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La construction des jugements d'anormalité autour des pratiques alimentaires (anorexie et boulimie)

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par Elodie Arroyo
EHESS - Master 2 2008
  

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Conclusion

Paul Ricoeur44(*) distingue deux réalités dans la notion d'identité : ce qui d'un côté est propre à l'individu, l'identité ipse, et ce qui de l'autre est semblable ou reconnu comme identique à un autre individu, l'identité idem. Nous l'avons vu, dans les changements qui affectent l'identité de la personne anorexique et/ou boulimique, ce sont ces deux catégories qui sont en jeu : tant l'identité pour soi qui évolue vers un mode compétitif ou dépréciatif, et l'identité au regard du groupe social que l'on tente de dissimuler dans un premier temps pour ne pas trahir le changement considéré intime de la première.

C'est voir un peu plus à quel point l'individu est lié au groupe dans sa conception même de soi. A travers les pratiques alimentaires s'opère une définition de soi en tant qu'identique ou dissemblable, moyen d'évaluer son degré d'intégration de la norme par rapport au groupe. Ce jugement de son propre comportement s'effectue en quatre grandes étapes : la perception de l'anormalité, après une phase d'installation des pratiques jugée rétroactivement comme le début de l'anormalité ; la tentative de qualification du trouble, alors que des efforts sont faits pour maintenir l'identité intégratrice tandis que l'identité pour soi est très affectée ; l'acceptation de la qualification psychiatrique du trouble avec le diagnostic qui engendre la réunification de l'identité. L'institution médicale doit intervenir à ce stade afin de valider et reconnaître l'existence du trouble, en tant que c'est elle qui, en créant la catégorie et définissant les contours du mal qui affecte l'individu, va permettre aux personnes en souffrance de s'approprier les moyens de revenir à la normalité : en travaillant leur histoire de manière linéaire, à la manière d'une illusion biographique, et en réintégrant la norme comportementale alimentaire.

Nous souhaitons à présent discuter plus avant d'un point abordé dans notre étude concernant l'idéal de pureté recherché par les jeunes femmes anorexiques.

On l'évoquait dans notre premier chapitre, la recherche de pureté est explicite chez certaines personnes, et passe par l'abstinence alimentaire comme par l'abstinence sexuelle.

« C'est marrant parce que tout, cette période... du début d'anorexie c'est aussi associé à des paysages fabuleux, enfin, des choses très pures, en fait, je pense que voilà, c'est un peu une recherche de pureté. » DM.RI

« Donc, oui, je lisais beaucoup quand j'étais dans cet état-là et des trucs plus philo, sur les religions, la philo, pas mal de littérature aussi, des trucs sur : pourquoi ? C'était toujours : pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? pourquoi le monde ? pourquoi comme ci ? pourquoi comme ça ? Je me calme, mais je suis quand même encore dans ce truc-là !

Il y a d'autres pratiques que tu rapproches de ça ?

Le truc de la propreté, le truc de toujours être pure. Physiquement, je sais pas, d'être toujours... Le plaisir de prendre un bain pour être vraiment pure. Le mot d'ordre, ce serait vraiment la pureté, je pense, dans ce que, moi, j'ai connu de l'anorexie.

En fait, ça revient pas mal, en général.

Ah bon ?

Ouais

Ouais, ça m'étonne pas. Il y a un livre d'ailleurs de (inaudible) « La faim de l'âme », qui dit, justement, qu'il y a quelque chose de l'ordre spirituel là-dedans. » MD.RI

Mary Douglas développe dans De la souillure45(*) l'idée que certains rites de purification effacent le danger qui provient d'une souillure ou pollution : ce danger est toujours corrélé à une situation sociale particulière, au sein d'un système plus global de représentations et de code moral. La meilleure symbolisation de ce danger, c'est la métaphore corps social - corps humain : la souillure, c'est ce qui littéralement dérange l'ordre de la société, c'est ce qui la menace de basculer dans ce que Mary Douglas appelle ses marges. La souillure dérange d'autant plus qu'elle est essentiellement contagieuse. Par excellence, la souillure provient de la sexualité, et plus généralement de ce qui entre ou sort du corps ou de la société : l'alimentation qui obéit à certaines règles (types d'aliments, façon de les préparer). Dans la sexualité ainsi, il est important de distinguer les interdits moraux, qui entraînent la condamnation morale, et interdits de pollution, qui impliquent le rite de purification.

