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Trajectoire et (im)mobilités dans les circulations internationales, regard sur les nord-africain-e-s à¢gé-e-s et isolé-e-s vivant à  Montpellier

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par Yacine Alahyane
Université Montpellier 3 - Master 1 2014
  

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INTRODUCTION

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Dans le contexte actuel d'un intérêt croissant pour les mobilités humaines et leurs enjeux, la prise en compte des populations migrantes les plus vulnérables et la compréhension de leurs problématiques s'avèrent particulièrement nécessaires.

Le thème traité dans ce travail de recherche prend place, d'une part, dans le contexte de la libre circulation de certaines populations privilégiées, celle des capitaux, des marchandises et des informations, et d'autre part, dans celui de la fermeture des frontières, de la circulation conditionnée et de la « militarisation »1 de la question migratoire. Ce thème s'inscrit également dans une conjoncture de cumul des richesses - par une minorité de personnes - la mondialisation des profits et la paix sociale d'une part, la paupérisation, la précarisation et toutes formes de tensions, d'autre part.

Ces contradictions, ces discriminations et ces inégalités résultant de l'ultralibéralisme ont des répercussions considérables sur la teneur des débats actuels concernant les questions migratoires. Ceci est particulièrement notoire dans les pays occidentaux industrialisés où la réémergence de ces problèmes réactive l'image de « boucs émissaires » et replace au devant de la scène des « débats-écrans » visant à détourner l'attention des véritables questions posées à la société et légitimant des politiques migratoires aux dimensions fondamentalement « guerrières » et « économiques » (Bernardot 2012 : 11-90). En effet, barricades érigées, frontières externalisées, arrestations, internements et déportations d'individus, sont autant de dispositifs actuels qui témoignent de la « militarisation » de la question migratoire et de l'édification de véritables forteresses en Europe, aux U.S.A. ou encore en Australie.

1 Sur la militarisation des frontières et les profits économiques et idéologiques que cela engendre, voir : A Marc, Bernardot (2012) Captures, Bellecombe-en-Bauges : Editions du Croquant.

A Claire, Rodier (2012) Xénophobie business. À quoi servent les contrôles migratoires ?, Paris : La Découverte, coll. « Cahiers libres ».

On peut aussi rappeler ce qui se passe régulièrement à Ceuta et à Melilia ou encore à la frontière entre les USA et le Mexique, où murs et barbelés, patrouilles d'hélicoptères, chiens policiers, caméras infrarouge renvoient à ce dispositif de militarisation des frontières.

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Ainsi, à travers les politiques migratoires contemporaines, les pays occidentaux reconstruisent leurs rapports à l'étranger. Ces rapports - qu'ils aient lieu à un niveau local dans ces pays, ou à un niveau plus global - s'inscrivent dans une longue continuité où se perpétuent trop souvent des modèles coloniaux et impériaux.

Dans ce contexte, nous considérons que la question des vieux migrants nord-africains isolés est un des aspects de la problématique plus globale de l'émergence des populations dites « coloniales » car issues des anciennes colonies, dans les courants migratoires vers la métropole. En effet, cette population qui a quitté sa terre natale d'Algérie, de Tunisie ou du Maroc, pour des raisons économiques, est arrivée en France dans les années qui ont suivi la fin de la 2ème Guerre Mondiale, a contribué activement à la reconstruction de la France d'après-guerre.

Cette population, au parcours difficile, aujourd'hui âgée et très fortement touchée par la maladie, est contrainte de vivre dans l'isolement et dans la limitation de nombre de ses droits dont celui, pourtant fondamental, de la liberté de circulation. Cela justifie l'attention particulière que les sciences humaines et sociales portent à ces thématiques.

S'intéresser à cette population, à son histoire, à son parcours, aux conditions passées et actuelles ainsi qu'aux divers aspects de son vécu migratoire, c'est aussi interroger les mobilité/immobilité et l'idée que « La circulation est à la base de toute géographie et de toute politique » (Gottmann 1952 : 119-120).

C'est également questionner la trajectoire des immigrés nord-africains âgés et isolés et leurs mobilité/immobilité dans les circulations internationales, là où se joue l'articulation entre la trajectoire sociale et la trajectoire spatiale du migrant, où le politique est déterminant et où s'inscrivent des enjeux de pouvoir, tout autant économiques que sociétaux ou encore symboliques.

Notre questionnement va être centré ici sur une catégorie « pionnière » en ce sens qu'elle est cette « première génération d'immigration » nord-africaine à venir en France dont un grand nombre de membres vivent le vieillissement en immigration loin de leurs familles qui se trouvent dans le pays d'origine.

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Cette catégorie présente l'intérêt de s'inscrire dans une histoire qui a ses fondements dans l'histoire et la politique françaises d'abord coloniales puis de l'immigration qui ont encadré la mobilité de cette catégorie, déterminé tout le processus des différents statuts par lesquels elle est passée et en fin de compte, construit sa trajectoire.

En tentant de rendre compte de l'expérience de la migration vécue par les immigrés nord-africains âgés et isolés vivant à Montpellier, notamment dans les foyers, le présent travail ambitionne aussi de contribuer à mettre en lumière la complexité des trajectoires migratoires. Il s'agit de replacer celles-ci - notamment celles qui concernent l'immigration maghrébine en France - dans un contexte qui va au-delà du cadre national dans lequel cette migration a été pendant longtemps saisie, afin de l'élargir à des espaces plus larges, l'inscrire dans des circulations plus complexes, dans une nouvelle géographie qui prend en compte les différents territoires qui se croisent dans le phénomène migratoire.

Les recherches sur l'immigration nord-africaine en France sont nombreuses et donnent lieu à des analyses qui se sont essentiellement intéressées à cette immigration du point de vue du territoire d'accueil et de résidence. S'appuyant sur des approches dites globale et intégrée, notre étude prendra en considération d'autres paramètres tels que le territoire de départ, de circulation et d'arrivée/résidence pour montrer que la trajectoire globale de cette migration - de ce groupe d'individus - est construite par les aspects politiques, spatiaux et sociaux qui marquent ces territoires et leurs imbrications à toutes les échelles.

Les analyses qui vont suivre s'articuleront autour de quatre grandes parties qui structureront notre travail. Dans une première partie : « Contexte, enjeux et problématique », partant pour l'essentiel d'une recherche bibliographique et aussi d'observations de terrain, nous présenterons le contexte global et la trajectoire spécifique de cette migration nord-africaine. Ce cadre nous permettra de proposer une petite lecture critique des travaux de recherche qui concernent cette migration, de poser notre problématique, de formuler nos questionnements et de fixer nos objectifs de recherche.

Dans une seconde partie, nous nous intéresserons à « La notion de trajectoire en géographie » notion par laquelle nous aborderons les aspects géopolitiques, spatiaux et

sociaux de la migration nord-africaine en France. L'objectif essentiel ici sera de poser la question des rapports au territoire et donc du rapport entre mobilité et immobilité dans le cas d'une trajectoire migratoire spécifique.

Dans la troisième partie de notre travail : « Démarche de terrain », basée sur la recherche de terrain, nous définirons la population concernée et son cadre de vie, la ville de Montpellier ainsi que la méthode d'enquête que nous avons suivie lors de cette recherche. Notre intention ici est de souligner les particularités de cette population composée de vieux migrants nord-africains âgés et isolés et de mettre l'accent sur l'intérêt d'une enquête qualitative menée auprès de cette population pour mieux saisir les caractéristiques de sa trajectoire.

La quatrième et dernière partie de notre investigation portant sur « La trajectoire des immigrés nord-africains âgés et isolés de leurs familles » nous amènera à livrer les résultats de notre enquête et à proposer des analyses dont l'objectif principal sera de prendre en compte les notions de pouvoir, d'espace et de société.

I- CONTEXTE, ENJEUX ET PROBLÉMATIQUE

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Une description synthétique des spécificités de cette migration, et de l'importance de ce courant migratoire dans l'histoire de l'immigration de travail en France feront l'objet d'une présentation ainsi que le contexte migratoire dans lequel il a évolué. Ceci constituera le point initial de la première partie de notre travail qui va se poursuivre en s'intéressant à la trajectoire spécifique des immigrés nord-africains, saisie dans son aspect historique et actuel. Partant, nous proposerons également une lecture critique de quelques travaux sur cette population ce qui nous permettra d'exposer notre problématique et les objectifs de cette recherche qui s'articule autour des notions de migration, territoires et mobilités/immobilités.

1-Présentation du contexte migratoire : brève histoire des migrations en Europe et en France.

Depuis les débuts de la révolution industrielle dans les pays capitalistes avancés, les migrations de masse constituent une réponse aux besoins de main-d'oeuvre, ou encore au déséquilibre démographique. Ainsi, les flux migratoires varient en fonction des booms et des récessions économiques, entre recrutement de travailleurs migrants et expulsion du plus grand nombre d'entre eux.

En France, depuis le 19éme siècle, l'immigration est principalement de voisinage et spontanée. Migrants de proximité - Belges, Italiens, Allemands, Suisses et Espagnols...- et migrants de l'intérieur - Savoyards, Bretons, Auvergnats...- vont « tenter leur chance en ville », constituant ainsi un champ migratoire entre les villages d'origine et les zones de production.

