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Le Bien chez Saint- Thomas d'Aquin

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par Vivien Hoch
Institut catholique de Paris - Licence 2008
  

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Le bien pour l'homme

chez Saint Thomas d'Aquin

SOMMAIRE

INTRODUCTION

I) CONTEXTE MÉTAPHYSIQUE DE LA NOTION TRANSCENDANTALE DE BIEN

a) le cadre théologico-métaphysique de la morale

b) Statut de la créature raisonnable : son auto-nomie

c) L'analogie de l'être

d) Le Bien comme notion transcendantale

II) L'ACTE HUMAIN (ACTUS HUMANIS) ET SA BONTÉ

a) Définition de l'acte humain

b) La bonté de l'acte volontaire libre

c) Les vertus

III) LE BIEN EN TANT QUE FIN

a) Le bien sensible

b) Le bien intellectuel

c) Le bien ultime

IV) L'ETRE OBJET D'AMOUR

Le présent travail a été effectué avec les éditions CERF de la "Somme théologique" et de la "Somme contre les Gentils" (traductions collectives) et sur les versions latines éditées par le Saint-Siège : "Opera omnia doctor Thomas Aquinas, issu edita Leonis XIII". Nous nous sommes également appuyés sur les commentaires d'Etienne Gilson dans "le Thomisme" et dans "Saint Thomas moraliste" (éd. VRIN).

Le XIIIème siècle représente aux yeux de beaucoup d'historiens de la philosophie le moment "charnière" du moyen âge, c'est-à-dire celui qui va faire de la philosophie une discipline à part entière, et celui qui va porter au plus haut point spéculatif la doctrine philosophique et théologique de l'Eglise catholique Romaine, dans un considérable travail de synthétisation, à partir de la Révélation Biblique, des Pères de l'Eglise et de la philosophie Grecque telle qu'elle était connue. Saint Thomas d'Aquin en fut un des principaux acteurs, en héritant de la grande nouveauté aristotélicienne enseignée aux étudiants par son maître saint Albert le Grand. Le cadre conceptuel et métaphysique dans lequel vont se développer la réflexion morale et éthique de Saint Thomas d'Aquin est donc cernée par d'un côté la conception judéo-chrétienne d'un monde et d'un individu entièrement soumis à un Dieu tout-puissant qui connaît le monde jusque dans sa contingence, qui connaît parfaitement l'âme humaine jusque dans son inconstance, hérité du péché originel, et qui, en plus d'aider l'homme de manière surnaturelle dans sa vie toute entière, lui promet un bonheur éternel après la mort si ses actes le justifie, et d'un autre côté la vision aristotélicienne de l'homme qui en fait un individu qui ne trouve son mérite que dans un plein épanouissement de son être, par la médiation continuelle de l'acquisition et de la pratique des vertus naturelles, c'est-à-dire ne dépendant que de sa vie temporelle : une culture entièrement fondée sur les ressources naturelles de l'être humain. Ce naturalisme Aristotélicien demeure indifférent, sinon hostile, à la Révélation Biblique. Toutefois, saint Thomas arrivera à dépasser les contradictions apparentes de ces deux sources pour développer une doctrine morale naturelle qui est considérée comme le point culminant de la morale traditionnelle. Ainsi Saint Thomas d'Aquin ne développe pas une morale nouvelle, c'est à dire qu'il ne se repose pas foncièrement sur une anthropologie différente des Grecs anciens, toute ordonnée par la nature et la finalité des choses mais re-situe le cadre cosmologique et métaphysique en Chrétienté, c'est à dire dans un univers orienté et dirigé par un Etre souverainement bon, connaissant souverainement toutes ses contingences et promettant, au moyen de la Révélation Biblique, une nouvelle dimension proprement parfaite pour l'homme ; et il en fait le point culminant de la vie morale dans ce qu'il nomme la vision béatifique.

Le bien pour l'homme n'échappe pas à ces interrogations théologiques : cette vie terrestre n'est pour ainsi dire qu'une étape vers un Bien absolu et éternel ; encore faut-il la vivre et bien la mener : c'est tout le problème de la morale. Bien plus, Saint Thomas d'Aquin conceptualise sa vision optimiste de l'homme et du monde pour faire germer au coeur de la vie morale la possibilité naturelle d'accéder au bonheur, c'est-à-dire sans le secours surnaturel de la Grâce, bien que ce n'est pas sans ce secours que l'homme peut accéder à un bonheur parfait en ce monde. Ainsi, comme il y a une destinée surnaturelle de l'homme, il y a aussi une destinée naturelle : cette destinée est le bonheur, et il consiste à bien agir, c'est-à-dire à agir selon sa nature propre, à se maintenir dans l'ordre naturel des choses, ordre qui ne peut qu'être bon puisqu'il est créé directement par Dieu. C'est donc le rejet de toute artificialité, qu'elle soit individuelle ou collective, et une question d'adaptation de l'homme à lui-même et au monde qui l'entoure : ce n'est que dans cette optique que l'homme fera bien, car il ne tentera pas de se soustraire au gouvernement divin, mais bien plutôt à s'y adapter. Mais la question de l'adaptation à sa propre nature et aux fins qui lui sont préconisées par Dieu Lui-même n'est pas si simple dans les faits, et c'est pourquoi naissent des faits même la nécessité d'une science morale, car oublier la difficulté qu'il y a à vivre avec soi-même, c'est oublier que si l'on ne s'adapte pas à sa propre nature, alors on la subit, et c'est là que l'on agit mal et que de là découle alors toutes les formes passionnelles de la souffrance ou de la tristesse.

Nous avons toutefois cette chance d'avoir une inclination naturelle vers le bien, ou du moins vers ce qui nous semble bien (saint Thomas le retient de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote). Cependant une certaine « malchance » est rattachée à cette constatation : l'homme est un être déchu par le péché originel, et c'est saint Paul qui résume le mieux la situation en Romains VII, 15 : "je vois le meilleur (le bien), mais je ne le fais pas" ("Uideo meliora proboque deteriam sequem" trad. Vulgate). Saint Paul sait qu'il doit se fondre dans l'ordre du monde voulu par Dieu mais il n'y arrive pas1(*) (commentaire de l'Epitre aux Romains, 257). Est-ce une impossibilité totale ou contigente ? Est-ce une impossibilité naturelle ou surnaturelle ? Cette problématique intrinsèque à l'homme fait-elle de sa vie une lutte constante avec son incapacité naturelle ou une tragédie fataliste ? Même en dehors de toute considération théologique, force est de constater que l'homme n'est pas toujours entouré de réalités bonnes pour lui, qu'il n'arrive ni à considérer le bien avec le critère de la vérité, ni à y parvenir facilement lorsqu'il a considéré une réalité comme bonne, ni même à en jouir pleinement lorsqu'il l'atteint parfois, le sentiment d'insatisfaction reprenant constamment le dessus2(*). L'étude du bien met particulièrement à jour cette problématique. Dans la perspective de saint Thomas, cela n'est dû ni à une incapacité naturelle, ni à un fatalisme auquel il faut se résigner. Tout le problème se situe dans l'adéquation entre l'homme en tant que corps et l'homme en tant que créature privilégiée par l'Etre souverain. Le "système" moral de saint Thomas fondé sur le naturalisme aristotélicien et ouvert à la destinée surnaturelle chrétienne place directement la question du bien dans une sphère optimiste mais réaliste.

Le principe du bien est naturel, puisqu'il découle de l'appétit naturel, en ce sens saint Thomas est naturaliste, et son terme est le bien lui-même, et dans ce sens saint Thomas est finaliste. Toute la question va donc être de faire coïncider ce mouvement naturel vers le bien avec sa perspective finale qui est la jouissance de ce bien, car de nombreux éléments rentrent en compte ; par exemple le fait de savoir si l'appétit naturel a un sens moral, si l'acte avec lequel il passe à l'acte est bon lui-même, adapté à l'acquisition de ce bien, ou encore si le bien envisagé a une valeur propre à perfectionner le sujet même ou à simplement être utile à permettre ce perfectionnement.

Nous ne pouvons ici traiter le difficile problème des critères de présence du bien et de chaque forme qu'il prend, parce que la morale de saint Thomas développe une pensée morale de l'agir contextualisé : les biens seront de différentes qualités selon le type d'individu qui en est sujet, ses dispositions intellectuelles, psychologiques, selon le contexte social, politique, religieux, etc... Nous essayerons de traiter le bien dans sa forme générale. Pour mener cette étude correctement, il nous faudra en premier lieu replacer l'homme dans le contexte métaphysique de la pensée de saint Thomas, et analyser métaphysiquement la notion de bien. Puis, comme la notion de bien moral suppose un agir, nous étudierons dans un second temps l'acte humain et la manière dont le bien peut s'y appliquer. Le troisième temps sera consacré à la question de la bonté des fins de l'agir humain. Enfin, nous terminerons ce présent devoir sur la notion d'amour qui représente pour nous une ouverture conséquente du bien à l'autre en tant qu'il est objet d'amour.

I) contexte métaphysique de la notion transcendantale de bien

La science morale s'enracine dans la métaphysique et dans la théologie, car l'homme est partie intégrante d'une nature entièrement tournée vers le transcendant ; de plus, les actes qui constituent l'objet de la morale proprement dite sont déterminés en leur cause formelle et en leur finalité par l'orientation métaphysique de la nature humaine et se réalisent à partir de ses critères. Saint Thomas d'Aquin ne sépare jamais l'homme de sa nature, et la morale n'en est en aucun cas un dépassement ou une quelconque artificialité : c'est en ce sens que l'on qualifie la morale Thomiste de naturaliste. Le cadre de la science morale se délimite ainsi ; et le bien s'y place comme un transcendantal qui est le principe moteur et la fin de tout agir moral - nous y reviendrons par la suite.

Mais avant tout, il faut commencer par définir le cadre théologico-métaphysique dans lequel le monde entier se situe, l'homme et ses actes y compris, car c'est ce cadre qui va délimiter la sphère épistémologique dans laquelle Saint Thomas d'Aquin va énoncer ses vérités. Il convient ensuite de situer la place de l'homme au sein de la nature, car l'homme est intégré au système des êtres et est soumis aux lois métaphysiques ; et c'est cette place qui va déterminer les finalités et les limites de l'homme en tant que sujet et acteur responsable de la science morale, car comment penser ce qui est bon pour l'homme sans connaître le schème métaphysique dans lequel il se trouve, schème qui le détermine en tout ? C'est la question du statut de la nature humaine parmis la création toute entière. Après avoir considéré la place de l'homme dans son contexte naturel et métaphysique, c'est tout naturellement qu'il faut en déceler les lois interne, c'est-à-dire la structure ontologique du monde ; en effet, être une créature parmis un ensemble d'êtres, c'est être soumis aux lois générales de ces êtres. C'est la question de l'analogie de l'être, qui va nous permettre d'anticiper le dernier point : le Bien comme transcendantal.

a) le cadre théologico-métaphysique de la morale

La nature dans sa totalité est entièrement tourné vers Dieu comme son principe, son fondement et sa fin dernière, et la Révélation identifie Dieu comme étant le Bien absolu ; l'être humain n'échappe pas à cet état de fait et toute réflexion morale doit s'inscrire dans cette dynamique métaphysique, car l'on trouve chez Saint Thomas une continuité parfaite entre la morale et la métaphysique, tout comme il existe une continuité parfaite entre la nature humaine et la destinée surnaturelle. C'est d'ailleurs cette continuité qui est le principe d'unification de l'homme avec le monde et avec Dieu dans toute son oeuvre. La créature raisonnable qu'est l'homme dans le monde en tant que système de choses est pris dans cette dynamique qui part de Dieu comme en son principe et qui y retourne de façon rationnelle (Somme théologique, Ia, qu. 44, art. 4) : c'est le mouvement de l'exitus reditus où l'homme provient de son Créateur et y retourne au moyen d'actes ordonnés à sa propre nature (Somme théologique, Ia, prologue de la question 2). Dieu imprime donc une direction aux choses en les créant, et la direction imprimée à la créature raisonnable est de retourner à Dieu au moyen de leurs actions qu'ils choisissent eux-mêmes librement (qu. de veritate, qu.13, art. 1 et 2). Nous verrons que l'homme est une créature qui possède le libre-arbitre : elle peut choisir librement les moyens qui vont lui permettre d'acceder à cette fin ultime. C'est la question du choix de ces moyens corrélatifs à cette fin ultime qui constitue le propre de la science morale pour saint Thomas.

b) Statut de la créature raisonnable : son autonomie

Parmis la création toute entière, l'homme est donc considéré comme une créature raisonnable à laquelle est imprimée intrinsèquement la fin dernière de remonter à Dieu ; de plus, l'homme "porte la ressemblance et représente l'image de Dieu" (Contra gentiles, I. III, cap. 1), ce qui le rend capable de se diriger librement vers les fins qui lui semble les meilleures et d'utiliser les moyens qui lui semble les plus appropriés. Nous retrouvons ici toute une philosophie morale de la responsabilité en tant que libre finalité, très marquante dans l'oeuvre entière de l'Aquinate ; on retrouve cette thèse déclinée sous la forme de l'autonomie des réalités terrestres. Etre autonome, c'est se donner des lois (autos-nomos en Grec). Ainsi l'homme doit se dicter des lois à lui-même, mais ces lois se situent à un niveau comportemental : ce sont des lois qui doivent permettre d'utiliser les bons moyens pour arriver à une bonne fin. On pré-conçoit dès lors très rapidement deux des statuts du bien pour l'homme : il caractérise ce qui est le mieux adapté à la réalisation d'une fin et la pertinence de cette fin par rapport à la nature humaine. C'est donc toute la question de l'agir selon la nature humaine en vue d'une fin propre à la nature humaine. Cette créature raisonnable qu'est l'homme se retrouve donc plongée avec ses responsabilités dans une nature ordonnée par une Intelligence supérieure : c'est dire qu'il s'agit alors pour l'homme de se maintenir dans l'ordre naturel des choses, et que la question principale de la morale se résume à adapter ses actes et ses fins à cet ordre. Le bien, dans son sens objectif, prend cette dimension de réalité qui permet l'adaptation de l'homme à sa nature et à sa destinée surnaturelle : sera bien tout ce qui permet à l'homme d'assumer son humanité propre et sa condition de créature.

c) L'analogie de l'être

Cet ordre des choses n'est pas horizontal, c'est-à-dire organisé de façon fluminale, où toutes les choses, bien que différentes, se valent toutefois au regard du critère final qu'est Dieu, mais vertical, c'est-à-dire hierarchisé intrinsèquement vers Dieu car le monde se tient dans une dynamique métaphysique que l'on a précédemment qualifié d'exitus reditus. Mais parler du monde en tant que création, c'est traiter du concept d'être : c'est donc l'être même des choses qui est dans cette dynamique ordonnée et hiérarchisée verticalement. Et de par le fait même que Dieu a en quelque sorte orienté le monde vers Lui, l'être se constitue ontologiquement d'autant plus qu'il se rapproche de Dieu ; on ne peut donc pas considérer l'être comme une notion univoque, c'est-à-dire pareille en toutes choses. Mais on ne peut non plus considérer l'être comme une notion équivoque, puisque l'être est véritablement commun à tous les êtres. C'est alors qu'en vertu de cet ordre divin des êtres et de leur hiérarchie intrinsèque, il faut le considérer comme une notion analogue (analogus), c'est-à-dire que l'être se réalise dans la substance et dans l'accident selon des modes différents car proportionnés intrinsèquement dans les êtres à divers degrés ontologiques selon la diversité des ces êtres. Ainsi des réalités différentes entre elles par leur essence donnent pourtant lieu à une même appellation. Nous avons ainsi décrit la véritable clef de voute de la métaphysique de Saint Thomas d'Aquin, indispensable pour comprendre ci-après la notion de Bien comme notion transcendantale : cette "clef de voûte" est l'analogie de l'être3(*).

d) Le Bien comme notion transcendantale

La découverte de l'analogie de l'être nous permet d'éclaircir maintenant la notion de Bien (bonum). En effet, l'être n'est pas la seule notion à être analogue. Seront analogues toutes les notions se rattachant directement à l'être ; on appelle ces notions des transcendantaux, car elles sont corrélatives à l'être et "transcendent" toutes les catégories, genres et espèces. Ainsi en est-il du Bien pris en général. Une chose est en tant qu'être ; mais elle est aussi connaissable en tant que vraie et désirable en tant que bonne. Cependant, si l'on définit le bien comme étant ce qui est désirable, on suppose implicitement que c'est en tant qu'il est désirable qu'il est bien4(*), alors que le sens profond de cette définition est métaphysique : c'est bien plutôt parce qu'une réalité est bonne qu'elle est désirable. Et une réalité bonne est une réalité qui est voule comme telle par Dieu pour l'homme.Dès lors, nous pouvons nous permettre de définir le bien comme ce qui est désirable, et affirmer que tout ce que l'homme désire est bon, que ce désir provienne de son appétit sensible : dans ce cas l'objet sera bon en propre (par exemple la nourriture pour le corps) ou en raison de l'espèce (l'engendrement est bon en raison de la perpétuation de l'espèce entière), ou que ce désir provienne de son appétit intellectuel5(*) : dans ce cas l'objet sera bon pour son utilité, son agrément ou pour lui-même6(*). Le bien est dès lors vu comme la fin d'une inclination quelconque (sensible ou intellectuelle). On pourrait nous objecter que l'homme ne veut pas forcément que du bien. Saint Thomas répondrait qu'il cherche tout de même son bien, même en faisant le mal (commentaire de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote, 2ème leçon) car le mal n'est qu'une privation d'être ou de perfection.

Saint Thomas connaissait la conception de Platon qui plaçait le Bien au-delà des essences (Platon, République, livre VI, 504c) ; cette agathologie qui prime sur l'ontologie est écartée7(*) : " Le bien a souvent été regardé comme une des réalités les plus importantes, à tel point que les platoniciens le placèrent au-dessus de l'être, alors qu'en réalité il lui est corrélatif." (Commentaire de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote, 1ère leçon). Aucune des deux notions ne prend le pas sur l'autre : "le bien et l'être sont équivalents" (Somme théologique, Ia, qu. 5, art. 3) et encore : "chaque chose possède autant de bien qu'elle possède d'être" (Somme théologique, Ia IIae, qu. 18, art. 1, concl.) ou encore : "l'être même de chaque chose est un bien" (Somme théologique, I pars, qu. 20, art. 2, concl.) (etc...) ; ce qui veut dire que chaque être est déjà bon dans la mesure même où il est. Tout ce qui est est bon, dans la mesure où il est ; le mal n'étant qu'une privation d'être ou de perfection (5ème disputatio : 16 questions sur le mal). Mais cette indéniable corrélation entre le bien et l'être implique des constats profond sur la nature des créatures et de leurs actes : aucune n'ayant la plénitude d'être (seul Dieu possède l'être en plénitude absolue), toutes seront alors mauvaises dans la mesure où il lui manque de l'être. Nous reviendrons sur ce constat lorsqu'il sera question de la bonté des actes moraux. Revenons sur le Bien comme transcendantal et remarquons, avec Saint Thomas, qu'il se hiérarchise alors à différents degrés selon les êtres et qu'alors il ne veut pas dire la même chose selon l'être auquel on cherche à l'appliquer : la bonté d'une pomme ne peut être entendue dans le même sens que la bonté d'une vertu morale, c'est-à-dire que le bien sensible ne peut être univoque avec le bien moral. Ainsi nous pouvons diviser l'objet de notre étude en différentes catégories ; à partir du Bien en général, que nous venons d'étudier, se décline divers biens en tant que cas particuliers du Bien général ; et lorsqu'ils sont appliqués à la créature humaine, ils se déclinent ainsi : les biens sensibles, les biens moraux et les biens surnaturels. Il ne va pas sans dire qu'en vertu de l'analogie de proportionnalité, ces biens n'ont pas le même degré de bonté pour l'être humain. Nous étudierons cette hierarchie ultérieurement.

Le Bien prend donc différentes caractéristiques générales selon ses différents modes d'être :

- le bien en tant que puissance motrice8(*) (en puissance) : désir, volonté

- le bien en tant qu'activité : mouvement, réalisation, action

- le bien en tant que fin réalisée (en acte) : possession, bonheur, satisfaction

- le bien en tant que retour : perfectionnement

Il faut maintenant définir la nature de des actes humains (actus humanis) et leur bonté, car ils permettent de comprendre le bien en tant qu'il a sa place dans l'activité humaine même. C'est l'objet de la partie suivante.

II) L'acte humain (actus humanis) et sa bonté

Etant donné que le Bien est inscrit dans la nature même de toutes les choses, il est nécessaire de commencer par étudier celle de l'homme pour y déceler toute caractéristique susceptible d'être déjà ou de devenir un bien, puis de découvrir si cette nature est tournée vers une finalité et quelle est le rapport de cette dernière au bien. Le bien sera ainsi étudié comme puissance motrice, c'est-à-dire comme pouvant ébranler l'appétit (intellectuel ou sensible) et comme acte même, c'est-à-dire en tant qu'il s'applique et détermine le bien agir, l'acte humain.

Nous avons déjà remarqué que l'homme est une créature raisonnable qui a, en vertu de sa qualité d'image de Dieu, la lourde responsabilité de choisir ses propres fins et les propres moyens de l'atteindre9(*). Le problème fondamental de la morale se définit ainsi ; c'est-à-dire : que faire et comment le faire. L'étude de l'acte humain permettra de décrypter minutieusement la manière de fonctionner de l'homme lorsqu'il se dirige vers un bien. Nous pouvons exposer la problématique morale de l'action humaine selon ce schéma :

MORALE

comment faire ?

que faire ?

intelligence

volonté

"l'homme poursuit son bien s'il le connaît"

Il nous faut ainsi définir ce qu'est un acte humain : en effet, il ne suffit pas qu'une action soit effectuée par un homme pour qu'elle ait un caractère d'action humaine, les faits prouvent que l'homme ne se comporte pas toujours en homme. Or, lorsque nous avons décrit le statut de l'homme dans la création, nous avons remarqué que ses fins propres étaient d'agir selon sa nature en vue de fins qui perfectionnent sa nature. C'est pourquoi il nous faut déceler le critère qui permet à un acte d'être qualifié d'humain. Vient ensuite la question du statut du bien dans l'acte humain, c'est-à-dire comment peut-on considérer qu'un acte est bon, et en quoi est-il bon ? Le serait-il en vertu seulement de sa qualité d'acte humain ? Ou bien l'est-il en vertu de son objet ? Ou encore selon son mode de réalisation ?

a) Définition de l'acte humain

C'est un axiome de Saint Thomas d'Aquin que d'affirmer que "s'il y a des actes qui sont dit humains, c'est en tant qu'ils sont volontaires" (Somme théologique, Ia IIae, Qu.1, art.1). En référence au statut de l'homme dans le cadre métaphysique général, cette affirmation s'appuyait sur la ressemblance imagée, sous le mode de l'attribution analogique, à Dieu, et conférait à l'homme une lourde responsabilité de ses propres actes10(*) en tant qu'ils sont libres puisque volontaires. Mais le fait qu'un acte soit volontaire ne prouve pas qu'il soit libre. Un acte est dit véritablement humain lorsqu'il est un acte volontaire libre. Le mot volontaire "signifie que l'acte naît d'une inclinaison propre" (Somme théologique, Ia IIae, Qu.6, art.1, concl.). La volonté naît donc d'un désir qui provoque une inclinaison. On peut dire que l'affamé veut se nourrir, par exemple, puisque cela appartient à une de ses inclinations naturelles (se nourrir) ; mais on ne peut dire "qu'un homme soit traîné avec violence en raison de sa volonté" (Somme théologique, Ia IIae, Qu.6, art.4) puisque l'homme ne veut pas en propre vouloir être violenter. La volonté se meut donc vers une fin, qui représente la fin de l'inclinaison qui a suscité cette volonté ; or cette fin doit lui être connue : "pour qu'une chose se fasse en vue d'une fin, une connaissance quelconque de cette fin se trouve requise" (Somme théologique, Ia IIae, Qu.6, art.1, concl.). Mais cette fin doit lui être connue par la raison. Dans cette définition de la volonté, on voit déjà poindre le fait que l'acte ne peut être véritablement qualifié d'acte volontaire que si : premièrement, il est fondé en raison, et deuxièment, s'il coïncide avec une vraie tendance de la nature humaine. Et de surcroît, la volonté domine indifféremment tous les biens : c'est ce qui lui confère sa liberté et la qualifie d'acte volontaire libre.

Il existe une dualité à l'intérieur même de l'acte de vouloir : l'acte volontaire intérieur (c'est-à-dire l'acte de vouloir quelquechose) et l'acte de la volonté de l'exécuter (que l'on pourrait qualifier d'externe) au moyen d'une faculté extérieur à la volonté (par exemple la faculté de parler pour dire quelque chose). Nous verrons ci-après où se situe le bien dans cette dualité.

Retenons que : 1° l'acte humain est volontaire, rationnel et libre ; s'il ne remplit pas une de ces deux caractéristiques, il ne peut être qualifié d'acte humain mais il sera qualifié d'acte immoral ou animal et 2° la volonté est dite interne en ce qu'elle choisit une fin et externe en ce qu'elle choisit et exécute les moyens de l'atteindre11(*).

b) La bonté de l'acte volontaire libre

La morale est la science qui a pour objet de bien conduire les activités de l'homme vers leurs fins propres. Or il est évident que les activités humaines ne peuvent pas êtres toutes qualifiées de bonnes. Cependant, de part le fait, explicité plus haut, que le bien est corrélatif à l'être, il faut consentir à une première définition du bien pour l'acte humain : l'acte humain est bon dans la mesure même où il est, cela vaut en raison du positif même de sa substance : "l'être même de chaque chose est un bien" (Somme théologique, I pars, qu. 20, art. 2, concl.)

Nous avons déjà exposé, au chapitre précédent, les conditions requises à "l'humanité d'un acte", et nous avons remarqué qu'il existe deux sorte d'actes : les uns mauvais et non-humains et les autres humains et bons. Ces derniers sont reconnaissables en ce qu'ils portent sur un objet que requiert la nature humaine, c'est-à-dire que l'objet est convenable à la forme de l'homme. Quelle est la forme de la substance homme ? C'est la raison : "l'homme est un être raisonnable". C'est en somme extrêmement simple : l'homme agit pleinement en homme lorsqu'il veut quelquechose qui est fait naturellement pour lui. Sachant, de plus, que le discernement de ce qui est bon se fait grâce à la raison : "on discerne le bien du mal en se plaçant au point de vue de la raison." (Somme théologique, Ia IIae, Qu.18, art.5, concl.), il se dessine une deuxième définition du bien dans l'acte humain : dans l'acte intérieur de la volonté, est bien le fait que l'objet voulu soit conforme à la nature humaine12(*) par le mode de la rationalité (ratio). On pourrait dire que la raison propose et la volonté dispose. Le vocabulaire de Saint Thomas d'Aquin nomme cette perception du bien sous sa raison même de bien l'appétit rationnel. La volonté peut ou non suivre la raison, mais c'est ce choix, qui se fait dans l'intentionnalité (on se reportera avec profit à la Somme théologique, Ia IIae, Qu.12, sur l'intention) qui va déterminer la bonté de l'acte de la vouloir. L'objet proposé par la raison est donc nécessaire à la bonté de l'acte général (c'est le sens de la question 18, art. 2 : la bonté ou la malice de l'action humaine lui vient-elle de son objet ? de la Somme théologique). Mais la raison distingue le bien d'une chose selon plusieurs modalités : il y a le bien individuel, c'est à dire ce qui appartient en propre à une chose, par exemple la nourriture qui est bonne pour l'animal dans son individualité ; il y a le bien en raison de l'espèce, par exemple l'engendrement est bon à l'animal en raison du fait que cela lui permet de perpétuer son espèce ; il y a le bien du genre, c'est à dire la bonté de faire du bien en raison de son genre, comme le ciel est dit bon en ce qu'il permet l'existence d'autres êtres ; et enfin, il y a le bien selon la similitude d'analogie, qui n'est applicable qu'à Dieu en ce qu'Il diffuse l'être à toutes choses en-dehors de son genre propre (Somme contre les gentils, lib. III, cap. XXIV). Enfin, la raison distingue la bonté d'une fin en ce que premièrement, elle est ce pour quoi on la veut pour elle-même (par exemple l'argent pour l'avare) et deuxièmement, en ce qu'elle est plutôt ce par quoi on la veut (par exemple l'argent pour la jouissance) (Somme théologique, Ia IIae, Qu.7, art.2, concl.).

Le bien s'applique d'une troisième manière dans l'acte intérieur de la volonté : les circonstances déterminent elles aussi la bonté de l'acte. Saint Thomas affirme que : "la plénitude et la perfection qui conviennent aux êtres naturels ne résultent pas seulement de la forme substantielle qui les spécifie, mais viennent aussi, pour une bonne part, des accidents surajoutés" (Somme théologique, Ia IIae, Qu.18, art.3 : la bonté ou la malice des actions humaines leur vient-elle des circonstances ?). En effet, même si un objet est approuvé par la raison comme étant bon pour nous, il peut être mauvais en raison des circonstances. Par exemple, le fait, pour un être humain, de vouloir se reproduire est en soi bon en raison de son espèce, mais il n'est toutefois pas opportun d'engager la reproduction à n'importe quel moment, par exemple lors de la représentation d'un opéra. L'acte peut donc être qualifié spécifiquement de bon ou mauvais selon les circonstances. La morale considère donc les circonstances de l'action entreprise13(*) : c'est le sens de la notion de kairos chez Aristote, c'est à dire l'application d'un principe universel à une situation particulière au moment opportun (Aristote, Ethique à Nicomaque, livre VI).

Enfin, la notion de bien s'applique sous une dernière modalité à l'acte humain en tant qu'acte de la volonté extérieure : l'acte volontaire intérieur doit se compléter, pour qu'il soit pleinement bon, par l'acte extérieur qui l'exécute (Somme théologique, Ia IIae, Qu.20). En effet, il ne suffit pas d'avoir de bonnes intentions pour bien faire, mais il faut aussi bien le réaliser. C'est une remarque extrêmement importante, car elle a eut d'énormes répercussions dans toute la philosophie occidentale. D'abord, elle a mis Saint Thomas d'Aquin en différent dans le domaine de la philosophie de la décision avec son "maître" Saint Augustin, l'Evêque d'Hippone, pour qui seule l'intention (intentio ou intendere) compte dans la bonté de l'acte14(*) (St Augustin, Confessions, II). Il découlera de tout cela la notion extrêmement importante du Salut par les oeuvres lors de son application au problème théologique du Salut pour l'homme : il ne suffira plus d'avoir l'intention d'être sauvé, mais aussi de bien faire selon cette intention. Notons que Saint Thomas d'Aquin reprend clairement cette notion de la philosophie morale Helléniste, notamment (et surtout) d'Aristote, dont nous pouvons exposer rapidement sa conception de l'acte humain : intention délibération décision exécution responsabilité. On retrouve donc la notion de responsabilité extrêmement importante chez Saint Thomas d'Aquin.

Ainsi, nous avons distingué, avec Saint Thomas, les deux sortes d'ordre dans le domaine des fins : l'ordre d'intention (volonté intérieure) et l'ordre d'exécution (volonté externe). Nous pouvons schématiser les différentes modalités du bien de l'agir humain de cette façon :

volonté intérieure

(intention)

- en tant qu'acte

- en tant qu'objet rationnellement conforme à la nature humaine

volonté externe (oeuvre)

- en tant qu'opportunité

- en tant qu'il se réalise effectivement

c) Les vertus

L'agir humain ne repose cependant pas sur rien, mais sur des dispositions de l'âme que l'on appelle vertu. La vertu est un avoir (habitus) acquis et possédé durablement dans l'âme qui "favorise chez l'homme le bon agir" (Somme contre les gentils, III, CXLI) et grâce auquel il atteint le bonheur et aide à l'adéquation raisonnable entre les fins et la nature humaine. C'est donc un principe intérieur des actes humains. Etant donné que les vertus sont indispensables pour le bon développement de la vie morale, et donc des biens qui va en découler, il est nécessaire de les inclure dans cette étude sur le bien de l'homme. D'autant plus que la vertu est définie comme étant une bonne disposition et comme ce qui rend bon: "la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède" (Somme théologique, Ia IIae, qu. 55, art. 4, concl.), car la vertu est ce qui oriente durablement l'âme vers le bien. On ne peut ainsi demeurer dans une disposition bonne, orientée vers le bien, sans la vertu. Saint Thomas d'Aquin distingue les vertus appétitives (ou morales selon la terminologie aristotélicienne), qui sont dans la partie sensible (ou irrationnelle) de l'âme, les vertus intellectuelles, qui sont dans l'intellect, soit spéculatif, soit pratique (Somme théologique, Ia IIae, qu. 56, art. 3, concl) et les vertus théologales, ou dons du Saint-Esprit. La vertu morale maintient l'homme qui les possède dans le juste milieu entre différents états qui tiennent de sa sensibilité ; par exemple le courage est l'état de l'homme qui n'est ni lâche, ni téméraire (commentaire de l'Ethique à Nicomaque, II, leçon 2, 264). Or ce milieu est celui qui convient à l'être humain : il est ainsi à sa place, ni dans un agir par défaut (lâcheté), ni dans un agir par excès (témérité), mais dans un agir proprement humain car raisonné par une vertu intellectuelle qu'Aristote et saint Thomas nomment la tempérance (c'est la vertu qui a rapport à la capacité calculatrice de l'âme rationnelle). Ainsi l'agir vertueux est celui qui ordonne au bien parce qu'il est l'agir qui correspond le mieux à la forme substantielle de l'homme qui est d'être une créature raisonnable. Le problème proprement moral de la distance entre l'homme et sa nature humaine trouve sa solution (qui ne reste plus qu'à être mise en pratique) dans la vertu : c'est en agissant vertueusement que l'homme agit en homme, et agit donc bien. D'autre part, la vertu permet d'introduire dans la vie morale de l'homme ce critère par lequel un aristotélicien peut considérer un homme comme étant heureux : la constance. La vertu permet à l'homme de rester constamment dans la quête et dans la jouissance de son bien et de ses biens propres ; elle lui permet d'être en acte de tout son être ; nous verrons par la suite que c'est ce qui définit le bonheur.

Nous avons donc traité du bien en tant que puissance motrice, c'est à dire le bien comme fin en puissance : c'est ce qui provoque le désir et la volonté ; puis nous avons traité du bien en tant qu'activité c'est à dire entant que mouvement, réalisation et action. il nous faut maintenant traiter du bien en tant que fin en acte et en tant que retour. C'est l'objet de la partie suivante.

III) LE BIEN EN TANT QUE FIN

Le bien en tant que cause de mouvement, c'est à dire en tant qu'il dirige l'homme vers lui, lui fait provoquer un déploiement d'activité pour l'atteindre que l'on a décrit en étudiant l'acte humain. Cette activité, une fois en acte, c'est-à-dire une fois qu'elle est réalisée pleinement fait du bien une cause de satisfaction et de repos lorsqu'il est possédé. Le bien en tant que fin est donc rattaché à la convoitise (concupiscentia) et à la jouissance. Mais les biens ne provoquent pas la même satisfaction selon leur nature propre ; c'est pourquoi il faut de nouveau classifier ces divers biens, tout en gardant à l'esprit cette dynamique métaphysique de l'analogie de l'être qui va nous permettre de comprendre que tous les biens ont un ordre ontologique de perfection. De plus, c'est à ce stade que la part subjective du sujet qui veut entre en compte. En effet, les biens en tant qu'ils sont fin d'une volonté vont prendre leur valeur (ou leur qualité) selon la manière dont cette volonté l'envisage. Chaque réalité qui rentre dans la sphère subjective du connu et du voulu se transforme en bien. Ainsi, mon ordinateur, en tant qu'il est seulement là, n'est pas un bien en soi. Il ne le devient que lorsque je veux l'utiliser, et il sa valeur de bien dépend de la manière dont il est utilisé, appréhendé et aimé par moi. Le bien sera donc étudié ici selon la valeur subjective qu'il prend ; cependant, la réalité à laquelle est accordée le nom de bien a en elle-même (en soi, ou in se) une valeur de bien, selon l'ordre ontologique voulu par le Créateur pour ses créatures qui hierarchise tout par rapport à une fin dernière. C'est ainsi que le bien prend sa valeur objective.

En philosophie de la connaissance, Saint Thomas d'Aquin distingue la connaissance sensible, qui provient des sens, et la connaissance intellectuelle, fruit de l'intellect (intellectus) actif, qui découvre de l'intelligible (mens) dans les données sensibles par un mode d'abstraction (abstractio). Puisque donc il y a deux types de connaissance, il y aura deux types de biens, puisque l'homme se porte vers un bien qui lui est connu. Par conséquent, il y a donc aussi deux types d'inclinations (ou appétit) : l'une sensible, qui se porte vers un objet connu par la sensibilité et l'autre intellectuelle, résultant de la connaissance intellectuelle. Nous étudierons donc ces deux types de bien.

a) Le bien sensible

Le bien sensible est ce vers quoi est porté l'inclination sensible, et est connu par la sensibilité, connaissance qui se manifeste sous la forme d'un besoin corporel ou d'une passion (patio). Ainsi, dans l'ordre sensible, le bien est la fin recherchée par l'appétit sensible (appetitus sensibilus) ; il naît d'une perception sensible de ce qui peut intéresser le corps. Il y a donc un lien dynamique entre le sujet et son bien, ce lien est l'appétit sensible ; il est un principe d'inclination naturel vers une réalité qui convient ontologiquement ou naturellement à l'être même du sujet. On dit d'une chose qu'elle est un bien sensible lorsqu'elle répond à un besoin corporel, par exemple on dira que cette pomme est bonne en raison du fait qu'elle satisfait le sens du goût et parce qu'elle nourrit et satisfait un besoin naturel du corps humain. Ainsi : "il y a appétit par référence à la chose désirée ... C'est pourquoi le bien et le mal qui concernent l'appétit sont dans les choses" (Somme contre les gentils, I, LXXVII).

Le terme bien sensible a une seconde signification en ce qu'il a des répercussions sur l'état de la sensibilité humaine par le mode passionnel. La passion est un pâtir (pati), issu de l'extérieur, par différentes modalités, qui vient modifier l'appétit sensible. On ne peut choisir de ressentir ou non la passion car il n'appartient pas à l'homme en propre, mais seulement en tant qu'animal ; n'étant pas humaines, elles ne font pas partit de la sphère morale, puisque cette sphère ne régit que les actes volontaires libres, qui appartiennent en propre à l'homme. Mais la science morale se donne pour but d'amener l'homme tout entier (animalité comprise) à une vie bonne : elle doit donc non pas repousser les passions, mais les intégrer dans les actes volontaires et en faire un usage bon, car c'est l'usage que l'on fait de la passion qui la rend bonne ou mauvaise ; elle n'est elle-même que moralement neutre. Mais ce qui importe pour notre sujet, c'est que la présence ou l'absence et le degré d'éloignement du bien recherché va influer grandement sur la sensibilité entière de l'être humain, et donc avoir d'importantes répercussions au plan physiologique et psychologique. Dans l'ordre des passions, on peut effectuer une distinction entre les passions de l'irascible (irascibilis) et les passions du concupiscible (concupiscibilis) (Somme théologique, Ia IIae, Qu.23, art.1)15(*). La première est un mouvement qui évite ou détruit les obstacles vers le bien, la deuxième est le mouvement qui va aller vers ou fuir du bien en question. On peut dresser le tableau suivant selon les répercussions dans l'âme :

 

BIEN

MAL

affectivité

présence

amour (amo) : plaisir, joie

haine : douleur, souffrance

absence

désir

aversion, répulsion

agressivité

présence

 

colère

absence

espoir, désespoir

audace, peur, crainte

b) Le bien intellectuel

Notons d'emblée que nous nous situons maintenant dans ce qui est propre à l'homme, à savoir l'activité intelligente et raisonnée, et ainsi les actes qui se placent dans cette sphère sont considérés comme faisant partie de la science morale : ils entraînent donc une responsabilité. L'inclination qui résulte de la connaissance intellectuelle se nomme la volonté : "le bien saisit par l'intelligence est l'objet propre de la volonté." (Somme contre les Gentils, I, LXXII). Lorsque l'intelligence juge16(*) quelque chose comme étant un bien, elle le veut forcément. Ainsi, grâce au jugement, l'intelligence peut considérer si un objet lui convient ou non. Mais selon la manière dont l'intelligence a décidé de se servir du bien qu'elle s'est proposée, et selon la manière dont il est voulu (nous y reviendrons), il peut s'établir une classification entre les biens17(*) ; il y a ainsi :

- les biens utiles (bonum utile). Est utile un bien qui n'est pas voulu, aimé ou recherché pour lui-même. Ce ne sont que "de modestes auxiliaires pour la pratique de la vertu" (Somme contre les Gentils, III, CXLI). Par exemple, l'épée a en vue de servir à tuer (ou du moins blesser) quelqu'un : elle n'est un bien que dans cette optique. C'est un moyen par lequel obtenir autre chose : on ne veut donc pas le bien utile pour lui-même18(*). Ainsi en est-il notamment des biens corporels qui permettent la bonne santé, qui elle-même permet l'exercice des vertus, qui permet à son tour d'être heureux, ce qui est le suprême bien naturel pour l'homme.

- les biens agréables (bonum delectabile). Est dit agréable un bien qui n'est pas recherché pour lui-même mais pour le plaisir ou l'agrément qu'il procure19(*). C'est notamment le cas de certains biens sensibles, comme les plaisirs purement physiologiques qui accompagnent l'acte d'engendrer.

- les biens honnêtes (bonum honestum). Est dit honnête20(*) un bien qui est recherché, voulu et aimé pour lui-même ; le jugement y reconnaît une vraie perfection pour l'homme, c'est celui qui est estimé par la raison. C'est la fin de la recherche morale de tout être humain.

Tous ces biens se classifient selon la façon dont la volonté les veut, et selon la manière dont ils sont perçus par l'intelligence. En effet, un même objet peut aussi bien être classifié dans l'une de ces catégories que dans une autre. L'ami peut être fréquenté en vertu de l'utilité qu'il nous procure (par exemple : la place sociale qu'il va nous amener à avoir), c'est alors un bien utile ; mais il peut tout aussi bien être fréquenté en vertu du plaisir qu'il nous procure (et Dieu sait qu'il y a des personnes qui fréquente une femme uniquement dans ce but !), c'est alors un bien agréable ; enfin, l'ami peut être fréquenté qu'en vue de lui-même, c'est à dire qu'il nous procure du bien à sa seule présence : c'est alors un bien honnête21(*). Dieu Lui-même peut-être traité selon ses catégories pour l'individu ignare : Il peut être vu utilement, pour le bien qu'Il peut donner en cette vie, Il peut être apprécié seulement parce qu'Il promet le Paradis, c'est alors un bien agréable, et Il peut être aimé comme il le faut, c'est à dire pour Lui-même, c'est alors qualifié d'honnête. C'est à l'homme seul de savoir comment un bien doit être apprécié : c'est tout le problème (si s'en est un !) de la responsabilité de l'homme envers lui-même et envers les autres. Notons que comme le supérieur contient l'inférieur, le bien honnête contient toutes les classes qui lui sont inférieures : c'est ce qui fait sa richesse. Par exemple un véritable ami que l'on aime pour lui-même peut très bien nous rendre service et l'on trouvera du plaisir à le fréquenter. Ces genres de bien sont des perfections pour l'être humain : la santé, en effet, est la perfection du corps, la connaissance est la perfection de l'intelligence, etc... Cette classification distinctive entre les différents types de bien selon la modalité dont ils sont voulus est d'une extrême importance.On ne se rendra jamais assez compte des implications auxquelles cette considération amène, ni de l'utilité morale qu'il y a à classer ce qui se présente à nous comme bien dans une de ces catégories. On n'oubliera jamais, par exemple, que l'organisation politique n'est qu'un bien utile, que l'on veut non pour elle-même, mais pour ce en quoi elle nous permettra d'accéder à des biens supérieurs, comme la vie vertueuse, par exemple. On oubliera pas non plus que la connaissance est un bien honnête qui est recherchée pour elle-même, et que les études, avant de procurer un travail, servent surtout à accéder à la connaissance et à en jouir. Toutes ces réflexions, propres à un philosophe contemporain qui relit saint Thomas et qui essaye de l'appliquer à la situation morale de son époque, ne peuvent que demeurer stériles si elles n'incluent pas le fait que tous les biens ne se valent que relativement à un Bien suprême : ce bien suprême est le bonheur ou la béatitude. C'est ce que nous allons voir ci-après.

c) le bien ultime

Ces catégories sont, en tant que biens, elles-mêmes hiérarchisées, car nous avons dit dans la première partie que le bien est un transcendantal, et est donc hiérarchisé proportionnellement : tous les biens sont voulus d'une manière subordonnée (par exemple la santé en vue de la possibilité d'un épanouissement social ou encore l'acquisition d'une technique afin de s'en servir à des fins utiles comme le soldat apprend le maniement de l'épée afin de pouvoir tuer son ennemi), donc relative les uns aux autres, et cela parce qu'il y a une fin suprême qui lui est voulu d'une manière absolue, qui est en quelque sorte le sommet de l'analogie : le soldat a tué son ennemi afin de gagner la bataille, victoire qui permettra de vivre en paix, ce qui permettra aux citoyens de s'épanouir, etc... cela jusqu'à une fin suprême qui sera voulu pour elle-même, et non en vue d'autre choses. Sans elle, rien ne serait subordonné et tous les biens se vaudraient. Toutes les autres choses ne sont recherchée qu'en vue de cette fin : "Tout ce que l'homme veut ou désire, il est nécessaire que ce soit pour sa fin ultime." (somme théologique, Ia, IIae, qu. 1, art. 6, rép.).Cette fin ultime peut être librement choisie, mais elle est le plus souvent plus ou moins consciente et plus ou moins déterminée par des phénomènes physiologiques et psychologiques. L'expérience nous montre d'ailleurs bien que tous les hommes, qu'ils le reconnaissent ou non, qu'il en aient clairement conscience ou non, agissent tous en vue d'un but qu'ils veulent d'une manière absolue et auquel est subordonnés tous leurs actes ; ainsi l'avare n'agit qu'en vue de l'argent, pour certains artistes c'est en vue de la beauté, pour un hitlérien c'est en vue de l'expansion vitale de la race allemande, pour un marxiste révolutionnaire c'est en vue de la puissance matérielle du prolétariat. Cependant, un homme ne peut avoir qu'une seule fin ultime : "il est impossible que la volonté d'un homme se dirige en même temps vers divers objets comme des fins ultimes" (somme théologique, Ia, IIae, qu. 1, art. 5, rép).

Saint Thomas place le bien suprême de la vie morale naturelle, dans ce qu'il appelle le bonheur, et le bien suprême de la vie surnaturelle dans la béatitude22(*), c'est à dire la connaissance de Dieu23(*) (Somme contre les gentils, IV, I). C'est la fin de tous les hommes : "l'homme et les autres créatures raisonnables les anges atteignent leur fin ultime par la connaissance et l'amour de Dieu". (somme théologique, Ia, IIae, qu. 1, art. 8, rép). Pourquoi cette seule fin, alors qu'il est clair que tous les hommes ne s'accordent pas sur leurs fins ? Parce que la raison formelle de fin dernière est le bien parfaitement comblant, et seul Dieu est parfaitement comblant (voir somme théologique, Ia, IIae, qu. 1, art. 7). Notons que comme la vie surnaturelle est infiniment supérieure à la vie naturelle, la béatitude est un bien infiniment plus parfait que le bonheur24(*). Cependant, nous nous interesserons uniquement, dans ce devoir, qu'au bonheur naturel.

"Le bonheur est la fin dernière de l'homme et est au sommet des biens ; plus une chose est proche de cette fin, plus élevé est son rang parmis les biens humains" (Somme contre les gentils, III, CXLI). Cette citation est on ne peut plus claire : le bonheur est la fin ultime et dernière de l'homme. En effet, tous les biens n'ont en vue que le bonheur, par un mode de relativité : la santé est en vue d'avoir une bonne vie sociale, qui elle même permet l'épanouissement, qui lui-même permet d'être heureux ; la connaissance, bonne en elle-même, qui est la perfection de l'intelligence, permet de jouir de ce qui est connu : cette jouissance rend heureux25(*), etc... Les exemples peuvent s'étendre à tous les biens transcendantaux et toutes les perfections. Ainsi les biens prennent leur valeur selon leur proximité avec le bonheur. Par un éclair de lucidité et d'intelligence, Saint Thomas explique pourquoi certains biens inférieurs dont on est privé cause plus de désagrément que la privation d'un bien supérieur : "il est dans la nature d'une privation de contrarier la volonté. Cependant, chaque homme n'apprécie pas toujours dans sa volonté les biens selon la vérité : il se fait qu'une chose puisse priver d'un grand bien sans contrarier la volonté pour autant qu'il ait moins raison de peine. ... Ainsi beaucoup jugent les peines corporelles supérieures aux peines spirituelles : leur jugement sur la hiérarchie des biens est alors faussée." (ibid.) Et leur jugement est faussé par l'immédiateté de la privation inférieure, par leur non-capacité d'abstraction. Ainsi ne pas être riche, pécunièrement parlant, cause plus de peines que de ne pas être vertueux, par exemple, et "c'est pourquoi ils voient souvent les pécheurs jouir de la santé corporelle et posséder la fortune extérieure dont les hommes vertueux sont parfois privés" (ibid.). Et cette "fausse injustice" leur cause plus de peine que la privation même de la vertu car ils ne considèrent pas la hiérarchie des biens à sa véritable valeur. On voit bien que cette considération de la hiérarchie des biens se fait sous le mode intellectif, et que seule la raison permet d'en rendre compte. Le statut de la raison prend alors une nouvelle dimension. Ce n'est plus seulement la faculté de juger ce qui est bonne ou non, mais aussi d'embrasser la vie toute entière par une objectivité abstractive et de replacer chaque bien à sa véritable place, celle qui est voulu par l'ordinateur de toutes choses et qui constitue l'essence même du Bien unique à partir duquel tous les autres biens prennent de la valeur : Dieu.

IV) L'ETRE OBJET D'AMOUR26(*)

A ce stade de notre étude, l'Univers apparaît comme un ensemble d'individualités animées par la convoitise de son propre bien. L'appétit individuel classifie et discerne les réalités qui se présentent et à partir de cela, l'intellect retient, sous le nom de bien, ce qui formera le sujet au bonheur. Cet ego-agathon peut sembler être une réduction de l'homme à un être renfermé sur lui-même, sur son propre bonheur. C'est oublier que l'homme est également définit comme un animal social27(*), et la notion qui marque cette ouverture décisive est, à notre sens, l'amour.

L'amour (amo, dilectio, caritas) est la cause de tous les mouvements internes ou externes de l'être humain. Il comprend en lui, toute forme d'appétit, qu'il soit sensible ou rationnel, mais ne se réduit pas à eux. Quelle est la corrélation entre l'amour et le bien ? Ce sont tous deux des notions analogiques, des transcendantaux, et Dieu les possède en absolue plénitude : ce qui veut dire que la béatitude, en tant que connaissance de Dieu, est le Bien suprême de l'homme, mais que l'amour de Dieu est partie constituante de la béatitude, car c'est le propre de l'homme que d'aimer ce qu'il juge comme bien, et plus encore lorsque ce bien le dépasse infiniment. L'amour est aussi le principe premier de tout mouvement de la volonté ou d'une faculté appétitive quelconque vers le Bien : "l'amour a rapport au bien en général, qu'il soit possédé ou non. C'est donc l'amour qui est par nature l'acte premier de la volonté ou de l'appétit". (Somme théologique, I pars, Qu. 20, art. 1, concl.). L'amour n'est donc pas seulement une passion, mais en tant que l'objet de la connaissance est l'être, et lorsque cet être est objet d'un sujet sous la modalité de l'agir, il l'est en vertu de l'amour. L'amour, en sa dimension de principe des actes humains, est alors le fondement de toute morale. Il n'y a rien qui se fasse sans amour, et il n'y a pas de bien s'il n'est aimé auparavant. L'amour est donc principe de l'agir en général. Nous ne pourrons ici nous étendre sur l'amour en ses cas particuliers, car il y a en fait autant de qualités d'amour que de qualités de bien : l'amour porte vers le bien, mais reçois sa dignité du bien vers lequel il porte ; par exemple l'amour qu'un être porte à une femme est plus estimable, pour saint Thomas, que l'amour que ce même être porte à la choucroute.

De plus, la notion d'amour introduit de l'altérité et de l'éthique (éthicorum) dans les comportements moraux, et qu'elle se substitue28(*) en quelque sorte la perfection vertueuse et nécessaire au bonheur qu'est l'amitié, notion développé par Aristote dans les livres VIII et IX de l'Ethique à Nicomaque, car elle ne suppose plus l'amitié, mais l'inclue, à la manière dont le supérieur (le tout) inclus l'inférieur (la partie). La notion d'amitié se retrouve donc prise dans un tout plus vaste qu'elle-même : l'amour. En effet, aimer quelque chose dans l'ordre du bien honnête, c'est lui vouloir du bien : "l'amour consiste principalement en ce que l'ami veut du bien à celui qui aime." (Somme contre les gentils, III, XC). L'amour ouvre donc le bien humain à une nouvelle dimension : celle de l'autre, car une des signification philosophique du verbe est aimer, c'est le partage de ses perfections individuelles et de ses vertus à un autre. En tant que principe formel des affections et des appétits, l'amour permet à l'homme de nouer des liens entre lui et l'ensemble des réalités - l'autre compris, qui l'entoure : il devient ainsi un élément fondateur de la civilisation et de la culture. Nous avons développé jusqu'ici une conception ego-centrique du bien en tant que bien pour le sujet humain, la notion d'amour, en tant que principe extatique (dans ses formes supérieures), ouvre l'être humain et son bien propre à l'autre et son bien à lui.

L'amour volontaire n'est pas spécifié et formellement déterminé par le bien individuel, mais par le Bien. Sa supériorité, c'est précisément d'atteindre ses objets en leur raison de bien (sub-ratione boni), parce qu'elle est éclairée par une connaissance qui atteint l'être sous sa raison d'être (sub ratione entis) : l'amour est donc dans un lien de dépendance avec la connaissance. C'est l'amour rationnel, ou volontaire (il se nomme alors dilectio). Il devient un pouvoir psychologique autonome par rapport à l'appétit sensible : ce dernier n'étant qu'un bien en vertu de l'ordre ontologique du sujet, c'est à dire ce qui lui convient en propre alors que la dilectio est une réalité psychologique autonome car reposent sur l'intellect et le libre-arbitre29(*). Il en résulte que cet amour est amour de soi mais essentiellement « amour objectif » ; il surpasse l'appétit, le désir ou la convoitise, tout en les incluants, et il est « hommage » au bien comme bien, il est «présence au bien». Il émane du sujet aimant, mais il se termine au bien lui-même. Dans cette perspective, un amour désintéressé ne fait aucune difficulté ; et un amour désintéressé prend son objet dans sa qualité de bien honnête.

L'amour pousse donc au bien, en sa qualité de puissance motrice, il permet une constance dans la recherche vertueuse du bien, en sa qualité de puissance appétitive rationnelle ou plutot rationalisée, et il permet d'ouvrir la sphère purement individuelle de la recherche et de la jouissance du bien à une sphère élargie à l'autre, individu ou communauté, en tant qu'aimé. De surcroît, le bien particulier est inférieur au bien politique ou communautaire, et plus encore, il y tend : "Le bien particulier tend au bien commun comme à sa fin (...) de là, le bien de la communauté est plus divin que celui de l'individu" (Somme contre les gentils, III, XVII). Ainsi, selon notre interprétation, le bien se diffuse à travers toutes les réalités qui entourent l'être humain sous la modalité de l'amour  (c'est tout le sens du bonum diffusium de saint Thomas), et prend par là même le rôle de principe fondateur de toute sociabilité et de toute vie communautaire : la vie de famille, la vie sociale, la vie politique et même tout rapport singulier d'un individu à l'autre qui ont une visée constructive et bonne reposent sur l'amour en tant qu'il est partage de bien, de toutes les formes par lesquelles on peut entendre le mot bien (bien matériel, utile, agréable, intellectuel, intéressé, vertueux, jouissif, etc...).

CONCLUSION

Le sens profond du Bien selon les néo-platoniciens se résumait à dire que le Bien est ce qui se diffuse : "bonum diffusivum sui", selon un mode d'efficience. Saint Thomas d'Aquin conceptualise le bien en n'en faisant non pas une diffusion à la manière d'une cause efficiente, mais à la manière d'une cause finale : le bien est ce qui est désiré, il est fin de l'appétit, fin de l'amour, fin de la morale, fin de l'éthique, fin de la politique, etc... Tout le problème de la démarche de l'être humain va être de choisir les biens qui lui conviennent le mieux, en raison de sa nature propre et selon les circonstances ; tout en appréhendant la hiérarchie des biens, leur échelle de valeur et leur dynamique intrinsèque entièrement tournée vers la Béatitude comme leur fin ultime et parfaite.

En raison des critères philosophiques et universitaires auxquels est soumis le présent devoir, nous n'avons pu nous permettre de développer la sphère viable où se trouve le véritable Bien pour l'homme : celui qui le rapproche de Dieu dans la Grâce et qui le fait vivre non plus d'une vie naturelle mais d'une vie surnaturelle qui repose sur les vertus théologales et les dons du Saint-Esprit, non plus d'un repos dans les biens concupiscibles terrestres mais dans l'éternité immobile de l'Etre Souverain, non plus dans une perfection limitée par la matière mais dans une perfectibilité illimitée qui le rend par la Grâce "enfant de Dieu". Les exigences de la vie Chrétienne dépassent infiniment les règles de la morale naturelle : ce qui résulte de la vie surnaturelle de la Grâce dépasse infiniment ce que peut faire un être humain avec ses seules capacités naturelles. Saint Thomas en avait une parfaite conscience. C'est cette partie théologique qui était sa véritable fin, la véritable dimension à laquelle était subordonnée toutes les vues naturelles et philosophiques de la finalité humaine.

* 1 Cela suppose déjà l'écart avec la morale intellectualiste de Platon.

* 2 La littérature est pleine de ses exemples d'insatisfactions ressenties lorsque le bien tant désiré est enfin en possession de l'individu qui le recherchait, citons la Recherche du temps perdu de M. Proust à titre d'exemple.

* 3 L'analogie de l'être n'est pas à confondre avec l'analogie métaphorique des notions équivoques ; c'est pourquoi l'on précise habituellement qu'il s'agit d'une analogie de proportionnalité.

* 4 C'est une conception de la notion de désir que l'on retrouvera notamment chez Spinoza.

* 5 Saint Thomas parle plutôt d'appétit rationnel (appetitus rationalis), car c'est la raison qui en est la cause formelle.

* 6 Nous étayerons cette classification lorsque nous étudierons les biens intellectuels (3ème partie, chap. 2)

* 7 Remarque indispensable puisque tous les théologiens, jusqu'à saint Thomas, nommaient Dieu comme bonum plutôt que comme ens.

* 8 que nous avons déjà traité.

* 9 C'est le problème primordial de la finalité libre.

* 10 Cette responsabilité n'est pas, chez l'Aquinate, une charge moralement négative, de laquelle il faut se soustraire par tous les moyens (par exemple dans une sphère d'artificialité politique), mais fait preuve de son grand optimiste envers la nature humaine et sa grandeur.

* 11 Afin de clarifier et d'écourter notre propos qui n'est ici que purement descriptif, nous nous sommes permis de "laisser de côté" la question de l'intentionnalité dans l'acte humain, qui a pourtant son importance.

* 12 Plus encore : puisque la raison provient de Dieu, et n'est qu'un reflet humain de Sa loi, il faut aussi que la volonté s'accorde avec la loi de Dieu (Somme théologique, Ia IIae, Qu.19, art.4, concl.).

* 13 intéressante comparaison possible entre ce sens aristotélicien des circonstances, très pragmatique, et les énoncés de l'impératif catégorique de Kant.

* 14 position que l'on retrouve aussi dans le droit Romain et chez les Stoïciens (Sénèque, de la vie heureuse).

* 15 C'est une distinction que Saint Thomas hérite en grande partie d'Aristote (Ethique à Nicomaque, L.IV)

* 16 Le jugement, chez Saint Thomas, est l'activité de l'intelligence qui relie les idées entre elles

* 17 On retrouve en quelque sorte l'architectonique des biens du début de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote. On peut extrapoler cette classification de la qu. 2 de la Ia, IIae de la somme théologique.

* 18 En ce sens, Saint Thomas d'Aquin aurait trouvé absurdes les conceptions de l'utilitarisme moderne qui fonde la morale sur la recherche de l'utilité : c'est prendre les moyens pour la fin. - cela est une opinion personnelle surement infondée mais qui va surement s'affiner au cours des études -

* 19 Certaines formes de la morale hédoniste s'arrêtent à ce bien : on voit bien qu'elles placent la fin de leur recherche dans ce qui, justement, n'est pas une fin en soi.

* 20 Le mot "honnête" n'est pas à prendre dans son sens restreint mais dans le sens étymologique d'honestum qui veut dire "ce qui est digne des honneurs".

* 21 Dans ce cas particulier, on le signifie plus couramment sous le terme d'amour.

* 22 En effet, saint Thomas distingue le bonheur, qui est l'être humain pleinement en acte de ses puissances naturelles (appelé béatitude imparfaite) de la béatitude parfaitequi est l'être humain transformé par la vie surnaturelle de la Grâce.

* 23 On se reportera avec profit à Ia, IIae, qu.3, art. 4 où saint Thomas définit la béatitude comme une activité de l'intellect, et non de la volonté, contrairement à tous les théologiens qui l'on précédé.

* 24 plus précisément, la béatitude inclus le bonheur accessible par la voie naturelle et l'étend à l'infini.

* 25 et d'autant plus d'objets sont connus, d'autant plus on en jouit.

* 26 Cette brève partie repose surtout sur une interprétation personnelle de Saint Thomas d'Aquin et est par conséquent discutable tant sur le fond que dans la forme. Ce n'est donc pas une explication "canonisée" ou "sécularisée" de Saint Thomas qui sera exposée ci-dessous.

* 27 Saint Thomas le retient d'Aristote dans son commentaire du premier livre de la Politique d'Aristote.

* 28 substitution, mais surtout sursumation à une supériorité indéniable : l'amour a cette puissance et cette surnaturalité qui en fait un principe premier de tous les actes, contrairement à l'amitié, purement humaine.

* 29 intellect et libre-arbitre sont les deux caractéristiques propres à l'homme e tqui vont donc demeurer avec l'âme après la mort corporelle. Ces deux caractéristiques sont les conditions de l'amour.






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