Il est remarquable, au titre des interdits de pollution, que les pratiques des saintes dans la religion catholique sont très semblables aux pratiques des anorexiques dans la sphère laïque aujourd'hui. L'idée de pureté recherchée par le jeûne absolu, et la virginité perpétuelle est une épreuve caractéristique de la sainteté féminine. Le jeûne entraînant l'aménorrhée participe du processus de « désanimalisation » du corps de la femme, sans souillure, désexualisé, l'idéal mystique de virginité  ; mais dans l'imaginaire catholique, la défloration de l'hymen et l'élimination des résidus menstruels accumulés sont traditionnellement une nécessité d'ordre thérapeutique. N'ayant pas lieu chez les saintes, celles-ci doivent compenser par des mortifications corporelles délibérées. Les automutilations sont également une pratique récurrente chez les anorexiques, et les boulimiques.

« [La rentrée] ça correspond avec de nouveau les AM, donc je sais pas trop.

Les AM ?

Les automutilations.

Tu as

Oui, en seconde et puis ça avait recommencé, enfin j'ai recommencé là, justement. Enfin ça correspond un peu à la rentrée.

Tu en as parlé de ça ?

Ça, les AM, j'en parle vachement moins bizarrement que l'anorexie. Avec toi, il doit y avoir trois personnes au courant.

Et les autres c'est qui ?

C'est une fille de ma classe parce que... Ben, celle qui fait de la boulimie et qui viendra peut-être te parler, Christelle, enfin qui en a fait, qui n'en fait plus. » CC.FB.

« [à l'hôpital] Voilà, ils peuvent pas non plus t'attacher, enfin si, ils en ont attaché. Pas moi, mais... Ils m'ont menacée, mais ils m'ont pas attachée.

Dans la journée, attachée sur son lit ?

Y en a qu'une que j'ai vue attachée, elle a été attachée deux jours. Mais une qui pétait un câble, elle pétait un câble, donc elle pétait tout dans sa chambre. Elle avait pris son ciseau, elle s'était taillé tous les bras, taillé les cuisses.

D'habitude, ils les enlèvent pas les ciseaux ?

Si, normalement. Mais normalement, quand tu vas mieux, comme il y a une ergothérapeute qui peut passer dans ta chambre, tu peux faire du bricolage, tu peux faire des trucs, donc ils te laissent des ciseaux ronds. Mais bon, les ciseaux ronds, ça peut toujours couper quoi. Là, avec tout ce qu'elle avait fait, ils l'ont attachée. »

Les précautions prises à l'hôpital d'enlever tout objet tranchant à l'admission d'une personne souffrant de troubles du comportement alimentaire procède de cette connaissance de l'association de l'automutilation au jeûne ou à la compulsion boulimique.

« Moi j'avais des gros problèmes de scarification. Moi je me taillais, je me brûlais avec la clope. Je me taillais le ventre, les bras. T'as souvent des petits trucs, enfin des petits trucs, des trucs qui se greffent parce que tu vas pas bien et qu'il faut trouver un moyen d'extérioriser aussi. La bouffe, ça te permet d'extérioriser certaines choses, mais en même temps ça te rend malheureuse. Donc, t'essayes de trouver d'autres choses. Donc, quand tu bois, t'es plus convivial avec tes copains, finalement tu te dis : je vais boire à midi, je vais boire le soir, comme ça je vais avoir l'impression d'aller bien et puis j'aurais un peu plus d'amis, je me sentirai un peu plus vivante avec les autres. Après, le fait que tu puisses pas parler à ta famille, à tes amis, que tu bouffes pas, que la bouffe te prend la tête, eh ben, tu te scarifies, ça te vide de ton stress. Et voilà, tu prends des petits trucs comme ça.

C'était après une crise par exemple ?

Ouais, alors c'était souvent après une crise ou alors des fois, ouais, des gros moments de solitude. Ouais, t'as l'impression que c'est un peu comme si tu vidais du pus, tu te vides du mauvais. Et quand t'as fait ça, hop, tu mets un pansement et t'es repartie, t'es bien.

T'as mal, mais t'es bien !

T'as pas mal sur le moment. Quand tu te le fais, honnêtement t'as pas mal. Mais après, ouais, t'as mal. Le lendemain, tu te dis : putain, ça fait mal ces conneries. Mais sur le moment, non, parce que t'es vraiment dans un état second. T'es pas bien, t'es pas bien, t'es pas bien, tu penses qu'à ça. Et quand t'appuies avec une cigarette ou une lame ou quelque chose, ben, ça t'apaise. Tu pouvais être super énervée et après c'est bon, t'es calmée. Bien sûr, il y a d'autres moyens plus intelligents, comme d'aller courir un bon coup ou appeler une copine, mais bon, t'as pas toujours les moyens. Mais ça, par contre, la scarification, j'ai commencé avec l'adolescence, vers 13-14 ans. Mais pareil, pourquoi ? J'en sais rien. Je me souviens même pas de la première fois que je l'ai fait, je sais pas. » ML.RI

« Je sais pas si tu as vu sur Myspace, il y avait un truc que j'ai posté, c'était : raconte un secret et sans nom, c'était anonyme. Tu mettais le secret n'importe où, donc personne ne voyait qui c'était. Et tout le monde avait genre : « je suis vraiment dépressive... »

Sur quoi ?

Je te montrerai, je t'enverrai un truc. Comment on dit quand on se

Automutilation ?

Oui, « je fais des automutilations », « j'ai envie d'être boulimique, je me trouve dégoûtante », « je suis anorexique ». Tout le monde avait quelque chose comme ça. » MH.RI

Coïncidence ou influence socio-historique, les outils théoriques et pratiques nous manque pour analyser une période d'anorexie en terme de rite de purification. Si Melle ML.RI nous dit être croyante, et même avoir été miraculée après une tentative de suicide, elle ne sait pas pour autant pourquoi elle a commencé à se scarifier, avant même d'être anorexique : elle ne l'a pas décidé en conscience. Melle CC.FB qui a recours également aux automutilations nous dit ne pas l'être et avoir été élevée dans une tradition laïque, ses parents étant athées. Elles n'en peuvent décrire que les effets, de soulagement momentané. Etablir une téléologie de ces actes, même si les ressemblances sont étonnantes, serait encore hasardeux voire essentialiste. Car finalement, cela reviendrait à soi-même croire. Imputer systématiquement une recherche de pureté à ces jeunes femmes, alors que cela n'est pas toujours ressenti comme tel, c'est croire en une inéluctable quête du pur par les femmes ; et quid des hommes anorexiques ?

Selon Michèle Fellous46(*), un rite nécessite une certaine scénographie, un accueil social, c'est le temps d'une solidarité créée autour d'une angoisse qui permet à chacun de rétablir son sentiment de soi, d'exister comme une entité corporelle et psychique. Nous l'avons vu par la suite, les pratiques des personnes au comportement alimentaire troublé se font dans le secret de l'intimité, jusqu'au moment où une reconnaissance de l'identité anorexique ou boulimique est nécessaire. Peut-on parler de rite autoinfligé comme le fait une sociologie des conduites à risque47(*) ? Ce serait postuler que les individus agissent en conscience et entre délibérément dans une période de rite où ils vont éprouver leur individualité et changer de peau pour mieux revenir au monde social. Or on a vu que l'entrée dans la période de trouble du comportement alimentaire est loin d'être toujours perçue comme telle et qu'il y a une réelle difficulté à retrouver un comportement normal vis-à-vis de l'alimentation par la suite, avec peur de « rechute » éventuelle. La fin n'est jamais vraiment déterminée, des forces internes s'imposent à l'individu qui doit opérer à un véritable travail de tri de son vécu pour se reconstruire.

Pour Mary Douglas48(*), le problème théorique dans une certaine sociologie concerne l'angle de vue individualiste : on prend l'individu comme déconnecté de son environnement social. Dumont l'a montré (Homo hierarchicus, le système de castes et ses implications, 1977) : l'individu a d'abord été pensé en sciences sociales comme une sous-unité partiellement autonome, ne prenant tout son sens que rapporté à un tout hiérarchisé/hiérarchique. Actuellement il est généralement trop envisagé comme une unité séparée « self-justified », enfermé dans des échanges individuels avec d'autres êtres rationnels intéressés, égocentrés. Penser les individus comme cela conduit l'observateur à se focaliser sur la communication valable entre les individus. Si la nourriture est un moyen de communication comme les autres choses matérielles, tous les messages sont maintenant traités comme émanant des individus privés, en tant que parlant de l'identité personnelle et renseignant sur les objectifs privés de l'émetteur. C'est bien ce qu'on pense généralement des anorexiques et boulimiques et c'est aussi pourquoi leur entourage leur demande parfois d'avoir plus de volonté pour arrêter ; or ces personnes sont traversées par l'environnement social, par le passé aussi, par autre chose qu'elles-mêmes et ce qui relèveraient de leur intérêts. En psychanalyse, ou psychologie, on va les responsabiliser : elles mangent ainsi parce qu'elles ont envie de dire quelque chose, donc un lien de causalité direct est établi. Le langage parlé n'a pas suffi, n'a pas été conçu, donc il a été remplacé par un autre langage oral, social, parce que l'individu communique à tout prix, c'est un postulat totalement individuo-centré. La qualification de maladie mentale de l'anorexie et de la boulimie permet une appropriation par le sujet des moyens de compréhension et de « guérison » ; dans la perspective d'un retour à la normale, il est important de responsabiliser la personne pour lui donner l'impression de reprendre le dessus sur ses actes, lui conférer à nouveau une puissance, la maîtrise de ses actes, et le concept d'inconscient permet à ce titre de se réapproprier ses agissements. 49(*)