Au début du 20éme siècle, les besoins de main-d'oeuvre d'une économie française en pleine expansion ne font qu'augmenter, au moment où l'exode rural ne peut plus satisfaire cette demande et où les migrations spontanées de travailleurs potentiels vers « le nouveau monde » sont au plus fort. Les professions dans l'agriculture, l'industrie et les mines mettent donc en place des organismes spécialisés. C'est le début des recrutements organisés de travailleurs venus de l'étranger.

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Cette évolution dans le phénomène que constitue l'immigration en France est confirmée au cours de la 1ère Guerre Mondiale. En effet, la mobilisation aggravant le manque de main-d'oeuvre, l'État prend alors les choses en main. Cependant, « organisé par le Ministère de l'Armement, le recrutement de travailleurs européens s'avère difficile : en recourant à la Grèce, au Portugal, à l'Espagne, on ne put trouver plus de 100 000 immigrants. Il fallait donc faire appel à une main-d'oeuvre extra-européenne et l'administration coloniale organisa un recrutement massif de Nord-Africains (132 000), d'Indochinois (49 000) et même de Chinois »2. Ces travailleurs sont mis à l'écart du reste de la population - ce qui va favoriser ainsi l'installation de nouveaux stéréotypes racistes - encadrés par un système qui combine méthodes coloniales et discipline militaire. Ainsi, se forment des espaces qui prolongent la société coloniale au sein même de l'espace métropolitain.

A la fin de la 1ère Guerre Mondiale, la démobilisation de 4 millions de soldats engendrant une crise de l'emploi et la situation de mise à l'écart - qui prend la forme d'un cloisonnement socio-spatial - que vivent les travailleurs et les ex-soldats des colonies, favorisent, dans l'indifférence générale, les premières expulsions massives organisées par les autorités françaises : « sur 220 000, il ne restera guère dans l'hexagone métropolitain que 5000 Nord-Africains » (Granotier 1979) . Cependant, 130 0000 hommes sont morts aux combats et l'économie française n'a jamais eu autant besoin de main-d'oeuvre étrangère pour la reconstruction.

Ainsi, le nombre d'étrangers en France va doubler entre 1921 et 1931, passant respectivement de 1 532 000 à 3 000 000, soit environ 7% de la population selon les chiffres officiels. De ce fait, la France devient durant les années 1920 le premier pays d'immigration, devant les U.S.A. Les années trente, marquées par la dépression économique et un repli sur soi, vont freiner cette vague d'entrées en France. Aux expulsions des chômeurs, s'ajoutent des lois contraignantes pour l'emploi des étrangers leur interdisant notamment d'exercer des professions libérales.

En 1939, le « plan Mendel », du nom du ministre des colonies, prévoit le recrutement de 300 000 travailleurs coloniaux. C'est ainsi que 498 000 Africains et

2 Revue Esprit, n°Spécial, avril 1966, p. 535.

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Malgaches et 100 000 Indochinois arrivent en France pour « contribuer à l'effort de guerre ». 120 000 d'entre eux sont envoyés sur le front, les autres vont travailler, en particulier, dans les usines d'armement aux cotés des femmes.

A la sortie de la guerre, l'ordonnance de 1945 crée l'Office National de l'Immigration (ONI), et son décret d'application du 26 Mars 1946 lui donne le statut d'établissement public à caractère administratif et le charge de toutes les opérations de recherche, de sélection et d'acheminement des travailleurs étrangers en France. L'État français signe aussi des accords avec les pays pourvoyeurs de main-d'oeuvre tels que l'Italie, en 1946, et au début des années 1960 l'Espagne, le Portugal, le Maroc, la Tunisie, la Yougoslavie et la Turquie.

Ainsi, une nouvelle vague de migrants va construire la France des Trente Glorieuses. Le nombre d'étrangers en France va progresser de manière continue et représente 7,7% de la population en 1974, date à laquelle le gouvernement suspend l'entrée de travailleurs étrangers permanents, dans un contexte de crise économique. Algériens, Italiens, Portugais et Espagnols constituent les 2/3 de l'immigration. Cependant, durant les années 1960, les Africains du Nord représenteront la principale source de main-d'oeuvre immigrée ; les Algériens en particulier qui circulent librement entre la France et l'Algérie depuis 19473.

Après 1960, des spécificités socio-économiques s'affirment définitivement : les migrants sont localisés dans le bas de la hiérarchie professionnelle. De plus, le logement des immigrés est marqué « par deux aspects : celui d'un habitat de mauvaise qualité et celui d'une concentration dans certains quartiers » (Bernardot, 2008)

Jusqu'au milieu des années 1970, bidonvilles, logements de chantier, hôtels surpeuplés et autres taudis urbains constituent ce logement, avec une population composée principalement d'Algériens, de Portugais, de Marocains, d'Espagnols, de Sénégalais, de Tunisiens et de Maliens. Par la suite, les baraquements laisseront place aux cités de transit,

3 Cette libre circulation entre France et Algérie durera même après l'indépendance algérienne. Puis, un premier accord migratoire est signé entre les deux pays en 1964, adoptant les principes de contingentement et de contrôle médical - comme c'était déjà le cas pour le Maroc et la Tunisie - et constituant ainsi un premier frein à la libre circulation et une première étape vers la réglementation des flux de l'Algérie vers la France.

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et finalement, aux cités HLM, pour les familles et aux foyers de travailleurs migrants - principalement gérés par la Sonacotra4 actuelle Adoma - pour les travailleurs célibataires5.

Ces spécificités socio-spatiales de l'immigration de main-d'oeuvre des années 1960 dont il faudra développer l'analyse, restent à l'ordre du jour en 2014. En effet, que ce soit les familles ou les célibataires, peu sont sortis de l'HLM ou du foyer. Ce constat est d'autant plus vrai s'agissant des migrants venus des anciennes colonies d'Afrique du Nord et d'Afrique de l'Ouest.

Pour ce qui est des foyers de travailleurs, ils logeaient en 1999 plus d'un quart (26,5%) de la population immigrée âgée de plus de 60 ans (Bernardot, 2008). Cette proportion ne fait qu'augmenter avec le vieillissement des populations de ces foyers qui, par différents mécanismes, sont contraintes de rester isolées dans cette catégorie de logement ; il faut rappeler ici que certains immigrés y sont depuis plus de 30 ans.

2-Les immigrés nord-africains : une trajectoire spécifique

Les « Chibani-a-s », - « chibani » au masculin et « chibania » au féminin - mot dont la racine « chibe » signifie « cheveux blancs » en arabe, est utilisé pour désigner de manière affectueuse les personnes âgées dans les pays d'Afrique du Nord, notamment au Maroc, en Algérie et en Tunisie.

En France, le terme « chibani-a-s » a été repris par différents collectifs et associations, qui se sont organisés pour faire face à la situation sociale dans laquelle se trouvent bon nombre de personnes âgées immigrées notamment originaires de ces pays

4 La société nationale de construction pour travailleurs d'Algérie créée en 1956 construit et gère des foyers de travailleurs migrants. La Sonacotra offre d'abord aux Algériens avant de s'élargir à l'ensemble des migrants - (post)coloniaux en particulier - des conditions de « résidence temporaire et en-dessous des normes de logement pour des actifs seuls » (Bernardot, 2008). La Sonacotra qui a un statut juridique hybride de société d'économie mixte nationale combinant la tutelle de plusieurs ministères, celui de l'intérieur notamment, et des acteurs privés au sein du capital, constitue un exemple de traitement de la population ouvrière par le biais du logement social qui relie l'action policière dans le contexte de la guerre d'Algérie et de besoin de main-d'oeuvre docile. Le 23 janvier 2007, la Sonacotra change de nom et devient Adoma, nom construit à partir du latin « ad » qui signifie vers et « domus », la maison. Tout un symbole !

5 Pour beaucoup, il s'agit d'hommes mariés dont la famille est restée dans le pays d'origine.

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d'Afrique du Nord. Ce terme est même élargi à l'ensemble des «vieilles » personnes immigrées de toutes origines, enracinées de longue date dans ce pays, à cette génération de la période des Trente glorieuses qui est en train de vieillir aujourd'hui dans des conditions sociales trop souvent dures et indignes.

2.1 Trajectoire historique

Les immigrés du troisième âge ont connu une vie difficile avec des conditions de travail et d'autres aspects, communs à toute la classe ouvrière d'après-guerre. Cependant, s'ajoutent à cela, des aspects spécifiques aux travailleurs immigrés originaires des colonies puis « néo-colonies » : inégalité de traitement, discrimination dans le droit au logement, ségrégation, contrainte sociale permanente liée au système de contrat précaire. De plus, ces difficultés particulières tendent à se maintenir jusqu'à maintenant, alors qu'ils/elles ont atteint l'âge de la retraite : inégalités sociales de santé, accès difficile à un logement digne et adapté, privation des droits sociaux, « assignation à résidence », liberté de circulation conditionnée, etc.

Les travailleurs immigrés nord-africains qui ont actuellement le statut de retraités sont venus en France au cours des Trente glorieuses, constituant ainsi une « nouvelle vague » d'arrivées, suite à la forte demande - métropolitaine - de main-d'oeuvre dans le secteur des mines, de l'industrie de transformation, du bâtiment et de l'agriculture.

A l'époque, le gouvernement français se chargeait directement de leur recrutement dans le pays d'origine et organisait la répartition géographique de cette immigration ; dès le début, ces personnes étaient réduites à leur simple force de travail. Tout au long de cette période d'après-guerre, on note que :

Le flux migratoire se poursuivra avec des phases de répit ou d'accélération jusqu'en 1980. Le recrutement se faisait sur la base de contrats (...) renouvelables une seule fois. Ainsi, la maîtrise du volume de ce flux de main-d'oeuvre était totale et, durant une trentaine d'années, la flexibilité de sa gestion sera le principal moyen de réguler les aléas de la conjoncture (...). La population d'origine extérieure restera vouée à la régulation des besoins en main-d'oeuvre » (Conus et al, 2004 : 19).

Pour ce qui est du recrutement, dans les années 1950, il concerne le Maroc et notamment les grandes villes : Marrakech, Oujda, Meknès parmi d'autres. Après les villes,

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ce sont les campagnes, avec des recrutements qui se font exclusivement dans les régions atlasiques du Sud-est et du Souss. Progressivement, à partir du milieu des années 1960, le recrutement au Maroc devient une véritable institution, notamment après la signature de la première convention de main-d'oeuvre franco-marocaine, le 1er juin 1963. C'est le début des départs massifs d'hommes jeunes, issus des campagnes les plus pauvres et qui sont recrutés sur place.

Le bureau de la représentation française de l'ONT au Maroc, situé à Aïn Borja, un quartier de Casablanca, constituait le dernier point de passage obligatoire - avec une dernière visite médicale - avant le départ pour la France et la répartition géographique selon les besoins économiques qui suivait. Par la suite, et jusqu'à maintenant, ce bureau de Aïn Borja est resté un lieu de passage obligatoire - pour une visite médicale - pour chaque membre des familles qui souhaitent faire un regroupement familial. Ce lieu de transit pour des milliers de personnes provenant de tout le Maroc et arrivées en France dans le cadre du regroupement familial ou du recrutement, est utilisé dans le langage courant chez les marocain-e-s de France comme étant: « La route de Aïn Borja », expression qui témoigne d'une trajectoire migratoire commune, marquée par ce passage obligé.

En ce qui concerne les méthodes de recrutement, la mémoire populaire des régions du Souss et du Sud-est marocain, ainsi que la mémoire collective de l'immigration marocaine d'après-guerre en France, sont marquées par les recruteurs, en particulier par un dénommé Félix Mora. Comment en serait-il autrement quand autant de vies humaines sont passées entre les mains d'une même personne ?

Ancien officier des Affaires Indigènes, connaissant bien le Maroc, appartenant toujours à l'armée, Félix Mora était recruteur, en particulier pour le compte des responsables des mines du Nord-Pas-De-Calais et du reste de la France, mais plus généralement, sa mission consistait à recruter, encadrer, organiser et contrôler la main-d'oeuvre marocaine - et ce, avec l'appui des autorités marocaines - pour satisfaire les besoins de main-d'oeuvre « de qualité » du patronat français.

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Joël Dahoui, recruteur au Maroc pour l'O.M.I.6, Office Français des Migrations Internationales, de 1963 à 1995, raconte :

Mon métier, c'était sélectionner la main-d'oeuvre pour les employeurs français ... des gens qui au début étaient assez réticents à employer de la main-d'oeuvre maghrébine parce qu'ils étaient habitués à de la main-d'oeuvre italienne et à la main-d'oeuvre espagnole (...) leurs besoins faisant force de loi il a bien fallu qu'ils s'adressent à la main-d'oeuvre marocaine (...) Vous aviez tous les secteurs de l'économie française (...) Il y avait un accord donc entre le Ministère du Travail Marocain et l'Office d'immigration au Maroc pour sélectionner dans certaines zones des contingents (...) On prenait trois cents travailleurs dans la province de Marrakech, deux cent cinquante dans la province de Fès, cent cinquante dans la province de Taza etc. Autrement dit, on partageait le gâteau de l'immigration. D'une façon générale, nous avons préféré, pour des raisons de mentalité, sélectionner en zone rurale plutôt qu'en zone urbaine, il y avait une plus grande maniabilité de la personne, souvent plus disposée à vraiment aller travailler en France (...) Le sélectionneur doit fournir un produit de valeur pour la personne qui a sollicité son service (...) Je dois dire qu'avec la main-d'oeuvre marocaine, il y a eu très très très très peu de déchet, moins de 2% de déchet sur tous ceux qu'on envoyait, parce que y' avait des années on envoyait 50 000 personnes7.

Le système de recrutement a une histoire. Il a été pensé dès son origine pour obtenir une main-d'oeuvre la plus docile possible. Une main-d'oeuvre qui accepterait ce que la classe ouvrière en France, organisée collectivement, n'acceptait plus. Sont particulièrement recherchés les jeunes hommes illettrés, sans expérience du travail industriel et sans expérience syndicale.

Le choix des zones de recrutement dans le rural n'est donc pas neutre. De plus, bien souvent les hommes sont sélectionnés selon des critères physiques, avec tout un panel de tests et de visites médicales, porteur d'humiliation et de subordination. « Des milliers de jeunes passaient en file indienne soit devant Félix Mora, soit devant un médecin pour être examinés de la tête aux pieds : les dents, les oreilles, les yeux, les muscles, la colonne vertébrale »8. Puis ils étaient marqués avec des tampons de deux couleurs différentes pour

6 En 1988, l'ONI devient l'Office des Migrations Internationales (OMI). Comme il est inscrit dans son ordonnance d'origine, cet organisme a le monopole du recrutement pour la France des travailleurs de toutes nationalités.

7 Partie d'entretien, retranscrite du film de Yamina Benguigui : « Mémoires d'immigrés, l'héritage maghrébin » (1997). Disponible sur YouTube URL : http://www.youtube.com/watch?v=mXbmjmO5rX8, consulté le 15/02/2014.

8 Propos recueillis lors de discussions collectives « Café mémoire » organisées par l'Association des Mineurs Marocains du Nord-Pas-De-Calais (AMMN) et qui ont servi de base à un ouvrage intitulé « Du bled aux corons, un rêve trahi » paru en 2008 et édité par l'association elle-même en collaboration avec les sociologues S. Bouamama et J. Cormont. Cet ouvrage retrace le vécu des « gueules noires », de leur

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les distinguer. « Si Mora t'affiche un cachet vert sur la poitrine, cela signifie que tu es accepté ; un cachet rouge signifie que tu es refusé ».9

Si à l'époque, l'espoir de venir travailler en France faisait accepter ces procédures humiliantes, cela s'expliquait en partie par l'imaginaire que ces personnes avaient de la France, imaginaire qu'ont largement contribué à construire d'une part les colons et les recruteurs, et d'autre part, les premiers Marocains partis en France dans les années 19451960. En effet, ces derniers, en rentrant au Maroc, donnaient de la France une image d'Eldorado, où les conditions matérielles étaient bien plus faciles et confortables que celles, misérables, que vivaient ces candidats à l'émigration.

Comme chez beaucoup de travailleurs immigrés, le « mythe du retour » fait partie intégrante du projet de départ, de plus, dans le cas de nombre de travailleurs marocains, ce mythe est entretenu par trois systèmes qui ont conditionné et structuré matériellement le sentiment du provisoire :

· Le système de contrats successifs à durée déterminée avec un retour au pays à la fin de chaque contrat produisant une situation de « travailleur saisonnier », et une immigration pendulaire d'homme seul, dont la famille reste dans le pays d'origine.

· Le logement dans des baraquements collectifs proches des lieux de travail et dans des foyers de jeunes travailleurs immigrés. Souvent isolés du reste de la société, ces immigrés qui ont plus ou moins le même « mythe du retour » en tête, l'entretiennent entre eux.

· Le fait que le regroupement familial n'ait été encouragé qu'en 1976 - jusque-là le système de contrat conditionnait les flux et favorisait une immigration pendulaire d'homme seul - il a été suspendu ensuite en 1977, pour être de nouveau autorisé en 1978. La législation française en a restreint plus d'une fois les critères : surface de logement requise en fonction du nombre de membres attendus, montant des revenus, nature des liens familiaux restreints à la famille nucléaire, âge des enfants, durée du séjour en France, stabilité du travail et sincérité de l'engagement matrimonial.

recrutement au Maroc à leur logement dans des baraquements de célibataires, dans ces corons de cités minières au nom évocateur.

9 Idem.

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Le « mythe du retour » correspond aussi bien à une véritable intention des immigrés - beaucoup comptaient rester en France 5 ou 6 ans, le temps d'avoir assez d'argent pour monter une affaire au pays et y rester - qu'à une manière de supporter leurs conditions de vie en tant qu'immigrés. Cependant, le renouvellement des contrats, la situation économique, sociale et politique dans le pays d'origine et le sentiment perpétuel de « besoin de rester travailler en France » font que le « provisoire qui dure » finit par avoir progressivement le dessus sur ce « mythe du retour ».

Ce dernier est également mis à mal par l'image de vie de famille des premiers travailleurs ayant fait venir leurs femmes et leurs enfants, et par la possibilité - conditionnée - du regroupement familial. Cependant, si la majorité des personnes ont réussi leur regroupement familial, on observe que beaucoup de travailleurs nord-africains sont restés seuls en France.

Si pour certains, il s'agit d'une décision personnelle et/ou familiale relevant de la « peur » que les enfants soient acculturés des enfants, d'un objectif de retour rapide au pays ou tout simplement d'une préférence de la migration pendulaire, pour beaucoup - les plus précaires - il s'agit de non conformité aux critères du regroupement familial, en raison de revenus insuffisants et/ou de période de chômage, de difficultés à trouver un logement convenable pour une vie en famille. Ils restent donc isolés dans les foyers de travailleurs et autres logements pour célibataires étrangers, et généralement, ils envoient régulièrement de l'argent à leurs familles au pays et leur rendent visite dans la mesure du possible.

Ce mode de vie « entre ici et là-bas » s'est fait dans l'optique qu'une fois atteint l'âge de la retraite, il serait possible de passer plus de temps auprès de la famille restée au pays, et même de retourner définitivement dans son pays d'origine. Cependant, cette optique est un prolongement du « mythe du retour », confrontée aux réalités que sont la retraite minime, la situation sociale dans le pays d'origine et la dépendance financière des familles, la perception des droits sociaux soumise à la condition de la résidence sur le territoire français, comme le montre le contexte actuel. Elle est largement remise en question.

2.2 Contexte actuel

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On note ainsi qu'une fois l'âge de la retraite atteint, le montant de la retraite perçu par les immigrés « célibataires » est souvent10 dérisoire, beaucoup perçoivent moins de 300 euros par mois. C'est la conséquence directe du système de contrats saisonniers et du travail non déclaré que ce système a favorisé, mais ceci vient aussi du fait qu'ils aient été les premiers licenciés au cours des restructurations industrielles des années 198011. La trajectoire professionnelle de ces personnes est donc marquée par des périodes de chômage ou de travail non déclaré, qui affectent les taux de cotisation calculés par les organismes étatiques, pour leur retraite.

De ce fait, ce groupe de personnes est financièrement dépendant des aides sociales étatiques telles que la Retraite Complémentaire, ou encore l'Allocation de Solidarité aux Personnes Agées (l'ASPA) qui augmentent à hauteur du « niveau minimum de ressources » de 791,99 € par mois12 le montant de la pension de retraite de base.

Toutefois, la perception de ces droits sociaux est conditionnée par le fait de rester sur le territoire français au minimum 6 mois dans l'année. Jusque-là, la stratégie adoptée par les premiers concernés consistait à garder un logement et une adresse en France, d'y venir uniquement le temps d'assurer les formalités administratives, quelques semaines tout au plus, et de passer le reste de l'année prés de leurs familles dans le pays d'origine et de profiter ainsi de leur retraite.

10 Parmi les retraités immigrés vivant seuls en France, il existe un groupe important qui a pu bénéficier d'une véritable retraite. Il s'agit des personnes qui ont eu un parcours professionnel continu, la plupart du temps au sein de grandes entreprises, en tant qu'ouvriers qualifiés. Ces personnes bénéficient ainsi d'une retraite complète et ne dépendent pas des administrations chargées des retraites précaires.

11 Alors qu'ils représentaient 10 à 15% des effectifs à la fin des années 1970, les travailleurs immigrés ont absorbé à eux seuls de 40 à 50% des suppressions d'emploi dans l'industrie et le bâtiment (Math, 2009).

12 Ce montant, calculé par les organismes de retraite pour une personne seule, sous condition de résidence, d'âge et de revenus, ne prend pas en compte les familles qui résident à l'étranger. L'ancien travailleur toujours « célibataire géographique » ne touche donc rien pour sa famille.

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Cependant, depuis la « crise » de 2007, sous couvert de « lutte contre la fraude », les caisses de sécurité sociale (CARSAT, CAF, CPAM, MSA) multiplient les contrôles auprès des vieux migrants, en particulier ceux vivant en foyer. Du point de vue de l'administration, il s'agit de vérifier la condition de résidence en France et donc de vérifier le temps passé sur le territoire français.

Si le temps passé hors de France est trop long, les personnes sont considérées comme « non résidentes » et la quasi-totalité de leurs droits sociaux en matière de vieillesse, d'aides au logement ou de protection maladie, leur est supprimée, souvent sans que la décision ne leur soit notifiée ni qu'elles aient la possibilité de pouvoir s'expliquer ou contester.

A la suite de ces contrôles, les caisses opèrent des redressements pour des vieux migrants dont les revenus sont inférieurs à 300 euros par mois, et certains d'entre eux se retrouvent avec des dettes envers ces caisses, allant de 1000 à 20 000 euros. Ces contrôles qui s'inscrivent dans la continuité des politiques menées à l'encontre de ces anciens travailleurs immigrés - transnationaux - posent le problème de la libre circulation de ces personnes et de ce qui s'apparente à leur assignation à résidence.

3- Enjeux et problématique

Le statut actuel de « contrainte à immobilisme » de ces anciens travailleurs, isolés et contraints au célibat d'un point de vue géographique car sans regroupement familial, s'inscrit dans des dimensions spatiales, sociétales et économiques à différents niveaux :

V' Le niveau international montre le déséquilibre de leur situation entre pays d'origine et pays de résidence. Au Maroc comme dans le reste de l'Afrique du Nord, il ne leur est pas possible de se soigner sans payer un prix élevé. De plus, la famille reste dépendante économiquement des revenus du travailleur en France. Ainsi, l'immobilité au niveau du pays de résidence s'impose du fait de la contrainte administrative d'obligation de résidence pour bénéficier des droits sociaux, ou encore, du fait que les soins médicaux les plus élémentaires soient payants dans les pays d'origine.

V' Le niveau local : l'immobilité est à considérer dans un contexte de précarité et notamment de précarité résidentielle qui se matérialise par la vie en foyer - de type

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Adoma (ex Sonacotra) - ou dans d'autres chambres et studios du parc public ou privé. Les faibles revenus, les difficultés à faire valoir ses droits - plusieurs personnes rencontrées consacrent la majorité de leurs déplacements à des tracasseries administratives, pour des droits qui devraient leur être accessibles - sont autant de paramètres à prendre en compte pour analyser la (im)mobilité au niveau local.

Depuis plusieurs années déjà, le contexte reste toujours marqué par une crise économique, politique, sociale et psychologique, où les conséquences désastreuses de l'ultralibéralisme, en termes de paupérisation, de précarisation et de dérégulations se propagent dans la société et suscitent des débats autour de questions récurrentes - et instrumentalisées - telles que : l'immigration, l'identité nationale, le rapport à l'Islam, la question de savoir qui est le peuple ou encore le poids que représente une démocratie d'opinion publique et de sondages.

Ainsi, la prétendue lutte contre la fraude organisée par les caisses de sécurité sociale - qui laisse penser que les vieux migrants sont responsables de la fuite des capitaux, de fraude aux allocations et autres évasions fiscales - s'inscrit, comme nous l'avons mentionné plus haut, dans un contexte de réactivation de « boucs émissaires », où sont alimentés des « débats-écrans » qui font diversion et cachent les problèmes fondamentaux qui traversent la société française, tout en cherchant à justifier les politiques discriminatoires, voire racistes menées contre ces populations.

De ce point de vue, les sciences humaines et sociales ont un rôle fondamental à jouer dans la déconstruction des stéréotypes et de certains schémas de pensée, ainsi que dans la description des phénomènes et des processus tels qu'ils existent. L'enjeu global est le passage d'une réaction émotionnelle - limitée - à une approche à la fois analytique et critique du système régissant les questions migratoires, afin de mieux le comprendre et de mieux le cerner, pour fournir des éléments objectifs et trouver des solutions adéquates aux problèmes.

3.1 La recherche sur l'immigration : approche sectorielle et approche intégrée

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3.1.1 L'approche sectorielle

De nombreuses analyses, notamment en sociologie, ont été faites sur les populations issues de l'immigration, et plus particulièrement sur les travailleurs étrangers en France (Granotier, 1979 ; Minces, 1973 ; Sala et al. 2000). Ces analyses s'inscrivent souvent dans des approches sectorielles (sociologie de l'immigration, sociologie de l'émigration, sociologie historique de l'Etat, sociologie historique du racisme...) qui donnent une vision monolithique et donc biaisée de la réalité.

D'autres analyses assez médiatisées, comme celles données par Alain Finkielkraut dans son livre « L'identité malheureuse » (2013)13 consistent à chercher des explications aux questionnements sur l'immigration/émigration dans des caractéristiques prétendument propres aux populations concernées, avec des arguments en terme de « facteurs culturels » qui expliqueraient les comportements, les attitudes et les capacités « d'intégration » (ou pas) en France. Ce type d'approche ne tient pas compte du fait que les attitudes et les comportements sont socialement produits, notamment par le biais des interactions entre les nouveaux arrivants et le reste de la société.

De plus, la globalisation capitaliste - déterminée par les impératifs de libre circulation des biens et des services et ceux du marché du travail - conçoit les rapports humains sur le même schéma que ceux qu'elle entretient avec la nature, c'est-à-dire quelque chose d'exploitable et de jetable.

Ainsi, aborder les « problèmes de l'immigration » sous l'angle du « conflit entre les civilisations » de la « culture différente » ou encore de « l'identité nationale menacée », exonère de toute responsabilité une mondialisation libérale qui met en péril tout autant les populations du Nord que celles du Sud. Populations que l'on cherche à opposer entre elles, rendant de la sorte plus difficiles les nécessaires solidarités pour mettre en échec un système économique inégalitaire et qui profite aux plus riches.

Finkielkraut (2013) L`identité malheureuse, Paris : Stock.

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Dans une analyse qui nous semble pertinente, le sociologue Said Bouamama explique, concernant ces « différences » « que l'on peut instrumentaliser comme étant irréductibles afin de produire des peurs. » :

Au racisme anti-maghrébin historique datant de la colonisation succède une forme mutante : l'islamophobie. Des débats sur la laïcité soi-disant menacée par quelques foulards, aux polémiques contemporaines portant sur la viande hallal, en passant par le débat sur l'identité nationale, une tendance consensuelle particulièrement large se révèle et dépasse les clivages politiques classiques. Ce consensus révèle la prégnance de l'espace mental colonial réactualisé qui a pour effet concret d'unir ceux qui devraient être divisés (le pauvre et le riche blanc) et de diviser ceux qui devraient être unis (les travailleurs de toutes origines et confessions). Cela n'est rien d'autre que le rêve de tout dominant. (Bouamama 2013 :2)

3.1.2 L'approche intégrée

Les limites de l'approche traditionnelle, sectorielle, ont été analysées par Abdelmalek Sayad : « On ne peut faire une sociologie de l'immigration sans esquisser en même temps et du même coup, une sociologie de l'émigration ; immigration ici et émigration là sont les deux faces indissociables d'une même réalité, elles ne peuvent s'expliquer l'une sans l'autre » (Sayad 1999 : 15).

En effet, il ne faut pas oublier que l'immigré a d'abord été un émigré et que comprendre l'immigration suppose de prendre en compte les facteurs, les causes et les conditions de l'émigration. Ne pas prendre en compte cet « avant » c'est se condamner à avoir une vision réductrice de « l'après » et du présent.

La lecture de travaux portant sur le lien entre politique migratoire, histoire économique nationale et luttes sociales s'avère très utile pour appréhender la question des migrants âges et isolés. Des travaux tels que ceux réalisés par Marc Bernardot (2008, 2002, 1999) ou encore Choukri Hmed (2006, 2007) portent sur les politiques - menées par les autorités françaises - de contrôle, de sélection et de séparation des populations présentant, à leurs yeux, des risques pour la sûreté nationale, et plus particulièrement, sur les politiques de logement des jeunes travailleurs immigrés dans les foyers Sonacotra, actuellement Adoma.

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Il s'agit d'une institution créée par le ministère de l'intérieur, soucieux de surveiller les Algériens présents en métropole durant la guerre d'Algérie. La Sonacotra est ensuite devenue un acteur central de la politique d'immigration et a développé un modèle de contrôle social séparé pour les immigrés des anciennes colonies. Les foyers Sonacotra furent le théâtre de la plus longue mobilisation politique des étrangers en France au 20ème siècle. Cette mobilisation qui s'est manifestée par une grève des loyers au niveau national remettait en cause le modèle paternaliste et raciste qui régissait la gestion des foyers de jeunes travailleurs.

En ce qui concerne la condition de travailleur immigré, Abdelmalek Sayad est le précurseur de l'approche intégrée de l'analyse sociologique sur les travailleurs immigrés de la période des Trente glorieuses. Son analyse sur la relation au travail de l'immigré montre que : « l'émigration ne peut se concevoir et s'accomplir, ne peut être supportée et se perpétuer qu'à la condition qu'elle s'accompagne d'un intense travail de justification, c'est-à-dire de légitimation » (Sayad 1999 : 108), aux yeux de la société d'accueil, de la société d'origine et aux yeux de l'immigré lui-même, de sa présence ici et de son absence là-bas.

Cela implique que si l'immigré est venu pour travailler, la fin de l'activité professionnelle ou sa raréfaction est automatiquement synonyme de retour. C'est dire combien la « condition immigrée » est éphémère et subordonnée à l'activité. C'est dire aussi combien le système capitaliste - pour qui la flexibilité et la malléabilité de la main-d'oeuvre sont nécessaires - a produit des conditions subjectives conduisant à favoriser cette flexibilité et cette malléabilité chez les travailleurs immigrés.

3.2 Migrations, territoires et mobilité : Questionnements et objectifs

En ce qui concerne les migrations au sens large, les travaux en géographie ont pour objectif principal de s'interroger sur l'articulation entre territoires et migrations. Ces travaux se font généralement par une approche intégrée mêlant les disciplines qui privilégient une entrée analytique par l'individu et celles qui considèrent le territoire comme un agrégat de populations. Cette approche intégrée prend en compte les différentes échelles entre processus globaux et processus qui relèvent de l'enracinement dans une localité et dans les pratiques quotidiennes.

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Concernant l'immigration maghrébine en France, plusieurs analyses géographiques ont été faites sur les pratiques et les stratégies migratoires, sur l'évolution des relations transnationales, sur les flux qui élaborent un territoire circulatoire ou encore sur les parcours de ces migrants. Cependant, en ce qui concerne les immigrés maghrébins vieillissant dans l'isolement, il semble difficile de trouver des travaux spécifiques portant sur le rapport de cette population au territoire. Cependant, des travaux réalisés sur « la mort en migration » (Lestage, 2012) qui traitent du retour post-mortem des migrants comme un élément du projet migratoire, ou encore les travaux de Céline Bergon (2013) sur les rapports mobilité/immobilité dans le cas de situations résidentielles spécifiques, constituent des réflexions théoriques utiles pour mener des recherches sur la pratique contrainte de l'espace chez les immigrés maghrébins vieillissants et isolés.

Le travail de recherche proposé ici porte sur les immigré-e-s nord-africain-e-s âgée-s et isolé-e-s vivant en France, et plus particulièrement sur Montpellier. Ces personnes ont chacune une trajectoire qui leur est propre. En effet, selon les expériences personnelles de chacun-e, la région d'origine, le parcours professionnel et résidentiel, le statut matrimonial ou encore le sexe, on observe que le parcours et le statut actuel changent. Le groupe étudié ici est loin d'être homogène.

Cependant, concernant cette migration, certains processus se dégagent, laissant apparaître des étapes communes à l'ensemble de ce groupe. En effet, en partant des statuts d'immigrés originaires des anciennes colonies - actuellement pays dits en voie de développement ou encore pays du sud -, travailleurs étrangers recrutés dans leurs pays d'origine et actuellement à la retraite, ou encore femmes au foyer arrivées en France dans le cadre du regroupement familial, on peut s'interroger sur les processus par lesquels ce groupe de personnes est passé.

Quelles sont les étapes qui ont construit ces statuts actuels et ce groupe ? Et quelle est leur spécificité ? Y a-t-il une seule trajectoire globale pour ce groupe ? Cette migration transnationale s'est-elle faite dans un cadre administratif, politique, spatial et social bien précis ? Quels sont les mécanismes, les systèmes qui ont cadré et cadrent encore la pratique de la mobilité chez ce groupe de personnes ? Quelle est la part de l'immobilité dans cette

présupposée mobilité de cette catégorie de migrants, dans le cadre de la circulation transnationale ?

Ainsi, l'objectif de ce travail est de mettre en lumière, l'ensemble de la trajectoire de ce groupe. Si l'analyse des différents territoires de départ, d'arrivée et de circulation nous semble utile. Toutefois, il ne s'agira pas « d'analyser de façon segmentée les territoires » (Jolivet 2007 : 8) en question, mais de prendre en considération la trajectoire dans son ensemble, à travers une approche globale, pour appréhender les territoires et montrer comment s'opère leur imbrication « à toutes les échelles en tachant de décrypter les mobilités étudiées au regard des notions de pouvoir, d'espace et de société. » (Jolivet 2007 : 8).

Il s'agira également de comprendre pourquoi les immigré-e-s nord-africain-e-s âgée-s et isolé-e-s de leur famille durant toute la durée de leur migration, constituent une population à la trajectoire spécifique. Cette spécificité s'inscrit principalement à travers les statuts comme nous le montreront dans la suite de notre travail.

Dès lors, se pose l'intérêt d'une approche géographique des mobilités de ce groupe de personnes. Ainsi, en nous appuyant sur le travail de Céline Bergon (2013), nous opérerons un croisement entre statut social spécifique - d'immigré-e-s Nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s - et pratiques de mobilité/immobilité.

Le questionnement géographique doit se faire aussi bien à une échelle locale que globale, mais aussi il doit également prendre en compte les différentes étapes de la trajectoire puis sa globalité. En effet, dans le cadre d'une migration réglementée, transnationale et inscrite dans la durée, l'approche intégrée des mobilités s'impose.

Ce projet se concentrera sur une recherche bibliographique portant sur les principaux travaux faits sur les populations venues en France dans le cadre de la migration de travail puis de la migration familiale. Il s'agira aussi de réfléchir sur les cadres politiques, sociaux et spatiaux qui ont marqué la trajectoire globale de cette migration. Par la suite, la recherche se dirigera vers le terrain dans l'objectif d'interroger les mobilités à partir des notions de pouvoir, d'espace et de société afin de mesurer leur impact sur la trajectoire des immigré-e-s Nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s.

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Dans ce qui précède, nous avons principalement essayé de contextualiser la problématique migratoire des immigrés nord-africains âgés et isolés qui nous préoccupe ici, en soulignant son aspect historique, sa spécificité ainsi que les différentes approches scientifiques dont cette population a fait l'objet. Cette phase de notre recherche nous a permis de faire ressortir l'importance de l'approche géographique et celle de la notion de trajectoire.

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II- LA NOTION DE TRAJECTOIRE EN GÉOGRAPHIE ET LES ASPECTS GÉOPOLITIQUES, SPATIAUX ET SOCIAUX DE LA MIGRATION NORD- AFRICAINE EN FRANCE.

La première partie de ce travail donne un aperçu du contexte dans lequel s'est faite la migration nord-africaine des trente glorieuses et présente une description générale du contexte actuel. A partir de ces éléments, l'objectif ici est d'examiner la notion de trajectoire en géographie et de saisir les aspects géopolitiques, spatiaux et sociaux de la migration nord-africaine en France. Il s'agit aussi de comprendre la question des rapports au territoire et partant, du rapport entre mobilité et immobilité dans le cas d'une trajectoire migratoire spécifique.

Dans son sens commun et général, la trajectoire est « la ligne décrite dans l'air ou dans l'espace par un corps en mouvement ».14 En sciences humaines et sociales, « une trajectoire est la succession avec l'âge des passages d'un individu d'un état ou d'une position sociale à l'autre »15. Cette dernière définition fait ressortir l'idée de trajectoire sociale. « Celle-ci étant à la fois une trajectoire « objective », définie comme la suite des positions sociales occupées durant la vie, mesurée au moyen de catégories statistiques, et une trajectoire « subjective » exprimée dans des récits de vie, des expériences individuelles, familiales ou collectives .» (Jolivet 2007 : 2). Ici, le concept de trajectoire permet une approche particulière de la question migratoire avec une vision géopolitique des (im)mobilités. Cette approche vise à mettre en exergue les champs politiques, spatiaux et sociaux qui encadrent et structurent les (im)mobilités.

Le concept de trajectoire prend en compte les conditions dans lesquelles s'effectue le mouvement entre un lieu de départ et un lieu d'arrivée, et souligne l'influence de ces conditions sur les modalités d'ancrage dans la société d'accueil, sans oublier le rapport à la société de départ. Le projet de départ des migrants est généralement motivé par la quête d'une vie meilleure, une amélioration de la trajectoire sociale - dans le sens de « tracé de vie » - avec un imaginaire migratoire qui repose sur l'image d'un Eldorado auquel on accéderait en empruntant un itinéraire - une trajectoire spatiale - que l'on souhaite sans

14 Selon l'encyclopédie en ligne, Wikipédia.

15 Idem

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encombre. Ainsi, la migration porte une idée d'évolution positive que la réalité ne confirme pas toujours. Quoiqu'il en soit, la migration change le rapport à l'espace en instaurant une vie entre « ici » et « là-bas », avec « une complexification des territoires et une connexion entre différents lieux » (Marchandise 2007 : 39) constituant ainsi un champ que l'on peut qualifier de territoire circulatoire, avec « de multiples appartenances spatiales, de multi-résidences » (Cortes, 1998) et « un éclatement des espaces de vie » (Cortes 1998 : 271).

Cependant, on peut observer que la trajectoire sociale, entendue comme quête d'une vie meilleure en termes de conditions de travail et de logement et la trajectoire spatiale, dans le sens d'itinéraire que l'on souhaite sans encombre, d'espace occupé, de perception de l'espace, sont totalement dépendantes du cadre fixé par le pouvoir politique. En effet, les cadres politiques et les rapports de pouvoir influent sur la trajectoire migratoire.

Le projet de départ, lui même influencé par ce pouvoir politique, est souvent modifié et contrarié pour des raisons qui dépassent les premiers concernés, c'est-à-dire les migrants : conditions de travail et de salaire qui ne correspondent pas à l'image valorisée qu'ils s'en étaient fait, ou encore, politique migratoire conditionnant les flux par des barrières matérielles ou subjectives. Ainsi, la notion de trajectoire « permet de mettre en lumière les paramètres globaux qui encadrent le tracé, ceux auxquels le migrant doit se soumettre, les points de passages « imposés » et ceux dont il peut s'affranchir dans la durée. » (Jolivet 2007 : 2-3).

Les (im)mobilités des immigrés Nord-Africains âgés et isolés seront donc étudiées à travers la notion de trajectoire, telle qu'elle a été définie ci-dessus. Cette notion permet de prendre en considération l'interaction entre les aspects sociaux, spatiaux et géopolitiques qui encadrent ces (im)mobilités. Ainsi, cette approche géographique des migrations n'est pas une approche sectorielle d'ordre spatial, démographique, ou encore social, mais une approche intégrée qui vise à comprendre les interactions entre ces différents aspects qui sont soumis à des rapports de pouvoir.

1. Aspects géopolitiques

Nous voulons insister ici sur le rôle des structures et des politiques qui a encadré la migration nord-africaine vers la France durant les Trente glorieuses, et également sur la persistance de ces structurations et de ces politiques, jusqu'à nos jours. En d'autres termes,

notre objectif est de définir le cadre politique : le référentiel de la trajectoire des immigrés nord-africains actuellement âgés et isolés en France.

D'abord, il nous semble nécessaire de rappeler que le mouvement migratoire nord-africain vers la France - qui s'inscrit dans le cadre des mouvements migratoires effectués à partir des pays dits sous-développés, à fortes populations rurales et paysannes, vers les pays dits développés caractérisés par la civilisation urbaine et industrielle - est d'une certaine manière :

L'homologue des anciennes migrations internes à travers l'exode rural que chacun de ces derniers pays a connu en son temps. L'un et l'autre déplacement de populations (travailleurs et familles entières) participent de la même logique et bien qu'ils soient fort éloignés dans le temps et dans l'espace et qu'ils portent respectivement sur des aires et sur des distances sans commune mesure d'un cas à l'autre, ils procèdent de la même genèse sociale et économique » (Sayad 1999 : 417).

Cette analyse de Sayad laisse entendre que les migrations internationales d'aujourd'hui, en provenance majoritairement des pays du tiers-monde, dits pays en développement, sont soumises, dans un contexte différent, aux mêmes mécanismes que les migrations internes d'hier.

Ces mécanismes sont le fruit du cadre politique capitaliste, dans le sens où la demande de main-d'oeuvre, ou encore le déséquilibre démographique, conditionnent les flux migratoires en fonction des besoins économiques. Ainsi, le début de la révolution industrielle s'accompagne de la venue à Paris de main-d'oeuvre aveyronnaise, savoyarde ou bretonne, alors que durant les Trente glorieuses, ce sont les travailleurs coloniaux qui débarquent en France.

Sans entrer dans une approche comparative, notons que l'exploitation des migrants au travail, que ces derniers proviennent « d'outre-mer » - de la rive sud de la Méditerranée - ou des campagnes avoisinantes, fait partie d'une exploitation globale à laquelle s'ajoute le poids d'un passé de domination. Rappelons, en effet :

- La domination de Paris sur les autres régions marquée par des massacres, de

l'exploitation et jusqu'au début du 20ème siècle, l'interdiction de parler Breton ou encore Occitan dans les cours des écoles.

- Ainsi les migrant-e-s du Massif Central, par exemple, qui arrivent à Paris au
cours du 19éme et au début du 20émé siècles sont perçus par la bourgeoisie parisienne comme

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une masse de prolétaires provenant d'une région à civiliser. Ils/elles exerçaient des métiers durs et fatigants que les parisiens boudaient : porteur d'eau à domicile ou encore charbonnier16.

- La domination et la colonisation françaises en Afrique du Nord,
« colonisation qui a posé la population dominée non seulement comme une nationalité différente, mais comme une race différente (...) C'est un arbitraire colonial qui a présidé à la circulation des hommes. Celle-ci était soumise à la volonté de la seule métropole, et plus précisément de l'administration » (Liazu 2000 : 8), à la solde des patrons.

- Ainsi, malgré le souci de ces derniers à privilégier une main-d'oeuvre
provinciale, « par le recours à la décentralisation industrielle, la croissance de l'industrie s'opère à une allure telle que les entrepreneurs se tournent également vers la main-d'oeuvre immigrée ». (Boubeker et Hajjat 2008 : 86)

L'immigration Nord-Africaine en France est le produit d'une colonisation brutale et totale qui a transformé les sociétés colonisées, d'un point de vue économique, politique, culturel et social. Frantz Fanon a, il y a longtemps déjà, décrit les effets de cette colonisation sur le peuple colonisé :

La domination coloniale a, on le sait, privilégié certaines régions. L'économie de la colonie (...) est toujours disposée dans des rapports de complémentarité avec les différentes métropoles. Le colonialisme (...) se contente de mettre à jour des ressources naturelles qu'il extrait et exporte vers les industries métropolitaines, permettant ainsi une relative richesse sectorale tandis que le reste de la colonie poursuit, ou du moins approfondit, son sous-développement et sa misère. (Fanon 1968 : 103).

De la même manière, ce fossé entre régions a, par la suite, été entretenu et amplifié par les pouvoirs locaux, relais du colonialisme. Ainsi, jusqu'à maintenant, en Afrique du Nord, on parle de « Maroc utile » et de « Maroc inutile », ou encore de « Tunisie du bord de mer » où sont concentrées les richesses et de « Tunisie de l'intérieur des terres » où sévissent le chômage et la misère

Par les guerres de colonisation puis par la colonisation non seulement de la terre, des richesses, du sol et du sous-sol, mais aussi des personnes et des esprits, le colonialisme a ruiné les fondements de l'économie traditionnelle et a détruit les structures sociales. Ainsi, le fait colonial, qui a marqué durablement la société colonisée, l'espace et les

16 A ce sujet, voir le travail de : Marc, Prival (1979) Les migrants de travail d'Auvergne et du Limousin au XXe siècle, Université de Clermont-Ferrand II : Publication de l'Institut d'Étude du Massif Central, fascicule XIX.

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frontières mais aussi, la société coloniale, a une grande part de responsabilité dans l'émigration nord-africaine vers la France, et dans la manière avec laquelle s'est faite cette migration. En effet, comme le dit S. Bouamama : « Coloniser suppose la production de conditions subjectives conduisant le peuple du pays colonisateur à soutenir le projet colonial pour le pire et à s'en désintéresser pour le mieux ». (Bouamama 2013 : 2).

Le colonialisme a instauré un contexte matériel et mental favorable à une migration de travail caractéristique « tant par son intensité, son importance numérique, sa continuité dans le temps (...) et à travers l'espace » (Sayad 1999) - notons de ce fait le prolongement de l'espace colonial au sein de l'espace métropolitain - que par le statut et les représentations du travailleur dans la société d'accueil. Rappelons qu'on parlait à l'époque coloniale de « travailleurs coloniaux » mais aussi - et actuellement encore - de « travail d'Arabe ».

L'exploitation des travailleurs nord-africains sur le territoire français fait partie d'une exploitation globale de cette région par la France et les « indépendances » n'ont rien changé à cela. En effet, les méthodes de recrutement décrites ci-dessus ont été appliquées avant et après l'indépendance du Maroc ; il y a même eu une intensification après 1956.

De plus, les accords migratoires entre les pays d'Afrique du Nord fraîchement « indépendants » et la France - il s'agit ici d'accords essentiellement analysés en terme de migration de main-d'oeuvre - ont été signés dans un contexte de domination économique française dans les échanges commerciaux, et d'influence politique plus ou moins directe.

Ainsi, comme l'a souligné B. Granotier (1979), concernant les relations globales de la France avec les pays nord-africains et avec ses anciennes colonies en général, il s'agit de la même exploitation qui se produit à trois niveaux : l'échange des marchandises, l'exploitation du capital et le recrutement de la force de travail.

A la fin des années 1960, le courant populationniste - selon lequel, un état fort est un état peuplé - alors à son apogée en France, va encourager les recrutements massifs et organisés d'immigrés. Michel Debré parlait à l'époque de « la France au 100 millions de Français ». L'idée de base était que la population française augmente sans que son « identité nationale » et sa « substance » ne soient altérées. La sélection des immigrés se faisait donc selon le critère de la couleur de peau. Cependant, la concurrence entre pays

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occidentaux faisait qu'il fallait attirer suffisamment de force de travail quelle que soit sa couleur de peau.

La trajectoire migratoire de la population étudiée ici est marquée par les politiques coloniales puis néocoloniales d'exploitation capitaliste. Celles-ci concernent d'une part le fond : cette population a pu émigrer du pays d'origine vers la France uniquement pour la force de travail qu'elle constituait. De même que ces politiques portent d'autre part sur la forme : les méthodes de recrutement, le système de contrats fabriquant une main-d'oeuvre flexible et malléable, la répartition géographique sur le territoire français selon les besoins de main-d'oeuvre17, le logement en foyer et en cité, la possibilité tardive et conditionnée du regroupement familial.

Ainsi, le conditionnement des droits sociaux à la résidence, pour cette population actuellement âgée et/ou à la retraite et dépendante de ces droits, s'inscrit dans la continuité de ces politiques. Et le fait que les caisses de sécurité sociale (CARSAT, CAF, CPAM, MSA) s'attaquent en premier lieu à ces catégories de personnes vulnérables - issues des anciennes colonies, vieillissantes, isolées, analphabètes, ne maîtrisant que partiellement la langue française - en connaissant bien les difficultés de ces dernières à faire valoir leurs droits, n'est pas anodin et soulève des interrogations.

2. Aspects spatiaux

Dans les propos qui précèdent, nous avons rappelé comment la politique coloniale a marqué spatialement les territoires colonisés, notamment en creusant un écart de développement entre régions lui étant utiles, à savoir les plaines du littoral et régions lui étant inutiles, à savoir les régions de montagne et les régions semi-désertiques et désertiques. Ce n'est pas un hasard que ce soient - en ce qui concerne le Maroc - le Nord, les différents Atlas, le Sud-est qui aient fourni le gros de la main-d'oeuvre immigrée des années 1960.

Ainsi, le colonialisme et la politique coloniale ont accentué le contexte de misère

17 Des cartes de séjour temporaires pour « travailleur saisonnier » étaient délivrées avec obligation de travailler dans le secteur d'activité (souvent il s'agissait du secteur agricole) et la région mentionnés sur la carte. « J'ai une carte de travail pour l'agriculture et dans le Vaucluse seulement, avec possible extension aux Bouches-du-Rhône qui a les mêmes besoins agricoles. » (Hubert et Loukili 2010 : 69)

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par les guerres de conquête puis de « libération », la spoliation des terres, la destruction des structures économiques et sociales, dans les campagnes que les recruteurs ont privilégiées dans leur sélection de main-d'oeuvre et toute une économie coloniale qui a favorisé le colon aux dépend de l'autochtone. La politique coloniale a été complètement menée au profit du colon et aux dépends de l'autochtone, ce qui a réduit ce dernier à une misère totale.

Dans les propos qui vont suivre, nous nous concentrerons sur les aspects spatiaux de la trajectoire des migrants Nord-Africains, dans un contexte où le colonialisme et les empires, avec un territoire organisé en terme de colonies et de métropole, ont laissé place aux états nationaux et aux grands ensembles régionaux de part et d'autre des lignes imaginaires et matérialisées du différentiel de développement. Ainsi, « les pays développés », et « les pays sous-développés », forment actuellement un territoire de référence en termes de frontières fortifiées et autres outils conditionnant les flux.

Comme le fait remarquer Le Boedec concernant le détroit de Gibraltar :

Porte océane entre Atlantique et Méditerranée, mais aussi porte transversale entre l'Afrique et l'Europe, le détroit capte et polarise les flux transméditerranéens. Avec seulement 13 kilomètres qui séparent les deux continents, il est le point de passage le plus étroit de la Méditerranée, mais aussi l'une des frontières les plus inégalitaires au monde. Alors que dans d'autres régions, la proximité favorise la convergence économique, l'écart de développement entre les deux rives ne cesse de croître : le PIB par habitant espagnol représente aujourd'hui quinze fois celui du Maroc alors qu'il n'était que quatre fois supérieur il y a trente ans. (Le Boedec 2007 : 2).

La mer Méditerranée s'est donc imposée - à travers les siècles - comme l'espace modèle de la « frontiérisation » de l'espace : entre Afrique « sous développée » et Europe occidentale « développée », mais aussi entre métropoles et colonies, ou encore plus loin dans l'histoire, entre Conquête musulmane et Reconquista catholique.

Ainsi, le fait de quitter l'Afrique du Nord pour l'Europe occidentale détermine spatialement la notion de trajectoire. Il ne s'agit pas uniquement d'un itinéraire menant jusqu'à la terre voisine, mais du passage d'un bord à l'autre, marquant une discontinuité spatiale naturelle et surtout sociopolitique. Le migrant connaît ainsi une rupture nette : « rupture avec le groupe, avec ses rythmes spatio-temporels, ses activités, bref, avec le système de valeurs et le système de disposition communautaire qui sont au fondement du groupe. » (Sayad 1999 : 422).

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Comme nous l'avons dit précédemment, le recrutement de main-d'oeuvre tel qu'il a été organisé durant les Trente glorieuses, considérait le territoire colonial puis néocolonial nord-africain comme étant un « espace réservoir de main-d'oeuvre », avec tout ce que cela représente comme avantages :

- Les immigrés, arrivés en France à l'âge adulte, constituent une force de travail

prête à l'utilisation. Sont économisés ainsi les coûts de subsistance (pas d'allocations et autres aides sociales), d'éducation et de formation car la réserve de main-d'oeuvre se trouve à l'étranger.

- Faible coût des infrastructures collectives : logement peu cher pour les
travailleurs (bidonvilles, puis HLM et foyers), de plus, nul besoin d'équipements collectifs (écoles routes, hôpitaux...) puisqu'il s'agit d'hommes seuls dont la famille reste au pays18.

Le recrutement et le système de contrats temporaires - piliers de la politique migratoire de l'époque - déterminent eux aussi spatialement la notion de trajectoire. En effet, ces derniers rappellent régulièrement à l'émigré potentiel que le fait de venir en France et d'y rester n'est pas gagné d'avance. La mobilité est entravée et conditionnée, favorisant ainsi le sentiment de se trouver sur un territoire « prison » - le pays d'origine - que l'on ne peut quitter que sous conditions, et vers lequel on peut facilement se faire expulser.

Une fois en France, le cloisonnement socio-spatial que vivent les immigrés nord-africains constitue un autre aspect de la trajectoire. Le logement des immigrés, constitué dans un premier temps de bidonvilles, logements de chantiers, hôtels et autres taudis urbains, puis de citées HLM et de foyers de travailleurs, donne à l'espace de la ville une organisation ségrégationniste, discriminatoire et raciste qui marque l'imaginaire, y compris celui des premiers concernés. Ainsi, dans les représentations dominantes, un maghrébin habite forcément un quartier HLM quand il est en famille, et un foyer Sonacotra /Adoma quand il est seul. Il n'est pas rare lorsque deux personnes originaires d'Afrique du Nord se

18 Nous rappelons ici que le regroupement familial n'a été rendu légal et institutionnalisé qu'en 1976 (jusque-là le système de contrat favorisait une immigration pendulaire d'hommes seuls), il a été suspendu ensuite en 1977, pour être de nouveau autorisé en 1978. La législation française en a restreint plus d'une fois les critères (surface de logement requise en fonction du nombre de membres attendus, montant des revenus, liens familiaux restreints à la famille nucléaire, âge des enfants, durée du séjour en France, sincérité de l'engagement matrimonial, stabilité du travail).

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rencontrent à Montpellier, que l'une demande à l'autre : « où est-ce que tu habites, La Paillade, Le Petit Bar ou Figuerole ?».

Pour les personnes isolées - dont la famille est au pays - la présence sur le territoire français est souvent contrainte par la dépendance vis-à-vis des caisses d'allocations retraites - et la résidence en France que cela implique - et/ou par des problèmes de santé qui nécessitent une présence en France, où visites médicales et hôpitaux sont généralement pris en charge, contrairement au pays d'origine. De ce fait, ce groupe a une pratique contrainte de l'espace. Certaines personnes, résidant en foyers, décrivent leur chambre comme étant « une tombe » ou encore « un gouffre » dans lesquels elles attendent la mort. Cependant, les études faites sur les immigrés âges et isolés de leur famille montrent une forte mobilité dans la ville - entre les différents quartiers populaires et particulièrement ceux du centre ville - ainsi qu'un fort ancrage dans la vie de quartier.

Dans l'ensemble, la sociabilité de proximité est organisée autour de deux pôles. Le premier s'organise autour des cafés et des PMU, avec la pratique du loto et du tiercé ou encore de divers jeux collectifs. Le marché hebdomadaire est aussi une occasion de sortie privilégiée au moins tant que la mobilité n'est pas réduite et même si la faiblesse des revenus oblige souvent à « acheter avec les yeux ». L'autre pôle est constitué par les activités commerciales installées dans certains établissements qui fournissent aussi des lieux de rencontres et d'échanges. (Bernardot 2006)

3. Aspects sociaux

Il existe évidemment une multitude de trajectoires sociales dans le groupe que constituent les immigrés nord-africains du troisième âge, vivant en foyer ou dans d'autres logements pour célibataires, et isolés de leur famille. Tout comme pour les autres catégories ouvrières vieillissantes, l'arrivée à l'âge de la retraite marque une rupture dans les fréquentations professionnelles, une baisse d'intensité dans les relations sociales, une baisse des revenus et une fragilisation des conditions de santé. Cependant, malgré les situations socio-économiques variées et une condition commune à l'ensemble des retraités et des personnes âgées, il y a des spécificités propres à la vieillesse dans l'immigration.

Tout d'abord, il y a les causes économiques de la migration qui constituent un des cadres sociaux de la trajectoire de ces vieux migrants : la quête d'une vie matériellement meilleure, avec un travail et un bon salaire qui permettraient de scolariser les enfants, de payer la maison. En somme, une quête d'ascension sociale commune à toutes les migrations de travail.

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Il y a également la condition de l'immigré venu des anciennes colonies qui est liée aux représentations de cette communauté de migrant-e-s dans la société française. Ces représentations qui jouent un rôle important dans les trajectoires sociales, sont au coeur de ce que S. Bouamama a appelé « l'espace mental colonial ». En effet, « des représentations du peuple colonisé, de sa culture et de sa religion desquelles découlent logiquement les types de rapports envisageables avec les membres de ce peuple. L'image de l'Arabe, du musulman, de l'indigène est ainsi produite pendant un siècle et demi pour justifier logiquement les rapports inégalitaires et les traitements d'exception que l'on doit tisser avec lui et exercer sur lui. » (Bouamama, 2013 : 2).

Pour ce qui est du capital social des immigrés nord-africains âgés et isolés, il existe une véritable hétérogénéité. Cependant, comme l'ont montré Bernardot (2006) et Sayad (1999), les migrants Nord-Africains arrivés en France à l'époque des trente glorieuses ont été « choisis » par des réseaux familiaux et par des recruteurs - en quête de main-d'oeuvre laborieuse et docile, de muscles - comme candidats à l'émigration. Ainsi, les capacités physiques, la place dans la fratrie, le statut économique et le capital social entraient entre autres dans ce processus de choix.

En effet, quand les recruteurs disaient clairement qu'ils préféraient sélectionner des contingents dans les zones rurales, cela correspondait à un certain profil sociologique : hommes illettrés, n'ayant aucune notion de langue française, avec des valeurs paysannes basées sur le courage au travail, qui est laborieux de nature, sans expérience du travail ouvrier ni expérience syndicale, ni expérience de la vie citadine.

Il existe de nombreux rapports et études19 qui traitent de la condition sociale, sanitaire et économique actuelle des travailleurs immigrés âgés et isolés. Les uns comme les autres décrivent une situation difficile et généralisée :

- Un vieillissement précaire : les études (Rapports du HCI, (2005) ; Bernardot,

(2006) portant notamment sur l'état de santé des immigrés, soulignent la présence de pathologies particulières et/ou observées plus tardivement chez le reste de la population. Si les mauvaises conditions de logement, la sur- consommation de tabac et les carences alimen taires provoquent une sur-morbidité (particulièrement chez les immigrés isolés) ;

19 Rapports : HCI 2005 ; CIRRVI, 2011 et études : Noiriel, 1992 ; Guillemard, 1972 ; Choukri, 2006 ; Bernardot, 1999, 2006.

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plus encore, les accidents du travail20, les poly-expositions et les maladies professionnelles entraînent quant à eux, diverses affections (ostéo-articulaires, respiratoires, troubles gastriques, problèmes bucco-dentaires). D'autres formes pathologiques comme les troubles somato-formes, douloureux persistants, appelés aussi « sinistrose », touchent les personnes seules et isolées. Selon une étude de l'INSEE menée entre 1998 et 200121, l'âge moyen des personnes dépendantes est de 75,3 ans pour les personnes nées au Maghreb, contre 82 ans pour celles nées en France.

- Un accès limité au droit : Les migrants nord-africains âgés - malgré la forte

dépendance d'un bon nombre d'entre eux aux minimas sociaux22 et les dures conditions sanitaires - rencontrent des obstacles spécifiques pour l'accès à la retraite et aux prestations d'assurance vieillesse, mais aussi pour l'accès aux soins et aux services à destination des personnes âgées.

Ces difficultés sont dues à la nature de certaines conditions posées par la législation, condition de résidence par exemple, au parcours professionnel discontinu (faible taux de cotisation dû au système de contrat mais aussi au fait que ces migrants figurent parmi les premiers licenciés), au manque, voire à l'absence, d'accès direct à certains organismes qui ne fonctionnent que par courrier, téléphone ou internet (sans prise en compte du public illettré), au manque de compréhension et à la complexité des démarches administratives, aux erreurs sur les numéros de sécurité sociale, etc.).

20 Selon le rapport du HCI (2005) : « La part des étrangers victimes d'accident du travail est de 13,1 % en 1991 alors que leur part dans la population active salariée n'est que de 6,8 %. Dans le secteur du bâtiment et des travaux publics où près d'un salarié sur cinq est étranger, 30,2 % des salariés victimes d'accidents entraînant une incapacité permanente sont étrangers. »

21 L'enquête « Handicaps-incapacités-dépendance », dite « enquête HID » (2001) porte sur les conséquences des problèmes de santé dans la vie quotidienne des personnes. En ce qui concerne les personnes âgées, ce sont au total 15 608 personnes de 60 ans et plus, représentatives de cette tranche d'âge, qui ont été interrogées. L'enquête HID permet de distinguer les personnes selon leur pays de naissance, avec les catégories suivantes : France, CEE, Europe de l'Ouest, Europe centrale et de l'Est, Maghreb, Afrique (hors Maghreb), Proche-Orient et Moyen-Orient, Amérique et Caraïbes, Asie, Océanie.

22 Comme nous l'avons dit, le système de contrat renouvelable a entraîné des périodes de chômage ou de travail non déclaré qui font que les droits de pension des immigrés sont les plus faibles. S'ajoute à cela le fait qu'ils aient été les premiers licenciés au cours des restructurations industrielles des années 1980 (alors qu'ils représentaient 10 à 15% des effectifs à la fin des années 1970, ils ont absorbé à eux seuls de 40 à 50 % des suppressions d'emploi dans l'industrie et le bâtiment) (Math, 2009).

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L'idée reçue de l'immigré âgé responsable du trou de la sécurité sociale est totalement démentie par le rapport du Haut Conseil à l'Intégration, paru en 2005. La personne âgée maghrébine consulte environ trois fois moins que la personne âgée d'origine française. La consommation de soins de ces travailleurs âgés est très proche de celle du reste de la population ouvrière. Ils consultent plus souvent des médecins généralistes et moins souvent des spécialistes. Les maladies sont dépistées plus tardivement et conduisent plus fréquemment à des hospitalisations d'urgence, comme le montrent les enquêtes menées par le HCI (2005) et par Bernardot (2006).

Ainsi, cette deuxième partie de notre recherche avait pour objectif essentiel de cerner la notion de trajectoire en géographie et de mieux comprendre la migration nord-africaine en France, à travers l'interaction de ses aspects géopolitiques, spatiaux et sociaux. Retenons que la trajectoire spécifique de cette migration marquée par cette interaction, laisse apparaître les rapports de pouvoir qui la conditionnent.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon