esquisse d'un droit de désobéissance : le droit de résistance des peuples à l'oppression. Certes, une fois la société politique formée en vue de sortir du chaos de l'état de nature, il convient que chacun se soumette à la volonté du plus grand nombre, force motrice du corps social tout entier, afin que la cohésion puisse perdurer. Mais il faut comprendre que c'est entre les mains du plus grand nombre, qui va que chaque membre a remis son pouvoir originel, non dans celles d'un unique accapareur à l'instar du léviathan. De là découle la légitimité du gouvernement : du fait que chaque homme libre a consenti à se faire représenter par le plus grand nombre, qui conclut au nom de tous les lois positives ; non de la soumission et de l'abandon de souveraineté de chacun à un seul monarque, bien que celle-ci puisse à première vue sembler naturelle, du fait que l'on commence sa vie en se soumettant à l'autorité d'un seul : le père. Le gouvernement d'un seul homme, bien qu'on y soit accoutumé dès notre plus jeune âge en apprenant à obéir au patriarche, n'est pas souhaitable : un pouvoir absolu est dangereux, il peut conduire au despotisme et à la tyrannie qui « est l `exercice d'un pouvoir outré, auquel qui que ce soit n'a droit assurément », car il l'exerce « non pour le bien de ceux qui y sont soumis, mais pour son avantage propre et particulier ». Dès lors, « on doit opposer la force à la force injuste et illégitime, et à la violence », mais dans ces deux cas seulement, sans quoi toutes les sociétés seraient rapidement détruites et l'on s'attirerait « une juste condamnation, tant de la part de Dieu que de la part des hommes ». De plus, « quand un homme ou plusieurs entreprennent de faire des lois, quoiqu'ils n'aient reçu du peuple aucune commission pour cela, ils font des lois sans autorité, des lois par conséquent auxquelles le peuple n'est pas tenu d'obéir ; au contraire, une semblable entreprise rompt tous les liens de la sujétion et de la dépendance, s'il y en avait auparavant, et fait qu'on est en droit d'établir une nouvelle puissance législative, comme on trouve à propos ; et qu'on peut, avec une liberté entière, résister à ceux qui, sans autorité, veulent imposer leur joug fâcheux »21(*). Il est donc fait état ici du droit de résistance d'un peuple à l'oppression, mais il s'agit d'un peuple tout entier, et celui-ci peut résister non à une seule loi mais à l'oppression d'un gouvernement.

C'est l'un des concepts révolutionnaires qui ont leur base dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789 ; en son article 2, elle le range parmi les droits naturels et imprescriptibles de l'homme dont la conservation doit être assurée par la société politique22(*). C'est un de ces droits inaliénables et sacrés qui marquent la lutte contre le Pouvoir, encadrent l'action des pouvoirs publiques et fondent les réclamations des citoyens. Selon l'article 33 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 24 juin 1793 : « la résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de l'homme ». Mais encore s'agit-il, comme chez Locke, d'un droit de résistance collectif du peuple dans son ensemble à la tentation de l'arbitraire du législateur et de l'exécutif dont l'activité découle des lois. On l'a dit, le caractère sacré du droit est inchangé. Il est même renforcé par la notion de volonté générale, développée par Rousseau, et de souveraineté populaire, inaliénable et indivisible : le Peuple, seul dépositaire de la souveraineté, n'accepte désormais de se soumettre aux lois que parce qu'il en est l'auteur.

Les révolutionnaires vouent un véritable culte à la loi, principal vecteur d'égalité et d'éradication des injustices, et entérinent ce principe dans la Constitution thermidorienne de l'an III au chapitre relatif aux devoirs des citoyens : « nul n'est homme de bien, s'il n'est franchement et religieusement observateur des lois » (article 5) et « celui qui viole ouvertement les lois se déclare en état de guerre avec la société » (article 6).

Il est intéressant de noter qu'à la même époque en Allemagne, Kant souligne le caractère inconditionnel du devoir d'obéissance du peuple : « l'origine du pouvoir suprême est pour le peuple qui y est soumis insondable du point de vue pratique, autrement dit le sujet ne doit pas discuter concrètement cette origine comme étant celle d'un droit encore contestable [...] quant à l'obéissance qu'il lui doit »23(*). Pour lui, le devoir d'obéissance prévaut en toutes circonstances, quels que soient les vices qui peuvent affecter l'exercice de la souveraineté ; marqué et effrayé par la Révolution française, Kant pense que désobéir à la loi revient à détruire l'Etat.

Cette foi inébranlable dans le droit et la volonté d'en faire un système autonome et complet va conduire aux grandes entreprises de codification, dont le Code Civil de 1804 qui est un exemple parmi d'autres de recueil au contenu exhaustif, rationnel et cohérent, afin qu'il soit clair et accessible à tous de sorte nul ne puisse l'ignorer. De même apparaît l'idée d'interprétation de la volonté du législateur par les juges, quand la réponse à un problème n'est pas immédiatement donnée par le texte, et celle de jurisprudence où le précédent fait loi, de sorte que le système juridique semble ne présenter aucune faille. L'idée de système scientifique, cohérent et sans faille trouve son apogée dans la Théorie pure du droit de Hans Kelsen au début du XX ème siècle, et dans les doctrines du positivisme juridique. L'autorité du droit demeure donc intact ; seuls ses fondements ont changé depuis l'époque des Anciens. Une loi légitime emporte une obligation systématique d'y obéir ; aucune place n'est laissée à la désobéissance civile. Seule la résistance à l'oppression telle qu'elle est décrite par Locke est concevable.

II

L'apparition des théories sur la désobéissance civile : la nécessité de fonder un droit de résistance individuel après l'épreuve de la Seconde Guerre Mondiale

Ce n'est qu'après la première et surtout la seconde guerres mondiales que sont apparus au grand jour les excès du positivisme, ébranlant sérieusement la confiance absolue placée dans le droit comme garant d'une société juste et égalitaire et dans la capacité de la loi à protéger les hommes de l'arbitraire, donc dans son autorité.

Pour rappeler brièvement en quoi consiste le positivisme, on peut dire que c'est une doctrine qui tend à reconnaître une norme juridique valide, et partant légitime, lorsqu'elle satisfait aux conditions procédurales prévues pour son adoption : lorsqu'elle est valablement débattue, votée, entrée en vigueur... Le fait que le régime nazi ait pu parvenir au pouvoir par des moyens légaux et qu'il ait pu produire du droit bien qu'odieux néanmoins valide, pour paraphraser Kelsen, va marquer les esprits. Le fait que des hommes aient suivi ses lois à la lettre, à l'instar d'Eichmann,

lieutenant-colonel S.S., et aient pu les prolonger en les exécutant et en coopérant, sans en discuter le contenu d'un point de vue éthique ou moral, a beaucoup choqué, comme on a pu le remarquer d'après le récit que nous livre Hannah Arendt du procès de cet homme qui situe les problèmes de conscience du côté non respect des ordres donnés, non dans le contenu criminel de ceux-ci. Il aurait alors pleinement intégré les principes du positivisme, estimant qu'il était de son devoir d'obéir aux régime nazi et qu'il ne regrettait rien, puisque « le remords, c'est bon pour les petits enfants »24(*).

Aucune distanciation par rapport à la norme juridique, même pas par le biais de la norme morale, ni aucune réflexivité rétrospectivement de la part d'Eichmann, qui n'est pourtant vraisemblablement pas « incapable de distinguer le bien du mal »25(*), comme toute personne « normale ». L'auteur notera, nous le verrons plus loin, que cet homme présentait de sérieux troubles et que, s'il pouvait distinguer le bien du mal de manière dépassionnée, il pouvait sans aucun problème, voire avec une certaine euphorie, reconnaître que ses actes avaient contribué à perpétrer l'un des plus grands crimes contre l'humanité. Mais à cela une seule réponse : il fallait le faire Pourquoi ? Parce qu'on lui avait demandé, tout simplement ! Il aurait, selon ses propres dires, pu tuer père et mère si on l'avait enjoint à le faire.

Face à cette position de scrupuleuse obéissance à des ordres méconnaissant les droits de l'homme de la manière la plus extrême qui soit, que des milliers d'hommes ont adoptée, se trouve celle d'Aristides de Sousa Mendes, et d'une poignée de consuls dans d'autres pays, qui se sont vu déchoir de leurs fonctions lorsque la collaboration était en place : ces hommes avaient pris le risque de sauver ce qui demeurait pour eux des vies humaines à ce moment où juridiquement, et dans le discours nazi, ces personnes à éliminer étaient considérées comme des sous-hommes. Mettant à l'oeuvre leur conception de la justice dérivée de l'égalité entre les hommes, sans distinction de race ni de religion, ils ont contrevenu aux dispositions en vigueur, et se sont fait punir ; après la guerre, leurs actions passeront pour héroïques ; c'est que face aux atrocités commises et à la difficulté apparente de l'action résistante, violemment réprimée par la police du régime, ces hommes exerceront une certaine fascination de par leur courage et leur détermination quant à donner forme à leurs convictions. Alors que certains s'attachent à délier morale et politique pour relier cette dernière à l'efficacité26(*), ou que d'autres pensent que l'état de guerre suspend la morale et même la rend dérisoire27(*), Aristides de Sousa Mendes et une minorité de ses collègues semblent vouloir lutter contre les dangers de l'amoralisme en politique. Ces personnes-là ont su mettre en question le mérite ou le démérite de la loi, se référer à un système de pensée situé au-delà de la formalité de la loi, ce qui sera loué une fois le monde sorti de la guerre. On mettra alors les hommes en garde contre « la servitude des lois à laquelle leur esprit s'habitue à tel point qu'ils n'en comprennent plus le danger ».28(*) Du côté des intellectuels, on aura à faire à un retour des théories du droit naturel.

Dans la philosophie du droit naturel, comme on a pu d'ores et déjà l'exposer à propos de Locke et de l'inspiration de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, on présuppose que le sujet est déjà complet avant son entrée en société : il est doté de certains droits et libertés que l'Etat, avec lequel est conclu le pacte social, doit préserver à l'aide de la loi puisque, seul dans l'état de nature, en proie constante à l'égale liberté de ses semblables, l'homme n'y parviendrait pas. De là découle que la participation du sujet à la vie en société est contingente et révocable, par principe.

Ainsi « l'individu est fondé à attendre de l'Etat la protection des droits constitués en-dehors de lui, sans que pèse sur lui l'obligation intrinsèque de participer aux charges liées au perfectionnement du lien social »29(*). Il est à noter que, pour Paul Ricoeur, le postulat selon lequel l'homme est doté de certains droits avant son entrée en société a pour fondement la méconnaissance du rôle médiateur de l'autre ; l'autre est en effet situé quelque part entre la capacité à s'estimer soi-même, c'est-à-dire à juger de sa condition et de ses actions propres, à les évaluer, et l'effectuation par chacun de ses activités propres, au sens le plus général du terme activité, c'est-à-dire mise à l'épreuve empirique de la volonté. Ainsi, en posant que la référence à l'autre est la « dimension dialogale » de l'estime de soi, que cette référence est intérieure c'est-à-dire que la « sollicitude » ne s'ajoute pas du dehors mais qu'elle est une condition et un élément nécessaire de l'estime de soi, qui est le moment où chaque être humain apprécie et évalue ses pratiques, on peut réfuter l'hypothèse du sujet naturellement doté de droits.

Pour clarifier le propos, il s'agit de dire que l'homme ne peut se penser ex-nihilo, qu'il a nécessairement intégrée en lui l'existence de l'autre, des autres, et que c'est en confrontant ses actions à celles des autres, en conceptualisant les réseaux de relations et les configurations, de tous ordres, qui l'unissent aux autres, qu'il est capable de s'évaluer. C'est en posant le fait que j'habite un monde que d'autres habitent aussi, que je me meus dans un espace où d'autres se meuvent, que je ne suis ni plus ni moins légitime qu'un autre à agir ou à penser de telle manière puisque nous sommes tous hommes de la même espèce, que je prends conscience de la nécessité d'établir des étalons de valeurs et de comportements pour que nos trajectoires à tous puissent s'effectuer au mieux sans s'entrechoquer. Il ne s'agirait alors pas d'une nature de l'homme qui le doterait de ces droits libertés, inviolables parce que donnés et donc enchantés, mais du résultat d'une réflexion, de l'esprit sophistiqué de l'homme, qui doit trouver le moyen que lui et ses semblables puisse s'épanouir ensemble le temps de leur vie.

Quoi qu'il en soit, même en postulant que l'individu n'est pas porteur de droits naturels mais que ce sont des artefacts, des produits de l'invention humaine, un droit de résistance reposant sur d'autres fondements est envisageable. Car n'est ici discutée que la question de l'origine de ces droits de l'homme. Certains comme Locke, Rousseau, Kant y voient quelque chose d'enchanté en ce qu'en l'individu existerait quelque chose d'irréductible, une liberté intrinsèque doublée d'une perfectibilité fascinante, ne pouvant relever que du divin, du transcendant, tant ce phénomène est inexplicable ; c'est pour ces raisons notamment qu'ils investissent l'individu d'un certain caractère sacré. Pour d'autres comme Ricoeur, l'homme resterait un animal politique, si l'on peut adapter l'expression, en ce qu'il serait seulement plus capable que les autres animaux, de penser sa condition et d'établir avec les autres des règles de vie commune à partir de la raison; rien de foncièrement enchanté ou surnaturel dans cette vision-là de l'homme. Mais cette divergence n'affecte pas pour autant la possibilité d'envisager une résistance ; car elle n'affecte pas l'idée de nécessité d'instaurer des droits fondamentaux. Elle se contente de l'appréhender différemment.

Revenons au propos de départ : le retour en force des théories des droits naturels après la Seconde Guerre Mondiale, auquel Michel Villey a pris part en France en soulignant l'urgence d'enseigner la philosophie du droit30(*). Ces théories s'opposent vivement, on l'a dit, à celles des tenants du positivisme. Le débat entre Radbruch et Fuller, dans le premier camp, et Hart dans le second, est à ce titre significatif.

Pour rappeler brièvement de quoi il s'agissait, nous dirons qu'une Allemande avait dénoncé les critiques de son mari, un soldat, à l'encontre du régime nazi ; celui-ci avait alors été condamné à mort en 1944, puis sa peine fut commuée et il fut envoyé sur le front de l'Est. La guerre terminée, il assigna sa femme en justice qui, pour se défendre, fit valoir qu'au moment des faits, les propos de son mari constituaient un crime au regard des lois en vigueur et qu'elle n'avait fait que livrer un criminel à la justice. En appel, la Cour refusa d'invalider la loi nazie, et condamna la femme pour « excès de zèle ». Le débat entre les intellectuels portait sur la validité des lois nazies et sur le caractère criminel ou non des propos du mari31(*). A ce propos, nombreux sont ceux qui se sont rappelé de l'affirmation de Saint-Augustin, dans Du libre arbitre (I, 5), selon laquelle « lex injusta non est lex » : une loi injuste n'est tout simplement pas une loi. Mais peu à peu, les positions des uns et des autres se nuancèrent : d'un côté on concéda que la validité d'une loi ne devait pas conduire à l'obéissance aveugle, de l'autre on reconnut qu'il était nécessaire de poser un caractère obligatoire de la loi sans quoi aucun système ne pourrait durer. Le débat s'enlisa quelque peu ; demeuraient toujours le problème insoluble de la légitimité et celui des exigences morales intuitives.

Dans les années qui suivent, on a à faire aux grands mouvements de désobéissance : les luttes pour l'indépendance, avec Gandhi en Inde qui appelle à la désobéissance générale et non violente, Martin Luther King aux Etats-Unis pour les droits civiques, les formes de protestation contre la Guerre du Vietnam... Ce sont en général des mouvements contestataires à grande échelle, dits de désobéissance civile, qui utilisent des moyens de pression alors assez nouveaux pour obtenir des dirigeants qu'ils modifient des lois (les lois ségrégationnistes) ou la politique pratiquée (au Vietnam par exemple), considérées comme injustes ou dangereuses.

Dans ce contexte profonde de remise en cause de l'autorité de la loi dans le champ juridique, de la manière de conduire les affaires internes et externes de la cité dans le champ politique, philosophes, juristes et politologues sont appelés à la rescousse pour analyser les mutations en cours, avec au premier plan la manifestation la plus visible : les mouvements de désobéissance civile. Il faut en déterminer les contours pour comprendre le phénomène, le définir. Certains proposent de distinguer entre des types de motivation qui conduisent à la désobéissance ; Hannah Arendt, dans son essai sur la désobéissance civile, souligne le caractère fondamentalement politique de cette forme de contestation, qui « ne peut se manifester et exister que parmi les membres d'un groupe »32(*). Elle s'inspire d'un écrit de Nicholas W.Puner ( Civil Desobedience : An Analysis and Rationale) paru dans la New York University Law Review  n°43: « la désobéissance civile pratiquée par un individu isolé ne saurait tirer à conséquence. Le coupable est alors considéré comme un excentrique qu'il sera plus intéressant d'observer que de condamner. La désobéissance civile réellement significative doit être le fait d'un certain nombre de personnes que rassemble un intérêt commun ».

Si Arendt nous dit cela, c'est qu'elle s'attache à fonder la valeur d'un tel acte sur la conviction partagée par un certains nombre de personnes de la légitimité de désobéir. Comme nous l'avons déjà dit en introduction, elle voit en la désobéissance civile un acte politique mû en première instance par une conviction morale ; pour entrer dans le champ politique, il est nécessaire que cette conviction intime, cette prise de conscience individuelle, soit ensuite débattue avec d'autres, car en restant le pur fruit de désirs personnels, elle demeure apolitique ; la concertation sur la place publique, l'entrée du résultat du « dialogue muet entre la conscience et le moi » dans l'espace publique, le moment où l'individu fait part publiquement de ses intentions et de leur justification subjectives, permet le débat avec d'autres personnes, pouvant déboucher sur un accord. Cet accord confère sa valeur à la pratique de la désobéissance civile.

Pourquoi est-ce nécessaire ? La conscience individuelle n'exige rien de plus que de ne pas soutenir ce qui nous paraît injuste. Or, nous dit Arendt, si l'homme y trouve son bien-être et sa paix intérieurs, rien ne dit que ce que l'homme trouve injuste le soit pour tous . Sur le plan politique et juridique, sa réflexion sur le caractère inique de la loi ne peut être généralisée, elle reste du domaine du subjectif tant qu'elle n'a pas fait l'objet de discussion avec d'autres. Sur un plan profane, cela supposerait que le désobéissant serait à même de distinguer le bien du mal, or cela ne va pas de soi, c'est même la question majeure qui se pose dans toute l'éthique de la discussion ; comme cela serait simple si tel était le cas...Elle reprend donc une problématique importante, qui est celle de l'universalisation d'un énoncé, qui entraîne sa validité. C'est chez Kant que l'on en trouve les prémisses, notamment dans le texte Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? (Vrin, 2001 ; paru pour la première fois en octobre 1786 dans la Berlinische Monatschrift) où il nous expose (p.145) les trois exigences de la pensée, au premier rang desquelles la nécessité de penser avec les autres « pour bien penser », la liberté de conscience (la conscience libérée du joug religieux par exemple) arrivant en second lieu, avant la nécessité de se donner à soi-même des lois, des principes, des maximes qui vont nous permettre d'orienter notre pensée et nos actions.

Pour bien penser, pour penser juste, il faut avant tout penser avec les autres. Il faut leur communiquer nos pensées et qu'ils nous communiquent les leurs. C'est que le problème de la vérité est au coeur de tout notre questionnement. Comment savoir si j'ai raison d'agir comme je le fais si ce n'est en soumettant les fondements de mon action à l'épreuve de l'avis des autres ? Comment savoir que les représentations subjectives de l'individu coïncident avec ce qui est objectif ? On ne peut a priori rien définir de vraiment objectif, on ne peut que se rapprocher des réalités objectives en découvrant des énoncés universalisables à travers les convergences des représentations des uns et des autres, ce qui suppose qu'elles soient, à un moment donné, soumises à l'épreuve de l'intersubjectivité. Sans revenir sur toute la question du sortir du dogmatisme objectif et du dogmatisme subjectif, relatif à la révolution copernicienne kantienne, qu'il faut elle-même placer dans le contexte de la sortie du théologico-politique, on se contentera d'affirmer que la conclusion qui s'impose à nous est que nous sommes obligés d'avoir la possibilité de communiquer nos pensées puisque nous sommes dans société autonome ; le but étant de pouvoir parvenir à un accord, ensemble, sur la validité d'un énoncé. C'est encore ce que Kant appelle faire « un usage public de la raison », dans son texte Qu'est-ce que les Lumières ? . Puisque l'évidence du sens n'est plus donnée avec la laïcisation des valeurs de la société, il faut créer du sens. Puisque la légitimité de la domination du prince ne va plus de soi quand on retire à celui-ci sa prétendue ascendance divine, il faut se demander pourquoi lui obéir et, le cas échéant, à qui obéir et sur quels fondements. C'est ce que nous avons vu avec la naissance de la pensée moderne et les théories du contrat social. L'Homme sorti de son état de Minorité, c'est-à-dire de soumission absolue au prince, de servitude volontaire, où il se maintenait « par sa propre faute » selon Kant, par lâcheté pour La Boétie, l'obéissance se dénaturalise et va trouver ses fondements dans l'adhésion du citoyen, selon le principe du consentement. Nous ne sommes plus dans le jugement déterminant, pour reprendre le concept kantien présenté dans sa troisième critique, c'est-à-dire que l'universel n'est plus donné ; mais dans le jugement réfléchissant qui s'élève du particulier à l'universel, du subjectif -puisque nous entrons dans l'ère du sujet- vers l'universalisable à travers l'argumentation et la confrontation des subjectivités qui va déboucher sur des points de convergence. C'est toujours dans cette concertation que va résider la légitimité d'un accord. Cela vaut pour la loi ; Arendt reprend à son compte ce principe pour légitimer la désobéissance civile, même si Kant prônait quant à lui un devoir d'obéissance.

C'est donc à travers la discussion que l'on va pouvoir dégager des lois (c'est le principe des débats des assemblées parlementaires), puisque la loi de Dieu et celle du prince, prolongement de la première, ne sont plus légitimes en tant qu'elles sont données pour naturelles et absolues. Mais quand la loi, elle-même débattue, discutée, n'est pas satisfaisante pour certains, que se passe-t-il ?

Il faut voir en quoi elle ne l'est pas. Pour que la désobéissance soit considérée comme légitime, nous l'avons vu chez Rawls, elle doit être assortie d'un certain nombre de conditions. Ce sont chez lui des conditions formelles, qui posent en quelque sorte un « moule » dans lequel les contestataires doivent rentrer pour être en droit de critiquer une loi et d'y désobéir. Mais il laisse en suspens la question des injustices intolérables, ne relevant qu'un certain « degré » à partir duquel on peut se rebeller, pacifiquement bien sûr. On peut noter que la volonté de poser un cadre formel à la désobéissance, et de laisser à la libre appréciation le degré d'injustice, participe de la conception de l'Etat de droit américain, telle qu'elle est décrite par Habermas, dans son article sur les Trois versions de la démocratie libérale : il doit garantir la protection de la sphère privée, et partant de la liberté de penser, par un « système de libertés fondamentales qui concilie pour tous l'égale jouissance des mêmes libertés », et un cadre institutionnel réglé permettant l'indépendance des tribunaux fournissant une égale protection juridique pour tous, et la séparation des pouvoirs assurant le respect du droit par l'administration. On voit qu'en-dehors du cadre institutionnel, les citoyens sont libres de communiquer, de s'associer, de s'exprimer, de s'informer. La désobéissance civile est une des possibilités qui s'offre au citoyen dans cette approche : elle s'organise en privé avant d'émerger publiquement pour défendre une cause politique. La mise en place de l'Etat de droit démocratique, tel qu'aux Etats-Unis, s'est donc effectuée dans le but de permettre à tout individu de mener sa vie de manière autonome, sans être importuné par un Etat trop pesant. (Dans la conception républicaine de l'Etat, comme en France, la liberté était pensée autrement : à l'instar de la liberté chez les Anciens, il s'agissait pour le citoyen de participer librement à la vie politique de la cité. Cette idée de participation de chacun rend dès lors peu aisée la possibilité de penser la désobéissance comme recours pour se faire entendre.) Maintenant que l'homme sait qu'il est libre de penser comme il l'entend, qu'il a le droit d'être en désaccord profond, qu'il peut même le manifester de diverses manières, qu'est-ce qui va le pousser à risquer une sanction pour l'émission de ses idées ?

III

La confrontation de la loi à la norme morale et au jugement d'ordre éthique : la mise en question de la légitimité de la loi par l'individu

Que se passe-t-il alors en privé pour que je décide de désobéir ? Qu'est-ce qui a pu motiver la décision de De Sousa Mendes ? Qu'est-ce qui fait dire à Hannah Arendt qu'il se passe quelque chose du côté du for intérieur, qui pousse à désobéir ? C'est à présent un point que nous souhaitons développer. Pour comprendre ce qui s'est passé chez notre consul, il nous semble nécessaire de déterminer ce qui a motivé son action. Après avoir précisé la genèse historique de la possibilité pour un individu de penser sa liberté et d'y puiser les fondements de son action, nous souhaitons faire le point sur la genèse l'autre partie des fondements de l'action : la pensée, en tant que dialogue intérieur, prescrivant un cadre d'action, moral et éthique, afin de ne pas « désobéir aveuglément », de ne pas agir de manière arbitraire.

Il est un moment où nous sommes, dans nos actions, confrontés à l'autorité et aux prescriptions de la loi. C'est inévitable. Quand celle-ci nous semble légitime, aucun problème ne se pose : nous nous y soumettons, peut-être même sans nous en rendre compte. Mais il peut arriver qu'elle nous semble oppressive, que son autorité nous fasse violence. Nous sommes habitués à nous penser libre d'agir (du fait de la construction historique de notre société), nous pensons nos intentions bien fondées, et la loi vient nous contredire. Par exemple, nous souhaitons délivrer des visas à des personnes qui veulent quitter un territoire où elles ne se sentent plus en sécurité, ce que nous concédons parce que nous sommes informés de cet état de fait indéniable, et la loi nous interdit de le faire. Comment agir ? Que se passe-t-il avant l'entrée dans le champ politique de l'action désobéissante ?

Arendt nous parle d'une décision prise dans la solitude, celle-là même qui doit être soumise à l'approbation d'autres personnes pour revêtir un caractère politique, approbation qui constitue une prise de conscience commune, sans quoi la décision revêtirait un caractère par trop anarchique. Cette décision est le fruit du jugement, nécessairement subjectif, de l'opinion formée dans le for intérieur. Pour Arendt, la vision selon laquelle la décision prise dans la solitude est prioritaire sur l'accord avec autrui est un pendant typique de la pensée occidentale, de l'individualisme tel qu'il est conçu en politique (on pourrait prendre pour exemple les débats sur l'isoloir, dont les partisans arguaient la nécessité de son institutionnalisation pour que le citoyen puisse effectuer son vote dans une parfaite solitude, ce qui lui permettrait d'être plus libre de son choix).

Cette décision relève donc de la conscience individuelle, de la vertu de l'homme qui pense qu'il est de son devoir de ne pas soutenir ce qu'il tient pour injuste, pour reprendre l'idée de Thoreau. Arendt reprendra la distinction d'Aristote entre le bon citoyen et l'homme vertueux, dont la coïncidence ne peut se produire que dans un bon Etat. Dans un Etat où l'on a à subir une injustice, celui qui désobéit peut être vertueux et n'être pas un bon citoyen. Aristides De Sousa Mendes n'a pas observé les devoirs de sa charge en suivant ses désirs personnels, nous dirait Machiavel. Mais est-ce que l'on peut considérer que la non observance par De Sousa Mendes de la directive n'est qu'un désir ? Sa décision n'a pas été prise à la légère ; elle n'a pas surgi ex nihilo. Il n'a pas pu inventer lui-même les principes qui ont guidé son action ; celle-ci est créatrice, en ce sens qu'il n'a pas suivi la loi et qu'il a agi d'une autre façon que ce qu'elle prescrivait de faire. Mais elle a été motivée, non seulement par la volonté de faire valoir des droits imprescriptibles pour ceux qui en étaient alors déchus, mais également par le fait que le consul n'aurait pu vivre en paix avec lui-même s'il n'avait pas écouté ce que lui dictait sa conscience, comme il a pu le faire valoir par la suite. En outre, l'action de De Sousa Mendes est purement altruiste d'un point de vue formel : il n'a pas agi dans son intérêt matériel, mais dans celui des personnes qui avaient besoin de partir. Il n'a retiré aucune gratification matérielle, sur le coup, à avoir agi ainsi, au contraire puisque il a été puni et a dû endurer des moments difficiles par la suite. Sa seule consolation a été le sentiment d'avoir agi comme il le devait, et la reconnaissance des personnes qu'il a aidées.

Dans le Gorgias de Platon, Socrate s'adresse à lui-même, non pas pour se donner des principes d'action, puisque il est plus enclin à éprouver sa liberté, mais pour se limiter dans ses actions, par rapport à autrui, pour ne pas empiéter sur les libertés des autres. Il s'agit d'un sacrifice d'une part de sa liberté de jouissance, que chacun doit faire pour que tout le monde puisse vivre en paix. Ce sacrifice est l'action résultant d'un dialogue intérieur, entre la conscience et la moi, nous dit Arendt, qui doivent être amis, dans une perspective existentielle. C'est de cet ensemble des propositions qui forment la pensée que va naître la prescription de la conscience selon laquelle il faut agir de telle ou telle manière. Mais on va arriver à une conclusion qui va être nécessairement en accord avec ce que l'on est en mesure de faire ; on ne va prendre acte que de ce que l'on a la possibilité de faire, et qui est en même temps en accord avec ce que l'intérêt que l'on porte à sa propre personne, c'est-à-dire ce avec quoi on peut vivre, ce qui nous apporte la paix intérieure (à moins de n'avoir quelques problèmes psychologiques...). On va alors faire appel, non seulement à ce qui est pour nous de l'ordre du possible, mais aussi à notre éthique et à la norme morale, puisque la loi porte pour nous des défaillances de ce côté-là.

Dans Soi-même comme un autre, Paul Ricoeur s'attache à distinguer l'éthique de la morale. L'éthique est « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des instituions justes » ; c'est une visée téléologique, qui emporte l'idée d'accomplissement. Elle se rapporte à ce qui est estimé bon : elle est donc intérieure au sujet. Il emprunte le concept à Aristote. La morale, quant à elle, se rapporte à des normes, qui s'imposent comme obligatoires ; théorisée par Kant, elle est donc extérieure à l'individu, qui doit, dans une perspective déontologique, en prendre acte dans ses actions. Ricoeur pose la primauté de l'éthique sur la morale, à l'heure de l'individualisme et de l'expérience comme enseignement pour les actions futures, mais note la nécessité pour l'éthique de passer par le crible de la norme morale et la légitimité d'un recours de la norme à la visée lorsque la norme conduit à des impasses pratiques. C'est que l'éthique enveloppe la morale. Il nous dit que la visée a trait à l'estime de soi, alors que la norme induit un respect de soi dans la mesure où elle régit l'estime de soi.

Chez Lévinas, l'éthique est antérieure à toute morale puisque l'éthique est philosophie première33(*) en ce sens que la philosophie première est la compréhension de l'être, en tant que possibilité de la sagesse. Cette sagesse, ou savoir, permet de s'approprier et de comprendre l'altérité du connu. C'est aussi et avant tout une conscience pré-réflexive de soi, non intentionnelle au départ, qui assure le sujet de son bon droit à l'être. Mais une fois cela posé, l'être se fait « je » et s'affirme en tant qu'être, répond de son droit d'être dans la crainte pour et d'autrui. Dire cela revient à dire que le « je » est voué à l'autre, et responsable de sa mort avant d'être, puisque c'est une responsabilité au-delà de ses actes ou avant ses actes : c'est donc une responsabilité qui se situe avant la liberté, une « infinie sujétion de la subjectivité ». Quand je crains la mort d'autrui, je ne crains pas ma mort, mais je la porte dans ma conscience. Quand je pose mon droit à l'être, je pose simultanément ma responsabilité pour la mort d'autrui. La mauvaise conscience est ce qui me menace quand je prends conscience de ma responsabilité pour l'autre, et qu'à la fois je prends conscience de ma potentialité à être, de ma liberté. C'est donc la toute première question qui se pose à moi. C'est la question éthique.

Effectivement, De Sousa Mendes se sent une responsabilité à l'égard d'autrui, il le dit. Occultée dans les moments où la loi régissant la situation est protectrice à l'égard de chacun, elle resurgit quand la loi faite par certains n'est plus pour protectrice pour d'autres. Il sait qu'il peut jouer un rôle pour sauver ces autres, et aurait mauvaise conscience à ne pas le faire. Chez Levinas, on trouve un fondement ontologique de la responsabilité pour autrui ; celui-ci peut-il être activé pour justifier une désobéissance, celle d'un être qui, en tant qu'être, est responsable de la mort d'autrui depuis un passé immémorial, et en tant que « je », veut assumer et prolonger cette responsabilité en faisant tout pour empêcher la mort de l'autre, en le protégeant pendant sa vie ?

Chez Sartre, il y a quelque chose de cet ordre. L'homme « est responsable de tous les hommes »34(*), en tant qu'il est responsable de lui-même et qu'il est incapable de dépasser la subjectivité humaine, ce qui implique « qu'en se choisissant il choisit tous les hommes » puisqu'il crée une image de l'homme. Il crée une image de l'homme en agissant comme il le fait, en estimant que son action est telle qu'elle doit être. Il est responsable de ce qu'il est et, partant, de tous les hommes, parce que pour Sartre l'existence précède l'essence (c'est ce qui démarque l'homme de l'objet ou de l'animal) : « l'homme existe d'abord et se définit ensuite »35(*), par un projet individuel. Il a en lui la capacité innée d'être ce qu'il aura « projeté d'être », d'être « ce qu'il se fait » : « l'homme est liberté »36(*). Ce faisant, il porte en lui la responsabilité de l'humanité toute entière et ne peut échapper au sentiment d'angoisse de porter une si grande responsabilité. Dès lors, selon les préceptes kantiens de l'impératif catégorique, il doit se demander si en agissant de telle ou telle manière, il souhaite que tout le monde en fasse autant. Il doit dès lors engager à chaque instant des actes exemplaires, puisque ceux-ci ont une valeur universelle. Dire cela revient aussi à dire qu'il n'y a pas une morale légitime, mais qu'il y a des morales, ou des éthiques personnelles même si elles peuvent être partagées (mais Sartre emploie le terme de morale pour désigner la situation créatrice qui engendre une loi définie par l'individu ; alors que dans le sens où nous l'entendons, la morale est normative en ce sens qu'elle donne a priori ce qu'il y a à faire). Ceci peut être difficile à vivre : nous sommes condamné à être libre. Comment savoir que faire face à une situation? Le choix est très large. Dans le cas de De Sousa Mendes, il a eu à se poser la question de savoir s'il valait mieux désobéir à la circulaire pour permettre à des milliers de personnes de partir, ou l'observer rigoureusement, ainsi que lui ont demandé ses enfants, pour permettre le confort de sa famille qu'il avait à charge en conservant son poste. C'est ce qui nous permet de dire qu'à ce moment précis, De Sousa Mendes s'est pensé libre de son choix, en mesure (et à la fois obligé) d'inventer sa loi lui-même, dans la perspective sartrienne. Il a opté pour une morale plus large que le bien-être des siens en sauvant des milliers de vies. Mais face à lui, Eichmann et d'autres ont choisi de suivre les instructions d'Hitler ; l'argument d'Eichmann, selon lequel il n'aurait pas eu le choix, tombe pour le coup : il disait devoir obéir, tout en sachant pertinemment qu'il envoyait à la mort des milliers de gens. Il semble que dans son projet, Eichmann n'entrevoyait pas la révolte face au nazisme ; cette situation ne lui paraissait pas intolérable. Arendt note qu'il avait essuyé beaucoup d'échecs dans sa vie, et sa promotion au Service de sécurité du Reichsführer SS le laissait entrevoir une carrière ; il n'a pas réfléchi au sort des autres, seul le sien l'intéressait. Dans son projet ne figure rien de transcendant, qui l'oblige à dépasser sa situation ; il occulte toute intersubjectivité. Il ne se préoccupe que de sa propre personne. S'est-il demandé s'il aurait toléré que tout le monde en fasse autant ? Il se souvient avoir été élevé avec de tels principes ; mais tout a changé quand il a eu à conduire lui-même sa vie. Il s'est alors mis à obéir sans réfléchir. Arendt note par ailleurs que ses capacités de réflexion sont limitées, il s'avère incapable d'innover, ne serait-ce que dans la formulations de ses phrases, qui reprennent des clichés. Or si l'on considère que la capacité à formuler des assertions nouvelles, pour penser, est inhérente au langage et à la capacité à le maîtriser, ce fait n'a rien d'étonnant. Arendt note également que d'autres Allemands ordinaires fonctionnaient sur ce mode au sortir de la guerre, que leurs esprits et leurs paroles étaient pleins de clichés qu'on leur avait assénés pendant douze ans et qu'ils avaient fini par s'approprier. Cela n'est pas sans nous évoquer la fiction de George Orwell, 1984, où les autorités du régime totalitaire du Big Brother se font un sacerdoce de réduire le vocabulaire courant afin de limiter la pensée des sujets et ainsi les empêcher de critiquer la condition que leur fait leur gouvernement. (Il est vrai que les autorités nazies brûlaient les livres et déportaient les dissidents.) On se trouve alors en difficulté pour qualifier ou penser autrement la situation que l'on vit. On a du mal à donner du sens. Aristides De Sousa Mendes est quant à lui un homme qui a une grande flexibilité d'esprit, qui est capable de construire un raisonnement cohérent ; sa défense devant les tribunaux est aux antipodes de celle que produit Eichmann. L'un énonce ses arguments, justifiés, les uns après les autres, séparant bien ce qui est de nature politique de ce qui est d'ordre moral ; l'autre se contredit, ses réponses sont plutôt lapidaires, laconiques, mensongères parfois, il fait plus attention à se mettre en scène qu'à se défendre réellement, aime beaucoup la provocation : pour lui, l'enjeu de la situation est comme une sorte de consécration de sa carrière, ce qui témoigne d'un égocentrisme certain, pathologique même, comme Arendt le qualifie. De bout en bout, ce qui l'intéresse , c'est sa personne. Alors que Sousa Mendes monte en généralités, met en relation des informations pertinentes, est capable de s'abstraire à sa propre situation pour se placer du point de vue de ses détracteurs et les convaincre qu'ils se trompent sur leur propre terrain ; il est d'abord conciliant et prudent sur ses arguments, et quand ceux-ci ne fonctionnent pas, il va un peu plus loin, ce qui témoigne d'une anticipation des réactions des autres et d'une connaissance des « règles du jeu » qui régissent la configuration dans laquelle il se trouve. Il faut dire qu'il a une maîtrise de droit, le diplôme le plus prestigieux de son époque. C'est aussi cette vocation qui l'a poussé à faire respecter les droits de l'homme.

De même, chez Camus, la révolte est le fait de l'homme informé. Informé au sens où il a connaissance de ses droits et au sens où il a conscience de leur non respect ; et pas seulement de ses propres droits, car il existe pour lui une solidarité, une conscience plus élargie que celle du soi, « conscience que l'espèce humaine prend d'elle-même au long de son aventure »37(*). Pour lui, la conscience vient au jour avec la révolte, deuxième univers possible, deuxième dimension essentielle de l'homme -l'autre étant le sacré- qui prend le relais du mythe : parce que la révolte est avant tout liée à la métaphysique, l'homme révolté s'applique à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines, c'est-à-dire raisonnablement formulées. Mais encore faut-il, pour formuler raisonnablement une proposition, en avoir les moyens. Il semble d'après le cas Eichmann que tout le monde ne soit pas en mesure de déterminer comment agir par rapport à ce qui est bon ou pas, d'envisager une fourchette d'extrêmes et de calculer une position médiane possible, qui soit universalisable. Or pour chercher à sortir d'une situation présente, il nous faut pouvoir dialoguer intérieurement et disposer de représentations que l'on se fait d'une situation autre, la confronter elle-même à ce qui nous paraît moral, la comparer enfin avec le présent pour déterminer le manque et trouver des solutions nouvelles pour y accéder. Si Eichmann s'avérait incapable d'innover dans ses formulations, alors il n'était pas dans ses possibilités d'innover conceptuellement, et de confronter sa situation à la morale qu'on lui avait enseignée, et encore moins d'adapter la morale à son expérience pour en dégager des principes éthiques qui auraient permis d'orienter son action. Il n'avait pas de moyens intellectuels de se révolter, nous suggère Arendt, non seulement parce qu'il était « stupide » (et peut-être était-ce aussi pour cette raison qu'on lui avait confié un tel poste dans l'administration nazie : il ne réfléchissait pas et faisait alors un exécutant idéal) mais aussi très influençable et baignant dans un milieu à pensée unique. Pour Eichmann n'avait de valeur que le droit positif ; cela était plus reposant d'obéir avec des oeillères, que de faire appel à des principes moraux ou de déployer un raisonnement éthique.

Après ces réserves émises quant à la possibilité pour chaque homme de penser sa liberté et celle des autres, il nous faut faire état de cette distinction entre éthique et morale pour voir comment le consul a quant à lui trouvé sa voie dans la désobéissance, en se dépassant, en se projetant hors de lui, mais intérieurement, vers des buts transcendants, pour reprendre l'expression sartrienne, afin de « faire le bien ».

Chez Ricoeur, l'éthique, qui englobe la morale (nous ajouterions qu'historiquement, elle n'a pu que lui précéder, en tant que philosophie première), est la visée de la vie bonne, fin ultime que chacun se donne au sens aristotélicien du terme, idéal de vie auquel nous allons essayer de conformer nos actions. Au cours de l'histoire se sont développés des étalons d'excellence qui permettent à chacun d'apprécier par comparaison ses propres actions. Ce sont des standards, des « biens immanents » à la pratique, relatifs à un domaine précis d'action, à un domaine de praxis. Mais ces praxis des hommes sont le fruit de la conciliation entre l'idéal de vie, ergon que l'homme se donne à lui même, et la pesée avantages-inconvénients qui mène à un choix préférentiel dans telle ou telle situation. En voulant tendre vers un idéal, qui est en quelque sorte le dessein que chacun donne à sa propre vie, et à la fois en jaugeant chaque action par rapport aux standards d'excellence, chaque praxis contient en elle-même sa fin. Mais elle est une action partielle qui s'inscrit dans un plan de vie global.

Le moment où l'homme apprécie ses actions est un moment de réflexivité. Mais il ne peut s'effectuer sans la référence à l'autre. Ce rôle médiateur de l'autre est vu par Aristote dans son Traité de l'amitié où l'amitié est pour lui la « transition entre la visée de la « vie bonne », que nous avons vu se réfléchir dans l'estime de soi, vertu solitaire en apparence, et la justice, vertu d'une pluralité humaine de caractère politique »38(*) (c'est cela qui permet de dire, comme nous l'avons vu plus haut, que les droits naturels ne sont pas intrinsèque à l'homme mais sont des artefacts). Cette amitié est donc d'ordre éthique, non d'ordre affectif ; elle devient même habitus. La place faite à l'autre est en rapport avec le manque, nous dit Ricoeur : entre la capacité que j'ai, ma puissance que je peux penser, et l'effectuation de mes actions, je peux voir un manque. C'est par ce biais-là qu'intervient la référence à l'autre. Parce que je souhaite vivre bien, je vais agir en fonction de l'autre : je n'exploite pas ma pleine puissance, je la jauge, dans la pratique, en faisant attention à l'autre. Je n'agis pas de manière égoïste ou égocentrique ; c'est le principe de l'éthique. Puisque je ne vis pas seul et que je veux vivre en paix, je vais mettre l'autre en position médiane entre ma capacité et mon effectuation. Je le traite en égal. Je souhaite donc être juste avec lui. Mais il ne va pas s'agir que d'un simple face-à-face ; car je vis dans une monde complexe où il y a beaucoup d'autres personnes. Les institutions sont alors en quelque sorte un extension de la relation amicale interpersonnelle ; la justice développe dans sa plus grande ampleur l'égalité qui me semble nécessaire en amitié. L'égalité est le contenu éthique de l'institution, point d'application de la justice : chacun a son droit. L'institution est alors celle du « vivre bien », c'est un « pouvoir en commun » exempt de toute relation de domination, idéalement. La concertation et la pluralité sont de mise.

Remarquons que l`institution est (presque) toujours le lieu d'une domination ; l'idée de hiérarchie, par exemple, ne permet pas une parfaite concertation. S'il en avait été ainsi, aucune désobéissance ne serait pensable puisque l'on tenterait de trouver un compromis entre les différentes positions. Si Mendes avait été entendu, sa position reconnue, il n'aurait pas enfreint la directive. Or il a ressenti sa soumission comme une violence, il a été pris dans l'étau de l'autorité et de sa liberté ; cela lui a conféré la force de mettre à jour cette domination et de la montrer comme liberticide, et pour lui et pour les réfugiés.

De Sousa Mendes se fait défenseur de la justice au profit des Juifs expulsés et déchus de leurs droits, en utilisant sa fonction pour la rétablir à son échelle, dans la mesure qui lui est possible. Arrêtons-nous un instant sur cette notion. C'est dans des institutions justes que l'on souhaite vivre bien avec et pour les autres selon la perspective éthique. Qu'est-ce que la justice ? Il est différentes manières de l'envisager plus ou moins objectivement. Est-ce du plan téléologique et éthique qu`elle relève ? Pour Kant, elle relève du plan déontologique et moral ; de même pour Rawls, nous l'avons vu : il est des droits naturels à préserver, la justice doit en faire son sacerdoce. Cette perspective n'est pas téléologique à première vue, si l'on ne fait pas attention à cette phrase dans les toutes premières pages de la Théorie de la justice : « la justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée »39(*) (C'est donc cela que Sousa Mendes s'attache à préserver par son action). Chez Aristote, la vertu est entendue au sens téléologique : les hommes s'entendent car ils veulent la justice ; on ne peut que l'atteindre, elle relève de la « vie bonne ». Elle n'est pas systématiquement immanente au résultat d'une action ; le plus souvent, c'est l'injustice qui règne, nous dit Ricoeur, et c'est elle qui met en mouvement la pensée. Nous sommes plus sensibles à l'injustice, et enclin à désirer la dépasser par une réflexion tournée vers la justice, par la recherche d'un juste milieu, d'une mésotès, trait commun à toutes les vertus chez Aristote. Cela se fait d'abord en privé, puis on fait monter le principe dégagé en généralité pour l'appliquer aux institutions. C'est là qu'éthique et politique se croisent : par le biais du relais institutionnel qui érige au niveau sociétal la conception de la justice définie dans le privé, dans la relation interpersonnelle d'amitié. La justice, ses institutions, s'attachent donc à préserver l'égalité entre les individus, à tous les niveaux, comme le décrivait Rawls : en droits, en richesses, en tâches à accomplir pour la société... C'est une conception de la justice distributive. Mais quand l'institution représente un danger pour cette distribution équitable, en droits inaliénables notamment, le membre individuel peut-il pallier le manque des uns en utilisant la place qu'il occupe à des fins de justice ? Il s'exposera à une sanction, mais dans ce cas, on peut dire que le désobéissant ne sera pas dans l'arbitraire : sa décision sera mue par des raisonnements éthiques. En ce sens que je cherche à rétablir un juste milieu entre le pas assez (de droits pour un frange de la population) et le trop (le zèle de certains à enlever ces droits aux autres de manière arbitraire), mon acte fait signe vers l'universalisme.

Mais quand on se sent une obligation de désobéir, quand Sousa Mendes dit avoir obéi à sa conscience et vivre en harmonie avec ses convictions, dans quel registre se trouve-t-il ? L'obligation naît de prescriptions en quelque sorte externes à l'individu, que celui-ci va suivre en tant qu'elles sont normatives : on est dans le domaine de la morale. On ne fait plus appel à son sens de la justice, mais à des principes de justice. C'est au moment où je me réfère à la norme morale pour dégager une éthique d'action que je peux prétendre agir au nom d'une universalité. Certes, rien ne peut être universellement « bon », sauf ma bonne volonté ; c'est ma volonté qui me permet de commencer une action après réflexion. C'est ma volonté qui est visible quand je me demande : « que dois-je faire ? ». Je me réfère alors à la loi, qui se prétend universelle (elle l'est du reste plus que la simple visée individuelle, puisqu'elle a fait l'objet d'un usage public de la raison avant d'être considérée comme telle). A cette universalité est associée l'idée de contrainte, qui caractérise le devoir. Ainsi, la « bonne volonté » est substituable à l' « action faite par le devoir » ; c'est ce que Kant appelle la raison pratique. La raison pratique, ou volonté, fabrique, de manière autonome, des principes qui guident l'action ensuite ; mais elle est nécessairement, fondamentalement, soumise à des limitations. Ce qui est « bon moralement » est « bon sans restriction », nous dit Ricoeur, ce qui signifie que pour penser le bon, il nous faut faire abstraction de toutes circonstances, intérieures ou extérieures (ne pas penser aux intérêts, par exemple ; c'est ce que reprendra Rawls pour définir son voile d'ignorance).

C'est donc en me référant à la norme morale que je peux prétendre à une universalité de la maxime de mon action. Mais dire que je dois le respect aux autres implique que je dois offrir un contenu spécifique à ma volonté. Je fais alors appel à la Règle d'Or ; que me dit-elle ? «  Ne fais pas à ton prochain ce que tu détesterais qu'il te soit fait ». C'est ce que prescrit Hillel, le maître juif de Saint Paul, dans le Talmud. C'est aussi la formule « tu aimeras ton prochain comme toi-même » chère aux chrétiens. C'est avec ces principes que Sousa Mendes a grandi, et qu'il a transmis à ses enfants. C'est au moment où il a à se demander s'il faut aider le rabbin et sa « communauté » qu'ils vont resurgir et entrer en contradiction avec le devoir de respecter la circulaire. Et c'est en accord avec eux que le consul va se déterminer. La sagesse pratique lui a commandé de donner la priorité au respect des personnes sur le respect de la loi. Il a donc désobéi à cette dernière et a pu trouver un ressort à son action dans la morale chrétienne ; nous nous permettons d'avancer ceci, parce qu'il nous semble que la foi en ces valeurs soit plus susceptible de provoquer une adhésion inébranlable, que la lettre de la Constitution, aussi prestigieuse et indispensable soit-elle. Il semble que ce soit plutôt du côté de la morale que Sousa Mendes a puisé la force de désobéir, que de celui du respect du droit écrit.

IV

Partie conclusive

La contestation de la désobéissance civile dans la société : un danger pour la progression de l'humanité

Le terme même de « désobéissance » suscite un certain intérêt si l'on s'interroge sur sa définition: il est exprimé de façon négative ; on pose qu'il y a non obéissance à la norme qui régit, tout au moins régule, ordonne la vie en société. La désobéissance civile est un refus de se soumettre à une loi jugée par soi-même inique. Dès lors, il paraît compréhensible que cette forme de protestation, ponctuelle et interne, qui repose sur un « coup de force » puisque je décide de désobéir, et non pas d'obéir tout en clamant l'injustice de la situation, soit incompréhensible, voire redoutable pour certains. En outre, ce faisant, je m'expose moi-même à la sanction ; celle-ci n'a donc pas suffit à me dissuader : je décide de me sacrifier en tant qu'individu, pour quelque chose que j'estime supérieur en valeur à ma propre personne. Quoi de plus surprenant dans une société fortement individuo-centrée comme l'est la société européenne dans l'esprit du vingtième siècle ?

En effet, certains39(*) nous disent que le complexe est une des grandes idéologies développées au cours du vingtième siècle : la composition du réel nous apparaît multi-dimensionnelle, et l'intérieur de l'homme paraît si intriqué avec ce qui lui est extérieur, qui semble tellement complexe, qu'il est impossible pour l'homme de déterminer des lignes d'action, qui soient irrévocablement justes, pour avoir une prise sur sa vie ou sur le monde ; le seul élément qui semblerait conserver assez de substance face à ce désenchantement extrême, pour que l'on puisse garder pied, est l'individu. C'est un personnage que l'on pense volontiers autonome, qui occuperait le centre du monde dont il serait séparé et qui serait pour lui un objet, ce qui le rendrait alors maîtrisable ; ce serait une entité transhistorique et inébranlable. Ce ne serait pas le fruit d'un individualisme égoïste ni d'une « crise de la culture » : ce serait une autre culture, une philosophie, une organisation sociale, un projet économique, une Weltanschauung.

Dans un monde où, de mieux en mieux informés, nous nous sentons corrélativement de plus en plus impuissants, la seule valeur crédible devient donc celle de l'individu. Et la remettre en question reviendrait à nous plonger à nouveau dans une crise, dans l'a-utopie la plus déroutante. Le sacrifice de l'individu, à un dessein qu'il estime supérieur, peut donc faire peur à la majorité car cette majorité vit de manière habituelle, et donc a pu trouver un équilibre, dans l'absence de cette chose revendiquée par le désobéissant, et dans la croyance en la supériorité de l'individu, valeur que le désobéissant trahit.

Pour mieux comprendre, il faut remonter dans le temps. L'individu est la clé de voûte de la construction de la démocratie ; l'égalité entre les individus en est le fondement le plus important. De là découle la solidité du système. Mais cette égalité, nous disait Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, peut être interprétée comme la nécessité d'un conformisme par les membres de la société. Le principe d'égalité des individus devant la loi peut dériver vers une forme plus générale d'égalité sociale dont chacun se fait le garant, de « moyennisation » des conduites, de sorte que celui qui dépassera cette médiocrité sera rappelé à l'ordre ou stigmatisé en tant que danger pour l'équilibre général, peut-être aussi par jalousie de la part des autres. Pour Tocqueville, c'est le danger de toute démocratie qui conduit à l'apathie sociale, à l'aveuglement des citoyens, au repli sur soi aux dépens de l'intérêt collectif. Cet individualisme poussé n'est donc pas seulement peu propice à l'épanouissement d'une réflexion sur l'amélioration de la justice et de la vie collective, mais peut aussi l'étouffer, le censurer, le réprimer.

C'est en ce sens que Jürgen Habermas a écrit son article Le droit et la force. Un traumatisme allemand 40(*).En 1983, des mouvements pacifistes allemands manifestent massivement contre l'implantation de nouveaux missiles sur le territoire de la RFA ; la position gouvernementale étant d'ores et déjà arrêtée, leur opposition apparaît illégitime, voire immorale nous dit-il, aux yeux des responsables politiques et des intellectuels. Les procédures légales ayant été dûment respectées et les recours épuisés, le refus d'obtempérer et de soumettre à la loi relève, pour les élites et les partisans de la course aux armements, d'une violence pure et simple qui met en péril l'équilibre constitutionnel si chèrement acquis, en Allemagne plus qu'ailleurs. Or l'opposition est d'ordre politique : la décision est jugée injuste par les manifestants.

L'on voit que leur condamnation, même si elle n'est que verbale, révèle une condamnation bien plus large : celle de la désobéissance civile en général, qui n'aurait plus sa place dans une société démocratique mûre. La mentalité néo-conservatrice du début des années 1980 y entrevoit une menace pour la démocratie, alors que pour Habermas, « si menace pour la démocratie il y a, c'est à ces fantasmes paranoïaques et répressifs qu'il faut l'attribuer, plutôt qu'aux éventuels débordements, naturellement toujours possibles, du mouvement protestataire ». S'il y a un problème, il se situe bien dans l'attitude du « légalisme autoritaire de ceux qui, usant du pouvoir de définition intimidant du juriste, dressent une frontière entre le droit et la force [au sens de la violence] de sorte que celui qui viole la règle en citoyen puisse être non seulement jugé pénalement mais encore moralement disqualifié »41(*).

Les tenants du « légalisme autoritaire » agitent le spectre du nazisme : une prise de pouvoir d'apparence légale, préparée par un activisme partisan toujours aux frontières de la légalité et bénéficiant d'un affaiblissement du pouvoir central et du respect qui lui est dû. Mais cet argument peut être facilement retourné : pour Habermas, le précédent nazi témoigne surtout du caractère conditionnel de l'obéissance que peut réclamer l'autorité politique en place, de la nécessité de maintenir une vigilance critique face aux décisions légales, vigilance qui peut, si c'est jugé nécessaire, aller jusqu'aux pratiques de la désobéissance civile. Bien entendu, il convient de garder une attitude raisonnable, proportionnée, face aux dispositions critiquées ; car les dispositions constitutionnelles mentionnent bien un droit supra-positif de résistance qui permet de renverser un gouvernement qui porterait gravement atteinte aux droits de l'homme, mais ne légitiment pas la désobéissance civile, qui est une procédure « interne », non révolutionnaire, d'opposition. La seule reconnaissance formelle qui lui soit accordée est celle des textes qui la mentionnent, la définissant, la récusant, ou l'illustrant par des exemples d'actualité. C'est qu'on est encore bien souvent dans le schéma wébérien de l'Etat comme monopole de la contrainte42(*), comme « seul détenteur légitime de la force, et toute source d'action politique étrangère à lui, comme celle de la société civile, est pensée comme une menace irrationnelle de subversion, l'indice du danger mortel d'un retour à l'état de nature », nous dit Stéphane Haber. Or il précise, et reprend Habermas à ce sujet, que « la coïncidence de la légalité et de la légitimité n'est jamais en soi garantie ». « Quand les deux ne concordent pas, l'obéissance aux lois ne peut plus être requise sans autre forme de procès. » C'est par des luttes incessantes au cours de l'histoire qu'on a pu aboutir à une application généralisée de la liberté et de l'égalité en droit. Le processus n'est pas achevé, c'est une certitude ; la désobéissance civile est donc une procédure nécessaire au maintien de l'Etat libéral-démocratique. Comme l'écrit Claude Lefort, la démocratie est ce régime inouï qui fait l'expérience historique de l'indétermination de ses repères.43(*) Elle est ce régime, poursuit Ricoeur, qui ne cherche pas à occulter la division sociale ni les conflits qui le traversent, mais qui s'emploient à leur trouver un règlement pacifique44(*). Si la quête du juste est sa visée régulatrice, le débat qui en découle est interminable, nous serons toujours dans le conflit des interprétations. Mais encore faut-il écouter tout le monde, car la recherche de l'accord de tous présuppose la possibilité du désaccord de chacun. Si l'un n'est pas entendu, alors qu'au nom du principe d'égalité il doit l'être, alors il peut recourir à la désobéissance pacifique. Il y va de la vitalité du régime démocratique. Ceux qui l'évincent du débat peuvent être considérés comme ayant une ambition totalisante, éminemment dangereuse pour la société et pour le progrès dans la compréhension et l'application des principes rationnels de la Modernité. De même, il y va du respect du principe du consentement, au fondement du pacte social qui nous unit tous. A quoi donné-je mon consentement ? Avec la faible marge de manoeuvre que j'ai pour m'exprimer, en-dehors des élections qui ressemblent plus à un contrat d'adhésion globale qu'à un réel choix des personnes qui vont faire entendre ma voix, je ne puis vraiment dire que mon consentement recouvre l'ensemble des lois de mon pays et de la politique qui y est menée, d'autant que la plupart d'entre elles sont antérieures à mon apparition sur terre. Alors quand ma voix ne me semble pas en accord avec le discours politique ambiant, quand celui-ci sonne faux et qu'on ne m'entend pas, quand quelque chose me paraît injuste et qu'il serait fondamental de rétablir l'équité, je me révolte et apparais publiquement pour en appeler à la capacité de raisonner des autres et à leur sens de la justice ; et montre que je ne me soumettrai pas à cette loi qui m'est intolérable tant qu'elle ne sera pas satisfaisante, parce que je refuse de cautionner pareille iniquité, dont la conscience peut tout aussi bien naître d'une atteint à mon intégrité que du spectacle d'une atteinte à celle des autres, comme cela a été le cas pour Sousa Mendes. Je dis oui et non : je dis oui à la frontière que l'on m'impose, celle de la formalité du système politico-juridique, et je dis non à une partie de son contenu, à ce que je veux préserver, en deçà de cette frontière. Tout en sachant que c'est mon bon droit de le faire, puisque je suis un individu fondamentalement libre, et puisque mon but n'est pas seulement ma paix intérieure, mais aussi le maintien de la liberté de chacun et de la solidarité entre tous. C'est la voix de Kant que l'on entend derrière cette attitude courageuse et pacifique, qui enjoint chaque homme à faire usage de sa raison : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières. »45(*)

* 1 José-Alain FRALON, Le Juste de Bordeaux, Editions Mollat, 1998.

* 2 Cette précision nous semble importante eu égard aux théories sur la désobéissance civile que nous verrons plus loin, notamment le point de vue de John Rawls, puisque la question de cette forme particulière de désobéissance ne peut se poser que dans un régime démocratique, « une société presque juste ».

* 3 José-Alain FRALON, opus cité.

* 4 John RAWLS, Théorie de la justice, Seuil, 1997 (édition originale : Harvard University Press, 1971), p.405.

* 5 ibidem p.392.

* 6 Il existe bien un article de Thoreau intitulé « Civil Desobedience » daté de 1848, mais il n'est paru sous ce titre qu'en 1866. Il avait été publié en 1849 sous le titre « Resistance to Civil Government »

* 7 Il s'agit en l'espèce plus exactement d'un cas d'objection de conscience (sur la distinction, voyez les développements sur la théorie de Rawls). Il reste que Thoreau a lancé des appels à la désobéissance à plusieurs reprises et a généralisé l'emploi du terme.

* 8 A l'instar des « libertés civiques » et « mouvement pour les droits civiques », généralement retenus pour « civil liberties » et « civil rights movement ».

* 9 On pense à l'appel de certaines célébrités, dans Le Monde du 12 février 1997, à désobéir aux lois Debré qui obligeaient la dénonciation d'étrangers qui étaient en situation irrégulière en France ; ou plus récemment aux actions des groupes anti-OGM ou au mariage homosexuel célébré par Noël Mamère.

* 10 Nous ne discuterons pas de la naissance de l'Etat en Europe occidentale. Nous ferons simplement référence aux différents travaux de Norbert ELIAS, notamment La dynamique de l'Occident (1977), Pocket 2003.

* 11 On pourra objecter le fait que la désobéissance civile n'est pas seulement une résistance, et qu'elle est tout autre chose que le droit de résistance des peuples à l'oppression. Mais il nous semblait nécessaire de montrer qu'elle est le prolongement de la pensée de la résistance. C'est en ayant pensé, au préalable historiquement, que le peuple pouvait se révolter (au sens de faire volte-face), pacifiquement, contre l'arbitaire, qu'on peut penser qu'un individu ou une minorité peut en faire autant, à une échelle moindre y compris en ce qui concerne la mesure jugée arbitraire (pas tout un gouvernement mais seulement une loi). La question de la désobéissance passe nécessairement par celle de la résistance, dont on assouplit les conditions d'exercice légitimes.

* 12 « Du point de vue théorique, trois types totalement différents de [...]conventions primitives étaient connus au XVIIème siècle et désignés tous trois par l'expression de « contrat social ». Le premier exemple était celui du pacte biblique, conclu entre un peuple tout entier et son Dieu, en vertu duquel le peuple consentait à obéir à l'ensemble des lois que la toute-puissante divinité déciderait de lui révéler [..]. En second lieu, la forme conçue par Hobbes, selon laquelle tout individu conclut un accord avec les autorités purement séculières, [...] [qui] exige pour [le gouvernement] un monopole du pouvoir dans l'intérêt de ses sujets, qui n'ont eux-mêmes ni droits ni pouvoir, tant que leur sécurité physique est garantie ». La troisième est celle de Locke, la seule permettant de penser un droit à désobéir. Hannah ARENDT, « La désobéissance civile », in Du mensonge à la violence, Pocket, 2002, p. 87-88.

* 13 PLATON, Apologie de Socrate , GF, 1965, p.

13 Cité par Ch. Bastide, John Locke, ses théories politiques et leur influence en Angleterre, Paris, Ed. Leroux, 1906, p.139.

* 14 George BERKELEY De l'obéissance passive, ou défense et preuve de la doctrine chrétienne de non-résistance au pouvoir suprême, conformément aux principes de la loi de nature, 1712, traduction Vrin 2002, p.55.

* 15 ibid. p.96.

* 16 Autonomie au sens kantien du terme, à savoir l'autolégislation, la liberté pour une personne de se donner à elle-même, de manière rationnelle, sa loi comme règle d'universalisation de ses propres maximes d'action (nous reprenons la formulation de Paul Ricoeur dans Le juste, « Une théorie purement procédurale de la justice est-elle possible ? », Seuil, 1995, p.73).

* 17 Les écrits de Marsile de Padoue et de Guillaume d'Ockham préfiguraient déjà, dès le XIV ème siècle, la reconquête progressive de son autonomie par le pouvoir temporel, bientôt aidé par l'affaiblissement du christianisme à la suite de la Réforme.

* 18 John LOCKE Traité du gouvernement civil 1690 pour l'édition de princeps (GF Flammarion, Paris, 1984, 1992, p.214-215)

* 19 Pour lui, ... et « par LIBERTE, [...] j'entends l'absence d'entraves extérieures »

* 20 HOBBES, Léviathan , Folio Essais 2001, p.341 note de Gérard Mairet sur le chapitre 21 « de la liberté des sujets ».

* 21 ibid. p.300

* 22 Article 2 de la DDHC de 1789 : « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ce sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ».

* 23 KANT, Métaphysique des moeurs, dans OEuvres complètes, tome III, Gallimard, La Pléiade, 1986, p.584.

* 24 Hannah ARENDT, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, Folio Histoire 2002, p.79.

* 25 ibid. p.82.

* 26 On pense au Prince de Machiavel, avant tout, puis à la majorité des réalistes.

* 27 Emmanuel Lévinas dans sa préface à Totalité et infini, Essai sur l'extériorité, Bibl. Essais Livre de Poche, 1971.

* 28 G. RIPERT, « Le déclin du droit », LGDJ 1949, p. 92.

* 29 Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Seuil 1990 ; Points Essais 1996, p.213 .

* 30 M.VILLEY, Leçons d'histoire de la philosophie du droit, Dalloz, 1957, p.367 et suivantes

* 31 Débat publié par la Harvard Law Review de 1958.

* 32 Hannah ARENDT, « La désobéissance civile », in Du mensonge à la violence, Pocket, 2002, p.57.

* 33 Emmanuel LEVINAS, Ethique comme philosophie première, Rivages poche, Petite Bibliothèque, Seuil 1998.

* 34 Jean-Paul SARTRE, L'existentialisme est un humanisme, (1946) Folio Essais 2002, p.31.

* 35 ibidem p.29.

* 36 ibid. p. 38.

* 37 Albert CAMUS, L'homme révolté (1951), Folio Essais 2003, p.36

* 38 Paul Ricoeur, opus cité, p.213.

* 40 John RAWLS, opus cité, p. 29.

* 39 Daniel BENASAYAG Le mythe de l'individu, Editions La Découverte, 1998.

* 40 Jürgen HABERMAS Ecrits politiques p.88-104.

* 41 Habermas, ibid. p.92.

* 42 A l'exception des transnationalistes, ou des théoriciens de la société civile.

* 43 Claude LEFORT, Essais sur le politique, Seuil, 1986, p.29.

* 44 Paul RICOEUR, « Ethique et politique », dans Du texte à l'action, Seuil, 1986, p.404.

* 45 KANT, « Réponse à la question : qu'est-ce que les lumières ? », 1784, dans Critique de la faculté de juger, Gallimard, Folio, 1989.






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