Pour Mary Douglas, dans les études sur l'alimentation, il manque alors principalement deux choses : la religion et la société. Selon elle, juger la vie sociale c'est appliquer implicitement le principe de séparation des choses matérielles et spirituelles, du moral et du plaisir sur terre même si ce sont des plaisirs liés ou inhérents à la relation sociale. L'idée est renforcée par le jugement moral selon lequel la société est l'arène où s'affrontent les individualités envieuses etc, dont il faut se méfier. Avec une culture religieuse pareille, diffuse dans la sphère laïque, il n'est pas étonnant en fait que les théoriciens soient un peu aveuglés et se focalisent sur l'individu comme être intéressé, pouvant recourir à des modes de justification autonomes. Comme si la plus attentionnée des personnes, la mère ou l'épouse la plus scrupuleuse, se servait de la nourriture dans la compétition sociale pour accéder à son statut ou conserver son rôle social.

Au regard des remarques faites plus haut concernant une ressemblance entre des pratiques religieuses datées et les troubles du comportement alimentaire aujourd'hui, aux valeurs morales imprégnées d'un impératif de pureté et créant un mal-être quant à la souillure causée par l'alimentation, il semble impératif de se pencher sur la question par la suite, en adoptant un angle socio-historique et anthropologique.

De même, cette étude des jugements de normalité et d'anormalité se limitant au point de vue des personnes directement concernées dans leur corps, dans leur histoire de vie, dans leur expérience par les troubles du comportement alimentaire, mérite d'être complétée d'une étude sur les opérations de perception et qualification par les proches et par les médecins, dans une perspective de comparaison afin de déterminer plus précisément les modalités de jugement de l'anormalité dans le monde social, de déterminer l'emprise du secteur médical et psychiatrique sur la question. Ceci permettrait d'analyser les points de contact, interactions physiques ou symboliques, entre les profanes et les savants, et de déterminer plus précisément les modalités de l'adhésion à ce sens donné qui, une fois connu, n'est jamais remis en question.

« Rien ne peut détruire [la religion], car ce qui la met en question est aussitôt promu à sa place et objet d'une croyance religieuse à son tour - je l'ai démontré ailleurs pour le sacré. La puissance qui désacralise, un lieu, un conseil, une religion, est aussitôt à son tour sacralisée. Il en est exactement de même pour ce qui prétend détruire une croyance. La force destructrice devient aussitôt l'objet d'une croyance. On l'a parfaitement vu lors de la grande offensive laïque contre la «religion» : en très peu de temps, la laïcité est devenue un laïcisme, et il s'agissait d'une ferme croyance dans des valeurs, une morale indépendante, une sorte de communion intellectuelle et même spirituelle. Donc le fait croyance paraît inhérent à l'être humain ! »

Jacques Ellul, Islam et Judéo-christianisme (pp.64-65)

* 44 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990.

* 45 Mary Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, La Découverte, Poche, 2001 (1967).

* 46 Michèle Fellous, A la recherche de nouveaux rites. Rites de passage et modernité avancée, L'Harmattan, 2001.

* 47 On pense ici aux travaux de David Le Breton sur les comportements extrêmes abordés sous l'angle de la mise à l'épreuve de soi dans un univers social dominé par l'individualisme

* 48 Mary Douglas, Food in the Social Order. Studies of Food and Festivities in Three American Community, Russell Sage Foundation, 1984. C'est une traduction qu'on propose ici.

* 49 Mais comme nous le disions en introduction en citant Michel Foucault, le terme de « maladie » nous paraît discutable. Il est un moyen évident, et devient une réalité que dans le discours et les actes qui suivent l'adhésion à cette catégorie de jugement.

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera