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Trajectoire et (im)mobilités dans les circulations internationales, regard sur les nord-africain-e-s àągé-e-s et isolé-e-s vivant à  Montpellier

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par Yacine Alahyane
Université Montpellier 3 - Master 1 2014
  

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Trajectoire et (im)mobilités dans les circulations
internationales

Regard sur les Nord-Africains âgés et isolés vivant à Montpellier

Université Montpellier 3

Master Développement Durable et Aménagement

Mémoire de Master 1ère année

Parcours Recherche - Spécialité Territorialités et Développements

Présenté par : Sous la direction de

Yacine Alahyane Pr. Geneviève Cortes

Janvier - Juin 2014

"Mora m'a cacheté en vert,
Un rêve s'est dessiné,
Un avenir prometteur je croyais
Qui n'est aujourd'hui qu'une corde autour de mon cou,
M'immobilisant dans cet enfer,
Dont j'ai bâti les murs il y a quelques années
Mon espoir de retour est devenu mirage,
Je suis seul, isolé,
Je crains que mon seul répit parmi les miens soit six pieds sous une terre dont
j'aurais oubliée l'odeur et qui m'aurait oublié aussi."

Layla El Mossadeq

Table des matières

1

INTRODUCTION 3

I- CONTEXTE, ENJEUX ET PROBLÉMATIQUE 7

1. Présentation du contexte migratoire : brève histoire des migrations

en Europe et en France. 7

2. Les immigrés nord-africains : une trajectoire spécifique 10

2.1- Trajectoire historique : 11

2.2- Contexte actuel : 16

3. Enjeux et problématique 17

3.1- La recherche sur l'immigration : approche sectorielle et approche intégrée: 19

3.1.1- L'approche sectorielle 19

3.1.2- L'approche intégrée 20

3.2- Migrations, territoires et mobilité : Questionnements et objectifs : 21

II- LA NOTION DE TRAJECTOIRE EN GÉOGRAPHIE ET LES ASPECTS GÉOPOLITIQUES, SPATIAUX ET SOCIAUX DE LA MIGRATION NORD-

AFRICAINE EN FRANCE 25

1. Aspects géopolitiques 26

2. Aspects spatiaux 30

3. Aspects sociaux 33

III- DÉMARCHE DE TERRAIN 37

1. Description du terrain d'étude 37

1.1- La ville de Montpellier : population, structure et immigration 37

1.2- La population ciblée et son espace de vie montpelliérain : 38

2. Méthode d'enquête 43

IV- LA TRAJECTOIRE DES IMMIGRÉS NORD-AFRICAINS ÂGÉS ET ISOLÉS DE

LEURS FAMILLES : résultats de l'enquête et analyse 47

1. Le contexte géopolitique : le référentiel de la trajectoire 48

2. L'espace : vecteur et cadre de la trajectoire 58

2.1-Territoire de départ 58

2.2-Territoire de circulation 63

2.3-Territoire d'arrivée et de résidence 67

3.

2

Aspects sociaux: une trajectoire globale 72

3.1-Les cadres sociaux de la trajectoire : causes de l'émigration et imaginaire migratoire 72

3.1.1-Le cadre social de l'émigration 72

3.2-La condition sociale de l'immigration 74

4. Les (im)mobilités au regard des notions d'espace, de société et de politique 79

4.1-Les (im)mobilités du travailleur puis retraité migrant célibataire géographique 80

4.1.1-L'étape que constituent l'arrivée et les débuts de l'enracinement en France 80

4.1.2-L'étape du travailleur avec le statut de séjournant en France 81

4.1.3-L'étape de la résidence : un enracinement administratif 82

4.1.4-L'étape du regroupement familial et de son échec : un enracinement raté 84

4.1.5-L'étape actuelle : le statut de retraité célibataire géographique 85

4.2-Les (im)mobilités des femmes au foyer célibataires géographiques puis des couples

isolés dont le mari est dépendant physiquement 87

4.2.1-Le départ du mari ou l'enracinement dans la situation de femme au foyer 88

4.2.2-Quand mon mari a commencé à tomber malade 88

CONCLUSION 91

BIBLIOGRAPHIE 94

ANNEXES 98

Annexe A : Grille d'entretien 99

Annexe B : Entretiens 1 101

Annexe C : Entretien 2 109

Annexe D : Entretien 3 120

Annexe E : Fiche d'accueil ATMF 126

INTRODUCTION

3

Dans le contexte actuel d'un intérêt croissant pour les mobilités humaines et leurs enjeux, la prise en compte des populations migrantes les plus vulnérables et la compréhension de leurs problématiques s'avèrent particulièrement nécessaires.

Le thème traité dans ce travail de recherche prend place, d'une part, dans le contexte de la libre circulation de certaines populations privilégiées, celle des capitaux, des marchandises et des informations, et d'autre part, dans celui de la fermeture des frontières, de la circulation conditionnée et de la « militarisation »1 de la question migratoire. Ce thème s'inscrit également dans une conjoncture de cumul des richesses - par une minorité de personnes - la mondialisation des profits et la paix sociale d'une part, la paupérisation, la précarisation et toutes formes de tensions, d'autre part.

Ces contradictions, ces discriminations et ces inégalités résultant de l'ultralibéralisme ont des répercussions considérables sur la teneur des débats actuels concernant les questions migratoires. Ceci est particulièrement notoire dans les pays occidentaux industrialisés où la réémergence de ces problèmes réactive l'image de « boucs émissaires » et replace au devant de la scène des « débats-écrans » visant à détourner l'attention des véritables questions posées à la société et légitimant des politiques migratoires aux dimensions fondamentalement « guerrières » et « économiques » (Bernardot 2012 : 11-90). En effet, barricades érigées, frontières externalisées, arrestations, internements et déportations d'individus, sont autant de dispositifs actuels qui témoignent de la « militarisation » de la question migratoire et de l'édification de véritables forteresses en Europe, aux U.S.A. ou encore en Australie.

1 Sur la militarisation des frontières et les profits économiques et idéologiques que cela engendre, voir : A Marc, Bernardot (2012) Captures, Bellecombe-en-Bauges : Editions du Croquant.

A Claire, Rodier (2012) Xénophobie business. À quoi servent les contrôles migratoires ?, Paris : La Découverte, coll. « Cahiers libres ».

On peut aussi rappeler ce qui se passe régulièrement à Ceuta et à Melilia ou encore à la frontière entre les USA et le Mexique, où murs et barbelés, patrouilles d'hélicoptères, chiens policiers, caméras infrarouge renvoient à ce dispositif de militarisation des frontières.

4

Ainsi, à travers les politiques migratoires contemporaines, les pays occidentaux reconstruisent leurs rapports à l'étranger. Ces rapports - qu'ils aient lieu à un niveau local dans ces pays, ou à un niveau plus global - s'inscrivent dans une longue continuité où se perpétuent trop souvent des modèles coloniaux et impériaux.

Dans ce contexte, nous considérons que la question des vieux migrants nord-africains isolés est un des aspects de la problématique plus globale de l'émergence des populations dites « coloniales » car issues des anciennes colonies, dans les courants migratoires vers la métropole. En effet, cette population qui a quitté sa terre natale d'Algérie, de Tunisie ou du Maroc, pour des raisons économiques, est arrivée en France dans les années qui ont suivi la fin de la 2ème Guerre Mondiale, a contribué activement à la reconstruction de la France d'après-guerre.

Cette population, au parcours difficile, aujourd'hui âgée et très fortement touchée par la maladie, est contrainte de vivre dans l'isolement et dans la limitation de nombre de ses droits dont celui, pourtant fondamental, de la liberté de circulation. Cela justifie l'attention particulière que les sciences humaines et sociales portent à ces thématiques.

S'intéresser à cette population, à son histoire, à son parcours, aux conditions passées et actuelles ainsi qu'aux divers aspects de son vécu migratoire, c'est aussi interroger les mobilité/immobilité et l'idée que « La circulation est à la base de toute géographie et de toute politique » (Gottmann 1952 : 119-120).

C'est également questionner la trajectoire des immigrés nord-africains âgés et isolés et leurs mobilité/immobilité dans les circulations internationales, là où se joue l'articulation entre la trajectoire sociale et la trajectoire spatiale du migrant, où le politique est déterminant et où s'inscrivent des enjeux de pouvoir, tout autant économiques que sociétaux ou encore symboliques.

Notre questionnement va être centré ici sur une catégorie « pionnière » en ce sens qu'elle est cette « première génération d'immigration » nord-africaine à venir en France dont un grand nombre de membres vivent le vieillissement en immigration loin de leurs familles qui se trouvent dans le pays d'origine.

5

6

Cette catégorie présente l'intérêt de s'inscrire dans une histoire qui a ses fondements dans l'histoire et la politique françaises d'abord coloniales puis de l'immigration qui ont encadré la mobilité de cette catégorie, déterminé tout le processus des différents statuts par lesquels elle est passée et en fin de compte, construit sa trajectoire.

En tentant de rendre compte de l'expérience de la migration vécue par les immigrés nord-africains âgés et isolés vivant à Montpellier, notamment dans les foyers, le présent travail ambitionne aussi de contribuer à mettre en lumière la complexité des trajectoires migratoires. Il s'agit de replacer celles-ci - notamment celles qui concernent l'immigration maghrébine en France - dans un contexte qui va au-delà du cadre national dans lequel cette migration a été pendant longtemps saisie, afin de l'élargir à des espaces plus larges, l'inscrire dans des circulations plus complexes, dans une nouvelle géographie qui prend en compte les différents territoires qui se croisent dans le phénomène migratoire.

Les recherches sur l'immigration nord-africaine en France sont nombreuses et donnent lieu à des analyses qui se sont essentiellement intéressées à cette immigration du point de vue du territoire d'accueil et de résidence. S'appuyant sur des approches dites globale et intégrée, notre étude prendra en considération d'autres paramètres tels que le territoire de départ, de circulation et d'arrivée/résidence pour montrer que la trajectoire globale de cette migration - de ce groupe d'individus - est construite par les aspects politiques, spatiaux et sociaux qui marquent ces territoires et leurs imbrications à toutes les échelles.

Les analyses qui vont suivre s'articuleront autour de quatre grandes parties qui structureront notre travail. Dans une première partie : « Contexte, enjeux et problématique », partant pour l'essentiel d'une recherche bibliographique et aussi d'observations de terrain, nous présenterons le contexte global et la trajectoire spécifique de cette migration nord-africaine. Ce cadre nous permettra de proposer une petite lecture critique des travaux de recherche qui concernent cette migration, de poser notre problématique, de formuler nos questionnements et de fixer nos objectifs de recherche.

Dans une seconde partie, nous nous intéresserons à « La notion de trajectoire en géographie » notion par laquelle nous aborderons les aspects géopolitiques, spatiaux et

sociaux de la migration nord-africaine en France. L'objectif essentiel ici sera de poser la question des rapports au territoire et donc du rapport entre mobilité et immobilité dans le cas d'une trajectoire migratoire spécifique.

Dans la troisième partie de notre travail : « Démarche de terrain », basée sur la recherche de terrain, nous définirons la population concernée et son cadre de vie, la ville de Montpellier ainsi que la méthode d'enquête que nous avons suivie lors de cette recherche. Notre intention ici est de souligner les particularités de cette population composée de vieux migrants nord-africains âgés et isolés et de mettre l'accent sur l'intérêt d'une enquête qualitative menée auprès de cette population pour mieux saisir les caractéristiques de sa trajectoire.

La quatrième et dernière partie de notre investigation portant sur « La trajectoire des immigrés nord-africains âgés et isolés de leurs familles » nous amènera à livrer les résultats de notre enquête et à proposer des analyses dont l'objectif principal sera de prendre en compte les notions de pouvoir, d'espace et de société.

I- CONTEXTE, ENJEUX ET PROBLÉMATIQUE

7

Une description synthétique des spécificités de cette migration, et de l'importance de ce courant migratoire dans l'histoire de l'immigration de travail en France feront l'objet d'une présentation ainsi que le contexte migratoire dans lequel il a évolué. Ceci constituera le point initial de la première partie de notre travail qui va se poursuivre en s'intéressant à la trajectoire spécifique des immigrés nord-africains, saisie dans son aspect historique et actuel. Partant, nous proposerons également une lecture critique de quelques travaux sur cette population ce qui nous permettra d'exposer notre problématique et les objectifs de cette recherche qui s'articule autour des notions de migration, territoires et mobilités/immobilités.

1-Présentation du contexte migratoire : brève histoire des migrations en Europe et en France.

Depuis les débuts de la révolution industrielle dans les pays capitalistes avancés, les migrations de masse constituent une réponse aux besoins de main-d'oeuvre, ou encore au déséquilibre démographique. Ainsi, les flux migratoires varient en fonction des booms et des récessions économiques, entre recrutement de travailleurs migrants et expulsion du plus grand nombre d'entre eux.

En France, depuis le 19éme siècle, l'immigration est principalement de voisinage et spontanée. Migrants de proximité - Belges, Italiens, Allemands, Suisses et Espagnols...- et migrants de l'intérieur - Savoyards, Bretons, Auvergnats...- vont « tenter leur chance en ville », constituant ainsi un champ migratoire entre les villages d'origine et les zones de production.

Au début du 20éme siècle, les besoins de main-d'oeuvre d'une économie française en pleine expansion ne font qu'augmenter, au moment où l'exode rural ne peut plus satisfaire cette demande et où les migrations spontanées de travailleurs potentiels vers « le nouveau monde » sont au plus fort. Les professions dans l'agriculture, l'industrie et les mines mettent donc en place des organismes spécialisés. C'est le début des recrutements organisés de travailleurs venus de l'étranger.

8

Cette évolution dans le phénomène que constitue l'immigration en France est confirmée au cours de la 1ère Guerre Mondiale. En effet, la mobilisation aggravant le manque de main-d'oeuvre, l'État prend alors les choses en main. Cependant, « organisé par le Ministère de l'Armement, le recrutement de travailleurs européens s'avère difficile : en recourant à la Grèce, au Portugal, à l'Espagne, on ne put trouver plus de 100 000 immigrants. Il fallait donc faire appel à une main-d'oeuvre extra-européenne et l'administration coloniale organisa un recrutement massif de Nord-Africains (132 000), d'Indochinois (49 000) et même de Chinois »2. Ces travailleurs sont mis à l'écart du reste de la population - ce qui va favoriser ainsi l'installation de nouveaux stéréotypes racistes - encadrés par un système qui combine méthodes coloniales et discipline militaire. Ainsi, se forment des espaces qui prolongent la société coloniale au sein même de l'espace métropolitain.

A la fin de la 1ère Guerre Mondiale, la démobilisation de 4 millions de soldats engendrant une crise de l'emploi et la situation de mise à l'écart - qui prend la forme d'un cloisonnement socio-spatial - que vivent les travailleurs et les ex-soldats des colonies, favorisent, dans l'indifférence générale, les premières expulsions massives organisées par les autorités françaises : « sur 220 000, il ne restera guère dans l'hexagone métropolitain que 5000 Nord-Africains » (Granotier 1979) . Cependant, 130 0000 hommes sont morts aux combats et l'économie française n'a jamais eu autant besoin de main-d'oeuvre étrangère pour la reconstruction.

Ainsi, le nombre d'étrangers en France va doubler entre 1921 et 1931, passant respectivement de 1 532 000 à 3 000 000, soit environ 7% de la population selon les chiffres officiels. De ce fait, la France devient durant les années 1920 le premier pays d'immigration, devant les U.S.A. Les années trente, marquées par la dépression économique et un repli sur soi, vont freiner cette vague d'entrées en France. Aux expulsions des chômeurs, s'ajoutent des lois contraignantes pour l'emploi des étrangers leur interdisant notamment d'exercer des professions libérales.

En 1939, le « plan Mendel », du nom du ministre des colonies, prévoit le recrutement de 300 000 travailleurs coloniaux. C'est ainsi que 498 000 Africains et

2 Revue Esprit, n°Spécial, avril 1966, p. 535.

9

Malgaches et 100 000 Indochinois arrivent en France pour « contribuer à l'effort de guerre ». 120 000 d'entre eux sont envoyés sur le front, les autres vont travailler, en particulier, dans les usines d'armement aux cotés des femmes.

A la sortie de la guerre, l'ordonnance de 1945 crée l'Office National de l'Immigration (ONI), et son décret d'application du 26 Mars 1946 lui donne le statut d'établissement public à caractère administratif et le charge de toutes les opérations de recherche, de sélection et d'acheminement des travailleurs étrangers en France. L'État français signe aussi des accords avec les pays pourvoyeurs de main-d'oeuvre tels que l'Italie, en 1946, et au début des années 1960 l'Espagne, le Portugal, le Maroc, la Tunisie, la Yougoslavie et la Turquie.

Ainsi, une nouvelle vague de migrants va construire la France des Trente Glorieuses. Le nombre d'étrangers en France va progresser de manière continue et représente 7,7% de la population en 1974, date à laquelle le gouvernement suspend l'entrée de travailleurs étrangers permanents, dans un contexte de crise économique. Algériens, Italiens, Portugais et Espagnols constituent les 2/3 de l'immigration. Cependant, durant les années 1960, les Africains du Nord représenteront la principale source de main-d'oeuvre immigrée ; les Algériens en particulier qui circulent librement entre la France et l'Algérie depuis 19473.

Après 1960, des spécificités socio-économiques s'affirment définitivement : les migrants sont localisés dans le bas de la hiérarchie professionnelle. De plus, le logement des immigrés est marqué « par deux aspects : celui d'un habitat de mauvaise qualité et celui d'une concentration dans certains quartiers » (Bernardot, 2008)

Jusqu'au milieu des années 1970, bidonvilles, logements de chantier, hôtels surpeuplés et autres taudis urbains constituent ce logement, avec une population composée principalement d'Algériens, de Portugais, de Marocains, d'Espagnols, de Sénégalais, de Tunisiens et de Maliens. Par la suite, les baraquements laisseront place aux cités de transit,

3 Cette libre circulation entre France et Algérie durera même après l'indépendance algérienne. Puis, un premier accord migratoire est signé entre les deux pays en 1964, adoptant les principes de contingentement et de contrôle médical - comme c'était déjà le cas pour le Maroc et la Tunisie - et constituant ainsi un premier frein à la libre circulation et une première étape vers la réglementation des flux de l'Algérie vers la France.

10

et finalement, aux cités HLM, pour les familles et aux foyers de travailleurs migrants - principalement gérés par la Sonacotra4 actuelle Adoma - pour les travailleurs célibataires5.

Ces spécificités socio-spatiales de l'immigration de main-d'oeuvre des années 1960 dont il faudra développer l'analyse, restent à l'ordre du jour en 2014. En effet, que ce soit les familles ou les célibataires, peu sont sortis de l'HLM ou du foyer. Ce constat est d'autant plus vrai s'agissant des migrants venus des anciennes colonies d'Afrique du Nord et d'Afrique de l'Ouest.

Pour ce qui est des foyers de travailleurs, ils logeaient en 1999 plus d'un quart (26,5%) de la population immigrée âgée de plus de 60 ans (Bernardot, 2008). Cette proportion ne fait qu'augmenter avec le vieillissement des populations de ces foyers qui, par différents mécanismes, sont contraintes de rester isolées dans cette catégorie de logement ; il faut rappeler ici que certains immigrés y sont depuis plus de 30 ans.

2-Les immigrés nord-africains : une trajectoire spécifique

Les « Chibani-a-s », - « chibani » au masculin et « chibania » au féminin - mot dont la racine « chibe » signifie « cheveux blancs » en arabe, est utilisé pour désigner de manière affectueuse les personnes âgées dans les pays d'Afrique du Nord, notamment au Maroc, en Algérie et en Tunisie.

En France, le terme « chibani-a-s » a été repris par différents collectifs et associations, qui se sont organisés pour faire face à la situation sociale dans laquelle se trouvent bon nombre de personnes âgées immigrées notamment originaires de ces pays

4 La société nationale de construction pour travailleurs d'Algérie créée en 1956 construit et gère des foyers de travailleurs migrants. La Sonacotra offre d'abord aux Algériens avant de s'élargir à l'ensemble des migrants - (post)coloniaux en particulier - des conditions de « résidence temporaire et en-dessous des normes de logement pour des actifs seuls » (Bernardot, 2008). La Sonacotra qui a un statut juridique hybride de société d'économie mixte nationale combinant la tutelle de plusieurs ministères, celui de l'intérieur notamment, et des acteurs privés au sein du capital, constitue un exemple de traitement de la population ouvrière par le biais du logement social qui relie l'action policière dans le contexte de la guerre d'Algérie et de besoin de main-d'oeuvre docile. Le 23 janvier 2007, la Sonacotra change de nom et devient Adoma, nom construit à partir du latin « ad » qui signifie vers et « domus », la maison. Tout un symbole !

5 Pour beaucoup, il s'agit d'hommes mariés dont la famille est restée dans le pays d'origine.

11

d'Afrique du Nord. Ce terme est même élargi à l'ensemble des «vieilles » personnes immigrées de toutes origines, enracinées de longue date dans ce pays, à cette génération de la période des Trente glorieuses qui est en train de vieillir aujourd'hui dans des conditions sociales trop souvent dures et indignes.

2.1 Trajectoire historique

Les immigrés du troisième âge ont connu une vie difficile avec des conditions de travail et d'autres aspects, communs à toute la classe ouvrière d'après-guerre. Cependant, s'ajoutent à cela, des aspects spécifiques aux travailleurs immigrés originaires des colonies puis « néo-colonies » : inégalité de traitement, discrimination dans le droit au logement, ségrégation, contrainte sociale permanente liée au système de contrat précaire. De plus, ces difficultés particulières tendent à se maintenir jusqu'à maintenant, alors qu'ils/elles ont atteint l'âge de la retraite : inégalités sociales de santé, accès difficile à un logement digne et adapté, privation des droits sociaux, « assignation à résidence », liberté de circulation conditionnée, etc.

Les travailleurs immigrés nord-africains qui ont actuellement le statut de retraités sont venus en France au cours des Trente glorieuses, constituant ainsi une « nouvelle vague » d'arrivées, suite à la forte demande - métropolitaine - de main-d'oeuvre dans le secteur des mines, de l'industrie de transformation, du bâtiment et de l'agriculture.

A l'époque, le gouvernement français se chargeait directement de leur recrutement dans le pays d'origine et organisait la répartition géographique de cette immigration ; dès le début, ces personnes étaient réduites à leur simple force de travail. Tout au long de cette période d'après-guerre, on note que :

Le flux migratoire se poursuivra avec des phases de répit ou d'accélération jusqu'en 1980. Le recrutement se faisait sur la base de contrats (...) renouvelables une seule fois. Ainsi, la maîtrise du volume de ce flux de main-d'oeuvre était totale et, durant une trentaine d'années, la flexibilité de sa gestion sera le principal moyen de réguler les aléas de la conjoncture (...). La population d'origine extérieure restera vouée à la régulation des besoins en main-d'oeuvre » (Conus et al, 2004 : 19).

Pour ce qui est du recrutement, dans les années 1950, il concerne le Maroc et notamment les grandes villes : Marrakech, Oujda, Meknès parmi d'autres. Après les villes,

12

ce sont les campagnes, avec des recrutements qui se font exclusivement dans les régions atlasiques du Sud-est et du Souss. Progressivement, à partir du milieu des années 1960, le recrutement au Maroc devient une véritable institution, notamment après la signature de la première convention de main-d'oeuvre franco-marocaine, le 1er juin 1963. C'est le début des départs massifs d'hommes jeunes, issus des campagnes les plus pauvres et qui sont recrutés sur place.

Le bureau de la représentation française de l'ONT au Maroc, situé à Aïn Borja, un quartier de Casablanca, constituait le dernier point de passage obligatoire - avec une dernière visite médicale - avant le départ pour la France et la répartition géographique selon les besoins économiques qui suivait. Par la suite, et jusqu'à maintenant, ce bureau de Aïn Borja est resté un lieu de passage obligatoire - pour une visite médicale - pour chaque membre des familles qui souhaitent faire un regroupement familial. Ce lieu de transit pour des milliers de personnes provenant de tout le Maroc et arrivées en France dans le cadre du regroupement familial ou du recrutement, est utilisé dans le langage courant chez les marocain-e-s de France comme étant: « La route de Aïn Borja », expression qui témoigne d'une trajectoire migratoire commune, marquée par ce passage obligé.

En ce qui concerne les méthodes de recrutement, la mémoire populaire des régions du Souss et du Sud-est marocain, ainsi que la mémoire collective de l'immigration marocaine d'après-guerre en France, sont marquées par les recruteurs, en particulier par un dénommé Félix Mora. Comment en serait-il autrement quand autant de vies humaines sont passées entre les mains d'une même personne ?

Ancien officier des Affaires Indigènes, connaissant bien le Maroc, appartenant toujours à l'armée, Félix Mora était recruteur, en particulier pour le compte des responsables des mines du Nord-Pas-De-Calais et du reste de la France, mais plus généralement, sa mission consistait à recruter, encadrer, organiser et contrôler la main-d'oeuvre marocaine - et ce, avec l'appui des autorités marocaines - pour satisfaire les besoins de main-d'oeuvre « de qualité » du patronat français.

13

Joël Dahoui, recruteur au Maroc pour l'O.M.I.6, Office Français des Migrations Internationales, de 1963 à 1995, raconte :

Mon métier, c'était sélectionner la main-d'oeuvre pour les employeurs français ... des gens qui au début étaient assez réticents à employer de la main-d'oeuvre maghrébine parce qu'ils étaient habitués à de la main-d'oeuvre italienne et à la main-d'oeuvre espagnole (...) leurs besoins faisant force de loi il a bien fallu qu'ils s'adressent à la main-d'oeuvre marocaine (...) Vous aviez tous les secteurs de l'économie française (...) Il y avait un accord donc entre le Ministère du Travail Marocain et l'Office d'immigration au Maroc pour sélectionner dans certaines zones des contingents (...) On prenait trois cents travailleurs dans la province de Marrakech, deux cent cinquante dans la province de Fès, cent cinquante dans la province de Taza etc. Autrement dit, on partageait le gâteau de l'immigration. D'une façon générale, nous avons préféré, pour des raisons de mentalité, sélectionner en zone rurale plutôt qu'en zone urbaine, il y avait une plus grande maniabilité de la personne, souvent plus disposée à vraiment aller travailler en France (...) Le sélectionneur doit fournir un produit de valeur pour la personne qui a sollicité son service (...) Je dois dire qu'avec la main-d'oeuvre marocaine, il y a eu très très très très peu de déchet, moins de 2% de déchet sur tous ceux qu'on envoyait, parce que y' avait des années on envoyait 50 000 personnes7.

Le système de recrutement a une histoire. Il a été pensé dès son origine pour obtenir une main-d'oeuvre la plus docile possible. Une main-d'oeuvre qui accepterait ce que la classe ouvrière en France, organisée collectivement, n'acceptait plus. Sont particulièrement recherchés les jeunes hommes illettrés, sans expérience du travail industriel et sans expérience syndicale.

Le choix des zones de recrutement dans le rural n'est donc pas neutre. De plus, bien souvent les hommes sont sélectionnés selon des critères physiques, avec tout un panel de tests et de visites médicales, porteur d'humiliation et de subordination. « Des milliers de jeunes passaient en file indienne soit devant Félix Mora, soit devant un médecin pour être examinés de la tête aux pieds : les dents, les oreilles, les yeux, les muscles, la colonne vertébrale »8. Puis ils étaient marqués avec des tampons de deux couleurs différentes pour

6 En 1988, l'ONI devient l'Office des Migrations Internationales (OMI). Comme il est inscrit dans son ordonnance d'origine, cet organisme a le monopole du recrutement pour la France des travailleurs de toutes nationalités.

7 Partie d'entretien, retranscrite du film de Yamina Benguigui : « Mémoires d'immigrés, l'héritage maghrébin » (1997). Disponible sur YouTube URL : http://www.youtube.com/watch?v=mXbmjmO5rX8, consulté le 15/02/2014.

8 Propos recueillis lors de discussions collectives « Café mémoire » organisées par l'Association des Mineurs Marocains du Nord-Pas-De-Calais (AMMN) et qui ont servi de base à un ouvrage intitulé « Du bled aux corons, un rêve trahi » paru en 2008 et édité par l'association elle-même en collaboration avec les sociologues S. Bouamama et J. Cormont. Cet ouvrage retrace le vécu des « gueules noires », de leur

14

les distinguer. « Si Mora t'affiche un cachet vert sur la poitrine, cela signifie que tu es accepté ; un cachet rouge signifie que tu es refusé ».9

Si à l'époque, l'espoir de venir travailler en France faisait accepter ces procédures humiliantes, cela s'expliquait en partie par l'imaginaire que ces personnes avaient de la France, imaginaire qu'ont largement contribué à construire d'une part les colons et les recruteurs, et d'autre part, les premiers Marocains partis en France dans les années 19451960. En effet, ces derniers, en rentrant au Maroc, donnaient de la France une image d'Eldorado, où les conditions matérielles étaient bien plus faciles et confortables que celles, misérables, que vivaient ces candidats à l'émigration.

Comme chez beaucoup de travailleurs immigrés, le « mythe du retour » fait partie intégrante du projet de départ, de plus, dans le cas de nombre de travailleurs marocains, ce mythe est entretenu par trois systèmes qui ont conditionné et structuré matériellement le sentiment du provisoire :

· Le système de contrats successifs à durée déterminée avec un retour au pays à la fin de chaque contrat produisant une situation de « travailleur saisonnier », et une immigration pendulaire d'homme seul, dont la famille reste dans le pays d'origine.

· Le logement dans des baraquements collectifs proches des lieux de travail et dans des foyers de jeunes travailleurs immigrés. Souvent isolés du reste de la société, ces immigrés qui ont plus ou moins le même « mythe du retour » en tête, l'entretiennent entre eux.

· Le fait que le regroupement familial n'ait été encouragé qu'en 1976 - jusque-là le système de contrat conditionnait les flux et favorisait une immigration pendulaire d'homme seul - il a été suspendu ensuite en 1977, pour être de nouveau autorisé en 1978. La législation française en a restreint plus d'une fois les critères : surface de logement requise en fonction du nombre de membres attendus, montant des revenus, nature des liens familiaux restreints à la famille nucléaire, âge des enfants, durée du séjour en France, stabilité du travail et sincérité de l'engagement matrimonial.

recrutement au Maroc à leur logement dans des baraquements de célibataires, dans ces corons de cités minières au nom évocateur.

9 Idem.

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Le « mythe du retour » correspond aussi bien à une véritable intention des immigrés - beaucoup comptaient rester en France 5 ou 6 ans, le temps d'avoir assez d'argent pour monter une affaire au pays et y rester - qu'à une manière de supporter leurs conditions de vie en tant qu'immigrés. Cependant, le renouvellement des contrats, la situation économique, sociale et politique dans le pays d'origine et le sentiment perpétuel de « besoin de rester travailler en France » font que le « provisoire qui dure » finit par avoir progressivement le dessus sur ce « mythe du retour ».

Ce dernier est également mis à mal par l'image de vie de famille des premiers travailleurs ayant fait venir leurs femmes et leurs enfants, et par la possibilité - conditionnée - du regroupement familial. Cependant, si la majorité des personnes ont réussi leur regroupement familial, on observe que beaucoup de travailleurs nord-africains sont restés seuls en France.

Si pour certains, il s'agit d'une décision personnelle et/ou familiale relevant de la « peur » que les enfants soient acculturés des enfants, d'un objectif de retour rapide au pays ou tout simplement d'une préférence de la migration pendulaire, pour beaucoup - les plus précaires - il s'agit de non conformité aux critères du regroupement familial, en raison de revenus insuffisants et/ou de période de chômage, de difficultés à trouver un logement convenable pour une vie en famille. Ils restent donc isolés dans les foyers de travailleurs et autres logements pour célibataires étrangers, et généralement, ils envoient régulièrement de l'argent à leurs familles au pays et leur rendent visite dans la mesure du possible.

Ce mode de vie « entre ici et là-bas » s'est fait dans l'optique qu'une fois atteint l'âge de la retraite, il serait possible de passer plus de temps auprès de la famille restée au pays, et même de retourner définitivement dans son pays d'origine. Cependant, cette optique est un prolongement du « mythe du retour », confrontée aux réalités que sont la retraite minime, la situation sociale dans le pays d'origine et la dépendance financière des familles, la perception des droits sociaux soumise à la condition de la résidence sur le territoire français, comme le montre le contexte actuel. Elle est largement remise en question.

2.2 Contexte actuel

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On note ainsi qu'une fois l'âge de la retraite atteint, le montant de la retraite perçu par les immigrés « célibataires » est souvent10 dérisoire, beaucoup perçoivent moins de 300 euros par mois. C'est la conséquence directe du système de contrats saisonniers et du travail non déclaré que ce système a favorisé, mais ceci vient aussi du fait qu'ils aient été les premiers licenciés au cours des restructurations industrielles des années 198011. La trajectoire professionnelle de ces personnes est donc marquée par des périodes de chômage ou de travail non déclaré, qui affectent les taux de cotisation calculés par les organismes étatiques, pour leur retraite.

De ce fait, ce groupe de personnes est financièrement dépendant des aides sociales étatiques telles que la Retraite Complémentaire, ou encore l'Allocation de Solidarité aux Personnes Agées (l'ASPA) qui augmentent à hauteur du « niveau minimum de ressources » de 791,99 € par mois12 le montant de la pension de retraite de base.

Toutefois, la perception de ces droits sociaux est conditionnée par le fait de rester sur le territoire français au minimum 6 mois dans l'année. Jusque-là, la stratégie adoptée par les premiers concernés consistait à garder un logement et une adresse en France, d'y venir uniquement le temps d'assurer les formalités administratives, quelques semaines tout au plus, et de passer le reste de l'année prés de leurs familles dans le pays d'origine et de profiter ainsi de leur retraite.

10 Parmi les retraités immigrés vivant seuls en France, il existe un groupe important qui a pu bénéficier d'une véritable retraite. Il s'agit des personnes qui ont eu un parcours professionnel continu, la plupart du temps au sein de grandes entreprises, en tant qu'ouvriers qualifiés. Ces personnes bénéficient ainsi d'une retraite complète et ne dépendent pas des administrations chargées des retraites précaires.

11 Alors qu'ils représentaient 10 à 15% des effectifs à la fin des années 1970, les travailleurs immigrés ont absorbé à eux seuls de 40 à 50% des suppressions d'emploi dans l'industrie et le bâtiment (Math, 2009).

12 Ce montant, calculé par les organismes de retraite pour une personne seule, sous condition de résidence, d'âge et de revenus, ne prend pas en compte les familles qui résident à l'étranger. L'ancien travailleur toujours « célibataire géographique » ne touche donc rien pour sa famille.

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Cependant, depuis la « crise » de 2007, sous couvert de « lutte contre la fraude », les caisses de sécurité sociale (CARSAT, CAF, CPAM, MSA) multiplient les contrôles auprès des vieux migrants, en particulier ceux vivant en foyer. Du point de vue de l'administration, il s'agit de vérifier la condition de résidence en France et donc de vérifier le temps passé sur le territoire français.

Si le temps passé hors de France est trop long, les personnes sont considérées comme « non résidentes » et la quasi-totalité de leurs droits sociaux en matière de vieillesse, d'aides au logement ou de protection maladie, leur est supprimée, souvent sans que la décision ne leur soit notifiée ni qu'elles aient la possibilité de pouvoir s'expliquer ou contester.

A la suite de ces contrôles, les caisses opèrent des redressements pour des vieux migrants dont les revenus sont inférieurs à 300 euros par mois, et certains d'entre eux se retrouvent avec des dettes envers ces caisses, allant de 1000 à 20 000 euros. Ces contrôles qui s'inscrivent dans la continuité des politiques menées à l'encontre de ces anciens travailleurs immigrés - transnationaux - posent le problème de la libre circulation de ces personnes et de ce qui s'apparente à leur assignation à résidence.

3- Enjeux et problématique

Le statut actuel de « contrainte à immobilisme » de ces anciens travailleurs, isolés et contraints au célibat d'un point de vue géographique car sans regroupement familial, s'inscrit dans des dimensions spatiales, sociétales et économiques à différents niveaux :

V' Le niveau international montre le déséquilibre de leur situation entre pays d'origine et pays de résidence. Au Maroc comme dans le reste de l'Afrique du Nord, il ne leur est pas possible de se soigner sans payer un prix élevé. De plus, la famille reste dépendante économiquement des revenus du travailleur en France. Ainsi, l'immobilité au niveau du pays de résidence s'impose du fait de la contrainte administrative d'obligation de résidence pour bénéficier des droits sociaux, ou encore, du fait que les soins médicaux les plus élémentaires soient payants dans les pays d'origine.

V' Le niveau local : l'immobilité est à considérer dans un contexte de précarité et notamment de précarité résidentielle qui se matérialise par la vie en foyer - de type

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Adoma (ex Sonacotra) - ou dans d'autres chambres et studios du parc public ou privé. Les faibles revenus, les difficultés à faire valoir ses droits - plusieurs personnes rencontrées consacrent la majorité de leurs déplacements à des tracasseries administratives, pour des droits qui devraient leur être accessibles - sont autant de paramètres à prendre en compte pour analyser la (im)mobilité au niveau local.

Depuis plusieurs années déjà, le contexte reste toujours marqué par une crise économique, politique, sociale et psychologique, où les conséquences désastreuses de l'ultralibéralisme, en termes de paupérisation, de précarisation et de dérégulations se propagent dans la société et suscitent des débats autour de questions récurrentes - et instrumentalisées - telles que : l'immigration, l'identité nationale, le rapport à l'Islam, la question de savoir qui est le peuple ou encore le poids que représente une démocratie d'opinion publique et de sondages.

Ainsi, la prétendue lutte contre la fraude organisée par les caisses de sécurité sociale - qui laisse penser que les vieux migrants sont responsables de la fuite des capitaux, de fraude aux allocations et autres évasions fiscales - s'inscrit, comme nous l'avons mentionné plus haut, dans un contexte de réactivation de « boucs émissaires », où sont alimentés des « débats-écrans » qui font diversion et cachent les problèmes fondamentaux qui traversent la société française, tout en cherchant à justifier les politiques discriminatoires, voire racistes menées contre ces populations.

De ce point de vue, les sciences humaines et sociales ont un rôle fondamental à jouer dans la déconstruction des stéréotypes et de certains schémas de pensée, ainsi que dans la description des phénomènes et des processus tels qu'ils existent. L'enjeu global est le passage d'une réaction émotionnelle - limitée - à une approche à la fois analytique et critique du système régissant les questions migratoires, afin de mieux le comprendre et de mieux le cerner, pour fournir des éléments objectifs et trouver des solutions adéquates aux problèmes.

3.1 La recherche sur l'immigration : approche sectorielle et approche intégrée

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3.1.1 L'approche sectorielle

De nombreuses analyses, notamment en sociologie, ont été faites sur les populations issues de l'immigration, et plus particulièrement sur les travailleurs étrangers en France (Granotier, 1979 ; Minces, 1973 ; Sala et al. 2000). Ces analyses s'inscrivent souvent dans des approches sectorielles (sociologie de l'immigration, sociologie de l'émigration, sociologie historique de l'Etat, sociologie historique du racisme...) qui donnent une vision monolithique et donc biaisée de la réalité.

D'autres analyses assez médiatisées, comme celles données par Alain Finkielkraut dans son livre « L'identité malheureuse » (2013)13 consistent à chercher des explications aux questionnements sur l'immigration/émigration dans des caractéristiques prétendument propres aux populations concernées, avec des arguments en terme de « facteurs culturels » qui expliqueraient les comportements, les attitudes et les capacités « d'intégration » (ou pas) en France. Ce type d'approche ne tient pas compte du fait que les attitudes et les comportements sont socialement produits, notamment par le biais des interactions entre les nouveaux arrivants et le reste de la société.

De plus, la globalisation capitaliste - déterminée par les impératifs de libre circulation des biens et des services et ceux du marché du travail - conçoit les rapports humains sur le même schéma que ceux qu'elle entretient avec la nature, c'est-à-dire quelque chose d'exploitable et de jetable.

Ainsi, aborder les « problèmes de l'immigration » sous l'angle du « conflit entre les civilisations » de la « culture différente » ou encore de « l'identité nationale menacée », exonère de toute responsabilité une mondialisation libérale qui met en péril tout autant les populations du Nord que celles du Sud. Populations que l'on cherche à opposer entre elles, rendant de la sorte plus difficiles les nécessaires solidarités pour mettre en échec un système économique inégalitaire et qui profite aux plus riches.

Finkielkraut (2013) L`identité malheureuse, Paris : Stock.

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Dans une analyse qui nous semble pertinente, le sociologue Said Bouamama explique, concernant ces « différences » « que l'on peut instrumentaliser comme étant irréductibles afin de produire des peurs. » :

Au racisme anti-maghrébin historique datant de la colonisation succède une forme mutante : l'islamophobie. Des débats sur la laïcité soi-disant menacée par quelques foulards, aux polémiques contemporaines portant sur la viande hallal, en passant par le débat sur l'identité nationale, une tendance consensuelle particulièrement large se révèle et dépasse les clivages politiques classiques. Ce consensus révèle la prégnance de l'espace mental colonial réactualisé qui a pour effet concret d'unir ceux qui devraient être divisés (le pauvre et le riche blanc) et de diviser ceux qui devraient être unis (les travailleurs de toutes origines et confessions). Cela n'est rien d'autre que le rêve de tout dominant. (Bouamama 2013 :2)

3.1.2 L'approche intégrée

Les limites de l'approche traditionnelle, sectorielle, ont été analysées par Abdelmalek Sayad : « On ne peut faire une sociologie de l'immigration sans esquisser en même temps et du même coup, une sociologie de l'émigration ; immigration ici et émigration là sont les deux faces indissociables d'une même réalité, elles ne peuvent s'expliquer l'une sans l'autre » (Sayad 1999 : 15).

En effet, il ne faut pas oublier que l'immigré a d'abord été un émigré et que comprendre l'immigration suppose de prendre en compte les facteurs, les causes et les conditions de l'émigration. Ne pas prendre en compte cet « avant » c'est se condamner à avoir une vision réductrice de « l'après » et du présent.

La lecture de travaux portant sur le lien entre politique migratoire, histoire économique nationale et luttes sociales s'avère très utile pour appréhender la question des migrants âges et isolés. Des travaux tels que ceux réalisés par Marc Bernardot (2008, 2002, 1999) ou encore Choukri Hmed (2006, 2007) portent sur les politiques - menées par les autorités françaises - de contrôle, de sélection et de séparation des populations présentant, à leurs yeux, des risques pour la sûreté nationale, et plus particulièrement, sur les politiques de logement des jeunes travailleurs immigrés dans les foyers Sonacotra, actuellement Adoma.

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Il s'agit d'une institution créée par le ministère de l'intérieur, soucieux de surveiller les Algériens présents en métropole durant la guerre d'Algérie. La Sonacotra est ensuite devenue un acteur central de la politique d'immigration et a développé un modèle de contrôle social séparé pour les immigrés des anciennes colonies. Les foyers Sonacotra furent le théâtre de la plus longue mobilisation politique des étrangers en France au 20ème siècle. Cette mobilisation qui s'est manifestée par une grève des loyers au niveau national remettait en cause le modèle paternaliste et raciste qui régissait la gestion des foyers de jeunes travailleurs.

En ce qui concerne la condition de travailleur immigré, Abdelmalek Sayad est le précurseur de l'approche intégrée de l'analyse sociologique sur les travailleurs immigrés de la période des Trente glorieuses. Son analyse sur la relation au travail de l'immigré montre que : « l'émigration ne peut se concevoir et s'accomplir, ne peut être supportée et se perpétuer qu'à la condition qu'elle s'accompagne d'un intense travail de justification, c'est-à-dire de légitimation » (Sayad 1999 : 108), aux yeux de la société d'accueil, de la société d'origine et aux yeux de l'immigré lui-même, de sa présence ici et de son absence là-bas.

Cela implique que si l'immigré est venu pour travailler, la fin de l'activité professionnelle ou sa raréfaction est automatiquement synonyme de retour. C'est dire combien la « condition immigrée » est éphémère et subordonnée à l'activité. C'est dire aussi combien le système capitaliste - pour qui la flexibilité et la malléabilité de la main-d'oeuvre sont nécessaires - a produit des conditions subjectives conduisant à favoriser cette flexibilité et cette malléabilité chez les travailleurs immigrés.

3.2 Migrations, territoires et mobilité : Questionnements et objectifs

En ce qui concerne les migrations au sens large, les travaux en géographie ont pour objectif principal de s'interroger sur l'articulation entre territoires et migrations. Ces travaux se font généralement par une approche intégrée mêlant les disciplines qui privilégient une entrée analytique par l'individu et celles qui considèrent le territoire comme un agrégat de populations. Cette approche intégrée prend en compte les différentes échelles entre processus globaux et processus qui relèvent de l'enracinement dans une localité et dans les pratiques quotidiennes.

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Concernant l'immigration maghrébine en France, plusieurs analyses géographiques ont été faites sur les pratiques et les stratégies migratoires, sur l'évolution des relations transnationales, sur les flux qui élaborent un territoire circulatoire ou encore sur les parcours de ces migrants. Cependant, en ce qui concerne les immigrés maghrébins vieillissant dans l'isolement, il semble difficile de trouver des travaux spécifiques portant sur le rapport de cette population au territoire. Cependant, des travaux réalisés sur « la mort en migration » (Lestage, 2012) qui traitent du retour post-mortem des migrants comme un élément du projet migratoire, ou encore les travaux de Céline Bergon (2013) sur les rapports mobilité/immobilité dans le cas de situations résidentielles spécifiques, constituent des réflexions théoriques utiles pour mener des recherches sur la pratique contrainte de l'espace chez les immigrés maghrébins vieillissants et isolés.

Le travail de recherche proposé ici porte sur les immigré-e-s nord-africain-e-s âgée-s et isolé-e-s vivant en France, et plus particulièrement sur Montpellier. Ces personnes ont chacune une trajectoire qui leur est propre. En effet, selon les expériences personnelles de chacun-e, la région d'origine, le parcours professionnel et résidentiel, le statut matrimonial ou encore le sexe, on observe que le parcours et le statut actuel changent. Le groupe étudié ici est loin d'être homogène.

Cependant, concernant cette migration, certains processus se dégagent, laissant apparaître des étapes communes à l'ensemble de ce groupe. En effet, en partant des statuts d'immigrés originaires des anciennes colonies - actuellement pays dits en voie de développement ou encore pays du sud -, travailleurs étrangers recrutés dans leurs pays d'origine et actuellement à la retraite, ou encore femmes au foyer arrivées en France dans le cadre du regroupement familial, on peut s'interroger sur les processus par lesquels ce groupe de personnes est passé.

Quelles sont les étapes qui ont construit ces statuts actuels et ce groupe ? Et quelle est leur spécificité ? Y a-t-il une seule trajectoire globale pour ce groupe ? Cette migration transnationale s'est-elle faite dans un cadre administratif, politique, spatial et social bien précis ? Quels sont les mécanismes, les systèmes qui ont cadré et cadrent encore la pratique de la mobilité chez ce groupe de personnes ? Quelle est la part de l'immobilité dans cette

présupposée mobilité de cette catégorie de migrants, dans le cadre de la circulation transnationale ?

Ainsi, l'objectif de ce travail est de mettre en lumière, l'ensemble de la trajectoire de ce groupe. Si l'analyse des différents territoires de départ, d'arrivée et de circulation nous semble utile. Toutefois, il ne s'agira pas « d'analyser de façon segmentée les territoires » (Jolivet 2007 : 8) en question, mais de prendre en considération la trajectoire dans son ensemble, à travers une approche globale, pour appréhender les territoires et montrer comment s'opère leur imbrication « à toutes les échelles en tachant de décrypter les mobilités étudiées au regard des notions de pouvoir, d'espace et de société. » (Jolivet 2007 : 8).

Il s'agira également de comprendre pourquoi les immigré-e-s nord-africain-e-s âgée-s et isolé-e-s de leur famille durant toute la durée de leur migration, constituent une population à la trajectoire spécifique. Cette spécificité s'inscrit principalement à travers les statuts comme nous le montreront dans la suite de notre travail.

Dès lors, se pose l'intérêt d'une approche géographique des mobilités de ce groupe de personnes. Ainsi, en nous appuyant sur le travail de Céline Bergon (2013), nous opérerons un croisement entre statut social spécifique - d'immigré-e-s Nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s - et pratiques de mobilité/immobilité.

Le questionnement géographique doit se faire aussi bien à une échelle locale que globale, mais aussi il doit également prendre en compte les différentes étapes de la trajectoire puis sa globalité. En effet, dans le cadre d'une migration réglementée, transnationale et inscrite dans la durée, l'approche intégrée des mobilités s'impose.

Ce projet se concentrera sur une recherche bibliographique portant sur les principaux travaux faits sur les populations venues en France dans le cadre de la migration de travail puis de la migration familiale. Il s'agira aussi de réfléchir sur les cadres politiques, sociaux et spatiaux qui ont marqué la trajectoire globale de cette migration. Par la suite, la recherche se dirigera vers le terrain dans l'objectif d'interroger les mobilités à partir des notions de pouvoir, d'espace et de société afin de mesurer leur impact sur la trajectoire des immigré-e-s Nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s.

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Dans ce qui précède, nous avons principalement essayé de contextualiser la problématique migratoire des immigrés nord-africains âgés et isolés qui nous préoccupe ici, en soulignant son aspect historique, sa spécificité ainsi que les différentes approches scientifiques dont cette population a fait l'objet. Cette phase de notre recherche nous a permis de faire ressortir l'importance de l'approche géographique et celle de la notion de trajectoire.

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II- LA NOTION DE TRAJECTOIRE EN GÉOGRAPHIE ET LES ASPECTS GÉOPOLITIQUES, SPATIAUX ET SOCIAUX DE LA MIGRATION NORD- AFRICAINE EN FRANCE.

La première partie de ce travail donne un aperçu du contexte dans lequel s'est faite la migration nord-africaine des trente glorieuses et présente une description générale du contexte actuel. A partir de ces éléments, l'objectif ici est d'examiner la notion de trajectoire en géographie et de saisir les aspects géopolitiques, spatiaux et sociaux de la migration nord-africaine en France. Il s'agit aussi de comprendre la question des rapports au territoire et partant, du rapport entre mobilité et immobilité dans le cas d'une trajectoire migratoire spécifique.

Dans son sens commun et général, la trajectoire est « la ligne décrite dans l'air ou dans l'espace par un corps en mouvement ».14 En sciences humaines et sociales, « une trajectoire est la succession avec l'âge des passages d'un individu d'un état ou d'une position sociale à l'autre »15. Cette dernière définition fait ressortir l'idée de trajectoire sociale. « Celle-ci étant à la fois une trajectoire « objective », définie comme la suite des positions sociales occupées durant la vie, mesurée au moyen de catégories statistiques, et une trajectoire « subjective » exprimée dans des récits de vie, des expériences individuelles, familiales ou collectives .» (Jolivet 2007 : 2). Ici, le concept de trajectoire permet une approche particulière de la question migratoire avec une vision géopolitique des (im)mobilités. Cette approche vise à mettre en exergue les champs politiques, spatiaux et sociaux qui encadrent et structurent les (im)mobilités.

Le concept de trajectoire prend en compte les conditions dans lesquelles s'effectue le mouvement entre un lieu de départ et un lieu d'arrivée, et souligne l'influence de ces conditions sur les modalités d'ancrage dans la société d'accueil, sans oublier le rapport à la société de départ. Le projet de départ des migrants est généralement motivé par la quête d'une vie meilleure, une amélioration de la trajectoire sociale - dans le sens de « tracé de vie » - avec un imaginaire migratoire qui repose sur l'image d'un Eldorado auquel on accéderait en empruntant un itinéraire - une trajectoire spatiale - que l'on souhaite sans

14 Selon l'encyclopédie en ligne, Wikipédia.

15 Idem

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encombre. Ainsi, la migration porte une idée d'évolution positive que la réalité ne confirme pas toujours. Quoiqu'il en soit, la migration change le rapport à l'espace en instaurant une vie entre « ici » et « là-bas », avec « une complexification des territoires et une connexion entre différents lieux » (Marchandise 2007 : 39) constituant ainsi un champ que l'on peut qualifier de territoire circulatoire, avec « de multiples appartenances spatiales, de multi-résidences » (Cortes, 1998) et « un éclatement des espaces de vie » (Cortes 1998 : 271).

Cependant, on peut observer que la trajectoire sociale, entendue comme quête d'une vie meilleure en termes de conditions de travail et de logement et la trajectoire spatiale, dans le sens d'itinéraire que l'on souhaite sans encombre, d'espace occupé, de perception de l'espace, sont totalement dépendantes du cadre fixé par le pouvoir politique. En effet, les cadres politiques et les rapports de pouvoir influent sur la trajectoire migratoire.

Le projet de départ, lui même influencé par ce pouvoir politique, est souvent modifié et contrarié pour des raisons qui dépassent les premiers concernés, c'est-à-dire les migrants : conditions de travail et de salaire qui ne correspondent pas à l'image valorisée qu'ils s'en étaient fait, ou encore, politique migratoire conditionnant les flux par des barrières matérielles ou subjectives. Ainsi, la notion de trajectoire « permet de mettre en lumière les paramètres globaux qui encadrent le tracé, ceux auxquels le migrant doit se soumettre, les points de passages « imposés » et ceux dont il peut s'affranchir dans la durée. » (Jolivet 2007 : 2-3).

Les (im)mobilités des immigrés Nord-Africains âgés et isolés seront donc étudiées à travers la notion de trajectoire, telle qu'elle a été définie ci-dessus. Cette notion permet de prendre en considération l'interaction entre les aspects sociaux, spatiaux et géopolitiques qui encadrent ces (im)mobilités. Ainsi, cette approche géographique des migrations n'est pas une approche sectorielle d'ordre spatial, démographique, ou encore social, mais une approche intégrée qui vise à comprendre les interactions entre ces différents aspects qui sont soumis à des rapports de pouvoir.

1. Aspects géopolitiques

Nous voulons insister ici sur le rôle des structures et des politiques qui a encadré la migration nord-africaine vers la France durant les Trente glorieuses, et également sur la persistance de ces structurations et de ces politiques, jusqu'à nos jours. En d'autres termes,

notre objectif est de définir le cadre politique : le référentiel de la trajectoire des immigrés nord-africains actuellement âgés et isolés en France.

D'abord, il nous semble nécessaire de rappeler que le mouvement migratoire nord-africain vers la France - qui s'inscrit dans le cadre des mouvements migratoires effectués à partir des pays dits sous-développés, à fortes populations rurales et paysannes, vers les pays dits développés caractérisés par la civilisation urbaine et industrielle - est d'une certaine manière :

L'homologue des anciennes migrations internes à travers l'exode rural que chacun de ces derniers pays a connu en son temps. L'un et l'autre déplacement de populations (travailleurs et familles entières) participent de la même logique et bien qu'ils soient fort éloignés dans le temps et dans l'espace et qu'ils portent respectivement sur des aires et sur des distances sans commune mesure d'un cas à l'autre, ils procèdent de la même genèse sociale et économique » (Sayad 1999 : 417).

Cette analyse de Sayad laisse entendre que les migrations internationales d'aujourd'hui, en provenance majoritairement des pays du tiers-monde, dits pays en développement, sont soumises, dans un contexte différent, aux mêmes mécanismes que les migrations internes d'hier.

Ces mécanismes sont le fruit du cadre politique capitaliste, dans le sens où la demande de main-d'oeuvre, ou encore le déséquilibre démographique, conditionnent les flux migratoires en fonction des besoins économiques. Ainsi, le début de la révolution industrielle s'accompagne de la venue à Paris de main-d'oeuvre aveyronnaise, savoyarde ou bretonne, alors que durant les Trente glorieuses, ce sont les travailleurs coloniaux qui débarquent en France.

Sans entrer dans une approche comparative, notons que l'exploitation des migrants au travail, que ces derniers proviennent « d'outre-mer » - de la rive sud de la Méditerranée - ou des campagnes avoisinantes, fait partie d'une exploitation globale à laquelle s'ajoute le poids d'un passé de domination. Rappelons, en effet :

- La domination de Paris sur les autres régions marquée par des massacres, de

l'exploitation et jusqu'au début du 20ème siècle, l'interdiction de parler Breton ou encore Occitan dans les cours des écoles.

- Ainsi les migrant-e-s du Massif Central, par exemple, qui arrivent à Paris au
cours du 19éme et au début du 20émé siècles sont perçus par la bourgeoisie parisienne comme

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une masse de prolétaires provenant d'une région à civiliser. Ils/elles exerçaient des métiers durs et fatigants que les parisiens boudaient : porteur d'eau à domicile ou encore charbonnier16.

- La domination et la colonisation françaises en Afrique du Nord,
« colonisation qui a posé la population dominée non seulement comme une nationalité différente, mais comme une race différente (...) C'est un arbitraire colonial qui a présidé à la circulation des hommes. Celle-ci était soumise à la volonté de la seule métropole, et plus précisément de l'administration » (Liazu 2000 : 8), à la solde des patrons.

- Ainsi, malgré le souci de ces derniers à privilégier une main-d'oeuvre
provinciale, « par le recours à la décentralisation industrielle, la croissance de l'industrie s'opère à une allure telle que les entrepreneurs se tournent également vers la main-d'oeuvre immigrée ». (Boubeker et Hajjat 2008 : 86)

L'immigration Nord-Africaine en France est le produit d'une colonisation brutale et totale qui a transformé les sociétés colonisées, d'un point de vue économique, politique, culturel et social. Frantz Fanon a, il y a longtemps déjà, décrit les effets de cette colonisation sur le peuple colonisé :

La domination coloniale a, on le sait, privilégié certaines régions. L'économie de la colonie (...) est toujours disposée dans des rapports de complémentarité avec les différentes métropoles. Le colonialisme (...) se contente de mettre à jour des ressources naturelles qu'il extrait et exporte vers les industries métropolitaines, permettant ainsi une relative richesse sectorale tandis que le reste de la colonie poursuit, ou du moins approfondit, son sous-développement et sa misère. (Fanon 1968 : 103).

De la même manière, ce fossé entre régions a, par la suite, été entretenu et amplifié par les pouvoirs locaux, relais du colonialisme. Ainsi, jusqu'à maintenant, en Afrique du Nord, on parle de « Maroc utile » et de « Maroc inutile », ou encore de « Tunisie du bord de mer » où sont concentrées les richesses et de « Tunisie de l'intérieur des terres » où sévissent le chômage et la misère

Par les guerres de colonisation puis par la colonisation non seulement de la terre, des richesses, du sol et du sous-sol, mais aussi des personnes et des esprits, le colonialisme a ruiné les fondements de l'économie traditionnelle et a détruit les structures sociales. Ainsi, le fait colonial, qui a marqué durablement la société colonisée, l'espace et les

16 A ce sujet, voir le travail de : Marc, Prival (1979) Les migrants de travail d'Auvergne et du Limousin au XXe siècle, Université de Clermont-Ferrand II : Publication de l'Institut d'Étude du Massif Central, fascicule XIX.

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frontières mais aussi, la société coloniale, a une grande part de responsabilité dans l'émigration nord-africaine vers la France, et dans la manière avec laquelle s'est faite cette migration. En effet, comme le dit S. Bouamama : « Coloniser suppose la production de conditions subjectives conduisant le peuple du pays colonisateur à soutenir le projet colonial pour le pire et à s'en désintéresser pour le mieux ». (Bouamama 2013 : 2).

Le colonialisme a instauré un contexte matériel et mental favorable à une migration de travail caractéristique « tant par son intensité, son importance numérique, sa continuité dans le temps (...) et à travers l'espace » (Sayad 1999) - notons de ce fait le prolongement de l'espace colonial au sein de l'espace métropolitain - que par le statut et les représentations du travailleur dans la société d'accueil. Rappelons qu'on parlait à l'époque coloniale de « travailleurs coloniaux » mais aussi - et actuellement encore - de « travail d'Arabe ».

L'exploitation des travailleurs nord-africains sur le territoire français fait partie d'une exploitation globale de cette région par la France et les « indépendances » n'ont rien changé à cela. En effet, les méthodes de recrutement décrites ci-dessus ont été appliquées avant et après l'indépendance du Maroc ; il y a même eu une intensification après 1956.

De plus, les accords migratoires entre les pays d'Afrique du Nord fraîchement « indépendants » et la France - il s'agit ici d'accords essentiellement analysés en terme de migration de main-d'oeuvre - ont été signés dans un contexte de domination économique française dans les échanges commerciaux, et d'influence politique plus ou moins directe.

Ainsi, comme l'a souligné B. Granotier (1979), concernant les relations globales de la France avec les pays nord-africains et avec ses anciennes colonies en général, il s'agit de la même exploitation qui se produit à trois niveaux : l'échange des marchandises, l'exploitation du capital et le recrutement de la force de travail.

A la fin des années 1960, le courant populationniste - selon lequel, un état fort est un état peuplé - alors à son apogée en France, va encourager les recrutements massifs et organisés d'immigrés. Michel Debré parlait à l'époque de « la France au 100 millions de Français ». L'idée de base était que la population française augmente sans que son « identité nationale » et sa « substance » ne soient altérées. La sélection des immigrés se faisait donc selon le critère de la couleur de peau. Cependant, la concurrence entre pays

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occidentaux faisait qu'il fallait attirer suffisamment de force de travail quelle que soit sa couleur de peau.

La trajectoire migratoire de la population étudiée ici est marquée par les politiques coloniales puis néocoloniales d'exploitation capitaliste. Celles-ci concernent d'une part le fond : cette population a pu émigrer du pays d'origine vers la France uniquement pour la force de travail qu'elle constituait. De même que ces politiques portent d'autre part sur la forme : les méthodes de recrutement, le système de contrats fabriquant une main-d'oeuvre flexible et malléable, la répartition géographique sur le territoire français selon les besoins de main-d'oeuvre17, le logement en foyer et en cité, la possibilité tardive et conditionnée du regroupement familial.

Ainsi, le conditionnement des droits sociaux à la résidence, pour cette population actuellement âgée et/ou à la retraite et dépendante de ces droits, s'inscrit dans la continuité de ces politiques. Et le fait que les caisses de sécurité sociale (CARSAT, CAF, CPAM, MSA) s'attaquent en premier lieu à ces catégories de personnes vulnérables - issues des anciennes colonies, vieillissantes, isolées, analphabètes, ne maîtrisant que partiellement la langue française - en connaissant bien les difficultés de ces dernières à faire valoir leurs droits, n'est pas anodin et soulève des interrogations.

2. Aspects spatiaux

Dans les propos qui précèdent, nous avons rappelé comment la politique coloniale a marqué spatialement les territoires colonisés, notamment en creusant un écart de développement entre régions lui étant utiles, à savoir les plaines du littoral et régions lui étant inutiles, à savoir les régions de montagne et les régions semi-désertiques et désertiques. Ce n'est pas un hasard que ce soient - en ce qui concerne le Maroc - le Nord, les différents Atlas, le Sud-est qui aient fourni le gros de la main-d'oeuvre immigrée des années 1960.

Ainsi, le colonialisme et la politique coloniale ont accentué le contexte de misère

17 Des cartes de séjour temporaires pour « travailleur saisonnier » étaient délivrées avec obligation de travailler dans le secteur d'activité (souvent il s'agissait du secteur agricole) et la région mentionnés sur la carte. « J'ai une carte de travail pour l'agriculture et dans le Vaucluse seulement, avec possible extension aux Bouches-du-Rhône qui a les mêmes besoins agricoles. » (Hubert et Loukili 2010 : 69)

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par les guerres de conquête puis de « libération », la spoliation des terres, la destruction des structures économiques et sociales, dans les campagnes que les recruteurs ont privilégiées dans leur sélection de main-d'oeuvre et toute une économie coloniale qui a favorisé le colon aux dépend de l'autochtone. La politique coloniale a été complètement menée au profit du colon et aux dépends de l'autochtone, ce qui a réduit ce dernier à une misère totale.

Dans les propos qui vont suivre, nous nous concentrerons sur les aspects spatiaux de la trajectoire des migrants Nord-Africains, dans un contexte où le colonialisme et les empires, avec un territoire organisé en terme de colonies et de métropole, ont laissé place aux états nationaux et aux grands ensembles régionaux de part et d'autre des lignes imaginaires et matérialisées du différentiel de développement. Ainsi, « les pays développés », et « les pays sous-développés », forment actuellement un territoire de référence en termes de frontières fortifiées et autres outils conditionnant les flux.

Comme le fait remarquer Le Boedec concernant le détroit de Gibraltar :

Porte océane entre Atlantique et Méditerranée, mais aussi porte transversale entre l'Afrique et l'Europe, le détroit capte et polarise les flux transméditerranéens. Avec seulement 13 kilomètres qui séparent les deux continents, il est le point de passage le plus étroit de la Méditerranée, mais aussi l'une des frontières les plus inégalitaires au monde. Alors que dans d'autres régions, la proximité favorise la convergence économique, l'écart de développement entre les deux rives ne cesse de croître : le PIB par habitant espagnol représente aujourd'hui quinze fois celui du Maroc alors qu'il n'était que quatre fois supérieur il y a trente ans. (Le Boedec 2007 : 2).

La mer Méditerranée s'est donc imposée - à travers les siècles - comme l'espace modèle de la « frontiérisation » de l'espace : entre Afrique « sous développée » et Europe occidentale « développée », mais aussi entre métropoles et colonies, ou encore plus loin dans l'histoire, entre Conquête musulmane et Reconquista catholique.

Ainsi, le fait de quitter l'Afrique du Nord pour l'Europe occidentale détermine spatialement la notion de trajectoire. Il ne s'agit pas uniquement d'un itinéraire menant jusqu'à la terre voisine, mais du passage d'un bord à l'autre, marquant une discontinuité spatiale naturelle et surtout sociopolitique. Le migrant connaît ainsi une rupture nette : « rupture avec le groupe, avec ses rythmes spatio-temporels, ses activités, bref, avec le système de valeurs et le système de disposition communautaire qui sont au fondement du groupe. » (Sayad 1999 : 422).

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Comme nous l'avons dit précédemment, le recrutement de main-d'oeuvre tel qu'il a été organisé durant les Trente glorieuses, considérait le territoire colonial puis néocolonial nord-africain comme étant un « espace réservoir de main-d'oeuvre », avec tout ce que cela représente comme avantages :

- Les immigrés, arrivés en France à l'âge adulte, constituent une force de travail

prête à l'utilisation. Sont économisés ainsi les coûts de subsistance (pas d'allocations et autres aides sociales), d'éducation et de formation car la réserve de main-d'oeuvre se trouve à l'étranger.

- Faible coût des infrastructures collectives : logement peu cher pour les
travailleurs (bidonvilles, puis HLM et foyers), de plus, nul besoin d'équipements collectifs (écoles routes, hôpitaux...) puisqu'il s'agit d'hommes seuls dont la famille reste au pays18.

Le recrutement et le système de contrats temporaires - piliers de la politique migratoire de l'époque - déterminent eux aussi spatialement la notion de trajectoire. En effet, ces derniers rappellent régulièrement à l'émigré potentiel que le fait de venir en France et d'y rester n'est pas gagné d'avance. La mobilité est entravée et conditionnée, favorisant ainsi le sentiment de se trouver sur un territoire « prison » - le pays d'origine - que l'on ne peut quitter que sous conditions, et vers lequel on peut facilement se faire expulser.

Une fois en France, le cloisonnement socio-spatial que vivent les immigrés nord-africains constitue un autre aspect de la trajectoire. Le logement des immigrés, constitué dans un premier temps de bidonvilles, logements de chantiers, hôtels et autres taudis urbains, puis de citées HLM et de foyers de travailleurs, donne à l'espace de la ville une organisation ségrégationniste, discriminatoire et raciste qui marque l'imaginaire, y compris celui des premiers concernés. Ainsi, dans les représentations dominantes, un maghrébin habite forcément un quartier HLM quand il est en famille, et un foyer Sonacotra /Adoma quand il est seul. Il n'est pas rare lorsque deux personnes originaires d'Afrique du Nord se

18 Nous rappelons ici que le regroupement familial n'a été rendu légal et institutionnalisé qu'en 1976 (jusque-là le système de contrat favorisait une immigration pendulaire d'hommes seuls), il a été suspendu ensuite en 1977, pour être de nouveau autorisé en 1978. La législation française en a restreint plus d'une fois les critères (surface de logement requise en fonction du nombre de membres attendus, montant des revenus, liens familiaux restreints à la famille nucléaire, âge des enfants, durée du séjour en France, sincérité de l'engagement matrimonial, stabilité du travail).

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rencontrent à Montpellier, que l'une demande à l'autre : « où est-ce que tu habites, La Paillade, Le Petit Bar ou Figuerole ?».

Pour les personnes isolées - dont la famille est au pays - la présence sur le territoire français est souvent contrainte par la dépendance vis-à-vis des caisses d'allocations retraites - et la résidence en France que cela implique - et/ou par des problèmes de santé qui nécessitent une présence en France, où visites médicales et hôpitaux sont généralement pris en charge, contrairement au pays d'origine. De ce fait, ce groupe a une pratique contrainte de l'espace. Certaines personnes, résidant en foyers, décrivent leur chambre comme étant « une tombe » ou encore « un gouffre » dans lesquels elles attendent la mort. Cependant, les études faites sur les immigrés âges et isolés de leur famille montrent une forte mobilité dans la ville - entre les différents quartiers populaires et particulièrement ceux du centre ville - ainsi qu'un fort ancrage dans la vie de quartier.

Dans l'ensemble, la sociabilité de proximité est organisée autour de deux pôles. Le premier s'organise autour des cafés et des PMU, avec la pratique du loto et du tiercé ou encore de divers jeux collectifs. Le marché hebdomadaire est aussi une occasion de sortie privilégiée au moins tant que la mobilité n'est pas réduite et même si la faiblesse des revenus oblige souvent à « acheter avec les yeux ». L'autre pôle est constitué par les activités commerciales installées dans certains établissements qui fournissent aussi des lieux de rencontres et d'échanges. (Bernardot 2006)

3. Aspects sociaux

Il existe évidemment une multitude de trajectoires sociales dans le groupe que constituent les immigrés nord-africains du troisième âge, vivant en foyer ou dans d'autres logements pour célibataires, et isolés de leur famille. Tout comme pour les autres catégories ouvrières vieillissantes, l'arrivée à l'âge de la retraite marque une rupture dans les fréquentations professionnelles, une baisse d'intensité dans les relations sociales, une baisse des revenus et une fragilisation des conditions de santé. Cependant, malgré les situations socio-économiques variées et une condition commune à l'ensemble des retraités et des personnes âgées, il y a des spécificités propres à la vieillesse dans l'immigration.

Tout d'abord, il y a les causes économiques de la migration qui constituent un des cadres sociaux de la trajectoire de ces vieux migrants : la quête d'une vie matériellement meilleure, avec un travail et un bon salaire qui permettraient de scolariser les enfants, de payer la maison. En somme, une quête d'ascension sociale commune à toutes les migrations de travail.

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Il y a également la condition de l'immigré venu des anciennes colonies qui est liée aux représentations de cette communauté de migrant-e-s dans la société française. Ces représentations qui jouent un rôle important dans les trajectoires sociales, sont au coeur de ce que S. Bouamama a appelé « l'espace mental colonial ». En effet, « des représentations du peuple colonisé, de sa culture et de sa religion desquelles découlent logiquement les types de rapports envisageables avec les membres de ce peuple. L'image de l'Arabe, du musulman, de l'indigène est ainsi produite pendant un siècle et demi pour justifier logiquement les rapports inégalitaires et les traitements d'exception que l'on doit tisser avec lui et exercer sur lui. » (Bouamama, 2013 : 2).

Pour ce qui est du capital social des immigrés nord-africains âgés et isolés, il existe une véritable hétérogénéité. Cependant, comme l'ont montré Bernardot (2006) et Sayad (1999), les migrants Nord-Africains arrivés en France à l'époque des trente glorieuses ont été « choisis » par des réseaux familiaux et par des recruteurs - en quête de main-d'oeuvre laborieuse et docile, de muscles - comme candidats à l'émigration. Ainsi, les capacités physiques, la place dans la fratrie, le statut économique et le capital social entraient entre autres dans ce processus de choix.

En effet, quand les recruteurs disaient clairement qu'ils préféraient sélectionner des contingents dans les zones rurales, cela correspondait à un certain profil sociologique : hommes illettrés, n'ayant aucune notion de langue française, avec des valeurs paysannes basées sur le courage au travail, qui est laborieux de nature, sans expérience du travail ouvrier ni expérience syndicale, ni expérience de la vie citadine.

Il existe de nombreux rapports et études19 qui traitent de la condition sociale, sanitaire et économique actuelle des travailleurs immigrés âgés et isolés. Les uns comme les autres décrivent une situation difficile et généralisée :

- Un vieillissement précaire : les études (Rapports du HCI, (2005) ; Bernardot,

(2006) portant notamment sur l'état de santé des immigrés, soulignent la présence de pathologies particulières et/ou observées plus tardivement chez le reste de la population. Si les mauvaises conditions de logement, la sur- consommation de tabac et les carences alimen taires provoquent une sur-morbidité (particulièrement chez les immigrés isolés) ;

19 Rapports : HCI 2005 ; CIRRVI, 2011 et études : Noiriel, 1992 ; Guillemard, 1972 ; Choukri, 2006 ; Bernardot, 1999, 2006.

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plus encore, les accidents du travail20, les poly-expositions et les maladies professionnelles entraînent quant à eux, diverses affections (ostéo-articulaires, respiratoires, troubles gastriques, problèmes bucco-dentaires). D'autres formes pathologiques comme les troubles somato-formes, douloureux persistants, appelés aussi « sinistrose », touchent les personnes seules et isolées. Selon une étude de l'INSEE menée entre 1998 et 200121, l'âge moyen des personnes dépendantes est de 75,3 ans pour les personnes nées au Maghreb, contre 82 ans pour celles nées en France.

- Un accès limité au droit : Les migrants nord-africains âgés - malgré la forte

dépendance d'un bon nombre d'entre eux aux minimas sociaux22 et les dures conditions sanitaires - rencontrent des obstacles spécifiques pour l'accès à la retraite et aux prestations d'assurance vieillesse, mais aussi pour l'accès aux soins et aux services à destination des personnes âgées.

Ces difficultés sont dues à la nature de certaines conditions posées par la législation, condition de résidence par exemple, au parcours professionnel discontinu (faible taux de cotisation dû au système de contrat mais aussi au fait que ces migrants figurent parmi les premiers licenciés), au manque, voire à l'absence, d'accès direct à certains organismes qui ne fonctionnent que par courrier, téléphone ou internet (sans prise en compte du public illettré), au manque de compréhension et à la complexité des démarches administratives, aux erreurs sur les numéros de sécurité sociale, etc.).

20 Selon le rapport du HCI (2005) : « La part des étrangers victimes d'accident du travail est de 13,1 % en 1991 alors que leur part dans la population active salariée n'est que de 6,8 %. Dans le secteur du bâtiment et des travaux publics où près d'un salarié sur cinq est étranger, 30,2 % des salariés victimes d'accidents entraînant une incapacité permanente sont étrangers. »

21 L'enquête « Handicaps-incapacités-dépendance », dite « enquête HID » (2001) porte sur les conséquences des problèmes de santé dans la vie quotidienne des personnes. En ce qui concerne les personnes âgées, ce sont au total 15 608 personnes de 60 ans et plus, représentatives de cette tranche d'âge, qui ont été interrogées. L'enquête HID permet de distinguer les personnes selon leur pays de naissance, avec les catégories suivantes : France, CEE, Europe de l'Ouest, Europe centrale et de l'Est, Maghreb, Afrique (hors Maghreb), Proche-Orient et Moyen-Orient, Amérique et Caraïbes, Asie, Océanie.

22 Comme nous l'avons dit, le système de contrat renouvelable a entraîné des périodes de chômage ou de travail non déclaré qui font que les droits de pension des immigrés sont les plus faibles. S'ajoute à cela le fait qu'ils aient été les premiers licenciés au cours des restructurations industrielles des années 1980 (alors qu'ils représentaient 10 à 15% des effectifs à la fin des années 1970, ils ont absorbé à eux seuls de 40 à 50 % des suppressions d'emploi dans l'industrie et le bâtiment) (Math, 2009).

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L'idée reçue de l'immigré âgé responsable du trou de la sécurité sociale est totalement démentie par le rapport du Haut Conseil à l'Intégration, paru en 2005. La personne âgée maghrébine consulte environ trois fois moins que la personne âgée d'origine française. La consommation de soins de ces travailleurs âgés est très proche de celle du reste de la population ouvrière. Ils consultent plus souvent des médecins généralistes et moins souvent des spécialistes. Les maladies sont dépistées plus tardivement et conduisent plus fréquemment à des hospitalisations d'urgence, comme le montrent les enquêtes menées par le HCI (2005) et par Bernardot (2006).

Ainsi, cette deuxième partie de notre recherche avait pour objectif essentiel de cerner la notion de trajectoire en géographie et de mieux comprendre la migration nord-africaine en France, à travers l'interaction de ses aspects géopolitiques, spatiaux et sociaux. Retenons que la trajectoire spécifique de cette migration marquée par cette interaction, laisse apparaître les rapports de pouvoir qui la conditionnent.

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III- DÉMARCHE DE TERRAIN

Dans les chapitres précédents, nous avons tenté d'exposer, à travers une approche globale, la trajectoire de la « première génération d'immigration » Nord-Africaine venue en France et plus particulièrement, celle des personnes qui vieillissent actuellement dans cette immigration, isolées de leur famille restée au pays. A ce stade de notre travail, nous allons nous pencher sur notre terrain d'étude : la ville de Montpellier, ses quartiers populaires, ses foyers de travailleurs migrants, son immigration et ses immigrés du troisième âge contraints au célibat. Ainsi, après avoir contextualisé l'immigration montpelliéraine de manière très générale et décrit le cadre de notre étude, à travers l'espace et les conditions existant, nous allons détailler et justifier la démarche de terrain sur laquelle repose l'analyse qui suivra.

1. Description du terrain d'étude

1.1 La ville de Montpellier : population, structure et immigration

D'après les statistiques de l'INSEE de l'année 2010, Montpellier compte 39 121 personnes immigrées23 sur un total de 257 351 habitants, ce qui représente 15,2% de la population de la commune. Cette moyenne est supérieure à la moyenne nationale qui est de 8,6%. Les Marocain-e-s représentent 41,9% de cette population immigrée montpelliéraine - environ 6 Montpelliérain-e-s sur 100 sont des immigré-e-s marocain-e-s, selon la définition de l'INSEE - et l'ensemble des immigré-e-s Nord-Africain-e-s constituent 8,8% de la population de la commune. Les plus de 55 ans représentent 22,7% de la population immigrée avec un total de 8913 individus. Il y aurait sur la commune de Montpellier 5160 personnes immigrées, nées au Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie) âgées de plus de 55 ans.

23 Selon la définition des concepts du recensement de la population donnée par l'INSEE, un immigré est une personne née étrangère à l'étranger et résidant en France. Les personnes nées françaises à l'étranger et vivant en France ne sont donc pas comptabilisées. Certains immigrés ont pu devenir français, les autres restent étrangers. Les populations étrangères et immigrées ne se confondent pas : un immigré n'est pas nécessairement étranger et réciproquement, certains étrangers sont nés en France (essentiellement des mineurs). La qualité d'immigré est permanente : un individu continue à appartenir à la population immigrée même s'il devient français par acquisition de la nationalité. C'est le pays de naissance, et non la nationalité à la naissance, qui définit l'origine géographique d'un immigré.

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La commune compte 130 423 ménages, ce qui représente une population de 248 825 individus. 49,9% de ces ménages sont constitués d'une personne seule (soit 65 136 personnes vivant seules sur la commune de Montpellier). Cette proportion de personnes habitant seules est largement supérieure à la moyenne nationale qui est de 33,8%. Cela peut s'expliquer par le fait que Montpellier soit une ville étudiante et jeune (32% de la population a entre 15 et 29 ans et 42% des 20-24 ans déclarent y vivre seuls).

Cependant, dans la commune, vivent seuls : 50% des plus de 80 ans (c'est légèrement au-dessus de la moyenne nationale qui est de 49,2%), 35% des personnes qui ont entre 65 et 79 ans (contre 27% au niveau national) 32% des personnes qui ont entre 55 et 64 ans (contre 19% au niveau national). Les plus de 60 ans représentent 18% de la population montpelliéraine.

Toujours selon les données de l'INSEE (2010), le taux de chômage sur Montpellier est de 19,3%, ce qui est largement supérieur à la moyenne des villes françaises, qui est à 9,1%. La population par catégorie socioprofessionnelle se répartit comme suit : 0,07% d'agriculteurs exploitants, 2,6% d'artisans, commerçants et chefs d'entreprise, 10,9% de cadres et professions intellectuelles supérieures, 14,3% de professions intermédiaires, 16% d'employés, 8,5% d'ouvriers, 18,5% de retraités et 28,8% d'autres personnes sans activité professionnelle.

1.2 : La population ciblée et son espace de vie montpelliérain:

Comme nous l'avons dit - selon l'INSEE (2010) - vivent sur Montpellier 5160 personnes immigrées de plus de 55 ans qui sont nées dans un pays du Maghreb. En effet, sur les immigrés de cette tranche d'âge, vivant à Montpellier : 3358 sont nés au Maroc, 1368 en Algérie et 434 en Tunisie. Il est important de noter que sur les 4726 Algérien-e-s et Marocain-e-s de plus de 55 ans vivant à Montpellier, 2904 sont des hommes et seulement 1904 sont des femmes. Cette tranche d'âge est ainsi marquée par une surreprésentation masculine que l'on ne trouve pas chez les autres tranches d'âge, notamment la plus jeune. Cette surreprésentation est d'autant plus marquante chez les personnes nées au Maroc. En effet, sur les 3358 individus de plus de 55 ans nés au Maroc, 2135 sont des hommes et 1223 sont des femmes. Parmi ces personnes, certaines sont

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arrivées en France récemment, au cours des 10 dernières années, à un âge déjà avancé24. Cependant, la grande majorité fait partie de la génération d'immigrés arrivée - via le système de contrats pour les hommes et via le regroupement familial pour les femmes - durant les Trente glorieuses.

Toujours selon l'INSEE (2010), 2607 immigré-e-s né-e-s au Maroc, en Algérie ou en Tunisie seraient à la retraite ou en préretraite, sur la commune de Montpellier. Chez ces retraité-e-s ou préretraité-e-s immigré-e-s nord-africain-e-s de Montpellier, il y a aussi une surreprésentation masculine. Cette dernière est aussi particulièrement importante chez les « natifs du Maroc » dont 1207 sont des hommes et seulement 399 sont des femmes, sur un total de 1606 retraité-e-s ou préretraité-e-s né-e-s au Maroc.

Concernant cette surreprésentation masculine chez les immigré-e-s Nord-Africaine-s âgé-e-s de plus de 55 et/ou retraité-e-s et préretraité-e-s, il y a d'autres données à prendre en compte telle que la surreprésentation féminine dans le type d'activité dit « femmes ou hommes au foyer ». En effet, sur les 3145 immigré-e-s nord-africain-e-s de plus de 15 ans qui sont dans ce type d'activité, 3042 sont des femmes et seulement 103 sont des hommes. Les « femmes au foyer » qui n'ont jamais ou très peu pratiqué d'activités professionnelles déclarées n'ont donc pas de retraite ni de préretraite.

Cela explique en partie le faible taux de femmes immigrées nord-africaines qui sont en retraite ou en préretraite. Cependant, il est possible de confirmer la spécificité masculine de la population immigrée âgée nord-africaine, marocaine en particulier (2/3 des « né-e-s au Maroc » de plus de 55 ans sont des hommes). Ces chiffres laissent aussi entrevoir le fait que beaucoup d'hommes immigrés âgés nord-africains sont seuls.

Nous n'avons pas trouvé de données INSEE sur les ménages immigrés montpelliérains constitués d'une seule personne, ou sur le nombre d'hommes (immigrés) dont la femme et les enfants sont restés dans le pays d'origine. Cependant, nous avons pu nous procurer certaines données d'Adoma (ex Sonacotra). L'organisme - national - gère

24 Il est important de noter que plusieurs femmes de plus de 55 ans que nous avons rencontrées, sont venues seules pour rejoindre leurs maris et sont passées par une phase « sans papiers » de plusieurs années avant d'être - pour certaines - régularisées.

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deux foyers25 de travailleurs migrants sur Montpellier. Les statistiques dont nous disposons, datent de l'année 2012 et concernent uniquement le foyer Le Bosquet. Toutefois, nous considérons qu'une extension de ces statistiques au foyer Pére Soulas est pertinente et représentative de la structure des populations de ces foyers de travailleurs migrants montpelliérains.

Ainsi, sur les 459 personnes qui résident dans ces deux foyers, 86% sont des Nord-Africains. La population de ces foyers se caractérise par une surreprésentation masculine - 98% des résidents sont des hommes seuls - et par le vieillissement - 87% des résidents ont plus de 55 ans, 77% ont plus de 60 ans et 38% ont plus de 70 ans -. De plus, 71% des habitant-e-s sont des retraité-e-s. Concernant l'ancienneté de résidence dans ces foyers, 73% des personnes y vivent depuis plus de 5 ans et 53% y sont depuis plus de 10 ans. Nous pouvons ainsi dire qu'à Montpellier, ces deux foyers réunis concentrent une bonne partie des vieux migrants nord-africains isolés26.

Le reste de la population étudiée ici vit dans les quartiers populaires de la ville et plus particulièrement à La Paillade (où se trouve déjà le foyer Le Bosquet) et à Figuerolles-Gambetta. A Montpellier, se trouve également une petite pension de famille - avec 22 chambres occupées principalement par de vieux migrants maghrébins seuls - également gérée par la nouvelle Adoma, (ancienne Sonacotra) et qui se situe dans le quartier de Figuerolles-Gambetta.

Les quartiers populaires de La Paillade et de Figuerolles-Gambetta, quant à eux, connaissent - comme beaucoup de quartiers populaires - un niveau de précarité supérieur au reste de la ville : plus de chômage, plus de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, plus de personnes dépendantes des minimas sociaux étatiques. Le paysage social et urbain de ces quartiers est :

fortement imprégné d'une identité communautaire qui s'inscrit dans un processus d'acquisition territoriale (...) espace d'expériences, de rencontres, de ressourcement identitaire (...) espace d'accueil, passager ou durable, de toute famille ou personne en recherche d'emploi, d'un logement ou de rencontres. Le système maghrébin s'appuie

25 Il s'agit du foyer Père Soulas qui se trouve au 534, avenue du Père Soulas et qui compte 282 chambres, ainsi que du foyer Le Bosquet situé au 1, rue de l'Agathois (prés de La Paillade) qui contient 177 chambres.

26 Rappelons ici que les personnes vivent seules dans des chambres qui font, en général, 9m2. En effet, au foyer Le Bosquet, sur les 177 chambres, 141 font 9m2. Le foyer Pére Soulas est construit sur le même modèle.

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fortement sur l'infrastructure commerciale (...) qui régit, en plus de l'activité économique, tout un ensemble de rapports de sociabilité. (Marchandise 2007 : 19).

En effet, pour les personnes âgées isolées qui sont au centre de notre étude, les quartiers de Figuerolles-Gambetta et de La Paillade constituent des « pôles » autour desquels se structure la sociabilité de proximité de ce groupe d'individus. Si tel peut être le cas pour l'ensemble de la communauté maghrébine de Montpellier et de sa région, cela est d'autant plus vrai pour ces personnes retraitées contraintes au célibat et à un mode de vie particulier.

D'une part, ces pôles de sociabilité s'organisent autour des marchés quotidiens qui ont lieu dans ces quartiers et autour des bars, cafés et petits restaurants familiaux qui s'y trouvent. Les célibataires contraints vont y manger le couscous du vendredi pendant que les familles le préparent et le mangent ensemble à la maison.

D'autre part, ces pôles de sociabilité se structurent autour des nombreux commerces de proximité que comptent ces quartiers populaires : boucheries halal, primeurs, coiffeurs, bazars, téléboutiques (pour communiquer par téléphone, à moindre prix, avec le pays d'origine).

Dans ces quartiers se trouvent également les locaux d'administrations telles que la CAF, la CPAM et l'URSSAF, mais aussi des administrations telles que la CARSAT27 et la MSA28 dont dépendent les retraites et les aides sociales attribuées aux plus petites d'entre elles. A La Paillade comme à Figuerolles, il existe des « écrivains publics », des associations ou des individus connus pour apporter de l'aide dans les démarches administratives.

Ces derniers ont une certaine importance, notamment pour ceux qui ne savent pas lire, écrire et/ou parler le Français et qui n'ont personne dans leur entourage pour les aider dans ces démarches. A Figuerolles-Gambetta se trouvent également deux établissements

27 La Caisses d'Assurance Retraite et de la Santé au Travail est un organisme du régime général de la Sécurité Sociale ayant une compétence régionale. Les retraités du domaine de l'industrie et du BTP dépendent de la CARSAT pour leur retraite et pour les éventuelles aides de compléments de retraite. Les ouvriers agricoles eux dépendent de la MSA.

28 La Mutualité Sociale Agricole est l'organisme de protection sociale des salariés et exploitants du secteur agricole en France. Les ouvriers agricoles retraités dépendent de cette MSA.

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bancaires marocains (Banque Chaabi et Attijariwafa Bank) qui proposent des services bancaires en direction de la communauté marocaine tels que la possibilité de transférer facilement l'argent - de la retraite - vers le Maroc, ou encore des assurances pour le rapatriement des corps, en cas de décès.

Ainsi, si le quartier de Figuerolles-Gambetta ou de La Paillade ne constituent pas déjà le lieu de résidence, le fait de s'y rendre - en tant qu'immigré nord-africain montpelliérain - se fait pour diverses raisons qui souvent se cumulent entre elles : faire des provisions ou des achats spécifiques, rencontrer des amis, de la famille ou de nouvelles personnes, parler et entendre sa langue maternelle, faire des démarches administratives, manger certains plats du pays d'origine, boire un verre, téléphoner au pays.

De cette manière, le quartier Figuerolles-Gambetta notamment, de par son positionnement en centre ville et ses spécificités sociales et urbaines est « le quartier arabe » de Montpellier, tout comme Barbès l'est pour Paris, La Guillotière, pour Lyon et Saint Michel pour Bordeaux. La Paillade quant à lui, est un quartier comparable à tant d'autres quartiers de nombre de villes françaises.

Pour rappel, au coeur de notre projet d'étude se trouvent les immigré-e-s âgé-e-s nord-africain-e-s isolé-e-s de Montpellier. Qu'il s'agisse de personnes vivant seules - dont la famille est au pays d'origine ou en France mais dans un autre logement - ou de couples isolés, nous nous intéressons à la trajectoire globale de ces personnes ainsi qu'à leurs rapports à l'espace dans un contexte de circulation transnationale et d'enracinement parfois contraints.

A l'origine et au centre de ce projet de recherche, se trouvent les permanences de la section montpelliéraine de l'Association des Travailleurs Maghrébin de France, l'ATMF29.

29 L'ATMF est une association qui puise ses racines dans les mouvements de libération nationale, dans les mouvements progressistes et de résistance, du mouvement ouvrier, et dans les luttes de l'immigration, et des droits humains au Maghreb. L'ATMF est passée par des phases historiques, de l'AMF, Association des Marocains en France, créée par Mehdi Ben Barka en 1961, puis l'AMF coordination des sections en 1975. L'ATMF, Association des Travailleurs Marocains de France, a déposé ses statuts en janvier 1982. En 2000, l'ATM, Association des Travailleurs Marocains, s'est transformée lors de son 7ème congrès en Association des Travailleurs Maghrébins de France. Pour plus d'informations sur l'association, voir le site : http://atmf.org/

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Celles-ci sont consacrées à l'information, l'écoute et l'orientation sanitaire et sociale des immigré-e-s nord-africain-e-s âgé-e-s et/ou retraité-e-s.

Ces permanences qui se font à Montpellier depuis 2011 - avec plus ou moins de succès, selon le nombre de bénévoles disponibles - ont été le lieu d'une importante série de discussions collectives et de demandes concernant les droits sociaux, les problèmes vécus par les retraité-e-s et le logement. Dans ces discussions, le public est souvent constitué d'anciens travailleurs des secteurs du bâtiment, de l'industrie et de l'agriculture, dont la trajectoire migratoire a été construite par un processus systémique qui continue d'agir aujourd'hui.

Ainsi, les personnes qui viennent à ces permanences ont toutes des difficultés dans l'accès à leurs droits sociaux et à la libre circulation. La grande majorité est venue en France dans le cadre des systèmes de contrat et de recrutement décrits précédemment. Lorsqu'il s'agit de retraités, leurs revenus sont souvent très faibles, avec une forte dépendance aux aides sociales et à l'administration, ils sont de ce fait, exposés à l'arbitraire qui peut en découler.

Aux soucis - liés à la nature et au poids de tout ce qui est administratif en France - qui touchent l'ensemble des personnes qui sont souvent amenées à avoir affaire aux administrations, s'ajoutent des problèmes de compréhension de la langue française qu'elle soit écrite ou parlée, et l'indifférence des services publics, pourtant au fait de ces problèmes, face à de telles situations.

Dès lors, les démarches administratives de ce groupe de personnes tournent vite au parcours du combattant. Ainsi, les personnes âgées immigré-e-s nord-africain-e-s qui viennent aux permanences, sont souvent isolées, parce qu'elles n'ont personne dans leur entourage qui pourrait les aider dans leurs démarches administratives.

2. Méthode d'enquête

La méthode de travail de cette étude repose sur une enquête qualitative, visant à examiner de façon approfondie d'une part, les échanges que nous avons eus avec les personnes qui se sont présentées aux permanences tenues au sein de l'association et leurs récits de vie, d'autre part. Cette étude a pour but de mener à bien une investigation sur la

trajectoire des migrant-e-s nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s de Montpellier et sur leurs mobilités ou immobilités à l'échelle transnationale et locale.

Nous considérons que ces anciens, à la fois travailleurs « célibatérisés » et à la marge, travailleurs postcoloniaux (Nord-Africains) et travailleurs du bâtiment, de l'industrie ou de l'agriculture, ont une trajectoire commune. Ainsi, les informations individuelles que nous avons recueillies concernant la trajectoire migratoire et les mobilités / immobilités ont une portée et une signification collectives.

Ce travail s'appuie sur l'accompagnement que nous avons effectué auprès des migrant-e-s âgé-e-s dans leurs démarches administratives, lors des permanences que nous avons assurées dans le cadre de l'association, entre le 31 Mars et le 2 Juin 2014. Cela nous a permis, de recueillir une série d'informations générales concernant leurs parcours professionnel, résidentiel et migratoire, leurs conditions sociales et leur statut actuel.

De cette manière, sont identifiées les personnes isolées qui constituent notre échantillon : les personnes seules, dans le sens ou leur famille est dans le pays d'origine, ou encore les couples dont le reste de la famille (les enfants adultes maintenant) habite dans le pays d'origine. Avec ces personnes isolées, l'investigation a été approfondie après présentation du projet de recherche et consentement de la personne à y participer.

La méthode de travail est alors passée à une phase de collecte d'informations spécifiques qui s'est faite à travers des récits de vie et/ou des entretiens semi-directifs. Les informations recherchées portent sur l'expérience des personnes : le projet migratoire, le parcours géographique et ses étapes, le lien entre mobilité, travail - parcours professionnel - et logement - parcours résidentiel -, le poids du statut de « célibatérisés ».

Nous nous sommes également préoccupé de connaître les conditions de ces personnes, en terme de statut social et de leurs rapports à l'espace, leur perception du pouvoir : leur rapport « actuel » à l'administration, en tant que retraité-e et/ou personne âgée seule, et « passé » en tant que travailleur et personne seule et demandeuse ou pas de regroupement familial.

Soulignons que parmi les personnes que nous avons pu interviewer, celles qui ont accepté l'entretien enregistré sont celles qui ont des problèmes d'accès aux droits, nécessitant un suivi sur le long terme, avec un accompagnement - que nous avons effectué

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- auprès des administrations ou encore chez l'avocat. Ces entretiens qui ont eu lieu chez les personnes et/ou au café/restaurant, se sont faits dans une langue que les personnes maîtrisent : l'arabe dialectal. Ils se sont déroulés dans un climat de confiance qui s'est installé tout au long des rencontres avec ces personnes dont il faut préciser qu'elles ne sont pas issues d'une société et d'une culture familiarisées avec les enquêtes de ce genre.

Par ailleurs, l'association qui offre une source de données et permet l'accès aux personnes - constituant notre population cible - facilite aussi l'échange avec les professionnels des administrations et autres établissements en contact avec la population cible : gérant-e de foyer, assistant-e social-e, conseiller-e téléphonique chargé-e des dossiers-retraite à la CARSAT...

Avant de présenter les résultats de l'enquête de terrain, rappelons ici quelques difficultés rencontrées :

- La première d'entre elles résidait dans la difficulté à recueillir la parole des premier-e-s concerné-e-s, particulièrement lors des enregistrements. Les personnes n'ont pas l'habitude d'être enquêtées et sondées. Il y a des hésitations à parler, des peurs qui ressurgissent, une prudence et une certaine délimitation de ce qui « relève de l'intime » et de la vie personnelle que l'on n'étale pas en public. Si cela s'explique en partie par le référentiel culturel qui dicte des attitudes réservées, il s'agit surtout, selon nous, de comportements socialement construits qui soulignent l'intériorisation par une partie des migrant-e-s âgé-e-s nord africain-e-s d'une place que la société dans laquelle ils vivent, leur a assignée.

- Nous avons aussi pris conscience de la complication, dans le cadre de notre recherche, de faire la distinction entre ce qui relève de la trajectoire de l'ensemble des travailleurs ouvriers des secteurs de l'agriculture, de l'industrie et du bâtiment, et ce qui relève de la spécificité de la trajectoire des travailleurs nord-africains, et plus particulièrement de ceux d'entre eux qui sont « célibataires géographiques ». Ceci peut faire l'objet d'une recherche beaucoup plus vaste.

La présentation de notre terrain et celle de notre méthode d'enquête, effectuées dans cette troisième partie de notre travail, avaient pour but de mettre en relief les caractéristiques de la population ciblée et la singularité de sa trajectoire. La démarche qualitative pour laquelle nous avons opté afin de saisir au mieux les sens et les

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significations de cette trajectoire, nous a permis d'accéder à une connaissance du social et de tenter de cerner les phénomènes tels qu'ils sont vécus, perçus et exprimés par les personnes concernées par cette étude.

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IV- LA TRAJECTOIRE DES IMMIGRÉS NORD-AFRICAINS ÂGÉS ET ISOLÉS DE LEURS FAMILLES : résultats de l'enquête et analyse.

Dans cette partie consacrée aux résultats de notre enquête de terrain, nous allons décrire la globalité de la trajectoire des groupes caractérisés et analyser leurs mobilités/immobilités au regard des notions de politique, d'espace et de société. Rappelons tout d'abord nos objectifs de départ qui sont d'une part, la caractérisation des champs politiques, spatiaux et sociaux qui encadrent et structurent la migration du groupe étudié ici, et d'autre part, l'analyse des mobilité/immobilité de ces populations au regard de ces notions d'espace, de société et de pouvoir politique.

En enquêtant à Montpellier auprès des personnes âgées, nées en Afrique du Nord et isolées d'un point de vue familial et géographique, nous avons pu, malgré la grande hétérogénéité de cette population, dégager et caractériser les deux trajectoires dominantes qui se présentent comme suit :

§ La trajectoire de l'homme venu en France au cours des années 1960, 1970 ou 1980. Il a été recruté dans le pays d'origine, via le système de contrat et a travaillé en tant qu'ouvrier agricole, travailleur du bâtiment et des travaux publics, ouvrier de l'industrie ou mineur de fond. Selon la carrière professionnelle, les revenus perçus en tant que retraité, varient mais aussi, l'état de santé et les mobilités liées à ces deux variantes (nature et montant des revenus et état de santé). Dans ce groupe de travailleurs migrants, isolés, les trois quart des individus rencontrés sont mariés mais ils ne résident pas avec leurs familles car le plus souvent30, celle-ci vit dans le pays d'origine.

Dans ce premier groupe, comme nous l'avons dit, il y a une grande hétérogénéité. En effet, selon le pays de naissance mais surtout, selon le corps de métier et la nature des contrats (CDI ou CDD (de plus de 6 mois) avec congés payés réglementés, ou contrat de 6 mois renouvelable chaque année avec obligation de rentrer dans le pays d'origine les 6

30 De plus en plus de vieux migrants Nord-Africains ne résident plus avec leur famille alors que celle-ci vit en France. En effet, les enfants grandissent, constituent leur propre foyer (parfois dans une autre ville), et le couple (ou le/la Veuf/veuve) se retrouve ainsi isolé, avec de rare contacte avec le reste de la famille.

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autres mois de l'année), les trajectoires diffèrent. Cependant, le statut - matrimonial - de « travailleur célibatérisé » puis de « retraité célibatérisé » façonne, au fil du temps, une trajectoire globale qui est celle du « travailleur immigré isolé » qui devient « retraité immigré isolé ».

Ce processus, comme nous l'avons dit, résulte de conditions de précarité sociale - dépendance aux aides sociales conditionnées à la résidence) et sanitaire (état de santé nécessitant une présence régulière en France - mais aussi du « différentiel de développement » puisque dans les pays d'origines où se trouve le reste de la famille nucléaire, il y a une dépendance économique - de cette dernière - ainsi qu'un système de santé payant.

§ La trajectoire de la femme qui dans un premier temps est restée dans le pays d'origine pour s'occuper seule des enfants et/ou d'un parent vieillissant et malade. Puis, une fois que les enfants ont grandi, que le parent vieillissant est mort et que le mari seul en France commence à avoir de sérieux problèmes de santé, qu'il ne peut pas rentrer au pays pour cause de revenus conditionnés à la résidence en France et/ou de système de santé trop cher là-bas, alors la femme, seule, rejoint son mari et l'accompagne dans ses vieux jours.

Elle passe souvent par une période de clandestinité, sans papiers, avant d'être « régularisée » ou non. Ce second groupe, dans un contexte de surreprésentation masculine chez les immigré-e-s âgé-e-s nord-africain-e-s est très minoritaire mais néanmoins présent. La trajectoire de ces femmes avec celles de leurs conjoints - jusque-là « travailleurs/retraités, immigrés isolés » - laisse apparaître le schéma d'une trajectoire de « couple retraité immigré isolé ».

1. Le contexte géopolitique : le référentiel de la trajectoire

Comme nous l'avons dit, dans le groupe des immigré-e-s nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s de Montpellier, il existe une grande diversité de situations et une réelle hétérogénéité. Cependant, cette migration, et ses modalités ont été fixées par un cadre politique, juridique et administratif bien précis. Avant de parler des lois qui ont régi le processus migratoire, et de leur perception par les premier-e-s concerné-e-s, puis des administrations et du rapport, notamment actuel, à l'administration en tant que personne

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âgée à la retraite, nous tenons à rappeler que toutes ces personnes, qui ont actuellement plus de 60 ans, sont nées en Afrique du Nord pendant la période coloniale.

Dans notre guide d'entretien, nous n'avons pas fait figurer le thème de la situation coloniale, ni celui de la décolonisation. Cependant, lors des échanges concernant les conditions de recrutement ou encore le contexte de l'émigration pour la France - en faisant le lien - certaines personnes parlaient spontanément de souvenirs d'enfance avec des militaires français qui patrouillaient et contrôlaient le village et la région, mais encore des souvenirs de punitions infligées par ces derniers, de la contrainte au travail forcé, des bombardements de l'aviation et des guerres de libération.

Ces mêmes personnes parlaient également de l'élite « nationaliste » au pouvoir après l'indépendance et de la manière avec laquelle elle a perpétué l'oeuvre coloniale en entretenant le fossé entre riches et pauvres, villes et campagnes, lettrés et illettrés. L'une d'entre elles s'est exprimée ainsi :

Allal el Fassi31 est passé dans notre village, il a fait le tour de toutes les campagnes du Maroc, il disait aux gens: « Apprenez à vos enfants à lire et écrire l'Arabe ». Les gens en l'écoutant étaient très enthousiastes, mais ce qu'ils ne savaient pas c'est que lui, ses enfants apprenaient le français et dans les meilleures écoles du pays. Il voulait que les enfants de paysans apprennent l'Arabe pour finir fkih32 pendant que les siens ont des postes importants et contrôlent le pays maintenant.33

Ces propos que nous avons recueillis auprès d'un Marocain de la région de Meknès - qui a étudié jusqu'au baccalauréat et a travaillé dans la fonction publique en tant qu'infirmier avant de venir travailler en France en 1972 - expriment une conscience aiguë de l'enseignement élitiste qui continue de caractériser le Maroc dans la production de ses élites. En effet, le Maroc a recours à deux types d'enseignement : l'enseignement public qui produit des cadres moyens et de plus en plus de diplômés chômeurs et l'enseignement

31 Homme de l'élite politique et économique marocaine, Allal El Fassi (1910 - 1974) est la figure la plus emblématique du nationalisme marocain. Il a été leader du parti de l'Istiqlal (l'indépendance en arabe), dont il est aussi l'un des idéologues depuis sa création. Allal El Fassi a fortement influencé la vie politique et sociale marocaine pendant plus d'un demi-siècle.

32 Les fkihs sont les enseignants des écoles coraniques. L'école coranique souvent plus accessible que l'école publique (en termes de distance) fut pendant longtemps la seule porte ouverte vers l'alphabétisation pour les enfants des campagnes en Afrique du Nord. Les fkihs sont payés par les communautés qui y envoient leurs enfants. Au Maroc, ils n'ont été reconnus comme fonctionnaires que récemment.

33 Propos tenus lors d'une discussion après l'entretien 2.

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privé, dominé par les missions étrangères, française et américaine notamment, d'où provient l'essentiel des cadres supérieurs et dirigeants du pays, dans le public comme dans le privé.

Ces propos montrent aussi que cette personne a également conscience d'avoir été piégée par l'arabisation de l'enseignement, imposée par les nationalistes - au pouvoir - de l'époque et probablement par l'échec de son projet d'éducation non seulement personnel mais aussi de ses enfants. Ceux-ci sont, sans doute, aujourd'hui dans une situation similaire à celle qui a été la sienne lors de son départ en immigration ou tout au mieux diplômés du supérieur mais chômeurs.34

La personne citée ci-dessus - qui sait lire, écrire et parler le Français et l'Arabe et qui parle également le Tamazight - est l'une des rares personnes rencontrées ayant été à l'école et à être titulaire du baccalauréat. En effet, si le système éducatif marocain contribue à reproduire un système élitiste - donc d'exclusion -, il est durant les décennies qui suivent l'indépendance, concentré dans les villes et inexistant dans les campagnes. C'est dans ces conditions marquées par le remplacement de l'administration coloniale par une élite nationale que le système de contrat s'institutionnalise : « Pour venir en France, à chaque contrat, c'est l'O.N.I.35, à chaque contrat, c'est l'Office National d'Immigration et le bureau est à Casablanca à Aïn Borja, tout le Maroc passe par Aïn Borja », précise notre interlocuteur (E2).

Au Maroc, l'O.N.I. a un grand pouvoir et c'est aussi le cas en Algérie et en Tunisie. Les accords migratoires signés entre ces pays et la France, au cours des années 1960 fixent, réglementent et institutionnalisent les flux avec des sélections basées sur les principes de contingentement et de contrôle médical. Ces accords migratoires sont principalement négociés en termes de migration de travail, avec des flux de main-d'oeuvre allant de l'Afrique du Nord vers les différents secteurs d'activités de l'économie française, sur le territoire français.

34 L'enseignement public au Maroc est reconnu pour être en inadéquation totale avec le monde du travail ce qui est l'un des facteurs à l'origine du chômage des jeunes diplômé-e-s marocain-e-s ayant fait l'université au Maroc.

35 Nous rappelons ici que l'ordonnance de 1945 et son décret d'application du 26 Mars 1946 créent l'Office National de l'Immigration (ONI), lui donnant le statut d'établissement public à caractère administratif et le chargeant de toutes les opérations de recherche, de sélection et d'acheminement des travailleurs étrangers en France. En 1988, l'ONI devient l'Office français des Migrations Internationales (OMI)

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Selon le secteur d'activités et/ou selon le pouvoir et les besoins du demandeur de main-d'oeuvre, « du client »36, les méthodes de recherche et de sélection des travailleurs varient. Les personnes avec qui nous avons pu mener un entretien37et celles avec qui nous avons eu des discussions informelles, confirment cette institutionnalisation et cette différence de méthode entre :

- Les recrutements pour le compte des grandes sociétés du public ou du privé (les houillères du Nord-Pas-de-Calais, Renault, Citroën et autres grosses boîtes du bâtiment de l'agriculture ou de l'industrie) où les recruteurs - « ceux qui cherchent et vérifient la force/santé les yeux et tout », (E1). - faisaient le déplacement au niveau de chaque petite ville et chaque grand village. Les recruteurs s'installaient directement dans les bureaux de l'administration locale pour sélectionner massivement en procédant à « plusieurs visites médicales »38.

Le passage par Casablanca se faisait en dernier, c'était pour « la dernière visite médicale »39 avant le départ en bateau pour la France. Pour les individus sélectionnés, les contrats étaient d'une durée relativement longue, à l'instar des mineurs pour qui il s'agissait de contrats de 18 mois. De plus, la prise en charge - par l'O.M.I. - était totale : « du bled à la mine ».

- Les recrutements pour le compte d'entrepreneurs - plus ou moins - petits. Il s'agissait principalement, d'exploitants agricoles en quête de main-d'oeuvre saisonnière. Les critères physiques de sélection sont un peu moins « contraignants » dans le sens où les candidats ne subissent qu'une seule visite médicale, sans passer entre les mains des recruteurs. En effet, les contrats sont directement distribués par les autorités locales marocaines, ou bien envoyés par un proche, déjà en France qui sert d'intermédiaire entre le patron et le futur ouvrier.

Les propos qui suivent en témoignent :

Si tu as quelqu'un en France, il t'envoie un contrat, sinon les patrons envoient les contrats à l'OMI au

36 Rappelons ici l'entretien retranscrit du film « Mémoires d'immigrés » où Joêl Dahoui, recruteur pour L'O.N.I au Maroc dit : « Le sélectionneur doit fournir un produit de valeur pour la personne qui a sollicité son service ».

37 Entretiens : E1, E2 et E3

38 Mot clefs recueillis auprès de mes interlocuteurs lors de discutions informelles.

39 Idem.

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Maroc et l'OMI les distribuent aux caïdats40. Tu pars chez eux au bureau, au caïdat dont tu dépends et dés que tu tiens ton contrat tu pars à Aïn Borja. C'était des contrats de 6 mois renouvelables chaque année, tu restes en France 6 mois et tu rentres au Maroc 6 mois et l'année d'après tu fais la même chose. Pour chaque contrat, il fallait passer par Aïn Borja pour la visite médicale. Si c'est bon, ils te donnent un billet gratuit pour venir en France, là où tu es recruté (E3).

Ou encore : « C'est mon beau frère qui m'a amené à Cavaillon avec un contrat d'un an », (E2)

Toutes les personnes rencontrées et arrivées en France pendant la période allant des années 1960 aux années 1980 ont émigré pour travailler et leur venue en France s'est faite à travers ce système de contrat ou de recrutement. Ce système passe par plusieurs étapes clefs qui sont : l'obtention d'un contrat de travail, la ou les visites médicales qui valident ou non ce contrat - en vérifiant la qualité de la force de travail - et l'obtention du passeport dans des délais qui ne dépassaient pas la validité du contrat, ce qui à l'époque était assez compliqué.

S'ajoutaient à cela les va-et-vient vers la ville la plus proche ou vers Casablanca, Alger ou Tunis, où se trouvent les bureaux de l'O.M.I., et vers les capitales - Rabat pour le Maroc - où sont centralisées certaines administrations. Ainsi, ces démarches constituent un réel parcours du combattant. C'est particulièrement le cas pour les personnes illettrées qui ont été recrutées massivement et/ou pour les nombreuses personnes qui n'avaient jamais quitté auparavant leur village et son mode de vie.

Cette étape du recrutement constitue ainsi une première épreuve qui conditionne déjà le mode de relation entre les employeurs et les employés. En effet, il s'agit d'un parcours où à chaque étape franchie se pose immédiatement le problème de l'étape suivante. Ainsi, en rentrant dans un système qui entretient le sentiment d'exposition au « risque de na pas être pris »41, « d'être empêché de partir en France »42, les personnes se trouvent dans une position de subordonné qui marque d'emblée les relations entre ces travailleurs migrants et leurs employeurs, d'une part, mais aussi avec la société française, d'autre part. De plus, ce système de subordination est légitimé par le rôle de sous-traitant docile joué par les autorités locales, soumises à la toute puissance de l'OMI au service du

40 Échelon locale de la division administrative du pouvoir marocain. Il s'agit de l'échelon juste au dessus de la municipalité ou de la commune rurale.

41 Mot clefs recueillis auprès de mes interlocuteurs lors de discussions informelles.

42 Idem

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patronat français.

Une fois cette étape du recrutement passée, étape qui rappelons-le donne droit à un contrat de travail qui faisait office de visa d'entrée et de séjour en France, le parcours se poursuivait ainsi :

A cette époque, il n'y avait ni récépissé, ni visa, ni carte de séjour, c'était le contrat et les 6 mois renouvelables chaque année qu'il ne fallait pas dépasser [...] si tu t'arranges avec le patron, et qu'il t'ajoute 6 autres mois, là tu fais tes papiers, il fallait au minimum 1 an de travail consécutif et tu a droit à tes papiers, ce n'était pas la carte de résidence de 10 ans, c'était une carte séjour de 1 an d'une part et une carte de travail d'autre part. (E3)

Ainsi, la présence en France était conditionnée par le travail. De plus, la catégorie de métier et la localisation de l'employeur figurant sur le premier contrat déterminaient et fixaient la localisation géographique du travailleur et sa catégorie socioprofessionnelle pour les années suivantes.

En effet, l'obtention d'un titre de séjour, en cas de prolongement du premier contrat de 6 mois, était conditionnée par le contrat, et si la carte de séjour permettait une libre circulation sur le territoire français, la carte de travail quant à elle - obligatoire pour pouvoir travailler - limitait la possibilité de travail à la catégorie de métier et au département figurant sur le contrat, avec une possible extension aux départements voisins ayant les mêmes besoins en main-d'oeuvre. Comme en témoigne notre interlocuteur (E3) : « Moi, j'avais une carte de travail pour travailler dans l'agriculture dans le Gard ».

Ce n'est qu'au bout de quelques années, 3 en théorie43, de présence en France avec un titre de séjour - le temps passé avec les contrats de 6 mois renouvelables chaque année n'étant pas pris en compte - que ces travailleurs migrants ont pu faire la demande d'une carte de résidence de 10 ans donnant le droit de travailler sans restrictions, ni géographiques ni socioprofessionnelles. Les personnes rencontrées ont mis en moyenne 7 ans avant l'obtention de cette carte. Une fois encore, la résidence est conditionnée par le fait de travailler. L'obtention de cette carte de 10 ans marque néanmoins un changement dans le rapport au travail et à l'espace, avec une possibilité de « choix » plus large comme l'expriment ces propos : « A chaque fois j'ai plus fait des CDI, uniquement des CDI. Quand

43 Pour l'obtention de la carte de résidence de 10 ans, la durée de présence en France fixée à trois ans (avec un titre de séjour) est loin d'être une condition suffisante : la préfecture devait également être convaincue de « l'intégration » du requérant dans la société française, intégration essentiellement analysée en termes de travail stable (contrat stable, de longue durée) et de montant des revenus.

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ça ne convenait pas ou que ce n'était pas bien stable, je trouvais un autre travail et je m'en allais.», (E3). Ou encore : « Quand j'ai eu mes papiers, j'aurais dû me sauver, chercher une usine ou du bâtiment, j'aurais dû aller à St Etienne, aller à Lyon, aller à Paris, mais je ne connais ni le parlé ni rien, je me contentais juste de demander du travail aux patrons, allant de celui-là à celui-ci et voilà ! », (E2)

Ce dernier témoignage tenu par un ancien travailleur agricole questionné sur les raisons du faible montant de sa retraite, montre - outre le fait que la carte de résident permet de se « sauver » - que le retraité actuel a mis du temps avant de comprendre le fonctionnement du système - qui régit le travail et les cotisations pour la retraite - dans lequel il a évolué en France.

Ce témoignage marque ainsi la différence de statut entre, d'une part, l'ouvrier agricole au contrat saisonnier et précaire, et d'autre part, l'ouvrier de l'industrie et du bâtiment au contrat et au statut plus stables et plus valorisants. En effet, les contrats de 6 mois renouvelables, en termes de droit du salarié sont à l'époque ce qu'il y a de plus précaire et de plus flexible, à coté du statut de travailleur sans papiers qui commence à être de plus en plus présent.

Ce type de contrat qui, comme nous l'avons dit, place le travailleur migrant cherchant à stabiliser sa situation administrative, dans une position de subordonné, ce type arrangeait particulièrement les exploitants agricoles qui profitaient pleinement de la situation, comme en témoignent ces propos : « Je restais 4 mois, 5 mois et je partais au Maroc. Je revenais pour les asperges, après je repartais et je revenais pendant les vendanges »(E3). Et surtout :

La première fois [...] A Cavaillon j'ai travaillé 14 jours et le gaouri44 m'a mis en arrêt de travail. Il m'a dit : « trop tard », parce que je suis arrivé trop tard du Maroc [...] le travail était fini. Je suis allé à Orange, [...] J'ai refait un contrat d'un an là-bas toujours dans l'agriculture. J'ai travaillé là-bas 2 ans avant de pouvoir retourner au pays [...] on était 70 à dormir dans le hangar et à travailler dans ce même mas chez le même patron [...] Après Salon-de-Provence, je suis allé dans le 04 à Manosque, j'ai travaillé là-bas 4 ans chez un gaouri. Il avait un contremaître tunisien, quand il y avait du travail difficile, ils appelaient les Arabes [...] Le patron m'a laissé travailler jusqu'à l'été, et puis ça y est, le travail agricole était fini, j'ai dit au gaouri : « je vais partir en vacances et je reviens » et il m'a dit `Ok !'. Je suis parti, lui, il m'a envoyé une lettre de licenciement [...] On travaillait ainsi 1 an, 2 ans, 3 ans chez chaque patron, on ne s'arrêtait pas beaucoup [...] On est resté comme ça en travaillant à gauche à droite, jusqu'à l'âge de la retraite. , (E2).

44 « Gaouri » veut dire étranger blanc dans le parler familier en Afrique du Nord. Ce mot, héritage de la colonisation, s'emploie souvent pour désigner les Européens en général. Ici il désigne les puissants patrons.

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Ces propos montrent que si à l'époque, le besoin de travailler - pour ses « enfants », (E2 et E3) - et de stabiliser sa situation administrative45, amène à accepter les conditions de travail et de logement, toutefois, les témoignages insistent aujourd'hui sur la violence que constitue la politique qui a encadré la migration et les conditions de son déroulement en France, notamment en ce qui concerne le droit du travail et au logement mais aussi le regroupement familial. Cela est d'autant plus notoire que ce processus se poursuit actuellement, une fois l'âge de la retraite atteint. « Nous, on travaillait du congé au congé. Maintenant qu'on a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? », interpelle notre interlocuteur, (E2).

Pour certaines personnes, le regroupement familial n'a pas été fait pour des raisons de « mentalité », comme l'explique ici notre interlocutrice dans E1 : « Mais c'étaient des paroles en l'air tout ça [...] Il disait que les garçons vont se marier avec des françaises et qu'ils vont rester perdus ici [...] mon mari a une mentalité bizarre », (E1) ou à cause de stratégies personnelles ou familiales qui laissent entrevoir une vie active transnationale qui sont aussi à l'origine du non regroupement familial : « On n'allait pas non plus tous laisser tomber là-bas, y a un peu de terre, y a un peu d'olives, il y a un peu de têtes de bétail. », (E3). Mais aussi des raisons affectives : « Moi je reste avec ma mère », (E1) ; Et : « J'ai ma mère qui est toujours vivante jusqu'à maintenant, je ne pouvais pas la laisser toute seule. », (E3).

Cependant, le regroupement familial est sévèrement conditionné et beaucoup de personnes rencontrées et isolées actuellement n'ont pas pu mener au bout cette procédure, faute de travail stable, d'entrée d'argent suffisante et/ou de logement convenable :

Je n'ai pas pu le faire, je n'arrivais pas à trouver de travail stable. Quand je travaillais 2 ou 3 mois chez un patron, que je sentais que c'était une personne bien, je lui demandais : `Monsieur, faîtes-moi plaisir, je voudrais ramener ma famille. Il me répondait : « Non, non, non, non, non ! » Et pour les patrons suivants, c'était la même chose. Je voulais faire le regroupement familial mais ce n'était pas possible. Au bout d'un moment je me suis fatigué et j'en ai eu assez [...] Je me suis fatigué en essayant d'amener les miens mais rien, maintenant ils ont grandi. », (E2)

45 Ici, nous parlons de la situation administrative qui, d'une part, est celle du migrant titulaire d'une carte de séjour de courte durée (1an) conditionnée par le fait d'avoir un contrat de travail, et d'autre part, celle du travailleur célibataire géographique qui vise le regroupement familial. Rappelons que le regroupement familial est lui aussi conditionné, notamment par le fait de travailler. Le travailleur migrant célibataire géographique se retrouve ainsi pris par une double contrainte - mise en place par la politique migratoire française - qui accentue son assujettissement au travail.

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Ce statut de célibataire géographique marque jusqu'à maintenant les rapports à l'administration et les rapports à l'espace et aux (im)mobilités dans leurs modes d'organisations contraints et entre « ici et là-bas ». La personne avec qui nous avons mené un entretien (E1), qui est venue en France pour rejoindre son mari malade (E1) est passée par une phase sans papiers de 3 ans avant d'être régularisée.

Une fois à la retraite, son mari a fait une demande de regroupement familial pour qu'elle puisse venir mais en vain. Toutes les personnes âgées que l'on peut qualifier de « célibataires géographiques » - dans le sens où il n'y a pas de rupture « voulue » avec leurs familles restées au pays - ont un problème lié à la résidence en France. En effet, lorsque celle-ci conditionne la perception des revenus et/ou l'accès à la santé, la résidence devient vite une contrainte.

Au cours des permanences que nous avons effectuées à La Paillade et à Figuerolles, nous avons constaté la faiblesse des montants perçus pour la retraite46 qui sont de 400 euros /mois en moyenne. Ainsi, beaucoup d'anciens travailleurs migrants sont dépendants des aides sociales telles que l'ASPA qui est soumise à une condition de résidence en France de 6 mois.47 : « Même maintenant qu'on est à la retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que sinon c'est l'ASPA qui est supprimée. », précise mon interlocuteur (E3) ; ou :

Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce qu'on meure [...] Comment tu peux rester là 6 mois sans travailler ni rien ? Tu restes là, tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es là, tu restes là. Pourquoi ? Pour que tu gaspilles leur argent ici même. Mais pour que tu les gaspilles avec tes enfants, NON ! Tu vois ? [...] Nous, on travaillait du congé au congé. Maintenant qu'on a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? On reste ici jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue. Ce n'est pas possible ! Regarde, depuis que je suis jeune, depuis 1972, je suis en France. Là on est en 2014 et ils veulent encore que je reste là. Mange ou ne mange pas, habite ou n'habite pas, dors ou ne dors pas, tes enfants là-bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça !, (E2).

Ainsi, outre l'invariant que constitue le statut - social et administratif - de célibataire géographique, on note que les anciens travailleurs migrants rencontrés sont passés par différentes étapes du statut administratif, qui correspondent à autant de phases de leur parcours. Ces étapes peuvent être résumées ainsi :

46 Nous rappelons ici que ces « petites retraites » sont la conséquence du système des contrats saisonniers qui se combinent avec le statut de travailleur migrant originaire d'anciennes colonies que l'on vire en premier.

47 Les aides sociales soumises à la condition de résidence en France sont : la Couverture Maladie Universelle (CMU), la Couverture Maladie Universelle Complémentaire (CMUC), l'Allocation de Solidarité aux Personnes Agées (ASPA), l'Allocation Supplémentaire d'Invalidité (ASI), et les prestations familiales.

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- Le statut de travailleur saisonnier : c'est avec ce statut que sont arrivés - durant les années 1960, 1970 et 1980 - pour la première fois en France, tous les hommes rencontrés lors de cette enquête. Ce statut est déterminé par le système des contrats. Ce sont les contrats qui autorisent l'entrée et la présence en France généralement pour une durée de 6 mois renouvelables chaque année. Ces contrats sont signés dans les pays d'origines où l'O.M.I française organise les recrutements.

- Le statut de travailleur en séjour en France : ce statut est accessible si le migrant, présent en France avec le statut de saisonnier, décroche un contrat de travail d'un an minimum. Ainsi, le migrant se présente à la préfecture avec son contrat de travail et fait son changement de statut. Ce statut de séjournant en France donne droit à une carte de séjour d'une durée d'un an ou de 3 ans, selon la durée du contrat, renouvelables à condition qu'il y ait à chaque fois un nouveau contrat de travail. Avec ce statut, le travail est soumis à une autorisation, avec une liste de métiers sous tension48, selon la région. Ainsi le travailleur migrant se voit délivrer une carte de travail qui restreint le choix du métier à exercer et de la région où il sera exercé, ainsi que le montre l'exemple de l'entretien 3 qui avait une carte de travail d'ouvrier agricole dans le Gard, ou encore l'exemple de l'entretien 2 qui lui aussi avait une carte de travail d'ouvrier agricole mais cette fois pour le Vaucluse.

- Le statut de résident : après plusieurs années - 7 ans en moyenne pour les personnes rencontrées - passées avec le statut de travailleur en séjour en France, le travailleur migrant fait une demande pour la carte de résident de 10 ans. La délivrance de cette carte est soumise à l'appréciation des préfets qui jugent de la bonne intégration ou non des personnes. Cette carte de résident permet de travailler sans restrictions - législative du moins - géographique et socioprofessionnelle. Ce qui n'était pas le cas jusque-là.

- Le statut de retraité : comme nous l'avons dit, les étapes citées ci-dessus ont été

48 Les métiers sous tension sont les professions qui, à cause des problèmes de manque de main-d'oeuvre qu'elles rencontrent, sont ouverts à tous les étrangers. Contrairement aux candidatures dans les autres métiers, les travailleurs étrangers qui sollicitent auprès de l'administration une autorisation de travail pour l'une de ces professions ne peuvent se voir opposer à leur demande l'absence de recherche préalable de candidats déjà présents en France ou encore la situation de l'emploi. La liste des métiers sous tension, définie - jusqu'à maintenant - par les ministères du Travail et de l'Intérieur varie selon la conjoncture et selon la région. Dans les années 1960, 70,80, elle comprenait principalement les métiers d'ouvrier agricole, de manoeuvre et OS de l'industrie et d'ouvrier du BTP.

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communes à tous les vieux hommes rencontrés. Cependant, selon le parcours professionnel, le statut de retraité va varier. Nous distinguons ainsi entre les petites retraites qui sont dépendantes des aides sociales et notamment à l'ASPA qui est conditionnée par la résidence en France 6 mois de l'année et les retraites, disons convenables et non concernées par la condition de résidence, pour la perception des revenus en tous cas, car ne dépendant pas de l'ASPA.

Le statut de travailleur migrant célibataire géographique ainsi décrit, nous allons maintenant nous intéresser à l'espace tel qu'il a été cadré par cette condition administrative de célibataire géographique dans le cadre d'une migration internationale.

2. L'espace : vecteur et cadre de la trajectoire

2.1 Territoire de départ :

Nous avons vu dans les parties précédentes comment les recrutements de travailleurs ont été organisés et institutionnalisés en Afrique du Nord durant toute la période d'après-guerre, jusque dans les années 1980. Ces recrutements ont constitué un cadre pour une grande partie des flux de personnes allant de l'Afrique du Nord vers la France. Les témoignages cités précédemment montrent le rôle de sous-traitant docile joué par les autorités locales dans l'institutionnalisation de ce système de recrutement massif de main-d'oeuvre pour le compte du patronat français.

Ces témoignages (E1, E2 et E3) montrent également la manière avec laquelle les territoires de départ que nous analysons ici - dans un premier temps - à l'échelle du grand ensemble régional : Afrique du Nord, ont été considérés comme des territoires réservoirs d'une main-d'oeuvre flexible et malléable, vers lesquels on s'oriente selon les besoins : « Je revenais pour les asperges, après je repartais et je revenais pendant les vendanges [...] je travaillais 6 mois et je rentrais au Maroc 6 mois », se souvient notre interlocuteur (E3).

Cette organisation spatiale du travail entre territoire français - territoire de production - et territoire de départ - territoire réservoir de main-d'oeuvre - a assuré de nombreux avantages à l'économie Française, mais aussi aux élites politiques et économiques en place en Afrique du Nord.

En effet pour l'économie française, le fait de disposer d'une réserve de main-

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d'oeuvre étrangère et à l'étranger a permis une mutation de la structure professionnelle49 à un coût avantageux. Les anciens travailleurs que nous avons rencontrés, sont tous arrivés en France alors qu'ils étaient de jeunes adultes, constituant ainsi une force de travail toute prête à l'utilisation.

De plus, le système de contrat ne prévoit aucune indemnité chômage ou autre revenu minimum, puisque lors des périodes d'arrêt de travail, les travailleurs saisonniers sont retournés dans le pays d'origine donc à l'étranger. Pour la même raison, la famille vivant dans ce pays d'origine ne perçoit durant cette première phase de contrat 6 mois renouvelable chaque année, aucune prestation sociale du type allocations familiales.

Par la suite, une fois passés au statut de résident, les travailleurs saisonniers ont droit à une allocation pour leur famille et leurs enfants, mais celle-ci est largement inférieure à celle perçue par les travailleurs dont la famille réside en France. Ainsi, à la question « touchiez-vous des allocations pour vos enfants au Maroc ? », notre interlocuteur de l'entretien 2 a répondu : « Oui, j'en touchais quand je travaillais mais ce n'était rien comparé à ce que touchent les parents en France. C'était versé au Maroc, en dirhams. ». La précision : « quand je travaillais », apportée dans ce témoignage est là pour rappeler le fait qu'une fois à la retraite, les célibataires géographiques sont considérés comme des personnes seules, sans conjointe et sans enfants, y compris si ces derniers sont mineurs. Ainsi, pour cette catégorie de personnes, le montant des aides sociales attribuées aux personnes âgées est calculé comme s'il s'agissait de personnes seules et sans charge familiale.

Pour les élites en place en Afrique du Nord, cette migration massive qu'elles contribuent à organiser, constitue une véritable soupape de sécurité économique mais aussi politique. En effet, les contextes algérien, marocain et tunisien au cours des décennies qui ont suivi les « indépendances » sont marqués par bon nombre de problèmes sociaux50 et les

49 En effet, l'abondance de main-d'oeuvre étrangère considérée comme non qualifiée a permis, par la promotion des travailleurs et travailleuses nationaux , de faire face aux besoins de main-d'oeuvre qualifiée. Ainsi, cette mutation dans la structure professionnelle s'est faite sans pénurie au niveau des qualifications inférieures et donc sans incidence sur la structure des coûts de production.

50 Nous parlons ici du bas niveau de vie, en particulier dans les campagnes où l'agriculture et les revenus sont dépendants du climat. Ainsi, à chaque sécheresse, l'exode rural atteint des pics d'intensité et les paysans partent pour les bidonvilles autour des grandes villes où là sévissent aussi le chômage et la misère.

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pouvoirs en place, depuis ces « indépendances », sont de plus en plus remis en question et considérés comme illégitimes. Ainsi, l'exportation des chômeurs et des paysans et la fabrication d'un territoire - de départ - réservoir de main-d'oeuvre ont été encouragés par les autorités locales dans le but de maintenir la paix sociale et de réduire - de façon simpliste car à court terme - les problèmes liés à l'exode rural, au chômage et à la misère.

Rappelons-le, quasiment toutes les personnes rencontrées sont nées en milieu rural. Parmi elles, les montagnards du Sud-est marocain et les paysans de la région de Meknès sont surreprésentés à Montpellier. Ainsi, malgré le fait qu'il n'y ait eu aucun critère d'origine géographique mis en avant dans notre enquête - excepté celui d'être originaire d'Afrique du Nord - il se trouve que les personnes avec lesquelles nous avons mené un entretien enregistré (E1, E2 et E3) sont toutes originaires de cette région de Meknès.

Cependant, au cours des permanences, et tout au long de notre travail d'enquête, nous avons observé que dans leur grande majorité, les personnes rencontrées sont originaires de zones rurales situées dans des régions délaissées depuis la période coloniale telles que les montagnes du Sud et du Sud-est marocains, le Rif, la Kabylie, la Tunisie de l'intérieure des terres, etc.

Beaucoup ont pratiqué l'agriculture avant de venir en France - c'est le cas des personnes de l'entretien 2 et 3 - et certains disent clairement être venus suite à une incapacité d'assurer une vie décente à leurs enfants : « En 85, 86, 87 il y avait la sécheresse au Maroc. C'était donc pour des raisons économiques. J'avais à ce moment-là 3 enfants, qui sont nés en 73, 82 et 84 », (E3). Ou encore : « Moi, j'ai laissé mes enfants au pays, je ne sais pas s'ils ont mangé, s'ils ont bu ou je ne sais quoi. », (E2).

Les revenus perçus en France par le jeune travailleur migrant d'alors, originaire de la campagne, permettaient souvent de mettre un peu d'argent de côté, de se marier et

Les diplômé-e-s chômeurs et chômeuses, pour défendre leurs droits s'organisent en coordination. Ils et elles sont ainsi au centre de bon nombre de mouvements sociaux en Afrique du Nord. Ce qui fait d'eux et d'elles les cibles de la répression policière et bon nombre d'entre eux/elles croupissent dans les prisons marocaines, algériennes et tunisiennes. Rappelons ici que la détresse psychologique dans laquelle se trouvent ces chômeurs et chômeuses a poussé certains d'entre eux à s'immoler par le feu. C'est notamment ce qui a contribué au déclenchement en 2010 des grandes révoltes populaires en Tunisie - et dans bon nombre de pays d'Afrique du Nord et du Moyen orient -.

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d'assurer la migration de sa famille vers la ville la plus proche pour l'accès à l'école et aux autres services de la ville où s'installait ainsi la femme qui élevait seule les enfants. « Avant de venir en France je vivais à la campagne où j'étais paysan. Après être venu en France, je me suis marié et on a habité en ville, à Meknès où mes enfants sont nés. », (E2).

La maison en ville constitue ainsi un « quartier général » (E1) par lequel les membres de la famille restés à la campagne peuvent transiter avant une installation définitive pour eux aussi. Ils peuvent encore y venir pour profiter temporairement des services de la ville et particulièrement y poursuivre des études dans les lycées et les universités mais aussi des loisirs comme le montrent les propos de notre interlocutrice dans l'entretien 1 qui, rappelons-le, est une dame dont la maison - où elle a élevé seule ses enfants jusqu'à ce qu'ils soient financièrement indépendants, pendant que son mari travaillait en France - est à Meknès :

Oui Meknès, dans la ville, pas dans la campagne. La capitale ismaïlienne, c'est là-bas notre quartier général [...] Plusieurs membres de la famille sont venus étudier chez moi, les enfants de mon oncle [...] notamment celui dont je t'ai parlé qui est devenu pharmacien [...] il venait s'amuser, il ne venait pas me voir (rire). Il allait à la piscine et il sortait tout le temps..., (E1).

Il y a ainsi un exode rural qui se fait en parallèle et suite à la migration en France. Au Maroc par exemple, il existe actuellement autour de certaines grandes villes, des banlieues où se retrouvent majoritairement les familles d'émigrés. C'est le cas de Aït Melloul, grande banlieue d'Agadir où ne se sont installées en grande majorité que des familles d'émigrés de l'Anti-Atlas, ou encore de Toulal, banlieue de Meknès où se sont établies les familles d'émigrés de l'Atlas, du Rif et des autres campagnes avoisinantes.

Cependant, les villes et les quartiers populaires où s'installent les familles d'immigrés partis en France et/ou les familles ayant connu l'exode rural, se caractérisent - malgré les services - par de forts taux de chômage et de précarité. La jeunesse, faute de moyens et d'emplois stables, a du mal à quitter la maison familiale et à être indépendante financièrement. Le grand nombre de diplômés chômeurs - et le sort qui leur ait réservé51-

51 Les diplômé-e-s chômeurs et chômeuses, pour défendre leurs droits s'organisent en coordination. Ils et elles sont ainsi au centre de bon nombre de mouvements sociaux en Afrique du Nord. Ce qui fait d'eux et d'elles les cibles de la répression policière et bon nombre d'entre eux/elles croupissent dans les prisons marocaines, algériennes et tunisiennes. Rappelons ici que la détresse psychologique dans laquelle se trouvent ces chômeurs et chômeuses a poussé certains d'entre eux à s'immoler par le feu. C'est notamment ce qui a

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fait perdre tout espoir en l'école. L'immigration vers l'Europe paraît alors être l'unique solution pour beaucoup de jeunes qui aujourd'hui encore tentent coûte que coûte leur chance, très souvent au péril de leur vie, comme le montrent les drames de l'immigration clandestine et autres naufrages de « pateras » dont les médias se font régulièrement l'écho.

Les propos qui suivent témoignent de ces problématiques liées au territoire de départ que vivent notamment les enfants du travailleur puis du retraité immigré :

Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont rien à faire à part manger, dormir et c'est tout ! Ils ne trouvent rien à faire [...] J'en ai un, il est sorti de l'école en 5ème, il ne voulait pas étudier. Mais lui ça va, il s'est débrouillé ; il est en Italie il travaille et il est indépendant [...] Mon fils qui est en Italie, il est venu d'abord en France. Il est allé chez sont père. Son père a voulu le ramener au Maroc. Mais il lui a dit qu'il ne voulait pas y retourner [...] Il a arrêté l'école en 5ème au Maroc, il ne voulait plus étudier [...] Même s'il était très jeune, il était débrouillard. Il est parti en Italie. Il a fait ses papiers là-bas, en ce moment il fait des démarches pour la nationalité. Il travaille et il a deux petites filles. (E1).

Cet autre interlocuteur, conscient de la dépendance financière des familles restées au pays, vis-à-vis des revenus perçus en France par le travailleur puis le retraité, exprime ici son inquiétude et son impuissance :

Mes enfants [...] je leur envoyais toujours 400 ou 500 euros. Maintenant, je ne leur envoie que 300, c'est quoi 300? Il y a le loyer de la maison au Maroc. J'ai juste un fils qui travaille, je ne sais même pas s'il donne de l'argent à sa mère ou pas, les 3 autres enfants ne travaillent pas [...] 300€ ! Avec ça il faut choisir entre manger, louer la maison, payer l'électricité et l'eau [...] Je touche 600€, j'envoie à mes enfant 300€ il me reste 300€ [...], (E 2)

Ainsi le territoire de départ - en proie, à l'exode rural, au chômage et à la précarité - est souvent perçu par l'immigré comme une charge à assumer et comme un rappel permanent de la raison de sa présence en France. En effet, ce territoire de départ semble être celui d'une double dépendance/contrainte : celle du travailleur/retraité qui se sent responsable et lié à ce territoire et celle de sa famille restée au pays dont les conditions de vie dépendent des revenus de ce même travailleur/retraité.

Dès lors, le territoire de départ peut être caractérisé à différentes échelles imbriquées entre elles :

- Au niveau micro-local : il y a le village et la campagne d'origine. Celle-ci se situe le plus souvent dans des régions marginalisées depuis longtemps et se caractérise par une petite paysannerie pauvre. Ce territoire de départ est marqué par un contexte de

contribué au déclenchement en 2010 des grandes révoltes populaires en Tunisie et dans bon nombre de pays d'Afrique du Nord et du Moyen orient.

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misère, constitue le principal réservoir de main-d'oeuvre et renvoie au point de départ de l'émigration des années 1960-1980 vers la France. En effet, la grande majorité des personnes rencontrées sont originaires du milieu rural et sont venues en France, en partant de leur village d'origine.

- Au niveau local : il y a l'exode rural - qui est aussi dû au contexte de misère qui règne dans les campagnes - et le passage de la famille de l'immigré vers la ville qui se trouve à proximité, vers la capitale régionale. Le territoire de départ prend ainsi une dimension régionale et ce d'autant plus que la connexion entre la ville de résidence de la famille nucléaire et le village d'origine reste très forte du fait des visites régulières des membres de la famille. L'immigré qui rentre pour les vacances passe ainsi par la ville où se trouve la famille nucléaire et aussi par le village d'origine situé plus ou moins à proximité. A cette échelle, le territoire de départ se caractérise par des quartiers populaires et des banlieues où réside la famille de l'immigré. Le chômage et la précarité y sont tels que beaucoup de familles restent dépendantes des revenus du travailleur immigré en France et actuellement de ceux du retraité immigré.

- Au niveau global des grands ensembles régionaux : l'Afrique du Nord constitue un territoire de départ marqué par l'héritage colonial et par la domination néocoloniale. En effet, il s'agit d'un territoire réservoir de main-d'oeuvre pour les secteurs d'activités de l'économie française. Ces derniers y organisent, avec la complicité des autorités locales, des recrutements massifs et institutionnalisés qui conditionnent et cadrent les déplacements et les flux. Ainsi, le territoire de départ apparaît comme un territoire d'enfermement qu'il est difficile de quitter, comme un territoire-prison. Le contexte de misère sociale qui y règne favorise cette migration massive et la prolonge dans la durée.

2.2 Territoire de circulation :

Selon le pays d'origine et le statut du migrant - premier contrat où le billet est payé par l'employeur et les modalités du trajet fixées par les employeurs français et l'O.M.I, retraité et vacancier contraint par le travail et/ou l'administration - le territoire de circulation, sa perception par le migrant et ses points de passage varient. Il y a des points de passage obligatoires que toutes les personnes rencontrées ont empruntés au moins une fois. C'est le cas des ports de Tanger, d'Alger, de Tunis, d'Algésiras, de Sète, de Marseille

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ou de Toulon qui constituent des lieux de transit caractéristiques par l'intensité des flux qui les traversent depuis des décennies.

Pour les immigré-e-s âgé-e-s marocain-e-s rencontré-e-s, qu'ils/elles aient été recruté-e-s par le système des contrats, ou qu'ils/elles soient venues en France via le regroupement familial, tous et toutes sont passé-e-s par « la route de Aïn Borja »52 : « A chaque contrat c'est l'Office National d'Immigration et le bureau est à Casablanca à Aïn Borja, tout le Maroc passe par Aïn Borja , tout le Maroc, de El Hoceima, de Nador du Sahara, tout le monde passe par Aïn Borja », (E3).

Si pour le regroupement familial, la venue en France est organisée et prise en charge par les familles elles-mêmes, le système des contrats organise quant à lui, la venue des travailleurs. La prise en charge est totale et le parcours balisé : « Ils te donnent un billet gratuit pour venir en France, là où tu es recruté », (E3). Ainsi, les travailleurs marocains vont - en masse - prendre le train de la gare de Casablanca à la gare de Tanger qui se trouve à l'entrée du port.

Ensuite, après le passage par des contrôles douaniers sévères, c'est le bateau jusqu'à Algésiras - où il y a de nouveau, l'étape de la douane -, puis le train jusqu'à Madrid où les migrants sont divisés selon la région géographique où ils vont travailler. Ceux qui partent pour le Sud-ouest et l'Ouest de la France, prennent le train pour Hendaye et on leur donne « une étiquette « Hendaye » pour les marquer »53.

Ceux qui vont travailler dans le Sud et l'Est de la France prennent le train pour Barcelone, Perpignan, Montpellier, etc. A partir des gares, les travailleurs migrants se dispersent. Pour beaucoup d'entre eux qui, rappelons-le, quittent leur campagne pour la

52 Ce terme retranscrit de l'entretien 1 est largement utilisé par les Marocain-e-s de France pour désigner les parcours géographiques mais aussi administratifs qui sont ceux du regroupement familial et des recrutements via le système des contrats. La grande majorité des Marocain-e-s vivant actuellement en France sont venus via le système des contrats - c'est le cas des hommes venus au cours des années 1950, 60, 70 et 80 - ou via le regroupement familial - c'est le cas des femmes et des enfants en bas âge -. Ces deux démarches sont centralisées par l'Office Français des Migrations Internationales (O.M.I.) dont le bureau marocain est à Aïn El Borja.

53 Propos recueillis auprès d'un interlocuteur lors de discussions informelles concernant la première venue en France.

première fois, ce voyage qui dure au moins quatre jours, constitue un choc psychologique et culturel lié au fait de se retrouver dans un milieu complètement étranger par son système de fonctionnement et du fait de la langue : « A la gare de Casablanca, il y avait des gens, les pauvres, qui étaient complètement perdus, les patrons venaient les chercher à la gare », (E3). Pour les travailleurs saisonniers du système des contrats, la circulation entre Maroc et France se fait ainsi pour chaque voyage : « Tu restes en France 6 mois et tu rentres au Maroc 6 mois et l'année d'après tu fais la même chose, pour chaque contrat, il fallait passer par Aïn Borja », (E3).

Par la suite, les travailleurs qui sont maintenant des résidents en France, d'un point de vue administratif car ils disposent de la carte de résident valable 10ans, travaillent à longueur d'année. Au niveau local et régional - français - ces travailleurs circulent de ville en ville et de région en région pour trouver du travail. Cette circulation se fait souvent en fonction des réseaux de connaissances et elle est motivée uniquement par le fait de trouver un travail et un pied-à-terre le plus facilement possible.

Certaines personnes rencontrées ont ainsi résidé, entre 1 et 5 ans, dans plus de 7 villes différentes, et dans plus de 4 régions différentes : « Une fois que j'ai obtenu mon titre de résidence de 10 ans je suis allé partout en France pour travailler avec les entreprises du bâtiment. », témoignent ces propos recueillis lors de discussions informelles ou encore ceux qui suivent.

Pour Marseille, je connaissais des gens de chez moi. Je suis allé chez eux pour le travail. Ils ont demandé à leur patron et ils m'ont fait travailler avec eux là-bas jusqu'à ce que le travail soit fini et j'ai cherché encore. Je suis venu à Nîmes chez des gens de chez moi aussi. J'ai trouvé un travail avec eux. Des connaissances du pays. (E2).

Ainsi, pendant les périodes de travail, les retours au pays se font selon les congés54. Il faut que ces derniers soit assez longs car le voyage - qui se fait maintenant en voiture ou en car - dure 4 jours à l'aller et 4 jours au retour : « A cette époque, pas d'autoroutes en

54 Soulignons ici que plusieurs travailleurs rencontrés - sous différentes pressions décrites précédemment et liées au besoin de travailler - acceptaient des contrats tacites avec leurs employeurs qui ne toléraient aucune absence longue. Ainsi, ces personnes enchaînaient 2 voire 3 ans de travail (avec une semaine de repos, de temps en temps) sans aucun respect du code du travail : « J'ai travaillé là-bas 2 ans avant de pouvoir retourner au pays », dit notre interlocuteur (E2)

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Espagne »55, et les routes marocaines ne sont guère mieux. Les personnes interviewées (E1, E2 et E3) sur les retours pendant cette période de travail, parlent toutes avec précision du temps accordé à ce retour au pays : « Je ne dépassais pas un mois par an. Si j'avais dépassé le mois le patron me disait de partir », (E2). Ou encore : « Quand mon mari travaillait, il passait avec nous 25 jours pas an et il revenait ici, en France pour travailler », (E1).

Si les congés sont plus ou moins les mêmes pour l'ensemble de la classe ouvrière, cette contrainte de 5 semaines pour les travailleurs célibataires géographiques marocains s'ajoutant aux 10 jours (aller/retour) de traversée56, au mauvais état des routes, à leur dangerosité57, à la barrière de la langue, notamment en Espagne, et à la confrontation aux douaniers espagnols puis marocains, cette contrainte fait que le trajet des vacances est vécu comme un parcours du combattant. Il faut faire vite. La traversée se fait sans aucun arrêt - ou du moins les arrêts sont limités à de courtes pauses pour manger ou faire ses besoins -, donc sans penser ou s'autoriser à s'arrêter en route pour de vrais moments de repos ou de tourisme, faute de temps mais aussi de moyens.

Les vacances sont ainsi faites pour visiter la famille. Tant que la santé le leur permet, les célibataires géographiques font le voyage en voiture ou en car, avec des collègues dans la même situation de célibat. En effet, les familles voyagent généralement entre elles, dans la grande voiture familiale et le billet d'avion à l'époque est tout simplement hors de prix. Une fois à la retraite et une fois que « la santé ne suit plus », pour rentrer au pays, les vieux célibataires géographiques prennent l'avion dont le prix des billets est plus abordable de nos jours, particulièrement en ce qui concerne les vols entre le Maroc et la France : « Quand je pouvais conduire, je prenais la voiture, maintenant que la santé ne suit plus, je pars en avion. », (E3).

Ainsi, le territoire circulatoire est balisé, limité et marqué par des contraintes administratives, matérielles, sociales - on rentre pour voir la famille - et psychologiques

55 Propos recueillis auprès d'un interlocuteur lors de discussions informelles concernant les retours effectués au pays.

56 Traversée d'une partie de la France et d'une partie du Maroc.

57 Les grandes migrations d'été - où les Marocain-e-s d'Europe retournent au pays, en voiture - sont le théâtre de nombreux accidents de la route mais aussi de vols dont sont victimes ces personnes, de nuit comme de jour, notamment sur les aires de repos.

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qui ne permettent pas une véritable liberté de circulation. Même si on bouge, on est en vase clos, c'est toujours le même itinéraire dont on ne peut sortir : soit la route de l'Est via Barcelone, soit la route de l'Ouest, via Hendaye. Le trajet est vécu comme étant un parcours du combattant qu'il faut suivre le plus rapidement possible, en espérant ne pas avoir de soucis avec les différentes douanes, ni d'accident ou de problèmes de voiture, ni d'autres types d'ennuis. On peut dire aussi que circuler entre le territoire de départ et le territoire d'arrivée et de résidence rappelle constamment à celui/celle qui y circule, sa condition d'immigré/émigré. Cette circulation est alors paradoxalement non pas le signe d'une liberté mais plutôt d'un enfermement dans ce qui s'apparente à un territoire à la fois physique et symbolique marqué par la contrainte.

2.3 Territoires d'arrivée et de résidence :

Nous avons vu dans les parties précédentes les conditions et le statut qui marquent la venue en France des personnes rencontrées. Les témoignages évoquent des « gens complètement perdus », (E3), ce qui laisse percevoir le choc psychologique et culturel que la venue en France a pu susciter. Le fait que les recrutements organisés en Afrique du Nord ciblaient particulièrement le milieu rural et ses populations paysannes au mode de vie différent est pour partie, à l'origine de ce choc.

En effet, du point de vue de l'organisation sociale par exemple, dans ces campagnes - et c'est d'autant plus vrai à l'époque des années 1930, 1940 et 1950, à laquelle sont nées les personnes rencontrées - dominent une organisation tribale mais aussi une économie paysanne traditionnelle. Celle-ci est basée sur le travail collectif et l'entraide où tout le monde se regroupe pour les grands travaux agricoles, dans le champ de l'un puis celui de l'autre. La culture est orale et l'imaginaire est nourri par un environnement riche.

Partant, l'arrivée sur le territoire français - qui se caractérise par une urbanisation avancée, par une organisation du travail fondée sur le couple patron /salarié et par un système institutionnel et administratif centralisé et où tout se fait par écrit - cette arrivée impose alors un mode de vie différent, impliquant des comportements autres, étrangers, voire étranges, pour le nouvel arrivant.

Mais c'est aussi dans la nature paternaliste de ces recrutements qu'il faut également chercher une explication au choc subi par le travailleur migrant. En effet, en programmant

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la prise en charge d'une bonne partie de la condition immigrée : le voyage jusqu'en France et parfois même l'hébergement et en mettant en place des pratiques condescendantes : soumission aux visites médicales du candidat au départ et sélection de celui-ci sur la base de sa seule force physique, ces recrutements ont conditionné le rapport entre le travailleur migrant et le reste de la société française le plaçant ainsi dans une position de subordonné.

Cette position de subordonné - qui conditionne l'accès au territoire d'arrivée - est entretenue, par la suite, par le statut de travailleur saisonnier puis celui de travailleur en séjour qui conditionne le fait de résider en France à l'obtention d'un contrat de travail. Le territoire d'arrivée et de résidence est par conséquent un territoire où il faut travailler et sur lequel on n'est pas sûr de rester. Il apparaît alors comme un territoire où le travailleur migrant est en sursis.

« Si tu t'arranges avec le patron [...] là tu fais tes papiers, il fallait au minimum 1 an de travail consécutif. », (E3). Ce témoignage montre bien la situation dans laquelle se trouve le travailleur migrant : il faut « s'arranger » avec le patron pour pouvoir vivre sur le territoire français. Ainsi, avec les contrats et les titres de séjour provisoires, le territoire de résidence est un territoire où l'on doit sans cesse négocier et surtout, faire des concessions, notamment au patron si on veut y rester.

Ce rapport au territoire est producteur de conséquences importantes sur le rapport aux droits de ces travailleurs. En effet, il est difficile de penser à de bonnes conditions de travail et de logement si l'on n'est pas sûr de rester, si la première priorité est de « faire ses papiers », en gardant coûte que coûte son travail.

Cette situation vis-à-vis du statut sur le territoire français qui a été celle de tous les travailleurs migrants nord africains rencontrés - qui sont venus en France entre les années 1960 et 1980 - a permis aux patrons de disposer d'une main-d'oeuvre encore plus travailleuse que les autres et surtout plus docile et moins revendicatrice face aux injonctions qui lui étaient faites. « Après Salon-de-Provence, je suis allé dans le 04 à Manosque, j'ai travaillé là-bas 4 ans chez un gaouri58, il avait un contremaître tunisien,

58 « Gaouri » veut dire « étranger blanc » en langage courant d'Afrique du Nord. Ce mot, héritage de la colonisation s'emploie souvent pour désigner les Européens en général. Ici, il est utilisé pour désigner le puissant patron.

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quand il y avait du travail difficile, ils appelaient les Arabes. », (E2).

Le rapport au travail de ces migrants en quête de stabilité dans leur statut administratif, est marqué par un mélange particulier - un aspect paradoxal - entre précarité et sécurité. Le sentiment de sécurité est produit par le fait de percevoir un revenu pour soi et pour la famille restée au pays, mais aussi et surtout par le fait de disposer de contrats de travail qui permettent un changement de statut et/ou au moins un maintien sur le territoire.

Ce sentiment de sécurité est aussi entretenu par le modèle paternaliste suivi par les patrons qui logent souvent leur travailleurs, c'est particulièrement le cas des ouvriers agricoles, comme le montrent les entretiens E2 et E3. Le sentiment de précarité quant à lui, est tout simplement le produit d'un constat personnel fait sur sa propre condition de vie.

Ainsi, les témoignages font ressortir le paradoxe évoqué ici, qui a pour conséquence une dépendance particulièrement forte vis-à-vis des patrons, comme le montre ces échanges :

Je suis venu en France [...] la première fois, [...] j'ai travaillé 14 jours et le gaouri m'a mis en arrêt de travail [..]. Il ne voulait plus me faire venir travailler déjà là-bas au pays mais mon beau frère lui a demandé de me laisser juste venir avec le contrat et que lui s'occuperait de me trouver où travailler [...] Je suis allé à Orange où j'ai refait un contrat d'un an. J'ai habité chez le gaouri dans le mas, il nous a donné un logement, mais il avait beaucoup de travailleurs. [...] on était 70 à dormir dans le hangar et à travailler dans ce même mas chez le même patron. Le logement, c'était un logement de zoufri59 et c'est tout !

- C'était comment ? Des lits superposés ? Comment?

- Non, non ! Qui se souciait de toi, toi qui connais juste le contrat et c'est tout. Quel lit ? Il nous a donné un hangar beaucoup plus grand que cette pièce, avec deux garages, un où on a installé des paillasses et l'autre, on y cuisinaient et on y mangeait, puis on allait dormir à côté. Je suis resté 5 ou 6 ans chez ce patron et dans ce logement [...] Les patrons, y en a qui te donnent un hangar, y en a qui te donnent un vieux logement. Ils ont toujours donné des logements, même si c'étaient de mauvais logements mais qu'est-ce que tu veux faire les Arabes, c'est ça !

- Comment ça ?

- Les patrons, ils s'en fichent des Arabes, les Arabes... Ils te donnent du travail et ils te disent : « tiens, fais comme tu veux ici et habite !, (E2).

« En 1972, je suis venu par contrat de travail de l'Office National d'Immigration. [...] De 1972 à 1979, je

logeais gratuitement, dans le domaine agricole, chez le patron. On vivait à 4 ou 5 dans un F2.»60, (E3).

59 Terme utilisé en Afrique du Nord pour désigner un ouvrier célibataire sans attache familiale, vivant seul, par extension : menant une vie dissolue.

60 Notons ici que cette personne a pu obtenir une carte de résidence de 10 ans, au bout de 7 ans de travail et de logement dans le même domaine, avant de retourner au Maroc « pratiquer l'agriculture » pendant 10 ans moins deux mois ce qui lui a permis de revenir en France via cette carte de résidence « pour cause de sécheresse au Maroc ».

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Ainsi, comme nous l'avons dit, le rapport au territoire est producteur de conséquences importantes sur le rapport aux droits de ces travailleurs. Ces derniers, du fait de leur statut administratif précaire et instable sur le territoire, sont sans cesse dans une position subalterne vis-à-vis des patrons. Leur priorité étant de passer à un statut de résident qui donne droit à une carte valable 10 ans, les travailleurs migrants sont prêts à fermer les yeux sur les mauvaises conditions de travail et de logement.

Cette situation se prolonge après l'obtention du statut de résident pour ceux qui souhaitent faire le regroupement familial. En effet, là aussi, la résidence en famille sur le territoire français est conditionnée par un travail stable. Les personnes rencontrées, qui n'ont pas pu réussir leur regroupement familial, ont dû se résoudre à vivre seules sur le territoire français. Ce territoire constitue maintenant - depuis quelques années déjà - un cadre dans lequel on travaille, dans lequel on réside à l'année et, aujourd'hui, dans lequel on sent qu'on ne pourra jamais vivre en famille, avec ses enfants :

« Je voulais faire le regroupement familial, mais rien ! Au bout d'un moment je me suis fatigué et j'en ai eu assez [...] Je me suis fatigué en essayant de les ramener mais en vain ! Maintenant ils ont grandi. Tu vois, la situation n'est pas terrible ! », (E2).

Une fois à la retraite, le problème n'est plus de stabiliser sa situation administrative et de consolider son enracinement en faisant venir sa famille. Maintenant, la résidence est une condition à laquelle on doit se soumettre, une obligation. En effet, pour les vieux célibataires géographiques, la présence sur le territoire de résidence est contrainte par la situation financière et/ou par les problèmes de santé : Les petites retraites sont dépendantes d'aides sociales soumises à la condition de résidence et les malades doivent consulter et être hospitalisés en France où les soins sont pris en charge contrairement au pays d'origine.

« A chaque fois, je vais, je viens. A chaque fois, je vais, je viens ! Même maintenant qu'on est à la retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que sinon c'est l'ASPA qui est supprimée. Donc je reviens à cause de ces papiers, tout le monde revient à cause de ces papiers. », (E3).

Et sur la nécessité de se soigner en France, la même personne continue :

J'ai des hospitalisations pour des problèmes de santé. Au Maroc il n'y a rien. Moi j'ai des problèmes de santé [...] j'ai un défibrillateur, avec une pile, ici je suis suivi, un suivi médical, en cardiologie et en pneumologie, les deux [...] Ah, oui ! Je suis obligé de revenir à chaque fois. Chaque fois que je ne me sens pas bien, je reviens. Je ne pars pas d'ici avant d'avoir pris mes rendez-vous. Et tous les vieux que tu vois ici ne reviennent que pour leurs problèmes de santé, sinon ils n'ont rien à faire ici., (E3).

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Ou encore : « Le médecin m'a dit que si je voulais vivre je ne devais pas partir au Maroc, si j'y vais, je ne dois pas tarder. », (E2)

Ainsi, la présence sur le territoire est vécue comme une contrainte. L'unique « avantage » qu'il y a à résider en France seul et malade est le fait de pouvoir se soigner ou du moins être suivi par des médecins pour des maladies souvent incurables. Les vieux migrants organisent ainsi comme ils peuvent leur séjour entre ici et là-bas, entre territoire de résidence qui n'est plus vraiment le lieu de résidence à l'année mais le lieu de résidence administrativement parlant, et territoire de départ/d'origine qui redevient de plus en plus un lieu de résidence, sans pour autant l'être totalement :

- Comment organisez- vous votre année ?

Je fais moitié-moitié. L'essentiel, c'est que je ne dépasse pas 6 mois de l'année, là-bas. Donc je passe 2 mois ici et je pars 2 mois là-bas. Je fais des va-et-vient quoi ! Et dès que j'arrive à 6 mois passés hors de France je ne bouge plus, jusqu'à ce que vienne l'année d'après, (E3).

Ou :

Arrivé à la retraite, il n'a pas pu rentrer définitivement parce que sinon il lui prenait l'argent de sa retraite. Quand il a commencé à tomber malade, il venait au Maroc pendant l'année, et notre fille le ramenait en France pendant l'été, pour voir les médecins et tout [...] Quand la maladie de mon mari s'est aggravée, le médecin lui a dit de choisir : soit il reste ici, soit il rentre au Maroc, mais pas de va-et-vient !, (E1).

Ou encore, toujours sur la condition de résidence pour la perception de l'ASPA :

« Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce qu'on meure [...] Comment peux-tu rester là 6 mois sans travailler ni rien. Tu restes là tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es là, tu restes là. Pourquoi ? [...] On reste ici jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue. Ce n'est pas possible ! [...] Regarde, depuis que je suis jeune, depuis 1972 je suis en France. Là on est en 2014 et ils veulent encore que je reste là. », (E2).

En somme, on peut dire que tous les territoires que nous avons tenté de saisir jusque-là : territoires de départ, de circulation, d'arrivée et de résidence s'avèrent être marqués par la contrainte et sont anxiogènes pour les travailleurs immigrés nord-africains âgés et isolés auprès desquels nous avons mené notre enquête.

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3. Aspects sociaux: une trajectoire globale

3.1. Les cadres sociaux de la trajectoire : causes de l'émigration et imaginaire migratoire

3.1.1 Le cadre social de l'émigration

Nous avons déjà souligné que les personnes âgées qui font l'objet de cette étude, sont toutes nées à la période coloniale. Nous avons également rappelé comment le colonialisme a transformé les territoires colonisés, d'un point de vue économique, politique, social et culturel, contribuant ainsi à creuser un fossé entre, d'une part, les régions qui représentent un intérêt économique - et dans lesquelles serons construites des routes, des lignes de chemin de fer, des écoles, etc. - et d'autre part, les régions délaissées. Un fossé s'est également installé entre les colons et l'élite locale collaboratrice, d'une part et les paysans et le petit prolétariat des villes, d'autre part.

Ce contraste dans le paysage social du territoire de départ sera par la suite entretenu par les élites nationalistes au pouvoir, notamment à travers la mise en place d'un enseignement élitiste qu'elles encourageaient, comme l'a si bien fait remarquer la personne de l'entretien 3 en parlant de Allal el Fassi qui partait faire la promotion de l'arabisation de l'enseignement dans les campagnes marocaines. Le territoire de départ est donc, comme nous l'avons dit, marqué par un contexte de misère sociale, notamment dans les campagnes qui se vident en raison de l'exode rural et/ou les départs vers l'étranger.

Ainsi, toutes les personnes rencontrées sont nées dans le milieu rural et/ou font partie de la première génération à avoir grandi en ville. Beaucoup pratiquaient l'agriculture avant de venir en France, en tant que petits paysans, « fellahs ». C'est le cas des personnes de l'entretien 2 et de l'entretien 3. Dans son témoignage, cette dernière montre, d'une part, la dépendance de la condition de « fellah » aux aléas climatiques et d'autre part, combien la précarité de cette situation pousse à l'émigration. En effet, questionnée sur les raisons de sa venue en France, la personne répond : « La sécheresse ! En 85, 86, 87, il y avait la sécheresse au Maroc. C'était donc pour des raisons économiques. J'avais à ce moment-là 3 enfants, qui sont nés en 73, 82 et 84. », (E3).

Dans ce témoignage, la personne fait clairement le lien entre l'émigration vers

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laquelle elle a été poussée, sa condition de « fellah » - dont les revenus dépendent du climat - et ses enfants, laissant ainsi comprendre la difficulté voire l'impossibilité d'assurer une vie décente - d'un point de vue matériel et économique - pour sa famille et pour elle-même. La migration paraît ainsi comme la solution à ce problème. Cependant, il est à noter que cette personne parle ici des raisons de sa deuxième venue en France, faite en 1989 après une tentative de réinstallation au Maroc qui a avorté pour les raisons que nous avons évoquées précédemment. La première venue, quant à elle s'est faite en 1972, avant le mariage et les enfants. A propos de cette première venue, cette personne déclare : « Ce sont les amis et les copains qui m'ont poussé à venir en France. », (E3).

Ici, c'est le réseau social et le rôle qu'il a joué dans cette migration qui sont mis en avant. Parmi les personnes rencontrées, plusieurs sont venues en France « poussées » par ce réseau social et/ou familial, et notamment par les membres déjà présents en France. Outre le soutien technique qu'il fournit - contrat de travail, attestation d'hébergement, avance des frais liés à l'émigration, etc. - pour faciliter la venue en France du migrant, ce réseau alimente l'imaginaire d'une France, idéalisée comme un territoire-Eldorado, où les conditions matérielles seraient bien plus avantageuses que celles qui existent dans le territoire où vivent les candidats au départ. Ces derniers ayant un profil jeune et étant en quête d'indépendance financière - qui permette de construire sa propre maison et de « fonder une famille » - sont donc particulièrement sensibles au discours porté par les copains du même âge, qui travaillent en France.

Ainsi, plusieurs personnes rencontrées se sont mariées et ont eu leur premier enfant dans la période qui a suivi l'arrivée en France. C'est le cas de la personne de l'entretien 3 qui est venue en France en 1972 - « poussée par les copains » - et qui a eu son premier enfant en 1973. D'autres témoignages montrent aussi clairement le lien entre venue en France, indépendance économique, mariage et enfants : « Avant de venir en France, je vivais à la campagne où j'étais paysan. Après être venu en France, je me suis marié, on a habité en ville, à Meknès où mes enfants sont nés. », (E2).

Cependant, notons qu'il arrive que le réseau social, et plus particulièrement familial, empêche l'immigration d'avoir lieu, c'est notamment le cas pour les femmes qui - dans une organisation sociale patriarcale - se voient souvent attribuer le rôle de la personne qui reste avec les parents vieillissants, qui éduque les enfants et qui garde la maison familiale. Ainsi, à la question pourquoi n'y a-t-il pas eu de regroupement familial, la

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personne de l'entretien 3 répond qu'il agissait d'un choix sans toutefois préciser s'il était individuel ou collectif : « En 1979, mon père est mort. J'ai ma mère qui est toujours vivante jusqu'à maintenant, je ne pouvais pas la laisser toute seule. C'était la seule raison. Ma femme, mes enfants et ma mère vivent ensemble jusqu'à présent. », (E3).

Ce statut social de femme au foyer célibataire géographique, dans le pays d'origine, dans lequel se retrouvent les femmes, est assigné pour partie, par la politique migratoire française sexiste. En effet, les recrutements organisés et massifs visaient principalement et même uniquement les hommes, et le regroupement de la famille rendu possible tardivement61 et en restant soumis à des conditions strictes, constituait pour la grande majorité des femmes nord-africaines la seule possibilité - légale - de venir résider en France62. Par ailleurs, notons qu'il y a la « mentalité bizarre », évoquée par notre interlocutrice (E1) de certains maris qui décident de façon unilatérale, qui intervient pour beaucoup dans le cantonnement de ces femmes au statut de femme au foyer célibataire géographique, statut qu'elles n'ont - dans ce cas - en rien décider d'occuper. Ainsi, la personne de l'entretien 1 questionnée sur la venue en France de son mari et sur les raisons du non regroupement familial répond:

Mon mari est venu en France au moment où mon dernier fils [...] n'avait même pas 40 jours. Il me l'a laissé, il n'avait même pas 40 jours. J'ai 4 enfants, et avec ce dernier ça fait 5 enfants. (...) Non, non, il n'a pas voulu le faire, (le regroupement familial) si au moins il avait ramené les garçons ! Je lui ai dit, que ce n'était pas la peine de me prendre moi, « moi je reste avec ma mère, prends au moins l'aîné, et après les autres ! ». Mais il n'a pas voulu, il disait que les enfants vont devenir mauvais et qu'ils vont faire ceci et cela... Mais c'étaient des paroles en l'air tout ça ! (...) Il disait que les garçons vont se marier avec des françaises et qu'ils vont rester ici perdus. Comme si on est bien là ! (au Maroc) Qu'est-ce que tu veux mon garçon, mon mari a une mentalité bizarre ! Il ne voulait pas. Je lui ai dit [...] C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! [...] Qu'est-ce que tu veux ! , (E1).

3.2 La condition sociale de l'immigration

Nous avons montré dans la partie précédente comment le statut de célibataire géographique, dans son rapport au territoire, place le travailleur migrant - qui cherche à résider avec sa famille - dans une situation de subordonné qui marque le rapport au droit de ce dernier. Ainsi, outre les concessions qu'il fait aux patrons pour des raisons décrites

61 Le regroupement familial n'a été rendu possible qu'au milieu des années 1970, de plus, pour que ce dernier ait lieu, il fallait que le mari en France ait le statut de résident (statut que les personnes rencontrées ont mis en moyenne 7 ans à avoir). De ce fait, la femme du travailleur migrant reste elle aussi un long moment dans le statut de célibataire géographique (en supposant que le regroupement familial ait lieu).

62 Ainsi, pour venir en France en tant que femme, il vaut mieux être une femme mariée.

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précédemment, liées au statut sur le territoire ou au désir d'entrer dans les critères de travail stable en vue du regroupement familial, le travailleur célibataire géographique est soumis à des contraintes spécifiques, du fait de son statut.

Ainsi, la personne de l'entretien 2 témoigne de deux accidents du travail consécutifs qui se sont produits sur le lieu de travail et qui ont engendré deux opérations au dos. Selon la personne qui a subit ces deux accidents, ces deux opérations et les séquelles physiques que tout cela a laissées, elle aurait dû percevoir une pension d'invalidité.

Cependant, ça n'a pas été le cas. La personne explique cela par le fait qu'elle ne sache ni parler, ni écrire, ni lire le Français pour pouvoir défendre ses droits, ainsi que par la discrimination dont elle a le sentiment d'avoir été victime : les gens de l'administration « n'aiment pas les Arabes », (E2). Notre interlocuteur a également expliqué ce qu'il considère comme une injustice par le fait que les enfants soient au pays et que cela ne permet pas, ne laisse pas le temps d'entamer une action en justice :

Ils m'ont payé mon mois de convalescence, mais je n'ai pas eu le droit à l'invalidité. Je me suis dit si je reste comme ça sans travailler, mes enfants ne vont pas vivre et tout et tout.., ils n'auront rien à manger donc je dois retourner travailler. Ils ne m'ont rien donné, je suis retourné travailler avec la douleur [...] Si c'était l'un des leurs, ils lui auraient donné son droit, parce que eux ils savent parler, et en plus ils ont leur lieu où habiter, manger et boire, jusqu'à ce qu'ils aient leurs droits. Moi, j'ai laissé mes enfants au pays, je ne sais pas s'ils ont mangé, s'ils ont bu ou je ne sais quoi. Et je ne sais pas ici ce que je vais leur dire, je ne suis ni lettré ni rien. Je me dis, c'est mieux si je meure, c'est mieux !, (E2).

On comprend aussi, à travers ces propos que la famille et les enfants restés au pays constituent un poids et une responsabilité qui sont à la seule charge du travailleur migrant. En effet, la famille ne perçoit que de petites allocations - symboliques - versées par l'état français dans le pays d'origine. Quant à ce dernier, il ne donne lui aussi que des minimas sociaux symboliques qui ne permettent en rien de vivre dignement. La femme au foyer restée dans le pays d'origine et les enfants sont ainsi totalement dépendants des revenus du travailleur puis du retraité.

S'agissant de la condition sociale de la femme célibataire géographique restée dans le pays d'origine, comme nous l'avons dis, celle-ci est la plupart du temps, totalement dépendante des revenus de son mari travailleur en France. En effet, hormis le fait que l'organisation sociale patriarcale du pays d'origine assigne aux femmes le rôle de s'occuper du foyer, cette situation est confortée par l'absence totale du mari et par la présence des enfants. La femme subit donc seule les contraintes que peut constituer le fait d'élever des

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enfants, avec tout ce que cela implique et représente, contraintes auxquelles s'ajoute souvent la prise en charge d'un membre de la famille vieillissant et malade.

Je n'ai jamais travaillé, j'ai travaillé pour mes enfants. J'étais femme au foyer [...] je m'occupais de mes enfants qui étaient encore à l'école et de ma mère qui était malade [...] Mon mari est venu en France au moment où mon dernier fils [...] n'avait même pas 40 jours. Il me l'a laissé il n'avait même pas 40 jours. J'ai 4 enfants, et avec lui ça fait 5 enfants [...] Non, je n'étais jamais venue le voir, avec les enfants en bas-âge, comment voulais-tu que je fasse ? [...] (Le regroupement familial) il n'a pas voulu le faire C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont rien à faire, à part : manger, dormir et c'est tout, ils ne trouvent rien à faire ! , (E1).

Souvent, - une fois que les enfants ont grandi - ce n'est que lorsque le mari vieillit et commence à comprendre que sa santé nécessite un suivi médical régulier - et donc une présence régulière voir totale en France - que ce dernier tente un regroupement familial pour amener sa conjointe qui va l'accompagner dans ses vieux jours.

Se posent alors le problème des revenus et des conditions du regroupement familial qui font que la femme passe souvent par une « phase sans papiers » :

- Quand vous êtes venue en France, c'était la première fois que vous veniez à l'étranger ?

Oui, c'était la première fois, je suis venue pour mon mari. [...]

Quand la maladie de mon mari s'est aggravée, le médecin lui a dit de choisir : soit il reste ici, soit il rentre au Maroc, mais pas de va-et-vient !

- Donc racontez-moi votre venue à Montpellier ?

A cette époque comme je te l'ai dit, j'allais et je revenais avec le visa. J'emmenais mon mari au Maroc, je devais revenir au Maroc parce qu'à l'époque, j'avais ma mère qui était malade. Quand ma mère est morte, on est revenu en France avec mon mari, et j'ai « brûlé »63 le visa. Quand le visa était encore valable, j'ai déposé le dossier à la préfecture pour la résidence, Ils me l'ont refusé. J'ai redéposé un autre dossier, ils me l'ont encore refusé. Je suis restée 3 ans sans papiers. Alors, j'ai pris un avocat. Mon mari a essayé de faire le regroupement familial pour moi, mais ils lui ont dit qu'il ne touchait pas assez d'argent. Ils lui ont dit qu'il faut toucher plus que 1000 euros. Mon mari voulait me ramener par la route de Aïn Borja mais ça ne s'est pas fait [...] Pourquoi tu crois que je suis ici moi ? Je suis là pour lui ! (E1).

C'est ainsi que se forme la situation sociale du couple isolé de vieux migrants. Dans ces couples, le mari, ancien travailleur célibataire géographique, est souvent dans un état de santé très dégradé, dû le plus souvent aux conditions de travail. Ainsi, c'est la femme qui prend tout en charge, les démarches administratives, le fonctionnement du foyer : ménage, courses, préparation des repas et le mari alors physiquement dépendant.

Je change mon mari, je le lave, je lui rase le visage, je prépare le petit déjeuner, je lui mets le masque pour la respiration, je lui branche l'oxygène, et après tout ça je sors. S'il y a des papiers à faire, je sors sinon, je fais ce que j'ai à faire, je fais le ménage, je lave le linge, je range la maison et voilà ! Pour les courses, ce n'est pas un problème, il y a tout ici, il y a le marchand de légumes. (E1).

63 « Brûler le visa » signifie ne pas respecter les délais de séjour qu'il impose sur le territoire français.

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Pour ce qui est des travailleurs célibataires géographiques qui deviennent - seuls - retraités célibataires géographiques, les petites retraites et/ou la condition de résidence, liée à la perception des aides sociales ou aux soins médicaux, marquent leurs conditions sociales. Ainsi, malgré les hétérogénéités - liées au montant des revenus perçus pour la retraite - constatées au sein de ce groupe, toutes les personnes rencontrées sont dans une détresse psychologique liée à la solitude. Pour les petites retraites, la détresse psychologique est encore plus grande. Celle-ci est principalement le fait de :

- La solitude qui est le résultat de la dépendance aux aides sociales et de la condition de résidence 6 mois de l'année sur le territoire français pour la perception de ces aides. Il s'agit ici principalement de l'allocation dite de Solidarité aux Personnes Agées (ASPA) qui comme nous l'avons dit, complète le montant de la retraite pour qu'il arrive à la somme de 791,99 euros par mois. Les personnes rencontrées qui ont droit à l'ASPA touchent en moyenne des retraites de 400 euros/mois. Nous avons vu des personnes qui avaient mois de 150 euros de retraite. Ainsi, on peut dire que ces personnes sont totalement dépendantes de cette aide sociale, puisque quand bien même elles rentreraient dans leur pays d'origine, elles ne pourraient pas vivre dignement avec de tels revenus. Il leur faut donc rester en France, seules, 6 mois de l'année. Pour les personnes rencontrées, cette condition pour la perception des revenus est vécue comme un supplice vecteur d'ennuis et de solitude. Les témoignages laissent paraître ces souffrances psychologiques :

Comment peux-tu rester là 6 mois sans travailler, ni rien ? Tu restes là tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es là tu restes là. Pourquoi ? [...] J'habite seul [...] Je rentre dans ma chambre juste pour dormir et le matin je sors. [...] Oui, je sors le matin, je reviens à midi ou bien des fois je reste à Plan-Cabane jusqu'à l'après-midi et je rentre. Je reste sur Plan-Cabane à regarder et c'est tout. Pour passer la journée et après je prends le bus et je rentre. (E2).

- Le second vecteur de détresse psychologique est lié aux faibles montants des revenus perçus en tant que retraité et donc au faible montant des revenus transférés à la famille restée au pays. Cette faiblesse des revenus, liée au fait de ne plus travailler - outre les conditions matérielles extrêmement difficiles - est lourde de conséquences pour l'image de soi. En effet, la perte de la justification et de la légitimité de la présence en France liée au travail provoquent une profonde remise en question de l'identité et la faiblesse des montants transférés porte atteinte au statut de chef de famille, comme le laissent entendre ces propos :

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Mes enfants, avant quand je travaillais [...] je leur envoyais toujours 400 ou 500 euros. Maintenant, je ne leur envoie que 300, c'est quoi 300? Il y a le loyer de la maison au Maroc. J'ai juste un fils qui travaille, je ne sais même pas s'il donne de l'argent à sa mère ou pas, les 3 autres enfants ne travaillent pas. Avant je leur envoyais de l'argent, maintenant je ne trouve pas quoi leur envoyer. 300, avec ça il faut choisir entre manger, louer la maison, payer l'électricité et l'eau. Et moi ici, il ne me reste rien. Je touche 600, j'envoie à mes enfants 300, il me reste 300. Et voilà, il n'y a rien, je n'ai même pas assez d'argent pour aller voir ma famille ! (E2).

Ainsi, le territoire d'arrivée constitue dans un premier temps - au début du parcours migratoire - un point de chute au sens propre où on arrive dans un lieu mais aussi pour cette population, avec un vrai choc psychologique et culturel lié au fait de se retrouver dans un milieu complètement étranger. Au fil du temps, des contrats et des titres de séjour qui se renouvellent, le territoire d'arrivée devient territoire de résidence : un cadre dans lequel va se faire le parcours professionnel, résidentiel et aussi de vie. Cependant, ce cadre de vie où l'on vit seul, sans possibilité de ramener ses enfants, restera marginal.

Au cours de la relecture de nos entretiens, nous nous somme rendu compte à quel point les termes « Ici » et « là-bas » - souvent utilisés par les chercheurs et les chercheuses qui travaillent sur les thématiques liées à cette migration - sont des termes qui reviennent régulièrement dans la bouche même des premier-e-s concerné-e-s. On peut même dire que ce sont les principaux termes utilisés par ces dernier-e-s pour désigner respectivement le territoire d'arrivée/de résidence, et le territoire de départ. Outre le fait que les entretiens et les discussions aient eu lieu sur Montpellier, donc « ici », ces termes désignent des représentations sociales de territoires sans nom mais familier et en même temps vagues mais comportant un imaginaire bien précis. Ainsi, la comparaison se fait sans cesse entre « ici » par rapport à « là-bas » et vice-versa : « Là-bas si tu vas dans une administration, que tu as besoin d'un papier ou de quelque chose d'autre, ils te répondent comme ici ? », (E1).

Les sentiments de colère et de détresse aussi sont exprimés en décrivant des situations par « ici » et « là-bas » : « Ils veulent encore que je reste . Mange ou ne mange pas, habite ou n'habite pas, dors ou ne dors pas, tes enfants là- bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça ! », (E2).

Ou encore des sentiments d'appartenance : « Mais ici en France, il n'y a personne qui en parle. Les plaintes et tout ça viennent de Hollande et de Belgique et nous ici les gens de France, on ne fait que suivre [...]. Mais ici en France, on ne fait que les suivre. », (E3).

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De plus, la liste des verbes utilisés pour marquer le déplacement entre « ici » et « là-bas » est réduite. En effet, c'est soit « partir » soit « rentrer » soit « aller » soit « venir ». Ces verbes décrivent quant à eux, les représentations sociales du territoire de circulation et des trajets marqués par les différentes contraintes décrites précédemment.

Outre les aspects que nous venons d'évoquer, il y a également la condition de l'immigré venu des anciennes colonies qui est liée aux représentations de cette communauté de migrant-e-s dans la société française. Ces représentations jouent un rôle important dans les trajectoires sociales.

4. Les (im)mobilités au regard des notions d'espace, de société et de politique

Dans ce qui précède, nous avons tenté de décrypter le référentiel politique ainsi que le cadre spatial et social de la trajectoire des immigré-e-s âge-e-s nord-africain-e-s rencontré-e-s à Montpellier. Ainsi, en utilisant les témoignages de ces personnes nous avons essayer d'analyser les territoires - de départ, de circulation, d'arrivée et de résidence - de manière à montrer la façon avec laquelle ces territoires sont imbriqués à toutes les échelles. La mobilité étant le lien transversal entre ces différents territoires et entre les différents paramètres politiques, spatiaux et sociaux qui cadrent la trajectoire globale, le but de notre analyse va être dès lors de faciliter la lecture des mobilités propres au groupe des personnes, objet de notre recherche.

Dans le cadre de la migration internationale qui est celui de la migration qui nous occupe ici, les mobilités sont à lire à différentes échelles et au regard des notions de pouvoir politique, d'espace et de société. Ayant abordé ces mobilités sous l'angle de la trajectoire globale, nous nous intéresserons particulièrement à la part d'immobilité dans ces présupposées mobilités - de la migration internationale - mais aussi à l'ancrage des migrant-e-s âge-e-s et isolé-e-s rencontré-e-s à Montpellier. Le croisement à différentes échelles sera ainsi fait entre une trajectoire globale spécifique - qui est celle des migrant-es nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s - et la pratique de la mobilité/immobilité. Nous organiserons ainsi cette partie en fonction des étapes clef de la trajectoire. Nous ferons la distinction entre la trajectoire du travailleur immigré célibataire géographique puis celle du retraité, d'une part, et la trajectoire de la femme au foyer, célibataire géographique puis en couple isolé, d'autre part.

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4.1 : Les (im)mobilités du travailleur puis retraité migrant célibataire géographique :

4.1.1 : L'étape que constituent l'arrivée et les débuts de l'enracinement en France :

Pour ce qui est de la période d'arrivée en France des travailleurs migrants célibataires géographiques actuellement à la retraite, qui rappelons-le sont venus via le système des contrats de travail au cours des années 1960, 70 et 80, nous pouvons dire que la mobilité non seulement au niveau international mais aussi au niveau local faisait partie des clauses du contrat. En effet, le système des contrats et de recrutement tel qu'il a été conçu, a ciblé une main-d'oeuvre laborieuse, disponible et prête à être très (im)mobile entre les pays, les régions, les secteurs d'activités et les entreprises. Ainsi, pour cette première phase qui correspond à celle de l'installation ou des premiers va-et-vient, nous pouvons précisément distinguer entre :

- Les travailleurs saisonniers qui restent quelques années dans ce système de contrat de 6 mois renouvelable chaque année. La pratique de la mobilité se fait donc à un niveau international et dans le cadre du contrat de travail à savoir : des déplacements tous les six mois entre le lieu d'origine et le lieu de travail, déplacement qui se font principalement par train et qui sont totalement pris en charge par l'O.M.I.

Ces contrats de 6 mois renouvelables chaque année - avec un retour obligatoire au pays à la fin de chaque contrat - constituaient pour certains, une mobilité « choisie » voire avantageuse, du moins en apparence : « Donc je travaillais 6 mois et je rentrais au Maroc pendant 6 mois, je pratiquais la chasse à l'époque et les randonnées, j'ai fait tout le Maroc. », (E3).

- Les travailleurs qui sont immédiatement sortis de ce système des contrats O.M.I. Ainsi, la plupart des hommes ont cherché à renouveler leurs contrats avec leur patron ou à en faire un nouveau en se trouvant un autre patron afin de stabiliser leur situation administrative en passant du statut de travailleur saisonnier au statut de travailleur séjournant en France. Ils ont entamé de la sorte leur enracinement sur le territoire français. Les personnes rencontrées ont ainsi mis deux ans en moyenne avant de changer de statut et de retourner sur le territoire de départ auprès de leur

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famille.

Dans ce cas de figure, la mobilité telle que définie par les contrats (O.M.I.) constitue une contrainte imposée dont on cherche à s'affranchir. Cependant, cet affranchissement passe par une phase d'immobilité, à l'échelle internationale, qui elle aussi, est vécue comme une contrainte car elle impose une longue séparation avec la famille et le territoire de départ.

Au niveau local, cet affranchissement peut se traduire par une pratique de la mobilité qui se fait pour le motif de se trouver un contrat de travail avec obligation que ce soit dans la même région et dans la même catégorie socioprofessionnelle que le premier contrat. Souvent cette mobilité au niveau local s'organise socialement via le réseau social et familial comme le montre le témoignage ci-dessous ainsi que toutes les phases de la pratique de la mobilité, décrites précédemment.

Je suis rentré en France, j'ai travaillé 7 et 7 : 14 jours, puis le travail s'est terminé. Je suis allé à Orange, c'est là-bas que travaillait mon beau frère. J'ai refait un contrat d'un an, là-bas toujours dans l'agriculture. J'ai travaillé là-bas pendant 2 ans avant de pouvoir retourner au pays. J'ai attendu d'avoir mon récépissé et je suis parti au pays en vacances ; j'y ai passé un mois et je suis revenu. J'ai retrouvé mon beau frère qui m'a dit que mes papiers étaient prêts et je les ai récupérés et j'ai continué le travail. (E2).

4.1.2 : L'étape du travail avec le statut de séjournant en France

Pour les travailleurs migrants séjournant64 en France, la mobilité géographique et socioprofessionnelle est conditionnée par la carte de travail : La circulation peut se faire librement sur le territoire français et entre ce dernier et le territoire d'origine, mais le travail est quant à lui, limité à une région et à une seule catégorie de métier. Ainsi, comme nous pouvons le constater, les personnes de l'entretien 2 et 3 sont restées dans le même département et dans la même catégorie socioprofessionnelle : l'agriculture, durant toute cette période.

En effet, la personne de l'entretien 2 qui lors de sa première venue en France est arrivée à Cavaillon (Vaucluse) où elle est restée 14 jours, est ensuite allée à Orange (Vaucluse). Elle y aurait passé entre 3 et 5 ans avant d'aller ensuite à Salon-de-Provence dans les Bouches du Rhône, département voisin où il y avait la possibilité d'extension de la carte de travail car il y avait les mêmes besoins agricoles que ceux du Vaucluse. La

64 Nous utiliserons ce terme pour désigner les personnes titulaires d'un titre de séjour de courte durée (1 an ou 3 ans) pour leur qualité de titulaire d'un contrat de travail. Contrat qui rappelons-le doit être de la durée d'une année au minimum.

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mobilité - régionale - entre ces différentes villes s'est faite pour le motif que constituent le travail et la nécessité d'avoir un contrat de travail pour changer de statut - et passer à celui de résident - ou au moins se maintenir en renouvelant son titre de séjour.

La personne de l'entretien 3, quant à elle, est restée 7 ans dans le lieu de première arrivée, dans la petite ville d'Aigues-Mortes, où elle a travaillé chez le même patron par qui elle était aussi logée, « dans le domaine ». Notons que cette personne a immédiatement quitté ce travail et le territoire français après l'obtention de son statut de résident et de la carte de résidence valable 10 ans qui l'accompagne.

Ainsi, pour ce qui est de cette période de séjour en France, la pratique de la mobilité au niveau du territoire de résidence se caractérise par les contraintes liées au statut, qui limitent les lieux et les catégories de métier. La mobilité de ville en ville se fait pour trouver un travail. De plus, les travailleurs logent sur les lieux de travail, ce qui restreint à ce lieu de travail, la pratique de la mobilité quotidienne. A l'échelle internationale, les mobilités durant cette période sont aussi soumises aux contraintes du statut. Il faut enchaîner les contrats d'un an pour renouveler les titres de séjour et il arrive qu'un contrat se présente directement à la suite de l'autre. De plus, les patrons ont le pouvoir de refuser toute absence longue. Les vacances au pays sont ainsi repoussées à l'année d'après, et l'immobilité est vécue comme une contrainte que l'on estime supportable grâce à l'espoir d'un changement de statut.

4.1.3 : L'étape de la résidence : un enracinement administratif

Le statut de résident représente un tournant dans la pratique des mobilités pour le travailleur mais aussi pour le migrant. Ce statut renouvelable tous les 10 ans permet en effet de se projeter un petit peu plus sur le long terme. Il permet également une circulation plus libre car sans restriction concernant la catégorie de métier et la région où l'exercer. Ainsi, la personne de l'entretien 3 comme nous l'avons dit, a tenté une réinstallation au Maroc. Cette tentative aura duré 10 ans moins 2 mois : juste le temps de revenir en France, trouver un travail et renouveler ce statut.

Pour les autres personnes rencontrées, ce tournant dans la pratique des mobilités est tout aussi flagrant : « Une fois que j'ai obtenu mon titre de résidence de 10 ans, je suis allé

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partout en France pour travailler avec les entreprises du bâtiment. »65

Cependant, cette mobilité reste conditionnée par le travail qui donne une légitimité à la présence du travailleur sur le territoire français aux yeux de l'administration française, mais aussi aux yeux du travailleur lui même. Il faut subvenir aux besoins de la famille restée au pays. Le seul changement effectif, c'est la possibilité d'une mobilité sociale et géographique qui s'inscrit dans le passage du métier d'ouvrier agricole - mal rémunéré et instable - à celui d'ouvrier du bâtiment ou de l'industrie qui représente une sorte d'aristocratie ouvrière comme le décrit le témoignage de la personne de l'entretien 3 qui parce qu'elle est restée « immobile » durant toute sa carrière au poste d'ouvrier agricole, a le sentiment d'avoir raté quelque chose :

- A votre arrivée à la retraite, vous avez peu de cotisations, comment expliquez-vous cela ?

- C'est l'agriculture, ça ne donne pas beaucoup. On a travaillé, travaillé beaucoup mais l'agriculture, ça ne donne pas beaucoup, si tu veux une bonne retraite, il faut que t'ailles dans le bâtiment ou à l'usine. Je me suis fait avoir à cette époque, mais quand j'ai eu mes papiers, j'aurais dû me sauver, chercher une usine ou du bâtiment, j'aurai dû aller à Saint-Étienne, aller à Lyon, aller à Paris, mais je ne connaissais ni le parlé ni rien, je demandais juste aux patrons, à celui-là, à celui-ci et voilà ! (E2).

Pour certains, cette mobilité sociale a lieu, et sa pratique se fait avec plus de liberté, tout en restant conditionnée au travail. Ainsi, la personne de l'entretien 3 affirme qu'après son retour du Maroc et le renouvellement de la carte de résidence, elle n'a plus signé que des CDI c'est-à-dire ce qu'il y a de plus stable dans les contrats de travail. De plus, cette même personne ajoute : « Quant ça ne me convenait pas et que ce n'était pas bien, je trouvais un autre travail et je m'en allais. » (E2).

Pour ce qui est des mobilités au niveau transnational, hormis la personne de l'entretien 3 et sa tentative de réinstallation au Maroc, les travailleurs sont soumis aux 5 semaines de congés payés. La mobilité entre lieu de travail et lieu de résidence de la famille se pratique donc avec des contraintes liées au temps, mais aussi à l'organisation sociale : le travailleur rentre voir sa famille au pays et cela correspond pour lui à des vacances. De plus, cette mobilité est perçue par le vacancier, par le trajet qu'elle implique, comme étant une contrainte à dépasser rapidement dans l'espoir que tout se passe bien. Ce statut de résident, nécessaire pour commencer la démarche de groupement familial,

65 Propos recueillis lors de discussions informelles.

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constitue pour les travailleurs qui souhaitent la présence de leur famille auprès d'eux sur le territoire français, une étape de plus qui les place dans une position de subordination vis-à-vis des patrons et du travail. Cette position de subordination marque également la pratique des mobilités entre mobilité contrainte et mobilité concédée.

4.1.4 : L'étape du regroupement familial et de son échec : un enracinement

raté

Je n'ai pas pu le faire, je n'arrivais pas à trouver de travail stable. Quand je travaillais 2 ou 3 mois chez un patron, que je sentais que c'était une personne bien, je lui demandais : « Monsieur, faîtes- moi un plaisir, je voudrais ramener ma famille. ». Il me répondait : « Non, non, non, non, non, il te faut un bon logement, il te faut, si ! Il te faut ça, l'état ne va pas te laisser ! ». Et dans le mois je me faisais virer, on me disait que « ça y est, il n'y a plus de travail ! ». Et pour les patrons d'après, c'était la même chose. [...] Je voulais faire le regroupement familial, mais rien ! Au bout d'un moment, je me suis fatigué et j'en ai eu assez. (E2).

Ainsi, pour cette personne, l'immobilité constitue une sécurité. Dans le sens où le fait de rester quelque temps chez un patron lui permet d'introduire l'envie de passer en CDI, lui aussi vecteur d'immobilité, dans le but de rentrer dans les critères du regroupement familial qui exigent notamment ce CDI. Cette immobilité prête à être concédée dans un espoir de réussite du regroupement familial est par la suite transformée en mobilité contrainte liée au fait de se faire licencier.

L'échec du regroupement familial marque un changement dans la perception des lieux de la mobilité. En effet, si le travailleur est célibataire géographique depuis longtemps déjà, le fait de se rendre compte que le regroupement familial n'aura jamais lieu ancre ce dernier dans la situation de célibataire géographique sans attaches familiales en France.

Le lieu de résidence est ainsi perçu comme un lieu de grande solitude. Solitude que l'on continue à supporter uniquement pour le travail et les revenus dont dépend la famille. Le territoire de départ aussi change dans la perception du migrant, celui-ci est non seulement le lieu d'origine mais aussi le lieu où se trouve et où vont rester ancrés ses enfants et sa famille, sans possibilité aucune de regroupement. Il faut choisir entre revenus dont dépendent le travailleur et sa famille, et retourner vivre auprès de cette famille. Cette situation se poursuit jusqu'à la retraite.

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4.1.5 : L'étape actuelle : le statut de retraité célibataire géographique :

Dans l'entretien que nous avons mené avec notre interlocuteur (E2), on peut prendre la mesure de l'étape actuelle :

- Où est votre famille ?

- Ma famille est toujours à Meknès [...] à Meknès où mes enfants sont nés. Je me suis fatigué en essayant de les ramener mais en vain ! Maintenant, ils ont grandi.Tu vois, la situation n'est pas terrible ! [...] Quand j'ai eu ma retraite, j'en ai eu assez, ce que je touchais de la M.S.A., ça n'était pas terrible. Je suis allé chez eux, j'en ai eu assez, je leur ai dit : « je vais rentrer définitivement au pays. Voilà les papiers ! Transférez-moi l'argent de ma retraite au pays ! ». Ils m'ont dit : « on va te couper l'ASPA ! ». Je leur ai dit : « c'est combien ? ». Ils m'ont dit : « 300€ ». Je leur ai dit : « coupez-la ! Combien j'aurai de retraite ? ». Ils m'ont dit : « t'auras tant... ». Je leur ai dit : « ça y est, donnez-moi ma retraite et le complément de retraite ! » [...] J'en avais assez, quand je suis parti au Maroc, je ne recevais pas ma retraite, alors je suis revenu ici [...] Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce qu'on meure [...] Comment peux-tu rester là 6 mois sans travailler, ni rien ? [...] Si je travaillais, d'accord ! Je partirais, je laisserais le travail 1 mois ou 2 et j'irais chez mes enfants et je reviendrais travailler [...] Maintenant qu'on a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? On reste ici jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue [...] tes enfants là- bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça ! », (E2).

Ce témoignage montre bien ce que nous avons fait remarquer précédemment. En effet, le travailleur célibataire géographique, une fois à la retraite, perd l'une des raisons qui lui faisait supporter son immobilité dans le territoire de résidence, à savoir le travail. En effet, ce dernier, par le statut de travailleur et les revenus qu'il permet, légitimait l'immobilité, la rendait supportable et organisait socialement la pratique de cette (im)mobilité.

Ainsi, ce travailleur récemment retraité, décide de renoncé à 1/366 de ses revenus et de rentrer de manière définitive au Maroc, auprès de sa famille. Cependant, cette décision sera vite remise en question par le fait que l'argent de la retraite, qui normalement devait être transféré au Maroc, continuera à être versé mais en France67. Le retraité revient donc à sa situation de retraité célibataire géographique au bout de 5 mois passés au Maroc. Maintenant, il ne perçoit plus l'A.S.P.A. car il lui manque un papier de la préfecture qui

66 En effet, en décidant de rentrer au Maroc, cette personne perd son droit à l'ASPA qui était de 300 euros. Cette personne qui touche 450 euros de retraite plus 150 euros de complément de retraite perd ainsi prés de 1/3 de ses revenus en ne résidant plus en France.

67 Ici, la personne, pour des raisons de mauvaise compréhension du système bancaire et de tout ce qui relève des questions administratives, n'a pas modifié le numéro du compte sur lequel devait être transféré l'argent de la retraite. Il lui faudra 5 mois - passés au Maroc sans revenus - pour réaliser que l'argent est toujours versé sur son ancien compte, en France. De plus, la M.S.A. qui verse cette retraite et qui a demandé à la personne de signer un papier déclarant qu'elle renonçait à la perception de l'A.S.P.A. n'a pas jugé bon de vérifier si cette retraite était bien transférée au Maroc.

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prouve sa présence en France depuis 10 ans au moins. Cette personne est venue en France en 1972.

La situation décrite ici et le témoignage de la personne qui vit cette situation nous éclairent sur le fait que la condition de résidence de 6 mois de l'année en France pour la perception de l'A.S.P.A. est vécue par le retraité célibataire comme étant une immobilité très dure à supporter. En effet, la personne concernée perçoit cette immobilité comme une attente de la mort. Le territoire de résidence - lieu de la pratique de l'immobilité - est ainsi perçu comme un lieu où on attend la mort, seul, un lieu où l'on reste « jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue ».

Par ailleurs, la situation que nous avons décrite illustre la teneur des problèmes administratifs auxquels sont confrontées ces personnes âgées, souvent illettrées et ayant du mal à comprendre le système administratif et son fonctionnement. Cette situation montre également que la réponse des administrations aux problèmes vécus par ces personnes, est froide, inadaptée, sans dialogue possible et que le moindre problème peut aboutir à la perte d'une partie des revenus tant que dure le contentieux entre les deux parties.

Ce rapport aux administrations et les problèmes liés à la perception de certains revenus, constituent en grande partie ce qui cadre les déplacements et donc la pratique de la mobilité des personnes rencontrées au niveau de la ville de Montpellier, mais aussi au niveau international. Ainsi, à la question « pour quel motif sortez-vous ?», la personne de l'entretien 3 répond : « Pour voir les amis, les rencontrer et voir aussi les autres personnes qui connaissent un peu le fonctionnement de l'administration, etc. », (E3)

Ou encore à propos du temps passé avec sa famille, une fois à la retraite : « Même maintenant qu'on est à la retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que sinon, c'est l'A.S.P.A. qui est supprimée. Donc je reviens à cause de ces papiers, tout le monde revient à cause de ces papiers. », (E3).

Ainsi, la mobilité internationale de ces personnes se fait à une intensité fixée par l'administration pour la perception des revenus et au niveau local, la pratique de la mobilité se fait pour motif de démarches administratives à régler ou à clarifier en se renseignant de part et d'autre, auprès des personnes susceptibles de connaître « un peu le fonctionnement de l'administration ».

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Cette dimension administrative de la mobilité chez ce groupe de personnes est tout à fait prégnante. Certaines personnes ont passé des mois voire des années à régler un problème, avec des aller retours réguliers entre les différentes administrations telles que Préfecture, MSA, CARSAT, CAF, etc. Il s'agit principalement de problèmes liés à la perception de l'ASPA et aux conditions de résidence que celle-ci impose. L'autre motif qui fixe la pratique de la mobilité est celui de l'accès à la santé. En effet, les personnes perçoivent, à juste titre, le territoire d'origine donc de départ, comme étant un territoire où « il n'y a rien » concernant la prise en charge de la santé. Ainsi, au niveau international, la mobilité entre territoire d'origine et territoire de résidence se pratique selon le rythme imposé par les visites médicales et les hospitalisations :

Je continuerais à venir, déjà parce que j'ai des hospitalisations pour des problèmes de santé. Au Maroc, il n'y a rien. Moi, j'ai des problèmes de santé [...] ici je suis suivi, un suivi médical en cardiologie et en pneumologie, les deux [...] Ah, oui ! Je suis obligé de revenir à chaque fois. Chaque fois que je ne me sens pas bien, je reviens. Je ne pars pas d'ici avant d'avoir pris mes rendez-vous. Et tous les vieux que tu vois ici ne reviennent que pour leurs problèmes de santé, sinon ils n'ont rien à faire ici. (E3).

Pour ce qui est du rapport à l'administration ou de l'accès à la santé de ces personnes âgées, ceux-ci sont les mêmes que ces personnes soient retraitées célibataires géographiques, ou femmes responsables de couples isolés. En effet, ces rapports fixent la pratique des mobilités aussi bien au niveau local de la ville qu'au niveau global.

4.2 : Les mobilités des femmes au foyer célibataires géographiques puis des couples isolés dont le mari est dépendant physiquement

Nous ne disposons que d'un seul témoignage enregistré et retranscrit (Entretien 1) qui témoigne de la trajectoire globale de ces femmes au foyer célibataires géographiques dans le pays d'origine. Celles-ci viennent en France par la suite pour accompagner leur mari dans leurs vieux jours. Cependant, nous avons rencontré et échangé avec plusieurs personnes qui rentrent dans ce cas de figure et qui ont plus ou moins la même trajectoire globale.

Ainsi, le témoignage retranscrit décrit des réalités générales sur cette catégorie de personnes et sur les étapes clefs de leur trajectoire dans la mesure où nous ne prenons en compte que les étapes qui ont un lien avec la migration internationale du mari ou de la personne elle-même. C'est cette étape que nous allons croiser avec les pratiques de la mobilité.

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4.2.1 : Le départ du mari ou l'enracinement dans la situation de femme au

foyer

Le départ du mari pour la France - avec le statut de travailleur migrant - constitue pour la femme, un tournant dans le statut social et dans la réalité des pratiques de la mobilité. En effet, celle-ci se retrouve femme au foyer célibataire géographique, elle est seule à s'occuper des enfants - voire même d'un ou d'une proche malade - et à affronter les aléas de la vie quotidienne :

Mon mari est venu en France au moment où mon dernier fils [...] n'avait même pas 40 jours. Il me l'a

laissé il n'avait même pas 40 jours. J'ai 4 enfants, et avec lui ça fait 5 enfants. [...]

- Vous veniez voir votre mari à l'époque où il était à St Étienne ?

Non, je n'étais jamais venue le voir, avec les enfants en bas âge, comment voulais-tu que je fasse ? [...]

- Pourquoi il n'a pas voulu ?

- Demande-lui [...] C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont

rien à faire, à part : manger, dormir et c'est tout, ils ne trouvent rien à faire ! (E1).

La pratique de la mobilité est conditionnée par la présence des enfants en bas âge et se fait donc sous forme d'immobilité contrainte. Pas possible de circuler autant au niveau international que local : « avec les enfants en bas âge, comment voulais-tu que je fasse ? ».

De plus, le témoignage de la personne de l'entretien 3, en expliquant sa solitude dans la souffrance - face au spectacle quotidien des enfants qui grandissent et qui se retrouvent confrontés au chômage - décrit la représentation qu'elle a du lieu où se pratique l'immobilité : il s'agit d'un lieu douloureusement anxiogène.

Ainsi, la femme de migrant célibataire géographique se retrouve claustrée dans le rôle - immobilisant - de femme au foyer célibataire géographique. Cette situation dure jusqu'à l'indépendance, plus ou moins précaire des enfants, et jusqu'à ce que le mari retraité commence à avoir des problèmes de santé qui le rendent dépendant.

4.2.2 : Quand mon mari a commencé à tomber malade

La période où le mari fraîchement retraité pense à une réinstallation définitive auprès de sa famille - dans le pays d'origine - laisse vite place à celle ou le couple commence des aller-retours entre ce pays d'origine et le pays où le mari a travaillé.

En effet, les faibles revenus dus notamment à la suppression de l'ASPA - et la condition de santé - du mari particulièrement - allant en se dégradant, font que le couple

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évalue cette pratique de la mobilité entre « ici » et « là-bas » comme étant la meilleure. Souvent - c'est le cas de la personne de l'entretien 3 et de son couple - cette pratique de la mobilité est contrainte par la présence d'un proche malade resté dans le pays d'origine. Une fois que cette contrainte n'est plus, le couple entame alors une pratique de l'immobilité sur le territoire français.

Arrivé à la retraite, il n'a pas pu rentrer définitivement parce que sinon il lui prenait l'argent de sa retraite. Quand il a commencé à tomber malade, il venait au Maroc pendant l'année [...] A cette époque comme je te l'ai dit, j'allais et je revenais avec le visa. J'emmenais mon mari au Maroc, je devais revenir au Maroc parce qu'à l'époque, j'avais ma mère qui était malade. Quand ma mère est morte, on est revenu en France avec mon mari, et j'ai « brûlé » le visa. (E1).

Ce témoignage montre toutes les étapes décrites précédemment : de la tentative avortée de retour définitif du mari, à l'immobilité du couple sur le territoire français. La femme conforte cette immobilité en entrant dans la clandestinité - suite aux refus des demandes de titre de résident faites à la préfecture - et en « brûlant » le visa. Visa qui jusque là ne lui permettait que de cours séjours de 2 mois maximum en France. Ainsi, on voit ici que l'hyper-mobilité a été vécue comme une contrainte et l'immobilité - installation en France - comme étant la meilleure option car il y a la maladie du mari qui est prise en charge et son ASPA qui lui est versée, de plus les époux ne vont pas vieillir chacun de son côté, malgré le statut de « sans papiers » : « Je venais, je restais 20 jours, je rentrais, je restais 2 mois puis je retournais à Fès au consulat pour le visa et je revenais ici ; il fallait quand même pointer au consulat. C'était dur pour moi. », (E1).

Ainsi, la période de clandestinité due au refus de régularisation de la préfecture dure plus ou moins longtemps selon les personnes rencontrées et selon l'arbitraire des préfectures. Si la personne est régularisée, elle retourne alors occasionnellement au pays d'origine où sont restés les enfants, et où se trouve l'ancienne maison familiale. Cependant, l'état de santé du mari allant en s'aggravant, l'immobilité au niveau du pays de résidence devient de plus en plus grande. Là aussi, s'amorce le même processus où l'on compare les deux lieux de la mobilité, à savoir le territoire de résidence et le territoire de départ. Le premier est perçu comme étant un lieu d'immobilité contrainte mais nécessaire à la survie, par la perception des revenus et l'accès aux soins. Le second, quant à lui, est perçu comme un lieu dans lequel on aimerait bien retourner, sauf que les conditions - vitales - ne sont pas réunies pour envisager ce retour.

- Et si les revenus que vous avez maintenant étaient totalement versés au Maroc, Qu'est-ce que vous feriez ?

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- Oui, mais là, on touche 1000 euros, si on part au Maroc, ils ne vont pas nous verser 1000 euros. Ils ne vont pas les verser. Et puis, il y a les médicaments, les médecins, l'ambulance, tout ça, qui va te le payer au Maroc ? Tu vois, il y a des dépenses. Si tu appelles l'ambulance pour aller à l'hôpital, l'aller et le retour. Qui va te la payer ? Si tu appelles le médecin, pour combien il va faire le déplacement et venir à la maison? L'autre médecin lui aussi, pour combien il va venir à la maison ? Ici, il y a deux médecins qu'on n'a pas à payer. Il y a le médecin pour les poumons, et l'autre, pour le coeur qui viennent ici à la maison. Tout ça, ils vont te le payer au Maroc ? Pourquoi tu crois que je suis ici moi ? Je suis là pour lui ! Ici quand même, quand il y a une urgence, je les appelle, y en 10 qui viennent : un qui tient par là, l'autre, par là, un qui lui met ceci, l'autre qui lui met cela... Il est tombé au Maroc, on a appelé l'ambulance, ils ne sont venus qu'une fois que mon mari a commencé à suffoquer, tellement il a attendu. On aurait dit qu'ils allaient venir d'un autre pays, pas de la ville où toi tu es ! », (E1).

Ainsi, on peut voir que la personne saisit bien les raisons de son immobilité sur le territoire de résidence. Cette immobilité se vit tous les jours via les mêmes fonctionnements que ceux décrits pour les retraités célibataires géographiques. Il s'agit d'une mobilité pratiquée uniquement dans le cadre de démarches administratives ou d'hospitalisation et une immobilité liée à la condition de dépendance physique du mari.

« -Pouvez-vous me décrire vos déplacements, les raisons de ces déplacements ?

-Si je reçois des papiers, je sors, si je ne reçois rien, pas de papiers à faire, je ne sors pas. S'il y a quelque chose qui est liée aux médicaments, au médecin, à l'hôpital, alors je sors régler ça. Sinon, je ne vais pas me balader alors que je n'ai rien à faire. [...]

-Pouvez-vous me décrire vos journées ?

-Je change mon mari, je le lave, je lui rase le visage, je prépare le petit déjeuner, je lui mets le masque pour la respiration, je lui branche l'oxygène, et après tout ça je sors. S'il y a des papiers à faire, je sors sinon, je fais ce que j'ai à faire, je fais le ménage, je lave le linge, je range la maison et voilà ! Pour les courses, ce n'est pas un problème, il y a tout ici, il y a le marchand de légumes. », (E1).

La pratique de la mobilité des immigré-e-s Nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s rencontré-e-s sur Montpellier varie selon les échelles d'analyse et selon les étapes de la trajectoire. Ces étapes comme nous les avons décrites sont principalement marquées par les différents statuts administratifs occupés par les migrants. Cet aspect administratif - qui relevait du pouvoir politique -, en s'imbriquant avec des aspects sociaux et spatiaux de la trajectoire constitue le cadre dans lequel vont être pratiquées les (im)mobilités.

Ainsi, dans un contexte de migration internationale organisé via des systèmes et des mécanismes - nous parlons ici du système des contrats ou encore des étapes fixées par l'administration concernant le séjour et la résidence en France -, la pratique de la mobilité est contrainte tout au long de la trajectoire migratoire. De plus, dans un contexte de précarisation croissante des populations, les personnes rencontrées se vivent comme « piégées » sur des territoires, prisonnières de leur situation sociale et de leur statut administratif.

CONCLUSION

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Rappelons tout d'abord nos objectifs de départ qui sont d'une part, la caractérisation des champs politiques, spatiaux et sociaux qui encadrent et structurent la migration du groupe ici étudié, et d'autre part, l'analyse des mobilité/immobilité de ces populations au regard de ces notions d'espace, de société et de pouvoir politique.

S'articulant autour des notions de migration, territoires et mobilités/immobilités, ce travail de recherche s'est attaché dans un premier temps à dégager les spécificités de la migration nord-africaine en l'inscrivant dans l'histoire de l'immigration de travail, en France.

Dans ce contexte, notre intérêt s'est alors porté sur la problématique migratoire des immigrés nord-africains âgés et isolés en mettant en avant son aspect historique et spécifique. En se focalisant sur la trajectoire spécifique des immigrés nord-africains, ce travail a aussi tenté de saisir son aspect historique et actuel.

Partant, nous avons posé la question de l'approche que nécessite l'expérience migratoire de cette population ce qui nous a amené à souligner l'intérêt de l'approche géographique et celui de la notion de trajectoire. L'examen de cette notion a conduit à l'analyse des aspects géopolitiques, spatiaux et sociaux de la migration nord-africaine en France pour mettre en exergue leur interaction.

Ainsi, nous avons pu dégager le fait que la trajectoire spécifique de cette migration marquée par cette interaction, laisse apparaître les rapports de pouvoir qui la conditionnent. Par cette approche globale, nous avons pu comprendre à travers cette trajectoire migratoire spécifique comment se posent les rapports au territoire et partant, du rapport entre mobilité et immobilité.

L'enquête qualitative menée auprès des immigrés nord-africains âgés et isolés, vivant à Montpellier nous a amené à comprendre les caractéristiques et la particularité de la trajectoire de cette catégorie de migrant-e-s et de dégager ainsi quelques conclusions.

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S'agissant de la notion de trajectoire dans laquelle est incluse la notion de mobilité/immobilité, celle-ci est le résultat de la conjugaison de plusieurs facteurs dont les plus importants sont :

§ l'espace à travers les trois territoires de départ, d'arrivée et de circulation,

§ la situation sociale dominée par la pauvreté du territoire de départ : Maroc inutile, montagnes pauvres, aléas climatiques, etc.

§ une situation politique déterminante pour cette main-d'oeuvre venue des anciennes colonies,

§ cette trajectoire est la preuve même de la perpétuation d'une situation néocoloniale dans le sens où au lieu d'exploiter ces populations chez elles comme à l'époque coloniale, on les fait venir chez soi.

Ainsi, les témoignages que nous avons collectés montrent comment pouvoir, espace et société s'imbriquent pour cantonner l'immigré dans un espace balisé où il est plus question d'immobilité que de mobilité qu'il soit dans le territoire de résidence ou dans celui de départ/origine au point qu'on pourrait croire que les deux pays - d'origine et d'accueil - se sont concertés pour que tout mouvement de ces migrant-e-s soit cadré. Ceci est d'autant plus accentué que ces gens sont en retraite et dans un état de santé qui aggrave encore plus le cantonnement évoqué, leur assignation à résidence.

Si au commencement de son projet migratoire, ce groupe d'individus était dans une projection de retour, au fur et à mesure que le temps passe, il n'y a plus de projection et la trajectoire des vieux immigrés nord-africains âgés et isolés, catégorie qui nous est apparue dans sa marginalisation, est ainsi construite par des rapports de pouvoir qui contraignent les migrants à des conditions socio-spatiales circonscrites entre mobilité et immobilité.

Cette trajectoire comporte plusieurs enseignements : elle s'inscrit dans la continuité des rapports entre anciennes colonies et ancien empire. Elle s'inscrit également dans la continuité de la longue histoire du rapport au travail, dans un cadre de monopolisation des moyens de production d'une part, et de constitution d'une force de travaille laborieuse - et dépendante de ces moyens de production - d'autre part. La trajectoire est ainsi balisée par les aspects de pouvoir qui selon les besoins fixent et configurent les étapes administratives mais aussi les statuts sociaux et les pratiques des individus.

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Des prolongements possibles à ce travail de recherche peuvent ainsi être faits, notamment en analysant, dans une optique comparative, les trajectoires d'autres groupes d'individus, comme les migrants de proximité : Portugais ou Espagnols, ou encore les migrants « de l'intérieur » Aveyronnais, Bretons, Savoyards, etc. Une comparaison avec d'autres migrations qui ont eu lieu dans d'autres régions du monde serait aussi intéressante, nous pensons ici particulièrement aux « Braceros » et à la migration de travailleurs saisonniers mexicains vers les États-Unis.

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BIBLIOGRAPHIE

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·

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ANNEXES

Annexe A

Grille d'entretien

QUESTIONS ELEMENTS RECHERCHES

Pouvez-vous me décrire votre situation dans votre pays d'origine ?

Repérer les motivations de la migration ; les difficultés rencontrées ; les contraintes et les priorités personnelles et familiales ; les catégories sociales d'appartenance.

Pouvez-vous me décrire les conditions de votre arrivée en France ?

Date d'arrivée, statut pour l'entrée en France ; rôle du réseau familial et/ou villageois ; le trajet ; l'existence d'un point de chute ou non ; les premières impressions et difficultés en France.

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Quelles sont les villes où vous avez vécu ?

Quels sont les métiers que vous avez exercés ? Dans les villes citées

précédemment ? Dans quelles
conditions ? Avec quelles répercussions sur la santé ?

Point de chute ou non ; rapport entre mobilité et travail ; durée de résidence dans chaque ville ; rôle du réseau familial et/ou villageois

Rôle du réseau familial et/ou villageois pour trouver ce travail ; rapport entre mobilité et travail ; Les conditions de travail ; La duré des contrats ; les périodes de chômage ; les difficultés principales ; l'accès au droit ; les accidents de travail ; les conséquences sur la

santé ; repérage des sentiments
d'humiliation, de dévalorisation.

Où logiez- vous à chaque étape ?

Pourquoi n'avez-vous pas fait de regroupement familial?

Parcours résidentiel, rapport entre travail et logement; logement chez patron ; conditions de logement.

Les raisons : non conformité aux conditions imposées ; choix personnel et/ou familial ; Autre.

Quels ont été vos liens avec votre famille pendant les périodes de travail ? Et actuellement une fois à la retraite ?

Durée et fréquence des retours au pays ; envoi d'argent ; de cadeaux ; pressions liées au fait d'être loin de sa famille en cas de maladie, de revenus insuffisants, etc.

Quels sont actuellement vos revenus ?

Que pensez-vous de la condition de résidence pour la perception de l'ASPA ? Et pour le droit à la CMU ou autre type de couverture maladie ?

Et des administrations ?

Montant ; organismes dont dépendent ces revenus ; conditions de perception de ces revenus.

Repérage des sentiments de mise en indignité ; perception du cadre politique ; conséquences sur la personne, sur son rapport à l'espace ; organisation des séjours au pays et gestion des situations d'urgence (ex : un proche gravement malade).

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Pouvez-vous me décrire vos journées ou vos semaines ?

Rapport à l'espace : (im)mobilités

quotidiennes ; motifs et fréquences des

déplacements dans la ville ; lieux de
déplacement ; relations sociales.

Quels sont vos projets d'avenir ?

Etat de la projection ; effets de la précarité ; état de santé ; retour au pays.

Avez-vous quelque chose à ajouter ?

 

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Annexe B
Entretien 1

Entretien 1 : Mi Milouda, effectué le 06.05.2014

Née le 01.01.1940 à Béni Mellal, Maroc

Entrée en France : 03/2007 (après l'arrivée au pouvoir de Sarkozy)

Je suis née à Béni Mellal, mais j'ai grandi à Meknès, j'y suis venue à 2 ans, à peine Je n'ai connu mon pays que quand j'ai eu mes enfants.

Pourriez-vous me décrire votre situation dans votre pays d'origine ?

Je n'ai jamais travaillé, j'ai travaillé pour mes enfants. J'étais femme au foyer. Avant de venir en France, mon mari était commerçant, il vendait des ustensiles de cuisine, des couverts, des verres, des choses comme ça.

Pourriez-vous me décrire les conditions de votre arrivée en France ?

Avant j'allais et je venais avec les visas. A l'époque où Sarkozy est devenu président je suis restée ici. Quand ma mère est morte j'ai « brûlé »68 le visa. C'est quand ma mère est morte, avant j'allais et je venais pour 52000 rials le billet aller. Je venais, je restais 20 jours, je rentrais, je restais 2 mois puis je retournais à Fès au consulat pour le visa et je revenais ici ; il fallait quand même pointer au consulat. C'était dur pour moi.

La première fois, ils m'ont donné 2 ans de visa. Ce n'était pas 2 ans à faire d'affilé, je devais venir au maximum 2 mois et repartir 2 ou 3 mois là-bas et revenir. Il fallait répartir les 2 ans de visa. Moi, je venais 20 jours-1 mois ici et je repartais. Je revenais au Maroc, je m'occupais de mes enfants qui étaient encore à l'école et de ma mère qui était malade.

Quand votre mari est-il venu en France ?

Mon mari est venu en France au moment où mon dernier fils - qui est en Italie maintenant -

68 « Brûler le visa » signifie ne pas respecter les délais de séjour qu'il impose sur le territoire français.

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n'avait même pas 40 jours. Il me l'a laissé il n'avait même pas 40 jours. J'ai 4 enfants, et avec lui ça fait 5 enfants. Pour la période, qu'est-ce que tu veux que je te dise, el haj quand il est tombé malade, il a tout laissé tomber, il a laissé tous ses papiers, il a laissé la maison meublée. Il en a eu assez avec la maladie, la solitude...

Ma fille est venue le voir. Il lui a dit : « regarde ma fille, je n'ai plus envie de rester dans ce pays, j'en ai assez de ce pays. Maintenant, je m'en vais. ». Et il est rentré au Maroc. Il était en arrêt maladie, il était vraiment malade, avec la poussière et tout ça, il a eu des problèmes aux poumons, ses bronches se sont bouchées. Il travaillait dans le bâtiment, la construction. Il ramenait du bois, lui et ses collègues, ils se chauffaient avec parce que les maisons étaient en bois. Ça faisait de la fumée, ça rajoutait à la poussière du travail, et la solitude, le pauvre, il est tombé malade ! Là où il était, il y avait de la neige.

Il était où ?

Dans le 43, au Puy, Le Puy En Velay. Ce n'est pas très loin de St Étienne. St Étienne, c'est leur grand centre dans cette région. St Etienne, c'est le grand marché, tous ceux qui font des légumes dans la région vont les vendre là-bas. Là-bas, il y a les gens d'Agadir, de Marrakech. Celui qui veut faire des achats de ce qui vient du Maroc, il va à St Etienne.

Savez-vous comment votre mari est venu en France ?

Il est venu avec le contrat, il est passé par la route de Aïn Borja. Il est passé devant ceux qui cherchent et vérifient la force et la santé, les yeux et tout...

Même ce contrat, il ne l'a pas ramené. Le dossier est resté chez le patron dans le 43. Vas savoir si le patron est toujours vivant. Je ne peux pas aller le chercher moi, depuis que je suis venue, je m'occupe de lui, je ne peux pas le laisser.

Là-bas dans le 43, il y a les Rifains, des amis à mon mari. Ce sont des gens très bien, quand mon fils qui est en Italie est venu voir son père dans le 43, ils l'ont très bien accueilli. Ils lui ont trouvé un logement au chaud, ils l'ont nourri, ils l'ont accompagné. Mon mari avait fait une opération pour son oeil, et mon fils est parti le voir.

Tout ça parce que mon mari est une bonne personne, lui aussi, il a pris soin d'eux quand ils venaient juste d'arriver et qu'ils n'avaient rien. Maintenant, ils ont tous des maisons, des enfants et tout... Deux d'entre eux sont venus nous voir ici, à Montpellier.

Mon mari est resté dans le 43 jusqu'à sa maladie.

Et qu'est-ce qui vous a amené à Montpellier ?

Ce sont des gens qu'on connaît. Et ma fille vient les voir.

Votre fille vit en France ?

Non, elle vit au Maroc. Les gens dont je parle, je les connais, ils sont ici à Montpellier, on est resté chez eux pendant 1 an. La dame a préparé la chambre de l'un de ses enfants, et elle m'a dit : « tiens la chambre ! » Tu vois ça, qui ferait ça ? Les gens de la famille et ils ne feraient pas ça ! Elle, elle a fait ça alors qu'on n'est même pas de la même famille, on connaissait juste son mari.

Vous veniez voir votre mari à l'époque où il était à St Etienne ?

Non, je n'étais jamais venue le voir, avec les enfants en bas âge, comment voulais-tu que je fasse ?

J'ai une fille qui travaille au tribunal, dans la commission judiciaire. J'ai un fils qui travaille en Italie, un autre qui est instituteur, un autre qui est ouvrier dans l'usine de lait (La Centrale Laitière), et l'autre qui a un pick-up et qui travaille avec. Ils sont tous à Meknès.

Quand mon mari travaillait, il passait avec nous 25 jours pas an et il revenait ici, en France pour travailler. Il est toujours resté dans le 43.

Arrivé à la retraite, il n'a pas pu rentrer définitivement parce que sinon il lui prenait l'argent de sa retraite. Quand il a commencé à tomber malade, il venait au Maroc pendant l'année, et notre fille le ramenait en France pendant l'été, pour voir les médecins et tout... Elle aussi, elle avait droit au visa.

Ma fille vient encore nous voir quand elle a des vacances, elle n'a qu'un mois. Elle pourrait rester plus parce que à force de faire des visas au consulat, sans jamais les « brûler », le

consulat lui a donné 2 ans sans obligation de venir pointer. Elle peut rentrer quand elle veut et sortir quand elle veut mais son travail ne le lui permet pas.

Quand la maladie de mon mari s'est aggravée, le médecin lui a dit de choisir : soit il reste ici, soit il rentre au Maroc, mais pas de va-et-vient !

Donc racontez-moi votre venue à Montpellier ? Où est-ce que vous avez logé ?

On est resté un an chez la dame dont je t'ai parlé, on a mis un an avant d'avoir ce logement. A cette époque comme je te l'ai dit, j'allais et je revenais avec le visa. J'emmenais mon mari au Maroc, je devais revenir au Maroc parce qu'à l'époque, j'avais ma mère qui était malade. Quand ma mère est morte, on est revenu en France avec mon mari, et j'ai « brûlé » le visa. Quand le visa était encore valable, j'ai déposé le dossier à la préfecture pour la résidence, Ils me l'ont refusée. J'ai redéposé un autre dossier, ils me l'ont encore refusé. Je suis restée 3 ans sans papiers. Alors, j'ai pris un avocat.

Mon mari a essayé de faire le regroupement familial pour moi, mais ils lui ont dit qu'il ne touchait pas assez d'argent. Ils lui ont dit qu'il faut toucher plus que 1000 euros. Mon mari voulait me ramener par la route de Aïn Borja mais ça ne s'est pas fait.

Est-ce que votre mari avait fait la demande de regroupement familial quand il travaillait ?

Non, non, il n'a pas voulu le faire, si au moins il avait ramené les garçons ! Je lui ai dit, que ce n'était pas la peine de me prendre moi, « moi je reste avec ma mère, prends au moins l'aîné, et après les autres ! ». Mais il n'a pas voulu, il disait que les enfants vont devenir mauvais et qu'ils vont faire ceci et cela... Mais c'étaient des paroles en l'air tout ça !

Pourquoi il n'a pas voulu ?

Demande-lui. Il disait que les garçons vont se marier avec des Françaises et qu'ils vont rester ici perdus. Comme si on est bien là ! Qu'est-ce que tu veux mon garçon, mon mari a une mentalité bizarre ! Il ne voulait pas. Je lui ai dit : « regarde-les maintenant, ils n'ont pas fait d'études ! ».

C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont rien à

faire, à part : manger, dormir et c'est tout, ils ne trouvent rien à faire !

Qu'est-ce que tu veux ! Les études ça aurait été bien ! J'en ai un, il est sorti de l'école en 5ème, il ne voulait pas étudier. Mais lui ça va, il s'est débrouillé, il est en Italie, il travaille et il est indépendant.

Et voilà ! Qu'est-ce que tu veux que je te dise ! Après à l'époque où j'ai fait le visa pour venir ici, il a fait la demande de regroupement mais ils lui ont dit qu'il était déjà à la retraite et qu'il ne touchait pas assez.

Je voudrais vous demander ce que vous pensez des administrations ? Quelles sont les difficultés que vous rencontrez, ou bien les choses qui se passent bien ?

J'ai rencontré des problèmes avec les gens du conseil général pour l'aide aux personnes âgées, au niveau du dossier qu'on a rempli toi et moi. Pour la CARSAT, ce qu'ils ont calculé, ils le donnent. Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Je suis partie les voir, je leur ai dit : « regardez le monsieur est malade et dépendant physiquement, il nous faut quelqu'un pour le sortir au moins ! ». Mais ici au moins, ils répondent à tes courriers. Mais les nôtres, tu leur écris une lettre, ils ne te répondent pas. Même si tu leur écris le journal de l'année, ils ne te répondent pas !

Et si les revenus que vous avez maintenant étaient totalement versés au Maroc, Qu'est-ce que vous feriez ?

Oui, mais là, on touche 1000 euros, si on part au Maroc, ils ne vont pas nous verser 1000 euros. Ils ne vont pas les verser. Et puis, il y a les médicaments, les médecins, l'ambulance, tout ça, qui va te le payer au Maroc ? Tu vois, il y a des dépenses. Si tu appelles l'ambulance pour aller à l'hôpital, l'aller et le retour. Qui va te la payer ? Si tu appelles le médecin, pour combien il va faire le déplacement et venir à la maison? L'autre médecin lui aussi, pour combien il va venir à la maison ?

Ici, il y a deux médecins qu'on n'a pas à payer. Il y a le médecin pour les poumons, et l'autre, pour le coeur qui viennent ici à la maison. Tout ça, ils vont te le payer au Maroc ? Pourquoi tu crois que je suis ici moi ? Je suis là pour lui !

Ici quand même, quand il y a une urgence, je les appelle, y en 10 qui viennent : un qui tient

par là, l'autre, par là, un qui lui met ceci, l'autre qui lui met cela... Il est tombé au Maroc, on a appelé l'ambulance, ils ne sont venus qu'une fois que mon mari a commencé à suffoquer, tellement il a attendu. On aurait dit qu'ils allaient venir d'un autre pays, pas de la ville où toi tu es !

Quand vous êtes venue en France, c'était la première fois que vous veniez à l'étranger ?

Oui, c'était la première fois, je suis venue pour mon mari.

Et vos enfants, à part votre fille, qui vient vous voir, est-ce qu'ils sont allés dans un autre pays ? Et votre fils qui est en Italie ?

Mon fils qui est en Italie, il est venu d'abord en France. Il est allé chez son père. Son père a voulu le ramener au Maroc. Mais il lui a dit qu'il ne voulait pas y retourner. On lui a dit de lui trouver une formation dans le 43 parce qu'il a arrêté l'école en 5ème, au Maroc, il ne voulait plus étudier. Il l'aurait mis dans une formation, ça aurait été bien ! Mais il n'a pas voulu. Les gens lui ont rempli le cerveau, ils lui ont dit « laisse ton fils retourner chez sa mère qu'il finisse l'école ! ». Mon fils n'a pas voulu. Même s'il était très jeune, il était débrouillard. Il est parti en Italie. Il a fait ses papiers là-bas, en ce moment il fait des démarches pour la nationalité. Il travaille et il a deux petites filles

Retournez-vous dans votre maison de Meknès ?

Cela fait environ trois ans qu'on n'y est pas parti. La dernière fois qu'on y est parti, on a passé 4 mois. Le médecin nous avait dit de ne pas dépasser 3 mois, mais bon !

Pouvez-vous me décrire vos déplacements, les raisons de ces déplacements ?

Si je reçois des papiers, je sors, si je ne reçois rien, pas de papiers à faire, je ne sors pas. S'il y a quelque chose qui est liée aux médicaments, au médecin, à l'hôpital, alors je sors régler ça. Sinon, je ne vais pas me balader alors que je n'ai rien à faire.

Comme hier, je suis sortie le matin je ne suis revenue qu'à 12h30. Je suis sortie pour un papier. Je suis allé à Plan Cabane, j'ai trouvé un monde fou chez Bouchra, celle qui remplit les

papiers. Elle nous remplit les papiers, nous qui ne savons rien du Français. Elle est là-bas le Mercredi. Elle arrange bien les gens, hier il y avait chez elle au moins 30 personnes. Elle fait ça à Plan-Cabane et à la maison, pour tout le monde, ceux du Petit Bar et ici chez nous à La Paillade.

Pouvez-vous me décrire vos journées ?

Je change mon mari, je le lave, je lui rase le visage, je prépare le petit déjeuner, je lui mets le masque pour la respiration, je lui branche l'oxygène, et après tout ça je sors. S'il y a des papiers à faire, je sors sinon, je fais ce que j'ai à faire, je fais le ménage, je lave le linge, je range la maison et voilà ! Pour les courses, ce n'est pas un problème, il y a tout ici, il y a le marchand de légumes. On ne prépare pas de gros plats avec sauce et tout, juste une petite salade, des fruits et c'est tout !

Et vous avez des relations avec le voisinage ?

Non je n'ai pas de relation. Là j'ai une voisine, son père est mort récemment, je ne suis même pas encore allée pour les condoléances. Les gens sortent ici, ils emmènent leurs enfants à la piscine, mais moi, non Je n'ai pas avec qui faire ça ! Ici, il y a des familles. Les Chleuhs sont entre eux, les Sahraouis sont entre eux. C'est mieux de ne voir personne et que personne ne te voit. Si je sors, je sors pour mes affaires et pour mes papiers et voilà !

Mais il y a des gens de Meknès ici ?

Il y a des gens de tous les pays, mais des gens valables, ils n'y en a pas. Toi, t'as des amis ici ?

Oui un peu, ça dépend !

Tu vois ça dépend ! Ça dépend les liens, il faut les entretenir. Il faut que la personne soit comme toi, quelle pense comme toi, qu'elle marche comme toi et beaucoup de choses encore.

Et comment voyez-vous l'avenir ?

C'est maintenant que je vais voir l'avenir ? Je ne vois plus que la mort !

Dîtes-moi quels sont vos souhaits, par exemple vous parlez de la mort, est-ce que vous aimeriez finir vos jours à Meknès ou bien préfèreriez-vous rester ici ?

La dernière fois que je suis allée à la maison elle était dans un sale état, il y avait de l'eau sur le toit qui est restée là-bas et voilà c'est comme ça ! Qu'es-ce que je vais faire ? Là, je suis ici, si je rentre avec l'argent de la retraite, on va le perdre chez les médecins, et il n'y aura pas de résultats. C'est vrai ou pas ? Toi, tu as grandi au Maroc, tu sais comment c'est. Alors comment trouves-tu le Maroc par rapport à la France ?

Sans parler des médecins, là-bas si tu vas dans une administration, que tu as besoin d'un papier ou de quelque chose d'autre, ils te répondent comme ici ? Ils sont polis comme ici ? Ils te respectent comme ici ? Hein, dis-moi ! C'est notre pays, hein ? Ce n'est pas je ne sais pas où, mais ils ne te donnent pas de respect, ils ne te donnent pas de considération, même pas pour ta parole.

Ici, quand l'assistante est passée69, elle ne m'a pas laissé parler. Elle me disait « NON, NON, NON, Madame ! » Elle m'a énervée, je lui ai dit « va au diable ! va ! ». Comme si elle allait me donner je ne sais pas quoi. Le pain j'en mange, je n'ai pas besoin d'elle pour ça !

Si la situation au Maroc était meilleure, qu'il y avait des médicaments, des médecins qui te traitent bien et tout et tout, là il n'y aurait pas de problème ! Si la personne meurt, au moins elle meurt dans son pays !

Non franchement, toi tu es encore jeune, tu n'as pas les nerfs quant tu pars dans ton pays ? Non, dit-moi est-ce que ça te fait monter les nerfs ou ça ne te fait pas monter les nerfs ? Si tu veux juste un papier, tu pars chez eux juste pour parler, avoir un conseil. Ils vont te parler ? Ici ils t'attrapent, ils te parlent, ils te disent : « Oui d'accord ! » Ils t'écoutent. Même s'ils ne veulent rien te donner. Ils t'écoutent et ils te donnent un moment. Nous, rien que notre

69 Ici, l'assistance sociale est venue diagnostiquer la dépendance physique du mari pour la perception (ou non) de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) qui est destinée à couvrir en partie les dépenses de toute nature concourant à l'autonomie des personnes âgées ayant besoin d'aides pour accomplir des actes essentiels de la vie ou dont l'état nécessite une surveillance régulière.

consulat, ça n'a rien à voir avec la préfecture !

Il y a quelques temps, je n'avais pas reçu mon titre de séjour, alors que le récépissé était périmé depuis 25 jours. Je suis allée à la préfecture, j'ai dit à la dame qui travaille au guichet : « Madame, je n'ai toujours rien reçu, comment ça se fait ? ». Elle m'a dit : « attendez madame ! », elle m'a apporté une lettre et elle m'a dit qu'ils me l'avaient envoyée en recommandé, et que le facteur a dû la rapporter à la préfecture. Je lui ai dit : « moi je suis encore là, et j'habite toujours à la même adresse. ». Donc, elle m'a demandé mon récépissé, et elle m'a donné ma carte. Elle m'a dit : « regarde le courrier comme ça tu ne dis pas qu'on ne t'a rien envoyé ! ».

Les nôtres, ils font comme ça ? Ils te répondent comme ça ? Ils te donnent ce temps-là ? C'est ça ce qu'il y a de mauvais chez nous ! Ici en France, il y a la politesse. Même s'ils ne nous aiment pas. Ils te disent bonjour, même s'ils n'en n'ont pas envie. Tu sens qu'ils n'ont pas envie.

Et quand j'ai vu le facteur, je lui ai dit : « Monsieur, pourquoi as-tu retourné le papier à la préfecture et tu n'es pas passé chez moi ? » Je lui ai dit : « pourquoi ? Regarde la boîte aux lettres est ici avec notre nom de famille ! ». Il m'a dit : Oh, madame pardon, pardon ! Je lui ai dit : « Là ça va pas ! ».

(Lui il fume de l'herbe). Je lui ai dit : « c'est toi qui étais là pour ce courrier ? ». Il m'a dit : « oui c'est moi ! ».

Maintenant à chaque fois qu'il me voit, il me dit : « bonjour madame, bonjour ! »

Je lui réponds : « Bonjour ! ». Ils reconnaissent eux, s'ils font une faute, ils la reconnaissent. Les nôtres non ! Ils t'envoient balader et ils nient.

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Annexe C
Entretien 2

Entretien 2 : Oulaidi : effectué le 20.05.2014

Je suis né en 1946, je suis marocain, de la région de Guerouane, du Douar Aït Ikkou.

Quel était votre métier au Maroc ?

J'étais dans l'agriculture, paysan, « fellah », et quand je suis venu ici, « fellah » aussi. Ici, aussi je n'ai travaillé que dans l'agriculture.

Quand êtes-vous venu en France pour le première fois ?

Je suis rentré en France le 7 Juin 1973, euh non 1972 ! Je ne me rappelle plus ! La première fois, c'est mon beau frère qui m'a amené, il m'a amené à Cavaillon avec le contrat d'un an. A Cavaillon, j'ai travaillé 14 jours et le gaouri m'a mis en arrêt de travail. Il m'a dit : « trop tard ! », parce que je suis arrivé trop tard. Il voulait ne plus me faire venir travailler là-bas au pays mais mon beau frère lui a demandé de me laisser juste venir avec le contrat et que lui s'occuperait de me trouver où travailler.

Je suis rentré en France, j'ai travaillé 7 et 7 : 14 jours, puis le travail s'est terminé. Je suis allé à Orange, c'est là-bas que travaillait mon beau frère. J'ai refait un contrat d'un an, là-bas toujours dans l'agriculture.

J'ai travaillé là-bas pendant 2 ans avant de pouvoir retourner au pays. J'ai attendu d'avoir mon récépissé et je suis parti au pays en vacances ; j'y ai passé 1 mois et je suis revenu. J'ai retrouvé mon beau frère qui m'a dit que mes papiers étaient prêts et je les ai récupérés et j'ai continué le travail. Quand j'ai fini chez ce gaouri, j'avais passé chez lui 3 ou 4 ans et j'ai changé pour un autre endroit.

On est resté comme ça en allant à gauche et à droite jusqu'à l'âge de la retraite.

Où êtes-vous allé après Orange ?

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Je ne sais plus, je ne peux pas te dire, je suis allé vers Salon, Salon-de-Provence toujours dans l'agriculture toujours, toujours dans l'agriculture, il n'y a pas d'usine !

L'agriculture, c'est-à-dire ?

Oui l'agriculture, les fruitiers : les poires, les pommes, les tomates, les légumes, de tout !... On travaillait 1 an, 2 ans, 3 ans chez chaque patron, on ne s'arrêtait pas beaucoup ce qu'on avait comme vacances on descendait au Maroc 1 mois, 2 mois ce qu'il y avait comme vacances et on retournait au travail jusqu'à ce qu'on arrive à notre retraite.

J'ai tout travaillé déclaré, je n'ai jamais travaillé au noir.

A votre arrivée à la retraite, vous avez peu de cotisations, comment expliquez-vous cela ?

C'est l'agriculture, ça ne donne pas beaucoup. On a travaillé, travaillé beaucoup mais l'agriculture, ça ne donne pas beaucoup, si tu veux une bonne retraite, il faut que t'ailles dans le bâtiment ou à l'usine. Je me suis fait avoir à cette époque, mais quand j'ai eu mes papiers, j'aurais dû me sauver, chercher une usine ou du bâtiment, j'aurait dû aller à Saint-Etienne, aller à Lyon, aller à Paris, mais je ne connaissais ni le parlé ni rien, je demandais juste aux patrons, à celui-là à celui-ci et voilà !

Depuis que vous êtes arrivé en France, où avez-vous logé ?

Quand je suis rentré par contrat chez le guaouri, j'ai passé 15 jours, y avait plus de travail chez lui, je suis allé à Orange, j'ai habité chez le gaouri dans le mas, il nous a donné un logement, mais il avait beaucoup de travailleurs, on était dans les 70 à travailler dans ce même mas chez le même patron. Le logement c'était un logement de zoufri70 et c'est tout !

C'était comment ? Des lits superposés, comment ?

70 Ouvrier célibataire sans attaches familiales, vivant seul, par extension : menant une vie dissolue.

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Non, non ! Qui se souciait de toi, toi qui connais juste le contrat et c'est tout ! Quel lit ! Il nous a donné un hangar beaucoup plus grand que cette pièce, avec deux garages, un où on avait installé des paillasses et l'autre où on cuisinait et on y mangeait, puis on allait dormir à coté. Je suis resté 5 ou 6 ans chez ce patron et dans ce logement.

Et après à Salon-de-Provence ?

Après, je suis allé à Salon. J'ai travaillé là-bas 2 ans. Là-bas aussi le logement, c'était pareil. Les patrons, y en a qui te donnent un hangar, y en a qui te donnent un vieux logement. Ils ont toujours donné des logements, même si c'étaient de mauvais logements mais qu'est-ce que tu veux faire les Arabes, c'est ça !

Comment ça ?

Les patrons, ils s'en fichent des Arabes, des Arabes... Ils te donnent du travail et ils te disent : « tiens, fais comme tu veux ici et habites ! ».

Et après Salon-de-Provence, où est-ce que vous êtes allé ?

Après Salon-de-Provence, je suis allé dans le 04 à Manosque, j'ai travaillé là-bas 4 ans chez un gaouri71. Il avait un contremaître tunisien, quand il y avait du travail difficile, ils appelaient les Arabes, ils donnaient des travaux agricoles.

Une fois, j'ai travaillé sur le tracteur, ça faisait à peu près 1 an que je travaillais sur ce tracteur, je n'en descendais pas. Du labour au défrichage, du défrichage au bois, etc. Un jour, le contremaître a ramené un Espagnol de chez eux, il l'a ramené là-bas, il ne savait pas faire ce boulot. Le contremaître est venu et il m'a appelé moi. Il m'a dit : « laisse le tracteur ici et viens, il y a du travail ». Je lui ai dit : « comment ? Le tracteur, je l'ai toujours conduit, c'est le gaouri qui me l'a laissé ». Il m'a répondu que c'était lui qui commande et pas le gaouri : « toi tu travailles ici et l'Espagnol prend le tracteur ! ». Je lui ai demandé pourquoi. Il m'a dit : « parce que ce travail, lui, il ne sait pas le faire, et toi, l'Arabe, tu l'aimes ». Je lui ai alors dit :

71 « Gaouri » veut dire étranger blanc en langage courant d'Afrique du Nord. Ce mot, héritage de la colonisation s'emploie souvent pour désigner les Européens en général.

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« je vais aller à mon tracteur, si le patron me dit d'aller à l'autre travail j'irai mais toi, mêle-toi de tes affaires ! ». Il a insisté et je lui ai dit non, j'ai pris un bâton et j'ai commencé à le frapper. Je l'ai frappé mais heureusement je ne l'ai pas tué. Et je suis retourné à mon tracteur et j'ai continué à travailler.

Il est parti comme ça avec son sang chez le patron, il lui a raconté l'histoire. Le patron lui a dit que c'était lui qui était fautif et qu'il n'avait pas à me parler, que ça faisait des années que j'étais sur ce tracteur, qu'il n'avait pas à venir chez moi... Le patron m'a laissé travailler jusqu'à l'été, moment où le travail agricole était fini. J'ai dit au gaouri : « je vais partir en vacances et je reviens » et il m'a dit : « Ok ! ». Je suis parti, lui, il m'a envoyé une lettre de licenciement ; il m'a dit : « quand tu reviendras, il n'y aura plus ton travail. ». Vois la politique de ce bâtard ! Il a attendu que je rentre au Maroc pour m'envoyer une lettre. Je suis revenu en France dans le 04, j'ai vu qu'il n'y avait plus de travail. Je suis alors allé en chercher jusqu'à ce que j'en trouve. Je suis allé à Marseille, après, je suis allé à Nîmes.

Comment trouviez-vous du travail ?

Je passais dans les fermes. Sinon, pour Marseille, je connaissais des gens de chez moi, je suis allé chez eux pour le travail. Ils ont demandé à leur patron et ils m'ont fait travailler avec eux là-bas, jusqu'a ce que le travail soit fini. Et j'ai cherché encore, je suis venu chez des gens de chez moi, aussi là-bas à Nîmes. J'ai trouvé un travail chez eux. Des connaissances du pays. Et voilà comme ça, étape par étape, jusqu'à la retraite !

Je suis resté à Nîmes puis j'ai travaillé ici à Montpellier, et encore, quand le travail s'est fini, je suis retourné à Nîmes, jusqu'à la retraite.

A chaque fois, vous changiez de patron ?

Oui ! Qu'est-ce que tu veux faire, celui qui a des enfants, c'est ça hein ! Y en a je restais chez eux 1 an, d'autres 2, d'autres 3 ans et j'ai enchaîné comme ça jusqu'à la retraite. De temps en temps, j'étais au chômage et voilà !

A Marseille et à Nîmes, où est-ce que vous habitiez ?

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J'étais chez les patrons, c'est juste à Nîmes que le patron m'a dit : « va te trouver un logement ! ». Alors, je me suis trouvé un logement à Nîmes, chez un gaouri qui m'a fait une location à St-Gilles, jusqu'à ma retraite. C'était un logement qui prenait le froid et la brise. Plusieurs fois je me suis plaint au propriétaire mais il ne voulait pas faire de travaux. Quand j'ai eu ma retraite, j'en ai eu assez, ce que je touchais de la MSA, ça n'était pas terrible. Je suis allé chez eux, j'en ai eu assez, je leur ai dit : « je vais rentrer définitivement au pays. Voilà les papiers ! Transférez-moi l'argent de ma retraite au pays ! ». Ils m'ont dit : « on va te couper l'ASPA ! ». Je leur ai dit : « c'est combien ? ». Ils m'ont dit : « 300€ ». Je leur ai dit : « coupez-la ! Combien j'aurai de retraite ? ». Ils m'ont dit : « t'auras tant... ». Je leur ai dit : « ça y est, donnez-moi ma retraite et le complément de retraite ! ». A l'époque, le complément de retraite était versé tous les trois mois, c'était 450€ tous les trois mois, maintenant tu touches 150€ par mois.

Est-ce que vous pensez que les conditions de travail et de logement ont eu des répercussions sur votre santé ?

Il n'y a plus de santé. Nous avons été détruits dans notre santé. J'ai fait deux opérations, et ils ne m'ont pas donné mon droit. Deux fois. J'ai fait une opération à Salon, j'étais chez un gaouri où on travaillait moi et un maçon, à l'intérieur de la maison et je suis tombé. Et j'ai eu une blessure au dos.

Vous avez travaillé en maçonnerie ?

Non, j'ai travaillé avec le maçon, je l'aidais !

Vous n'étiez pas déclaré ?

Si, j'étais déclaré mais pour des travaux agricoles, pas pour la maçonnerie !

Je suis allé à l'hôpital à Salon, j'y ai dormi et le lendemain j'ai eu l'opération du dos. Je suis sorti, ils ne m'ont rien donné. J'ai commencé à aller mieux, je suis retourné au travail. Ils m'ont payé mon mois de convalescence, mais je n'ai pas eu le droit à l'invalidité. Je me suis dit si je reste comme ça sans travailler, mes enfants ne vont pas vivre et tout et tout.., ils n'auront rien à manger donc je dois retourner travailler. Ils ne m'ont rien donné, je suis

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retourné travailler avec la douleur jusqu'à ce que j'en finisse avec ce patron. Après, je suis allé travailler à Nîmes où j'ai fait un autre accident du travail, dans la vigne.

C'est la même blessure au dos. Je me suis baissé comme ça, quand j'ai voulu me relever, j'ai entendu un je ne sais quoi dans mon dos. Je suis tombé sur place. Ils sont venus m'emmener à l'hôpital où ils m'ont opéré. Et là aussi je n'ai rien touché, pas un centime ! J'étais déclaré.

Vous avez fait les démarches pour l'accident de travail ? Vu les prudhommes ?

Oui j'ai fait la demande mais ils ne m'ont rien donné.

Pourquoi ?

Je ne sais pas. Moi je ne sais pas lire. Je ne sais pas, ils ne m'ont rien donné.

En parlant de l'administration, que pensez-vous de cette administration ?

Ils ne m'ont rien donné. Je pense qu'ils n'aiment pas les Arabes. Les médecins et ceux qui travaillent à la caisse, ils n'aiment pas les Arabes. Parce que celui qui fait deux opérations du dos n'a pas droit à l'accident de travail ! Ils savent que je ne sais pas lire et que je ne sais même pas quoi dire. Il fallait qu'ils me donnent mon droit même si je ne sais pas parler. Mais qui va leur dire ça, tu vois ? Si c'était l'un des leurs, ils lui auraient donné son droit, parce que eux ils savent parler, et en plus ils ont leur lieu où habiter, manger et boire, jusqu'à ce qu'ils aient leurs droits. Moi, j'ai laissé mes enfants au pays, je ne sais pas s'ils ont mangé, s'ils ont bu ou je ne sais quoi. Et je ne sais pas ici ce que je vais leur dire, je ne suis ni lettré ni rien. Je me dis, c'est mieux si je meure, c'est mieux !

Que pensez-vous de l'ASPA, de la condition de résidence en France et de cette politique ?

Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce qu'on meure. Non, juste attends, toi qui es lettré comme eux, toi qui comprends ce qu'ils disent et tout ça, est-ce que tu ne comprends pas que cette politique est faite pour eux ? Comment peux-tu rester là 6 mois sans travailler, ni rien ? Tu

restes là tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es là tu restes là. Pourquoi ? Pour que tu gaspilles leur argent ici même. Mais pour que tu le gaspilles avec tes enfants, non ! Tu vois ? Toi, tu es lettré tu sais.

Si je travaillais, d'accord ! Je partirais, je laisserais le travail 1 mois ou 2 et j'irais chez mes enfants et je reviendrais travailler. Nous, on travaillait entre un congé et un autre. Maintenant qu'on a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? On reste ici jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue. Ce n'est pas possible ! Ça aussi il faut que vous les lettrés, vous en parliez.

Regarde, depuis que je suis jeune, depuis 1972, je suis en France. Là on est en 2014 et ils veulent encore que je reste là. Mange ou ne mange pas, habite ou n'habite pas, dors ou ne dors pas, tes enfants là- bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça !

Combien de temps passiez-vous avec votre famille quand vous travailliez ?

Je ne dépassais pas un mois par an. Si j'avais dépassé le mois le patron me disait de partir. En novembre, il fallait être là, pour les vignes, pour le débroussaillage, etc. Si tu tardais le patron te disait : « tu es parti, j'ai trouvé un autre travailleur. ». Le patron, il cherche le moindre petit truc pour te virer.

Vous touchiez des allocations pour vos enfants restés au Maroc ?

Oui j'en touchais quand je travaillais mais ce n'était rien comparé à ce que touchent les parents en France. C'était versé au Maroc en dirhams.

Pourquoi n'y a-t-il pas eu de regroupement familial ?

Je n'ai pas pu le faire, je n'arrivais pas à trouver de travail stable. Quand je travaillais 2 ou 3 mois chez un patron, que je sentais que c'était une personne bien, je lui demandais : « Monsieur, faîtes- moi un plaisir, je voudrais ramener ma famille. ». Il me répondait : « Non, non, non, non, non, il te faut un bon logement, il te faut, si ! Il te faut ça, l'Etat ne va pas te laisser ! ». Et dans le mois je me faisais virer, on me disait que « ça y est, il n'y a plus de

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travail ! ». Et pour les patrons d'après, c'était la même chose. Je voulais faire le regroupement familial, mais rien ! Au bout d'un moment, je me suis fatigué et j'en ai eu assez.

Où est votre famille ?

Ma famille est toujours à Meknès.

Avant de venir en France, je vivais à la campagne où j'étais paysan. Après être venu en France, je me suis marié, on a habité en ville, à Meknès où mes enfants sont nés. Je me suis fatigué en essayant de les ramener mais en vain ! Maintenant, ils ont grandi. Tu vois, la situation n'est pas terrible !

Depuis que vous êtes à la retraite, combien de temps passez-vous avec votre famille sur une année ?

Je passe avec eux 2 ou 3 mois, c'est juste cette année que j'ai passé 5 mois. Le reste de l'année, je suis ici. C'est juste cette année, quand je leur ai dit que je voulais rentrer définitivement : « donnez-moi ma retraite là-bas ! », qu'alors j'ai passé 5 mois. Mais avant, je ne passais pas tout ce temps, juste 2 ou 3 mois et je revenais.

Quand vous êtes revenu du Maroc, cette année, vous êtes allé habiter en foyer, c'était la première fois que vous habitiez en foyer ?

Oui cette année c'est la première fois depuis que je suis en France.

Pourquoi le foyer, pourquoi Montpellier, alors que vous viviez à Nîmes ?

Ils m'ont dit qu'il me faillait une résidence en France. J'en avais assez, quand je suis parti au Maroc, je ne recevais pas ma retraite, alors je suis revenu ici. J'ai de la famille ici. Les enfants de ma tante sont tous les deux ici. Je me suis dit que si je trouve un logement ici sur Montpellier, je me pose ici. Je suis resté 3 ou 4 jours chez eux, j'ai vu que je n'étais pas vraiment le bienvenu, alors je suis parti. J'ai commencé à chercher un logement. Ça a mis plus d'un mois ou 2. En attendant, je logeais à Aigues-Mortes, j'ai ma belle-soeur là-bas. Ils m'ont dit par téléphone de venir prendre les clefs. Le soir même je suis venu au foyer.

Que pensez-vous de ce logement ?

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On est comme des cochons dans une porcherie et c'est tout, n'est-ce pas ? J'habite seul, même s'il y a du monde au foyer, je ne connais personne. Je rentre dans ma chambre juste pour dormir et le matin je sors. Je ne connais personne là-bas.

Donc vous rentrez le soir et vous sortez le matin ?

Oui je sors le matin, je reviens à midi ou bien des fois je reste à Plan-Cabane jusqu'à l'après-midi et je rentre. Je reste sur Plan-Cabane à regarder et c'est tout. Pour passer la journée et après je prends le bus, je rentre.

Vous avez des amis comme Driss par exemple ?

Driss, il n'est pas disponible, il est malade, des fois, il doit aller chez le médecin, des fois, il doit aller à ... chacun selon ce qu'il a à faire...

Et au foyer, vous cuisinez ?

Des fois, je cuisine là-bas, des fois, je mange quelque chose ici, à Plan-Cabane et je vais dormir. C'est tout ! Le matin je me lève, je vais prendre une douche, me faire un café dans la cuisine, je retourne dans ma chambre pour m'habiller et je sors pour venir ici à Plan-Cabane. Je n'ai pas de relations dans le foyer, je viens juste d'y habiter. En plus, ils viennent tous de partir au pays. Les Algériens aussi. Là juste avant hier il y a un monsieur de Tinghir, du Sahara qui est parti lui aussi.

Là cela fait 4 mois que vous êtes à Montpellier, vous y étiez déjà venu auparavant ?

Oui j'y étais venu travailler, sinon, de temps en temps je venais pour les marchés le samedi ou le dimanche. Avant je travaillais, mais maintenant ce n'est pas comme avant.

Comment voyez-vous l'avenir ?

Je n'ai plus d'avenir. L'avenir c'est ton travail qui le dira. S'ils ne me règlent pas mon problème, je vais rentrer chez moi chez mes enfants. Oui, qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Que je reste là jusqu'à ce que je meure ?

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Et s'ils vous rendent L'ASPA ?

Je verrais, là au moins si je vais au pays, je ne tarde pas trop, je reste 2 mois ou 3 mois et je reviens en gardant le logement ici. Quand j'en ai assez, je retourne au pays, j'y reste un mois et je reviens, je reste ici 3 ou 4 mois et je retourne et ainsi de suite.

En plus, le médecin m'a dit que si je voulais vivre je ne devais pas partir au Maroc, si j'y vais je ne dois pas tarder. Hier, je suis allé chez mon médecin, je lui ai dit que j'allais au Maroc, elle m'a dit de ne pas tarder, et de faire attention pour que les médicaments ne se finissent pas là-bas. Elle est médecin, elle aussi elle ne veut pas que tu dépasses 2 ou 3 mois.

Est-ce que vous avez quelque chose à ajouter ?

La seule chose que je vais ajouter c'est qu'il faut qu'il me rende L'ASPA pour que je puisse survivre. Mes enfants, avant quand je travaillais, et même à la retraite, quand je touchais tous mes droits, je leur envoyais toujours 400 ou 500 euros. Maintenant, je ne leur envoie que 300€, c'est quoi 300€, il y a le loyer de la maison au Maroc. J'ai juste un fils qui travaille, je ne sais même pas s'il donne de l'argent à sa mère ou pas, les 3 autres enfants ne travaillent pas.

Avant je leur envoyais de l'argent, maintenant je ne trouve pas quoi leur envoyer. 300€, avec ça il faut choisir entre manger, louer la maison, payer l'électricité et l'eau. Et moi ici, il ne me reste rien. Je touche 600€, j'envoie à mes enfants 300€, il me reste 300€. Et voilà, il n'y a rien, je n'ai même pas assez d'argent pour aller voir ma famille !

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Annexe D Entretien 3

Entretien 3 : Driss, effectué le 25.05.2014

Né le : 01.01.1950, de nationalité marocaine Région d'origine : région de Meknès

Pourriez-vous me décrire votre situation dans votre pays d'origine, avant votre venue en France ?

J'étais agriculteur. Non ! déjà, j'étais étudiant, j'ai eu mon bac en 1971. J'ai été ensuite infirmier pendant même pas un an. En 1972 je suis venu ici jusqu'en 1979. De 1979 à 1989, j'ai pratiqué l'agriculture au Maroc.

Pour quelle raison êtes-vous venu en France ?

En 1972, je suis venu par contrat de travail de l'Office National d'Immigration. Ce sont les amis et les copains qui m'ont poussé à venir en France.

Où êtes-vous arrivé lors de votre première venue en France ?

Dans la région d'Aigues-Mortes, je travaillais dans l'agriculture. De 1972 à 1979, je logeais gratuitement, dans le domaine agricole, chez le patron. On vivait à 4 ou 5 dans un F2.

Donc de 1972 à 1979, vous étiez dans le même domaine ?

Dans le même domaine, mais je ne travaillais pas beaucoup : je restais 4 mois, 5 mois et je partais au Maroc. Je revenais pour les asperges, après je repartais et je revenais pendant les vendanges. Le type de contrat, c'était les contrats de 6 mois.

Et donc ensuite vous êtes retourné au Maroc pendant 10 ans ?

10 ans, jusqu'en 89, j'ai exercé l'agriculture dans ma région d'origine.

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Et pour quelle raison êtes-vous revenu en France ?

La sécheresse ! En 85, 86, 87, il y avait la sécheresse au Maroc. C'était donc pour des raisons économiques. J'avais à ce moment-là 3 enfants, qui sont nés en 73, 82 et 84.

Et vous êtes revenu dans quelle région ?

C'était à Lyon, je suis resté un petit peu à Lyon, après je suis parti dans l'Ain, dans le 01, à Oyonnax. Là-bas, j'ai exercé un métier de transformation de matière en plastique.

A Lyon, j'étais dans le bâtiment, pas beaucoup je suis resté un an.

Et après ?

Après, je suis allé dans le 01, je suis resté là-bas 1 an. Après, je suis retourné dans le Vaucluse à Cavaillon où je suis resté jusqu'en 94. En 94, à Saintes-Maries-de-la-Mer, dans la riziculture, jusqu'à 60 ans, jusqu'à ma maladie professionnelle.

Et vous travailliez dans quoi, dans le Vaucluse ?

A Cavaillon j'étais dans l'industrie, une très grande entreprise de bâtiment.

Et vous logiez où depuis que vous étiez revenu du Maroc, à Lyon et dans les autres villes où vous étiez ?

A Lyon j'étais chez ma soeur, à Oyonnax dans l'Ain, j'étais en F1 privé. A Cavaillon c'était au foyer SONACOTRA, jusqu'en 94, je suis venu à Saintes-Maries-de-la-Mer où j'ai eu un logement de fonction, c'était un F3 dans le domaine.

Dans le foyer Sonacotra, je suis resté de 91 à 94, On demandait un contrat CDI, j'étais en CDI, il y avait moins de monde à l'époque, j'ai eu un studio avec balcon et douche à l'intérieur et tout le reste.

Expliquez-moi le système de contrat avec lequel vous êtes venu ?

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C'étaient des contrats de 6 mois renouvelables toutes les années, 6 mois de travail par an. Donc je travaillais 6 mois et je rentrais au Maroc pendant 6 mois, je pratiquais la chasse à l'époque et les randonnées, j'ai fait tout le Maroc.

Quand vous êtes revenu en 1989, c'était par quel moyen ?

A l'époque, j'avais les papiers de 10 ans, il me restait 2 mois sur mes papiers et j'ai renouvelé mes papiers.

En 1972, comment ça ce passait avec les contrats ?

Pour venir en France, à chaque contrat c'est l'OMI, à chaque contrat c'est l'Office National d'Immigration et le bureau est à Casablanca à Aïn Borja, tout le Maroc passe par Aïn Borja , tout le Maroc, de El Hoceima, de Nador, Du Sahara, tout le monde passe par Aïn Borja.

Si tu as quelqu'un en France, il t'envoie un contrat, sinon les patrons envoient les contrats à l'OMI au Maroc et l'OMI les distribuent aux caïdats72. Tu pars chez eux au bureau, au caïdat dont tu dépends, et dès que tu tiens ton contrat tu pars à Aïn Borja.

C'étaient des contrats de 6 mois renouvelables chaque année, tu restes en France 6 mois puis tu rentres au Maroc pendant 6 mois et l'année d'après tu fais la même chose ; pour chaque contrat il fallait passer par Aïn Borja pour la visite médicale, une visite pire que celle de l'armée. Si c'est bon, ils te donnent un billet gratuit pour venir en France, là où tu es recruté. A la gare de Casablanca, il y avait des gens, les pauvres, qui étaient perdus, les patrons venaient les chercher à la gare !

Et c'était comment pour les titres de séjour, pour les visas ?

A cette époque, il n'y avait ni récépissé, ni visa, ni carte de séjour, c'était le contrat qui servait de papier et les 6 mois renouvelables chaque année qu'il ne fallait pas dépasser.

72 Échelon local de la division administrative de l'organisation administrative marocaine. Il s'agit de l'échelon juste au dessus de la municipalité ou de la commune rurale.

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Et combien de temps avez-vous mis avant d'avoir le titre de séjour ou la carte de résident de 10 ans ?

Si tu t'arrangerais avec le patron, et qu'il te rajoutait 6 autres mois, là tu faisais tes papiers, il fallait au minimum 1an de travail consécutif et tu avais droit à tes papiers, ce n'était pas la carte de résidence de 10 ans, c'était une carte de séjour de 1 an d'une part, et une carte de travail d'autre part. Moi, j'avais une carte de travail pour travailler dans l'agriculture dans le Gard.

Après, quand vous avez eu votre carte de 10 ans, à quel rythme travailliez-vous et avec quel type de contrat ?

A chaque fois, j'ai surtout fait des CDI, uniquement des CDI. Quand ça ne me convenait pas ou que ce n'était pas stable, je trouvais un autre travail et je m'en allais.

Est-ce que vous pensez que les métiers que vous avez exercés ont eu une influence sur votre santé ?

Non ! Dans la riziculture, il y a un peu de produits chimiques pour les traitements et tout ça, dans l'industrie plastique aussi. Mais ce n'est pas ça qui a provoqué ma maladie, ma maladie, d'après les médecins, c'est la cigarette. Même si on appliquait les traitements, on le faisait par hélicoptère.

On parlait tout à l'heure des contrats, mais aussi des administrations chargées des retraites, que pensez-vous de tout ça ?

Hé bien, les administrations, la CARSAT, tu as bien vu. Tu leur envoies des courriers recommandés, elles ne répondent pas. Même pour répondre, elles ne le font pas. Si au moins, elles répondaient par un oui ou par un non ! Ou bien qu'elles nous disent de patienter ou quelque chose comme ça. Mais là, elles ne disent rein, pas de réponse du tout ! Ou bien encore le truc de la préfecture où on demande aux gens de prouver leur présence en France depuis 10 ans pour toucher l'ASPA. Ils demandent ça à des gens qui sont à la retraite ! S'il est à la retraite, c'est qu'il a existé depuis plus de 10 ans ici ! Pourquoi lui demander un papier de

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la préfecture comme quoi il est là depuis 10 ans ? Les gens qui sont à la retraite, ils ont plus de 30 ans de présence en France. En plus, c'est écrit sur les cartes de séjour, « entrée en France depuis... ». Ce genre de chose, ils ne doivent plus le demander !

Et il faut, comme je t'ai dit, qu'ils répondent aux gens, quelle que soit la réponse, un oui ou un non ! Avoir droit à une réponse quelle qu'elle soit !

Donc pour vous il y a des organismes auxquels vous n'avez pas accès ?

Voila, c'est cela même ! Il faut qu'ils nous disent ce qu'il manque comme pièce au dossier si c'est le cas. Là, tu ne reçois rien du tout ! On leur a écrit toi et moi, tu vois bien. C'est fatigant, tu écris un recommandé, le recommandé te revient, il n'y a ni réponse, ni rien !

Et que pensez-vous de la condition de résidence pour toucher l'ASPA ?

Il n'y a personne pour parler de ça, si les gens faisaient des revendications pour ça...Les gens en Hollande et en Belgique parlent de ce genre de chose, mais ici en France, il n'y a personne qui en parle. Les plaintes et tout ça viennent de Hollande et de Belgique et nous ici les gens de France, on ne fait que suivre. Les Marocains de Hollande et de Belgique se font entendre dès qu'ils ont un souci, pour les voitures, pour tout. Mais ici en France, on ne fait que les suivre, s'il y a une avancée, on en profite, sinon rien ! C'est-à-dire qu'on ne les aide pas, nous.

Où est votre famille ?

J'ai un enfant à Tanger, et les deux autres à Meknès, ma femme aussi est à Meknès.

Quand vous travailliez, combien de temps passiez-vous avec votre faille ?

5 semaines de vacances.

Et maintenant que vous êtes à la retraite ?

A chaque fois, je vais, je viens ! A chaque fois, je vais, je viens ! Même maintenant qu'on est à la retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que sinon, c'est l'ASPA qui est

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supprimée. Donc je reviens à cause de ces papiers, tout le monde revient à cause de ces papiers.

Alors, comment organisez-vous votre année ?

Je fais moitié-moitié. L'essentiel, c'est que je ne dépasse pas 6 mois de l'année. Donc je passe 2 mois ici, et je pars 2 mois là-bas. Je fais des va-et-vient quoi ! Et dès que j'arrive à 6 mois passés hors de France, je ne bouge plus, jusqu'à ce que vienne l'année d'après.

Et comment rentrez-vous au Maroc ?

Quand je pouvais conduire, je prenais la voiture, maintenant que la santé ne suit plus, je pars en avion.

Pourquoi il n'y a pas eu de regroupement familial ?

En 1979, mon père est mort. J'ai ma mère qui est toujours vivante jusqu'à maintenant, je ne pouvais pas la laisser toute seule. C'était la seule raison. Ma femme, mes enfants et ma mère vivent ensemble jusqu'à présent.

Pourquoi ne pas avoir fait venir votre mère ?

Non, on n'allait pas non plus tous laisser tomber là-bas ! Il y a un peu de terre, il y a un peu d'olives, il y a un peu de têtes de bétail. Quand je pratiquais l'agriculture jusqu'en 89, j'avais deux tracteurs, j'avais une moissonneuse, j'avais deux presses à paille, tout ça avant la sécheresse. J'avais beaucoup de matériel.

Vous étiez à Saintes-Maries-de-la-Mer, quand vous êtes venu à Montpellier, où habitiez-vous ?

Là où j'habite actuellement, Chez ACM à l'Aiguelongue. Je suis le seul marocain, le seul à ne pas vivre en foyer. C'est un F2 j'y vis depuis 2007.

Décrivez-moi une journée-type chez vous !

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Je me lève le matin, je pars, je reviens à midi, je repars vers 16h-17h et je reviens vers 19h.

Pour quel motif sortez-vous ?

Pour voir les amis, les rencontrer et voir aussi les autres personnes qui connaissent un peu le fonctionnement de l'administration, etc. comme ce qu'on est en train de faire maintenant.

Comment voyez-vous l'avenir, si votre problème d'ASPA se règle, ou bien supposons que l'ASPA soit reversée au Maroc sans condition de résidence, que feriez vous ? Est-ce que vous rentreriez définitivement ?

L'ASPA ne sera jamais versée au Maroc.

Supposons que l'ASPA soit reversée au Maroc sans condition de résidence, que feriez vous ? Est-ce que vous rentreriez définitivement ?

Non, je continuerais à venir, déjà parce que j'ai des hospitalisations pour des problèmes de santé. Au Maroc, il n'y a rien. Moi, j'ai des problèmes de santé,

Votre médecin est ici ?

Ce n'est même pas une question de médecin, c'est l'hôpital, j'ai un défibrillateur, avec une pile, ici je suis suivi, un suivi médical en cardiologie et en pneumologie, les deux.

Au Maroc, pour les mêmes soucis de santé, il faudrait payer, n'est-ce pas ?

Ah, oui ! Je suis obligé de revenir à chaque fois. Chaque fois que je ne me sens pas bien, je reviens. Je ne pars pas d'ici avant d'avoir pris mes rendez-vous. Et tous les vieux que tu vois ici ne reviennent que pour leurs problèmes de santé, sinon ils n'ont rien à faire ici.

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Annexe E

Les fiches d'accueil ATMF

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand