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L'autobiographie dans l'univers littéraire tchadien, histoire de migration et d'espoir

( Télécharger le fichier original )
par Emmanuel KALPET
Ngaoundéré (Cameroun) - Master es-lettres 2014
  

Disponible en mode multipage

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UNIVERSITÉ DE NGAOUNDÉRÉ

THE UNIVERSITY OF NGAOUNDERE

FACULTY OF ARTS, LETTERS

AND SOCIAL SCIENCES DEPARTMENT OF FRENCH

P. O. BOX 454

Department of French

FACULTÉ DES ARTS, LETTRES

ET SCIENCES HUMAINES

DÉPARTEMENT DE FRANÇAIS

B.P 454

Département de français

L'AUTOBIOGRAPHIE DANS L'UNIVERS LITTÉRAIRE TCHADIEN, 

HISTOIRE DE MIGRATION ET D'ESPOIR

Une lecture de Loin de moi-même de Zakaria Fadoul Khidir, Un Tchadien à l'aventure de Mahamat Hassan Abakar et Tribulations d'un jeune tchadien de Michel N'Gangbet Kosnaye

Mémoire présentéet soutenu en vue de l'obtention du Diplôme de Masterès Lettres

Option : Littérature négro-africaine d'expression française

Par

Emmanuel KALPET

Licencié ès Lettres

Sous la direction de 

M. PARE DAOUDA

Chargé de Cours

Année académique 2013-2014

DÉDICACE

DEDICACE

?

La famille Bassigué Gag-Baroum.

REMERCIEMENTS

La réalisation de ce travail a été rendue possible grâce à la participation de plusieurs personnes auxquelles nous tenons à adresser nos sincères remerciements :

Notre directeur de recherche, le Docteur PARE Daouda pour sa disponibilité, ses conseils et ses encouragements. Merci infiniment d'avoir accepté de diriger ce travail en dépit de vos multiples occupations. Du fond du coeur, nous vous sommes reconnaissant pour ce que vous avez guidé nos pas sur le chemin de la recherche, tant par votre humilité que par votre rigueur scientifique.

Tous nos enseignants du Département de Français de l'Université de Ngaoundéré : les Professeurs Joseph NDINDA, Robert Fotsing MANGOUA, Clément Dili PALAÏ et les Docteurs Jean-Marie WOUNFA et Gilbert ZOUYANE pour l'initiation à la science littéraire.

Nous ne saurons oublier ceux de l'Université d'Abéché qui nous ont introduit dans l'univers littéraire. Nous pensons ici aux sieurs AttiéDjouid-DjarAlnabi,MadjiradéYaphète, KimtoloumPatchad, Adam Hassan Abdoulaye, AndjaffaDjaldi Simon, KouagoAbdoulaye, Oumar Ali Moustapha, Younous Saleh Abas et NaindoubaVincent.

Merci à messieurs MAMADI Robert, ASGUET MAH Felix et BAROUM Service Bruno pour l'intérêt particulier accordé à ce travail. Nous vous sommes reconnaissant pour la documentation, les multiples échanges, les lectures attentives, les traductions, les conseils et les orientations qui ont largement contribué à l'édification de cette production. Cette reconnaissance va également à l'endroit de BAROUM LAB Severin et Pascal DAFOGO qui nous ont ouvert respectivement les portes de leurs secrétariat et bibliothèque.

Toutes nos reconnaissances aux amis ainsi qu'aux camarades de la promotion pour leurs aides et encouragements.

SOMMAIRE

Dédicace i

Remerciements i

Abstract vi

Liste des abreviations vii

Introduction générale 1

PREMIÈRE PARTIE : ESTHÉTIQUE DE L'ICI ET DE L'AILLEURS 17

CHAPITRE PREMIER : DE LA NÉCESSAIRE RETROSPECTION ? L'ÉNONCIATION DU PROJET DE DÉPART 20

I- SITUATIONS D'ORIGINE 2

1- Statut socio-économique et politique du pays d'origine 23

1-1-Un état de pauvreté 24

1-2-Une période de troubles politiques 28

2- Modes de vie du personnage 31

2-1- Le cadre familial 32

2-2- Le milieu scolaire 34

II- MOTIVATIONS DU PERSONNAGE 37

1- Motifs premiers 39

1-1- Une obligation académique 39

1-2- Désirs de changement social 42

2- Motifs secondaires 44

2-1- L'envie de découvrir 45

2-2- Nouvelles situations initiales ou itinéraires d'errance 46

CHAPITRE DEUXIÈME : ESPACES MIGRATOIRES ET CONDITIONS D'ACCUEIL 52

I- ESPACES MIGRATOIRES : REGARD ÉVALUATEUR DU MIGRANT-ERRANT 54

1- Migrations transafricaines 55

1-1- L'Afrique noire 57

1-2- L'Afrique arabe 65

2- Espaces européen et asiatique 67

2-1- La France 69

2-2- La Syrie et le Liban 74

II- CONDITIONS D'ACCUEIL 76

1- Un milieu, un accueil 76

1-1- Les séjours en terres africaines 76

1-2- Insertion sociale du personnage en Europe et en Asie 81

2- Rôle du personnage dans le processus de son intégration sociale 86

2-1- Acceptation des valeurs de l'Autre 86

2-2- Mise en oeuvre du savoir-faire 89

DEUXIÈME PARTIE : GENRE AUTOBIOGRAPHIQUE ET EXPÉRIENCE MIGRATOIRE 93

CHAPITRE TROISIÈME : L'AUTOBIOGRAPHIE EN ELLE-MÊME 95

I- ÉLÉMENTS DE BASE DU PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE 97

1- Contrainte thématique 97

2- L'énonciation 98

II- LE PACTE RÉFÉRENTIEL 101

1- Références para-textuelles 102

1-1- Le titre 103

1-2- La préface, la dédicace et le remerciement 104

1-3- Données biographiques et représentations graphiques 106

2- Références intra-textuelles 115

2-1- Éléments historiques 115

CHAPITRE QUATRIÈME : EXPÉRIENCES MIGRATOIRES ET RÉINSERTION SOCIALE 119

I- EXPÉRIENCES MIGRATOIRES 121

1- Les difficultés rencontrées 122

1-1- Difficultés financières et routières 124

1-2- Problèmes psychologiques 128

2- Les acquisitions 133

2-1- Découvertes 134

2-2- Formations morale et professionnelle 136

II- RETOUR ET RÉINSERTION SOCIALE 139

1- Transmutation de la terre d'origine 141

1-1- Une réinsertion difficile 143

1-2- Figures de l'échec social 145

2- Symbolique du récit autobiographique de la migration 148

2-1- Un témoignage à la postérité 148

2-2- Une réconciliation avec soi-même 151

CONCLUSION GÉNÉRALE 154

BIBLIOGRAPHIE 159

RÉSUMÉ

La récurrence de la thématique de la migration dans le champ autobiographique tchadien nous a semblé une opportunité de réflexion. ? travers Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, ce travail vise à démontrer comment l'expérience migratoire est motif d'écriture autobiographique. Il montre de ce fait que Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye partent de la présentation de leur pays d'origine à travers laquelle ils situent leur motivation de départ. Ensuite, sur la base d'un projet axiologique, ceux-ci s'adonnent à l'évaluation des espaces migratoires en mettant l'accent sur le « vu » et le « vécu ». Ce faisant, la nature autobiographique de leurs récits est rendue manifeste par la place essentielle qu'y prend la subjectivité. Enfin, ce travail analyse le choix du genre autobiographique par les trois auteurs et l'envie qui les anime de transcrire un itinéraire singulier à travers lequel peut se lire l'Histoire de tout un peuple, de toute une génération.

Mots clés : Tchad,expérience migratoire, écriture autobiographique, espaces migratoires, évaluations, itinéraire singulier.

ABSTRACT

The thematical recurrence of migration in the chadian autobiographical field seemed us a chance of reflexion. Through Loin de moi-même, UnTchadien à l'aventure and Tribulations d'un jeuneTchadien, this work aims to show how is migratory experience a reason of autobiographical writing. It shows for the fact, Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar and Michel N'Gangbet Kosnaye go from the presentation of their own country through which they situate their departure motivation. And then, it establishes on the base of axiologic project, these authors focus on the evaluations of migratory spaces by putting stress on the «saw» and the «lived». Underlying then the subjectivity of their narrations, that justifies their autobiographical nature. Lastly, this work analyses how the choice of autobiographical genre by these authors is determined by the envy to transcribe a singular itinerary through which we can read the history of whole people, of whole generation.

Key words: Chad, migratory experience, autobiographical writing, migratory spaces,evaluation, singular itinerary.

LISTE DES ABRÉVIATIONS

LDMM : Loin de moi-même

UTAA : Un Tchadien à l'aventure

TDJT : Tribulations d'un jeune Tchadien

FROLINAT : Front de Libération Nationale

E.N.M : École Nationale de Magistrature

BEPC : Brevet d'Étude du Premier Cycle

AETF : Association des Étudiants Tchadiens en France

CEMAC :Communauté Économique etMonétaire de l'Afrique Centrale

SDF : Sans Domicile Fixe

FEANF : Fédération des Étudiants d'Afrique Noire en France

INTRODUCTION GÉNÉRALE

La littérature est le lieu d'expression des formes variées d'écriture. Ces différentes formes, regroupées sous l'appellation « genres littéraires », répondent chez l'homme à une double préoccupation : le besoin de se divertir et le plaisir de représenter le monde, d'imiter ou reproduire la vie. Cependant, pour atteindre ce « but général », chaque genre trace sa voie. Si le roman se définit par la fiction, le théâtre la mise scène et que la poésie passe par le symbole pour saisir la réalité, naît au XVIIIe siècle un genre appelé autobiographie qui se réclame de la « littérature personnelle » au service de la « vérité » et non de la « vraisemblance ». Dans notre champ circonscrit, nous envisageons d'étudier le récit autobiographique en rapport avec la thématique de la migration. Pour éviter toute confusion dans l'analyse qui suivra, il importe pour nous de comprendre, de prime abord, la signification, les caractéristiques, l'histoire et les réalités du genre autobiographique et du thème de la migration.

Pour saisir le sens de l'autobiographie, nous nous intéresserons à la définition qu'avait donnée Philippe Lejeune. En effet, dans son ouvrage intitulé Le pacte autobiographique1(*), il définit l'autobiographie comme étant un « récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité2(*) »(Lejeune, 1975, p. 14).

Le genre autobiographique n'est pas isolé, plusieurs autres genres semblables l'entourent et prêtent à confusion à défaut d'attention. Ces genres voisins sont : les Mémoires, le Journal intime, l'Autoportrait,la Biographie et le Roman personnel(l'Autofiction et/ou roman autobiographique). L'autobiographie se distingue donc de ses voisins par certains éléments qu'intègre sa définition. Ainsi, elle s'oppose aux mémoires par le fait que le sujet qu'elle traite porte sur la vie individuelle, sur l'histoire de la personnalité. Ce qui n'est pas vrai des mémoires dont le mémorialiste, qui est un personnage public, donne par écrit le récit des choses, des événements auxquels il a participé ou a été témoin. Du journal intime dont le récit se fait au jour le jour, elle se distingue par la perspective rétrospective du récit. Cette perspective rétrospective du récit permet encore de la séparer de l'autoportrait ou essai qui exclut le récit et prend l'allure d'une dissertation dont le thème porte sur une vie. Enfin, la situation de l'auteur qui donne lieu à la notion d'identité, permet d'éviter la confusion entre autobiographie, biographie et roman personnel. En effet, si la biographie (qui peut être aussi vraie que l'autobiographie) s'écrit à la troisième personne avec écart entre auteur, narrateur et personnage principal,dans l'autobiographie, ces trois instances ne sont pas dissociables. Cette mesure écarte aussi bien le roman personnel qui, comme l'autobiographie, peut s'écrire à la première personne mais dont le pacte référentiel demeure bien flou : pas d'identité commune entre auteur-narrateur-personnage et présence des éléments fictifs dans le récit.

Comme tous les genres, l'autobiographie a une histoire. Son origine remonte à l'Antiquité où Marc Aurèle (IIe siècle) écrit ses Penséeset invite à la libération des passions par l'écriture. ? sa suite, dans une perspective de l'aveu des fautes, Saint Augustin (IVe siècle), écrira Les Confessions. Au XVIe siècle, avec l'humanisme, le genre s'affirme grâce à l'intérêt centré sur l'individu. On le voit avec Montaigne et ses Essais (bien que l'absence de chronologie nous défende d'yapposer le nom d'autobiographie au sens strict).

De l'Antiquité au XVIe siècle, le genre autobiographique n'était qu'à ses balbutiements. C'est dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle que Jean-Jacques Rousseau avec Les Confessions3(*) (publication posthume 1782-1789) jettera le jalon d'une véritable autobiographie au sens moderne du terme. ? la suite de Rousseau, le XIXe siècle, marqué par l'esthétique romantique, met l'accent sur l'écriture du moi et place ainsi les récits de vie au-devant de la scène. Beaucoup d'auteurs de cette époque, tels Chateaubriand (Mémoires d'outre-tombe4(*)) et Stendhal (Vie de Henri Brulard) avaientécrit leur autobiographie. Au XXe siècle, le genre sera influencé par le développement des sciences humaines telles que la psychanalyse, la sociologie et l'ethnologie ; notamment avec la naissance de la notion d'inconscient qui intériorise l'autobiographie et fait penser à la difficile quête de soi5(*). Aujourd'hui, le genre est en vogue.Tel fut le parcours de l'autobiographie dans le contexte européen.

En Afrique, le genre date de la période coloniale. Les premières autobiographies africaines furent écrites en langues africaines (éwé, igbo, zoulou, mendé...), en anglais et en allemand.Cette méthode des « récits de vie » a été découverte par les ethnologues. Ainsi, le grand linguiste et anthropologue allemand Diedriche Westermann publie en 1938 Onze autobiographies d'Africains6(*).Cet ouvrage, considéré comme première anthologie de l'autobiographie africaine est une collection des confessions venues de toute l'Afrique, qui a pour but, selon son auteur, de « démontrer l'unicité de l'Homme noir ».JânosRiesz, spécialiste en littérature africaine à l'université de Bayreuth donne en 1943 une traduction en français qui paraît aux éditions Payot7(*).C'est dans les années 1950 que paraissent des autobiographies d'auteurs africains respectant les canons occidentaux. En Afrique francophone, L'Enfant noir de Camara Laye est l'un des classiques.

Un fait sur l'autobiographie en Afrique mérite d'être mentionné. En effet, certains critiques occidentaux ont tendance à nier la possibilité de l'existence d'une autobiographie africaine. Cette position a été souvent justifiée par le fait de la culture essentiellement orale de l'Afrique et la notion de la collectivité qui, selon ces critiques, fait que le `'je'' se confond avec le `'nous''. Bernard Mouraliscité par Nicolas Martin-Granel8(*)dira à cet effet que « l'introspection n'existe pas dans les littératures africaines ».

Dans l'univers littéraire tchadien, Joseph Brahim Seid fonde le genre en 1967 avec L'Enfant du Tchad. D'autres auteurs tels qu'Antoine Bangui, Ahmat Kotoko, Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar, Michel N'Gangbet Kosnaye,Hinda DebyItno, AvoksoumaDjona,NgarlejyYorongar, pour ne citer que ceux-là, lui emboitent le pas et donnent au genre une place importante dans ce champ littéraire. Aujourd'hui, beaucoup de Tchadiens continuent d'écrire leurs autobiographies. S'ils ne le font pas dans le respect du pacte, c'est dans une autofiction9(*) flagrante qu'ils livrent les angoisses du moi. Ce grand intérêt pour l'écriture intimiste dans un espace en perpétuelle instabilité comme le Tchad, devrait, à notre avis, susciter beaucoup d'interrogations.

Parler de l'autobiographie, c'est aussi évoquer les problèmes qu'elle rencontre. En effet, pour ce qu'elle relève d'une littérature personnelle, l'autobiographie souffre d'un préjugé défavorable, car parler de soi implique une vision individualiste et narcissique de l'écriture. Blaise Pascal ne manque pas de souligner que « le moi est haïssable ». Aussi, il se pose un problème de sincérité. Même si l'autobiographe, par le pacte de lecture prétend être sincère, il est illusoire de croire en une vérité absolue (nous le verrons avec l'analyse de notre corpus). La mémoire étant sélective, l'autobiographe peut oublier des moments de son existence, manquer d'objectivité sur sa propre vie, omettre volontairement les aspects de sa vie qu'il ne souhaite pas rendre publics, ajouter des éléments fictifs dans le récit ou faire un choix subjectif de la partie de la vie qu'il décide de narrer. Eu égard à cela, André Gide cité par Lejeune déclare que « les mémoires ne sont jamais qu'à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité ; tout est toujours plus compliqué qu'on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près de la vérité que dans le roman. » (Lejeune, 1975, p. 41).

Toutefois, Lejeune n'a pas manqué de souligner dans Le pacte autobiographique le fait que toute autobiographie est sous-tendue par un projet. Ce projet peut se définir par la volonté qu'a l'autobiographe d'accéder à la postérité ou encore la nécessité de se soulager, de se libérer, voire de se confesser. Le motif peut être aussi l'envie de s'analyser pour mieux se connaître, dresser une image de soi, un bilan de sa vie, de se remettre en question. L'écriture autobiographique est aussi le lieu de justification, de défense d'une thèse, ou de transmission d'un message, de création d'une image, une apparence voulue pour changer le regard des autres sur soi.

Les propos qui précédent, loin d'être un aperçu général et complet sur le genre autobiographique, nesont que quelques choix éclectiques parmi tant de réalités qui l'entourent. Notre sujet de recherche porte sur  l'autobiographique dans l'univers littéraire tchadien, histoire de migration et d'espoir. Par « histoire », nous faisons allusion au signifié et/ou contenu narratif. Comme le précise Gérard Genette, « je propose [...] de nommer histoire le signifié ou contenu narratif [...], récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et narration l'acte narratif producteur et par extension, l'ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place. » (Genette, 1972, p. 72). Nous envisageons donc étudier isolément et comparativement les fonctionnements du récit dans les oeuvres formant notre corpus afin de montrer en quoi elles sont le produit des expériences migratoires. Le récit tel que nous l'employons ici « désigne la succession d'événements, réels ou fictifs, qui font l'objet de ce discours, et leurs diverses relations d'enchaînement, d'opposition, de répétition. ». (Genette, 1972, p. 71).

Par migration, nous entendons le déplacement d'une personne ou d'une population d'un pays dans un autre pour s'y établir. Perçu comme phénomène, la migration en tant que notion recèle deux pans que sont l'« émigration » et l'« immigration ». Le premier se conçoit comme le départ d'un pays pour aller vivre temporairement ou définitivement dans un autre pays, pour des raisons politiques, économiques ou personnelles ; tandis que le second se définit comme l'entrée dans un pays de personnes étrangères qui souhaitent s'y installer. Signalons pour préciser que la notion de la migration entretient des relations de familiarité avec d'autres notions connexes telles que « voyage », « exil », « errance», « nomadisme ».10(*)

Il faut aussi noter que la question de la migration était au départ la préoccupation des historiens, juristes, économistes et sociologues. Aujourd'hui, elle paraît non moins essentielle en littérature. En effet, elle a été source d'inspiration pour beaucoup d'auteurs ayant le souci de témoigner de l'endurance et de l'expérience de l'ailleurs, soit en tant qu'acteurs, soit en tant qu'observateurs lucides. C'est ce qui justifie la présence d'une abondante littérature (romans, carnets de route, récits autobiographiques, etc.) mettant en scène le destin commun et/ou individuel des voyageurs en quête d'un idéal.

Plusieurs raisons ont contribué à asseoir notre intérêt pour un tel sujet.De prime abord,nous avons fait le constat selon lequel le genre autobiographique, qui, longtemps semblait être méconnu, attire l'attention de beaucoup de critiques ces derniers temps. Cet éveil se lit à travers l'engouement qui lui est témoigné dans les universités. Ce qui concourt à dire que le genre est en quête de positionnement dans le vaste champ de la littérature. Nous nous sommes ainsi dit que l'autobiographie reste encore un genre en friche qui nécessite un investissement. Cette intuition a trouvé confirmation chez Philippe Lejeune, l'un des grands théoriciens de l'autobiographie. En effet, dans son ouvrage intitulé Autogenèses(avril2013), il affirme clairement : « je crois que l'autobiographie est un genre en train de naître. On en est aux balbutiements, dans l'état où en était le roman il y a trois siècles. Il y a plein de choses à inventer. » (Lejeune, Autogenèses, Les Brouillons de soi 2, 2013, p. 19)11(*).

Aussi, nous avons remarqué que les phénomènes migratoires sont toujours d'actualité et donc, méritent que l'on s'y penche. Ainsi, nous avons constaté qu'il y a une abondante production autobiographique dans le champ littéraire tchadien dont, pour la plupart, le voyage constitue la trame essentielle du récit. Ces hommes issus de ce pays, ont émigré pour des raisons sociales et politiques et ont décidé, par le biais de l'autobiographie, dans un style simple et sobre, de témoigner de leur aventure, de l'expérience de leur pérégrination dans des contrées lointaines. Notre motivation, en plus de questionner la récurrence d'une thématique dans un champ circonscrit, serait de voir ce que l'expérience de l'ailleurs signifie pour ces autobiographes tchadiens et, par ricochet, tenter de percer la portée idéologique de leur récit.

Ainsi, en ayant pour corpus des textes autobiographiques, nous entendons proposer une nouvelle lecture de la thématique de la migration qui, jusque-là, n'a été abordée (dans la majorité des cas) que dans les oeuvres de fiction.

Plus encore, la question de la migration est vue sous l'angle d'un déplacement de l'Afrique vers l'Europe suivi, dans certains cas, d'une `'migration retour'' Europe-Afrique. Or, nous estimons que l'ailleurs ne peut pas forcément se mesurer qu'en terme de continent même si le mythe de l'ailleurs est fondé sur le bon-vivre et que l'Europe par rapport à l'Afrique est vue par les migrateurs comme « paradis à conquérir à tout prix ». Eu égard à cela, et vu que la migration dans les oeuvres de notre corpus s'effectue en grande partie en Afrique donnant lieu à une errance  et/ou à une pérégrinationà travers plusieurs pays africains, notre motivation est de voir la qualité de l'accueil que l'Africain réserve à son « frère » Africain migrateur (s'il faut considérer le mythe de l'Afrique hospitalière) en comparaison aux types d'accueil auxquels les Noirs migrateurs sont confrontés en Europe.

Le corpus de notre sujet de recherche est composé de trois oeuvres. Il s'agit de Loin demoi-même de Zakaria Fadoul Khidir, Un Tchadien à l'aventure de Mahamat Hassan Abakar et Tribulations d'un jeune Tchadien de Michel N'Gangbet Kosnaye, toutes publiées chez L'Harmattan, respectivement en 1989, 1992 et 1993.Ce sont des récits autobiographiques faits par des auteurs tchadiens qui ont émigré et séjourné loin de la terre natale.Dans ces écritures du moi, chaque `'je'' qui prend la parole peint le tableau du temps fort de son expérience de l'ailleurs. Cet ailleurs dont il est question n'est pas indubitablement l'Occident, comme ce fut le cas dans plusieurs romans s'inscrivant dans cette logique. Ici, il est majoritairement question d'une migration à travers le continent africain (Tchad, Cameroun, Congo, Mali, Niger, Nigéria, Sénégal, Gabon, Egypte, Côte-d'Ivoire...) qui va donc s'acheveren Occident (France) via l'Orient (La Syrie, le Liban) dans le cas de Mahamat Hassan Abakar.

Loin de moi-mêmeest composée de 223 pages et s'articule autour de trois parties qui présentent un récit d'une durée de 27 ans. La première partie qui constitue l'intrigue est intitulée `'Mon enfance''. Zakaria Fadoul nous présente par là le tableau de son royaume d'enfance : une enfance caractérisée par l'innocence, la naïveté mais surtout comblée d'affectionmaternelle, paternelle et fraternelle. S'ensuit l'entrée à l'école dont il retrace les difficultés (l'apprentissage du français) du premier contact avec une culture étrangère. Ce contact l'éloignera peu à peu du milieu familial : du village, il sera transféré à Biltine, chef-lieu de la circonscription puis à Abéché, chef-lieu de la région. Dans la deuxième partie intitulée `'Les Moments de désespoir'', il retrace son expérience migratoire, une migration qui fait place à l'errance dont il évoque les traumas. Ce fut d'abord un premier voyage en Europe, sans anicroche majeure. Ensuite, vient le départ pour l'université de Kinshasa (Congo) qui se solde par un échec. Puis un deuxième échec à Dakar (Sénégal),et s'ensuit le retour au pays natal. Commence l'errance qui va du Tchad au Cameroun (Kousseri, Maroua, Garoua, Ngaoundéré, Meiganga, Yaoundé, Ambam, Ebolowa) jusqu'aux frontières congolaises et gabonaises suivi d'un retour au Cameroun (Yaoundé) et le rapatriement pour le Tchad. Enfin, la troisième partie qui a pour titre `'Réminiscences'' nous replonge dans l'enfance. Le narrateur qui prend la posture d'un chroniqueur, rapporte des anecdotes et/ou incidents qui s'étaient déroulés dans son village et dans sa famille.

Un Tchadien à l'aventure compte 123 pages. Le récit qui prend en compte 10 années de vie est présenté sous forme de tableaux dont les titres retracent l'itinéraire du personnage. L'oeuvre s'ouvre tout d'abord par une introduction qui donne un tableau sombre de la vie politique du Tchad de 1960 à 1990. Le narrateur situe ensuite son récit dans les années 1972, une période pendant laquelle le Tchad est en pleine ébullition politique et où la rébellion fait rage au Nord du pays et attire beaucoup de jeunes révolutionnaires. Mahamat Hassan qui rêve comme tous les jeunes de son âge, décide de rejoindre le FROLINAT (Front de Libération Nationale). Ainsi, « un bon matin », il quitte N'Djamena et se retrouve au Cameroun (Kousseri). Là, commence ses pérégrinations. Il traverse le Nigeria et la Haute-Volta (actuel Burkina-Faso), arrive au Niger dans l'espoir de descendre au nord du Tchad. Cependant, ayant appris la présence des agents secrets de Tombalbaye (président du Tchad à l'époque), il décide de contourner par l'Algérie. Un trajet qui l'amène au Mali. N'ayant plus d'argent pour continuer son voyage, il se met en quête de travail. L'accès au travail étant difficile au Mali, il quitte pour la Côte d'ivoire où il séjourne pendant deux ans et parvient à économiser. De là, il change le projet initial au profit des études. Ce nouveau motif le conduit en Égypte. Confronté aux problèmes d'accès à l'université, il s'envole pour la Syrie où il obtient une licence en droit au bout de quatre années d'études. La guerre se poursuivant de plus belle au Tchad, il juge inutile de revenir grossir le nombre des refugiés tchadiens au Cameroun ; alors il décide d'aller parachever ses études en France. Fin juin 1982, ayant obtenu son diplôme de magistrat délivré par l'E.N.M (Ecole Normale de Magistrature) de Paris, il prend l'avion pour N'Djamena où il se met au service de son pays en discorde sociale.

Enfin, Tribulations d'un jeuneTchadien narre une période de vie d'une durée de 54 ans formant 179 pages divisées en six parties. A la manière de Zakaria Fadoul, N'Gangbet Kosnaye nous livre dans la première partie intitulée `'L'Enfance'', un tableau du cadre familial dans lequel se meut son enfance. Issu d'une famille polygame dont la mère a été répudiée, le jeune Gago12(*) sera envoyé à l'oncle paternel, cuisinier du commandant de cercle qui devient son père adoptif. Ce premier voyage l'éloigne de son village Hollo.Ce fut le contact avec l'école (deuxième partie intitulée `'L'école primaire''). Le narrateur fait mention des difficultés du premier apprentissage et déroule l'itinéraire de l'errance sur lequel l'a placé l'école. Chaque niveau de classe correspond à une nouvelle ville. Ainsi, il erre de Doba à Moundou en passant par Laï jusqu'à Bongor où il fréquente le collège (troisième partie intitulée `'Le collège''). Le parcours de Bongor, sanctionné par l'obtention du BEPC (Brevet d'Etude du Premier Cycle), il devient fonctionnaire de l'administration coloniale, affecté à Fort-Lamy au poste de comptable à la mairie (quatrième partie intitulée `'Employé à l'administration coloniale''). Après quelques mois de service, il s'envole pour Brazzaville (Congo) où il suit une année de formation professionnelle. De retour au Tchad, il reprend service mais cette fois-ci à Bousso en qualité d'agent spécial de l'administration coloniale. Nous sommes en 1958 et la France obligée, est sur le point de libérer les colonies. Mu par l'idée de se faire une place sous le soleil des indépendances, Gago, conseillé par son chef partant (un Blanc), décide de reprendre le chemin de l'école. Il obtient de ce fait une bourse et se rend en France (cinquième partie intitulée `'Le séjour en France). Là-bas, lesétudes s'accompagnent d'un militantisme béat. Il devient leader de l'Association des Étudiants Tchadiens en France (AETF) et, avec ses compatriotes, ils font face au pouvoir de Tombalbaye qu'ils taxent d'antinationaliste.? la fin de ses études, il revient au pays (dernière partie intitulée `'Retour au pays natal''). ? peine repris service, au terme d'une conférence que lui et ses amis avaient animée, le gouvernement l'accuse de menées subversives et d'incitation à la révolte. Ce qui lui vaut, au terme d'un procès, cinq années de prison dans des conditions insalubres. N'GanbetKosnaye termine sonrécit par une petite dissertation sur le devenir de l'Afrique en général et du Tchad en particulier.

Avant d'en arriver à l'analyse appropriée, il importe pour nous de faire le point sur l'état de la question afin de montrer les travaux jusque-là fait sur la littérature tchadienne en rapport avec notre corpus, puis ceux impliquant la thématique de la migration.En effet, bien que l'étude de la thématique de la migration dans notre champ circonscrit donne lieu à une vacuité, nous recensons ici quelques travaux esquissés sur les oeuvres formant notre corpus ainsi que quelques ouvrages, articles et mémoires ayant traité de la migration.

En 2002, MarcelBourdette-Donon publie chez L'HarmattanLa Tentation autobiographique ou la genèse de la littérature tchadienne. Dans son ouvrage, le critique français s'adonne à une analyse psychologique des auteurs ainsi que leur rapport avec leur société. Pour lui, l'écriture autobiographique au Tchad a vu le jour grâce à ce goût narcissique qu'avaient des hommes qu'apparemment, « rien ne prédisposait à écrire » mais que la pression de l'histoire avait amené à écrire pour se justifier. Il parvient à la conclusion selon laquelle, l'autobiographie au Tchad est le lieu d'expression d'une fêlure existentielle et, en essayant d'écrire pour témoigner de faits venus bouleverser le cours paisible de leur vie, ces autobiographes ont jeté en même temps le jalon de ce qui sera appelé la littérature tchadienne.13(*)

Une année plus tard, Ahmed Taboye publie au centre Almouna de N'Djaména un Panorama critique de la littérature tchadienne.Dans cet ouvrage qui fait une part belle à l'autobiographie, le critique se livre à une analyse socio-historique des textes autobiographiques. Il arrive à conclure que l'écriture du moi au Tchad est l'expression de la quête de la personnalité à travers le regard rétrospectif imbriqué de la vicissitude. Il place de ce fait la question politique comme fondement de toutes les autobiographies des auteurs tchadiens.

De même, Félix Asguet Mah a produit un mémoire de DEA en 2006-2007 à l'université de Ngaoundéré sur le thème : « L'écriture du Moi dans la littérature tchadienne : expression d'une adversité politique et de création littéraire ». L'étude arrive à la conclusion selon laquelle, l'adversité politique est la trame de l'écriture du moi dans la littérature tchadienne et, par ailleurs non seulement l'exposition du moi est source de culture littéraire mais la prison en soi est motif littéraire chez ces auteurs.

Dans la même année, toujours à l'université de Ngaoundéré, BemadjingarDjimnoudjingar a traité de « La reconstitution de l'identité personnelle dans Loin de moi-même de Zakaria Fadoul Khidir ». Abordant dans une perspective psychanalytique, il conclut que la question de l'identité revêt une importance capitale dans la littérature africaine. En spécifiant un cas, il remarque que l'éloignement est un vecteur déconstructeur de l'identité personnelle dont la reconquête passe par la littérature conçue comme moyen thérapeutique.

En 2006-2007 toujours (l'université de Ngaoundéré), Clarisse Julie ChuemelaLontsi traitait « le mythe de l'ailleurs et l'immigration dans l'oeuvre romanesque de Daniel Biyaoula et de Jean Roger Essomba ». La candidate postule à la base de la lecture de son corpus que les phénomènes migratoires sont fruit du développement des mythes de l'ailleurs par les personnages migrateurs.

En 2007-2008, Louis Marcel Ambata de même soutient à l'université de Ngaoundéré un mémoire sur « La migration retour chez quatre écrivaines africaines : Calixte Beyala, FatouDiome, Fatou Keita et Aminata Sow-Fall ». Il met l'accent sur la phase retour de l'immigré qui, l'aventure vouée à l'échec, échoue de nouveau sur sa propre terre natale.

En dehors de l'université de Ngaoundéré, nous faisons état du mémoire de maîtrise d'IvesSangouingLoukson intitulé : « représentation et migration dansThe pickupde NadineGordimer »,présenté à l'université de Yaoundé I en 2008. Dans sa démarche, l'aspirant chercheur établit un rapport entre la représentation et la migration.Il ressort que la migration constitue une sorte de scène théâtrale où se déploie non seulement la représentation (ses mécanismes, ses manifestations, ses conséquences) mais aussi la remise en question de cette représentation. Il arrive à la conclusion selon laquelle, Nadine Gordimer se sert de la migration pour proposer une nouvelle manière de se représenter le subalterne dans The Pickup et que la nouveauté de la représentation en question réside dans sa rupture avec l'ancienne représentation qui a conduit à la colonisation.

Blaise Bangnadji soutient en 2009-2010 à l'université de Ngaoundéré un mémoire portant sur le « Phénomène migratoire et mutations sociales dans Nous enfant de la tradition de Gaston-Paul Effa et Le Ventre de l'Atlantique de FatouDiome ». Il fonde son travail sur l'analyse des causes et conséquences de l'émigration perçue par rapport au milieu d'accueil. Selon lui, la migration reste liée aux situations de guerre, de famine, des conditions de vie. Elle est également liée à la quête d'identité, à un déracinement profond. Il conclut en observant que la migration est un phénomène social qui unit et transforme les personnes, les lieux.

Pour ce qui est des ouvrages traitant de la migration, nous convoquons par devers nous l'ouvrage collectif publié en 2011 aux éditions Ifrikiya sous la direction de Pierre Fandio et Hervé Tchumkam, intitulé : Exils et migrations postcoloniales, de l'urgence du départ à la nécessité du retour. Dans cet ouvrage qui compte dix-neuf articles, nous nous intéresserons à ceux de  KaserekaKavwahirehi intitulé « L'exil/diaspora comme lieu de discours critique et de configuration du monde » ; de Lise MbaEkani : « Kétala de FatouDiome : poétique de l'iciet de l'ailleurs entre écriture du souvenir et expériences du temps », de Alphonsine Florentine Tchokoté : « Images de soi, images de l'autre : vision transgressive du stéréotype dans la littérature africaine de l'immigration », de Joseph Ndinda : « Migration et atopie ou l'impossible retour dans L'Impasse et La Source de joie de Daniel Biyaoula » et de Edouard Mokwe : « La ville de là-bas dans le roman antillais contemporain : un point de mire obsédant ».

Aussi, la Revue Internationale de Langue et Littérature de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l'Université de Yaoundé I publie Écritures XI : Littérature et migration dans l'espace francophoneen juin 2012. Cet ouvrage collectif aborde largement la question de la migration. Parmi les quinze articles que compte l'ouvrage, ceux de quelques contributeurs nous intéressent :

AtanganaKouna écrit « Expérience migratoire et conscience du bercail dans le roman francophone ». Dans son article, il postule que le bercail peut également être le lieu d'une utopie de liberté. Selon lui, si les motivations du départ sont multiples, le retour cependant se présente comme une nécessité, une urgence pour le bien des pays de départ des migrants. Il conclut en soulignant que l'expérience migratoire peut aider à transformer l'Afrique, donc, il peut y avoir des retours heureux et le bercail peut être lieu de reconfiguration du monde.

Jean Bernard EvoungFouda signe « La décivilisation du migrant colonial au XXe siècle ». Il analyse les mouvements coloniaux (déplacement du colon vers la colonie et celui du colonisé vers la métropole pour se faire former) ainsi que les transformations mentales, spirituelles, physiques subies par les uns et les autres. Il arrive à conclure que le voyage, conduisant à la rencontre de l'autre, à la découverte de l'altérité, modifie toujours le moi, positivement ou négativement.

En écrivant « Les Hirondelles de Kaboul de Yasmina Khadra. Une migration diégétique : le romancier et ses visages », Patricia Bissa Enama parvient à conclure que la migration a servi de prétexte à l'écrivain pour dévoiler son mal être et mettre à nu la société algérienne déchirée par les guerres.

Mathilde Zoa quant à elle écrit « Allégorie migratoire dans Le Voyage du pèlerin de John Bunyan » dans lequel elle met l'accent sur la migration dans sa dimension à la fois physique et onirique. Elle parvient à conclure que la migration dans son corpus cesse d'être un phénomène qui implique la simple quête de l'identité physique, la simple réalisation de soi, pour devenir aussi la quête de l'identité spirituelle du migrant.

Enfin, le dernier article qui nous intéresse dans cet ouvrage est celui de Marie-Louise MessiNdogo intitulé « Échec de l'expatriation dans Les Noyers de l'Altenburg d'André Malraux. Le récit rapporté des expériences ottomane et africaine des professeurs Vincent Berger et Möllberg ». Le critique arrive à la conclusion selon laquelle, de tout temps, la migration est déterminée par l'ambition de réussite sous-tendue par l'inquiétude du lendemain. Selon lui, celui qui émigre se met dans une posture conquérante et se fonde toujours un eldorado qui, pourtant, est un pari perdu d'avance ; dans la mesure où, très souvent, la terre d'accueil s'avère moins favorable, réduisant ainsi l'immigré à un « bouc émissaire », sujet à tous les traitements désastreux possibles.

Il se dégage de l'aperçu de ces travaux, l'absence du traitement du thème de la migration dans des textes autobiographiques. Par ailleurs, presque tous les critiques abordent la question de la migration sous l'angle d'un déplacement de l'Afrique vers l'Europe. D'où, l'originalité de notre travail qui, non seulement évalue la migration dans le récit autobiographique et l'aborde dans sa dimension transafricaine, mais traite aussi d'une migration qui cède le pas à l'errance.

Pour parvenir aux résultats escomptés dans ce travail, nous axons notre réflexion autour du questionnement suivant : en quoi l'expérience migratoire est-elle motif d'écriture autobiographique chez Mahamat Hassan Abakar, Michel N'gangbet Kosnaye et Zakaria Fadoul Kidhir ? Comment cette écriture se matérialise-t-elle chez chacun de ces auteurs ?

Eu égard à notre problématique, nous posons comme hypothèse que les récits autobiographiques de Mahamat Hassan Abakar, Michel Ngangbet Kosnaye et Zakaria Fadoul Kidhir mettent l'accent sur ce qui est vu et vécu par les personnages migrateurs lors de leurs séjours et/ou passages dans les espaces migratoires. Toutefois, les visions diffèrent à certains égards en raison de la situation d'appartenance socio-culturelle et religieuse de chaque personnage ; d'où, la singularité d'esthétisation de l'ici et de l'ailleurs chez chacun d'eux.

Pour vérifier l'hypothèse que nous venons d'émettre, nous envisageons faire une lecture autobiographique de ces oeuvres suivant la démarche de Philippe Lejeune telle que exposée dans Le pacte autobiographique. La nécessité d'une telle lecture est motivée par le fait de son ouverture. En effet, elle nous permettra de faire à la fois la poétique et la critique de ces récits autobiographiques. Lejeune lui-même ne manque pas d'en souligner la pertinence :

« Cette lecture de l'autobiographie se place à deux niveaux [...] l'analyse se développe dans deux directions : celle de la poétique, description théorique du genre et des formes qu'il utilise ; et celle de la critique, lecture interprétative des textes particuliers assumée comme telle [...] Etude poétique et interprétation analytique se rejoignent au demeurant en ce qu'il s'agit toujours d'étudier d'abord l'autobiographie en tant que phénomène de langage. » (Lejeune, 1975, pp. 7-10).

Étant donné que notre corpus regroupe trois oeuvres parues presque simultanément (1989, 1992 et 1993) et écrites par des auteurs différents, (distincts plus ou moins culturellement et religieusement) quoique issus d'un même pays, établir une comparaison se pose comme nécessité. C'est pourquoi l'approche comparatiste s'impose à nous comme grille d'analyse dans cette lecture autobiographique. Pierre Brunel, Claude Pichoiset André Michel Rousseau nous donnent la définition de ce que c'est que la littérature comparée dans leur ouvrage Qu'est-ce que la littérature comparée ? :

La littérature comparée est l'art méthodique, par la recherche des liens d'analogie, de parenté et d'influence, de rapprocher la littérature des autres domaines de l'expression ou de la connaissance, ou bien les faits et les textes littéraires entre eux, distants ou non dans le temps ou dans l'espace, pourvu qu'ils appartiennent à plusieurs langues ou plusieurs cultures, fissent-elles partie d'une même tradition, afin de mieux les décrire, les comprendre et les goûter. (Brunel/Pichois/Rousseau, 1996, p. 150)

Il s'agira pour nous de rapprocher et/ou opposer ces récits autobiographiques de la migration afin de dégager les similitudes et les divergences qui en découlent. Philippe Lejeune met en exergue le bien-fondé de cette approche lorsqu'il est question d'entreprendre une lecture autobiographique :

L'histoire de l'autobiographie, ce serait donc, avant tout, celle de son mode de lecture : histoire comparative où l'on pourrait dialoguer les contrats de lecture proposés par les différents types de textes (car rien ne servirait d'étudier l'autobiographie toute seule, puisque les contrats comme les signes, n'ont de sens que par des jeux d'opposition), et les différents types de lectures pratiquées réellement sur ces textes. (Lejeune, 1975, p. 46).

Notre travail s'articule autour de deux parties comportant chacune deux chapitres. Dans la première partie intitulée `'esthétique de l'ici et de l'ailleurs'', nous montrerons en quoi le projet autobiographique donne lieu à la peinture du cadre initial (vecteur de la motivation du sujet émigrant), et des espaces migratoires, (lieux de la traversée du sujet immigré). Ainsi, le chapitre premier vise à montrer les situations d'origine qui poussent les personnages à quitter la terre natale. Nous mettrons l'accent sur les modes de présentation de ces états initiaux par chaque auteur en tenant compte des exigences du genre autobiographique. Le chapitre deuxième s'attachera à analyser dans un premier temps les regards évaluateurs que posent les personnages sur les espaces migratoires. Il sera donc question d'ausculter le savoir-voir de chaque personnage afin de saisir le foyer normatif qui est à la base de ce projet axiologique. Cela nous permettra, somme toute, de mesurer la dimension subjective de l'autobiographie. En second temps, nous nous attarderons sur les conditions d'accueil des personnages migrateurs. L'espace migratoire étant pluriel, nous montrerons que l'accueil peut varier selon les milieux, et l'insertion, facile ou difficile, en Afrique, ou en Europe, est tributaire du savoir-vivre de chaque personnage.

Dans la deuxième partie titrée `'autobiographie et expériences migratoires'', nous montrerons la dimension littéraire que recouvre la thématique de la migration. Nous partirons du constat selon lequel, en choisissant d'écrire leurs expériences migratoires, Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye ont, en même temps, fait oeuvres littéraires. C'est pourquoi le chapitre premier de ladite partie visera à faire la poétique de leurs textes suivant les règles du genre dans lequel ils s'inscrivent. Ce sera ici le lieu de repérage des critères de l'autobiographie énumérés et théorisés par Philippe Lejeune. Le dernier chapitre enfin, mettra l'accent sur les expériences migratoires perçues comme point d'orgue de la vicissitude. Il sera question de montrer comment ces auteurs trempent leur plume pour parler de leurs expériences. C'est ici que le récit de la migration prendra tout son sens. Nous verrons que ces expériences non seulement permettent une prise de conscience du bercail mais déterminent aussi la réinsertion sociale du candidat au retour. Nous analyserons les conditions de la réinsertion sociale tout en dégageant, pour finir, la symbolique du récit de la migration en tenant compte du projet autobiographique.

PREMIÈRE PARTIE : ESTHETIQUE DE L'ICI ET DE L'AILLEURS

Les textes autobiographiques de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye s'inscrivent dans la logique circulaire du récit de voyage qui consiste en la présentation de l'état initial, le départ puis le retour. Cette partie intitulée `'esthétique de l'ici et de l'ailleurs'' vise à dégager les modes de présentations de l'espace initial et des espaces migratoires de chacun de ces auteurs. Mais avant d'aborder l'analyse appropriée, il sera judicieux de faire le point sur ce qu'estune esthétique.Le dictionnaire du littéraire14(*) nous en donne la définition suivante :

L'esthétique (du grec aïsthèsis, sensation) est une discipline philosophique traitant de la question du beau : « science ayant pour objet le jugement d'appréciation en tant qu'il s'applique à la distinction du Beau et du Laid » (Lalande, dictionnaire de philosophie). En une acception plus courante, non scientifique, elle est une discipline traitant de l'art en général et des arts en particulier.(Aron Paul et al, 2002, p. 253)

L'histoire de l'esthétique commence dans la philosophie avec Platon. Elle sera donc un concept du XVIIIe siècle forgé par Baumgarten. Centrée autour du « beau », l'esthétique avait donné lieu à plusieurs perceptions qui découlent de celles de Platon pour qui, un objet peut plaire parce qu'il est la manifestation du beau idéal et de Kant15(*) dont la beauté n'est pas une propriété de l'objet, mais l'effet d'un jugement subjectif, celui du goût. Avec Gérard Genette16(*), l'esthétique s'assimile à la poétique et traite de l'étude de la spécificité littéraire.

Hans Robert Jauss17(*) en évoquant l'esthétique dans le contexte de la réception, met l'accent sur l'effet que le beau a sur le lecteur. Ainsi, l'esthétique détermine le mode de réception des textes littéraires. Pierre Bourdieu (Les Règles de l'art, 197218(*)) quant à lui, étudie « la genèse sociale du champ littéraire » en examinant les relations de l'esthétique et de la société. Il parvient à démontrer que les structures profondes sont les modes de perception du monde. Cela dit, c'est la société qui fait la littérature et l'oeuvre d'art ne se contente que d'agencer des représentations sociales. Cette influence de la société sur la perception du monde par les auteurs est flagrante dans notre corpus. Telles sont les différentes possibilités d'exploitation du concept esthétique.

Pour ce qui est de notre travail, nous assimilons l'esthétique au style (au sens large), le mode de communication que choisit un auteur. Cette esthétique va donc s'analyser en termes de choix : celui du sujet, de la thématique, de l'interprétation de la réalité. Ce qui nous permettra de voir comment les narrateurs de Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien19(*) présentent les situations d'origine et la géographie de la migration. Cette démarche pourra enfin nous placer aux confins de certains critiques précités. Nous nous intéresserons de ce fait à la dimension du « jugement subjectif » dans la présentation du « beau » qu'évoque Emmanuel Kant et de l'influence de la société qui détermine la perception du monde d'un auteur, soulignée par Pierre Bourdieu. Car comme le note Barthes, « Nul ne peut écrire sans prendre parti passionnément sur tout ce qui va ou ne va pas dans le monde. ». (Barthes, 1964, p. 14). Cela va sans oublier l'effet que le fait esthétique produira sur notre statut de lecteur de textes autobiographiques, d'où, la nécessité de recourir à Jauss.

CHAPITRE PREMIER : DE LA NÉCESSAIRE RETROSPECTION ? L'ÉNONCIATION DU PROJET DE DÉPART

Le premier élément qui définit l'autobiographie est, selon Philippe Lejeune, le caractère rétrospectif du récit. Ainsi, pour raconter sa vie, tout autobiographe a l'obligation de faire un retour dans son passé afin de saisir sa personne dans sa totalité. Car pour lui,

« C'est la chronologie qui règle tous nos rapports avec autrui, de la vie sentimentale aux accomplissements sociaux et qui finit par prétendre régler tous nos rapports avec nous-mêmes. Nous ne sommes constitués comme sujets que par ce rapport à autrui, et il est naturel que la chronologie, base de notre histoire, tienne une place capitale dans le récit de vie. » (Lejeune, 1975, p. 198).

Cette nécessité vouée à la « rétrospection » par le genre, replonge les autobiographes dans le tréfonds de leur passé avant de donner place au motif et/ou objet central du récit. Lejeune constate que « sur dix autobiographies, neuf commenceront fatalement au récit d'enfance, et suivront ensuite ce qu'on appelle « l'ordre chronologique. » (Lejeune, idem, p. 197).

Les textes de notre corpus ne dérogent pas à cette règle. Zakaria Fadoul Khidir et Michel N'Gangbet Kosnaye commencent naturellement par le récit d'enfance. Mahamat Hassan Abakar qui fait exception parmi les trois, donne à lire la chronologie des évènements historiques du pays d'origine. C'est ainsi que commence l'introduction de son oeuvre : « Pour que le lecteur puisse comprendre ce récit de mes aventures, il me paraît nécessaire de relater succinctement la chronologie des évènements les plus importants qu'a connus le Tchad. » (UTAA, p. 7).

Nous avons tenu à relever cette nécessaire « rétrospection » qui est une obligation du genre pour montrer la particularité avec laquelle se présente l'état initial du récit de voyage pris en charge par l'autobiographie. En effet, comme tout récit de voyage, les textes de notre corpus déroulent les situations d'origine des personnages puis énoncent les motivations du départ. Cependant, celles-ci s'appréhendent dans la pléthore de détails qui mêlent mémoires (évènements marquants qu'a vécus le pays d'origine) et histoire (vécu quotidien des peuples).

Dans ce chapitre, nous analysons les situations d'origine que présentent ces autobiographes en mettant l'accent sur le statut socio-économique et politique du pays d'origine et les modes de vie des personnages. Parallèlement, nous essayons de repérer les motivations des personnages en distinguant les motifs premiers des motifs secondaires ensuite interpréter la présence des multiples nouvelles situations initiales visibles le long de ces récits.

I. SITUATIONS D'ORIGINE

Comme nous l'avons annoncé dans l'introduction, cette partie vise à présenter les situations d'origine de ces trois autobiographes. Cette présentation se fera à deux niveaux : primo, partant des informations qu'exposent les différents narrateurs, nous chercherons à déterminer le statut de leur pays d'origine ; secundo, nous entrerons dans le royaume d'enfance de ces personnages afin de dégager leurs modes de vie, question d'analyser leurs rapports au sein de leurs cadres familiaux, dans leurs milieux scolaires et dans leurs sociétés de manière générale.

L'intérêt de la présentation de ces situations d'origine réside dans le fait qu'elle permet de comprendre les raisons qui poussent les personnages à émigrer. Aussi, elle nous aide à déblayer clairement les objectifs de leurs quêtes. Ce qui, somme toute, nous donne la possibilité de suivre aisément leurs itinéraires, et, justifier leurs échecs ou réussites à la lumière de nos connaissances sur ces états initiaux. Alice Delphine Tang n'a pas manqué de souligner l'importance que recouvre ce point dans l'analyse de la thématique de la migration. Dans son article intitulé Genres et migrations dans le roman francophone20(*), elle déclare : « on ne saurait parler de la migration sans évoquer pour le voyageur le pays d'origine, le lieu de départ, d'appartenance » (Tang, 2012, p. 249).

Il convient pour nous de préciser ici que les situations d'origine dont il est question dans notre corpus s'inscrivent dans le temps de l'histoire à partir duquel chacun de ces autobiographes situe l'incipit de son récit. Ainsi, avec Zakaria Fadoul Khidir,nous aurons le tableau du Tchad des années 1946 (son récit commence de 1946 à 1973) ; tandis que Michel N'Gangbet Kosnayenous enverra promener dans les années 1938 (incipit du récit : 1938, dénouement : 1992) ; et Mahamat Hassan Abakar fixera son récit autour des années 1972 (1972 à 1982) après un flash-back qui prend sa source dans les années 1960.

Cette précision a pour but d'éviter toute tentative d'un hors texte quelconque, et, faire la part entre la réalité du passé et celle du présent, en ce qui concerne le pays de ces autobiographes. Malgré les distances temporelles qui séparent ces trois auteurs, nous voyons que les faits présentés sont plus ou moins identiques. Les efforts d'une présentation géographique réunis par les différents narrateurs nous permettent d'avoir une idée sur la géographie de ce pays d'origine.

1. Statut socio-économique et politique du pays d'origine

Le pays d'origine dont il est question ici est le Tchad. Avant de se pencher sur son statut socio-économique et politique, il serait juste de partir d'une présentation géographique pour situer les lecteurs concrets ignorant son existence et/ou sa position sur le globe terrestre. Les autobiographes de notre corpus semblent conscients de cette nécessité. Ce souci de décliner l'identité physique de leur pays est remarquable et dans les textes, et dans les paratextes21(*). ? l'exception de Zakaria Fadoul Khidir dont le talent de géographe reste latent à travers le récit, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye s'évertuent dès l'incipit à se définir clairement par rapport à leur cadre spatial. Ainsi s'ouvre le récit de Kosnaye :

Gago, tel est mon nom, le nom que la tradition m'a attribué. J'ai peut-être vu le jour en 1935 ou 1938 comme nous allons le voir. Je suis venu au monde dans un gros village du nom de Holo peuplé des paysans consciencieux et laborieux. Cette bourgade fait partie de celles situées au sud d'un des très grands pays d'Afrique du moins par sa superficie : 1 284 000km2. Le nom courant de ce pays est le Tchad. Pour ses fils, il s'appelle Darna, ce qui veut dire tout simplement notre pays. (TDJT, p. 14)

Rien qu'en lisant cet incipit, le lecteur se rendra compte que le Tchad est un pays africain dont la superficie est de 1 284 000km2. En sus de cela, il ressort des textes de N'Gangbet Kosnaye et Zakaria Fadoul que le Tchad est ce pays où, le désert occupe le nord et la savane humide le sud. C'est aussi un pays qui, selon N'Gangbet Kosnaye, est une juxtaposition de plusieurs débris d'anciens royaumes et principautés en la période précoloniale.Mahamat Hassan fournit davantage des détails référentiels lorsqu'il écrit à l'introduction de son texte :

« Le Tchad est un pays africain parmi les plus pauvres, enclavé et situé au coeur de l'Afrique. Il a une superficie de 1 284 000km2 et une population de 6.000.000 d'habitants. Le Tchad est limité à l'est par le Soudan, à l'ouest par le Nigéria, le Niger et le Cameroun, au nord par la Libye et au sud par la République centrafricaine. (UTAA, p. 7).

Il se dégage de ces observations, non seulement une simple précision géographique mais une précision qui a pour but de justifier un regard sur l'espace. Mais les autobiographes mettent l'accent sur la dimension de la pauvreté et de la débâcle politique dans leur pays.

1-1- Un état de pauvreté

Nos trois narrateurs accordent leur violon pour montrer la pauvreté dont fait montre leur pays. « Le Tchad est un pays parmi les plus pauvres...» (UTAA, p.7), observe Mahamat Hassan à la première phrase de son récit. Comme pour renchérir, Zakaria Fadoul note à la deuxième phrase de son incipit « Notre pays est aride et son sol est ingrat... » (LDMM, p. 11). Dans un procédé ironique, N'Gangbet Kosnaye fait remarquer que la grandeur du Tchad ne peut se mesurer que par la largeur de sa superficie, mais non par une richesse quelconque. C'est ainsi qu'il écrit lui aussi à la deuxième phrase qui ouvre son récit : « Cette bourgade fait partie de celles situées au sud d'un des très grands pays d'Afrique du moins par sa superficie.» (TDJT, p.14). Partis de ce constat, ces auteurs prennent, tout au long de leurs récits, la posture des critiques et s'adonnent à l'analyse de la question de la pauvreté qui gangrène leur pays, le Tchad. ? la différence de Mahamat Hassan qui n'a énuméré que les conséquences de cette pauvreté sur la population tchadienne de l'époque, Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye se penchent tout d'abord sur les causes de la dernière avant de laisser choir ses répercussions sur les modes de vie. Plus particulièrement, le narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien essaie de faire valoir sa connaissance en sciences économiques et politiques22(*) en tentant, au fil de sa narration, de proposer des portes de sortie.

Pour ce qui est des causes de la pauvreté du Tchad évoqué par Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye, il ressort a priori que les raisons liées aux phénomènes naturels varient d'un auteur à un autre. En effet, le Tchad est un pays vaste à climats variés et une diversité culturelle aussi importante. Selon qu'on se trouve dans l'un des quatre points cardinaux, les réalités changent. C'est ainsi que étant originaire du nord-est, une zone du Tchad plus ou moins désertique, Zakaria Fadoul met l'accent sur la pauvreté du sol caractérisé par la sécheresse qui empêche la population de pratiquer la culture vivrière.Enfant, Zakaria se plaignait à cause du repas qui ne variait pas : chaque jour du lait. C'est ainsi qu'un de ses oncles lui fait comprendre que l'objet de ses plaintes est plutôt une abondance, car il arrivera des saisons pendant lesquelles, non seulement il n'y aura pas de mil à défaut de pluie mais le lait aussi disparaîtra parce que les animaux n'auront pas des herbes à brouter. C'est ainsi qu'il lui raconte un passé proche :

 C'étaitsio-now, reprit-il, il ne tomba pas une seule goutte d'eau sur la terre, il ne sortit aucune herbe sur le sol. Les puits se tarirent et les animaux se regroupèrent autour de quelques points d'eau permanents avant de périr de faim. Des maladies apparurent : dysenterie, diarrhées, et bien d'autres que les essimes provoquaient. S'il restait quelques bêtes dans les troupeaux, les hommes organisaient des tow et les échangeaient contre du mil. C'est ainsi que l'un de nous-à ce moment-là j'habitais le dar Bideya- revient du tow avec une charge de mil. Sur place, les gens du village se partagèrent le contenu du premier sac, quant à celui du deuxième, il l'amena dans sa maison. (LDMM, p. 143)

Par ailleurs, N'Gangbet Kosnaye aborde les causes naturelles dans un cadre général. Il mentionne l'enclavement du Tchad comme raison de sa pauvreté. Son double,Gago, essaie de retracer les difficultés par lesquelles les journaux parviennent aux chefs-lieux des arrondissements :

Le commandant arrive au volant de sa Land Rover, les bras chargés de revues et journaux de France, qui mettent cinq à six mois pour arriver à la capitale du Darna, sans oublier qu'ils ont transités par Pointe-Noire et Brazzaville pour remonter par le fleuve Oubangui Chari- c'est de la capitale qu'ils sont acheminés ici, au chef-lieu de l'arrondissement. (TDJT, p. 25)

Nous pouvons lire à travers ces passages, des conséquences évidentes. Si pour qu'un journal parvienne, il faille attendre cinq à six mois, il est clair que le Tchad accusait un grand retard dans l'accès aux informations par rapport à d'autres pays. N'Gangbet Kosnaye ne manque pas de souligner le retard du Tchad sur le plan intellectuel comme conséquence de sa pauvreté liée à son histoire et à sa géographie. En effet, il faut remarquer que les pays de l'Afrique occidentale, par exemple, ont une histoire qui remonte à des décennies, compte tenu de leur ouverture à la mer, et donc un contact de longue durée avec le Blanc. L'Afrique centrale, eu égard à son enclavement, accusera un retard dans le domaine scolaire. Là encore, d'un pays à l'autre, on constate des disparités. Celles par exemple du Cameroun qui va se démarquer par une énorme intelligentsia. Gago ne manque pas d'exprimer sa stupéfaction lorsqu'il remarque la présence d'une fille camerounaise dans sa classe à une époque où, dans sa société, la femme est faite pour le foyer et la maternité. C'est ainsi qu'il écrit : « Ce qui m'a frappé c'est la présence d'une fille. Vraiment, les Camerounais sont déjà très avancés par rapport à nous. Une fille au coursmoyen, au lieu d'être mariée ! Ca alors ! Son père est le maître qui enseigne au CM2. » (TDJT, p. 68).Le père adoptif de Gago apprendra cette réalité à ses dépens. En effet, lorsque le jeune Gago allait faire sa première entrée à l'école, le commandant fait remarquer à son père qu'il y a certes un bâtiment construit pour abriter les salles de classes, mais pas d'enseignants pour assumer les tâches. Autrement, il va falloir les faire venir d'ailleurs, chose que le père de Gago ne comprendra pas du coup :

J'ai déjà fait construire un bâtiment qui attend maîtres et élèves. Je sais que Darna n'a pas encore formé des maîtres d'école mais j'ai suggéré qu'on les fasse venir du Moyen-Congo ou du Cameroun

- Les gens de ces pays sont-ils plus intelligents que les gens de Darna ?

- Non, la question n'est pas là. Nous, les colonisateurs, nous sommes arrivés chez vous par des pays côtiers. Nous y avons créé les premières écoles pour instruire les indigènes. (TDJT, p. 28).

Un pays pauvre ne peut qu'avoir un gouvernement et une population pauvres. Or, pour que fonctionne la République, la gestion des ressources financières est une évidence. Malheureusement, les trois autobiographes constatent que l'État, à défaut d'une économie adéquate, se rabat sur la masse déjà gangrenée par la famine pour puiser son capital. Pratique qui, selon eux, avaient créé des soulèvements populaires. Mahamat Hassan retrace cette émeute avec précision : « fin octobre 1965 : Excédés par des prélèvements exagérés de taxes civiques (impôts de capitation), les paysans de mangalmé (localité située au centre du pays) se soulèvent contre les autorités administratives locales, massacrant plusieurs fonctionnaires » (UTAA, p. 8).

Nombreuses sont les conséquences de la pauvreté du Tchad ressorties par les oeuvres du corpus. En dehors de celles déjà évoquées, la famine est une question existentielle qui est récurrente dans les trois récits. Cette famine qui est due au fait que la vie du Tchadien de l'époque est soumise à une alternance saisonnière, celle-ci contraint hommes, femmes et enfants à travailler durement pour survivre. Zakaria Fadoul qui déplore la condition des femmes soumises à des corvées, accuse le manque d'économie : « Nous étions, hommes et femmes, obligés de travailler et si les femmes étaient astreintes à des travaux manuels que notre époque a du mal à tolérer, c'est dû à la situation économique » (LDMM, p. 11). Mais c'est lorsque la pauvreté instaure la famine et la famine pousse au vol que le réalisme atteint le summum.

Les solutions proposées par l'économisteN'Gangbet Kosnaye sont d'ordre technique. Pour lui, aucun développement ne peut se faire efficacement dans le cadre des petits États. Pour ce faire, il propose que l'Afrique fonctionne dans le système de sous-régionalisation et de régionalisation afin de pouvoir asseoir une économie viable : « Il est aujourd'hui admis par tous que le développement harmonieux ne peut se faire dans le cadre des petits états balkanisés actuels. Il faut de grands espaces économiques. Aussi, les démocrates africains doivent s'efforcer de créer des partis à vocation régionale ou sous régionale. » (TDTJ, pp. 178-179).

Il se dégage de cette intervention un nouveau projet que N'Gangbet Kosnaye assigne à l'autobiographie. En effet, nous remarquons que dans le dernier point de la dernière partie de son oeuvre, le récit cède la place à l'analyse. Ainsi, il fait de l'autobiographie non seulement un acte de témoignage, mais également le lieu d'expression des fantasmes étouffés par le père social. Ce fantasme est la gestion de l'économie africaine pour laquelle il souhaitait associer sa voix, donner sa vision. Si par une conférence, N'Gangbet Kosnaye ne peut faire valoir ou accepter sa vision (nous verrons cela au dernier chapitre de la deuxième partie), la littérature, par le biais de l'autobiographie, lui en donne toutes les possibilités. Pour preuve, c'est dans le récit autobiographique qu'il pose une problématique qui aurait pu être celle d'un ouvrage critique traitant de la gestion du continent africain. C'est dans des interrogations qui prennent l'envergure des hypothèses qu'il expose ses idées sur le devenir de l'économie et de la politique africaines :

Aussi, pourquoi l'ex. A.E.F.-Cameroun ne deviendrait-elle pas par la volonté politique de ses dirigeants et peuples, un seul Etat Fédéral englobant en même temps la Guinée Equatoriale de sorte que les six Etats membres de l'UDEAC deviennent tout simplement des Etats Fédérés ? Pourquoi l'ex. A.O.F., ne serait-elle pas érigée en un Etat Fédéral ? On aurait ainsi des espaces économico-politiques viables coiffés par des exécutifs fédéraux car l'Afrique ne peut s'en sortir que si elle s'unit régionalement et ouvre la porte grande au débat public sur un projet de société nouvelle. (TDJT, p. 179).

Sommes-nous encore en présence d'un récit de vie ? Nous nous en doutions. Un fait mérite cependant d'être signalé : l'oeuvre de N'Gangbet Kosnaye date de 1993 donc sûrement écrite avant ladite date alors que le traité qui a donné existence à la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale) n'est signé qu'en 1994 et entré en vigueur en 1999. Flair ou prophétie de la part de l'autobiographe ? Voilà autant de possibilités pour exploiter le genre autobiographique, l'approprier et l'adapter au contexte africain. Si les trois autobiographes ont décrié la pauvreté du Tchad, ils n'ont pas aussi manqué de peindre le tableau des troubles politiques qui ont secoué leur pays. D'où, la nécessité pour nous de les (ces troubles politiques) passer en revue.

1-2- Une période de troubles politiques

Nous avons vu dans le point précédent que les narrateurs deLoin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulation d'un jeune Tchadienont présenté le Tchad, leur pays d'origine, comme nation pauvre. Cette présentation faite dans une perspective analytique, a donné lieu à l'énumération des causes et conséquences de cette pauvreté, le tout couronnée par une esquisse de solutions qu'avait livré N'GangbetKosnaye. Cependant, cet aspect de la pauvreté est loin d'être la seule caractéristique du pays d'origine qui soit touchée du doigt par ces auteurs. Les faits politiques n'ont pas échappé à la sélection de la mémoire de chacun de ces narrateurs. En effet, comme tous les autobiographes tchadiens23(*), ceux de notre corpus n'ont pas manqué de faire mention des troubles politiques venus bouleverser le train paisible de leur vie.

Les évènements politiques qui avaient secoué le pays d'origine de ces auteurs sont présentés sous plusieurs facettes. En dehors de Zakaria Fadoul qui n'y a pas mis un accent particulier24(*), Kosnaye et Mahamat Hassan les rapportent à la fois entant que témoins et victimes. Dans Un Tchadien à l'aventure, le récit commence en 1972. Cependant, Mahamat Hassan consacre l'introduction de son oeuvre au résumé du parcours de la vie politique tchadienne de 1960 à 1990 (UTAA, cf. pp. 7-10). Dans Tribulations d'un jeune Tchadien de même, N'GanbetKosnaye s'attarde sur la période qui a suivi les indépendances.

Ainsi,la caricature de la dictature exercée sur la population d'une nation nouvellement indépendante relève de l'intertextualité. En effet, il faut noter que le Tchad à l'instar des autres pays d'Afrique, avait connu la colonisation avant d'accéder à l'indépendance dans les années 1960. Et, comme toutes les nations africaines nouvellement indépendantes, la jeune nation tchadienne avait eu pour nouveaux dirigeants ses propres fils. Mais très vite, ces fils avec à la tête François Tombalbaye, alors premier président, vont instaurer la dictature. Cette dictature décriée par Mahamat Hassan et N'GanbetKosnaye est celle qui s'était caractérisée par les répressions, les arrestations arbitraires et les tortures. Dans la préface de Tribulations d'unjeune Tchadien, Antoine Bangui avait jugé nécessaire de donner le résumé de ces « abus politiques » retracés par le narrateur :

Je voudrais également insister sur la vie politique du Tchad telle que nous l'avons également connue dans les années 50/60 et qui est évoqué ici. On y découvre, après la période de l'administration coloniale, la montée des moeurs politiques pernicieuses, génératrices de dictatures et qui reflètent, bien au-delà de nos frontières tchadiennes, celle de tout un continent. Peu à peu les libertés s'amenuisent, les mesures arbitraires s'installent, la répression s'abat. Mensonges et calomnies servent de support à des jugements iniques aboutissant à des peines d'emprisonnement. Ce qui n'est que le début. Suivront bientôt les tortures, les règlements de compte, les assassinats, légitimés ou non. (TDJT, p. 6)

Mahamat Hassan ajoute le fait que la dissolution des partis politiques a eu pour conséquences des guerres qui ont causé la mort des plusieurs Tchadiens n'ayant pas eu la chance de se réfugier au Cameroun voisin. Les rebellions avec leurs corolaires de coups d'état perpétuels (soldés par l'assassinat de Tombalbaye en 1975) n'en sont pas du reste. Tous ces maux à l'époque de ces autobiographes, avaient déchiré la conscience des citoyens. Ces traumas, s'ils n'avaient pas seulement poussé en exil ceux qui y étaient impliqués, avaient aussi suscité des interrogations chez les âmes sensibles à la cause humaine. Entant qu'acteur ayant vécu directement ces affres, Mahamat Hassan Abakar en parle avec un accent pathétique :

Le Tchad a connu, dès l'aube de l'indépendance, des problèmes de tous ordres : guérillas, guerres civiles, luttes fratricides et sécheresse chronique. Tous ces maux l'ont saigné, déchiré en lambeaux et affaibli. Et beaucoup d'observateurs s'étaient demandé si ce pays pourrait être viable. Le Tchad a connu pratiquement jusqu'à nos jours vingt-six ans d'instabilité. Très peu de pays ont eu un destin aussi apocalyptique et aussi triste. (UTAA p. 7)

Tous ces tourments, pourrons nous dire, sont d'une part les raisons de la présence de cette abondante écriture du moi dans l'univers littéraire tchadien que nous avons évoqué dans l'introduction. Il faut aussi signaler ici ces tout autres orientations que prend l'autobiographie lorsque nous observons de près Un Tchadien à l'aventure et Tribulation d'un jeune Tchadien. En effet, nous remarquons que dans ces récits, l'écriture autobiographique devient un prétexte pour écrire l'histoire. ? prendre l'introduction de Un Tchadien à l'aventure, il n'y aura pas différence d'avec un livre d'histoire portant sur les problèmes politiques au Tchad. Mahamat Hassan y énumère les temps fort de la vie politique tchadienne de 1960 à 1990 avec une précisionassez rigoureuse : « 11 août 1960... » ; « 19 janvier 1962... » ; « 13 mars 1963... » [...] « 16 septembre 1977... » ; « 14 décembre 1980 ...» ; « 1er décembre 1990... ». (UTAA, pp. 7-10). Et si tous les lecteurs idéaux de ces autobiographes pouvaient en les lisant, s'identifier dans le récit, à travers tel ou tel évènement rapporté, l'autobiographie cessera d'être ce qu'elle devrait être, c'est-à-dire récit de vie individuelle, pour devenir acte de témoignage sur une époque donnée. De là, nous sommes à un pas des mémoires mais la question d'identité25(*) nous empêche de commettre une telle affirmation. Rien d'étonnant, cela peut être le destin d'un genre dans un continent ancré dans l'oralité.

Quelles que soient la misère et l'instabilité d'un pays, la population y mène bon an, mal an, son train de vie. Et c'est dans ces turbulences que Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye avaient bâti leur royaume d'enfance et/oumené leurs activités avant d'être contraints à un départ vers l'inconnu. Il importe pour nous de passer en revue ces modes de vie qui seront peut-être des éléments déterminants dans le processus migratoire ou la quête ayant fait objet de la migration.

2. Modes de vie du personnage

Il ressort de ce qui précède que le pays d'origine de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye est un pays pauvre et déchiré par des conflits d'ordre politique. En dépit de cette réalité commune et générale, nous voulons, dans ce sous-titre, montrer le vécu singulier de chacun de ces autobiographes. La présentation de ces modes de vie a pour but, de montrer les rapports qu'entretiennent les personnages avec leurs milieux familiaux, perçus comme espaces clos par rapport au pays d'origine qui apparaît comme un espace ouvert.La nécessité de celle-ci tient au fait des intérêts que l'autobiographie accorde à la peinture du royaume d'enfance qui, généralement, se meut dans un cadre familial. Aussi, les renseignements qui en découleront, s'ils ne nous situent pas par rapport aux motifs du départ, nous permettront de comprendre le poids de l'éloignement qui naît de la séparation du personnage d'avec son royaume d'enfance.

Cependant, il convient avant de poursuivre l'analyse, de lever l'équivoque à ce sujet sur la singularité de Un Tchadien à l'aventure dans le corpus. En effet, si Loin de moi-même et Tribulationsd'un jeune Tchadien s'ouvrent par un récit d'enfance, tel n'est pas le cas dans Un Tchadien à l'aventure :Mahamat Hassan fait une ellipse totale sur cette partie de sa vie. Et pourtant, de l'avis de plusieurs critiques de l'autobiographie, l'enfance doit occuper une place essentielle dans le récit de vie. Dans son ouvrage intitulé L'Autobiographie en France,Philippe Lejeune n'a pas manqué de souligner l'importance de cette nécessité (devenue règle du genre) que Mahamat Hassan foule au pied. Écrire son autobiographie,dit-il,«c'est essayer de saisir sa personne dans sa totalité, dans un mouvement récapitulatif de synthèse du moi. Un des moyens les plus sûrs pour reconnaître une autobiographie, c'est donc de regarder si lerécit d'enfance occupe une place significative » (Lejeune, p. 19). Pourquoi le choix de l'effacement totale de la trace d'enfance par Mahamat Hassan Abakar ?26(*) Dans ces modes de vie que nous présenterons dans un contexte familial et scolaire, il ne ressortira de Un Tchadien à l'aventure que quelques allusions vagues de ces milieux données par le narrateur.

1-3- Le cadre familial

Les autobiographes du corpus présentent leurs situations familiales et évoquent les types de relations vécues dans ces milieux. Dans Un Tchadien à l'aventure, Mahamat Hassan n'a rapporté que le départ de son grand-frère parti rejoindre le Frolinat (Front de libération nationale), une rébellion basée au nord du Tchad : « Je n'ai fait part à personne de mon projet, ni à un parent, ni à un ami, parce que le risque est trop grand et je crains aussi d'être empêché par ma famille, d'autant plus que mon frère ainé est déjà parti il y a quelques mois. » (UTAA, p. 11). En dehors de cette mention d'un fait familial, une phrase nous renseigne sur le statut social de Mahamat Hassan Abakar : « J'ai comme `'provision de route'' le salaire d'un mois d'instituteur » (UTAA, p. 11). Il avait donc, avant son départ, mené une vie d'instituteur. Ce n'est que plus tard, lorsqu'il cherchait de travail au Mali qu'il donnera des informations sur sa formation bilingue : français et arabe. Il notera pour clore le tableau de ce qui relève de ce cadre, le décès de son père : « C'est à Beyrouth que j'ai appris la triste et pénible nouvelle du décès de mon père » (UTAA, p. 70).

Contrairement à celui-ci, Zakaria Fadoul Khidir et Michel N'Ganbet Kosnaye donnent une large place à la vie d'enfance qu'ils situent naturellement au sein de leurs familles. Georges GUSDORF fait remarquer que le recours à l'enfance est un exercice spontané auquel les autobiographes s'adonnent lorsqu'ils sont en présence de leur première page blanche. C'est ainsi qu'il écrit :

La vie s'émiette au jour le jour, et d'instant en instant. L'autobiographe fait un effort pour remonter la pente de la dégradation des énergies personnelles; il tente de regrouper, dans la conjonction d'une simultanéité plénière des faits et des valeurs, ces indications contradictoires qui se dispersent au fil de la durée. De là le recours aux commencements, à l'enfance et à l'adolescence, parce que ces époques sont marquées par une spontanéité plus grande où s'affirment leslignes directrices, à l'état naissant, d'une vie qui se cherche, mais se dérobera peut-être à elle-même dans les replis des circonstances(GUSDORF, p. 975)

Dans la présentation de ces récits d'enfance, nous lisons des similitudes et des écarts évidents. En effet, l'enfance de Kosnaye est celle qui s'était passée au sud (une famille sédentaire et protestante) tandis que celle de Zakaria s'était déroulée au nord (une famille nomade et musulmane). N'GanbetKosnaye est issu d'une famille polygame dont la mère avait été répudiée lorsque celui-ci était encore tout petit. Gago, le nom du personnage qui assume le récit à la première personne, est un surnom que la tradition avait attribué à N'GanbetKosnaye : « Gago, tel est mon nom, le nom que la tradition m'a attribué. » (TDJT, p. 14). Zakaria Fadoul quant à lui, note qu'il appartient à une grande famille: « nous étions une famille nombreuse, je vécus au milieu de mes frères et soeurs » (LDMM, p. 11). Les deux autobiographes avaient mené leur enfance dans des familles où le rythme de vie dépens de l'alternance saisonnière. Cette pauvreté amène leurs parents à travailler durement pour leur survie. Malgré les conditions de vie difficiles, ils ne sont pas passés à côté de leur enfance.

Comme pour la plupart des enfants d'Afrique, l'enfance de Zakaria Fadoul et N'GanbetKosnaye est faite des parties de jeux, des rêves du lendemain, d'innocence, de curiosité, d'angoisse, qui les amènent dèsleurs bas âges à importuner les parents avec des questions existentielles.Zakaria Fadoul, notamment, n'a pas cessé de harceler ses aînés pour savoir, par exemple, le pourquoi tel enfant naît avant tel autre, quand bien même ceux-ci sont les enfants d'une seule et même mère. Et N'GanbetKosnaye qui demande à son père ce qui lui arrivera après la mort si jamais il part en guerre et qu'il meurt. C'est ainsi qu'il interroge son père après lui avoir dit son rêve de devenir militaire : « - Si je pars en guerre et que je meurs, qu'est-ce qui peut arriver ? - Il peut arriver qu'on meure à la guerre. Mais pour éviter des cas pareils, des soldats se blindent grâce aux sorciers et aux marabouts. - C'est quoi se blinder ?... ». (TDJT, p. 35). Chaque réponse du père suscite une nouvelle question chez l'enfant.

? la différence de Gago, Zakaria Fadoul apparaît comme un enfant gâté, choyé de toute la famille. Tellement rattaché à sa maman, le jeune Zakaria regardait de mauvais oeil sa petite soeur dont la présence semble l'éloigner. Pour rien, il ne cesse de chialer. Et comme par une attention réunie, il y a toujours soit la maman, soit le papa, soit la grand-mère qui intervient pour le bercer, le calmer. Dans le texte, il se dégage des mots du genre « Iya ! Iya !... » (LDMM, p.14) ou « Wanaï ! Wanaï !...(Idem, p. 16) qui sont en effet, des interjections en langue arabe, souvent employés par des enfants gâtés. Cet amour maternel grandiose à l'égard de Zakaria Fadoul, formera sa vision de la femme. Pour lui, la femme est automatiquement symbole de la mère. Gago qui n'a pas eu la chance de côtoyer sa mère, sinon tardivement, exprime ce manque dans un accent de regret et de culpabilité (du père) :

 A un mois de la fin de l'année scolaire, une mauvaise nouvelle me parvient par le canal d'un cousin maternel de passage. Il m'apprend la nouvelle de la mort de ma mère avec qui je n'avais jamais vécu, car elle a été répudiée par mon père. La mort vient de l'emporter. C'est un choc pour moi qui comptais la revoir pendant les prochaines vacances. Le bon Dieu a décidé autrement. (TDJT, p. 94).

En dépit des multiples parcelles du cadre familial retracées par ces autobiographes, il se dessine une vision unique retenue de ce milieu. Qu'il s'agisse de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan ou N'GanbetKosnaye, le milieu familial est perçu comme lieu d'une éducation rigoureuse. La peur de Mahamat Hassan d'annoncer son projet aux siens se justifie par la censure permanente du père. Le narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien, lui, évoque la rigueur et le mystère qui entoure les séances du repas. Rigueur qui consiste pour les grandes personnes à veiller à ce que les enfants ne prennent pas le morceau de viande avant les adultes, ne pas se lever avant, bref ne commettre aucune grossièreté. Si N'GanbetKosnaye trouve en cela beaucoup d'avantages pour ce que ces règles favorisent les plus petits en leur donnant le droit de se tirer avec le fond de la tasse à la fin(TDJT, p. 48), Zakaria Fadoul y voit plutôt la pire discrimination orchestrée par des « grandes personnes égoïstes » (LDMM, p. 156). Rappelons que ces autobiographes n'ont pas seulement évoqué leur enfance par rapport à leurs milieux familiaux, ils l'ont aussi fait en nous promenant dans les cours d'écoles. Ainsi, il paraît nécessaire pour nous de faire le point sur ce milieu scolaire pour voir les regards que ceux-ci ont porté sur cet espace « étranger ».

1-4- Le milieu scolaire

Signalons tout de go qu'il sera question du milieu scolaire qui définit la situation d'origine de ces autobiographes. Nous éviterons de ce fait d'analyser ici les milieux universitaires qu'ils ont parcourus (étant immigrés) pour ne nous intéresser qu'au parcours qui va de l'école primaire au collège.Zakaria Fadoul et N'GanbetKosnaye présentent ce milieu scolaire comme un lieu de rencontre culturelle. Ainsi, ils retracent les premières difficultés liées, tout d'abord, au contact avec cet univers étranger et ensuite à l'apprentissage d'une langue (le français) qui leur était inconnue par le passé. Zakaria Fadoul n'a pas manqué de rapporter ces scènes théâtrales improvisées lors d'une leçon de prononciation. En effet, ces petits garçons nouvellement entrés en contact avec une nouvelle langue, se trouvent confrontés à d'énormes difficultés phonétiques. Ainsi, pendant que le maître prononçait les mots, eux, se contentaient de nasiller en essayant d'assimiler les sons entendus aux mots de leur langue maternelle. C'est ainsi que, lorsque le maître demande à un nouvel élève de prononcer

« u-neca-se », l'élève répéta« oungasse » [...] il venait d'arriver quelques jours auparavant. Il s'agissait d'une règle. « u-nerè-gle » prononça le maître. « oun né-gui-né »répéta l'élève. Le maître répétait, insistait. L'élève nasillait. L'ambiance se détériorait et bientôt toute la classe s'agitait.[...] « Taisez-vous un peu ! » cria le moniteur en se tournant vers nous. « Tassez-fou ounjé » répéta l'élève. « Quoi ? » dit le moniteur en se tournant vers lui. « Koï » répéta l'élève en reculant un peu...(LDMM, pp. 46-47).

D'un côté l'apprentissage est assez contraignant pour eux, de l'autre, il leur était interdit de parler leur langue maternelle sous peine d'être punis. En effet, pour l'instituteur, il n'est pas question de laisser les enfants parler les langues d'origine, car seul le français peut les aider à devenir fonctionnaire un jour. Par ailleurs, il estime que les langues du Tchad ne sont pas de vraies langues donc, ne peuvent mener nulle part. Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, Gago n'a pas manqué d'exprimer son désarroi vis-à-vis de cette censure qui pesait sur les élèves de son époque. Ainsi, le milieu scolaire paraît à ses yeux comme une prison dont la libération s'annonce par un coup de cloche à midi : « C'est l'heure de la récréation. Je reste dans un coin, abandonné, livré à moi-même. Quel malheur ! me dis-je. Ne pas du tout parler sa langue ? De quoi devenir sourd muet ! Je deviendrai fou dans ce pays. Parler français ? Mais quand pourrai-je ? [...] A la sortie, à midi, une des femmes de mon oncle m'attend. Je cours me jeter dans ses bras. Je peux enfin parler ma langue. » (TDJT, pp. 52-53). Il faut souligner que les instituteurs qui avaient la charge des écoles à l'époque, ne faisaient que reprendre aux enfants les clichés longtemps véhiculés par les colons dont le but était de faire comprendre aux Noirs que tout ce qui les entoure est mauvais, y compris leurs langues. D'ailleurs, le père de Gago trouve très juste le procès du moniteur sur les langues africaines. Ainsi, il n'hésite pas de renchérir à la suite de celui-ci pour confirmer ce constat qui résonne chez lui comme une lapalissade : « Les Blancs appellent cela des patois » (TDJT, p. 51). Et le maître de confirmer : « Vous avez compris. Et cela ne mène nulle part. D'ailleurs on poste dans la cour des élèves du cours préparatoire deuxième année pour nous donner les noms de tous ceux qui parlent leur patois. » (TDJT, p. 52).

Il faut aussi noter que les difficultés ne se sont pas seulement limitées à l'apprentissage de la langue. Allier les pratiques venant d'une autre culture aux croyances inculquées bien avant par la tradition, reste un autre obstacle majeur. C'est ainsi qu'au collège de Bongor alors qu'il faisait son entrée en classe de 6e, Gago et ses camarades s'opposeront radicalement à leur professeur de biologie qui demande à chaque élève d'apporter une grenouille au cours prochain. En effet, cet animal que demande la Française devait servir à illustrer les cours théoriques. Cependant, il n'était pas question pour ces jeunes sur qui pèse le poids de la tradition, de toucher à cette « bête porte-malheur » : « Non madame, on ne peut pas toucher à cet animal porte-malheur, surtout avec nos doigts. Si nos parents apprennent les nouvelles de ce genre... - Quelle nouvelle ?- Les nouvelles selon lesquelles leurs enfants ouvrent le ventre de la grenouille pour chercher des choses... » (TDJT, p. 92). L'enseignante a beau protester que la grenouille est un aliment chez elle en France, mais cela n'a fait qu'augmenter l'étonnement des jeunes Africains. ? ce niveau se dessine un choc qui naît de la rencontre entre deux mondes, deux cultures.

Le mécontentement des parents de Zakaria Fadoul quant à l'idée du commandant d'amener leur fils à l'école trouve ici toute sa justification. Quand bien même ils voient en Zakaria un futur fonctionnaire, l'école reste pour ces parents, un milieu étrange, une inconnue qui conduit à la perte de l'homme. C'est ainsi qu'il remarque que le jour où on venait l'amener à l'école, dans les rangs de ses parents, « il y en avait qui essuyaient des larmes, d'autres me regardaient d'un air interrogateur, d'autres racontaient toute une histoire et disaient que si je partais, je serai perdu comme ceux qui étaient partis avant moi : « Nous nous souvenons du cas d'Abraham » disaient-ils entre eux.»(LDMM, p. 43)

Qu'il s'agisse du personnage de Loin de moi-même ou de Tribulations d'un jeune Tchadien, l'entrée à l'école était une décision qui émanait des commandants de leurs circonscriptions. Les deux autobiographes ne manquent pas de souligner, dans une perspective de comparaison entre l'époque actuelle et la leur, la gratuité de l'école. En effet, les élèves jouissaient, selon l'expression de N'GanbetKosnaye, d'une aubaine dans la scolarisation: logement, nourriture, habillement, etc. ne relevaient plus de la responsabilité des parents. L'administration coloniale s'était assigné cette tâche d'instruire les jeunes afin de les rendre « utiles », « serviables ». Zakaria et Gago n'omettent pas de rappeler la quasi-absence de Tchadiens instruits à l'époque. Ils s'étonnent qu'au collège il n'y ait aucun enseignant Noir. Surpris, Gago tente de comprendre le pourquoi. Alors il entreprend d'en parler avec son camarade : « -Il n'y a vraiment pas de Noirs pour nous enseigner ? - J'ai posé la même question aux grands, ceux qui sont en 3e et qui vont finir bientôt leurs études. Ils m'ont dit que les Noirs instruits comme ces Blancs il y en pas encore dans notre pays. [...] - Y a-t-il un Noir professeur ? - Oui ! Il y a Senghor. C'est un sénégalais. » (TDJT, p. 90). Pour des raisons que nous avons déjà évoquées, le Tchad avait connu un grand retard sur le plan scolaire. Il convient de signaler ici que Zakaria Fadoul Khidir et Michel N'Gangbet Kosnaye faisaient partie de tous premiers bacheliers du Tchad.

Le milieu scolaire de ces deux autobiographes est aussi un milieu de brassage. Gago retrace la rencontre sportive qui a opposé l'équipe du collège de Bongor (Tchad)à celle de Garoua (Cameroun). Un match qui, selon lui, s'était déroulé dans un esprit de fair-play. Malgré la défaite, l'équipe de Gago reconnaît le mérite de son adversaire camerounais. C'est dans l'atmosphère d'une communion d'ensemble que la rencontre avait pris fin. Chacun tira la leçon de cette partie et tout le monde en était satisfait :

 Le lendemain, tous les joueurs sont tenus sur l'ordre du principal du collège d'accompagner leurs hôtes camerounais jusqu'au bac. On s'échange les adresses et l'on se quitte.Le professeur d'éducation physique réunit tous les sélectionnés du match Bongor-Garoua. Il les félicite malgré le score final, score d'ailleurs très encourageant dans la mesure où c'est le premier match livré par le collège face à un adversaire venu de l'étranger. (TDJT, p. 101)

Bref, le milieu scolaire de ces autobiographes est un milieu pluriel. Il est à la fois lieu de culture, de brassage, mais aussi de contraintes et difficultés de tout genre. Cependant, il est un cycle court, insignifiant, qui ne leur permet pas d'avoir une vision lointaine, mure, pouvant leur permettre d'entreprendre améliorer leurs conditions de vie, celle de leur pays. D'où, les motivations pour la quête de ce manque à l'extérieur.

II. MOTIVATIONS DU PERSONNAGE

Un regard sur la situation d'origine nous a permis de découvrir le pays de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel NGangbet Kosnaye dans sa dimension socio-économique et politique. Ainsi, il résulte des présentations de ces autobiographes l'image d'un Tchad caractérisé par la pauvreté et de multiples conflits politiques ayant bouleversé le train de vie de la population. Dans la logique de la réflexion qui se poursuit, nous voulons examiner ici les motifs qui ont poussé ces auteurs à quitter leur cadre initial.

En effet, il faut souligner que la migration entant que phénomène qui entraine un déplacement, se fonde toujours sur une ambition de réussir qui détermine le candidat au départ. Cependant, ce motif qui définit la quête en question, trouve sa source dans les conditions d'origine du sujet émigrant. C'est pourquoi la migration apparaît comme la conséquence de l'instabilité vécue par le sujet dans son pays d'appartenance. Ainsi, plusieurs causes se dégagent : la pauvreté, le chômage, la guerre, l'insatisfaction, sont autant des faits qui peuvent pousser à l'émigration. Loin de nous égarer dans l'analyse des causes et conséquences de la migration entant que phénomène historique, nous nous focaliserons sur notre corpus pour étudier la migration comme phénomène littéraire, afin de relever les motifs qui ont amené Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GanbetKosnaye à quitter le Tchad, leur pays d'origine.

Signalons au passage le cas exceptionnel de la migration dans Tribulations d'un jeuneTchadien et Loin de moi-même. En effet, si dans Un Tchadien à l'aventure le premier départ débouche sur un autre pays comme laisse entendre la définition de la migration27(*), tel n'est pas le cas dans les deux autres récits qui présentent d'abord les personnages en situation de déplacés(à l'intérieur du pays d'appartenance) avant d'annoncer leur départ vers l'extérieur du pays. Notons pour préciser que le terme de « déplacé » renvoie à plusieurs connotations. En l'employant ici, nous voulons désigner la situation d'une personne qui change de résidence (en demeurant dans le même pays ou à l'extérieur) pour des raisons économique et/ou socio-politique.

Dans Tribulations d'un jeuneTchadien, le premier voyage de Gago est celui qui l'a conduit de Holo, son village natal, à Doba, chef-lieu d'arrondissement. Il en est de même dans Loin de moi-même, où, Zakaria Fadoul quitte son village pour Biltine, chef-lieu d'arrondissement. Ces déplacements donneront place à un nomadisme scolaire avant de déboucher sur la véritable migration. Car comme l'écrit Zakaria Fadoul Khidir : « Plus le niveau de nos études s'élevait, plus nous nous éloignions de nos parents. Après les examens de fin d'année du cours élémentaire deuxième année je fus transféré dans la capitale de la circonscription où je terminais mes études primaires. » (LDMM, p. 54). Ainsi, l'itinéraire de Zakaria Fadoul commence au village, se poursuit jusqu'à Abéché, en passant par Biltine pour atteindre Fort-Lamy avant son premier voyage hors du Tchad (en France). N'GanbetKosnaye de même commence à Holo, son village natal, et suit une étape qui traverse Doba,Laï, Moundou, Bongor pour aussi atteindre Fort-Lamy puis prendre le vol pour le Congo (Kinshassa). Cette remarque a pour but d'aider à mieux comprendre la diversité des motivations de ces deux autobiographes.

Si les trois autobiographes avaient des situations d'origine semblables, les raisons de leur départ ne sont pas forcément les mêmes. Nous présenterons ici les motifs premiers ainsi que les motifs secondaires de chacun d'eux, tout en analysant les nouvelles situations initiales multiples qui ont donné lieu à la mutation des projets du départ.

1. Motifs premiers

Par motifs premiers, nous entendons les buts que les personnages se sont assignés depuis la terre d'origine et qui sont le fondement, la raison de leur voyage. Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, le départ de chaque personnage est motivé par plusieurs raisons. Les motifs premiers sont variables et/ou distincts, selon chaque auteur. C'est pourquoi en plus du désir de changement socialqui leur est commun, l'obligation académique sous-tend également le déplacement de N'GanbetKosnaye et Zakaria Fadoul.

1-1- Une obligation académique

L'obligation des études est l'un des principaux motifs de mobilité de jeunes Africains de la période coloniale et postcoloniale. En effet, le manque d'écoles et d'universités dans certains pays africains amène les jeunes à émigrer, soit en Europe, soit dans quelques rares pays d'Afrique qui disposaient des structures scolaires viables. Ainsi, après avoir fini le parcours scolaire accessible dans leur pays, les autobiographes de notre corpus se sont vu dans l'obligation de traverser les frontières pour aller continuer leurs études.C'est d'ailleurs ce souci d'aller à l'école qui était à la base du premier déplacement de Zakaria Fadoul et N'GanbetKosnaye. Le départ de Gago pour Laï est motivé par l'entrée à l'école. C'est ainsi qu'il échappera au projet de son oncle qui souhaitait l'envoyer au village pour qu'il puisse être initié aux secrets de la tradition :

Bon. Au lieu de passer le plus clair de ton temps à faire les quatre cents coups avec les voyous du quartier, à manger inutilement, à trainer dans la cuisine avec les femmes, tu iras bientôt à l'école des Blancs. Le commandant m'a dit ce soir qu'il a déjà passé cinq ans dans l'arrondissement de Doba. Il est maintenant affecté dans un autre, à cent kilomètres d'ici et qui s'appelle Laï. Cette localité possède une école construite il y a déjà quatre années. Là-bas, tu recevras une éducation qui fera de toi un homme, comme on fait à Bel (initiation de mon ethnie). J'ai d'ailleurs envisagé de t'envoyer à Holo pour cela. C'est par ce biais qu'on forme les enfants de ton âge. Tu as de la chance qu'on parte maintenant pour Laï, et tu pourras aller à l'école. (TDJT, p. 40).

Le déplacement de Zakaria Fadoul de même, avait pour motifs la scolarisation. L'obligation académique de ces deux personnages, va se poursuivre jusqu'à l'extérieur du pays. Ainsi, jeune bachelier, le personnage de Loin de moi-même sera envoyé au Congo avec ceux de sa promotion pour les études supérieures : « Nous venons de quitter le Lycée-Félix Eboué de Fort-Lamy. Nous sommes destinés à l'université de Kinshasa. » (LDMM, p. 64). Telle était aussi les raisons du premier voyage à l'extérieur effectué par N'Gangbet Kosnaye. En effet, après avoir obtenu son BEPC (Brevet d'Etude du Premier Cycle) à Fort-Lamy, Gago est fait fonctionnaire à la mairie de ladite ville. Ainsi, après quelques mois de travail, l'État tchadien décide de l'envoyer au Congo (Brazzaville) pour une formation professionnelle. Là, débute sa migration :

Trois mois viennent à passer. Un midi, on lit à la Radio-Tchad un communiqué émanant du cabinet du gouverneur. Ce dernier convoque un certain nombre de brevetés(titulaires du BEPC), dont Yatanga et moi. Je m'y rends, sans passer par la mairie, pour demander une autorisation d'absence à la Française, mon chef du bureau. Il nous est demandé de nous tenir prêts pour voyager le lendemain matin à 10 heures sur Brazzaville. Nous irons au Centre de préparation au concours administratif (CPCA) de l'Afrique équatoriale française (A.E.F). Ce centre a remplacé l'école des cadres de l'A.E.F ou école Edouard-Renard. Cet établissement est une école prestigieuse qui forme les cadres supérieurs de l'A.E.F. Il comporte trois sections : justice, administration et trésor.(TDJT, p. 110).

Il faut souligner que cette quête de formation à l'extérieur est due à la situation du retard du Tchad, sur le plan scolaire évoquée dans la première partie de ce chapitre. Ainsi, l'obligation académique non seulement place ces auteurs dans une position d'immigrés, mais fait d'eux des errants contraints à vaincre l'échec à tout prix (nous verrons cela dans le dernier point de ce chapitre). Cette contrainte morale pousse ces personnages à changer d'université, de pays, lorsque rien ne marche. C'est ainsi qu'après un premier échec au Congo (Kinshasa), Zakaria Fadoul se retrouve au Sénégal pour accomplir cette obligation : « Après le Zaïre-ex-Congo Belge -me voici au Sénégal, à Dakar, après une étape de 48 jours à Abidjan. Je m'inscris à la Faculté de Médecine vétérinaire où je dois préparer un C.P. E.V. (Certificat préparatoire aux études vétérinaires). » (LDMM, p. 69). Que ce soit à l'intérieur du continent africain ou en Europe, le voyage de Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye s'inscrit indubitablement dans le contexte académique.

Il faut remarquer que ce motif est aussi bien visible chez Mahamat Hassan Abakar. Cependant, loin d'être un projet originel, il est né d'une mutation du projet principal. C'est lorsque Mahamat Hassan s'est trouvé dans l'impossibilité de rejoindre la rébellion (Frolinat) au nord du Tchad qu'il entreprend de parfaire ses études. Ce projet second traverse l'esprit du personnage lorsqu'il était déjà en Côte-d'Ivoire. Après des nuits sans sommeil, Mahamat Hassan parvient à mesurer l'importance des études par rapport à la rébellion. C'est alors qu'il change son projet initial au détriment des études universitaires qu'il place désormais au coeur de son aventure :

Au départ j'avais une idée fixe, rejoindre le Frolinat. Mais au cours de ces trois années d'exil et d'endurance, une autre idée aussi noble que la première a parallèlement fait son chemin : pourquoi ne pas parachever mes études universitaires ? Le choix est naturellement difficile à faire entre ces deux idées qui tourbillonnent dans ma tête. Je suis embarrassé, je passe des nuits entières à peser le pour et le contre et finalement, après de longues hésitations, j'opte pour les études. (UTAA, p. 46).

Il faut donc retenir que l'obligation académique est l'une des raisons principales ayant amené Zakaria Fadoul, N'Gangbet Kosnaye et d'une certaine manière, Mahamat Hassan à émigrer, errer. Nous constatons, d'ailleurs il y va de soi, que cette volonté d'étudier, naît et/ou s'accompagne des désirs de changerle pays d'origine qu'on perçoit victime de tous les maux.

1-2- Désirs de changement social

Lorsque que plus rien ne va dans un pays et qu'il ne reste plus que famine, guerre, chômage, inconfort, etc. une seule chose tourne dans la tête de ceux qui y vivent : partir. Partir ce sera se livrer à une aventure,avec pour but de combler le manque, puis revenir au pays. Mais partir, ce sera aussi vouloir fuir ce milieu où il ne reste que cauchemar. Ainsi, le désir de changer sa société, sa vie, devient un motif récurrent pour la plupart de ceux qui émigrent. Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, la volonté de changement social est manifeste. Dans les trois cas, l'incertitude, l'instabilité, la pauvreté, l'inconfort, la guerre, sont des aléas qui ont poussé Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye à quitter leur milieu d'origine, dans l'espoir d'y remédier. Ainsi, lorsqu'on annonce à Gago son départ pour Doba où il ira chez son oncle cuisinier du commandant, le jeune garçon se met à imaginer son futur « eldorado » en le comparant avec sa condition actuelle qu'il trouve misérable. Partir, sera pour lui sortir de la prison, fuir la misère et le calvaire de cette famille polygame au sein de laquelle on ne mange jamais à sa faim et où le travail est souvent harassant. C'est ainsi qu'il décrit sa situation initiale et se fait des projections :

En attendant ce départ vers l'inconnu, départ qui tarde à venir, je mène ma vie quotidienne comme à l'accoutumée : réveil matinal au plus tard à 5 heures pour partir avec mon père au champ. Là, nous ramassons et entassons les herbes et les arbustes. L'heure du repos de midi est bienvenue, avec le repas qui redonne des forces. Ce repas se limite généralement à une calebasse de bouillie que les femmes apportent généralement à 10 heures du matin. Mais déjà l'heure de la reprise est là. Il faut se lever, se courber sur le sol jusqu'au coucher du soleil. Aussi, c'est avec soulagement que je regarde l'astre décliner à l'horizon. [...] Ainsi se déroule ma vie dans la monotonie exaspérante. Mais l'espoir de partir est là, vivace. En effet, on me fait savoir qu'auprès de mon nouveau père, je ne travaillerai plus. Je mangerai, m'amuserai... Un véritable paradis terrestre comme on peut l'imaginer. (TDJT, pp. 19-20)

Gago devient donc de ce fait le plus envié du village. Les jeunes de son âge qui y vivent la même condition de vie lamentable, ne cessent de lui vouer une admiration sans borne. De partout, les amis ayant appris la nouvelle du départ accourent pour le féliciter et lui faire des suggestions quant à sa vie future. Et ce fut un départ important qui s'est effectué dans le village. Tout Holo s'était mobilisé pour la circonstance. Le narrateur le souligne lui-même : « La presque totalité de la population est là pour assister à mon départ, moi l'enfant prodigue » (TDJT, p. 20).

Si chez N'Gangbet Kosnaye, l'objet du changement est lié à la condition économique de son milieu, tel n'est pas le cas chez Mahamat Hassan dont la révolution politique a été déterminante pour le départ. Prisdans un tourbillon de conflits qui gangrènent son pays, il n'a pas hésité d'emprunter le chemin qui mène à la révolution. C'est ainsi que s'ouvre son récit :

1972 : le Tchad est en pleine ébullition politique ! La révolution armée fait rage dans le nord et le nord-est ! Beaucoup de jeunes Tchadiens ont les yeux braqués sur le Frolinat ! Cemouvement politique qui fascine est devenu un pôle d'attraction. De jeunes cadres et même des lycéens désertent leurs occupations pour les rejoindre : chaque semaine, on constate la disparition d'un camarade ou d'un copain et puis on apprend par la suite qu'il a rejoint le maquis. En ce temps-là, entre vingt heures et vingt heures trente, toutes les rues de N'djaména deviennent presque désertes. Les N'djaménois regagnent leurs maisons à la hâte et s'enferment pour écouter clandestinement la voix du Frolinat. C'est en cette période mouvementée de l'histoire de notre pays que je décide moi aussi de partir. (UTAA, p. 11)

C'est donc un départ motivé par la révolution.Mahamat Hassan espère par cet acte, gagner la rébellion et entreprendre apporter des solutions à son pays qui, selon son expression, est déchiré en lambeaux, affaibliet saigné par tant de maux : guérillas, guerres civiles, luttes fratricides et bien d'autres.Tout concourt dans cette oeuvre à nous montrer l'assise de ce projet de Mahamat Hassan. En effet, dans l'introduction qui précède son récit, il y démontre combien, depuis 1960 jusqu'à 1990,le Tchad a sombré dans la guerre. L'auteur essaie par-là de signifier aussi que son itinéraire n'est pas singulier, il peut être celui de beaucoup de Tchadiens de son époque qui avaient choisi, comme lui, le chemin de l'aventure. Au fil du récit, Mahamat Hassan ne manque pas de mentionner le cas de ses multiples compatriotes aventuriers éparpillés à travers le monde. Ces Tchadiens qui, dépassés par le coup du moment, partent vers l'inconnu pour y chercher un trésor supposé, ne parviennent malheureusement plus à amorcer le retour, et se trouvent vaincus par le temps :

On trouve des Tchadiens aventureux un peu partout : en Arabie Séoudite, en Palestine, en Jordanie, en Syrie et même au Liban. [...] Quand ils sont arrivés à destination, ils restent quelques années avec l'espoir de retourner bientôt au pays. Mais le temps n'attend personne, il court, il court... L'intention y est, le coeur aussi, mais l'action ne suit pas. Et petit à petit, ils s'adaptent à leur nouveau milieu, ils se marient pour chasser l'ennui, ont des enfants et puis, ce désir de retour tant chéri s'émousse progressivement et disparaît... C'est le cas du cheikh Rouag, c'est le cas aussi de beaucoup d'autres que j'ai eu la chance de rencontrer. (UTAA, p. 56)

Il faut noter au passage que si le désir révolutionnaire fonde le départ de Mahamat Hassan, c'est un peu le contraire chez N'Gangbet Kosnaye dont le voyage plutôt fait de lui un révolté. En effet, c'est une fois arrivé en France qu'il mesure la gravité de la question politique de son pays, et décide de militer en défaveur de ceux qu'il appelle « antinationaux ». Chez lui et Zakaria Fadoul, le désir du changement social se lit à travers leur charisme sur le chemin de l'école. Cette quête dont le parcours est fait d'embuches repose sur un espoir. Ainsi, partir à l'école c'est choisir de devenir fonctionnaire de l'administration coloniale. Par ailleurs c'est espérer améliorer sa condition de vie et celle de son pays.

Il est à retenir dans cette partie que les motifs premiers qui ont amené les autobiographes de notre corpus à émigrer sont sans ambages les désirs du changement social. Ces désirs se manifestent à travers l'objet principal de la quête de chaque personnage. Ainsi, le chemin de des études et celui de la rébellion sont ceux empruntés par ces derniers. Ces motifs s'accompagnent aussi bien d'autres que nous classons comme motifs secondaires.

2. Motifs secondaires

Est secondaire tout ce qui vient en second lieu, ce qui peut être accessoire. Ainsi, à côté des raisons principales qui donnent cours à la migration, viennent se greffer d'autres. Ces projets seconds naissent très souvent d'une prise de conscience tardive ou soudaine due au premier contact avec la terre d'accueil. Très souvent, l'écart entre la réalité rêvée et celle du terrain, place le sujet immigré en face de ses illusions et le contraint à effectuer la mutation de son projet initial, s'il ne l'associe pas au second.Modifier l'ambition d'origine suppose dans certains cas le changement du trajet. Dès lors, les situations initiales se multiplient et les nouveaux motifs deviennent aléatoires. Dans Loin de moi-même, Un Tchadien àl'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, cet état de fait place Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye dans une situation d'errants. Dans cette errance, la quête de l'objet s'accompagne d'une envie de découvrir qui, généralement, naît des possibilités qu'offrent les pays d'accueil grâce aux contacts des nouvelles gens que l'immigré-errant rencontre sur son chemin.

1-3- L'envie de découvrir

Si la migration dans notre corpus trouve ses raisons principales dans le projet de la transformation de la cité d'origine, le voyage vers ce but s'accompagne aussi d'une envie naturelle de découvrir.Ces autobiographes dont la vocation touristique est plus ou moins latente, font de temps en temps des excursions pour vérifier les commentaires entendus ou lus par le passé au sujet de tel ou tel pays. Ainsi, Mahamat Hassan se trouvant en Égypte se dit motivé par le fait de pouvoir visiter les pyramides qu'il n'avait connues qu'à travers les médias et les livres. C'est ainsi qu'il écrit : « Avant même de venir au Caire, je rêvais de visiter les pyramides et le musée du Caire. Ah, les pyramides ! Combien de fois avais-je admiré leur image dans des livres ou des revues ! Combien de fois en avais-je entendu parler ! [...] Je tiens à les visiter le lendemain de mon arrivée, comme si j'étais un vrai touriste. » (UTAA, p. 52). Mahamat Hassan fait remarquer lui-même qu'il n'est pas un touriste sinon pas un vrai parce que cette envie de découvrir naît d'une simple curiosité stimulée par ses lectures antérieures, ses goûts pour la culture.Le voyage devient de ce fait un acte par lequel le dit et/ou l'écrit se soumettent à une confrontation avec le réel, objet de ces discours. Dans leur ouvrage : Le récit de voyage, Cintra Iva et al n'ont pas manqué de faire remarquer que « les touristes ne partent plus pour découvrir mais pour rencontrer un ailleurs conforme aux représentations livresques et médiatiques. » (Cintra et al, 1997, p. 72).

Dans Tribulations d'un jeune Tchadien de même, Michel N'Gangbet Kosnaye n'a pas manqué d'évoquer cette concupiscence qui le tient à son arrivée en France. En effet, le jeune lycéen qui a connu la France à travers les journaux, les commentaires de ceux qui y étaient et sont revenus, saisit l'occasion de son séjour pour les études et entreprendde vérifier les divers dires qui font d'elle un eldorado aux yeux de ceux qui ne s'y sont jamais rendus. C'est ainsi que dès leur arrivée, Gago et ses amis décident de découvrir l'art culinaire français tant mystifié chez eux. On lit l'expression de ce motif lorsqu'il écrit: « Depuis le pays natal, on nous a vanté l'art culinaire français. On nous a ainsi dit que la gastronomie française était la première du monde. Il faut donc aujourd'hui manger français » (TDJT, p. 141). Dans ce cas d'espèce, les stéréotypes sont à la base de cette envie de découvrir. En effet, nous remarquons que ce n'est pas la gastronomie française entant que telle qui attire ces jeunes mais plutôt les divers discours rapportés au sujet de celle-ci qui les a entrainés. C'est aussi à la fois dans le souci de revenir raconter à ceux qui sont restés au pays.

Si la dimension touristique du voyage est liée à un hasard chez Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, tel n'est pas le cas chez Zakaria Fadoul qui est issu d'une culture nomade.Chez lui, tout voyage n'est pas déterminé par une quête, car il peut aussi bien résulter d'une simple curiosité. Il ne manque pas d'affirmer : « J'aime voyager, cela fait partie de ma curiosité » (LDMM, p. 74). Son premier voyage en Europe n'avait pour but que la découverte. En effet, c'est dans l'optique de visiter ses amis et en même temps le pays de De Gaule que le personnage de Loin de moi-mêmesaute sur la première occasion en destination de Paris. Ce goût pour le tourisme l'amène à accepter les invitations de ses camarades de l'université de Dakar, ce qui lui a permis de découvrir le Sénégal dans ses subdivisions géographiques.

Il est à retenir que l'envie de découvrir a aussi galvanisé ces autobiographes quoiqu'elle n'en demeure pas le motif premier. Exercice issu d'une culture nomade chez Zakaria Fadoul ; effet des stéréotypes chez N'Gangbet Kosnaye, elle est le lieu d'accomplissement des connaissances théoriques chez Mahamat Hassan.

1-4- Nouvelles situations initiales ou itinéraires d'errance

Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, plusieurs états initiaux sont observables. Ceux-ci correspondent à de nouveaux motifs qu'improvisent les personnages par rapport aux nouvelles situations initiales auxquelles ils sont confrontés. Ainsi, l'itinéraire de Zakaria Fadoul commence au village natal, traverse Biltine et Abéché, se poursuit à Fort-Lamy ; puis le personnage s'envole pour le Congo, ensuite le Sénégal, puis le Cameroun jusqu'aux frontières gabonaises avant d'amorcer le retour au pays natal. Celui de Mahamat Hassan se situe à N'Djaména s'en suit le premier pas au Cameroun, suivront les étapes du Nigéria, du Niger, du Mali, du Burkina-Faso, de la Côte-d'Ivoire, de l'Égypte avant de traverser les frontières africaines, après un long séjour, pour se retrouver en Syrie ; le périple s'achève en France avant d'entreprendre la migration retour. Quant à N'Gangbet Kosnaye, tout part du village Holo, commence un premier déplacement qui l'amène à Doba, où se noue le nomadisme scolaire qui le promène successivement de Laï à Bongor en passant par Moundou pour arriver à Fort-Lamy avant de quitter pour le Congo puis la France, dernière étape qui donne lieu au retour à la terre natale.

En dehors de la situation d'origine principale décrite dans la première partie du chapitre, chaque ville et/ou pays traversés, avec un bref ou long séjour, donne lieu à de nouvelles situations initiales qui s'avèrent déterminantes dans la quête pour ces personnages. Il ne sera pas question pour nous ici de faire la description de ces nouvelles situations initiales comme ce fut le cas avec l'état initial premier, mais en les observant, chercher le mot juste pour nommer ces pérégrinations, et le terme convenable qui résume ces multiples quêtes.

En effet, en regardant de près ces trois itinéraires, il ne fait aucun doute qu'il y a confluence entre migration et errance. Ces trois autobiographes émigrent et passent d'une situation d'immigrés à celle d'errants. Cependant, l'interrogation qui guide notre analyse nous amène à nous demander si cette errance, née de la migration, recèle une particularité. Dans une conception générale, elle est perçue comme une déambulation sans but précis. Le terme errance est aussi utilisé pour désigner une existence sans point d'attache possible. C'est aussi ce qui pousse le `'déplacement'' à son paroxysme et l'appréhende différemment en déniant les présupposés de base de la migration qui postule l'existence de deux lieux antagonistes entre: un `'ici'' et un `'là-bas''.Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, ces deux ne sont évidemment pas quasi antagonistes dans la mesure où, les « terres promises » n'étaient pas aussi différentes de la terre d'origine décrite par les personnages comme une prison de laquelle il faille échapper. L'errance physique28(*), puisque c'est de cela que nous parlons, a, selon Edouard Glissant29(*), des vertus et de la totalité. C'est, selon lui, la volonté de connaître le " Tout-monde ", mais aussi des vertus de préservation dans le sens où, on n'entend pas connaître le " Tout-monde " pour le dominer, pour lui donner un sens unique. En dépit de ces multiples perceptions de la notion d'errance, Georges Perec et Robert Bobert sont ceux qui avaient joint les deux maîtres mots pouvant expliquer cette errance qui naît de la migration chez Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye. Nous retenons d'eux cette citation reprise par Véronique Bonet dans sa thèse de doctorat :

A l'heure où les Boat People continuent d'aller d'île en île à la recherche de refuges de plus en plus improbables, il aurait pu sembler dérisoire, futile, ou sentimentalement complaisant de vouloir encore une fois évoquer ces histoires déjà anciennes mais nous avons eu, en le faisant, la certitude d'avoir fait résonner les deux mots qui furentau coeur même de cette longue aventure [...] et qui s'appellent l'errance et l'espoir.30(*)

Il est bien évident que tout au long de la lecture de Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien,résonnent ces deux mots, pourquoi pas les trois mots que sont : migration, errance et espoir. En effet, la diversité de ces nouvelles situations initiales se justifie par ce trajet d'errance fondé sur l'espoir d'un futur proche certain, qui pousse ces personnages à doubler d'effort, aller de l'avant,vers « leur but ». Dans leurs textes, ils mettent l'accent sur ce déterminisme avec lequel ils ont poursuivi leur itinéraire.

Ils n'ont pas manqué de souligner, tout d'abord, les difficultés de la séparation à ceux avec qui ils s'étaient habituer. Mais lorsque l'abandon de la nouvelle terre est une nécessité, partir devient une obligation. C'est ainsi que Mahamat Hassan par exemple, s'est vu obligé de quitterSoubré pour Abidjan, malgré le climat de familiarité qu'il a su créer. En effet, tout son séjour dans cette ville ivoirienne avait pour but de chercher l'argent lui permettant de poursuivre son chemin. Dès lors qu'il constate qu'il ne peut l'obtenir, changer d'espace est une solution de premier plan. C'est ainsi qu'il est amené à abandonner ses élèves pour lesquels il éprouve de la pitié. Il note : « le maigre salaire que je touche ne me permet guère de faire des économies, alors je décide de quitter Soubré pour Abidjan. J'ai certes un grand remords envers mes élèves, les abandonner ainsi me fait de la peine, mais est-ce que j'ai le choix ? Je me suis assigné un but et il faut que je parvienne. » (UTAA, p. 31). Par cette interrogation, Mahamat Hassan prend le lecteur à témoin quant à l'importance de son projet qu'il ne laisse compromettre sous aucun prétexte. Il se montre de ce fait non pas comme un aventurier à la recherche d'un travail pour sa survie, mais bien plus, un aventurier à la recherche d'un idéal. C'est donc pour atteindre cet idéal qu'il cherche de temps en temps du travail pour avoir de quoi poursuivre son chemin. Car comme il le souligne : « Je suis comme un voyageur en manque d'essence, je cherche plutôt un travail pour garnir rapidement mes poches, afin de poursuivre mon chemin » (UTAA, p. 34).

N'Gangbet Kosnaye de même, retrace les difficultés avec lesquelles il était obligé de quitter Doba pour Laï laissant derrière lui tous les copains qu'il vient à peine de se faire. C'est dans un accent triste qu'il l'exprime : « En fait, il faut tout recommencer dans cette nouvelle ville : apprendre la langue, se faire de nouveaux copains et amis. Et l'école, comment se présente-t-elle ?»(TDJT, p. 41).Par ce point interrogateur, se lit l'incertitude qui plane sur la tête de ces autobiographes qui foncent sans cesse vers l'inconnu dans l'espoir de dénicher le « trésor caché ». Même lorsqu'ils ignorent où ils partent, ils y vont quand même. Sur le point de quitter encore Laï qu'il vient seulement d'intégrer, le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien retrace de nouveau ses angoisses : « Une nouvelle aventure commence. Moundou est loin de Laï et de mon villageHolo. Les risques et les dangers sont par conséquent certains. Je n'ai aucun parent là-bas. Où dormir ? Ou manger ? Le père est formel : je dois partir et me débrouiller : c'est cela la vie d'un garçon. » (TDJT, p. 61)

Pareillement, même lassé, Zakaria Fadoul ne se décourage pas. Au contraire, il se fortifie en se rappelant l'histoire d'un homme qui a fini par réussir après s'être engouffré dans un désespoir total.Cette histoire de l'homme qui, selon lui, a repris courage en voyant les termites qui gravissaient la pente d'un arbre avec un grain de mil qui tombe sans cesse en les obligeant à répéter un mouvement continuel, l'a inspiré.C'est ainsi qu'il n'hésite pas de continuer à rouler sa pierre comme Sisyphe31(*). Il va donc entreprendre un nouveau changement d'établissement après son deuxième échec à l'université de Dakar. Ces échecs l'ont amené à rentrer deux fois au bercail. Cependant, convaincu qu'il lui faut quelque chose et estimant que la chose appropriée se trouve dans un ailleurs indéterminé, il reprend le chemin de l'errance (comme l'indique le titre de la sous-partie : « Errances » (LDMM, p. 94).Ces errances de Zakaria Fadoul qui commencent le 27 juillet 1973 et s'achèvent par un retour le 26 octobre 1973 soit quatre mois d'endurance, sont motivées parl'espoir de réussir. Réussir tient lieu d'impératif, car comme le témoigne son poème liminaire :

Je ressemble

à un berger qui, ayant perdu ses animaux au pâturage, a peur d'être grondé par ses parents en retournant à la maison

à un jeune marchant qui, ayant fait d'énormes pertes, ne veut plus vendre

à un jeune officier qui, ayant perdu la bataille, rentre au pays la tête basse

à un petit enfant qui, se trouvant mal à l'aise à la maison des autres,

veut retourner chez ses parents (LDMM, p. 6)

Cet impératif de réussir pèse aussi sur Mahamat Hassan qui tente le tout pour le tout dans l'espoir de pouvoir abréger son aventure. Il brave de ce fait les interdits de sa religion en jouant à la loterie pour tenter le coup. Mais à chaque résultat, c'est l'échec et les mêmes monologues : « Je ne gagne malheureusement rien, sinon mon aventure aurait peut-être été abrégée » (UTAA, p. 35).Cette fermeté pour la réussite fait de lui un véritable picaro. En effet, comme Zakaria Fadoul dans ses errances, il s'est montré ouvert à toutes les sollicitations. C'est ainsi que lorsqu'il cherchait du travail au Mali et qu'il n'en trouvait pas, il suità la lettre les conseils d'un imam et se retrouve en Côte-d'Ivoire : « Il me conseille d'aller en Côte-d'Ivoire parce que là-bas, selon lui, les enseignants arabes sont mieux rémunérés [...] Je suis convaincu par ses suggestions et je les mets aussitôt à exécution » (UTAA, p. 21).De même, lorsqu'il était confronté à un problème d'accès à l'université du Caire en Égypte, Mahamat Hassan ne baisse pas les bras. Il met en pratique, comme d'habitude, les conseils d'un ami et décide de partir pour la Syrie. De là, il se compare à un naufragé : « Je suis comme un naufragé qui se raccroche à n'importe quoi. Les paroles de ce confrère sont pour moi une véritable bouée de sauvetage » (UTAA, p. 58).

Plus le temps passe, plus l'espoir de ces autobiographes va grandissant. C'est ainsi que N'Gangbet Kosnaye se rend compte qu'il n'est plus qu'à un pas de devenir fonctionnaire après tant d'année d'errance et/ou de nomadisme scolaire. C'est dans une joie mêlée d'étonnement qu'il exprime cette réussite à venir : « Par toute une série insoupçonnée de chances, j'arrive maintenant au sommet de l'école régionale. Je peux raisonnablement rêver à mon futur métier : infirmier, moniteur d'enseignement, moniteur d'agriculture, secrétaire-écrivain du commandant ?...Quel embarras de choix ! Belle perspective en même temps. » (TDJT, p. 73). Contrairement, pour Mahamat Hassan, l'heure n'est pas au bilan, car rien n'est gagné d'avance. Même après avoir obtenu sa licence en droit à l'université de Damas, il estime que ce n'est qu'une partie remise. ? la question de son ami Hachim de savoir quelles sont ses impressions en quittant Damas pour Paris, il répond : « J'ai l'impression d'avoir gagné une partie d'échecs et d'en engager aussitôt une autre, dont l'issue reste incertaine. Hachim mesourit et me souhaite bonne chance.» (UTAA, p. 98).

La « bonne chance », c'est bien évidemment ce qui compte pour des aventuriers dont le sentier est bâti surla conviction, l'attente, l'espérance, la prévision, en un mot, l'espoir. En préfaçant Tribulations d'un jeune Tchadien, Antoine Bangui n'a pas manqué de mettre en exergue la particularité de cette errance. Ce qu'il écrit à propos de l'itinéraire de Gago, résume aussi bien ceux de Zakaria Fadoul et de Mahamat Hassan et, pourrons nous oser dire, de tous ceux qui, comme eux, avaient eu un semblant de parcours. C'est ainsi qu'il écrit :

Les pérégrinations d'un jeune africain en mal d'école, de savoir, d'ambitions légitimes, sont hérissées d'obstacles, de pièges, d'inconnu. Elles ne se justifient que par la volonté d'aboutir, d'atteindre l'objectif fixé et n'ont rien d'errances stériles, aventureuses ou poétiques. C'est ainsi que la vie de Gago, écolier, puis lycéen, étudiant, adulte responsable confronté aux problèmes politiques et économiques de son pays, offre à d'autres générations de jeunes Tchadiens une leçon de courage et de volonté. Rien n'est acquis d'avance, donné, facile. Ceux qui sont chers demeurent toujours derrières. Il faut nécessairement, successivement, abandonner les amarres familiales, les amis, son pays, les pays d'accueil...(TDJT, p. 6)

Il est donc à retenir que Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye sont certes des migrants errants, mais leur errance n'est pas vide de sens. Elle repose sur l'espoir d'atteindre un idéal  qui les pousse à transcender sans cesse des frontières.

Parvenu au terme de ce chapitre où il était question d'analyser les situations d'origine et déceler les motivations ayant amené les personnages à émigrer, force est de constater que dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeuneTchadien, les motifs du départ sont liés à l'instabilité du pays d'appartenance de ces autobiographes. En effet, nous avons vu que Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye ont non seulement présenté leur pays d'origine comme étant pauvre mais aussi anéanti par des conflits politiques de tout genre. Ces déséquilibres socio-économique et politique ont caractérisé leurs modes de vie au sein de leurs milieux clos que sont les cadres familial et scolaire. C'est pourquoi l'obligation académique et les désirs de changement social apparaissent comme des raisons principales qui définissent la quête chez ces trois autobiographes. Nous avons aussi vu que l'obsession pour ce « manque à conquérir » les a mis dans une situation d'errance née de l'espoir de réussir. Eu égard à cette présentation de l'espace d'origine, nous nous posons la question de savoir quel regard ceux-ci portent sur les pays d'accueil. La réponse à cette interrogation réside dans l'analyse des espaces migratoires et des conditions d'accueil.

CHAPITRE DEUXIÈME : ESPACES MIGRATOIRES ET CONDITIONS D'ACCUEIL

Parler de la migration et de l'errance, c'est aussi se pencher sur les différents espaces migratoires qui se profilent dans le récit. En effet, la notion d'espace recouvre divers paramètres et prend dans la littérature de la migration une importance particulière. Dans Loinde moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, la dimension métonymique des espaces s'avère fondamentale. En fait, les narrateurs semblent mettre davantage l'accent sur l'aspect humain (le spectacle du monde)plutôt que géographique. Comme le souligne Henri Lefèvre dans son ouvrage La Production de l'espace, « c'est à partir du corps que se perçoit et que se vit l'espace, et qu'il se produit » (LEFEVRE, 2000, p.190). Cela dit, l'espace est le produit de la société, et c'est dans l'espace que s'opposent les valeurs à travers les épreuves de celui-ci. Ainsi, dans une posture de voyeurs, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye nous promènent dans les méandres des réalités des pays traversés.

Dans son Qu'est-ce que la littérature ?, Sartre estime que la prose est l'empire des signes. L'écriture réaliste peut, de ce fait, donner lieu à des interprétations multiples, car comme il le note, « le peintre est muet : il vous présente un taudis, c'est tout ; libre à vous d'y voir ce que vous voulez. [...] Toutes les pensées, tous les sentiments sont là, agglutinés sur la toile dans une indifférenciation profonde ; c'est à vous de choisir... » (SARTRE, 1948, pp.16-17). Dans ce chapitre, nous mettrons l'accent dans un premier temps sur les modes de présentation des pays d'accueil parles trois autobiographes, en dégageant les axes thématiques privilégiés qui ressortent des évaluations qu'ils font au regard de chaque espace. L'analyse suivant cette logique aura pour but de déceler le foyer normatif qui oriente ces écritures autobiographiques qui se veulent réalistes, et mesurer à l'aune des expériences ce que l'ensemble de ces espaces symbolise pour chaque autobiographe.

En deuxième lieu, nous nous attèlerons à décrypter les types d'accueil auxquels Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye se sont confrontés. L'espace migratoire étant pluriel, il sera question pour nous de montrer que l'accueil (bon ou mauvais) est dépendant de la mentalité de chaque milieu, chaque groupe,  chaque individu; et, la nature de l'insertion sociale (facile ou difficile) est liée à la capacité du héros-migrant à s'adapter dans un « milieu étranger ».

I. ESPACES MIGRATOIRES : REGARD ÉVALUATEUR DU MIGRANT-ERRANT

Dans notre corpus, s'observent plusieurs espaces migratoires. Ce sont des espaces généralement ouverts puisque Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye font des pérégrinations. Ces séries de voyage s'accomplissent dans des continents (Afrique, Asie, Europe) et pays (Cameroun, Nigéria, Niger, Haute-Volta, Côte d'Ivoire, Congo, Sénégal, Egypte, France, Syrie, Liban), réels. ? l'intérieur de ces macro espaces, affleurent des micro espaces tels que l'hôtel, le bar, la mosquée, l'église, l'école, l'université, le réfectoire, le dortoir des SDF (sans domiciles fixes), la prison, etc.

Dans leurs errances, les personnages de Loin demoi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien posent un regard sur chaque espace traversé. ? travers ce regard promené, ils tentent au fil de leurs récits de comprendre et saisir ces « lieux étrangers » dans leurs diversités. Daniel-Henri Pageaux fait remarquer d'ailleurs que « le récit de voyage est un acte éminemment optimiste et positif qui redit la possibilité et la volonté du voyageur de regarder l'espace d'autres hommes pour saisir l'unité de l'esprit humain et la diversité des sociétés et des solutions de la vie collective » (Pageaux, 1994, p.32).Cependant, il faut souligner que l'acte de regarder en soi n'exclut pas « la subjectivité ». Il n'est pas de ce fait un simple moyen transitif qui ouvre et rend vraisemblable un récit réaliste, « objectif », mais devient, selon Philippe Hamon, le point d'affleurement de références esthétiques à des canons et/ou des normes. Ainsi, il se dégage de ces trois récits autobiographiques un effort conséquent d'analyse, d'interprétation et de comparaison des faits rencontrés lors du séjour ou de la traversée des espaces migratoires. Ces canons, ces grilles culturelles et ces catégories esthétiques qui prédéterminent les relations des migrants-errants de notre corpus avec les spectacles du monde, sont perceptibles de par les évaluations qu'ils font de ces espaces.

Ces évaluations sont par ailleurs la somme des appréciations (positives/négatives), des jugements (subjectifs/objectifs) qui se dégage de la structure de ces récits autobiographiques. Hamon estime qu'évaluer, c'est installer et manipuler dans un texte des listes, des échelles, des normes, des hiérarchies. Il convient de répertorier ici quelques éléments caractéristiques de l'évaluation énumérés dans Texte et idéologie (1984) :

- L'évaluation émane de la relation, c'est-à-dire la comparaison qu'un narrateur ou que toute autre instance évaluante, en énoncé, instaure entre l'objet ou le sujet évalué et la norme qui est à la base de cette évaluation.

- Le point d'évaluation sur lequel se porte la norme peut donc porter sur des états (de choses ou personnages) et des actes (du ou des personnages). De là, la forme de l'évaluation se détermine par la positivité et/ou la négativité.

- Inscrivant dans le texte un « site » dont elle attribue une origine et suggère un point de vue, l'évaluation peut s'appréhender dans l'énoncé, peut être déléguée aux personnages ou prise en compte par le narrateur ; elle peut aussi être elliptique (simple comparaison des choses) ou complexe (comparaison des faisceaux de relation) (Cf. Section 3 : pp.103-228)

L'intérêt de cette situation de l'évaluation suivant la logique hamonienne, est de nous permettre d'éviter des égarements dans notre analyse du regard évaluateur de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye sur les espaces migratoires. En effet, étant donné que l'évaluation dans les oeuvres de notre corpus est omniprésente, pour éviter les descriptions stériles, nous orienterons notre analyse dans une perspective sémantique afin d'aboutir à des axes thématiques possibles. Philippe Hamon retrace si bien la possibilité d'un tel investissement. C'est ainsi qu'il écrit : « Une évaluation dans un texte, peut recevoir des formes et des investissements thématiques a priori divers et multiples... » (Hamon, 1997, p.24).

1. Migrations transafricaines

Par migration transafricaine, nous entendons le déplacement qui va d'un bout à l'autre de l'Afrique. En effet, si la problématique de la migration est très souvent perçue sous l'angle d'un voyage qui mène de l'Afrique vers l'Europe, il convient de souligner que dans notre corpus, il est d'abord question d'une migration à l'intérieur du continent africain ; c'est-à-dire d'un pays africain à l'autre. Ce n'est qu'aux confins de cette migration qui débouche sur l'errance que Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye traverseront les frontières africaines pour poursuivre leur aventure. Aussi, le choix pour une migration transafricaine de la part des autobiographes qui appartiennent à une époque (le XXe siècle) où l'Europe apparaît aux yeux de la jeunesse africaine comme « paradis à conquérir à tout prix », ne peut que se fonder sur des idéologies bien définies. Ainsi, il ressort de leurs textes plusieurs raisons pouvant expliquer cette préférence.

Ces raisons sont variables et vont du général au particulier. Les motivations d'ordre général sont celles liées aux partenariats que développent les pays africains suivant les liens coloniaux (colonies françaises, anglaises, belges...). De là, il s'avère facile pour les jeunes immigrés d'une « république soeur » de s'intégrer socialement ou du moins académiquement, pour ceux dont la motivation est les études. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'aller parachever les études, le choix du cadre ne pose pas problème. ? défaut d'aller en France, les jeunes issus des colonies françaises se tournent vers l'une de ces colonies ou vers d'autres, pourvu que leurs pays d'origine et celui d'accueil aient en commun le français comme langue d'étude. Ainsi, Zakaria Fadoul, après avoir terminé le parcours scolaire dans son pays le Tchad, sera destiné, avec ceux de sa promotion, pour l'université de Kinshasa (Congo). C'est ainsi qu'il écrit : « Nous venons de quitter le lycée Félix-Eboué de Fort-Lamy. Nous sommes destinés à l'université de Kinshasa. [...] Tout est en règle : étudiants d'une République soeur, officiellement envoyés pour poursuivre les études dans une République soeur. » (LDMM, p.64). En effet, le Congo (Kinshasa) est certes une colonie belge mais a pour langue officielle le français. Dans les phrases de Zakaria Fadoul ci-haut citées, les termes utilisés font croire que l'immigration des jeunes Tchadiens dans ce pays était un fait qui entre dans ce que nous pouvons appeler « norme » ou « logique ». Zakaria Fadoul utilise volontiers un verbe d'état (`'destiner'') pour évoquer ce passage qui paraît tout à fait « naturel » à ses yeux. Il en est de même pour N'Gangbet Kosnaye dont la migration transafricaine se justifie par les relations de coopération. Le verbe d'état de Zakaria Fadoul cède la place chez Kosnaye à l'emploi de la voix passive : « Il nous est demandé de nous tenir prêts pour voyager le lendemain matin à 10 heures sur Brazzaville. Nous irons au Centre de préparation au concours administratif (CPCA) de l'Afrique équatoriale française (A.E.F) » (TDJT, pp.110-111). Comme Zakaria Fadoul, N'Gangbet Kosnaye est destiné pour une école d'une « République soeur ». ? travers le « Il nous est demandé » de Kosnaye et le « destiner » de Zakaria Fadoul, il est aisé de remarquer que la migration transafricaine n'est pas, pour l'Africain, un voyage vers l'inconnu ; mais un voyage vers le même, susceptible d'être le différentiel.

En dehors de ces raisons d'ordre général qui se rattachent au statut diplomatique du pays d'origine, nous observons quelques-unes qui coexistent avec le goût du personnage. Cela est vrai des influences culturelle et religieuse qui déterminent le choix de l'espace migratoire. C'est donc cette dimension culturelle doublée du religieux qui fonde le choix de Mahamat Hassan. En effet, parce qu'il est musulman de confession et ancré dans la culture arabe, la vision de Mahamat Hassan ne se tourne que vers les pays arabes. Ce qu'il trouve d'ailleurs naturel : « Etant arabophone, je pense naturellement faire mes études dans un pays arabe et plus précisément en Egypte. Ce pays nous est très familier à nous autres, les habitants du Ouaddaï. Nos aînés se rendent depuis bien longtemps à la célèbre université d'El-Azhar, parfois même à un âge avancé. » (UTAA, pp.47-48). Il faut noter que le Ouaddaï d'où est issu Mahamat Hassan est une région située au nord-est du Tchad et a pour chef-lieu la ville d'Abéché. La population de cette région est majoritairement musulmane et puise sa culture dans la civilisation arabo-musulmane.

Ces informations ont pour but de justifier non seulement le choix systématique des espaces migratoires opéré par Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, mais aussi leurs prédilections pour certains aspects des spectacles qu'ils rencontrent lors de leurs errances. En effet, dans les trois textes, le regard que portent les autobiographessur les pays parcourus relève de la « subjectivité ». Tout le long de leur errance, chacun d'eux choisit de rendre compte d'une parcelle de vie d'un espace selon ses situations du moment ou ses aspirations qui sont très souvent, l'émanation de ses convictions. Ainsi, bien qu'ils aient parcouru, à des moments, des endroits semblables, dans une même période, les « réalités » qu'ils présentent ne sont quasiment pas les mêmes. Pour saisir le regard évaluateur de ces migrants-errants sur le continent africain, nous ferons la part entre le regard sur l'Afrique noire et le regard sur l'Afrique arabe. Ce découpage, loin d'être tout à fait subjectif, est dicté par les oeuvres de notre corpus.

1-1- L'Afrique noire

Rappelons une fois de plus que les espaces migratoires dont il est question dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien sont des espaces réels. Il convient dès lors de préciser que les « réalités » que présentent ces autobiographes à propos de chaque espace s'inscrivent dans une époque précise. En effet, pour ce qui est des pays de l'Afrique noire parcourus, Zakaria Fadoul nous peint le tableau du Sénégal, du Congo (Kinshasa) et du Cameroun des années 1970. Mahamat Hassan de même nous promène dans le Cameroun, le Nigeria, le Niger, le Mali et la Côte d'ivoire des années 1970 ; tandis que Kosnaye brosse le portrait du Congo (Brazzaville) des années 1950. En racontant leurs propres expériences, ces autobiographes ont écrit des livres ancrés dans la vie. Ils sont devenus, de ce fait, des témoins directs d'une époque aussi récente. Les faits « marquants » qu'ils évoquent occupent l'arrière-plan de leurs récits à travers lesquels, les commentaires des faits, la description des lieux et mentalités par l'entremise du `'je'' laissent dans l'ombre beaucoup d'autres choses en ne livrant que l'essentiel.

Dans ces trois récits, nous nous rendons compte que les narrateurs adoptent a priori un même comportement lorsqu'ils se trouvent dans un nouvel espace. Cet élément qui leur est commun est le regard promeneur. Dans Un Tchadien à l'aventure par exemple, Mahamat Hassan nous livre dès l'incipit de son récit du Nigéria, le résultat escompté par un oeil « vigilent », « touristique ». C'est ainsi qu'il écrit : «Dès mon entrée dans le territoire nigérian, je suis frappé d'abord par la densité de la population, ensuite par les routes goudronnées larges et sans fin. » (UTAA, p.13). Ainsi, la comparaison s'avère un procédé récurrent dans ces trois textes autobiographiques. En effet, chaque fois qu'ils se retrouvent dans un nouvel espace, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye essaient de faire un rapprochement avec l'espace précédent. De là, ils dégagent les similitudes et les dissemblances entre ces lieux. Dans Loin de moi-même, le narrateur compare volontiers Dakar et Kinshasa : « Dakar, en comparaison de Kinshasa est une ancienne cité... » (LDMM, p.69). N'Gangbet Kosnaye quant à lui, en évoquant deux villes : Bongor (Tchad) et Yagoua (Cameroun), établit une comparaison entre les massa de deux régions, qu'il considère comme un seul peuple divisé par la colonisation. Il faut noter que par rapport à Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye, le mode comparatif est trop accentué chez Mahamat Hassan. En effet, cela donne à lire une écriture qui se veut neutre, dénuée de toute analyse et/ou interprétations.Le narrateur de Un Tchadien à l'aventure se contente très souvent, durant ses avancées géographiques, de comparer le « vu » sans jugement de valeur. Par exemple à son arrivée au Niger après avoir quitté Nigéria, il note ceci : « Les deux pays ont beaucoup de caractéristiques communes : même climat sahélien, faible densité de population, un paysage semi-désertique... » (UTAA, p. 16). Ou encore, « L'état des routes ici est déplorable, sans comparaison possibles avec celles du grand Nigéria. Elles ressemblent plutôt à celles du Tchad... » (UTAA, ibid.). Les procédés de comparaison abondent et traduisent les surprises de Mahamat Hassan en présence des faits qu'il constate : « Je suis surpris de constater que Niamy comme N'Djaména sont arrosées par deux fleuves qui se ressemblent en longueur et en largeur, même si l'un porte le nom de Niger et l'autre de Chari... » (UTAA, p. 17)

Malgré cette volonté d'objectiver par le recours à une vision extérieure, l'écriture trahit quand même la pensée, et le parti pris de l'autobiographe devient ostensible à travers la structure de son récit. Pour revenir aux citations précédentes, il est observable que le jugement de Mahamat Hassan se meut à travers l'implicite, le sous-entendu. Par exemple en comparant le Niger, le Nigeria et le Tchad, le narrateur fait un rapprochement entre les trois villes et montre l'écart qu'il y a entre elles. De là, il note que les routes du Niger et du Tchad, par rapport à celles du « grand Nigéria » (pour reprendre ainsi son terme), « sont des routes défoncées, difficilement praticables pendant la saison sèche et complètement inaccessibles pendant la saison des pluies. » (UTAA, p. 16). Il est clair que la manoeuvre de Mahamat Hassan ici vise à montrer que le Niger et le Tchad, en comparaison du Nigéria, sont des pays sous-développés, pauvres.

? travers donc ces présentations brutes de faits (Mahamat Hassan) et les interprétations (N'Gangbet Kosnaye et Zakaria Fadoul) qui accompagnent ces regards, quelques thèmes peuvent s'appréhender.

Le religieux est un élément caractéristique qui se dégage de la présentation des espaces qui constituent l'Afrique noire dans les oeuvres du corpus. Cependant, chaque autobiographe n'y voit que du côté de sa dénomination. Ainsi, pendant que N'Gangbet Kosnaye évoque dans une perspective comparative les pratiques des protestants du Tchad et ceux du Congo (Brazzaville) ; chez Zakaria Fadoul et Mahamat Hassan, la question de l'islam occupe une place importante dans cette géographie de la migration transafricaine. Chez N'Gangbet Kosnaye, le Congo protestant est moins contraignant : pas d'interdiction de la danse et bien d'autres détails, ce qui, selon lui, n'est pas vrai du Tchad protestant qui se révèle moins libéral, et donc, assez contraignant avec ses interdits multiples. Zakaria Fadoul quant à lui nous donne à voir le tableau d'un Sénégal dont la pratique de l'islam franchit le seuil de l'université pour donner lieu à des associations musulmanes. Cela va sans compter les attitudes fanatiques qu'il rapporte sous forme de jugement. En effet, du tout grand Sénégal, Zakaria Fadoul ne nous donne à voir que sa dimension musulmane. Ce regard parcellaire découle de l'attachement du narrateur à sa religion. Ce qui lui pose un problème d'adaptation au milieu universitaire, où le sacré et le profane (libertinage) se mêlent. Cette conduite fanatique lui est reprochée par ses amis, il le retrace si bien : « Mes amis et mes compatriotes vinrent me rendre visite [...]; d'autres me reprochaientd'être trop porté sur ma religion, d'être fanatique ; d'autres par contre me félicitaient d'être un croyant authentique et fervent » (LDMM, pp.72-73).

Contrairement à Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye, Mahamat Hassan se place en observateur et présente plutôt les rapports que l'espace entretient avec une idéologie. De là, la question religieuse qui se dégage de son regard, caractérise négativement l'espace évalué. Ainsi, il pose la religion comme source des conflits, de haine et bien d'autres problèmes. Dès son entrée au Nigéria, le narrateur de Un Tchadien à l'aventure prend à témoin le lecteur en évoquant le phénomène des enfants mendiants issus des écoles coraniques. C'est ainsi qu'il écrit :

Je profite de mon séjour pour visiter la ville de Kano. C'est une grande ville avec une forte densité de population ! Ses grands marchés regorgent des biens de toutes sortes. Mais le phénomène qui me frappe le plus, c'est le nombre élevé des élèves des écoles coraniques, âgés de six à seize ans qui, après la classe, envahissent la ville pour mendier ! ce phénomène existe certes un peu partout en Afrique mais ici il bat tous les records. (UTAA, p.15)

Le recours à l'oxymoron (signal d'un espace évaluatif pluriel) permet à Mahamat Hassan de dissimuler son penchant pour l'aspect de la scène et de brouiller en même temps la piste au lecteur. Cela dit, sa position, son jugement par rapport à la scène en présence ne se laissent pas clairement appréhendés. Ce qui rend ainsi difficile la tâche aux lecteurs soucieux de déterminer son idéologie. Dans ce paragraphe cité, l'espace nigérian donne lieu à deux évaluations simultanées de la part du personnage-narrateur. Une première évaluation positive remarquable à travers des termes comme « grande ville », « forte densité », « grand marché », « biens de toutes sortes » se trouve annulée par une autre négative collée au même espace, à la même scène : « nombre élevé », « envahissent », « phénomène », « mendier », « bat tous les records ». Hamon écrit fort à propos de ce genre de construction : « La meilleure manière de neutraliser encore plus l'évaluation sur une scène consiste à faire assumer une scène frappée d'un net signe positif, ou simplement mise en relief émotivement par un personnage négatif ou par un personnage qui ne sait ou ne peut ou ne veut interpréter correctement le spectacle qu'il regarde. » (Hamon, 1997 p.112).

Tout le long de son récit, Mahamat Hassan témoigne un refus d'interpréter correctement les scènes, cependant lorsqu'intervient l'analyse, la prise de position devient systématique : « Cette doctrine (wahhabiyya), il faut le dire, c'est un islam radical, rigide et intolérant. De ce fait il rencontre et rencontrera beaucoup d'opposition en Afrique. » (UTAA, p.24). Pendant son séjour en Côte d'Ivoire, il ne perd pas du regard la question religieuse. Ainsi, il nous promène dans un univers où les pratiques de l'islam sont diversifiées et se développent dans un climat à tempérament conflictuel. Le narrateur adopte toujours une position neutre malgré son appartenance (musulman) religieuse, et il se contente de présenter l'état des choses :

J'ai su par la suite que l'imam et ses disciples constituent une véritable secte fermée. Ils se nomment eux-mêmes des `'sunnites'', c'est-à-dire ceux qui suivent scrupuleusement la voie tracée par le prophète Mohammed, tandis que les autres musulmans les appellent des wahhabites. Il existe un conflit aigu entre ces deux courants islamiques qui se haïssent mutuellement. Chacun d'eux a ses propres mosquées et ses écoles. (UTAA, p.23).

En dehors de l'aspect religieux qui caractérise les espaces migratoires de ces trois autobiographes, d'autres faits coexistent et renforcent l'image qu'en donne le migrant errant. Toujours est-il que ces réalités ne sont pas des vérités générales qui doivent fixer définitivement l'image de ces pays. Ces vécus quotidiens d'une époque se trouvent morcelés parce qu'orientés et canonisés par des normes qui régentent les mémoires dans leur sélection des événements devant constituer le récit.

Ainsi, pour avoir été instituteur et ayant exercé le métier d'enseignant en Côte d'ivoire, Mahamat Hassan donne à lire dans Un Tchadien à l'aventure, l'image d'un pays où la scolarisation n'a aucune structure viable, où règne l'anarchie académique. Mahamat Hassan fait valoir son talent de pédagogue et sa position s'appréhende cette fois-ci clairement. L'anarchie académique à quoi nous faisons allusion, il le justifie dans son interprétation par le fait que non seulement les élèves travaillent dans un cadre inapproprié (des chambres transformées en salle de classe avec un grand nombre d'élèves tous âges confondus) mais leur programme scolaire est essentiellement religieux : « le Coran, les Hadith et un peu de langue arabe » (UTAA, p.25). Plus encore, Mahamat Hassan remarque que la création d'une école en Côte-d'Ivoire ne souffre d'aucune procédure. Dès lors, est apte toute personne qui dispose des moyens permettant de créer. Ainsi, le « pédagogue » Mahamat Hassan, désabusé, dresse le constat de l'orientation donnée à l'éducation en Côte-d'ivoire en particulier et l'Afrique occidentale de manière générale. C'est ainsi qu'il écrit : « D'autre part, j'ai constaté qu'en Afrique occidentale et en particulier en Côte d'ivoire, les Dioula ont des mobiles très mercantiles : quiconque possède quelques notions rudimentaires d'arabe se permet d'ouvrir une medrassa pour se faire de l'argent. Rares sont ceux qui en créent sans caresser l'idée d'enrichissement » (UTAA, p.28)

En plus du religieux, N'Gangbet Kosnaye quant à lui présente l'espace africain sous ses traits traditionnels. En effet, il se dégage de son regard une Afrique des grands mystères. Le narrateur donne à lire un mode de vie africain axé sur les croyances occultes, les stéréotypes. Le narrateur retrace l'itinéraire de son voyage de Doba-Bongor, lors duquel, les passagers placent leur confiance en un marabout qui déclare pouvoir empêcher la pluie de tomber pour que s'effectue normalement le voyage :

On ne sait jamais, une mauvaise pluie peut encore perturber le voyage. Mais un marabout faisant partie du voyage rassure : - Ne craignez rien. Il ne va plus pleuvoir. La pluie, je l'ai déjà « attrapée ». [...] On roule. On roule. Tout le monde souhaite vivement que le marabout ait raison, que sa « science » réussisse. [...] Des voix s'élèvent dans le camion pour féliciter le marabout, vanter sa « puissance ». D'aucuns lui demandent l'endroit où il habite, afin de le consulter éventuellement. (TDJT, p.85)

N'Gangbet Kosnaye se contente ici de présenter la scène sans donner son point de vue sur ce « miracle » salué par les autres voyageurs. Bien d'autres faits rapportés par le narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien justifient la mentalité superstitieuse de l'Africain. Tel est l'exemple de la population de Holo qui refuse d'admettre que le cuisinier du commandant soit mort des suites de tuberculose, et préfère chercher la main qui pourraît être derrière cette mort : « Au village, tout le monde parle du poison, car, dit-on, beaucoup de gens le jalousaient à cause de la situation exceptionnelle que vous lui aviez faites » (TDJT, p.97). Tel est aussi l'attitude de ce commerçant (voyageant dans le même avion que Kosnaye en direction du Congo) qui refuse l'explication selon laquelle les secousses de l'avion sont dues au passage au-dessus de l'équateur mais préfère croire que l'avion traverse un espace hanté: « Pour lui, il est sûr que cet endroit est hanté par les mauvais esprits, contrairement aux Blancs qui en donnent une explication bizarre et difficile à comprendre » (TDJT, p.111). Il y a à ce niveau une prise de position implicite du narrateur. En effet, N'Gangbet Kosnaye donne à voir deux modes de visions : celle des Africains axée sur l'irrationnel et celle des Blancs qui se veut rationnel ; puis s'en suit une évaluation qui neutralise la deuxième vision en la qualifiant de « bizarre » et « difficile à comprendre ».

Du reste, en posant un regard sur l'Afrique des années 1950, N'Gangbet Kosnaye n'a pas manqué de brosser le tableau de la colonisation qui, en cette période, constitue le référentiel du continent africain. L'image qui découle de ce regard est celle d'une Afrique ayant subi les abus du colonialisme. En effet, il donne à voir ainsi un espace où tout est permis pour les Blancs. Il relate de ce fait, le vécu des femmes de la période coloniale qui servent d'objet sexuel pour les Blancs qui les abandonnent à la fin de leurs séjours en Afrique. C'est le cas de Halimé, cette négresse livrée au commandant du cercle dès l'âge de 14 ans. C'est dans un accent pathétique qu'elle se confie à Kosnaye : « Il y a tellement d'étrangers qui abandonnent nos soeurs avec des enfants sur les bras. Le commandant, qui est actuellement avec moi, va m'abandonner quand il partira en France, peut-être même avec un enfant. Et dire qu'il m'a dotée quand je n'avais que 14 ans ! » (TDJT, p.124)

Si les évaluations dans Tribulations d'un jeune Tchadien s'inscrivent dans le cadre général des réalités africaines, il convient de faire remarquer que dans Un Tchadien à l'aventure et Loin de moi-même, certains faits sont spécifiques aux pays évalués. Cela est vrai des évaluations de Mahamat Hassan analysées précédemment. En sus des traits communs déjà évoqués, Zakaria Fadoul fait une large place à l'espace camerounais qu'il peint négativement.

En effet, à travers son récit, l'espace camerounais est perçu comme un espace négatif, un espace où règnent l'injustice, la corruption, l'anarchie, le népotisme, le chômage ; un espace où le droit n'est que formel. Ces jugements de Zakaria Fadoul découlent de ses contacts avec les personnes qu'il a rencontrées lors de son errance à travers ce pays. De là, ses multiples confrontations avec les policiers lui ont permis de les qualifier de sans foi ni loi, sans compétence : « La police d'Ebolowa est incompétente... » (LDMM, p.137). Aussi, les scènes de « brimades » qui s'étaient offertes à sa vue ont contribué à former l'image d'un Cameroun marqué du sceau de la « ruse » et de la « mégalomanie » qui, naissent de l'anarchie : « Des hommes arrêtés parce qu'ils manquent de moyens de subsistance, des policiers qui s'éclipsent les uns derrière les autres, des ricanements énervants, un monde où chacun se croit le chef, un monde où chacun expérimente son petit savoir . [...] Suis-je dans un pays où il est interdit de crier : `'j'ai faim'' ou ''j'ai soif'' ?» (LDMM, p.127-128). Dans cet espace camerounais ouvert, Zakaria Fadoul nous promène dans la prison, un espace clos qu'il décrit comme étant un État à part entière se trouvant dans un autre État qui serait le Cameroun. Il montre de ce fait que c'est un espace dans lequel s'organise une gigantesque mafia : un espace où policiers et bandits se vendent les mèches. Étant dans une cellule de prison, Zakaria Fadoul à qui les anciens prisonniers ont refusé la « nourriture » journalière, crie injustice et appelle au secours un policier « Mais à peine le policier veut-il ouvrir la bouche que le prétendu chef lui parle dans son dialecte et finalement le policier s'en va fermant la porte de la même façon que précédemment. Quelle collusion y a-t-il entre les policiers et les prisonniers ? » (LDMM, p.133). Ces interrogations répétitives traduisent l'étonnement du narrateur qui semble être pris dans l'impossibilité de trouver des mots justes pouvant décrire et/ou interpréter certaines scènes.

Aussi, pendant son séjour au Cameroun, Zakaria Fadoul n'a pas manqué de porter un regard sur la question de l'emploi. De là, il se dégage une autre image de l'espace camerounais, caractérisé cette fois-ci par le chômage des jeunes. En effet, le narrateur de Loin de moi-même fait un zoom sur les diplômés qui pullulent devant les bureaux à la recherche du travail. Cette réalité, il la découvre lorsqu'il se rend, le 3 septembre, au Bureau Provincial de la main d'oeuvre de Yaoundé, dans le but de chercher un emploi pour subvenir à ses besoins :

 Il y avait là tout un monde de chômeurs. Des jeunes actifs remplissaient le bureau, chacun se demandant de quel côté la Providence serait un jour bénéfique. Je me mêle à eux. Mais ce Bureau n'a pas d'emplois et il faut attendre des jours pour que l'on fasse une offre pour un cuisinier ou pour un menuisier ! Alors les jeunes se précipitent sur la fenêtre bienfaitrice tendant leurs papiers. Si quelque voiture de diplomate stationne ils se concentrent autour et attendent avec un oeil de vautour(LDMM, pp.109-110)

L'évaluation de Zakaria Fadoul ici s'illustre par une caricature des personnages évalués. Aussi, le paradoxe demeure moins absent dans l'énoncé ci-haut cité : « des jeunes actifs » attendant malheureusement et passivement, « avec un oeil de vautour ». De là, nous ne sommes pas loin de la technique narrative de Mahamat Hassan.

? rapprocher de près ces fragments de tableaux définissant l'espace camerounais dans Loin de moi-même, nous sommes tentés d'affirmer que les premières images présentées (celles de la corruption, de l'injustice, de la ruse, de l'arnaque, du vol, etc.) seraient la conséquence de celle évoquée en dernier : le chômage.

Il convient aussi de signaler au passage que Mahamat Hassan n'a certes pas séjourné au Cameroun, mais il se dégage de son texte une perception de cet espace. Cette perception est celle du Cameroun comme espace de refuge pour les Tchadiens que la guerre contraint à l'exil. C'est ainsi qu'il écrit : «  Les habitants de N'djaména fuient leur ville comme un volcan pour se réfugier de l'autre côté du fleuve, à Kousseri, au Cameroun » (UTAA, p.97).

Il est à retenir que dans leurs évaluations des pays de l'Afrique noire, les autobiographes du corpus ont tous mis l'accent sur la question religieuse. Cependant, chacun d'eux n'a porté son regard que sur sa dénomination. En sus du religieux, Mahamat Hassan a abordé la question de l'éducation en Côte d'Ivoire. Kosnaye, lui, présente le tableau d'une Afrique noire caractérisée par des superstitions et des stéréotypes, puis aborde la problématique de la colonisation dans cet espace en évoquant ses abus, et particulièrement les abus dont les femmes sont victimes. Zakaria Fadoul quant à lui exhibe le vécu de l'espace camerounais à travers lequel se dégage une image sombre et négative.

Nous pouvons retenir de ce qui suit que la vie en Afrique noire est difficile, voire impossible. D'où, la nécessité de continuer l'errance dans l'espoir de trouver une terre à la fois plus accueillante et moins ingrate. Les images sont essentiellement négatives, et le migrant est conduit à l'errance pour nécessité de survie. Se trouvant loin de chez lui et de lui-même, le jeune Tchadien à l'aventure est confronté aux tribulations.Il traverse des pays, découvre le monde dans sa diversité et tente de le saisir dans sa complexité. Dans cette course effrénée, l'Afrique arabe non plus, n'a pas manqué de l'attirer.

1-2- L'Afrique arabe

Signalons d'entrée de jeu que Mahamat Hassan est le seul autobiographe parmi ceux du corpus à avoir parcouru l'espace nord-africain. Il faut aussi préciser que dans Un Tchadien à l'aventure, l'Égypte est le seul pays de l'Afrique du Nord ayant servi de cadre migratoire. Dans le récit de Mahamat Hassan, il se dégage une perception double de l'Egypte : négative et positive. Le narrateur nous présente tout d'abord l'Égyptien comme un beau parleur : « Les Egyptiens sont de beaux parleurs. Ils ont le verbe facile et l'expression aussi... » (UTAA, p.53). Ensuite, l'Égypte qui s'offre au regard de Mahamat Hassan dès son arrivée est celle où règne la corruption. En effet, il retrace la scène de leur descente à l'aéroport du Caire où une américaine qui n'est pas en règle corrompt les agents de sécurité pour passer, au grand dam d'autres passagers se trouvant dans la même situation. Mahamat Hassan se dit surpris par ce geste de « partialité ». Il note : « Une Américaine qui se tient à mes côtés pleure en silence. Elle n'est même pas vaccinée. Son mari, qui est venu l'accueillir, engage des pourparlers avec les agents du service sanitaire qui, à ma grande surprise, la laissent passer. Je crois comprendre ce qu'ils cherchent » (UTAA, p.50)

En dépit de ces évaluations négatives de l'Égyptien et de son espace, Mahamat Hassan estime que l'Égypte est après tout un pays de « liberté », du « permis », de « plaisirs et loisirs » ; un pays où « il fait bon vivre ». Ce jugement du narrateur émane des constats et des expériences. En effet, il constate un nombre important de ressortissants de la péninsule arabe dont la présence en Égypte est motivée par le fait de pouvoir jouir de la liberté (dans le sens large du terme), de pouvoir échapper aux interdits de l'islam en vigueur dans leur pays. Comme à son accoutumé, Mahamat Hassan manifeste un sentiment de surprise au vu du spectacle, avant d'essayer d'y trouver justification plus tard. C'est ainsi qu'il écrit :

A l'aéroport du Caire je suis surpris par le nombre de ressortissants de la péninsule arabique qui s'y trouvent, la tête coiffée d'un mouchoir blanc et entourée par le traditionnel cordon noir. Je me demande ce qu'ils font en si grand nombre mais j'ai eu la réponse plus tard : ils viennent ici passer les vacances. Le Caire leur offre tous les plaisirs et les loisirs d'un monde moderne alors que chez eux tout est prohibé, même le simple regard d'une femme. Ils se permettent ici tout ce qui leur est interdit là-bas au nom de l'islam.(UTAA, p.49)

L'Égypte apparaît de ce fait non seulement comme un lieu d'épanouissement mais aussi de rencontre et de la diversité culturelle. Si l'épanouissement de l'immigré s'accomplit grâce aux possibilités qu'offre l'espace, le patrimoine égyptien est ce qui attire nombre d'immigrés (touristes) créant ainsi ladite diversité. Dans Un Tchadien à l'aventure, l'image dominante de l'Égypte est celle d'un espace touristique. Mahamat Hassan retrace dans son récit ses rencontres avec diverses personnes, nationalité et race confondues, venues dans le but de découvrir les « merveilles de ce pays ». Ces merveilles égyptiennes sont donc les pyramides bâties par les pharaons ; ce sont aussi les momies : ces corps des rois morts depuis des milliers d'années mais qui restent conservés grâce à des techniques médicales propres aux Pharaons. C'est donc cet art et cette science légués par les ancêtres des Égyptiens qui, selon le narrateur, drainent tout un monde vers ce milieu. Mahamat Hassan dont le projet de départ reposait en partie sur l'envie de découvrir les chefs-d'oeuvre égyptiens, ne pourra que donner cette image pompeuse d'un espace touristique inégalable. Dans ses expressions retraçant les étapes de sa visite du site pharaonique, le procédé comparatif perd sa place, donnant lieu à un lexique exprimant la surprise et l'extase, mêlées à l'étonnement :

Lorsque je débouche dans la salle réservée aux momies, je trouve celle-ci bondée de touristes de toutes nationalités. C'est encore l'une des merveilles de l'Egypte pharaonique ! Les Egyptiens, par une technique qui leur était propre et demeure jusqu'ici inconnue, ont su conserver les corps de leurs rois morts pendant des milliers d'années. Le guide dit : `'C'est la momie de Ramsès II, elle a deux mille ans''. Et là, vous observez un corps maigre, la peau collée sur les os, mais intact. Sans le rappel du guide, vous croiriez qu'il est mort voilà à peine trois mois. Etonnant et mystérieux procédé médical ! Une touriste française d'un âge avancé, pousse un soupir tout près de moi :

- Oh, mon Dieu ! dit-elle toute émue, j'ai fait le tour du monde, mais je n'ai jamais vu des choses pareilles.(UTAA, p.55)

Il est donc à retenir du regard évaluateur que l'Égypte, malgré la corruption perceptible au premier abord, est davantage un espace viable, attrayant et ouvert. Mahamat Hassan la présente de manière laudative. C'est un cadre touristique authentique, original, où la liberté et la plénitude sont de mise. C'est donc un environnement favorable à l'épanouissement. Et pourtant, pas plus que les autres cadres initialement présentés, celui-ci ne retient pas l'aventurier sur place. Le migrant-errant est bel et bien « un Tchadien à l'aventure », car il va continuer ses pérégrinations, pour découvrir d'autres espaces.

2-Espaces européen et asiatique

Après une série de pérégrinations et/ou d'errances à travers les pays d'Afrique, les autobiographes de notre corpus traverseront les frontières continentales pour se retrouver en Europe et en Asie (dans le cas de Mahamat Hassan). Ces voyages en France, en Syrie et au Liban s'inscrivent dans la logique de la quête du positionnement des personnages. Le choix de ces espaces, comme ce fut le cas avec les pays africains, repose sur des idéologies personnelles. En effet, chez Mahamat Hassan, d'une part, c'est la volonté d'étudier dans un pays arabe qui l'a conduit de l'Égypte en Syrie, d'où il fera une excursion de découverte au Liban. Ainsi, qu'il s'agisse du Liban ou de la Syrie, le choix de Mahamat Hassan, comme celui de tous les étudiants africains s'y trouvant, a pour fondement la foi religieuse, l'islam : « Tous les étudiants africains arrivés en Syrie sont musulmans. La foi religieuse est déterminante pour le choix du pays d'accueil. » (UTAA, p.85). D'autre part, le choix de l'espace syrien par Mahamat Hassan repose sur la possibilité de pouvoir décrocher une bourse d'étude qui lui était inaccessible en Egypte pour des raisons politiques. En effet, il apparaît dans son récit que, à cette époque, l'accès à la bourse égyptienne pour les Tchadiens n'ayant pas une autorisation dûment signée par les autorités tchadiennes, pose problème. Ainsi, suivant les conseils d'un ami qui lui a montré les enjeux de la situation, il s'envolera en destination de la Syrie pour y tenter sa chance. C'est dans un style direct qu'il reprend les termes du conseil de « ce confrère » :

- Ne perd pas ton temps ici, me dit-il, l'Egypte a bien fortifié ses relations avec le gouvernement tchadien et elle ne te donnera pas de bourse sans l'avis favorable de ce dernier. Mais par contre, si tu vas en Syrie, tu n'auras aucun problème. Les Africains sont peu nombreux là-bas et comme la Syrie désire consolider ses relations avec nos pays, la formation de cadres africains est pour elle l'un des meilleurs gages. Donc, fait ta valise et va-t'en ! conclut-il (UTAA, p.57)

Telles sont, en effet, les circonstances ayant amené Mahamat Hassan à choisir la Syrie comme espace migratoire.

Pour ce qui est du choix de la France comme espace migratoire, les raisons qui se dégagent des récits de ces trois autobiographes sont les mêmes. L'élément premier est ce lien issu de la colonisation qui existe entre le Tchad et la France, lien qui ayant donné lieu à l'instauration du français comme langue nationale. Ainsi, pour ces autobiographes dont le pays d'origine est francophone, étudier en France donne, selon eux, la crédibilité au diplôme acquis. C'est ainsi qu'après avoir obtenu sa licence en droit d'expression arabe en Syrie, Mahamat Hassan juge utile de parachever son parcours en France, question de se perfectionner en français et donner du poids à son cursus universitaire. De même, après l'étape du Congo, sanctionnée par une formation professionnelle qui a fait de lui un administrateur colonial, c'est en France que Kosnaye choisit d'aller compléter sa formation afin de pouvoir remplacer les colons français qui, en ce temps précis (1958), tenaient encore les rênes de l'administration tchadienne. Aussi, faut-il le spécifier, chez Zakaria Fadoul et Kosnaye, en sus de ces raisons purement idéologiques, leur option pour la France est en partie liée à l'influence des actions de leurs compatriotes qui y étudiaient. Dans Loin de moi-même, l'immigration de Zakaria Fadoul en France s'inscrit dans le cadre d'une visite qu'il rend à ses amis et aussi bien d'une découverte de l'espace français : « Le lendemain, je décolle pour la France. La joie et l'inquiétude se mêlent en moi : joie à l'idée de voir enfin le pays de de Gaule et de pouvoir rencontrer mes amis... » (LDMM, p.62). Et pour N'GangbetKosnaye, aller en France signifie un embarquement pour les études, mais aussi et surtout retrouver le cadre idéal pour le militantisme politique. Son attention accordée aux activités de ses compatriotes étudiant en France lui vaut le titre de représentant de ceux-ci à Bousso, province tchadienne : « En effet, à Bousso, j'étais le correspondant de l'Association des étudiants tchadiens en France (AETF). Je recevais régulièrement d'elle le journal L'Etudiant tchadien, que je diffusais dans la région » (TDJT, p.137).

Il est donc à retenir que le choix de Mahamat Hassan pour l'espace syrien repose sur la volonté d'étudier dans un pays arabophone et la nécessité d'obtenir facilement une bourse d'étude. Le souci linguistique lié à son parcours universitaire prolonge ses études en terre française. Comme lui, les choix de Zakaria Fadoul et N'GangbetKosnaye se trouvent régentés par l'histoire existante entre la France et le Tchad, leur pays d'origine.

2-1- La France

Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune tchadien, l'espace français fait l'objet de diverses évaluations. Ces évaluations qui sont le résultat des regards distincts se recoupent et s'opposent à certains égards. Il faut signaler que dans ces trois récits, la ville la plus représentative de la France est Paris. Ainsi, chez Zakaria Fadoul et N'GangbetKosnaye, la capitale française apparaît, au premier contact, comme la ville lumière, c'est-à-dire une ville dans laquelle l'éclairage est permanent, où on ne distingue ni le jour, ni la nuit. Chez Zakaria Fadoul tout comme chez N'GangbetKosnaye, le sentiment dominant est celui du dépaysement : « C'est le survol de Paris. Il est presque deux heures du matin. La capitale française est abondamment illuminée. Les lumières ressemblent à des étoiles jetées du ciel sur la ville. Cette ville qu'on dit la plus belle du monde » (TDJT, p.137). Cette vue lumineuse de Paris qui les accueille dès l'entrée leur a permis de renforcer et/ou modifier leurs jugements sur cette ville. N'GangbetKosnaye par exemple confirme volontiers l'opinion générale qui fait de Paris la première ville sur le plan mondial ; tandis que chez Zakaria Fadoul, le dépaysement sème la confusion et fait naître chez lui le sentiment de complexité. Cette confusion se justifie par le fait que Zakaria Fadoul témoigne d'une certaine incapacité à asseoir son opinion sur ces spectacles qu'il ne parvient d'ailleurs à situer ni dans le réel ni dans l'imaginaire. C'est ainsi qu'il relate cet embrouillamini :

Tout ceci est un peu étrange pour moi et je me demande si mon frère n'a pas raison et si je ne me suis pas laissé tromper par un diable qui essaie de me faire voir des illusions [...] Paradis ou invention de Satan ? J'ouvre de grands yeux ; des écritures en rouge, des écritures en vert, des lumières et des personnes qui parlent et discutent ! C'est trop fort pour moi, je n'arrive pas à comprendre... (LDMM, p.62)

Ici, l'évaluation tend à être hyperbolique dans la mesure où Zakaria Fadoul donne l'impression d'avoir à sa vue un spectacle extraordinaire d'où l'affluence des termes tels que « étrange », « me faire voir des illusions », « invention de Satan », « C'est trop fort pour moi... », dans un seul énoncé exprimant une seule situation du moment.

En comparaison à Zakaria Fadoul et N'GangbetKosnaye, le premier regard de Mahamat Hassan sur Paris exprime un paradoxe. En effet, il en donne une peinture totalement opposée à celles proposées par les deux autres autobiographes. Si dans Loin de moi-même et Tribulations d'un jeune Tchadien, les narrateurs exaltent vivement la modernité de Paris, celui de Un Tchadien à l'aventure n'y trouve rien de majestueux. C'est ainsi qu'il déclare : « A Paris, je ne suis nullement dépaysé par les premières images : ni les meubles, ni les bus ne me semblent particuliers [...] Je me dis que ce qui fait la beauté et la grandeur de cette ville mondaine réside sans doute ailleurs que sur ses façades » (UTAA, p.99).

Le jugement que Mahamat Hassan fait de l'espace parisien n'est pas seulement différent ; il est même antithétique par rapport à ceux de Zakaria Fadoul et N'GangbetKosnaye. Pendant que Zakaria Fadoul confond Paris à « Paradis » et que N'GangbetKosnaye la place au summum de toutes les villes du monde, Mahamat Hassan parle d'une « ville mondaine » qui n'a « rien de particulier ». Cette attitude sereine dont fait montre Mahamat Hassan dès son entrée en France peut s'expliquer par le fait qu'il avait eu à errer dans d'aussi grands pays (Égypte, Ghana, Syrie, Italie) avant d'arriver en France. Or, cela n'est pas vrai de Zakaria Fadoul et N'GangbetKosnaye qui ont quitté Fort-Lamy (Tchad) pour la France.

Aussi, il faut signaler qu'au-delà de ses dimensions architecturale et industrielle précédemment évoquées, l'évaluation de l'espace français et plus précisément de l'espace parisien demeure négative chez Mahamat Hassan. Par métonymie, si le contenant doit refléter le contenu, tel ne semble pas être le cas de Paris dont il estime que l'image somptueuse que lui colle l'imaginaire collectif contraste parfaitement avec les réalités du quotidien. Ainsi, comme pour montrer le revers de la médaille, le narrateur de Un Tchadien à l'aventure oppose au sociogramme français (pays d'abondance, de beauté...) la description d'un espace clos en plein centre-ville de Paris, où sont abrités des SDF (Sans Domicile Fixe) à qui l'on inflige des traitements « inhumains » (dormir superposés, manque de nourriture, manque d'eau pour assurer l'hygiène...). Mahamat Hassan dont les difficultés d'intégration ont poussé à solliciter ces lieux de refuge en a gardé un souvenir qui n'en demeure pas moins un puzzle pouvant aider à déterminer l'image de l'espace parisien en particulier et français en général. C'est dans un accent de désolation qu'il évoque ce dévoilement démythifiant : « Je n'aurais jamais pu imaginer qu'à Paris, ville mythique de beauté et d'abondance, il puisse y avoir des endroits aussi détestables. » (UTAA, p.103)

Le récit analytique de Mahamat Hassan qui se poursuit, l'amène à se rendre compte de la division sociale majeure qui se meut dans l'espace parisien, mais très peu manifeste. Ainsi, de son évaluation, il s'avère qu'à Paris, l'argent prime sur l'Homme. Cela dit, la valeur de l'Homme ne se détermine que par la somme d'argent qu'il possède. C'est en côtoyant à la fois les parisiens du camp des SDF et ceux en dehors que Mahamat Hassan parvient à s'imprégner de l'existence de cette inégalité sociale. C'est dans un procédé de comparaison qu'il présente cette autre image « contrastée » de l'espace français :

Il n'y a aucune ressemblance entre les autres Parisiens et ceux du Centre Nicolas Flamel. Ceux-ci sont sales, crasseux et fatigués alors que les autres sont propres, élégants et vifs. Mes camarades d'infortune me paraissent tous débiles. Ce sont les damnés de l'industrialisation. La différence flagrante entre ces deux classes de Parisiens c'est aussi l'argent. L'argent ici, peut vous élever au plus haut rang de la société ! ne pas en posséder vous rabaisse au fin fond des enfers. L'argent ici, fait le bien, le mal, la haine, le respect, le beau. (UTAA, p.104)

? la liste des inégalités sociales et du manque d'humanisme qui relève de l'espace parisien dans Un Tchadien à l'aventure, nous pouvons ajouter, à la lecture de la citation précédente, l'injustice, l'exploitation de l'homme par l'homme comme éléments identitaires qui caractérisent l'espace français vu par Mahamat Hassan.

Faisons remarquer en guise de précision que dans Loin de moi-même, le regard de Zakaria Fadoul sur la France se limite aux premières impressions qu'il donne au premier contact de Paris. C'est N'GangbetKosnaye qui, comme Mahamat Hassan, a décrit avec précisions les coins et les recoins de cet espace dont il donne une image sinon négative, du moins quelque peu contrastée. ? tout le moins, cette représentation de Paris, sous la plume de Kosnaye semble, dès le départ, marquée du sceau de la positivité. La France apparaît aux yeux de Kosnaye comme un espace de liberté en comparaison au pays d'origine vu comme espace carcéral. C'est à quelques heures de son départ vers la France que Kosnaye formule implicitement une intention qui fait de ce pays européen un eldorado : « A Gardolé où je vis avec mon cousin, les cases sont construites les unes contre les autres. Aucun espace où l'air peut souffler. Bientôt je m'échapperai de cet espace carcéral. » (TDJT, p.136). Dans cette citation, la perception de l'espace français par le narrateur s'appréhende dans le sous-entendu, l'implicite, le non-dit ou le blanc que laisse présager ses phrases.

Aussi, N'GangbetKosnaye présente-t-il l'espace français comme un espace de droit, un espace où la liberté de soi n'exclut pas celle de l'autre, où tout acte, tout geste, sont mesurés avant accomplissement. Pour avoir déménagé à la fin de son contrat de bail sans avertir sa bailleresse, Kosnaye a, ainsi, encouru le risque de se faire poursuivre en justice, n'eut été l'intervention des autorités de son établissement et la clémence de la dame. Et le surveillant général de saisir l'occasion pour lui faire la morale : « Monsieur Gago ! En France, on ne quitte pas une chambre comme cela ! On donne un préavis obligatoirement, sauf arrangement spécial entre le locataire et le propriétaire, en l'occurrence madame. Vous avez la chance, monsieur Gago, madame comprend les jeunes Africains qui viennent pour la première fois en France.» (TDJT, p.144). L'espace français peut, dans ces circonstances, être contraignant pour les personnages comme Gago, issus d'un pays où les notions de droit et/ou procédures judiciaires n'avaient pratiquement pas cours.

Mais lorsque le sujet respecte à la lettre les lois d'un pays, ce pays cesse d'être un espace de contrainte dans la mesure où ces mêmes lois pourraient lui permettre de revendiquer ses droits. Ainsi, en sus de ces images mythiques et générales que nous retenons du regard évaluateur de N'GangbetKosnaye, la France de celui-ci, à spécifiquement parler, est un espace de prise de conscience et du militantisme. En effet, c'est à Paris que Kosnaye avoue avoir pris conscience du fait national africain et du méfait de la colonisation, entreprise pour laquelle il était pourtant l'un des administrateurs avant d'arriver en France dans les années 1958. Et c'est justement dans ce Paris des années 1950 où la révolution nègre battait son plein, menée par des intellectuels noirs animés d'un militantisme ardent que Kosnaye se rend compte de cet autre rôle (lutte pour l'émancipation de la race noire) qu'il pouvait jouer au-delà des études. Ainsi, il prend la tête de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France (FEANF) au sein de laquelle il s'imprègne amplement des enjeux du devenir politique de son continent : «C'est au sein de la FEANF que je prends lentement conscience du fait national africain et du méfait du colonialisme. Des slogans simples mais réalistes et porteurs d'espoir, des slogans qui ne sont nullement de vides velléités des jeunes de mon âge... Je suis convaincu de lutter ainsi pour l'émancipation du continent noir » (TDJT, p.147).

L'espace parisien de N'GangbetKosnaye se révèle, de fait, un lieu de prise de conscience mais aussi et surtout de liberté d'expression dans la mesure où il s'avère un espace non hostile aux organisations révolutionnaires. La mosaïque d'associations anticolonialistes et contre les antinationalistes que créent les Africains selon leurs pays d'origine corrobore le regard du narrateur:

La FEANF crée des associations de base qui font sa notoriété et sa responsabilité. Ces associations sont fédérées et réparties selon les territoires d'origine des adhérents : ainsi, les sigles de ces associations commencent toujours par « Association des étudiants... » et finissent par « ...en France... ». Ainsi, on a. - Côte d'Ivoire : AECIF ; Tchad : AETF ; Dahomey : AEDF ; Haute-Volta : AEVF ; Oubangui : AEOF, etc. (TDJT, p.147)

Une telle possibilité d'épanouissement donnée aux jeunes Africains par la France dans un contexte où les activités de la colonisation créent de temps à autre un climat de haine entre Blancs et Noirs ne peut que marquer N'GangbetKosnaye qui, on le verra dans le dernier chapitre, croupira des années en prison pour avoir organisé une simple conférence débat dans son propre pays.

En somme, l'espace français vu à travers Paris, donne lieu à des évaluations qui varient d'un autobiographe à un autre. C'est ainsi que, de la ville lumière de Zakaria Fadoul et de N'GangbetKosnaye, Mahamat Hassan découvre complètement l'envers : le Paris des sans-abris, de la promiscuité, « d'êtres sales, crasseux et fatigués ». De la France, espace de droit et de liberté pour N'GangbetKosnaye, Mahamat Hassan oppose la France capitaliste où l'argent prime sur la valeur humaine. Au-delà de l'importance narrative, l'évocation de l'espace français recouvre une valeur symbolique. De là, nous pouvons retenir que Paris est le lieu d'une prise de conscience idéologique chez Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye.

2-2- La Syrie et le Liban

Mahamat Hassan est le seul autobiographe du corpus que l'errance a conduit en Syrie et au Liban. Conformément à la tradition du récit autobiographique et du récit d'aventure, le narrateur de Un Tchadien à l'aventure ne manque pas de présenter les premières images qui l'accueillent. Ainsi, dès son atterrissage à l'aéroport de Damas, le narrateur s'offre une vue qu'il expose au lecteur, avec quelques supputations : « L'avion atterrit sur l'aéroport entouré de fils de fer barbelés, surveillé par des radars géants et des canons antiaériens. On dirait un aéroport militaire. Tout cela me rappelle que la guerre du Moyen-Orient n'est pas finie. Il y a eu seulement une pause. » (UTAA, p.59). Évidemment, à travers cette description qui se veut réaliste, le lexique utilisé par Mahamat Hassan donne à voir que la Syrie est un pays de guerre. Aussi, pour y avoir séjourné quatre années durant, Mahamat Hassan parvient à remarquer que la Syrie des années 1978 dont il rapporte les faits, est un cadre d'exil politique. Ce jugement naît du constat de la présence massive des personnes de diverses nationalités qu'il rencontre et qui, pour la plupart, sont animées d'idées révolutionnaires. C'est ainsi qu'il écrit : « Damas est à cette époque un nid de toutes sortes de vrais et faux révolutionnaires. Des bureaux de `'fronts de libération'' surgisse de partout. » (UTAA, p.79).

La Syrie religieuse n'est pas aussi perdue de vue par le narrateur de Un Tchadien à l'aventure. Ainsi, la pratique de l'islam vue comme source de division resurgit sous la plume de Mahamat Hassan. En effet, si toute évaluation n'exclut pas la subjectivité, le choix des « sites » qui donnent lieu à cette évaluation n'en est pas du reste. Ce qui est « valeur » pour un personnage oriente sans cesse sa vision, au point de devenir une obsession. Ainsi, le tableau de la Syrie que présente Mahamat Hassan se révèle peu différent de celui qu'il donne du Liban. Comme la Syrie, le Liban apparaît comme un pays de guerre. Cette évaluation est perceptible dès le sous-titre du chapitre: « Au Liban : Beyrouth en feu » (UTAA, p.65) mais c'est à travers le récit qu'elle laisse choir l'émotion du narrateur : « La guerre continue ses ravages et ses destructions. Terrible destin pour un pays aussi beau ! » (UTAA, p.67). L'antithèse, procédé habituel de Mahamat Hassan revient une fois de plus dans cet énoncé évaluateur : « terrible destin » opposé à « un pays aussi beau ».

Il faut aussi noter que si l'image du Liban peut se fixer de par ses deux pans (guerre et conflit religieux) évoqués, au-delà de ces deux aspects négatifs qui leur sont communs, la Syrie se révèle un pôle de formation professionnelle pour Mahamat Hassan. En effet, c'est dans cette Syrie caractérisée par des conflits de tout genre que le personnage de Un Tchadien à l'aventure obtient sa licence en droit. Comme N'GangbetKosnaye avec l'espace français, et Zakaria Fadoul avec l'espace sénégalais, Mahamat Hassan, dans l'espace syrien, nous promène dans le milieu universitaire où il nous montre les idéologies en vogue, orchestrées par les étudiants. En évaluant ces différentes associations, le narrateur estime que la leur (celle regroupant les ressortissants des pays francophones) est dénuée de tout préjugé. C'est dans un procédé de comparaison qu'il évoque les diverses tendances idéologiques :

Contrairement aux associations estudiantines arabes, la nôtre n'est pas déchirée par des divisions idéologiques prononcées. Au sein de l'association soudanaise, par exemple, il y a autant d'idéologies que de membres : il y a les bâassistes, les nassériens, les communistes, etc... toute une foule de tendances et de partis qui se contredisent, se méprisent et se bousculent pendant les assemblées générales ordinaires. (UTAA, p.84)

Bref, la Syrie et le Liban apparaissent comme des espaces conflictuels. Au-delà de ces images négatives, la Syrie se révèle un pôle de formation professionnelle. De là, le milieu universitaire syrien est vu par Mahamat Hassan comme un milieu générateur d'idiologies.

Au terme de cette première partie portant sur l'évaluation des espaces migratoires, il ressort que le choix des pays opéré par Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye est un choix idéologique. Aussi, les évaluations qu'ils ont faites de ces espaces relèvent de la subjectivité dans la mesure où chaque autobiographe n'est intéressé que par les spectacles relevant de ses goûts. C'est ce qui justifie la disparité et, parfois même, le contraste dans la perception des images, dans la présentation des mêmes lieux, dans l'évaluation des mêmes espaces.

II- CONDITIONS D'ACCUEIL

Il sera question pour nous, dans cette partie, d'évaluer les types d'accueil auxquels Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye se sont confrontés. En effet, diverses conditions d'accueil sont observables dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien. Ces conditions qui oscillent entre positivité et négativité sont variables selon les espaces et les situations du moment traversés par chaque autobiographe. Cet exercice nous permettra d'une part de justifier certains regards évaluatifs analysés précédemment et, d'autre part, de mesurer l'expérience migratoire de chacun d'eux.

1. Un milieu, un accueil

Selon que chaque autobiographe de notre corpus se retrouve dans tel ou tel autre milieu, l'accueil qui lui est réservé n'est pas le même. Ainsi, lors de leurs séjours d'errance, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye évoquent le degré d'hospitalité reçue dans chaque pays. De ce fait, qu'il s'agisse de leurs séjours en Afrique, en Europe ou en Asie, l'accent est mis sur le premier contact avec l'espace d'accueil puis la possibilité d'intégration sociale.

1-1- Les séjours en terres africaines

Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, les séjours en terres africaines sont marqués du sceau de la turbulence. En effet, il faut noter que si, chez Mahamat Hassan l'accueil reçu en Afrique est constitué de nombreuses vicissitudes, il est essentiellement frappé d'un signe positif chez N'GangbetKosnaye et négatif chez Zakaria Fadoul.

En effet, à la différence de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye n'avaient pas éprouvé trop de difficultés pour s'intégrer dans les pays africains. Dans Un Tchadien à l'aventure, le narrateur ne manque pas de témoigner des courtoisies vouées à son égard lors de son arrivée à Soubré, province ivoirienne. Pour saluer cette gratitude, il décline avec aisance l'identité de son hôte : « Ibrahim Kossi, le directeur de la medrassa, me réserve un accueil chaleureux » (UTAA, p.27). Ces accueils chaleureux qui leur sont réservés, créent en eux un climat de confiance vis-à-vis des autochtones. Mahamat Hassan dont le premier voyage vers la Côte d'Ivoire sème l'inquiétude, finit par se rassurer : « Ces bonnes paroles me rassurent et font disparaître toutes mes inquiétudes. On me loge dans la chambre de Oumar, un jeune enseignant qui est en même temps le bras droit de l'imam Mory Moussa » (UTAA, p.23). Il en est de même pour Kosnaye chez qui le doute se dissipe au vu des personnes sorties massivement pour l'accueillir lors de son arrivée à Doba : « Tout le monde est là pour m'accueillir. [...] Il n'y a pas l'ombre d'un doute, je serai heureux, très heureux » (TDJT, p.21)

Le climat de confiance ainsi instauré permet à Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye un épanouissement total durant leurs séjours en Afrique. Le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien constate avec enthousiasme la réussite de son intégration à Bousso : « Des mois passent. Mon séjour se déroule sans histoires, je noue des relations très amicales avec le sultan, jeune comme moi et doué d'une vive intelligence. Nous nous promenons, chassons le fauve et prenons souvent nos repas ensemble. Je suis maintenant bien intégré dans le milieu. » (TDJT, p.127). Comme N'GangbetKosnaye, Mahamat Hassan noue des relations intimes avec les gens de son milieu d'accueil :

Je fais la connaissance d'un pêcheur du nom de Yacouba, originaire de Man (Côte d'Ivoire). [...] Yacouba m'invite à passer une journée avec lui au bord du fleuve. [...] Pour fêter ma présence parmi eux, mes hôtes me préparent une tortue au grand déjeuner ! C'est la première fois que je goûte cette chère et je la trouve bonne. Des expressions de sympathie, comme celle-ci, à mon égard sont nombreuses. (UTAA, p.30)

Expressions de sympathie, de solidarité, d'hospitalité, tels sont les maîtres-mots exprimant les conditions d'accueil en Afrique de Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye. Dans UnTchadien à l'aventure, le narrateur salue le courage et la générosité des femmes de son hôte, qui ne manquent jamais à leurs « devoirs » : apporter des soins qu'il faut à tout étranger. Ce geste de civilité, sans doute lié à l'éducation et la culture des habitants de Khorogo (Côte-d'Ivoire) a profondément marqué Mahamat Hassan. C'est avec émoi qu'il relate cet humanisme qu'il trouve sans égal :

Je touchais à peine à mon salaire. J'avais tout à ma disposition et gratuitement ! même mes habits étaient lavés et repassés régulièrement par les femmes de mon hôte. Et chaque matin, avant la prière de l'aube et avant même que je fusse réveillé par l'appel du muezzin, elles déposaient devant ma porte un seau plein d'eau chaude. Elles n'avaient pas failli un seul jour à cette routine contraignante ! parfois la maison recevait trois ou quatre étrangers de passage et à chacun un seau plein d'eau chaude était assuré. Elles ne dormaient pratiquement pas. J'avais pitié d'elles. Une telle hospitalité, je ne l'ai connue nulle part ailleurs en Afrique et je ne l'oublierai jamais. (UTAA, p.47)

Comme pour renchérir à cet aveu de Mahamat Hassan, N'GangbetKosnaye évoque la charité salvatrice qui leur était offerte par une femme pendant qu'ils moisissaient à Moundou. En effet, n'ayant ni argent, ni provision, Gago et ses amis, jeunes élèves se trouvant dans une ville inconnue d'eux auparavant, n'ont d'autre choix que de rabattre leur espoir sur l'attente d'une main généreuse. Et dans ce continent où les hommes ont « le coeur sur la main », ces enfants ne perdent rien à attendre. Comme par hasard, c'est une voisine qui témoigne sa gratitude : « Elle nous considère d'ailleurs comme ses enfants et nous donne de temps en temps une calebasse de boule non sans perdre une seule occasion de blâmer nos parents respectifs... » (TDJT, p.70).

Dans les récits de Mahamat Hassan et de N'GangbetKosnaye, il ressort que la bienfaisance à l'égard des étrangers est, chez l'Africain, un impératif. Pour la plupart des hôtes rencontrés par N'GangbetKosnaye, faire du bien à un voyageur est un devoir qui permet de diffuser la bonne réputation de sa communauté, de son pays. C'est ainsi que pour avoir créé une altercation avec lui, une jeune congolaise avait été obligée par ses compatriotes de lui présenter des excuses afin, disent-ils, de prouver à l'immigré que le Congo est un pays accueillant et hospitalier : « - Le problème n'est pas là, lui dit Agathon, revenant à son idée. Tu dois lui présenter des excuses. [...] Que pensera-t-il des filles du Congo si tu ne le fais pas ? Cela sera une honte qui retombera sur nous tous. Montre-lui que nous sommes un pays accueillant et hospitalier ». (TDJT, p.117)

Dans Un Tchadien à l'aventure tout comme dans Tribulations d'un jeune Tchadien, l'altruisme est bien évidemment ce qui définit essentiellement les actes de la plupart des hôtes rencontrés par Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye. Mahamat Hassan fait remarquer que le voyageur qui a pour destination un pays d'Afrique ne doit pas se faire de souci quant à son logement. ? défaut d'une personne chez qui loger, la mosquée, l'église, sont par ailleurs lieux d'hébergement des sans domiciles :

A Abidjan je ne connais personne pour m'héberger. Il existe à Adjané une petite mosquée wahhabites où logent des voyageurs démunis ou sans proches pour les accueillir. Ici, personne ne songe à aller à l'hôtel, même les grands commerçants. En Afrique, d'une manière générale, les hôtels, les auberges ne font pas partie de notre mode de vie. Il est vrai aussi que les grands hôtels bâtis çà et là dans les grandes villes sont destinés en priorité aux étrangers et ne sont pas à la portée de toutes les bourses. (UTAA, p.32).

Bien qu'il se trouve en Côte-d'Ivoire, Mahamat Hassan ne se voit nullement comme étranger. Ce sentiment d'appartenance à la communauté africaine se lit dans la citation précédente lorsqu'il parle des étrangers en excluant son statut d'étranger que l'on peut définir par rapport à son pays d'origine. Le narrateur de Un Tchadien à l'aventure dont le rêve est celui d'une Afrique unifiée, homogène, montre que même au-delà des frontières africaines, la solidarité africaine est manifeste. Ainsi, il évoque le cas de l'organisation des étudiants africains en Syrie, à travers laquelle, il voit les signes de l'unité africaine : « L'association des étudiants africains en Syrie joue un rôle extrêmement important. Elle a aussi la particularité de réunir toutes les nationalités africaines, saufs les Soudanais et les Erythréens qui se prétendent arabes et qui ont leurs propres associations. Je la compare en quelque sorte à une petite O.U.A (Organisation de l'Unité Africaine). » (UTAA, p.73).

En dépit de quelques difficultés d'intégration liées au manque d'emploi et aux divisions religieuses observables dans les récits de Mahamat Hassan et de N'GangbetKosnaye, les deux autobiographes se sentent mieux en sécurité étant en Afrique qu'ailleurs. En quittant l'Égypte pour la Syrie, Mahamat Hassan exprime un sentiment d'inquiétude parce que, dit-il, « L'Egypte, c'est l'Afrique, tandis que la Syrie c'est l'Asie, un continent peu familier pour moi. » (UTAA, p.58)

Rappelons que si les conditions d'accueil en Afrique sont favorables pour Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye, cela n'est pas vrai de Zakaria Fadoul chez qui l'accueil dans les pays africains était complétement mitigé. En effet, si dans Loin de moi-même, le continent africain se révèle un espace traumatisant, ce jugement trouve sa justification dans les accueils négatifs auxquels s'est confronté le narrateur. Qu'il s'agisse de son séjour au Congo, au Sénégal ou au Cameroun, Zakaria Fadoul s'est heurté à des rejets de tous genres. Ainsi, dès leur arrivée à l'université de Kinshasa, les jeunes Tchadiens nouvellement venus se trouvent encerclés par les anciens étudiants dont l'entreprise consiste à « tondre » les nouveaux avant de les intégrer : « Nous arrivons à l'Université. [...] Mais à peine avons-nous mis pied à terre que nous voici encerclés. Sommes-nous en Algérie, en Palestine, au Vietnam ou en Afrique du Sud ? [...] L'accueil n'est pas fait pour calmer les nouveaux arrivés qui viennent juste d'avoir la notion de grandeur ». (LDMM, p.64). En sus de ce premier accueil tumultueux, Zakaria Fadoul et ses camarades se heurtent à la haine ethnique. Les jeunes congolais emploient volontiers le sociogramme « Arabou... Arabou » pour les qualifier des « sauvages et sanguinaires » : « Ils prononcèrent quelques phrases en lingala, phrases dans lesquelles nous ne pouvions saisir que le terme « arabou », sauvages et sanguinaires.» (LDMM, p.65).

Contrairement à Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye, Zakaria Fadoul ne parvient pas à s'épanouir dans ses milieux d'accueil. Sa présence instaure un climat de méfiance. Il devient de ce fait l'homme à craindre et dont il faut se méfier : « Vous venez pour draguer nos filles ! nous lançaient certains d'entre eux. Les étudiants nous soupçonnaient aussi d'être venus au Zaïre pour voler les diamants zaïrois et, quand ils voulaient insulter un étranger, « trafiquant » était l'un des termes qu'ils utilisaient. » (LDMM, p.66). Si l'Afrique de Mahamat Hassan et deN'Gangbet Kosnaye est un espace où le logement d'un étranger relève du devoir, cela est encore contraire à l'expérience de Zakaria Fadoul qui, même avec son propre argent, n'a pu se payer une chambre au Cameroun. Une fois de plus, le chemin d'intégration pour lui est truffé de malentendu, de haine et de conflit :

Il est donc convenu que je reste dans la chambre pour dix jours. Mais voilà qu'aussitôt la femme change d'attitude. Elle essaye de faire du tapage et me dit qu'elle n'a pas besoin de mon argent et qu'elle a reçu du propriétaire l'ordre de me faire déguerpir. « Je ne peux pas rester dans la rue. Comment veux-tu que je quitte la maison sans avoir trouvé autre chose et avant l'expiration de notre convention ! » Mais elle ne semble pas être femme à comprendre mes plaintes. « Rends-moi la clé, et mets tout de suite tes bagages dehors ». (LDMM, pp.94-95).

Par cet accueil réservé à Zakaria Fadoul, l'image de la femme africaine telle qu'elle se dégage dans Tribulations d'un jeune Tchadien et Un Tchadien à l'aventure (femme hospitalière, serviable, etc) perd de sa crédibilité. Ces conditions d'accueil particulières qui se dégagent dans Loin de moi-même corroborent notre affirmation selon laquelle l'accueil, dans n'importe quel espace, relève de l'individualité et de l'état d'esprit du moment. Au vu de l'endurance subie par Zakaria Fadoul dans le processus de son intégration, nous sommes tenté de faire remarquer l'écroulement du masque miroitant le mythe de l'Afrique hospitalière ; quand bien même, le rejet que subit celui-ci relève de quelques individus particuliers et qu'en termes de proportions, son expérience est unique, minime. Dans sa situation, l'étranger n'est plus cet être sacré envers qui l'autochtone voue une magnanimité ; il devient adversaire dans la lutte de positionnement social. Et, dans le cas d'espèce, le recours à la violence comme moyen d'intimidation, de défense de « l'identité », devient une alternative : « Ambam, le 9 octobre. Je viens d'être battu par deux sinistres personnes » (LDMM, p.120).

Le mauvais accueil de Zakaria Fadoul atteint son comble lorsqu'il se retrouve en prison : « Me voici enfermé dans une cellule avec des jeunes garçons. La cellule est pleine d'urine et pue. » (LDMM, p.126). Dans cette Afrique supposée sienne, le personnage de Loin de moi-même croupit en prison parce que ne possédant pas des pièces d'identité. Traitement inhumain, conflit de tout genre, tels étaient les conditions d'accueil de Zakaria Fadoul en Afrique. Toutes les personnes qu'il a rencontrées, si elles ne se montraient pas indifférentes à son égard, parvenaient au moins à le frustrer. Même la police qui, normalement devrait contribuer à améliorer sa situation n'a fait que l'empirer. Il l'avoue tristement : « Le soir, les policiers me conduisent au Commissariat Emi-Immigration. Le Commissaire crie gaillardement, enferme toutes mes affaires et me laisse dehors sous la pluie, dans le froid et avec ma faim. » (LDMM, p.125)

Bref, durant leurs séjours en terres africaines, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye ont bénéficié des conditions d'accueil favorables. Cela a facilité leur intégration et a contribué à leur épanouissement. Contrairement à eux, l'accueil de Zakaria Fadoul en Afrique est marqué du sceau de la négativité. Ce qui, somme toute, donne à voir un séjour cauchemardesque, car le narrateur n'a pas manqué de faire preuve d'une victimisation durant tout son séjour au Cameroun.

1-2- Insertion sociale du personnage en Europe et en Asie

Signalons d'entrée de jeu que dans Loin de moi-même, le narrateur n'a pas fait cas des conditions d'accueil durant son séjour en France. ? travers cette ellipse, il serait possible de lire le signe de l'éblouissement de Zakaria Fadoul, voire penser qu'il est victime de ses préjugés favorables sur la France quand, en Afrique, il ne parle que de l'accueil négatif. Toutefois, signalons que le récit de Zakaria Fadoul a une fonction cathartique. C'est donc à juste titre que le narrateur met l'accent sur les mésaventures qui l'ont emporté loin de lui-même.Aussi, faut-il le préciser, son séjour en France a été de courte durée parce que s'inscrivant dans le cadre d'une visite à ses amis durant les vacances alors qu'il était élève au lycée « franco-arabe d'Abéché ». S'il a abondamment peint l'Afrique négativement, cela peut aussi s'expliquer par le fait que c'est dans cet espace africain qu'il a connu des déboires. Ainsi, pour réussir à reconstituer le moi, il entreprend de nommer le « mal » afin de pouvoir le conjurer. Telles peuvent être, à notre avis, les raisons du silence sur les conditions d'accueil en France et son contraire en Afrique.

Pour ce qui est de Tribulations d'un jeune Tchadien et Un Tchadien à l'aventure, le processus de l'insertion sociale des personnages en Europe est parsemé d'embûches. En effet, si en Afrique, trouver un toit pour se réfugier ne fait aucun souci pour Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye, tel n'est pas le cas en France. ? Paris, Mahamat Hassan se retrouve en pleine rue et ne sait où aller : « Je me trouve brusquement en pleine rue. Je ne sais où me réfugier. Je ne connais personne chez qui je pourrais passer mes nuits errantes. Dormir dans les stations métro ? Non, j'ai trop peur de me frotter à des clochards crasseux et débiles. » (UTAA, p.103). N'GangbetKosnaye quant à lui, mue par l'illusion de la solidarité africaine, débarque chez Jacko, un ancien étudiant Tchadien, dans l'espoir de trouver abri. Malheureusement, l'accueil auquel il est confronté constitue pour lui une désillusion. C'est dans un accent de regret qu'il relate cette scène de rejet :

Ma valise sur la tête, je monte au premier niveau. Je sonne en appuyant fortement. Un monsieur sort furieux : « Vous êtes fou ? Qu'est-ce que vous me voulez à cette heure-là ? ». Je m'apprête à lui demander des excuses, mais le monsieur ferme violemment sa porte. Je monte maintenant au deuxième niveau. Là je prends le soin de sonner doucement sans trop insister. Une vieille femme, certainement une veuve, ouvre, mais effrayée par la présence d'un nègre portant une valise sur sa tête, elle s'enfuit sans fermer sa porte. Ayant aussi eu peur, je monte plus vite pour arriver au troisième niveau. Je me dis qu'il ne faut plus sonner. Alors je frappe doucement, mais assez longuement quand même. La porte s'ouvre. Un jeune Noir de grande taille, cheveux ébouriffés, sort de la chambre et dit :

- Ici Jacko ! Qu'est-ce qui ne va pas ?

- Je suis boursier du Tchad, réponds-je intimidé. Je viens d'arriver et je viens vous voir comme L'Etudiant tchadien nous le conseille.

- Mais on a retenu un hôtel pour vous loger pendant les premiers jours ! Je ne peux pas vous garder. Je n'ai pas de place !... (TDJT, p.138)

? toutes les portes frappées, N'GangbetKosnaye n'a trouvé que rejet et déception. La gratitude et la compassion qu'on témoignait à son égard durant ses séjours en pays africains, il ne les rencontre guère dans cette France capitaliste décrite précédemment par Mahamat Hassan : « Profondément déçu et transpirant à grosse gouttes [...] Jacko n'a pas daigné m'aider à transporter la lourde valise ». (TDJT, p.138). Lui qui s'attendait à une excuse de Jacko le lendemain, le revoit plutôt en train de légitimer son acte de la veille. L'ancien étudiant Tchadien fait comprendre à ses compatriotes que les réalités françaises ne sont pas à confondre avec celles d'Afrique : « Je dois vous dire que la vie en France n'est pas celle à laquelle nous étions habitués chez nous, dans notre beau et charmant pays. Chez nous, il y a de la place pour tout le monde. Ici, je n'ai qu'une seule chambre... » (TDJT, p.139).

En sus de ces accueils mitigés qui leur étaient réservés par leurs compatriotes, N'GangbetKosnaye et Mahamat Hassan butent sur bien d'autres obstacles rendant difficiles leur intégration. Mahamat Hassan évoque le racisme français ambiant qui ne permet pas aux immigrés noirs d'accéder aux emplois. Ainsi, étant sans abri d'alors, le personnage de Un Tchadien à l'aventure décide de chercher du travail pour pouvoir se payer un logement, mais jamais la providence n'a été de son côté. Et ce, non pas à cause du manque de compétence, mais à cause de la couleur de sa peau :

 Je visite quatre à cinq agences de recrutement par jour. [...] Le soir, je rentre toujours déçu et exténué par la lecture prolongée des annonces et les marches harassantes dans le métro. [...] Une fois, à l'A.N.P.E. du deuxième arrondissement, je fais rire malgré moi la jeune hôtesse qui me reçoit. Après avoir relevé l'annonce qui m'intéresse, je prends soin de lui demander de préciser à l'employeur que c'est un candidat noir, pour éviter un déplacement inutile (UTAA, pp.101-102).

Les difficultés d'intégration évoquées par N'GangbetKosnaye sont celles liées au savoir-vivre. En effet, il se dégage de Tribulations d'un jeune Tchadien que tout ce qui est valeur pour le personnage est vu comme abomination par les Français qu'il a rencontrés. Ainsi, durant leur premier jour à Paris, Kosnaye et ses camarades avaient eu du mal à s'adapter. Leurs actes souvent interprétés comme relevant de l'inconduite ne favorisent pas leur accueil. C'est ainsi que pour avoir mangé trois plats de résistance d'affilé, sans daigner même laisser les os de poulets, les jeunes étudiants tchadiens seront renvoyés du restaurant. C'est dans un accent humoristique que Kosnaye relate cette scène plutôt comique :

- Messieurs, commence la dame un peu gênée. Tout à l'heure, j'ai oublié de vous demander où est-ce que vous aviez mis les os de poulets que je vous ai servis.

- Nous les avons mangés. D'ailleurs, nous avons trouvé qu'ils étaient tendres.

- Ça alors ! s'exclame-t-elle.

Un silence lourd s'établit. La dame s'en va en secouant la tête

La voilà qui revient après une quinzaine de minutes et redemande si elle peut enfin servir le dessert.

- Encore des steaks, madame.

- Oh non ! ça suffit, messieurs, ça suffit comme ça ! Le cuisinier n'est pas votre esclave. [...] Vous pouvez aller voir ailleurs.

- Mais madame c'est notre argent !

- Je m'en fous de votre argent ! (TDJT, p.142)

La réaction de la française qui, apparemment, naît de ce qu'un Français peut appeler manque de civilité de la part de ses clients, est interprétée par Gago et ses amis comme étant du racisme. Car, pour eux, « si c'était un restaurant tchadien ou libanais, on pourrait manger tout ce qu'on voudrait » (TDJT, p.14).

Malgré les multiples accueils désolants, tant du côté de ses compatriotes que du côté des Français, le narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien estime, toutefois, que tous les Français ne sont pas forcément mauvais. Ce jugement nuancé naît d'un accueil chaleureux que lui a réservé la famille de son condisciple Charles, à Grenoble. C'est lorsque cette famille attribue gratuitement un appartement à N'GangbetKosnaye que celui-ci réalise qu'il pouvait exister des Français aussi hospitaliers : « Emu, je ne trouve pas assez de mots gentils pour remercier toute la famille. Je me mets à balbutier. La famille comprend mon trouble qui les émeut également. » (TDJT, p.144). Cet accueil singulier vient une fois de plus ratifier notre hypothèse selon laquelle la question d'accueil est individuelle et variable. Elle est donc liée à l'humanisme de celui qui reçoit ; c'est pourquoi dans un seul et même espace, il est possible que l'on puisse se heurter à des bons et mauvais accueils à la fois.

Pour ce qui est de l'insertion du personnage en Asie, il faut aussi signaler que Mahamat Hassan est le seul autobiographe parmi ceux du corpus à parcourir l'espace asiatique (Syrie Liban). Les conditions d'accueil qui relèvent de son séjour en Syrie sont également peu fastes. En effet, le narrateur ne manque pas de souligner les démêlés que lui et ses condisciples ont eus avec leurs bailleurs. Ce mauvais accueil émane d'un traitement d'humeur que les propriétaires infligent aux étudiants :

 Nous avons parfois des démêlés avec nos propriétaires. Un jour d'été, vers onze heures, Baba Keïta, le Camerounais, descend précipitamment dans la chambre pour me dire que les élèves voltaïques qui habitent le quartier voisin font l'objet d'une expulsion abusive. Il insiste pour qu'on y aille. [...] Arrivés sur les lieux, nous trouvons tout le monde en plein déménagement. Les Voltaïques, le propriétaire de la cave et son frère, en tenu kaki, transportent les affaires dans la rue. Le spectacle est désolant. (UTAA, p.76)

Du reste, en dehors des regards stéréotypés que les autochtones jettent sur lui, l'insertion de Mahamat Hassan en Syrie a été difficile, eu égard au conflit religieux en vogue dans ce pays. Ainsi, pour avoir laissé pousser amplement sa barbe, Mahamat Hassan fera l'objet de confusion et confrontation idéologiques. Cette barbe qui lui permet de s'intégrer aisément d'un côté, devient motif de rejet de l'autre. Pris dans ce tourbillon, le narrateur de Un Tchadien à l'aventure exprime son étonnement :

Drôle de pays que la Syrie ! Le port de la barbe, ici, crée une curieuse confusion. Les frères musulmans vous croiront des leurs et les communistes aussi. Les premiers vous appelleront akhi (frère) et les seconds rafig (camarade). Quant aux bâasistes, du parti au pouvoir, ils éprouvent une haine profonde pour les autres. Ce sont leurs ennemis jurés, même s'ils reconnaissent apparemment certaine légalité au mouvement communiste. (UTAA, p.62)

Il est donc à retenir qu'en dehors de Zakaria Fadoul qui n'a connu que déboires, les séjours de Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye en Afrique sont couronnés de gaieté et d'abondance. Pour ce qui est de leur insertion en Europe, les deux autobiographes ont connu des séjours mitigés en dépit des accueils chaleureux exceptionnels voués à N'GangbetKosnaye. En Syrie, Mahamat Hassan beigne dans des conflits idéologiques qui rendent difficile son intégration. Au regard de ces accueils complexes, il serait juste d'admettre que la magnanimité n'est pas une affaire de continent, de pays, ni de groupe mais une disposition personnelle.

2. Rôle du personnage dans le processus de son intégration sociale

Dans le processus d'intégration, ce n'est pas seulement la communauté réceptrice qui doit s'ouvrir, celui qui veut être accueilli doit aussi être enclin à fournir des efforts. Ces efforts peuvent être d'ordre moral ou physique. Ainsi, dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, les personnages ont oeuvré pour la nature (facile ou difficile) de leur intégration sociale en terres étrangères. L'acception des valeurs de l'Autre et la mise en oeuvre du savoir-faire sont des stratégies communes développées par Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye.

1-3- Acceptation des valeurs de l'Autre

L'Autre, ce concept cher à la littérature comparée, désigne l'altérité. Dès lors, est autre, tout ce qui relève du différentiel. De là, l'étranger est cet être perçu comme venant d'un autre pays : il est cet individu qui a sa langue, sa culture, son système de valeurs. Mais l'Autre est simplement ce qui paraît étrange, non familier, c'est pourquoi humainement parlant, l'on a tendance à rejeter ce qui est étranger. Ce rejet, très souvent, est motivé par l'angoisse et la culpabilité qu'un sujet éprouve devant autrui qui est susceptible de l'amener à réviser son identité. Et pourtant, l'Homme a tendance de ne pas vouloir abandonner ce qui constitue son être, sa personne, ses valeurs. D'où, le rejet perpétuel de l'Autre. Cependant, pour qu'il y ait cohésion, l'acceptation de l'Autre (malgré ses « limites », son « unité », sa prétendue « pureté ») peut relever d'une nécessité. Dans un débat télévisé portant sur le thème `'Dieu et la République'', où il était question de l'intégration des musulmans en France, Nicolas Sarkozy s'adressant à l'islamologue-philosophe Tariq Ramadan souligne cette évidence : « Quand on veut s'intégrer, il y a la communauté nationale qui doit s'ouvrir mais celui qui veut être accueilli doit faire un effort... » (Sarkozy, Dieu et la République, 100 minutes pour convaincre, France 2, Paris, France, 2003).

Durant leurs séjours en Afrique, en Europe et aussi bien en Asie, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye se sont, dans certaines circonstances, pliés aux exigences de leurs milieux d'accueil pour réussir leur intégration et, dans d'autres, ils s'y sont opposés. Ainsi, pendant son séjour en Côte d'Ivoire, malgré les contraintes, Mahamat Hassan s'était efforcé à ne manquer aucune prière en groupe, question d'éviter d'attirer les regards négatifs des membres de sa famille d'accueil : « Je m'adapte petit à petit à mon nouveau milieu. Toutes les prières s'accomplissent en groupe dans la mosquée. La moindre absence est remarquée. La prière la plus pénible est celle du matin qui se déroule à quatre heures : il faut être vraiment courageux et pieux pour accomplir cette obligation. » (UTAA, p.24). De même, étant au Sénégal, Zakaria Fadoul ferme les yeux sur les attitudes libertines de ses compagnons afin de préserver l'esprit de groupe : « La scène me fut fort désagréable, je voulus les quitter mais c'était contraire à mon savoir-vivre et j'avais beau être émotionnellement faible, mon éducation tenait bon.» (LDMM, p.77)

Le savoir-vivre et/ou l'éthique, c'est justement ce qui détermine le caractère social de l'individu. A propos, Philippe Hamon écrit :

 Mode d'évaluation de la relation sociale entre les personnages ; celle-ci est en effet toujours plus ou moins ritualisée, et la relation interpersonnelle, relation entre sujets individuels ou collectifs, est toujours médiatisée par des normes, des morales, des arts de recevoir, de se présenter, manières de table, théories et systèmes politiques, conduites de séduction, rites de passage, étiquettes diverses, contrats d'échange, tabous sexuels, etc...(HAMON, 1984, p.107)

Les autobiographes de notre corpus misent donc sur le savoir-vivre pour s'intégrer. En Côte-d'Ivoire, Mahamat Hassan conseille, de fait, un autre immigré qui peine à s'insérer parce que refusant de se soumettre aux exigences de sa société d'accueil :

 Ecoute mon vieux, moi aussi je me suis trouvé au début dans la même situation que toi. Je n'épouse pas toutes leurs idées, encore moins leur attitude extravagante à l'égard des autres musulmans. Mais moi, j'ai un but à réaliser et je me soumets à leur mode de vie, aux règles qui me plaisent comme à celles qui me déplaisent ! Il est difficile de faire changer quoi que ça soit. Donc pour éviter une rupture prématurée avec eux, je te conseille de te soumettre... peut-être qu'ainsi, de l'intérieur, tu pourras atténuer leur extrémisme. Enfin, un dernier conseil, évite surtout les rites hebdomadaires des tidjani. (UTAA, p.41)

Fort de cette expérience, l'auteur de Un Tchadien à l'aventure réitère ce conseil à un autre immigré en Syrie. En effet, Raymond admettait mal le fait que son ami le Syrien prenne le soin de mettre hors vue toutes ses soeurs avant de l'inviter chez lui. Un acte sans doute culturel mais mal accepté par l'Africain qui l'interprète comme relevant du manque de confiance et de considération à son égard. Et Mahamat Hassan d'intervenir : « Ecoute Raymond, ce n'est pas aujourd'hui que tu as commencé à vivre avec les musulmans pour t'étonner de leurs moeurs et de leurs coutumes. L'islam a toujours interdit le mélange entre hommes et femmes, tu le sais bien, non ? Ils ne vont pas modifier cela maintenant pour tes beaux yeux. » (UTAA, p.96)

Tout porte à croire que le fait de vouloir modifier, ici et maintenant, une mentalité préexistante, ancienne, est une entreprise fastidieuse. Ainsi, pendant ses tiraillements au Cameroun, Zakaria Fadoul se rend compte que la résistance face à l'influence de la société d'accueil ne pourra qu'engendrer conflits. Aussi opte-t-il pour un jeu de résignation face à la police camerounaise : « Je comprends maintenant la fourberie de ces interventions. Pour m'en sortir je dois jouer la résignation, la soumission, j'essaye de l'apitoyer.» (LDMM, p.135). Plus Zakaria se fait petit devant ses hôtes, plus sa situations s'améliore : « Si je veux essayer de m'en sortir il faut maintenant essayer de sourire avec ce Camerounais. » (LDMM, p.137).

Décider de suivre, opter pour la résignation, le conformisme, permet de remédier à la rivalité qui pourra naître entre l'immigré et ses hôtes. Cependant choisir cette posture, c'est aussi accepter de tronquer une part de son identité contre celle de l'Autre. Dans cette situation, certaines mentalités préfèrent la sauvegarde de leurs valeurs au détriment de la servitude. C'est le cas de N'GangbetKosnaye qui, en France, a choisi de rompre le contrat de bail suite aux exigences de sa bailleresse qui lui interdit de jouer la musique africaine :

Je commence ainsi à organiser mon style de vie. J'ai pu louer une petite pièce dans l'appartement d'une vieille veuve de 80 ans. Elle (sic) est dure à vivre et ne veut absolument pas entendre un petit bruit. Elle a surtout horreur de la musique congolaise. Dès que je mets un disque de Franco ou de jazz, elle se précipite chez moi pour me dire qu'elle ne supporte pas le bruit du tam-tam, cette musique, dit-elle, « de sauvages». La cohabitation n'est pas facile. (TDJT, p.143)

C'est aussi le cas de Zakaria Fadoul avec ses compatriotes au Congo. En effet, les jeunes étudiants tchadiens nouvellement atterris à l'université de Kinshasa, refusent de taire leur orgueil pour se soumettre aux caprices des anciens. Ils choisissent ainsi de livrer bagarre que de se faire humilier pour gagner une faveur. C'est ainsi qu'il écrit :

« Ils criaient que nous étions dans l'erreur ennous montrant récalcitrants, mais nous, nous trouvions qu'ils étaient dans l'erreur de vouloir nous tondre et nous injurier sans raison. » (LDMM, p.66)

En somme, l'acception des valeurs de l'Autre est un exercice essentiel dans le processus de l'intégration de l'immigré. Suivant cette voie qui chemine par le savoir-vivre, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye ont pu se faire accepter dans leurs milieux d'accueil. Il faut aussi retenir que cette option n'exclut pas la contamination, voire la perte de l'identité de ceux-ci. C'est pourquoi, lorsque les exigences emportent avec eux l'honneur et la dignité, les trois autobiographes optent pour la résistance.

1-4- Mise en oeuvre du savoir-faire

Une fois en terres d'accueil et face à la difficile condition de vie, l'immigré se trouve dans l'obligation d'assumer ses responsabilités. Ainsi, pour subsister, la mise en oeuvre du savoir-faire devient moyen adéquat. Dans les oeuvres de notre corpus, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye ont maintes fois eu recours au travail pour remédier à leurs difficultés.

Lorsque privés de leur bourse par le gouvernement tchadien pour des raisons idéologiques, N'GangbetKosnaye et ses compatriotes n'ont pas hésité à se tourner vers la bourse du travail. La quête de ces emplois est motivée par la nécessité de subsister afin de pouvoir poursuivre la quête de l'idéal. Et, en de pareilles circonstances, place n'est pas au choix de la qualité du travail : « Pour subsister en France et continuer à militer et à étudier, chacune des victimes de la décision gouvernementale doit chercher un travail, un petit job en langage estudiantin : garde barrière dans la banlieue parisienne ou en province, veilleur de nuit surtout à Paris, gardiennage des enfants dans les patronages, cours particuliers, plonge dans les restaurants... » (TDJT, p.148)

C'est par ces « petits jobs » dénichés çà et là lors de ses errances que Mahamat Hassan arrive au bout de son objectif. En effet, depuis le Mali, n'ayant plus d'argent pour effectuer la suite de son voyage, le personnage de Un Tchadien à l'aventure voyait déjà la nécessité de trouver du travail : « Oui, il faut que je travaille, mais quel genre de travail puis-je faire ? Le Mali est un pays où l'islam est solidement ancré. [...] Alors je crois que je suis bien tombé : j'ai moi-même une formation d'instituteur bilingue (arabe-français) et je pense trouver facilement un poste d'enseignant dans l'une de ces medrassa... » (UTAA, p.20). Dans presque tous les pays traversés, Mahamat Hassan a fait valoir ses compétences pour gagner dignement son pain. Comme N'GangbetKosnaye, face à l'insignifiance de la bourse, il consacre ses vacances aux travaux afin de garantir sa rentrée de classe à venir. C'est ainsi qu'il écrit : « La bourse syrienne, comme je l'ai déjà dit, couvre à peine nos besoins essentiels. Pour s'en sortir, il faut travailler pendant les grandes vacances. [...] C'est ainsi que je me suis fait embaucher dans une société franco-grecque qui entreprend un projet d'adduction d'eau [...] Faute de qualification professionnelle, je suis recruté comme simple manoeuvre. » (UTAA, p.92). Après l'enseignement au Mali et en Côte-d'Ivoire, le creusage des canaux d'eau en Syrie, Mahamat Hassan s'engage dans une usine à Paris. Ce « nouvel emploi », comme l'indique le titre du récit, s'inscrit dans la même logique de positionnement social : se payer une maison pour éviter de traîner dans la rue. De là, l'angoisse de Mahamat Hassan par rapport au manque du travail trouve toute sa justification :

Après un mois de boulot dans la société de nettoyage, mon contrat expire avec le retour des vacanciers portugais. Il me faut trouver un autre `'job'' au plus vite. [...] Par l'intermédiaire d'une agence de travail temporaire, je suis embauché dans une usine de fabrication de grandes boites de peinture. Mon rôle consiste à ranger les couvercles de ces boites dans d'énormes caisses. (UTAA, p.105)

? l'instar de Mahamat Hassan et de N'GangbetKosnaye, Zakaria Fadoul, de même, se lance à la quête du travail lorsque rien ne va. En effet, étant au Cameroun, n'ayant aucun refuge parce que rejeté de partout, le personnage de Loin de moi-même décide de voler de ses propres ailes. Comme Mahamat Hassan au Mali, mais désespérément dans son cas, il se met à la recherche d'un poste d'enseignant : « Je décide alors d'aller d'école en école pour me renseigner sur la manière de recruter les enseignants et sur les conditions à remplir. Mais il faudrait qu'il y ait de la place ! » (LDMM, p.110). ? la différence de Mahamat Hassan et de N'GangbetKosnaye, la quête de « petits jobs » qu'entreprend Zakaria Fadoul ne facilitent pas son intégration (au Cameroun par exemple) parce que vouées à l'échec. Las de se promener, le personnage juge utile de laisser tomber :

Je me promène tout le temps avec des tissages que le jeune fils du gardien m'a appris à faire. C'est un travail à la fois artistique et commercial. Toute la journée je traverse la ville de part en part, montrant mes confections à tous. Mais cela se vend mal et il vaut mieux que je laisse tomber si je n'arrive pas à avoir un peu d'argent pour mes sobres besoins. (LDMM, p.110)

Il convient de remarquer aussi que l'enjeu de la mise en oeuvre du savoir-faire par l'immigré ne se limite pas seulement à la nécessité de subvenir à ses « sobres besoins » mais bien plus, cela peut aussi faciliter ses relations par le travail bien abattu. Cette remarque est vraie dans le cas de Mahamat Hassan qui, nous remarquons dans le récit, parvient souvent à gagner la confiance de ses hôtes par la manifestation et la viabilité de son savoir-faire. ?Soubré par exemple, il gagne la totale confiance de son hôte par le travail mérité : « Ibrahim apprécie beaucoup ma formation. Il me confie tout ce qui est relatif à l'enseignement. » (UTAA, p.28). Aussi, faut-il le souligner, si le séjour de Mahamat Hassan à Khorogo était marqué du sceau de la plénitude, il faut avouer que cette intégration réussie doit en partie à la mise en oeuvre du savoir-faire du personnage. En effet, pour avoir réorganisé et donné un cachet particulier à l'école de cette localité dont la renommée ne dépassait pas le seuil de l'établissement, Mahamat Hassan parvient à prendre place dans le coeur de tous les habitants de son milieu d'accueil. C'est avec enthousiasme que le narrateur de Un Tchadien à l'aventure parle de ce chef-d'oeuvre, fruit de son imagination, qui lui a valu le prix d'une intégration exceptionnelle :

L'écho de notre modeste école dépasse déjà les frontières du pays sénoufo. Son importance grandit de jour en jour. Les parents d'élèves, satisfaits, me comblent de louange. La célébrité de notre école est telle que des parents qui me rencontrent en cours de route ou quelque part en ville, me promettent d'y envoyer leurs enfants à la rentrée prochaine. D'autres prennent la ferme décision de retirer leurs enfants des écoles françaises où ils poursuivent normalement leurs études pour les inscrire chez nous. (UTAA, p.42)

Ainsi, par le travail abattu, la société d'accueil juge de l'importance sociale de l'immigré. L'évaluation témoignée à l'égard du personnage de Un Tchadien à l'aventure par les habitants de Soubré et de Khorogo, atteste de cette évidence. Hamon écrit fort à propos du savoir-faire qui émane du travail :

 Tout travail, en tant que rencontre d'un sujet et d'un objet médiatisée par une compétence, une expérience, un outil et un tour de main, pourra donner lieu à un commentaire sur le savoir-faire du personnage (maniement correct ou incorrect de l'outil, travail soigné ou bâclé, résultat heureux ou ratage, etc.), commentaire porté soit par le narrateur, soit par un autre personnage délégué à l'évaluation, soit par le personnage du travailleur lui-même. (Hamon, 1984, pp.106-107)

Il est donc à retenir que, par le savoir-faire, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye ont pu se faire une place chacun dans leurs sociétés d'accueil. Nous avons aussi vu dans cette partie du chapitre que, dans les oeuvres de notre corpus, les conditions d'accueil sont des données muables. Ainsi, le processus de l'insertion sociale peut subir l'influence de par le rôle que joue le personnage, candidat à l'intégration.

Au terme de ce chapitre où il était question d'analyser les espaces migratoires évalués par les narrateurs de Loin de même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, et de dégager les conditions d'accueil qui en ressortent, il convient de retenir que les évaluations proposées par Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye sont marquées du sceau de la subjectivité. Cela se justifie par l'éclectisme dont ils font montre face aux spectacles du monde. Dans leurs évaluations, les thèmes sociaux sont brocardés (satiriques). La comparaison, l'oxymoron, le paradoxe, l'hyperbole et l'ironie sont entre autres des procédés ayant accompagné leurs jugements. En recourant à la synecdoque, ils sont parvenus, par l'évocation des réalités morcelées, à coller une image à chaque pays évalué. Images qui, avons-nous précisé, s'inscrivent dans une période bien précise de l'histoire. L'analyse des conditions d'accueil nous a aussi permis de voir que certaines perceptions des espaces sont liées aux types d'accueil auxquels se sont confrontés les autobiographes. Ces accueils, avons-nous remarqué, sont variables ; c'est pourquoi dans les mêmes espaces, en dépit des efforts personnels d'intégration accomplis, les accueils réservés à Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye se recoupent et s'opposent à la fois.

DEUXIÈME PARTIE : GENRE AUTOBIOGRAPHIQUE ET EXPÉRIENCE MIGRATOIRE

Montrer en quoi les textes de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye sont des récits autobiographiques de la migration, était la question principale qui a guidé notre réflexion jusque-là. Nous sommes partis du postulat selon lequel, tout récit de voyage s'inscrit dans la logique circulaire, définie par la présentation de l'état initial, le départ et le retour au pays natal. De là, nous avons eu à observer que les oeuvres des auteurs de notre corpus incorporent plusieurs espaces partagés entre un « ici » et un « ailleurs ». Ainsi, dans la première partie de notre travail, nous avons eu à montrer comment les trois narrateurs ont présenté, chacun, son pays d'origine et ses pays d'accueil. Dans la logique du cheminement de notre pensée, nous voulons démontrer dans cette partie, que ces histoires de la migration et d'espoir sont effectivement prises en charge par des « je » autobiographiques qui ont opté pour un genre leur permettant de raconter sobrement et sans détour leurs expériences migratoires.

Nous traiterons cette deuxième manche de notre travail en deux chapitres. Dans le premier chapitre, nous proposerons une poétique de ces trois récits selon les critères énumérés et théorisés par Philippe Lejeune. L'enjeu de cette analyse sera de déterminer et confirmer la nature autobiographique de ces textes. Dans le dernier chapitre, nous examinerons les expériences migratoires que relatent les trois narrateurs. L'intérêt de cette étude réside au fait qu'elle nous permettra de dégager la symbolique de ces récits de la migration. Il sera question de montrer que le choix du genre autobiographique par les auteurs de notre corpus n'est pas gratuit, et que, en choisissant d'écrire l'histoire de leurs pérégrinations par le biais de l'autobiographie, ils ont, en même temps, produit des oeuvres littéraires.

CHAPITRE TROISIÈME : L'AUTOBIOGRAPHIE EN ELLE-MÊME

La considération de l'autobiographie comme une activité littéraire à part entière est un fait récent en littérature. Dans l'Antiquité, elle était un discours qui servait de défense et de justification lors des procès ou des entreprises commerciales. Au XVIIe et XVIIIe siècles, elle fut considérée comme une activité mineure, sinon extra-littéraire et assimilée aux mémoires, termes qui signalaient un manque extrême de rigueur et une absence d'ambition littéraire sérieuse. C'est au XIXe siècle qu'elle acquiert ses lettres de noblesse. Mais de tout temps, l'autobiographie a été honnie, a fait l'objet des débats controversés dans les milieux universitaire et intellectuel32(*). En dépit des querelles idéologiques qui l'entourent, elle n'en demeure pas moins un genre littéraire. Théorisée par plusieurs critiques, elle a ses règles de codification comme tous les autres genres. Dans ce chapitre, loin de la prétention d'assurer la « défense et illustration » du genre autobiographique, nous entendons simplement partir des principes retracés par Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique pour faire la poétique des textes de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye, afin de montrer en quoi ils sont véritablement autobiographiques. Nous mettrons de ce fait l'accent sur les éléments du « pacte autobiographique » et du « pacte référentiel », deux critères permettant, selon Lejeune, de déterminer la nature autobiographique d'un récit.

I. ÉLÉMENTS DE BASE DU PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE

Par éléments de base du pacte autobiographique, nous faisons allusion à l'ensemble des indices permettant d'affirmer la nature autobiographique d'un texte. Ce sont des données plurielles qui peuvent s'appréhender dans le texte et dans le paratexte. Ainsi, Lejeune met l'accent sur la situation d'énonciation qui amène à réfléchir sur la question d'identité de celui qui énonce. Le pacte autobiographique, écrit-il, « c'est l'affirmation dans le texte de cette identité renvoyant en dernier ressort au nom de l'auteur sur la couverture. » (Lejeune, 1975, p.26). Mais pour qu'il y ait acte autobiographique, comme le laisse entendre sa définition, il faut nécessairement qu'il s'agisse d'une histoire de personnalité. Partant de cette base, nous soulignerons cette contrainte thématique avant de nous pencher sur la problématique de l'énonciation, garant du pacte autobiographique qui trouve sa confirmation dans le pacte référentiel.

1. Contrainte thématique

De son étymologie grecque, le terme autobiographie est composé de trois termes : auto : soi-même, bios : la vie et graphein : écriture, d'où la définition générale : récit que fait quelqu'un de sa propre vie. Lejeune note (p.14) que le sujet de l'autobiographie doit porter sur une vie, sur l'histoire d'une personnalité. Ceci implique que l'autobiographe, dans le processus de la reconstitution de sa personnalité, doit tenir compte de tous les aspects de sa vie, c'est-à-dire en commençant par l'enfance pour remonter (récit rétrospectif). Car, le pacte autobiographique étant un tout, on ne peut « expliquer qui on était sans dire qui on est. » (Lejeune, 1975, p.174). Pour ce qui est des textes de notre corpus, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye font preuve d'un effort de synthèse du moi. Cependant, le défaut de mémoire est remarquable dans leurs récits. Le moi n'est pas présenté dans sa totalité, dans la mesure où, certains aspects de la vie sont délaissés (enfance de Mahamat Hassan par exemple), d'autres sont tombés dans l'oubli ou ont simplement été étouffés par le mécanisme d'autocensure. Cette infidélité de la mémoire se traduit dans le récit par les ellipses, les points de suspensions ou les incohérences dans les faits racontés.

Dans Un Tchadien à l'aventure, le narrateur avoue de temps à autre l'impossibilité de se rappeler tout le vu et le vécu : « De Ouaga, je ne me souviens pas beaucoup de choses à part l'hôtel restaurant... » (UTAA, p.18). Puis, page 113, « Et d'autres encore dont j'ai oublié les noms..., bref tout un quartier là-haut... ». Seuls les faits marquants occupent une bonne place dans le souvenir : « Je me rappellerai toujours mon premier cours à la faculté de Droit. » (UTAA, p.74). Aussi, l'autocensure aidant, Zakaria Fadoul et Mahamat Hassan, contrairement àN'Gangbet Kosnaye (TDJT, p.20 et p.116), ne feront pas cas de leurs relations intimistes. De même, face à la complexité des souvenirs, N'Gangbet Kosnaye ne parvient pas à allier les faits. Cette défectuosité de la mémoire s'observe à la fin de son récit où se lit un brouillage important. En effet, dans le premier paragraphede la page 171, le narrateur annonce qu'il n'est pas marié : « Saké et moi ne sommes pas encore mariés. Mes camarades, des hommes mariés, tout en nous montrant les avantages et les inconvénients du mariage, ne manquent pas de nous faire voir les aspects positifs de la vie à deux, surtout pour des hommes engagés comme eux. » (TDJT, p.171). Le récit se poursuit sans accélération évidente. Puis, subitement, au dernier paragraphe de la même page, il annonce la visite de sa fille de six ans : « Docteur et Sazi reçoivent leurs épouses, Saké sa fiancée et moi ma fille de six ans... » (TDJT, idem). Cette apparition soudaine de la petite fille fait prendre du recul au lecteur que nous sommes et nous amène à suspecter la « véracité » de ce récit. N'Gangbet Kosnaye s'est-il autocensuré pendant la transcription des circonstances de la naissance de sa fille ? Une naissance hors mariage ? Question bien évidemment sans importance lorsque nous assimilons toutes ces failles au défaut de la mémoire. Dans L'autobiographie, Georges May fait remarquer que « Toute autobiographie qui est oeuvre littéraire est de ce fait suspecte d'infidélité à la vérité de tous les jours. » (May, 1979, p.86)

Bref, la contrainte thématique en autobiographie postule la nécessité d'un récit axé sur la personnalité, le moi. Les textes de notre corpus n'ont pas dérogé à cette règle, sinon, les mémoires des narrateurs ont été sélectives dans la présentation de la personnalité.

2. L'énonciation

L'énonciation est la manière d'énoncer par la parole ou par écrit. ? propos, Le Dictionnaire du littéraire écrit : « L'énonciation qu'Emile Benveniste définit comme la « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation » (1974, p.80), est un fait du langage qui laisse dans l'énoncé les traces ou marques du sujet parlant ou écrivant. » (Aron Paul et al, 2002, p.233). Philippe Lejeune précise que si le `'je'' de Benveniste renvoie simplement à un nom ou une entité qu'on peut désigner par un nom, cela n'est pas suffisant dans le contexte de l'énonciation du discours autobiographique. En effet, selon lui, c'est au « nom propre » que doit renvoyer le `'je'' qui assume l'énoncé autobiographique. Ainsi, il pose le problème de l'autobiographie par rapport au nom propre, estimant que toute l'énonciation est prise en charge par l'auteur dont l'oeuvre porte le nom derrière la couverture. De là, il en vient à poser l'identité commune entre auteur-personnage-narrateur comme critère valide de séparation de l'autobiographie d'avec ses genres voisins. C'est donc sur cette identité que repose le « pacte autobiographique » qui tient lieu de contrat entre l'auteur et le lecteur.

Lejeune note (p.27) que cette identité entre auteur-personnage-narrateur peut s'établir à deux niveaux :

- Implicitement, elle peut être visible au niveau de la liaison entre auteur-narrateur à l'occasion du pacte. Deux formes peuvent à cet effet être remarquables : l'emploi des titres qui rassurent que la première personne renvoie à l'auteur ; l'incipit qui laisse choir l'engagement du narrateur pour le lecteur de par ses attitudes faisant croire que c'est l'auteur.

Ces remarques sont vérifiables dans les textes de notre corpus mais à des degrés variables. En effet, de tous les trois titres : Loin de moi-même, Tribulations d'un jeune Tchadien et Un Tchadien à l'aventure, c'est apparemment celui de Zakaria Fadoul qui semble rassurer a priori d'une possible incidence entre le `'je'' et l'auteur. Ceux de Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye paraissent à première vue un peu vagues, indéfinis, généraux. Chez Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, l'engagement vis-à-vis du lecteur au niveau de l'incipit vient éclairer la zone d'ombre : « Pour que le lecteur puisse comprendre ce récit de mes aventures... » (UTAA, p.7) ; « Gago, tel est mon nom... » (TDJT, p.14) ; mais chez Zakaria Fadoul le narrateur semble confiant et prend cette liaison pour évidence en déroulant son récit sans engagement quelconque auprès du lecteur : « Je suis né dans un village de brousse. » (LDMM, p.11).

- De manière patente, cela est visible par le nom que porte le narrateur-personnage et qui est le même que celui de l'auteur.

Lejeune souligne que le nom en question peut apparaître tardivement dans le récit, voire après une centaine de page au cas où, il n'est pas omis dans le récit parce que pris pour une lapalissade. Cela est vrai de Loin de moi-même et Un Tchadien à l'aventure. Les auteurs s'appellent Zakaria Fadoul Khidir et Mahamat Hassan Abakar, comme les donnent à voir lespremières de couverture, et les personnages-narrateurs portent les mêmes noms lorsque l'on entre dans le récit. Ces noms apparaissent aussi tardivement dans le récit comme le postulait Lejeune. Le narrateur de Loin de moi-même est nommé à la page 126 : « Alors, Fadoul ça va ?... » (LDMM, p.126) et celui de Un Tchadien à l'aventure à la page 49 : « - Vous allez, cher Mohammed, rester pendant une semaine en observation dans un hôtel près de l'aéroport. » (UTAA, p.49).

Signalons que dans Tribulations d'un jeune Tchadien, ce critère vient semer davantage le doute quant à l'affirmation de la nature autobiographique de ce récit. En effet, sur la première de couverture, l'auteur se nomme Michel N'Gangbet Kosnaye ; cependant, le narrateur-personnage qui assume le récit à la première personne déclare se nommer Gago : « Gago, tel est mon nom, le nom que la tradition m'a attribué. J'ai peut-être vu le jour en 1935 ou 1938 comme nous allons le voir. Je suis venu au monde dans un gros village du nom Holo peuplé des paysans conscients et laborieux. » (TDJT, p.14). Même si cet incipit peut amener le lecteur à supposer que Gago est le double de l'auteur, rien a priori ne peut le justifier. Lejeune souligne d'ailleurs (p.25) que dans l'autobiographie, on ne devine pas, on constate. Il insiste en effet sur le fait que l'identité n'est pas une ressemblance mais un fait ; tant le fait se constate alors que la ressemblance peut être sujette à discussion :

 Identité n'est pas ressemblance. L'identité est un fait immédiatement saisi- accepté ou refusé, au niveau de l'énonciation ; la ressemblance est un rapport, sujet à discussions et nuances infinies, établi à partir de l'énoncé. L'identité se définit à partir de trois termes : auteur, narrateur et personnage. Narrateur et personnage sont des figures auxquelles renvoient, à l'intérieur du texte, le sujet de l'énonciation et le sujet de l'énoncé ; l'auteur représenté à la lisière du texte par son nom, est alors le référent auquel renvoie, de par le pacte autobiographique, le sujet de l'énonciation.(Lejeune, 1975, p.35).

C'est ainsi qu'il schématise son entreprise autobiographique :

AUTOBIOGRAPHIE

Hors-texte texte

Hors-texte

Personne de l'auteur A = Narrateur S.E.

=

S.e. personnage modèle

(Abréviations : A= Auteur, S.E.= Sujet de l'énonciation, S.e. = Sujet de l'énoncé, / Relations : = identique à, ressemblance).

C'est donc par cette classification possible que Lejeune conjure la confusion qui pourra naître entre l'autobiographie et les autres formes de la fiction autobiographique (biographie, roman autobiographique etc.). Il serait pourtant hâtif de conclure sur ce coup que Tribulations d'un jeune Tchadien est une autofiction, car le « pacte autobiographique » en soi, comme nous le remarquons dans le schéma ci-dessus, n'est valide que grâce au « pacte référentiel ». Nous verrons dans la deuxième partie de ce chapitre que les références para-textuelles et aussi bien intra-textuelles inscriront ces textes dans le registre autobiographique et dénieront les tentations d'une quelconque fiction qui entourent le récit de Michel N'Gangbet Kosnaye.

II. LE PACTE RÉFÉRENTIEL

Le pacte référentiel pose le problème de la « véracité » du récit autobiographique. En effet, si par le pacte autobiographique, l'auteur s'engage à dire la « vérité », cet engagement doit s'accompagner des indices qui permettront au lecteur de confirmer et/ou d'attester de cette « vérité ». Lejeune fait remarquer qu'en dehors de la biographie (genre), c'est par ce pacte que l'autobiographie s'oppose encore aux autres formes de fiction. C'est ainsi qu'il écrit :

Par opposition à toutes les formes de fiction, la biographie et l'autobiographie sont des textes référentiels : exactement comme le discours scientifique ou historique, ils prétendent apporter une information sur une « réalité » extérieure au texte, et donc se soumettre à une épreuve de vérification. Leur but n'est pas la simple ressemblance mais la ressemblance au vrai. Non « l'effet du réel », mais l'image du réel. Tous les textes référentiels comportent donc ce que j'appelle un « pacte référentiel » implicite ou explicite, dans lequel sont inclus une définition du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblance auxquels le texte prétend. (Lejeune, 1975, p.36)

Il faut préciser qu'en mettant l'accent sur la « véracité », Lejeune n'a pas manqué de mettre en exergue la sélectivité de la mémoire du narrateur qui est susceptible de morceler « le réel ». De là, il met en garde le lecteur contre la prétention à une stricte vérification, comme ce serait le cas d'une investigation que mènerait un journaliste, un géographe ou un historien. L'essentiel sera plutôt de parvenir à déterminer le « modèle » (Lejeune appelle `'modèle'' ce réel auquel l'énoncé entend ressembler) sur quoi nous renvoie l'élément référentiel. (Cf. p.37). Pour ce qu'ils sont d'une vocation autobiographique, les textes de notre corpus prêtent aux lecteurs des données référentielles renvoyant aux modèles, éléments constitutifs du récit. Nous répertorions dans cette partie, ces renseignements que donnent Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye en commençant par nous attarder sur les références para-textuelles, pour terminer par un aperçu global sur les éléments intra-textuels.

1. Références para-textuelles

Notons pour paraphraser Le dictionnaire du littéraire (p.562) que le paratexte, appelé aussi péritexte, désigne l'ensemble des dispositifs qui entourent un texte publié, y compris les signes typographiques et iconographiques qui le constituent. Cette catégorie comprend donc les titres, sous titres, préfaces, notes infra-paginales, mais aussi les illustrations et choix typographiques, tous les signes et signaux pouvant être le fait de l'auteur ou de l'éditeur, voire du diffuseur. Les éléments para-textuels matérialisent l'usage social du texte dont ils orientent la réception. Par cette fonction, ils donnent un avant-goût sur ce que sera le contenu, permettant ainsi de formuler l'horizon d'attente. Ils jouent de ce fait le rôle de séduction. En autobiographie, les références para-textuelles renseignent sur le « modèle », objet du récit.

1-1- Le titre

Le titre est une inscription nommant un livre, un écrit, un chapitre, et qui sert le plus souvent à indiquer le sujet (du livre, de l'écrit, etc.). Dans son ouvrage intitulé Seuils, Gérard Genette le définit comme un « ensemble des signes linguistiques [...] qui peuvent figurer en tête d'un texte pour désigner, pour indiquer le contenu global et pour allécher le public. » (Genette, 1987, p.73). Le titre est donc l'expression simplifiée d'une oeuvre permettant de formuler l'horizon d'attente.

Dans la définition de Genette, se dégage trois fonctions : celle de désignation, d'indication du contenu et de la séduction du lecteur. Les titres des oeuvres de notre corpus assument toutes ces fonctions et se révèlent par-delà autobiographiques parce que constituant une accroche de lecture autobiographique. De par Loin de moi-même, nous voyons le « moi », sujet autobiographique qui entreprend raconter les circonstances qui l'ont amené loin de lui-même. Idem pour Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeuneTchadien qui annoncent également le récit d'une vie.

Toutes les trois oeuvres ont donc des  titres thématiques. Ce sont en fait, des intitulés qui portent en eux le résumé de leur récit. En effet, ils conditionnent et commandent le déroulement ainsi que le cheminement de la narration. Zakaria Fadoul commence son récit par l'enfance,il retrace ensuite ses « moments de désespoir ». C'est donc à juste titre qu'il l'intitule Loin de moi-même, dans la mesure où, dans le contenu, le narrateur s'évertue à donner des explications sur les raisons de son éloignement ainsi que les conséquences qui y sont liées. De même, l'intitulé Un Tchadien à l'aventure que donne Mahamat Hassan à son récit paraît essentiel. C'est un titre qui précise apriori qu'il sera question d'un récit d'une aventure. Et lorsque nous y entrons, nous remarquons effectivement que le narrateur ne se détourne aucunement de son objectif. Tout le récit est donc centré sur le vagabondage du personnage central. Mahamat Hassan exprime ainsi dès le titre, son désir de raconter l'histoire de ses pérégrinations. C'est en cela que peuvent se justifier les nombreuses ellipses observables dans son texte. En effet, si le contrat de lecture que définit le titre de Mahamat Hassan est bel et bien celui d'un récit d'une aventure, le gommage des traces de l'enfance et le silence sur le retour au pays natal ne doivent pas être condamnables parce que leur présence et/ou absence ne change en rien le projet de base de l'auteur. Chez N'Gangbet Kosnaye, c'est le sous-titre : « de l'école coloniale à la prison de l'indépendance », qui résume l'itinéraire du personnage principal. Le récit part du nomadisme scolaire de Gago qui va du Tchad en France, en passant par le Congo, ensuite retrace son retour après l'indépendance qui se solde par l'emprisonnement. En recourant aux prépositions « de » et « à », l'auteur nous montre où commence et quand s'arrête les « tribulations d'un jeune Tchadien ».

En plus de ces fonctions, nous noterons que les titres des oeuvres de notre corpus, en dehors de celui de Zakaria Fadoul, assument une fonction référentielle. ? travers les intitulésUn Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, le lecteur peut déjà se faire une idée sur la nationalité de l'énonciateur. Ici, le Tchad est bien évidemment un pays réel dont le nom figure sur la carte du monde. Il faut aussi signaler que le sous-titre de N'Gangbet Kosnaye : « de l'école coloniale à la prison de l'indépendance » renseigne sur deux périodes marquantes de l'histoire du continent africain : la colonisation et l'indépendance, deux faits réels ayant eu cours en Afrique dans des périodes précises de l'Histoire.

1-2- La préface, la dédicace et le remerciement

Préface, dédicace et remerciement sont aussi des données para-textuelles à caractère référentiel. La préface est un texte introductif qui présente au lecteur un ouvrage ou une oeuvre. Elle peut tenir lieu d'avant-propos, de préambule, d'avertissement, ou de simple présentation. La dédicace quant à elle est un texte qui permet à un auteur de faire l'hommage d'une personne à travers son oeuvre. Simple formule ajoutée à un livre, elle se place le plus souvent en tête de l'oeuvre et précise l'identité du destinataire. La dédicace d'une oeuvre est un témoignage d'amitié et d'admiration que ressent un auteur à l'égard d'un proche ou d'un modèle. Comme la dédicace, le remerciement est un témoignage de reconnaissance que l'auteur voue à l'égard des personnes ayant contribué à la réalisation de son oeuvre. En autobiographie, ces éléments renferment le pacte référentiel. Ainsi, de par l'identité du préfacier et de la personne à qui le remerciement et/ou la dédicace est adressé, l'on peut remonter la source pour vérifier la nature et/ou la « véracité » autobiographique d'un texte.

Il faut signaler que Un Tchadien à l'aventure ne comporte aucun de ces trois éléments. Et, Loin de moi-même ne présente que la préface. Le préfacier qui décline son identité en bas de la préface (Joseph Tubiana) entreprend de confirmer que Zakaria Fadoul Khidir est une personne réelle et fait croire en même temps que son récit relève de la sincérité. C'est ainsi que s'ouvre et s'articule sa préface : « J'ai connu Zakaria au Tchad, son pays, alors qu'il avait une dizaine d'années. Son père, chef traditionnel, l'avait mis très tôt à l'école du village, où il s'instruisait en français et en arabe [...] Ses récits valent par leur sincérité, leur authenticité, leur précision. » (LDMM, p.5-6). Dans Tribulations d'un jeune Tchadien,l'auteur donne en bas de la page une petite biographie du préfacier : « Antoine Bangui-Rombaye est né en 1933 à Bodo (Tchad). De 1972 à 1975 il est incarcéré. Depuis 1981, il est fonctionnaire de l'UNESCO. Il a publié : Prisonnier de Tombalbaye (Hatier-Monde Noir, Paris, 1980) et Les ombres de Kôh (idem 1983). » (TDJT, p.5). Tous ces détails sur le préfacier ne sont pas des faits du hasard. Bangui est pris ici pour référence, personne auprès de qui peut se vérifier la teneur du récit de N'Gangbet Kosnaye. En dépit des traits fictionnels qui pourraient mettre en doute le caractère autobiographique du texte de N'Gangbet Kosnaye, son préfacier, sûr de ce projet, le déclare autobiographique. C'est ainsi qu'il écrit : « C'est avec une impatience émue que j'ai pris connaissance du manuscrit que m'avait adressé Michel N'Gangbet Kosnaye, son auteur. Qu'allais-je découvrir dans cet ouvrage autobiographique ? » (TDJT, p.5). Comme Joseph Tubiana confirmant l'identité de Zakaria Fadoul, Antoine Bangui-Roumbaye certifie de celle Kosnaye : « Michel N'Gangbet est comme moi issu d'une famille paysanne de la même région. » (TDJT, p.5).

Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, le remerciement vient éclairer davantage la nature de ce récit ainsi que le rôle du « modèle » important que joue Bangui dans ce projet d'écriture de soi. En effet, N'Gangbet Kosnaye avoue clairement que c'est Antoine Bangui-Rombaye qui lui a suggéré d'écrire son autobiographie : « Je remercie de tout mon coeur mon compatriote et ami Bangui Antoine, ancien ministre, actuellement fonctionnaire à l'UNESCO et auteur de plusieurs ouvrages, qui m'a suggéré d'essayer d'écrire mes souvenirs. C'est en lisant mon premier essai sur le problème tchadien que cette suggestion lui est venue. » (TDJT, p.9). Par les témoignages à travers la préface et l'aveu de l'auteur dans les remerciements, nous pouvons affirmer que Michel N'Gangbet Kosnaye, auteur dont le nom figure sur la première de couverture est la même personne que Gago, personnage qui assume le récit à la première personne, d'où Kosnaye = Gago = narrateur. La deuxième personne « modèle » qui apparaît dans le paratexte de Tribulations d'un jeune Tchadien est la femme de l'auteur en question à qui il adresse également un sincère remerciement : « Je remercie mon épouse Fatimé dont la contribution pour la confection de cet ouvrage a été déterminante. » (TDJT, p.9). Ensuite, il dédie son récit « aux enfants du Tchad et d'Afrique » (TDJT, p.11), pris pour lecteurs idéaux, témoins des événements vécus par l'autobiographe.

Nous retiendrons que de par les indications de la préface, de la dédicace et du remerciement, les rapports entre auteur-personnage-narrateur ne sont plus étanches. Aussi, par ces éléments para-textuels, les autobiographes de notre corpus renvoient les lecteurs vers des « modèles » pouvant attester de la « sincérité » de leurs récits.

1-3- Données biographiques et représentations graphiques

En dernier ressort, ce sont les données biographiques inscrites à la quatrième de couverture qui peuvent contribuer à corroborer de l'incidence entre auteur-narrateur-personnage. Nous avons aussi remarqué que les représentations graphiques (cartes et photos) servent d'indices référentiels dans les textes de notre corpus.

En effet, partant de la biographie de l'auteur et du parcours du personnage, l'établissement d'un rapport quelconque entre ces deux êtres nous révèle leur unicité. Ainsi, la source biographique indique que Mahamat Hassan Abakar (auteur) est né vers 1952 à Abéché, a été instituteur bilingue avant d'entreprendre des études de droit en Syrie et en France pour enfin devenir magistrat au Tchad. Dans Un Tchadien à l'aventure, Mohammed (le personnage-narrateur) suit le même itinéraire avec une seule différence : l'imprécision sur les circonstances et l'époque de sa naissance. Pareillement, dans Loin de moi-même, Fadoul (le personnage-narrateur) et Zakaria Fadoul Khidir (l'auteur) sont tous deux nés en 1946 à Uru-ba (Tchad), et ont suivi un parcours identique : poursuite des études universitaires en Afriqueet en Europe. La biographie indique que Zakaria Fadoul Khidir est chef de Département de linguistique et de littérature orale à l'université de N'Djamena ; tandis que le récit nous donne une dernière image de Zakaria Fadoul (personnage-narrateur) empruntant de nouveau le chemin de l'errance après plusieurs années de quête vouée à l'échec. Cet exercice rapide de comparaison nous amène aussi à nous rendre compte de l'identité singulière reliant le personnage-narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien à l'auteur. La biographie précise que Michel N'Gangbet Kosnaye (auteur) est né le 22 mars 1938 à Béboto (Tchad) ; dans le récit, Gago de même donne la date de sa naissance qui est identique à celle de l'auteur à la seule différence du lieu de naissance (le personnage est né à Holo). Le reste de leur vie est, à tout de point de vue, identique : Michel N'Gangbet Kosnaye, comme Gago, est diplômé en sciences économiques et politiques à l'université de Paris. De là, il serait juste de conclure par ces dernières confirmations que dans les trois récits, les auteurs, les personnages et les narrateurs ont les mêmes identités. Les écarts observables dans le texte de N'Gangbet Kosnaye peuvent relever simplement, à notre avis, de la création et/ou du génie de l'auteur, ce que Lejeune appellerait « espace autobiographique ».33(*)

Parlant des représentations graphiques qui accompagnent les éléments du paratexte, nous ne faisons pas allusion aux effigies des auteurs aux quatrièmes de couverture qui sont naturellement connues des lecteurs, mais nous voulons ressortir les images particulières qui figurent dans les péritextes et qui escortent le projet autobiographique de ces auteurs. Commençons par relever, tout de même, que les trois textes font office d'une grande extravagance dans la présentation des éléments paratextuels. Les représentations graphiques que nous y observons sont labiles et s'avèrent être l'expression de la vision du monde de chaque auteur. Ceci étant, la présentation de ces données paratextuelles sera structurale, c'est-à-dire nous prendrons les oeuvres les unes après les autres afin de voir comment sont exposées et quel rôle jouent les images qui les entourent, chacune.

En effet, très particulier dans l'élaboration de son paratexte, l'auteur (toutes proportions gardées) de Tribulations d'un jeuneTchadien donne à voir à la première de couverture, une photo qu'il date avec précision et dont il présente nommément les personnes qui y figurent. C'est ainsi que se présente la première de couverture de son oeuvre :

Figure 1 : Couverture de Tribulations d'un jeune Tchadien

Source : www.fabula.org

Cette image est datée et présentée par N'Gangbet Kosnaye comme suit : « Photo de couverture prise à Doba, le 15 octobre 1939 ; de gauche à droite : le cuisinier et sa femme, M. et Mme Gotoungar, le marmiton (Patrice ?) et le jardinier Singuete. » (TDJT, p.4). Toutes ces précisions qui accompagnent la fameuse photo ne manquent pas de susciter un flot d'interrogations chez les lecteurs que nous sommes, enclins à formuler des horizons d'attentes au vu de tout ce qui nous frappe à la lisière d'un texte. Est-ce par souci d'objectiver que l'auteur décline toutes ces informations ? Cette image donne-t-elle une portée particulière à son récit aux yeux de ses lecteurs idéaux ? Après tout, elle contribue à renforcer le pacte référentiel. N'Gangbet Kosnaye ne s'arrête pas là, et les références abondent dans Tribulations d'un jeune Tchadien. Après la préface et les remerciements, il poste la « carte géographique » du Tchad dont il n'omet pas de préciser la source :

Figure 2 : Le Tchad géographique

Source : (TDJT, p. 10)

L'auteur précise que la présente carte du « Tchad géographique » est tirée de l'ouvrage traitant de la géographie tchadienne, intitulé : « A. LE ROUVREUR : Saheliens et Saheriens du Tchad, L'Harmattan ». (TDJT, p.10). ? travers cette carte, peut se lire la volonté qu'a l'autobiographe de paraître sincère et objectif aux yeux des lecteurs. Cette présentation géographique permettra sans doute aux lecteurs concrets de suivre aisément N'GangbetKosnaye (et aussi bien Zakaria Fadoul, pour le cas qui nous concerne) dans ses nomadismes scolaires qui vont, de tout temps, d'un bout à l'autre des régions. Véritable donnée référentielle, elle permet ici de vérifier les présentations géographiques que ces autobiographes donnent de leur pays d'origine. Loin de se limiter là, il faut noter que l'auteur de Tribulations d'un jeune Tchadien continue de fournir aux lecteurs les preuves susceptibles d'affiner son récit. Après cette carte du « Tchad géographique » qui est suivie d'une dédicace, s'ensuit la présentation, cette fois-ci du « Tchad administratif », qu'il tire du même ouvrage :

Figure 3 : Le Tchad administratif

Source : (TDJT, p. 12)

De toute évidence, cette carte vient complèter la première et concourt à éclairer davantage les lecteurs sur le pays d'origine de l'autobiographe. Cependant, une remarque mérite d'être faite afin de conjurer le vertige qui nous tient au regard des résultats contrastants qui découlent de la confrontation des deux précédents éléments para-textuels avec le contenu narratif. En effet, de par les deux cartes présentées par Kosnaye se lit la géographie plus ou moins complète du Tchad. Le paradoxe intervient lorsque que nous voyons, dans le récit, des noms de villes que le narrateur donne comme des villes « tchadiennes » mais qui ne figurent nullement sur les deux cartes supposées servir de guide aux lecteurs. On lit, par exemple : « Préfecture A, [...] la population de Kota... », « Préfecture B [...] la population de Doriko... » « Préfecture C, [...] la population de Ouali... » « Préfecture D, [...] la population de Dissonan... » [...] « Préfecture de H, [...] la population de Lolala... » (TDJT, pp.169-170) : tous des noms des préfectures sans doute fictives parce qu'elles n'ont jamais existés, comme le témoignent les cartes géographiques affichées par l'auteur lui-même. Et nous ne saurions ne pas ressasser l'unique interrogation qui plane quant à la nature labile du pacte autobiographique chez N'GangbetKosnaye. Pourquoi ces aller-retour entre « fiction » et « réalité » ? N'y a-t-il pas d'autres raisons particulières que celles que résumait Lejeune sous l'appellation d'« espace autobiographique » ?

En ce qui concerne Loin de moi-même, l'on observe également une image à la première de couverture. Cettefois, ce n'est non pas une photo familiale comme ce fut le cas avec la première de couverture de Tribulations d'un jeune Tchadien, mais une image qui semble donner à voir un zoom sur une zone sahelienne quelconque à travers laquelle s'observe une longue piste qui se perd dans le lointain d'un espace montagneux. Recouvert d'un ciel nuageux, le milieu présenté semble être une steppe (terre herbeuse présentant une végétation pauvre). C'est ainsi qu'elle se présente :

Figure 4 : Couverture de Loin de moi-même

Source : www.fabula.org

Au vu de cette image, nous sommes tentés de mener quelques interprétations. De là, nous la considerons d'emblée comme étant une donnée reférentielle permettant d'illustrer et d'éclaircir, à la longue, l'origine de Zakaria Fadoul. En effet, considérant les données biographiques et la trame du récit, il serait loisible de voir cet espace graphique comme le milieu d'origine de Zakaria Fadoul tel qu'il se dégage de son récit. Aussi, faut-il le rappeler, Zakaria Fadoul est issu d'une grande famille nomade et est originaire du nord-Tchad, une zone désertique et montagneuse caractérisée par les raretés de pluie. Le récit concourt à corroborer cette remarque. C'est à juste titre que le narrateur souligne au premier paragraphe de l'incipit : « Notre pays est aride et son sol ingrat » (LDMM, p.11). Observation qui ne contraste, évidemment pas, avec l'environnement que présente la couverture. Nous imaginons à travers cette image, le chemin par lequel Zakaria Fadoul et ses frères conduisent leur troupeau jusqu'aux dunes bravant ainsi chaleur et épines. Une fois de plus, le récit colle avec la réalité de la première de couverture : « Je n'étais pas connu pour être un bon berger aussi quand arrivait mon tour de conduire les chameaux sur les dunes, c'était tout un problème et on ne me laissait pas seul. [...] Mais c'est très loin ! me lamentais-je. J'ai peur de me perdre ! et puis il y a tant d'épines ! » (LDMM, p. 15).

En sus de son caractère reférentiel, la première de couverture de Loin de moi-même semble renforcer le titre, illustrant de ce fait l'itinéraire de Zakaria Fadoul. Ainsi, nous pouvons symboliser cette piste comme le chemin d'errance, celui dontZakaria Fadoul a emprunté pour se retrouver loin de lui-même. De là, nous observons à travers cette image la présence de deux espaces ; l'un représenté par le noir et l'autre par le blanc : l'ici et l'ailleurs. Le noir ici symbolise le tenèbre au milieu duquel traverse une lueur d'espoir représenté par la piste blanche qui mène au blanc, symbole du bonheur. Mais le blanc c'est aussi à la fois le vide, l'incertitude. Ce qui rend de ce fait la quête incertaine, tuant ainsi l'espoir par l'éblouissement d'un éclat qui projette vers l'origine et amène le sujet à revendiquer son identité. Cela est vrai de Zakaria Fadoul qui, issu d'une famille et d'un pays pauvres, décide de chercher le bonheur ailleurs, mais qui finit par se heurter à la dureté et à l'absurdité du monde. Revenu chez lui, il s'acroche sur la seule chose qui lui reste : son identité. Identité sans laquelle il a failli perdre sa personnalité. C'est donc par elle qu'il se distingue des miliers de personnes qui l'entourent. Là encore, ce désir se traduit une fois de plus à travers cette première de couverture. En effet, en regardant de près l'image, nous voyons un arbuste singulier au bord de la piste. Cet arbuste réapparaît à la fin de chaque partie du récit sous cette forme :

Quelle serait le symbolisme de cette jeune plante qui se retrouve seule dans un aussi vaste espace et dont l'importance pousse Zakaria Fadoul et/ou son éditeur à la reprendre insassement dans son récit ? L'arbre dont il est question est l'Acacia. Le préfacier de Loin de moi-même précise que les Acacias « sont parmi les plus représentatifs du plateau zaghawa34(*) » (Taboye, 2003, p. 377). Leur présence signifirait-elle « identité retrouvée » ? ou plutôt « identité recherchée par l'écriture » ?

Enfin, Un Tchadien à l'aventure de Mahamat Hassan de même, donne à voir quelques graphiques. Contrairement aux premières de couverture des textes de Zakaria Fadoul et Kosnaye qui présentent des photos, celle de Mahamat Hassan présente une calligraphie en lettres arabes. Celle-ci se situe après le nom de l'auteur et le titre de l'oeuvre et est suivi d'un nom qui apparemment, s'avère la signature du calligraphe. Elle se présente comme suit :

Figure 5 : Couverture de Un Tchadien à l'aventure

Source : www.fabula.org

Le lecteur qui ne sait pas lire en arabe ou qui ignore l'alphabet arabe, regardera cette marque derrière la couverture comme un simple dessin dont le but serait d'embellir le livre. Or, elle n'est pas moins ornementale et peut bien renseigner sur certains pans du récit. En effet, l'image en question n'est rien d'autre que le nom de l'auteur placé en haut de la page qui se trouve traduit et calligraphié en arabe. Sa traduction en français donnera donc : « MAHAMAT HASSAN ABAKAR ». Ainsi, rien qu'en regardant cette première de couverture, le lecteur peut déjà s'interroger sur le statut culturel de l'auteur. Ici, cette vue nous fait comprendre très vite que nous avons sans doute affaire à un bilingue. Et le récit de combler cette horizon d'attente : « j'ai moi-même une formation bilingue (arabe-français) » (UTAA, p. 20). Seulement, Mahamat Hassan a plus de penchant pour l'arabe plutôt que le français qui est quand bien même sa langue d'écriture. C'est donc cet amour pour l'arabe qui surgit et prend une large place à la première de couverture. Cette graphie permet aussi de comprendre sa prédilection pour les pays arabes lorsqu'il est question d'opèrer un choix des espaces migratoires ainsi que la récurrence de la question de l'islam dans son récit. L'écriture arabesque qui définit la couverture du livre est reprise à la fin de quelques parties du récit et sert de vignette carricaturant divers visages feminins. Un exemple illustratif :

La surprise que crée ces vignettes est de mise. En effet, tout le long du récit, Mahamat Hassan n'a jamais évoqué ses aventures avec les femmes durant ses années d'errance (en dehors bien sûr de quelques commentaires sur le mariage de ses hôtes en Côte-d'Ivoire et de ses voisines étudiantes en Syrie). Mais pourquoi se servir de l'écriture de son propre nom pour peindre les visages de femmes ? Est-ce l'expression du fantasme étouffé par le « père social »? De toute évidence, elles n'ont pas seulement valeur esthétique. Mahamat Hassan et son calligraphe Hassan Musa devraient en savoir quelque chose.

Aussi, à la fin du récit, il présente son propre portrait, un portrait d'un Mahamat Hassan double : le premier ayant un visage flou, nuageux tandis que le second paraît visible, un peu clair et identifiable. C'est ainsi se présente le portrait :

Figure 6 : Portrait de Mahamat Hassan Abakar

Source : (UTAA, p. 122)

Cet élément paratextuel que poste Mahamat Hassan renforce l'effigie de l'auteur sur la quatrième de couverture et peut aussi bien être sujet d'interprétation. En effet, de par ce portrait double, placé en fin de récit, nous sommes tenté de dire que l'auteur de Un Tchadien à l'aventure exprime ici son ascension sociale. Nous assimilons de ce fait la première image sombre à Mahamat Hassan errant dans l'incertitude, le blanc, le vide. Et, la seconde à Mahamat Hassan ayant accompli sa quête, retrouvé l'espoir qui semblait perdu, recouvré le sourire qui s'était dissipé suite aux turbulances l'ayant amené à transcender des frontières.

?travers la calligraphie du nom et de sa reprise sous forme de vignette à travers les pages du livre, ajouté à cela le portrait en fin du récit, il est aisé de remarquer que Mahamat Hassan est animé d'une ambition narcissique. Ce n'est donc pas étonant de voir que le tout de son récit est centré sur lui-même. Très souvent, il ne manque pas de faire de son « je » un « je » pluriel, réduisant ainsi le général au particulier : « beaucoup de jeunes Tchadiens ont les yeux braqués sur le Frolinat ! [...] C'est en cette période mouvementée de l'histoire de notre pays que je décide moi aussi de partir... » (UTAA, p. 9).

Bref, les données biographiques participent à l'accomplissement du « pacte référentiel ». Par elles, nous sommes parvenus à affirmer sans ambages l'abscence des frontières identitaires entres les auteurs, les personnages et les narrateurs des oeuvres de notre corpus. Aussi, nous avons vu que Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye nous ont livré des représentations graphiques qui sont d'une importance capitale au service de l'identification du « modèle » et de l'interprétation de leurs récits.

2. Les références intra-textuelles

Le « pacte référentiel » ne se résume pas seulement aux éléments para-textuels ; il englobe aussi bien les données du récit qui peuvent renseigner les lecteurs sur l'élément référentiel (le modèle). Cela pose la question de la ressemblance du texte avec la vie, la réalité vécue. Lejeune estime que cette ressemblance peut se situer à deux niveaux : au niveau des éléments du récit, elle peut se vérifier selon le critère de l'exactitude, et au niveau de la totalité du récit, elle peut se mesurer à l'aune de la fidélité. Lejeune note que l'intérêt de cette ressemblance ne réside pas dans l'importance de son exactitude, mais sur le fait essentiel qu'elle engage un pacte entre l'autobiographe et ses lecteurs. C'est ainsi qu'il écrit : « Dans l'autobiographie, il est indispensable que le pacte référentiel soit conclu et qu'il soit tenu : mais il n'est pas nécessaire que le résultat soit de l'ordre de la strict ressemblance. Le pacte référentiel peut être d'après les critères du lecteur, mal tenu, sans que la valeur référentielle du texte disparaisse. » (Lejeune, 1975, p.37). Nous évoquerons à titre d'exemple les données historiques observables dans les textes de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye.

1-4- Éléments historiques

Par éléments historiques, nous faisons allusion aux événements et/ou faits que retient l'Histoire35(*) et qui se trouvent repris par les autobiographes de notre corpus dans leurs récits. Pris ainsi dans le texte autobiographique, ils constituent les éléments référentiels dans la mesure où ils permettent non pas de faire livre d'histoire mais de montrer et/ou confirmer que ces récits ne relèvent pas de la fiction. Il faut signaler que Loin de moi-même étant centré sur la déchirure du moi et l'exercice de sa reconstitution, les données historiques ne sont pas manifestes. Toutefois, dans la troisième partie de son récit intitulé « Réminiscences », les anecdotes qu'il rapporte, renvoient au vécu d'une période de l'Histoire du Tchad. Tel est l'exemple de l'incident survenu à un berger qui, pour avoir refusé de payer l'impôt, a fait objet d'une bastonnadeet d'une amande sur la place public. C'est au prix de son bétail que l'homme répare son « tort » et paie pour sa « liberté » : « Un cheval, deux chameaux et cinq béliers furent prélevés pour l'impôt et l'homme fut détaché. Pour l'impôt qui était dû le seul cheval suffisait ; où pouvait bien passer les autres animaux ? Et pourtant le pauvre ne paye pas l'impôt pour les chefs mais pour le Hakuma ! Il soupira, se soumit et accepta les choses, espérant un changement dans l'avenir. » (LDMM, pp. 149-150). Le prélèvement de l'impôt sur les citoyens, notons-le, était une réalité qui intègre le mémorial du Pays de Zakaria Fadoul. En effet, il a marqué à plus d'un titre les citoyens Tchadiens des années 1960 tant par l'appauvrissement de la masse qu'il instaure et les émeutes qu'il occasionne. Mahamat Hassan n'a pas manqué de retracer ce fait dans son introduction consacrée aux événements majeurs de l'Histoire du Tchad : « Fin octobre 1965 : Excédés par les prélèvements exagérés de taxes civiques (impôts de capitation), les paysans de Mangalmé (localité située au centre du pays) se soulèvent contre les autorités administratives locales, massacrant plusieurs fonctionnaires. » (UTAA, p. 8)

Contrairement à Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye se situent au coeur même de l'Histoire de leur pays d'origine supprimant ainsi les frontières entre autobiographie et mémoires. Dans Un Tchadien à l'aventure, par exemple, l'auteur insiste sur les faits historiques en les proposant aux lecteurs comme clé de l'herméneutique de son récit : « Pour que le lecteur puisse comprendre ce récit de mes aventures, il me paraît nécessaire de relater succinctement la chronologie des événements les plus importants qu'a connus le Tchad. » (UTAA, p.7). Dans l'introduction qui précède l'histoire de ses aventures, il retrace dans une datation minutieuse les événements historiques de son pays d'origine ainsi que ceux de ses pays d'accueil. Nous lisons par exemple les notations du genre :

 11 août 1960 : Le Tchad est proclamé indépendant. Et Monsieur François Tombalbaye devient Président de la république. [...] « juin 1971 : Les troupes françaises d'intervention se retirent du Tchad. [...] 13 avril 1975 : Les militaires prennent le pouvoir et tuent Tombalbaye. [...] octobre 1973 : L'Egypte et la Syrie déclenchent la guerre contre Israël dans le but de récupérer leurs territoires occupés... (UTAA, pp.7-10)

L'histoire du Tchad et d'ailleurs, des années 1960 à 1990, se trouve ainsi inscrite dans le texte de Mahamat Hassan. Ces faits assumés dans le récit renvoient au « modèle ». En effet, les événements relatés se sont effectivement passés dans un temps et un espace réel. Les lecteurs soucieux d'une comparaison avec le hors-texte peuvent, de ce fait, se référer à des livres d'Histoire qui les rapportent avec détail36(*).

Dans Tribulations d'un jeune Tchadien de même, les données historiques reflétant le « modèle » sont perceptibles. N'Gangbet Kosnaye rapporte avec précisions les faits coloniaux ayant marqué l'Afrique et les intellectuels noirs se trouvant à Paris dans les années 1950. C'est ainsi qu'il écrit : « C'est en octobre 1958 que je débarque en France, donc en pleine efferverscence (sic) au sein de la FEANF. Seule la Guinée de Sékou Touré opte pour une indépendance immédiate. Les autres Etats membres des fédérations d'AEF et d'AOF optent pour la communauté franco-africaine, en un mot pour une autonomie au sein de l'ensemble français. » (TDJT, p.147). Son récit s'inscrit donc au coeur d'une période de lutte pour l'indépendance des pays africains et celle qui s'en est suivie : l'indépendance et ses nouveaux régimes dictatoriaux.

Pour nous en tenir à ces quelques exemples, nous retiendrons que les textes de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye sont truffés d'éléments référentiels. Du paratexte au contenu narratif, les références renvoyant aux « modèles » abondent et contribuent à éclairer les lecteurs sur la nature autobiographique de leurs récits.

Au terme de ce chapitre portant sur la poétique de l'autobiographie, il est juste d'affirmer que les textes de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye sont véritablement autobiographiques. En effet, en dépit de quelques manquements observés, ils répondent aux critères énumérés et théorisés par Philippe Lejeune. Partant des éléments de base du « pacte autobiographique », nous avons eu à voir que ces textes sont des récits de vie parce que centrés sur l'histoire de la personnalité. La situation d'énonciation nous a permis d'établir les rapports d'identité entre auteur, personnage et narrateur. Exercice qui nous a révélé que dans Loin de moi-même et Un Tchadien à l'aventure, les trois instances forment un seul corps tandis que dans Tribulations d'un jeune Tchadien, elles ne sont pas univoques. Joignant le « pacte référentiel » au « pacte autobiographique », nous avons eu à confirmer la nature autobiographique de ces récits, grâce aux données référentielles (constituants para-textuels et aussi bien textuels) renvoyant à des « modèles » susceptibles de certifier les faits racontés et se porter garant sur l'auteur. Cette certitude du choix de genre opéré par les auteurs de notre corpus nous amène, dans la suite, à nous interroger sur les raisons de leur prédilection pour le genre autobiographique. La réponse à cette préoccupation trouvera pignon sur rue dans le dernier chapitre de notre travail, qui portera sur l'analyse des expériences migratoires et la réinsertion sociale.

CHAPITRE QUATRIÈME : EXPÉRIENCES MIGRATOIRES ET RÉINSERTION SOCIALE

Nous avons vu plus haut qu'en choisissant d'écrire l'histoire de leur migration par le biais du genre autobiographique, Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye ont mis l'accent sur ce qu'ils ont vu lors de leur traversée des espaces migratoires. Cela a donné lieu à diverses évaluations des faits rencontrés durant les séjours d'errance. Cependant, il faut noter que si les interprétations des vécus quotidiens d'une époque occupent l'arrière-plan dans leurs récits, c'est parce que chaque narrateur a mis au premier plan l'évocation de ses expériences migratoires. Dans ce chapitre qui clos notre travail, nous avons choisi, dans un premier temps, de faire le point sur l'ensemble de ces expériences migratoires puis, dans un second temps, de montrer en quoi elles constituent les motivations du retour au bercail. De là, pour ce qui relève de l'expérience de l'ailleurs, nous mettrons l'accent sur les difficultés et les acquisitions émanant du trajet d'errance et, dans la phase retour, nous nous attèlerons à déterminer la nature de la réinsertion à laquelle se sont confrontés ces autobiographes une fois au pays natal. L'intérêt de cette analyse qui consacre l'aboutissement de notre travail réside dans le fait qu'elle nous permettra de dégager la symbolique de ces récits autobiographiques. C'est donc ici le lieu de déterminer le projet de base ayant motivé Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet kosnaye à écrire, chacun, une autobiographie qui relate ses années d'errance marquées du sceau de la vicissitude.

I. EXPÉRIENCES MIGRATOIRES

Dans les récits de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, les narrateurs témoignent d'un effort conséquent dans l'évocation de leurs expériences migratoires. Par expérience, nous entendons dans un premier temps la situation vécue par un individu, et dans un second temps, la pratique qui permet d'acquérir un savoir-faire ou une connaissance de la vie. Dans la première acception, elle peut être l'expérience vécue simplement, c'est-à-dire celle qui suscite un questionnement identitaire chez le personnage.

Ainsi, l'expérience migratoire commence lorsque le personnage entame la procédure de départ et de retour, c'est-à-dire l'absence et l'expérience de vie dans un espace étranger quand, dans le récit, l'attention n'est pas exclusivement centrée sur les problèmes qui surgissent chez le personnage migrant à la suite de sa migration. Dans Loin de moi-même, Tribulations d'unjeune Tchadien et Un Tchadien à l'aventure, elle commence avec le projet de départ, qui instaure l'éloignement ou, si l'on préfère, la séparation avec le milieu d'origine37(*). Ainsi l'on peut dire que l'expérience migratoire chez Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye pose une question existentielle, car elle permet d'analyser le psychisme humain et prend ancrage dans le social, de par l'observation critique de la société (aspect traité dans le chapitre deuxième). Émanant des rapports avec leurs milieux d'accueil, mais aussi bien avec leur moi, elle se révèle à la fois épreuve et facteur d'évolution, de mûrissement et d'enrichissement personnel.

Dans cette partie, nous nous attèlerons à analyser ces expériences en dégageant tour à tour les difficultés (matérielles et psychologiques) rencontrées ainsi que les acquisitions (découvertes et formations universitaires) acquises par ces autobiographes lors de leur errance. Cette dimension de notre étude nous offrira, à coup sûr, la possibilité d'appréhender les motivations ayant suscité la prise de conscience d'un certain « attachement au sol natal38(*) ».

1. Les difficultés rencontrées

Nombreuses sont les difficultés relatées par les narrateurs de Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien. En plus de celles liées à leur intégration en milieu d'accueil (manque d'emploi, racisme, haines religieuse et ethnique) déjà évoquées dans la première partie de notre travail, nous percevons bien d'autres inhérentes aux conditions du voyage. N'Gangbet Kosnaye souligne l'évidence du risque possible à encourir lorsque l'on emprunte le chemin de l'ailleurs. ? l'annonce de son voyage pour Moundou, ses marâtres n'ont cessé de s'inquiéter : « Malgré les paroles réconfortantes de leur mari, mes marâtres ne cessent de s'inquiéter et de souligner les inévitables difficultés que je risque de rencontrer dans ce pays lointain. » (TDJT, p.60). Mahamat Hassan, de même, évoque les dangers possibles auxquels l'on peut s'exposer dans le processus d'accomplissement d'un voyage. Il rapporte de ce fait, l'incident survenu lors de son excursion au Liban où il a failli perdre la vie, n'eut été la bienveillance d'un chauffeur de taxi. En effet, ignorant de la situation de guerre qui prévaut dans ce pays, il se jette volontiers au-devant des canons sans prendre le soin de mesurer les conséquences de son aventure :

 C'est à ce moment seulement que je réalise l'étendue de ma stupidité et le risque grave et inutile dans lequel je me suis engouffré. Je ne sais comment remercier ce chauffeur libanais. Il a pris un risque énorme pour me conduire à destination. [...] Et que serais-je devenu cette nuit si j'avais été laissé quelque part dans Beyrouth en feu ! (UTAA, p.69)

Ainsi, le voyage dans les circonstances de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye (c'est-à-dire départ vers des horizons inconnus) est une véritable aventure. C'est un parcours parsemé d'embûches, et les différents autobiographes se plaisent à relater ces difficultés.

En effet, chaque autobiographe met l'accent sur l'étape marquante de ses difficultés. Zakaria Fadoul évoque ses « moments difficiles39(*) » durant son séjour au Sénégal où il a été secoué par une maladie : « Quelques jours après je tombais malade. Je reçus d'abord les soins chez moi mais quand on vit que la maladie s'aggravait je fus hospitalisé » (LDMM, p.71). En dehors de la maladie comme difficulté que peut contracter le migrant et telle que Zakaria Fadoul l'évoque, les trois autobiographes mentionnent encore le manque de nourriture, l'absence de toit pour s'abriter et bien d'autres risques. Mahamat Hassan relate ainsi la précarité de son premier séjour à Abidjan : séjour durant lequel le repas quotidien se résume à quelque bourratif : « Je connais et j'aime ses bananes plantains grillées sur des braises ! avec une de ces bananes et une poignée de cacahuètes, on peut tenir toute la journée. » (UTAA, p.36).

N'Gangbet Kosnaye de même n'a pas manqué de démontrer combien l'inquiétude de ses marâtres quant à son départ pour Moundou n'était pas un simple acte émotionnel. En effet, le narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien souligne leur déboire lorsque abandonnés et livrés à eux-mêmes dans un nouvel espace étranger :

Un vendeur d'arachides passe. Nous l'interpellons pour en acheter. Nous profitons pour nous présenter et lui demander s'il ne connaît pas un homme de notre tribu dans cette grande ville où nous sommes maintenant abandonnés à notre sort. Le vendeur nous répond négativement. Quel malheur ! Il faut attendre encore. Qui ? Dieu seul le sait. (TDJT, P.65).

En évoquant le manque de logement, Zakaria Fadoul montre combien l'immigré à un moment donné de son parcours perd de sa valeur humaine. En effet, dans Loin de moi-même, le narrateur se remémore ses nuits passées dans des endroits peu favorables. ?Ambam par exemple, il n'a pas eu d'autre choix que dormir dans une cuisine :

- Puis-je avoir une chambre pour la nuit ?

- Tu peux dormir dans la cuisine  

- Pouvez-vous me la montrer ? 

- C'est cette porte. (LDMM, p.117).

Pire encore, à défaut d'un endroit du genre cuisine, c'est à l'air libre qu'il passe une autre de ses nuits en attendant la suite de son voyage : « A côté de l'aéroport se trouvait tout de même une place, en plein air, avec un peu de verdure et quelques fleurs, éclairée par des poteaux électriques. Je m'y assis puis je m'étendis. Ma veste servait de matelas, mon sac et mon bras droit de coussin. Mais je n'avais pas sommeil » (LDMM, p.83)

Bref, la maladie, le manque de nourriture, de logement ainsi que les éventuels dangers sont autant des difficultés qui occupent l'arrière-plan des expériences migratoires dans les récits de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye. Les trois autobiographes mettront beaucoup plus l'accent sur les difficultés financières et routières ainsi que sur les problèmes psychologiques.

1-1- Difficultés financières et routières

Les autobiographes de notre corpus relatent les difficultés financières et routières comme aléas inhérents à la migration. Il ressort de leurs récits que les difficultés financières sont porteuses de tous les autres maux auxquels ils se sont confrontés dans le processus de leur quête. En effet, nous avons eu à voir dans la partie portant sur les conditions d'accueil que le manque d'argent a contraint ces migrants errants à chercher du travail afin de pouvoir subvenir à des besoins élémentaires comme manger, se loger, etc.. Plus encore, il se dégage de leurs récits que le manque d'argent donne libre cours au manque de nourriture rendant ainsi ardu leurs séjours en terres étrangères. Dans Loin de moi-même et Tribulations d'un jeune Tchadien, les personnages sont contraints à simplifier leur repas afin de pouvoir économiser dans l'espoir de joindre les deux bouts. Pour réussir ce calcul, Zakaria Fadoul opte pour la suppression du petit déjeuner : « Pour économiser, je ne prends pas de petit déjeuner car j'ai tout juste assez d'argent pour vivre quelques jours et cela ne me paraît pas logique de prendre deux petits déjeuners... » (LDMM, p.107). N'Gangbet Kosnaye et ses amis quant à eux optent pour le bannissement des repas copieux au profit des denrées correspondant à leur bourse : «  Deux mois viennent à passer. Aucun événement majeur ne se produit. Avec nos bourses de 40 francs, nous essayons de subsister. Nous procurons la farine de mil, des arachides, du gombo, du sésame ; bref, tout ce qui peut nous nourrir. Nous mangeons rarement la viande et du poisson qui sont des denrées chères. » (TDJT, p.70). Dans ce projet d'économie, le personnage de Un Tchadien à l'aventure n'en demeure pas moins vigilent : « Nous préparons nos repas dans nos chambres, sur des petits réchauds. C'est plus économique que de manger au restaurant et d'ailleurs nos bourses ne nous permettent pas ce luxe. » (UTAA, p.88)

Aussi faut-il le remarquer, pour des immigrés comme Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye pour qui la réussite est une urgence et un impératif, le manque d'argent est susceptible de prolonger leur errance, et même causer leurs déchéances. C'est à juste titre qu'on peut lire le monologue de Mahamat Hassan exprimant les angoisses suscitées par le défaut des moyens financiers, qui est à même de compromettre son projet initial : « Sans bourse, il m'est impossible d'entreprendre des études quelconques. Mes modestes économies ne peuvent pas m'entretenir plus de six mois. » (UTAA, p.57). Loin de céder à cette tentation et abandonner le projet initial, les autobiographes de notre corpus développent des systèmes d'entraide pour pallier aux difficultés financières. C'est donc grâce à cette solidarité estudiantine que Mahamat Hassan, par exemple, survit à Damas et parvient à obtenir sa licence en droit. Mais loin d'être la seule victime de la pénurie financière, « la plupart des étudiants étrangers, et parfois même les Syriens, adoptent ce système d'entraide pour se loger. Les bourses d'étude allouées par le gouvernement syrien étant très modestes et l'accès à la cité universitaire extrêmement difficile, c'est la seule solution pour se loger décemment à Damas. » (UTAA, p.64). Si chez Mahamat Hassan la solidarité estudiantine motivée par la nécessité de survivre paraît pacifique, N'Gangbet Kosnaye et ses compatriotes en France, forment un front commun pour s'attaquer au gouvernement tchadien qui les a envoyés en étude mais paradoxalement suspend leur bourse. Dans leur tenue de « victimes des décisions arbitraires », Kosnaye et ses compagnons se décident en assemblée. C'est ainsi qu'il écrit :

Les difficultés éprouvées par les victimes de cette mesure arbitraire des autorités de Fort-Lamy vont en s'aggravant. Comment résoudre ce problème ? Une assemblée générale extraordinaire de l'AETF se réunit. Un seul point est à l'ordre de jour. « Problèmes posés aux patriotes par les mesures impopulaires du gouvernement antinational de Fort-Lamy supprimant leurs bourses, et solution à envisager. (TDJT, p.149)

Ainsi, durant leurs séjours dans tous les pays parcourus, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye se sont heurtés au manque de moyen financier. En trempant leurs plumes pour raconter ces histoires de vies estudiantines précaires, ils semblent laisser dans leurs récits une leçon de sagesse : nous comprenons par-là que la réussite à la quête d'un idéal au-delà des frontières (dans leur cas bien sûr) est aussi déterminée par l'acquisition des atouts financiers.

En sus des difficultés financières remarquables, les narrateurs de Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien évoquent l'endurance dont ils ont dû faire montre pendant les trajets de leurs voyages. En parlant des difficultés routières, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye mettent tous l'accent sur l'ennui du voyage qui naît de la solitude et de la longueur des chemins à parcourir. N'Gangbet Kosnaye rapporte de ce fait l'itinéraire de son voyage Doba-Laï, voyage qu'il trouve harassant parce qu' « interminable » et mal conditionné :

 Le voyage a l'air de s'éterniser, car celui de Holo à Doba paraissait plus court et moins harassant. A certains endroits bordés de hauts arbres, les passagers s'inclinent ou se penchent pour éviter les branches qui se penchent sur la route. Le conducteur ne se soucie guère de ce qui peut arriver à ses passagers perchés là-haut. [...] En effet, les autres voyageurs, pour des raisons que nul ne connaît, se taisent depuis le départ de Doba. Ont-ils peur que le camion fasse des tonneaux ? Mystère... (TDJT, p.44)

Cette interrogation que pose le narrateur deTribulations d'un jeune Tchadieneu égard au silence de ses compagnons voyageurs, témoigne de l'angoisse qui peut naître du voyage. De là, les difficultés routières, en plus de la fatigue inhérente aux conditions de voyage, peuvent aussi bien se mesurer à l'aune de la peur qu'éprouve le voyageur. Ainsi, dans le cas d'espèce, le voyage devient « mystère » lorsqu'il s'avère un déplacement auquel l'être s'adonne, porté par un moyen (voiture, avion...) dont la garantie est incertaine. Et surtout, lorsqu'il mène vers des horizons inconnus, le voyage peut créer à la fois fatigue, peur et surprise. Telle est l'expression de Zakaria Fadoul : « Le voyageest long, fatiguant. Je n'imaginais pas une telle distance. Nous arrivons à Djoum vers vingt heures du soir. » (LDMM, p.106)

Mahamat Hassan qui habituellement se renseigne avant d'entreprendre un voyage, finit par annuler son premier projet qui consistait à atteindre Alger pour descendre au nord du Tchad. En effet, s'étant rendu compte de la distance qui sépare Bamako d'Alger, le personnage de Un Tchadien à l'aventure a jugé inutile de s'engager dans une voie qui chemine dans le désert. C'est ainsi qu'il écrit : « Je m'aperçois que la distance qui sépare ces deux capitales est extrêmement longue, plus de deux mille kilomètre. Les deux-tiers du trajet ne sont que du désert, du sable. Les moyens de transport sont rares. Il n'y a pas de liaison permanente entre les deux villes » (UTAA, p.19). Ainsi, le manque de moyen de déplacement amène Mahamat Hassan à passer d'un projet de révolution à un projet de formation professionnelle. Contrairement à Mahamat Hassan, N'Gangbet Kosnaye et ses compagnons ne capitulent pas devant le manque de moyen de transport, la longueur de la distance et l'impraticabilité de la route. Ils optent cependant pour l'endurance en s'engageant pour un voyage à pied : « Le voyage durera trois jours ; à pied, car c'est la saison de pluie et le chemin traverse une zone inondée en cette période de l'année : les camions ne passent plus. Le départ est fixé pour le lendemain à 7 heures. » (TDJT, p.61)

Dans Loin de moi-même, l'acte de voyager se lit comme une prémisse à de nombreuses difficultés. Le narrateur fait d'ailleurs remarquer que dans sa religion (musulmane), l'on peut raisonnablement rompre la communion avec Dieu durant le temps qu'il faut pour le voyage. C'est ainsi que durant son trajet entre le Cameroun et le Gabon, il rompt volontiers le jeûne : « Le matin je romps le ramadan conformément aux règles musulmanes du voyage et je poursuis ma route. » (LDMM, p.112)

Il faut préciser qu'en évoquant les difficultés routières qu'ils ont rencontrées, les autobiographes de notre corpus n'ont pas témoigné des difficultés liées à la traversée des frontières des pays parcourus. Les altercations que le personnage de Loin de moi-même a eu avec les policiers au Cameroun se rattachent aux problèmes d'intégration dus à son statut d'immigré. Ce qui, par ailleurs laisse croire que les trois autobiographes ne sont pas des voyageurs clandestins ; leur immigration est donc légale et justifiée. Cependant, il faut signaler que si cette remarque est vraie de Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye, tel n'est pas le cas avec Mahamat Hassan. ? la différence des personnages de Loin de moi-même et Tribulations d'un jeune Tchadien dont le voyage a été, pour la plupart, organisé par le gouvernement qui avait la charge de leurs études, celui de Un Tchadien à l'aventure avait quitté le pays clandestinement parce que animé d'une ambition révolutionnaire : « Pour déjouer la vigilance des services de renseignements de Tombalbaye, j'ai pris la précaution de traverser le fleuve une première fois la veille avec mon petit sac, dans lequel j'ai mis quelques habits, pour le confier à un commerçant de Kousseri (Cameroun). Au matin, je prends place dans l'un des cars jaunes qui font la navette entre Kousseri et Maïduri. » (UTAA, p. 12). Du Tchad en Côte-d'Ivoire en passant par le Nigéria, le Niger, le Burkina et le Mali, Mahamat Hassan multiplie des stratégies pour traverser chaque frontière. C'est ainsi que pour le trajet Mali-Côte-d'Ivoire, il se déguise en apprenti-chauffeur pour passer inaperçu comme il le note :

Deux jours plus tard, je prends le chemin de la Côte d'ivoire. Bien qu'il ait de sérieux contrôles aux frontières ivoiriennes, visiblement pour limiter l'immigration malienne, je n'ai eu quant à moi, aucun problème pour entrer. Le chauffeur de la citerne d'essence avec lequel je voyage me déguise en apprenti-chauffeur. Il me conseille d'ôter ma chemise qu'il trouve trop propre et m'en donne une autre, bleue, qui se trouve sous son siège ! elle est toute noire de graisse et d'huile de moteur. Avec cette apparence, je suis dispensé de tout contrôle. (UTAA, p. 22)

Ce n'est qu'après quelques années de travaux en Côte-d'Ivoire qu'il parvient à s'offrir un passeport qui lui permet de prendre le vol pour l'Égypte. De là, tout le reste de sa pérégrination devient légale :

Plusieurs mois passent avant que je ne sois convoqué par le consul de France à Korhogo. Il me remet mon passeport après m'avoir fait signer sur la troisième page, en bas de ma petite photo. Ouf ! Quel beau jour ! Je vois s'ouvrir devant moi les portes du monde entier.  (UTAA, p. 46).

Le voyageur clandestin n'est plus Mahamat Hassan, car désormais c'est avec des vols réguliers qu'il arrive à ses destinations. Il ne manque pas de le rappeler en fin de récit comme pour comparer son ascendance : « Fin juin 1982, [...] Une semaine plus tard, je prends le vol régulier d'Air Afrique pour N'Djamena. » (UTAA, p. 123).

Bref, en trempant leur plume pour écrire l'histoire de leur migration, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye expriment un désir de partager avec les lecteurs leurs moments difficiles ; c'est pourquoi ils y ont mis l'accent sur les problèmes financiers rencontrés, ainsi que sur les difficultés routières bravées durant leurs multiples périples.

1-2- Problèmes psychologiques

Les problèmes psychologiques sont d'une part les conséquences des difficultés financières et autres énumérées plus haut, et, d'autre part, ils émanent de la séparation avec un milieu et/ou surgissent au contact avec les personnes rencontrées. Dans les trois récits, ils (ces problèmes) s'appréhendent à travers les expressions des narrateurs qui donnent lieu à un vocabulaire essentiellement abstrait.

En effet, il faut remarquer que les premiers problèmes psychologiques que rencontrent les migrants de notre corpus sont ceux qui naissent avec l'annonce du départ. De là, s'installe en chacun d'eux, la peur et/ou l'inquiétude en dépit de la joie qui, quelquefois, anime le candidat à l'émigration. Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, le personnage constate avec regret l'éclipse de la joie de partir qui fait désormais place à la peur lorsque son voyage se prolonge vers des horizons inconnus. Ainsi note-t-il :

Je me souviens : j'ai quitté mon village, Holo, dans la joie. Je suis arrivé à Doba où j'ai lié amitié avec maints enfants de mon âge, notamment Oumar qui est en train de pleurer sur mon départ. Maintenant je vais vers l'inconnu ; certes je suis avec ma famille mais on ne sait jamais... Ce nouveau pays peut être plein de dangers. (TDJT, p.43)

Comme N'Gangbet Kosnaye, Mahamat Hassan manifeste un sentiment d'inquiétude face à l'incertitude de la destination qui demeure imprécise, inconnue. Cependant, mu par la détermination, il ne renonce pas à son aventure : « Je commence à m'inquiéter sérieusement mais il n'est pas question que je fasse demi-tour. » (UTAA, p.66)

Au-delà de l'inquiétude et de la peur qui coexistent avec l'envie de partir, le choc psychologique observable dans Loin de moi-même, Un Tchadien àl'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien est la nostalgie qui naît de la solitude à laquelle sont confrontés Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye en pays étrangers. C'est ainsi que, pour avoir quitté Doba, Gago exprime un remords pour tous les amis qu'il a abandonnés. C'est en ces termes qu'il exprime son « mal être » :

Abandonné à moi-même, je m'ennuie. Oumar, mon ami n'est pas là pour me tenir compagnie. Pour l'heure, je ne connais personne. [...] Je sais que je m'éloigne de plus en plus de mon village natal et que rien ne sera plus comme avant, surtout avec cette certitude d'aller à l'école. Soudain, je me plonge dans une sombre nostalgie. Je maudis le père d'Oumar qui n'a pas voulu laisser mon compagnon venir avec moi. C'est la cause de ma solitude actuelle. (TDJT, p.47)

Évidemment, la solitude instaure la nostalgie chez l'immigré. Cela s'avère patent avec l'expérience de Mahamat Hassan qui, à peine arrivé au Nigéria, se met à éprouver un grand sentiment de solitude. Ce sentiment d'isolement l'amène à prendre conscience de son étrangeté parmi les Noirs qu'il considère comme frères : « Je suis bien en Afrique, parmi mes frères mais je me sens déjà étranger ! Je compense le manque de communication par l'admiration des paysages que m'offre la nature. » (UTAA, p.13). Aussi faut-il le souligner, la nostalgie chez Mahamat Hassan se mêle à l'inquiétude pour les siens qu'il a laissés dans une situation de guerre. En effet, durant tous ses séjours à l'extérieur, le personnage de Un Tchadien à l'aventure n'a pas manqué de suivre de près l'évolution de l'état de la guerre dans son pays. Cet intérêt inconditionnel trouve sa raison d'être dans le souhait de ne pas perdre ceux qui comptent pour lui, ses repères identitaires : « Je suis en quatrième année lorsque la guerre civile éclate au Tchad. Nouscaptons les nouvelles que donnent les radios internationales mais ce n'est pas suffisant pour nous. Nous cherchons à en savoir plus, mais nous restons sur notre faim. [...] C'est une période très dure et nous avons l'oreille constamment tendue vers le pays. » (UTAA, p.94). Dans cette situation où se trouve Mahamat Hassan, le déséquilibre moral ne peut qu'être une évidence.

Du reste, en dehors de la nostalgie qui naît de la solitude, les problèmes psychologiques perceptibles dans les récits de ces trois autobiographes émanent de leurs contacts avec l'ailleurs. Ainsi, Zakaria Fadoul témoigne un sentiment de complexité dès son atterrissage à Paris : « Je me sens regardé par tous les regards. Je suis très complexé mais j'essaie de faire le grand, parce que je porte une veste, une veste empruntée, parce que j'ai un pull-over, un pull-over emprunté. Je me crois très propre parce que j'ai pris un bain avant de quitter Fort-Lamy. » (LDMM, p.63). Le mal psychologique ici naît de l'introspection que le sujet effectue, et qui l'amène à prendre conscience de l'hypocrisie dans laquelle il baigne. Il faut aussi signaler que Zakaria Fadoul est un personnage émotivement faible. Ainsi, durant ses années d'errance, il n'a cessé de faire preuve d'une personne traumatisée. Il s'en rend bien compte et trouve curieux cet état d'esprit qui amènent les autres à le qualifier de fou : « Ce qui est curieux chez moi, c'est que je m'identifie à tout ce qui souffre. Ainsi sur le port, quand je vis un poisson que des pêcheurs avaient jeté hors de la mer faire des bonds avant de succomber, je ne pus retenir mes larmes. » (LDMM, p.74)

En effet, l'éloignement, l'errance avec leur corolaire de frustration (privation de satisfaction) dus aux difficultés d'adaptation, ont poussé Zakaria Fadoul à sombrer dans la dépression. La dépression, notons-le, est un trouble psychique durable, caractérisé par un profond sentiment de tristesse, de découragement et de fatigue insurmontable. Appréhendant son propre moi comme un psychologue, le personnage de Loin de moi-même, commeà l'accoutumé décrit son état mental, et nous donne l'opportunité de lire, dans cette description, son état dépressif :

Ali m'accompagna à l'aéroport. Je devais prendre l'avion à destination de Fort-Lamy. J'étais dans un état de tension extrême. Ma bouche était sèche, mes yeux ardents. Je n'avais pas de force et pourtant je me sentais assez fort pour défier le monde entier. Je n'avais pas d'appétit. J'avais soif et je n'avais pas envie de boire. Il y avait deux hommes en moi. J'avais le visage livide, les yeux vagues et pourtant je voyais -si je peux utiliser ce mot dans son vrai sens - les moindres détails, détails qui n'attirent nullement mon attention en dehors de ces moments-là. (LDMM, p.81)

Dans un dossier du magazine littéraire numéro 411 de juillet-août 2002 consacré à la dépression, Clément Rosset à travers son article intitulé « Dans l'oeil du cyclone », décrit la souffrance dépressive comme une douleur particulière qui est sans nature définissable et sans cause apparente.Cette conception devient évidente lorsque nous observons dans Loin de moi-mêmel'ahurissement de Zakaria Fadoul en présence de son déséquilibre mental: il s'autoanalyse, et perçoit en lui une attitude paranoïaque dont il peine à définir la cause. Ses multiples interrogations au fil du récit attestent de cette remarque :

 Il n'y avait pas seulement en moi ce sens du religieux, je me sentais traqué et je ne savais pas qui me traquait. Je me sentais espionné et je ne connaissais aucun espion. Je sentais tous les yeux sur moi mais pourquoi tout le monde se tournait-il pour me regarder ? Il y avait en moi quelque chose de méfiant et de réservé. Il y avait en moi la volonté de vouloir tout cacher et de me cacher. Avais-je une raison ? Evidemment pas. Comment sont-ils arrivés à prendre naissance et à s'installer en moi ? Peut-être les réponses pourront-elles se trouver au fil de mes récits ? Je ne suis pas un psychanalyste. Je ne suis qu'un narrateur. (LDMM, p.84)

Il est clair que les causes des problèmes psychologiques de Zakaria Fadoul ne sont définissables que lorsque l'on s'évertue à suivre son récit qui commence de l'enfance pour déboucher sur ses « moments de désespoir ». En effet, nous avons eu à voir dans le chapitre premier que Zakaria Fadoul était un enfant choyé et gâté de sa famille. Donc, par déduction, il est évident de lire ses troubles comme étant à la fois les résultats de l'éloignement ainsi que les conséquences du contact brutal avec l'extérieur : « De dépaysement en dépaysement, je me sentais mal à l'aise. » (LDMM, p.69). Après plusieurs années d'errance soldées par un retour au pays natal, le personnage de Loin de moi-même parvient à comprendre qu'effectivement, sa dérive psychologique est la conséquence de sa séparation avec le pays natal. Ainsi, de retour à Fort-Lamy, « à la sortie de l'aéroport, je ne pus faire la distinction entre les taxis et les autres voitures. Ces longs voyages hors du pays natal avaient porté un coup dur à ma mémoire, mais ma mémoire refusait de céder. » (LDMM, p.85)

Il faut aussi noter que Zakaria Fadoul n'est pas le seul à parvenir à la porte de la dépression. Comme lui, Mahamat Hassan arrive à nommer ce mal être sans pouvoir en identifier les raisons. En effet, durant son premier séjour à Paris, assailli par un flot de difficultés, le personnage de Un Tchadien à l'aventure finit par perdre le contrôle. Le manque de travail, les licenciements inopinés, les longues marches interminables à travers la ville, le poussent au bord de la dépression. Ainsi, après le travail dans une usine qui s'est soldé par un accident tragique, « je n'ai pas pu dormir comme d'habitude. Et le lendemain, je suis moi-même mis à la porte comme si j'étais la cause de ce malheur. Je bosse encore quelque temps dans divers endroits semblables, mais, en toute sincérité, je suis au bord de la dépression. » (UTAA, p.106). La dépression chez Mahamat Hassan s'accompagne du remords et de la culpabilité qu'il éprouve en présence des scènes « horribles » auxquelles il a assistées durant son séjour à Paris. Ainsi, le personnage de Un Tchadien à l'aventure, témoin d'un accident de circulation, subit un gros coup au moral pour n'avoir pas pu témoigner en faveur de la victime, qui, se trouvait être un Africain comme lui : « Mais ma conscience n'est pas du tout en paix. Chaque fois que je pense à l'accident, j'éprouve des remords cuisants : qu'est-il devenu ? Va-t-il mieux ou plus mal ? Serait-il mort ou vivant ?je ressens une certaine culpabilité à son égard. » (UTAA, p.112)

Dans Un Tchadien à l'aventure, les problèmes psychologiques se mesurent aussi à l'aune de la déception et de l'humiliation que subit le personnage immigré durant ses séjours d'errance : « Ce que je craignais est arrivé. Déçu et humilié, je ne vais pas à la police ! je préfère rentrer chez moi. » (UTAA, p.77). Mais ils prennent aussi ancrage dans l'inhumaine condition de vie à laquelle fait face l'immigré, contraint à surmonter le moral et l'accepter tel quel. Mahamat Hassan souligne de fait l'insalubrité des lieux dans lesquels il est amené à dormir malgré l'opposition de sa conscience : « Je passe cinq nuits au Centre Nicolas Flamel, cinq nuits de cauchemar. Je m'inquiète chaque soir à l'approche de la nuit. Faut-il encore passer une nuit là-bas ? Chaque jour nouveau est une délivrance et je quitte précipitamment les lieux dès l'aube. » (UTAA, p.104).

Le cauchemar que vit l'immigré et/ou l'errant, c'est aussi la prise de conscience de la misère humaine et le difficile exercice pour parvenir à l'admettre. C'est également la perte de la personnalité, de la prétendue « pureté humaine » lorsqu'on est contraint, comme Zakaria Fadoul à dormir à même le sol, à la cuisine ou encore lorsqu'on est amené comme Mahamat Hassan à faire sa sieste sur des nattes crasseuses, à se mêler aux gens qu'on ne connaît pas. Mais quand la migration se fonde sur l'espoir, on finit toujours par s'habituer, s'adapter à tout, dompter les problèmes moraux. Le personnage de Un Tchadien à l'aventure n'a pas manqué de témoigner de cette expérience qui affecte la conscience : « Les nattes de prière sont devenues crasseuses par endroits. C'est là que j'élis domicile. Au début je suis profondément gêné de dormir à côté de gens que je ne connais pas, mais je m'habitue avec le temps. » (UTAA, p.32). Ces impérieuses expériences, notons-le, ont aussi permis une prise de conscience de soi. En effet, lorsque le migrant-errant réussit à sauver son psychisme, lorsqu'il parvient à le préserver contre la tourmente de l'aventure qui le déchire en lambeaux, il peut prendre du recul et se regarder en face. Zakaria Fadoul expérimente l'errance physique et l'errance psychologique en même temps, et tente de prendre du recul afin de réfléchir pour retrouver le « bon sens » :

Je baisse la tête. Je me contiens. Je me mets à réfléchir. Quand j'étais à Yaoundé, j'ai écrit à Paris et au Tchad pour dire à mes amis que je me trouvais au Cameroun et leur demander de m'écrire et voilà que brusquement j'ai changé d'avis, franchi des frontières, je me suis dirigé vers le Gabon pour y rester peut-être des années ! Ne vais-je pas ainsi confirmer l'idée de la folie par mes instabilités ? (LDMM, p.120)

Retenons à la lecture de ce qui précède qu'en relatant les difficultés qu'ils ont rencontrées, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye n'ont pas manqué de faire part des problèmes psychologiques auxquels ils se sont heurtés durant leurs années d'errance. Ces chocs moraux commencent avec leur migration et éclosent au contact de l'extérieur. Ainsi, nous avons eu à lire dans ces trois récits une mosaïque de sentiments « négatifs »: la peur, l'inquiétude, l'humiliation, la déception, la dépression, la culpabilité, le remords, etc. sont autant de maux ayant affecté la conscience de ces autobiographes lors de leurs séjours en terres étrangères.

2. Les acquisitions

Dans notre corpus en effet, les expériences migratoires ne se résument pas seulement aux difficultés auxquelles ont fait face les personnages. Elles se quantifient, au-delà, par la somme des acquisitions, c'est-à-dire les profits que ces autobiographes ont su tirer de la migration et de l'errance. Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye dont les motivations du départ avaient placé leur migration sous le signe de l'espoir, ne manquent pas de faire part des aspects positifs émanant de leurs longues quêtes. Ainsi, ils évoquent tour à tour la découverte du monde dans sa diversité ainsi que les succès liés aux multiples formations qu'ils ont entreprises. Ces acquisitions peuvent donc se lire comme l'accomplissement des projets de départ de chacun d'eux, dans la mesure où elles constituent, en partie, les motivations du retour au pays natal.

1-3- Découvertes

Le voyage, puisqu'il conduit vers l'ailleurs, permet de découvrir le monde dans sa diversité. De là, le contact avec les réalités nouvelles s'avère aussi une expérience enrichissante au cas où il ne contribue pas exclusivement à la perte des valeurs de l'immigré. Ainsi, en dépit des difficultés rencontrées, la migration et/ou l'errance de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, recèle un atout, dans la mesure où elle leur a permis de découvrir des horizons inconnus d'eux auparavant. Ces découvertes ont non seulement suscité en eux la prise de conscience de l'existence de l'altérité, mais ont aussi contribué à la transformation de leurs visions du monde, formant ainsi leurs nouvelles personnalités.

Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, le voyage du personnage au Congo lui a permis de détruire le mythe du Blanc comme être supérieur au Noir. En effet, N'Gangbet Kosnaye qui, au Tchad, n'avait même pas eu la chance de côtoyer lesBlancs, moins encore les enfants métis de son âge, à cause de la couleur de sa peau, découvre avec étonnement qu'à Brazzaville, ce sont les Blancs qui cuisinent pour les « petits Noirs ». Informés de cette réalité, le narrateur et ses camarades, surpris, n'en reviennent pas :

A l'atterrissage de l'avion à l'aéroport de Brazzaville, un petit bus du lycée Savorgnan de Brazza, du nom de l'explorateur italien naturalisé français, nous conduit dans notre centre. [...] Le temps de ranger les valises et de faire les lits, que déjà Yatanga fait un petit tour dans les parages et revient avec des informations absolument étonnantes :

- J'ai rencontré un lycéen tchadien il y a quelques instants, s'exprime difficilement Yatanga

- Mais, parle donc ! lui lançai-je brûlant de désir d'en savoir davantage.

- Il m'a montré la cuisine et le réfectoire. Tout est blanc et propre. Le cuisinier est un Blanc.

- Quoi ? Blanc ? Et tu crois qu'il va nous préparer à manger ?

[...]

- J'attends de le voir pour écrire tout cela aux amis, aux parents et surtout à ma fiancée de Bongor. C'est vraiment une nouvelle qui va les étonner. (TDJT, pp.11-12)

Ainsi, la découverte inopinée des faits qui ne correspondent pas aux horizons d'attente de l'immigré, suscite chez lui une foule de questions. C'est ainsi que pour avoir visité le site touristique des Pharaons en Égypte, Mahamat Hassan parvient à poser une problématique qui aurait pu être celle d'un chercheur animé d'une idée de découverte scientifique40(*). En effet, lors de sa visite, le personnage de Un Tchadien à l'aventure découvre une statue d'un roi noir taillée dans du granit. Cette découverte ne le laisse pas insensible, quand bien même ses interrogations demeurent sans réponses : « Je m'interroge : `'Les Egyptiens auraient-ils été gouvernés à une certaine période par un Africain ? Ou bien étaient-ils d'origine noire, je veux dire, africaine ?'' La rencontre inopinée de ce roi noir soulève en moi une foule de questions qui demeurent sans réponse. »41(*) (UTAA, pp.54-55).

Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, au-delà des interrogations suscitées, la découverte se révèle transformatrice. Ainsi, au cours de l'errance, N'Gangbet Kosnaye le « fervent protestant » chez qui la danse et l'alcool sont prohibés, finit par transcender ce qui était pour lui dogme. En effet, arrivé à Brazzaville, le personnage découvre que le fait de danser n'est nullement un péché pour les protestants. Et il commence à remettre en cause ses convictions, à se transformer et à s'adapter à de nouvelles manières d'exister :

Je pense de plus en plus à danser. J'ai appris, indépendamment d'Agathon, par les protestants d'autres nationalités que la sienne, que Dieu n'a jamais interdit la danse. Alors pourquoi attendre encore ? me dis-je. C'est au dortoir, entre les lits, que je commence par apprendre à danser en compagnie de mes amis congolais, oubanguiens ou gabonais. Je commence par la rumba, qui est une danse assez facile à exécuter. En une semaine j'y excelle. (TDJT, p.115)

Pour nous en tenir à ces quelques exemples, il convient de retenir que grâce à la migration et à l'errance, les autobiographes de notre corpus ont pu découvrir d'autres réalités du monde. Ces découvertes, avons-nous vu, ont contribué à la mutation de leurs perceptions des choses. Il est donc juste de lire ces acquisitions comme étant l'accomplissement des motifs secondaires qui reposaient sur l'envie de découvrir.

1-4- Formations morale et professionnelle

Si la migration a permis à Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye de découvrir le monde, elle leur a aussi permis d'acquérir une formation à la fois morale et professionnelle.

Par formation morale, nous entendons cet exercice de dépassement de soi qui concourt au savoir-vivre et au principe de discernement du bien et du mal. En effet, les vicissitudes auxquelles se sont confrontés les autobiographes de notre corpus participent de leur mûrissement. Ainsi, au terme de ces expériences migratoires, il est loisible de remarquer que ces derniers s'en sont tirés avec nombre de leçons morales. Les enseignements de la vie et la prise de conscience de leur limite en tant qu'être humain, ont chassé en eux les complexes, l'orgueil et la vanité. Mahamat Hassan par exemple qui voyait en la cuisine l'affaire de la gent féminine, parvient à dépasser son « orgueil d'homme » pour cuisiner. C'est ainsi qu'il écrit : « Nous nous sommes organisés pour que chacun fasse à tour de rôle la cuisine et le ménage. Jadis quand j'écoutais les étudiants parler de faire la cuisine, cela m'étonnait, mais maintenant je trouve cela tout à fait normal. » (UTAA, pp.75-76). Ainsi, qu'il s'agisse des expériences négatives ou positives vécues par les personnages, la migration a contribué d'une manière ou d'une autre au modelage de leurs personnalités respectives. Plus encore, ces déplacements hors de chez eux modèlent les voyageurs, enrichissent leurs expériences, et façonnent autrement leur rapport au monde : « Ces longs voyages hors du pays natal avaient porté un coup dur à ma mémoire... » (LDMM, p.84). Aussi rentrent-ils au bercail en « hommes vaccinés », prêt à assumer toute responsabilité, à bousculer le système en place : « Je promets de faire de mon mieux pour ne pas décevoir les jeunes qui viendront après moi. » (TDJT, p.154). Cette formation morale, acquise au prix des difficultés, s'accompagne d'une éducation professionnelle qui est la pièce du puzzle tant recherchée par les immigrés, dont le périple repose sur l'espoir.

La formation professionnelle dont il est question est celle reçue au terme des parcours universitaires. Précisons que chez Zakaria Fadoul, toutes les études entreprises s'étaient soldées par des échecs. En effet, qu'il s'agisse de son entrée à l'université de Kinshasa, de Dakar ou de Yaoundé, le personnage de Loin de moi-même ne s'est tiré avec aucun diplôme. Ainsi, puisque dans Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeuneTchadien, nous mesurons la formation professionnelle à l'aune des études parachevées et des diplômes obtenus, nous ne saurions mentionner le cas de Zakaria Fadoul chez qui le cursus universitaire a souvent tourné court dans les multiples localités où il a entrepris ses études.

Contrairement à lui, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye ont pu remplir l'obligation académique qui constituait pour eux tous, et pour chacun individuellement, le projet de base ayant conduit à la migration. Ainsi, après plusieurs années d'errance, Mahamat Hassan décroche une licence en droit privé à l'université de Damas : « J'obtiens ma licence en droit privé à la deuxième session avec la mention bien. Il faut maintenant préparer l'étape suivante. » (UTAA, p.97). « L'étape suivante » qui s'en est suivie fut celle de sa double inscription « à l'université de Paris II pour un diplôme d'études approfondies (D.E.A) en criminologie et à l'Ecole Nationale de la Magistrature (E.N.M.). » (UTAA, p.108). Là encore, le personnage de Un Tchadien à l'aventure réalise une bonne performance, et son parcours parisien est sanctionné par l'obtention d'un diplôme de magistrat : « Fin juin 1982, l'E.N.M. au cours d'une cérémonie grandiose, nous remet nos diplômes de magistrat. » (UTAA, p.123). Ce diplôme, notons-le, est validé par Mahamat Hassan au terme de plusieurs stages professionnels :  

A la fin de mon stage pratique dans les tribunaux de Paris, mon directeur de stage me propose de conclure par un dernier stage dans un cabinet d'avocat afin, dit-il, de `'vivre ce métier de l'intérieur''. La proposition me plaît et je l'accepte. Le lendemain je me rends donc au cabinet de Maître Gilbert, situé dans le seizième arrondissement où je vais être stagiaire. C'est un cabinet renommé où travaillent plusieurs avocats.  (UTAA, p.118)

N'Gangbet Kosnaye, de même, bénéficie de diverses formations qui feront de lui tour à tour administrateur colonial et fonctionnaire sous le règne de Tombalbaye, premier président du Tchad indépendant. Rappelons qu'en terme de formations acquises, le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien a connu plusieurs succès qui ont marqué les étapes de ses errances. Ainsi, la fin de son nomadisme scolaire se ponctue par l'acquisition du BEPC (Brevet d'Etude du Premier Cycle), premier grand diplôme tchadien à l'époque. C'est en ces termes qu'il commente ce succès qui leur (Kosnaye et ses promotionnels) donne la possibilité d'accès au rang des « fonctionnaires supérieurs » :

Trois jours après, on affiche les résultats du BEPC. La cour du lycée est pleine à craquer : candidats, parents et badauds sont là. Le BEPC est le diplôme le plus élevé passé au Tchad, car les épreuves du baccalauréat se corrigent à Bordeaux, en France. Les résultats sont acheminés par télégramme. Les douze candidats du collège de Bongor sont tous admis, et ce brillamment. C'est une tradition qui se perpétue depuis déjà trois promotions. C'est un cycle court qui fournit des cadres supérieurs pour l'administration coloniale, contrairement au cycle dit long de Fort-Lamy, qui possède des classes préparant au baccalauréat. (TDJT, p.107)

Aussi, après ce parcours de Bongor, le passage de N'Gangbet Kosnaye à Brazzaville lui a permis de préparer le concours administratif de l'Afrique équatoriale française. Une fois de plus, ce fut une étape sans anicroches majeures, et Kosnaye s'inscrit à la caste des meilleurs : «Le concours s'approche. Tous les candidats travaillent d'arrache-pied pour réussir. Je ne suis pas en reste. [...] Tout se passe bien. Yatanga et moi avons réussi et nous sommes parmi les meilleurs. » (TDJT, p.120). Comme Mahamat Hassan, c'est à Paris qu'il met un terme à ses errances académiques par l'obtention de son baccalauréat ainsi que de ses diplômes universitaires en sciences économiques et politiques : « Après un parcours sans faute, j'obtiens mes deux bacs et rentre à l'Université. [...] Mes études universitaires sont donc sérieusement perturbées par cet activisme politique et syndical. Malgré tout, j'obtiens mes diplômes universitaires. » (TDJT, p.154). C'est donc l'étape parisienne qui met un terme à ses aventures lorsqu'il amorce le grand retour au pays dans l'espoir de travailler, faire valoir l'enrichissement que son expérience aventureuse lui avait rapporté.

Nous pouvons donc retenir que l'expérience migratoire a transformé moralement les autobiographes de notre corpus. En sus de cette formation morale, mis à part Zakaria Fadoul qui n'a connu aucun succès académique durant ses années d'errance, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye ont reçu diverses formations d'ordre professionnel attestées par la variété des diplômes obtenus.

Nous noterons aussi, pour clore cette première partie de notre dernier chapitre, qu'en écrivant l'histoire de leur migration, les autobiographes de notre corpus ont fait une part belle à l'évocation de leurs expériences migratoires. Nous avons ainsi eu à voir qu'elles oscillent entre acquisitions (découvertes et formations) et difficultés rencontrées (difficultés matérielles et psychologiques) durant leurs séjours d'errance. Somme toute, ces expériences ont permis d'affirmer l'accomplissement ou l'échec des projets de départ de chacun d'eux, et nous le verrons, constitueront les motivations du retour au bercail.

II. RETOUR ET RÉINSERTION SOCIALE

Une remarque générale montre que, dans la plupart des cas, les immigrés, une fois en terre d'accueil développent des stratégies pour s'intégrer et fonder une nouvelle vie quelles que soient les situations auxquelles ils font face42(*). Mahamat Hassan semble confirmer cette observance lorsqu'il donne à voir le cas des aventuriers tchadiens confrontés à un non-retour. C'est ainsi qu'il écrit à propos de son hôte :

 Ce cheikh est un Tchadien, il est venu en Egypte il y a très longtemps, peut-être à l'époque du roi Faroukh. Il a dépassé la soixantaine. Il a épousé une femme égyptienne qui lui a donné plusieurs garçons, tous majeurs maintenant. Des cas comme celui du cheikh Rouag sont nombreux au Moyen-Orient. On trouve des Tchadiens aventuriers partout [...] C'est le cas de cheikh Rouag, c'est le cas aussi de beaucoup d'autres que j'ai eu la chance de rencontrer. (UTAA, p.55-56)

Nous avons tenu à évoquer cette généralité afin de pouvoir spécifier le cas de la migration de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye qui s'accompagne toujours d'un projet de retour au bercail. En effet, dans les textes de notre corpus, les narrateurs n'ont pas manqué de mettre l'accent sur la phase retour de leur migration. Parlant du retour au pays, il faut préciser que dans le cas de Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye, il y a eu plusieurs retours. Cependant, dans les récits, l'attention est focalisée sur le « grand retour », le retour que l'on dirait « définitif ». Ainsi, en plaçant le sous-titre : « Retour au pays natal » (TDJT, p.155) N'Gangbet Kosnaye consacre le récit à l'histoire de son retour après l'étape de la France qui marque la fin de son périple. Zakaria Fadoul de même en sous-titrant une partie de son récit « Retour au pays » (LDMM, p.81) donne à lire son retour qui marque la pause de son errance qui va du Congo au Sénégal en passant par la France. Pour ce qui est de son errance qui s'est poursuivie au Cameroun, il n'a fait qu'annoncer le retour sans en dire plus.C'est sur cette phrase que se termine le récit : « je ne me crée plus de soucis et me prépare à rentrer au Tchad. C'était le 26 octobre 1973. » (LDMM, p.138).

En inscrivant leur migration sous le signe du mouvement « aller-retour », les autobiographes de notre corpus énoncent les circonstances qui les ont obligés à amorcer le retour au pays ainsi que les objectifs pour lesquels ils y reviennent. En effet, c'est au terme de leurs études que l'idée du retour effleure les personnages de Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien. C'est ainsi que N'GangbetKosnaye écrit : « Après un parcours sans faute, [...] je pense maintenant rentrer pour contribuer à l'édification de mon pays. » (TDJT, p.154). Comme lui, c'est au terme de son parcours parisien que Mahamat Hassan prend le vol pour N'djaména : « Fin juin 1982, l'E.N.M. au cours d'une cérémonie grandiose, nous remet nos diplômes de magistrats. Une semaine plus tard, je prends le vol régulier d'Air Afrique pour N'Djaména. L'étudiant appliqué que j'étais devait se transformer en magistrat au service d'un pays, le sien, en proie à la discorde civile. » (UTAA, p.123). Il faut noter pour signaler au passage que c'est par ce précédent paragraphe que commence et s'achève le récit de la migration-retour donné par le narrateur de Un Tchadien à l'aventure. En effet, nous remarquons de par cette citation que Mahamat Hassan annonce son retour et son projet pour le pays natal, cependant le récit n'en dit pas plus, et c'est sur cette note elliptique que s'achève son oeuvre43(*).Nous pouvons justifier ce gommage et cet inavouable par le narcissisme précédemment évoquée. En effet, dès l'incipit de son récit, Mahamat Hassan témoin une urgence à raconter l'histoire de ses pérégrinations. Toute l'attention du narrateur y est de ce fait rattachée et le regard nombriliste se trouve porté sur lui-même : il raconte sa propre aventure et s'intéresse moins à l'aventure et la destinée du pays et de ses concitoyens comme c'est le cas chez N'Gangbet Kosnaye et Zakaria Fadoul.

Si la fin des études universitaires sanctionnée par l'obtention des diplômes stimule la prise de conscience du bercail chez Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye, il faut dire que chez Zakaria Fadoul, les échecs liés aux difficiles conditions d'intégration, sont les vecteurs de la précipitation de son retour. En effet, dans Loin de moi-même, chaque fois que le personnage se trouve contrarié, s'installe en lui ce que le Martiniquais Edouard Glissant nomme « pulsion du retour ». Ainsi, étant au Sénégal, lorsque frustré par une Américaine du service sanitaire, Zakaria Fadoul est saisi d'une nostalgie soudaine : « Elle me tint un langage qui me fit verser des larmes. Elle tira de son sac du papier hygiénique et me le tendit. Je le pris et essuyai mes larmes. Puis je tournai la tête vers elle et découvris un sourire qui contredisait ses paroles. Je changeais immédiatement d'attitude et lui dit : `'Je veux rentrer au Tchad, quelle est votre réponse ?'' ». (LDMM, p.78). De même, durant son errance au Cameroun, lorsque tiraillé par des policiers, Zakaria Fadoul n'a qu'une seule idée : rentrer au bercail : « Oui, je désire revenir au Tchad, le plutôt possible. Je frotte mes yeux fatigués par l'obscurité. » (LDMM, p.127). Le retour de Zakaria Fadoul est à la fois physique et spirituel. Ainsi, devant l'impossible retour physique, il opte pour un retour psychologique : « Je me blottis à côté d'une carte où sur un des coins je peux voir écrit « Tchad ». (LDMM, p.127)

Eu égard à ces circonstances singulières du retour, il est patent d'observer que les objectifs pour le pays natal ne sont indubitablement pas les mêmes. Pour Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye, comme le souligne leurs récits, l'ambition du retour repose sur les possibilités de la mise en pratique des connaissances acquises, et pour Zakaria Fadoul, l'enjeu est de retrouver « l'ataraxie de l'âme » perdue durant le séjour d'errance. Nous analyserons dans cette partie les conditions de la réinsertion auxquelles feront face ces autobiographes une fois le retour effectif, puis nous dégagerons, pour terminer, la symbolique de leur récit autobiographique de la migration de manière générale.

1. Transmutation de la terre d'origine

Par transmutation, nous entendons le changement d'une chose en une autre. La transmutation de la terre d'origine est donc l'ensemble des mutations des réalités du pays de départ. Ces métamorphoses qui interviennent en l'absence de l'émigré, le placent très souvent dans une situation d'étrangeté dans son propre pays. Pris dans ce déphasage, l'émigré, quand il revient, éprouve du mal à se positionner. Les autobiographes de notre corpus se heurtent à ces formes de décalages. Ainsi, une fois de retour au Tchad, les personnages de Tribulations d'un jeune Tchadien et Loin de moi-même se rendent compte du changement de mentalité dans leur pays.

Dès son arrivée au pays natal, N'Gangbet Kosnaye remarque une nouvelle idéologie qui est mise en place par le premier président tchadien, François Tombalbaye. Il faut rappeler que le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien avait quitté le Tchad dans les années 1950 à destination de la France, pour n'y revenir que dans les années 1960, après une longue période d'absence. Entre temps, les choses ont changé. Ceux pour qui il a erré pendant une décennie dans l'espoir de revenir les transformer, se trouvent englués dans un nouveau système : le parti unique. Dans cette nouvelle ère, tout le monde pense la même chose, réfléchit sous un même angle. C'est ainsi que les parents de celui-ci, conscients de son penchant révolutionnaire, le mettront en garde. Sa réinsertion se trouve ainsi conditionnée : il a le choix entre prendre la carte du parti et mener une vie décente, ou conserver sa tenue de révolutionnaire et vivre l'enfer. C'est en ces termes que se formule le conseil adressé à N'Gangbet Kosnaye, pris en charge par un porte-parole à l'issue d'une assise familiale :

- Tu as fini tes études. C'est très bien et nous en sommes fiers. Nous espérons que ton retour, cette fois-ci, est définitif. Dans la fonction publique, tu seras classé en catégorie A. Tu gagneras beaucoup d'argent et tu seras logé dans une belle villa. Il faut maintenant que tu deviennes un adulte. Laisse donc tomber ces histoires de militantisme révolutionnaire. On n'en veut pas dans ce pays. Nous voulons te dire de laisser tomber la politique, les critiques et les injures à l'égard du grand chef. D'ailleurs un enfant bien élevé n'injurie pas un aîné. Cet homme qui est aujourd'hui à la tête de notre pays a connu mille et une brimades de la part des colons. Il a connu la prison. Il a obtenu l'indépendance du Tchad. Cette indépendance que vous qualifiez de formelle, mais n'en est pas moins réelle. On ne chicotte plus personne. Si on peut maintenant parler à un Blanc la tête haute, c'est grâce à lui. Il va te nommer sans aucun doute directeur. Il faut que nous aussi, tes parents et amis, « mangions » avec les autres... C'est tout ! Nous ne pouvons pas attendre indéfiniment notre tour. (TDJT, p.156)

Ces conseils qui traduisent clairement l'idéologie du moment, placent le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien devant un dilemme cornélien. En effet, nous avions vu dans les motivations du retour que N'Gangbet Kosnaye a promis de ne pas trahir les compagnons de lutte qu'il a laissés en France. L'objection en réponse à cette pétition serait donc une solution adéquate pour la conservation de son statut de militant fidèle, mais le faisant, il court le risque de passer pour un renégat aux yeux de ses parents. Après avoir soupesé les enjeux de ces discours, à sa manière, il se décide :

 Ce discours agit comme un coup de massue sur moi. En clair, cela veut dire que si je veux faire une bonne carrière administrative, il me faut opérer un virage à 180 degrés, une reconversion totale de mon comportement et de ma mentalité. Sinon...Je suis conscient de ce dilemme. J'essayerai de tenir compte de ces conseils pour d'abord m'intégrer et être accepté dans le milieu de mon travail, ensuite dans la société, une société en pleine mutation sociologique depuis l'indépendance. (TDJT, p.157)

Comme lui, le personnage de Loin de moi-même constate également un écart comportemental dans sa société d'origine. Ainsi, de retour à Fort-Lamy, Zakaria Fadoul se rend compte tout d'abord que l'accueil témoigné à son égard par sa grand-mère avait pour but de manifester l'évolution de son mode de vie. En effet, en lieu et place de l'eau qu'elle avait l'habitude de servir aux étrangers assoiffés, le narrateur remarque que « la vieille », pour reprendre ainsi son terme, avait choisi de lui offrir un verre de sirop simplement parce qu'elle a appris qu'il vient de loin : « Mais je n'avais pas soif et j'aurai bien préféré une bonne boule de mil à son sirop. Seulement je pense aujourd'hui qu'elle considérait le sirop comme un produit rare donc prestigieux. » (LDMM, p.86). Aussi, Zakaria Fadoul lit une mutation flagrante de mentalité dans le rang de ses amis d'enfance qu'il vient de retrouver : « Le soir des amis viennent me voir les uns après les autres. Il me fallut tout juste une demi-journée pour me rendre compte du changement dans le comportement de chacun, et des propos anormaux. » (LDMM, p.86). Ce changement d'attitudes, loin de se limiter à un seul espace, est observable partout où passe Zakaria Fadoul. Ainsi, de Fort-Lamy à Abéché, il constate avec ahurissement et amertume le déphasage entre lui et ce monde qu'il prétendait connaître parfaitement. Ce nouveau dépaysement l'amène à ressasser l'unique interrogation de savoir s'il est vraiment chez lui, au milieu des siens. C'est ainsi qu'il écrit :

A l'aéroport d'Abéché, des gens de toutes les branches de ma famille étaient là. Un peu de joie entrait en moi, mais ils n'avaient pas le même air et les mêmes termes de salutations qu'autrefois. Mon étonnement était total et une fois encore je me demandai si j'étais réellement avec les gens que je connaissais. Si oui pourquoi ce changement ? Ou suis-je dans une phase de mutation fatale ? J'essayai d'observer les signes caractéristiques de chaque personne que je connaissais, je me frottai les yeux, j'écoutai les uns et les autres et je me disais « quelque chose est certain : je ne suis pas en train de rêver ». (LDMM, p.92)

Bref, une fois au bercail, les autobiographes du corpus se sont rendu compte des changements qui s'étaient opérés pendant leur absence. Ainsi, pour sa réinsertion, N'Gangbet Kosnaye est appelé ouvertement à prendre la carte du parti tandis que Zakaria Fadoul comprend le fait dans le silence, les regards qui traduisent l'idéologie du moment.

1-1- Une réinsertion difficile

Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye ont connu une réinsertion difficile. Ces difficultés d'intégration trouvent leurs causes dans la double transmutation : celle de l'espace d'origine et celle de l'immigré lui-même qui a connu l'expérience migratoire. Ainsi, dans Tribulations d'unjeune Tchadien, c'est le refus d'adhérer à l'idéologie en place qui contribue à la perte du personnage. En effet, malgré les divers conseils prodigués par les siens, N'Gangbet Kosnaye, le fervent militant n'entendait pas abdiquer à son rôle de contestateur avéré. De là, après avoir pris service, aidé par ses amis Sazi et Docteur, il met en place des astuces pour « exposer publiquement les maux dont souffre notre pays. » (TDJT, p.159). De là, il vilipende tour à tour les autorités nationales en dressant à leur égard un véritable réquisitoire. C'est donc au terme d'une de ses fameuses conférences que commencent ses cauchemars.

Chez Zakaria Fadoul, c'est en partie à cause de ses frustrations dues aux expériences négatives qu'il a connues sur le trajet de l'errance que se poseront les problèmes de sa réinsertion. Ainsi, son déséquilibre psychologique porté au summum par les accueils froids le rend schizophrène. C'est ainsi qu'il écrit : « Mais voilà que vite, je me repliai sur moi-même et trouvais qu'il y avait trop de monde ici. Je sentais un besoin poussé de solitude. Je sentais aussi un déséquilibre qui peu à peu me poussait vers l'indifférence totale. Le déséquilibre, je le subissais et je ne pouvais pas l'éviter. » (LDMM, p.87). Notons au passage que la schizophrénie est une psychose chronique caractérisée par une perte de contact avec la réalité et une perte de la personnalité. Elle se caractérise par la dissociation psychique, le délire et les signes de repli sur soi. Peut s'observer chez le schizophrène, la dissociation de la pensée dans le langage, avec des perturbations du cours des idées ou un débit ralenti, et dans les affects (émotion, état d'âme, etc.), avec notamment des signes d'indifférence : les réactions émotionnelles à une situation apparaissent sans relief ou inappropriées. Il existe souvent une ambivalence de la pensée et des sentiments, par exemple un mélange d'amour et de haine pour la même personne. Une forme particulière de dédoublement de la personnalité peut se développer, la personne schizophrène ayant l'impression que deux personnes coexistent en elle. Le délire est marqué par des croyances fausses et des erreurs de jugement. Les hallucinations (impression de lire dans les pensées des autres, perception de voix imaginaires) sont les principaux troubles de la perception. Les relations avec les autres sont, en général, très perturbées, et la personne schizophrène a tendance à s'isoler. Les manifestations autistiques (repli sur soi-même) se traduisent par le fait que cette dernière se désinvestit la réalité et se met à privilégier un monde intérieur, pour échapper à un monde extérieur qu'elle ne comprend pas44(*). Ces remarques correspondent exactement au comportement, manières d'être et perception de la réalité de/par Zakaria Fadoul.

Aussi, pour avoir été transformé et/ou influencé par l'ailleurs, le personnage de Loin de moi-même sera dédaigné par les membres de sa famille. Par exemple, pour avoir gardé des cigarettes dans son sac,Zakaria Fadoul fera objet de la haine vis-à-vis de son oncle : « Un oncle ou un ami -car nous vivions parfois entre oncles et neveux, parfois simplement entre ami - ayant peut-être eu vent de cet état de chose, vint ; il s'arrêta auprès de moi et s'emporta. Je trouvais ses qualificatifs hors mesure mais je me contins parfaitement et lui serrai la main. » (LDMM, p.88). De là, la terre d'origine se révèle peu différente de l'espace migratoire cataloguant ainsi dans le répertoire des illusions le rêve du retour salutaire de Zakaria Fadoul. Ambroise Kom explique amplement ce phénomène dans son article paru en 2002 dans la revue Mots Pluriels, cité par Joseph Ndinda45(*). En effet explique-t-il, « Si les retours sont aussi douloureux que l'expérience nous le révèle, c'est bien sûr à cause des régimes postcoloniaux et de leurs avatars, mais aussi, il faut l'avouer, du fait des sociétés africaines qui n'acceptent pas nécessairement le genre de mutations auxquelles les séjours en [pays étrangers] soumettent leurs progénitures. Nous avons donc affaire à une espèce de lutte hégémonique entre ethnocentrismes concurrents. (Kom, Mots Pluriels, n°20, 2002).

Retenons que Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye ont connu une réinsertion difficile. Celle-ci est d'une part liée au changement des mentalités de l'espace d'origine et, d'autre part, elle est la conséquence des expériences migratoires.

1-2- Figures de l'échec social

Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye, de retour au pays, sont pris pour figures de l'échec social. Ceux qui sont restés au pays ne reconnaissent plus en eux les mêmes personnes.

En effet, modelé par les expériences de l'ailleurs, le personnage de Loin de moi-même et Tribulations d'un jeune Tchadien paraissent contrastés avec leur terre natale. Ainsi, psychologiquement affaibli par les années d'errance, Zakaria Fadoul paraît bizarre aux yeux de ses anciens amis. Il devient de ce fait, objet de raillerie et d'insulte : « Pendant mon séjour à Fort-Lamy, un jeune homme que j'estimais beaucoup, mais qui se distinguait par son conformisme non conformiste, tenait près de moi des propos insensés, dépourvus de tout fondement. « Auzubillahi ! « Que Dieu nous garde ! » regardez cette figure qui était partie pleine de lumière, revenir tout sombre avec des yeux rouges comme des braises... » (LDMM, p.90). C'est donc avec amertume qu'il voit les siens (qui n'ont pas été à l'école) se délecter de ses échecs. Ils se comparent donc avec le Zakaria qu'on disait intelligent mais qui aujourd'hui, rentre la tête basse pour se retrouver à la case du départ : « `'Toute cette connaissance ! C'est parti comme un morceau d'argile jeté à la mer !'' Continuait-il, et il tâtait son ventre pour me montrer que lui, il avait la conscience tranquille et qu'il s'était fait tranquillement un ventre... » (LDMM, p.91). Après ses années d'errance, le personnage de Loin de moi-même se heurte donc aux affronts de tous genres. ? Abéché, s'il n'a pas été conspué pour ses échecs, il a du moins inspiré la pitié des parents venus l'accueillir : « Ma tante soupirait. Ma soeur pleurait, mon frère aussi. Mes autres frères me regardaient, interrogateurs. Pour toute réponse, je leur disais : « Ce n'est qu'un dépaysement. J'ai besoin de repos. Vous verrez que mon état va vite s'améliorer ». (LDMM, p.92). De par son récit, tout porte à croire que Zakaria Fadoul était conscient des répercussions que susciteraient ses échecs. Ce n'est pas sans raison lorsqu'il se compare dans son poème liminaire

 à un berger qui, ayant perdu ses animaux

a peur d'être grondé par ses parents en retournant à la maison,

à un jeune marchand qui, ayant fait d'énorme pertes, ne veut plus vendre,

à un jeune officier qui, ayant perdu la bataille, rentre au pays la tête basse... (LDMM, p.7)

Pareillement, pour avoir refusé de prendre la carte du parti au profit de l'opposition, le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien sera décrété personna non grata et jeté en prison. Ainsi, malgré ses succès académiques, N'Gangbet Kosnaye paraîtra aux yeux du gouvernement et de la population tchadienne de l'époque, comme le visage de la honte nationale. En effet, au sortir de leur conférence, il est vu comme le traître de la nation, le vendeur d'illusions, l'oiseau de mauvais augure. Ainsi, par un virulent réquisitoire lu à la radio nationale, le gouvernement envisage ternir l'image des conférenciers. C'est en ce terme que l'éditorial résume la personnalité de N'Gangbet Kosnaye :

 Il reste que Gago est un héros en paroles, un mystagogue. Son passé et sa conduite actuelle, son ingratitude à l'endroit de ses vieux parents que sans doute il a catalogués dans le groupe des parasites attendant tout des leurs en bonne position, lui enlèvent tout droit de s'intituler professeur de morale ou de vertu, défenseur du peuple.  (TDJT, p.165).

Qu'il s'agisse du réquisitoire fait par le président ou des motions de soutien à l'endroit de ce dernier, les termes utilisés pour qualifier Gago et ses amis sont loin de caresser la litote et/ou l'euphémisme, tant ils sont crus et cruels. De par ces motions dument rédigées par les quatorze préfectures que comptait le Tchad, N'Gangbet Kosnaye apparaît tour à tour comme un « traitre », « un petit rat qui empêche de dormir », « un apatride », « un monstre », « un individu sans foi ni loi », bref,  un homme inutile qui ne mérite que le bannissement. (TDJT, cf.pp.169-170)

Il faut remarquer au passage que Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye ne regrettent pas leurs expériences d'errance même si elles n'ont contribué qu'à leur déséquilibre au bercail, tant psychologiquement que socialement. Tout conscient qu'il soit des envergures périlleuses de ses actes, le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien ne se reproche pourtant rien. Avec ses amis conférenciers, ils estiment que leurs actions sont légitimes, car ils n'ont fait « qu'exercer [leur] droit de citoyen, droit qui est bien prévu dans la Constitution : droit de réunion et d'expression. » (TDJT, p.160). Aussi, malgré les aiguillonnements teintés d'hypocrisie, Zakaria Fadoul ne se culpabilise pas non plus. Au contraire, il s'estime heureux en dépit de ses expériences bien malheureuses. De fait, il se dit souvent qu'il est simplement incompris et manifeste sa fierté vis-à-vis de ceux qui n'ont connu aucune aventure, mais qui prétendent se moquer de lui : « Je suis plus heureux que ce type, moi, je vois au moins quelque centimètre plus loin que mon nez. Je suis sincère et sans hypocrisie. S'il s'était donné au moins la peine de se demander pourquoi j'ai les yeux rouges, un corps amaigri, il aurait dû trouver une raison plus juste que des phrases dont lui-même ne savait pas trop ce que cela voulait dire. » (LDMM, p.90)

Bref, les mutations mentales de Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye liées à leur éloignement feront d'eux des marginaux de leurs sociétés et familles respectives une fois au bercail. Ayant échoué partout, Zakaria Fadoul s'est vu dédaigné, raillé par ses proches. Pour avoir tenté de réaliser son projet de retour, N'Gangbet Kosnaye devient un paria aux yeux de la population et est envoyé à la geôle par le président Tombalbaye.

2. Symbolique du récit autobiographique de la migration

Nous avons souligné à l'introduction de notre travail que l'écriture autobiographique donne lieu à un projet multiforme. Ainsi, en choisissant d'écrire l'histoire de leur migration par le biais de l'autobiographie, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye expriment un désir de se repenser, de communiquer avec les lecteurs, de redire leurs itinéraires qui ne sont, certes pas singuliers, mais du moins authentiques. De ce fait, leurs récits revêtent une double valeur symbolique : acte de témoignage pour la postérité, et exercice de réconciliation avec le moi écartelé durant les années d'errance.

1-3- Un témoignage pour la postérité

Les autobiographes de notre corpus manifestent une volonté de porter au-devant du public un témoignage sur une période de l'histoire vécue. Cela est vrai de leurs récits de la migration à travers lesquels le vu et le vécu durant le trajet de l'errance occupent tantôt l'avant-scène, tantôt l'arrière-plan de la narration. Par rapport aux expériences acquises au prix de l'endurance dans des contrées lointaines, en passant par les épisodes de la douloureuse enfance (Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye) et les turbulences de la vie quotidienne (Mahamat Hassan), chacun d'eux, en trempant sa plume, a voulu partager ce que nous pouvons appeler « leçons de la vie ».

Ce projet de témoignage est perceptible de par les titres mêmes de ces récits qui, d'emblée, suscitent des attentes chez le lecteur. En effet, mis à part la vocation du genre lui-même dont l'objet est le témoignage de vie, qu'il s'agisse de Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure ou Tribulations d'un jeune Tchadien, les titres sont évocateurs. Zakaria Fadoul s'évertue à témoigner de ce qui l'a emporté loin de lui-même, Mahamat Hassan essaye de montrer comment un Tchadien comme lui s'est retrouvé en pleine aventure et N'Gangbet Kosnaye donne à lire les mésaventures d'un jeune tchadien qui commencent de l'école coloniale pour s'achever à la prison de l'indépendance. Mais à travers ces histoires de vies individuelles, se lit un témoignage sur toute une époque, que ces hommes apportent entant qu'acteurs impliqués et/ou observateurs directs, lucides.

Ce désir de laisser un document à la fois autobiographique et historique à la postérité s'appréhende dès l'incipit de Un Tchadien à l'aventure. C'est ainsi que le narrateur commence l'introduction de son récit : « Pour que le lecteur puisse comprendre ce récit de mes aventures, il me paraît nécessaire de relater succinctement la chronologie des événements les plus importants qu'a connus le Tchad. » (UTAA, p.8). De là, par ce pacte de lecture noué, il livre le parcours tumultueux de la vie politique de son pays de 1960 à 1990, avant de dérouler le récit de ses aventures dont la cause émane justement de ces ébullitions politiques. Ainsi, chez Mahamat Hassan, l'autobiographie chemine avec l'histoire. L'écriture sur soi, revêt une fonction de déposition auprès du lecteur pris ici pour juge et témoin. La présence du lecteur implicite dans le texte de Mahamat Hassan s'observe à travers l'usage de la deuxième personne du pluriel. Par exemple le lecteur se trouve interpelé ainsi : « Surtout ne pensez pas que les bâtisseurs de ces pyramides étaient des géants... » (UTAA, p.55). Ou encore : « Les frères musulmans vous croiront le leur et les communistes aussi. » (UTAA, p. 62). L'usage fréquent du « vous » dans le texte permet au narrateur d'impliquer le lecteur dans l'histoire racontée tout en le faisant assumer une double fonction : celle de juge et témoin. L'urgence de rendre compte des troubles politiques qui lui ont ouvert la voie de l'errance justifie les jeux elliptiques auxquels il s'adonne dans son récit. En effet, si Mahamat Hassan ne s'est pas intéressé à l'enfance et que, par ailleurs, il n'a pas mis l'accent sur la phase retour, nous pouvons déduire que l'absence de ces deux pans n'handicape en rien son projet de base : témoignage à travers le « je »sur une époque trouble et regard rétrospectif sur les chemins caillouteux de l'errance. Ainsi, par son récit, Mahamat Hassan semble assimiler son parcours manifestement « individuel » à celui de toutes les personnes de sa génération : « 1972 : Le Tchad est en pleine ébullition politique ! la révolution fait rage dans le nord-est ! beaucoup de jeunes Tchadiens ont les yeux braqués sur le Frolinat ! » (UTAA, p.8)

Comme chez Mahamat Hassan, l'autobiographie chez N'Gangbet Kosnaye se frotte aussi aux mémoires (genre voisin de l'autobiographie). Après ce long parcours semé d'embuches, le narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien dresse un bilan à la jeunesse tchadienne en particulier et africaine de manière générale, comme le souligne sa dédicace : « Aux enfants du Tchad et d'Afrique. » (TDJT, p.11). C'est donc la somme de ses expériences que N'Gangbet Kosnaye entreprend de léguer à la jeunesse africaine comme leçon de courage et de volonté. Parti « de l'école coloniale à la prison de l'indépendance » comme l'indique le sous-titre à la fois antithétique et paradoxal, il donne par-là le témoignage sur les tristes réalités de l'Afrique indépendante, et du Tchad en particulier. Ce pays rongé par ses divisions, « mangeant ses propres enfants », est au coeur de l'écriture autobiographique. Ses démons sont nombreux, qui l'empêchent de grandir, et qui hantent les autobiographes d'hier et d'aujourd'hui : l'emprisonnement, les tortures, l'humiliation, la misère, etc.

Au-delà, l'écriture autobiographique se lit comme un acte qui place l'homme (Africain surtout) du XXe siècle finissant devant sa misère, ses violences auxquelles il ne parvient pas à remédier à cause de son mode de vie, sa mentalité. En préfaçant le récit de N'Gangbet Kosnaye, Antoine Bangui souligne bien cette remarque : « Des témoignages comme celui de Michel N'Gangbet, dans la simplicité d'un récit et d'une langue qui seront comprises par tous, prennent une signification d'autant plus importante que nous sentons combien notre époque est charnière, nos vies fragiles, nos espérances déçues. » (TDJT, p.7). Comme Mahamat Hassan, N'Gangbet Kosnaye assimile son itinéraire à celui de beaucoup de Tchadiens dont les ambitions progressistes avaient été censurées, étouffées au risque de leurs vies. Cela devient une évidence lorsque, tout d'un coup, nous trouvons auprès d'Antoine Bangui, son compatriote et contemporain, un écho favorable au projet autobiographique de Kosnaye. Les deux écrivains, en adhérant au même projet, envisagent pour ainsi dire une confrontation de souvenirs: 

 Qu'allais-je découvrir dans cet ouvrage autobiographique ? Michel N'Gangbet est comme moi issu d'une famille paysanne de la même région. [...] Alors sa vérité ressemblerait-elle à la mienne, telle une soeur jumelle, ou emprunterait-elle simplement les traits indistincts d'une lointaine parenté ? Serions-nous obligés de confronter nos souvenirs pour que renaisse une troisième mémoire ? (TDJT, p.5)

Ces souvenirs, notons-les, ce sont les tortures que N'Gangbet Kosnaye, et apparemment ceux de sa génération, avaient subies dans la prison de Tombalbaye. C'est aussi de ces « traitements inhumains » que le personnage de Tribulations d'un jeune Tchadien souhaite parler pour « donner à voir » à la jeunesse africaine, tchadienne, afin qu'elle puisse prendre conscience de son devenir qui paraît incertain. La dimension de la motivation de prise de conscience qui se dégage du témoignage de N'Gangbet Kosnaye trouve son expression dans l'interrogation existentielle qui marque la fin de son récit : « A douze heures précises, le grand portail de la maison d'arrêt s'ouvre largement. Comme Saké et Sazi, Docteur et moi sommes libres. Mais le sommes-nous vraiment ? » (TDJT, p.176).

Parlant des interrogations existentielles, nous noterons que ce sont elles qui fondent le témoignage de Zakaria Fadoul. En effet, après toutes les endurances sur les chemins de l'errance qui se sont soldées par un déséquilibre psychologique, Zakaria Fadoul témoigne, à travers son récit, la volonté de porter devant le public la complexité du monde et de l'homme lui-même. Ainsi, en racontant ses déboires dus à l'éloignement et au retour douloureux, il donne à lire la problématique identitaire qui place l'homme du XXe siècle devant l'infinie angoisse qui naît de l'absence de repères. Au-delà de la question identitaire, son témoignage donne à voir l'absurdité qui émane de l'étrangeté de l'être qui, parfois, peine à comprendre son propre fonctionnement. Zakaria Fadoul part de ce fait, de son expérience vécue pour essayer de révéler à ses semblables la « bête » qui les habite et qui est susceptible de se réveiller à tout moment et bousiller leur vie.

Bref, l'écriture autobiographique de la migration de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye, repose en partie sur la volonté de léguer un témoignage à la postérité. Ce témoignage, loin de se résumer sur les vies individuelles de ces autobiographes, prennent ancrage sur le social pour devenir la mémoire de toute une époque.

1-4- Une réconciliation avec soi-même

En plus d'être un acte de témoignage, l'écriture autobiographique est pour Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye un exercice qui conduit à la réconciliation avec soi. Ces autobiographes ont émigré ; ils ont erré de pays en pays, parcourant le monde entier à la recherche du mieux-être. Sur ce chemin d'errance, ils ont connu la frustration, la souffrance, l'humiliation ; ils ont appris à accepter à certains moments, de tronquer leur identité, leur personnalité, leur valeur humaine dans le seul but d'atteindre l'objectif qu'ils s'étaient assignés. Ces années d'éloignement les ont emportés ainsi loin d'eux-mêmes. Dans cette course effrénée, ils ont connu le succès (Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye), ont accepté la vicissitude, ont pris conscience de la diversité du monde (Zakaria Fadoul) puis, revenus chez eux, ils ont connu des déboires (Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye), se sont réinsérés et ont assumé des fonctions (Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye) pour enfin finir en prison (N'Gangbet Kosnaye) ou à l'hôpital psychiatrique (Zakaria Fadoul). Tous ces événements : ce passage d'une candeur d'enfance (Zakaria Fadoul et N'Gangbet Kosnaye) à la jeunesse avec le contact de la dure réalité du vécu quotidien, ont été marqué par la prise de conscience des enjeux de l'avenir, ont fait naître en eux l'ambition de réussir. Tous ont, de ce fait, bâti d'immenses espérances et sont passés de l'espoir à la désillusion puis à un renouveau d'espoir.

Toutes ces turbulences subies ont causé à chacun d'eux un choc de conscience. Ainsi, avec le recul du temps, ils ont jugé nécessaire de faire leur introspection, essayé de déplacer ce poids qu'ils portent en eux sur du papier en guise de témoignage, mais aussi et surtout pour enfin renouer avec eux-mêmes et ne plus jamais se laisser emporter aussi loin d'eux-mêmes. L'écriture autobiographique de Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye est aussi bien le voeu de l'accomplissement d'un aussi fastidieux projet de quête de soi à travers la remémoration des vieux souvenirs. Zakaria Fadoul se confiant à Marie-José Tubiana, avoue avoir retrouvé l'équilibre grâce à cet acte autobiographique commis :

Si je n'avais pas écrit, surtout à l'époque où je me sentais isolé, repoussé par tout le monde, ma santé aurait été très perturbée et peut-être n'aurai-je pas continué mes études jusqu'au doctorat. J'imagine que j'aurai pu partir au Soudan ou quelque part ailleurs pour finir ma vie comme porteur d'eau ou quelque chose d'approchant. Je ne pouvais plus vivre dans mon milieu auquel pourtant j'étais très attaché. Il y avait quelque chose de contradictoire : j'aimais ce milieu mais je sentais qu'il m'oppressait et cela devenait insupportable. Si je n'avais pas écrit, cela aurait été très dangereux pour moi. L'écriture m'a permis de `'mûrir''. (Taboye, 2003, p.379)

Il faut signaler au passage que chez N'Gangbet Kosnaye, c'est à la fois une réconciliation avec soi et avec les autres. L'autobiographie lui permet de recoller le miroir pour retrouver son « vrai » visage détruit par le pouvoir. Ainsi, le projet du témoignage sur le vécu quotidien s'accompagne à la fois de celui du positionnement du moi et de sa justification aux yeux du lecteur. En effet, en commettant l'acte autobiographique, N'Gangbet Kosnaye entreprend de démentir un certain nombre de « mensonges » tissés et vulgarisés contre lui. C'est dans un accent pathétique qu'il récuse ces « discours pourfendeurs » à son égard :

Gago comme tout le monde écoute tous les mensonges et les calomnies proférés à son encontre. Il est profondément touché par le fait qu'on dise que devenu grand fonctionnaire, il ne s'est pas occupé de sa mère. Celle-ci est morte quand Gago était encore au collège de Bongor. Une vraie ineptie. On l'accuse de détournement de deniers publics mais on oublie que sous le régime colonial la gestion des caisses de l'Etat était placée sous le contrôle direct des administrateurs civils français et tout agent africain indélicat est châtié sans complaisance. Le but recherché par cet éditorial est clair : salir au maximum Gago. La manoeuvre ne trompe personne. (TDJT, p.166)

Nous pouvons dire pour renchérir aux propos de Kosnaye, que le but recherché par son écriture est manifeste : redorer le blason de sa personnalité bafouée. Il faut donc noter pour tout dire, qu'en écrivant l'histoire de leur migration, les autobiographes de notre corpus joignent au projet du témoignage celui de la reconstitution du Moi écartelé sur le trajet d'errance. Chez Kosnaye, place est aussi à la fois aux contestations des affronts subies sous le régime dictatorial.

? la fin de ce chapitre, nous retenons qu'après des expériences migratoires caractérisées par des difficultés (financières, routières, psychologiques) et des acquisitions, (découvertes, formations), les autobiographes de notre corpus ont amorcé le retour. Cependant, cela n'a pas été un retour heureux dans la mesure où la terre d'origine, parce qu'elle a subi une transmutation, n'a pas facilité leur réinsertion. Nous avons eu à voir que Zakaria Fadoul a été rejeté de part et d'autre, et N'GangbetKosnaye a fini en prison. En écrivant donc toutes ces histoires de leurs vies, ils ont manifesté un désir de laisser un témoignage à la postérité et/ou annihiler les accusations portées à leur égard, mais aussi et surtout, ils ont voulu retrouver l'apaisement de leur âme errante, inquiète, qui peine à se fixer dans un monde en perpétuelle mutation.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Notre étude a porté sur la migration et l'espoir dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien ; textes autobiographiques de Zakaria Fadoul Khidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye. Il était question de montrer en quoi l'expérience migratoire est motif d'écriture autobiographique chez ces auteurs, et en même temps, de démontrer comment cette écriture se matérialise chez chacun d'eux.

Nous avons eu à relever, d'emblée, que les récits autobiographiques de Mahamat Hassan Abakar, Michel NgangbetKosnaye et Zakaria FadoulKidhir mettent l'accent sur ce qui est vu et vécu par les personnages migrateurs lors de leurs séjours et/ou passages dans les espaces migratoires. Toutefois, les visions de ces auteurs sont labiles en raison de leur situation d'appartenance socio-culturelle et religieuse; d'où la singularité d'esthétisation de l'ici et de l'ailleurs chez chacun d'eux.

L'analyse que nous avons proposée a reposé principalement sur une lecture autobiographique de ces récits. Philippe Lejeune faisait déjà remarquer qu'une telle lecture prend en compte deux dimensions : poétique et critique. Ainsi, au premier pôle, nous avons eu recours à la poétique autobiographique telle que exposée dans Le pacte autobiographique. Au volet critique, nous avons convoqué l'approche idéologique de Philippe Hamon, en référence à son ouvrage Texte et idéologie.Le faisant, nous avons mis l'accent sur l'aspect « évaluation » de cette approche, focalisant ainsi notre attention sur « l'idéologie dans letexte » pour enfin appréhender « l'idéologie du texte » et situer « le texte dans l'idéologie ».46(*)

En complément à la méthode hamonienne, nous avons aussi eu à convoquer quelques notions de psychanalyse qui nous ont permis de comprendre l'état d'âme de ces personnages migrateurs contraints à l'errance. Le comparatisme aidant, nous avons eu, tout au long de nos analyses, à faire interférer ces méthodes afin d'aboutir à des résultats.

Dans la première partie, nous nous sommes attelés à montrer comment ces autobiographes ont présenté leur espace d'origine ainsi que les espaces migratoires.Ainsi, dans le chapitre premier où il était question d'analyser les situations d'origine et déceler les motivations ayant amené les personnages à émigrer, nous avons constaté que dans Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeuneTchadien, les motifs du départ sont liés à l'instabilité du pays d'appartenance de ces autobiographes. Nous avons vu que Zakaria FadoulKhidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye ont présenté leur pays d'origine comme étant non seulement pauvre, mais aussi anéanti par des conflits politiques de tout genre. Il ressort aussi que ces autobiographes, dévoués à retrouver l'équilibre socio-économique et politique de leur pays, ont fait de l'obligation académique une passion, définissant ainsi leurs désirs de changement social. L'obsession pour ce « manque à conquérir », avons-nous souligné, les a mis dans une situation d'errance née de l'espoir de réussir.

Pour ce qui est des espaces migratoires évalués par les narrateurs de Loin de même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, nous avons retenu que les évaluations proposées relèvent de la subjectivité, car Zakaria FadoulKhidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye ont fait preuve d'ouverture d'espritface aux spectacles du monde. Dans leurs évaluations, nous avons eu à dégager des thèmes sociaux à caractère essentiellement satirique. Nous avons relevé la comparaison, l'oxymoron, le paradoxe, l'hyperbole, l'ironie etla synecdoque comme procédés inhérents aux évaluations qu'ils ont données. De par l'évocation des réalités morceléesd'une période bien précise de l'histoire, nous avons vu qu'ils sont parvenus à coller une image à chaque pays évalué. En analysant les conditions d'accueil, nous nous sommes rendu compte que la plupart des jugements de valeur tenus sur les espaces migratoires sont occasionnés par les types d'accueil auxquels ils se sont confrontés. Nous avons enfin vu que les conditions d'accueil sont des données variables,car les trois autobiographes n'ont pas reçu les mêmes accueils, quand bien même ils ont eu des parcours comparables.

La deuxième partie de notre travail fait état du genre et des raisons des choix faits par les auteurs de notre corpus. Nous avons de ce fait proposé dans un premier temps, la poétique de leurs oeuvres. Partant des critères énumérés et théorisés par Philippe Lejeune, nous sommes parvenus à affirmer que les textes de Zakaria FadoulKhidir, Mahamat Hassan Abakaret Michel N'Gangbet Kosnaye sont véritablement autobiographiques. Nous fiant aux éléments de base du « pacte autobiographique », nous avons eu à observer que ces écrits sont essentiellement centrés sur l'histoire de la personnalité. Qu'il s'agisse de Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure ou Tribulations d'un jeune Tchadien, la situation d'énonciation nous a permis de voir que les rapports d'identité entre auteur, personnage et narrateur ne sont pas étanches. L'autobiographie, selon Lejeune, étantle résultat de la somme du « pacte référentiel » et du « pacte autobiographique », nous avons eu à confirmer la nature autobiographique de ces récits grâce aux données référentielles (constituants para-textuels et aussi bien textuels) renvoyant à des « modèles » susceptibles de certifier les faits racontés et porter garant sur l'auteur.

Cette certitude du choix de genre opéré par Zakaria FadoulKhidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye nous a amené, dans le dernier chapitre de cette partie, à nous interroger sur les raisons de leur prédilection pour le genre autobiographique. Nous avons ainsi observé qu'à l'issue des expériences migratoires marquées par des difficultés (financières, routières, psychologiques) et des acquisitions, (découvertes, formations), les autobiographes de notre corpus ont amorcé un retour plein d'espoir et d'illusions.La transmutation de la terre d'origine n'a pas facilité leur réinsertion faisant ainsi de leur projet de départ une utopie et d'eux, des « étrangers » dans leur propre pays. Nous avons eu à souligner que leur projet autobiographique se situe aux confins de tout ce qui précède. L'écriture de toutes ces histoires de leurs vies peut se lire comme la manifestation du désir de laisser un témoignage à la postérité quand l'âme errante qui peine à retrouver l'ataraxie se situe par rapport à un monde insaisissable où le rêve est chaotique et l'appartenance problématique.

Au terme de notre analyse, nous avons établi que Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien sont des récits autobiographiques de la migration. Notre affirmation est corroborée par le fait que chaque récit est centré sur un « je » dont la vie est partagée entre « l'ici » et « l'ailleurs ». Ces textes traduisent le mal-être d'une époque tchadienne dont le déséquilibre socio-politique et économique est de mise, poussant ainsi les jeunes en exil. Ils constituent la mémoire du Tchad, de l'Afrique, voire du monde lorsqu'ils permettent à travers le regard errant, de recentrer l'Histoire d'une période précise. De par ces oeuvres, nous pouvons aussi lire le destin de l'autobiographie dans une société où le « je » est indissociable du « nous » collectif. Enfin, elles traduisent l'expression d'un espoir permis dans la mesure où elles attestent du charisme par lequel ces jeunes Tchadiens ont su braver les obstacles durant les années d'errance.

Des pistes de recherches se dégagent à la fin de ce travail. Puisque l'autobiographie se pose en termes de « vérité » et que les récits de Zakaria FadoulKhidir, Mahamat Hassan Abakar et Michel N'Gangbet Kosnaye s'inscrivent dans le registre du témoignage sur une société et une époque précises, un travail de réception permettra sans doute de mesurer la valeur qu'acquièrent ces textes aux yeux des « lecteurs  idéaux » et des « lecteurs concrets ». Aussi, pour ce qu'ils se prêtent pour mémoires d'un pays, ces textes peuvent également faire objet d'une confrontation avec d'autres récits(d'une même époque) des autobiographes d'un autre pays africain,afin d'en dégager les similitudes et les dissemblances. Cela pourrait être, à notre sens, une porte ouverte dans le vaste chantier des études autobiographiques dans la littérature africaine.

BIBLIOGRAPHIE

I- CORPUS

Zakaria Fadoul Khidir, Loin de moi-même,Paris, L'Harmattan, 1989.

Mahamat Hassan Abakar, Un Tchadien à l'aventure, Paris, L'Harmattan, 1992.

Michel N'Gangbet Kosnaye, Tribulations d'un jeune tchadien, Paris, L'Harmattan, 1993.

1- Autres écrits des auteurs du corpus

Zakaria Fadoul Khidir

- Essai d'analyse des moeurs à travers l'histoire et la tradition : le cas des Bery, N'djaména, Centre Al-Mouna, 1993.

- Les moments difficiles, Paris, Sépia, 1998.

- « Mes premiers contacts avec les Blancs », in Les Orientalistes sont des aventuriers, l'Irlande offerte à Joseph Tubiana par ses élèves et ses amis, Paris, Sépia, 1999, pp. 23-26.

- Identité tchadienne : une ou multiple ?, N'djaména/CEFOD, mai 2000.

- Le chef, le forgeron et le faki ; chronique d'une petite chefferie tchadienne confronté à l'islam, Paris, Sépia, 2006.

- « Ethnies, langues, religions », in Atlas du Tchad, Paris, Jaguar, 2006, pp. 20-21.

Mahamat Hassan Abakar

- Les premières journées de police judiciaire, N'djaména, 1984.

- Les associations non lucratives au Tchad, N'djaména, 1986.

- « La codification du droit au Tchad », in Revue française juridique n°3 et 4, janvier-juin, 1986.

- Les crimes et détournements de l'ex-Président Habré et de ses complices, Paris, L'Harmattan, 1993.

Michel N'Gangbet Kosnaye

- Peut-on encore sauver le Tchad ?, Paris, Karthala, 1984.

II- TRAVAUX CRITIQUES

1- Ouvrages

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ü Je est un autre, Paris, Editions du Seuil, 1980.

- MAY, Georges, L'Autobiographie, Paris, Éditions du Seuil, 1992.

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- PAGEAUX, Daniel-Henri, La littérature générale et comparée, Paris, Armand Colin, 1994.

- SARTRE, Jean Paul, Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Éditions Gallimard, 1948.

- TABOYE, Ahmad, Panorama critique de la littérature tchadienne, N'djaména, Centre Almouna, 2003.

- TADIE, Jean-Yves, La critique littéraire au XXe siècle, Paris, Belfond, 1987.

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- VALETTE, Bernard, Initiation aux méthodes et aux techniques modernes d'analyse littéraire, Paris, Éditions Nathan, 1992.

- WESTERMANN, Diedriche, Onze autobiographies d'Africains, Paris, Khartala,2001 (réédition).

- WIEDER, Catherine,Éléments de la psychanalyse pour le texte littéraire, Bordas, Paris, 1988.

2- Articles :

- GUSDORF, Georges, «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire» in Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1975, n° 6.

- Acta fabula, vol. 14, n° 2, Notes de lecture, Février 2013, URL : http://www.fabula.org/revue/document7548.php, page consultée le 18 octobre 2013

- Fabula/Les colloques, Kateb Yacine, Nedjma, URL : http://www.fabula.org/colloques/document1161.php, page consultée le 18 octobre 2013

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- Baudouin,Jean-Michel etLeclerc,Natalia, « Temporalités et autobiographie », Temporalités [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 24 juillet 2013, consulté le 25 avril 2014. URL : http://temporalites.revues.org/2499

- Rosset, Clément, « Dans l'oeil du cyclone »in Le magazine littérairenuméro 411 de juillet-août, 2002.

3- Mémoires et thèses consultés

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- Blaise Bangnadji, « Phénomène migratoire et mutations sociales dans Nous enfant de la tradition de Gaston-Paul Effa et Le Ventre de l'Atlantique de FatouDiome », Université de Ngaoundéré , 2009-2010.

- Clarisse Julie ChuemelaLontsi, « le mythe de l'ailleurs et l'immigration dans l'oeuvre romanesque de Daniel Bayaoula et de Jean Roger Essomba », Université de Ngaoundéré,2007-2008.

- Félix Asguet Mah, « L'écriture du Moi dans la littérature tchadienne : expression d'une adversité politique et de création littéraire », Université de Ngaoundéré, 2006-2007.

- Louis Marcel Ambata, « La migration retour chez quatre écrivaines africaines : Calixte Beyala, FatouDiome, Fatou Keita et Aminata Sow-Fall », Université de Ngaoundéré 2007-2008.

- Marion Chapuis, « Réception, lecteur et autobiographie : les mémoires de Simone de Beauvoir », Université de Grenoble III, 2009-2010.

- Samira Farhoud, « Interventions autobiographiques au Maghreb: l'écriture comme moment de transmission des voix de femmes », Université de Montréal, octobre 2008. (thèse)

- RegaiegNajiba, « De l'autobiographie à la fiction ou le je(u) de l'écriture : Étude de L'Amour, la fantasia et d'Ombre sultane d'AssiaDjebar », Université de Paris Nord, U.F.R. Lettres, 1995. (thèse)

- Véronique Bonet, « De l'exil à l'errance : écriture et quête d'appartenance dans la littérature des petites Antilles anglophones et francophones », université de Paris XIII, 1997 (thèse)

III- DICTIONNAIRES :

- ARON Paul, Saint-Jacques Denis, VIALA Alain, Le dictionnaire du littéraire, Paris, Quadrige, juin 2010.

IV- SITES INTERNETS CONSULTÉS

- Encyclopédie électronique Microsoft Ecarta, 2009.

- www.fabula.org; www.Uquac.com; www.temporalité.org; www.Latortueverte.com; www.etudesafricaines.revues.org;

* 1 LEJEUNE, Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Editions du Seuil, 1975.

* 2 Notons que Lejeune n'est pas le seul théoricien de l'autobiographie. Il n'est pas non plus le seul à en donner une définition. Georges Mish, Georges May, Jacques Lacarme, Gusdorfe et al ont aussi théorisé ce genre. Dans le cadre du présent travail, nous nous inscrivons dans la logique de Philippe Lejeune. Raison pour laquelle nous nous conformons à sa définition. Néanmoins il convient de souligner que cette définition fut remise en cause par Lejeune lui-même. Il va donc admettre l'autobiographie aussi bien sous d'autres formes (en vers par exemple) qu'en prose uniquement. Point de vue identité du narrateur, il rectifie en soulignant que le récit autobiographique peut aussi se faire à la deuxième et troisième personne pourvu que l'auteur, le personnage et le narrateur aient une identité commune.

* 3 Rousseau, Jean-Jacques, Les Confessions, Librairie Générale Française, 1972.

* 4 Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, « Classiques Garnier », Paris, 1998.

* 5Cf. ARON, Paul, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Quadrige, juin 2010.

* 6 Westermann, Diedriche, Onze autobiographies d'Africains, Paris, Khartala, 2001 (réédition).

* 7 La version originale était en allemand et avait pour titre `'Afrikaner erzählenihr Leben : Elf SelbstdarstellungenafrikanischerEingeborener aller BildungsgadeundBerufeundausallenTeilenAfrikas''

* 8NicolasMartin-Granel, « Riesz, János &Shild, Ulla, eds. - Genres autobiographiques en Afrique. Berlin, Dietrich Reimer Verlag, 1996, 211 p. (« MainzerAfrika-Studien » Band 10) », Cahiers d'études africaines [En ligne], 157 | 2000, mis en ligne le 02 janvier 2000, consulté le 19 mai 2014. URL : http://etudesafricaines.revues.org/16

* 9Nous pensons ici par exemple aux textes de Ali AbdelrhamanHagar : Le mendiant de l'espoir et Le prix du rêve tous deux publiés au Centre-Almouna de N'Djamena, respectivement en 2000 et 2002.

* 10 Ces notions seront définies tout au long du premier chapitre

* 11 Cité par Jean-MichelBaudouinetNataliaLeclerc, « Temporalités et autobiographie », Temporalités [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 24 juillet 2013, consulté le 25 avril 2014. URL : http://temporalites.revues.org/2499

* 12Signalons que Gago est le nom du narrateur-personnage qui assume le récit à la première personne dans Tribulations d'un jeune Tchadien. Logiquement il ne devrait pas être confondu avec l'auteur ; cependant, dans le contexte de l'autobiographie, il n'y a pas d'écart identitaire entre personnage-narrateur-auteur ; c'est pourquoi nous assimilons Gago à N'Gangbet Kosnaye. La désignation alternée que nous ferons tout au long du travail, dans ce cas, ne relèvera pas de la confusion entre ces trois instances, car elles forment un seul et même corps. Voir chapitre troisième pour plus de précision.

* 13 Thèse contestée par Josué Tobiana, Antoine Bangui et Ahmad Taboye qui pensent que Bourdette-Donon traite des auteurs et d'une littérature qu'il semble ignorer. Selon Tobiana et Bangui, certaines analyses faites sur les autobiographes par Bourdette-Donon sont fausses. Taboye pour sa part démontre que les récits autobiographiques qu'évoque Bourdette-Donon ne fondent pas la genèse de la littérature tchadienne comme ce dernier l'affirme. (Cf. Taboye, 2003, p.372).

* 14 Aron Paul et al, Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002.

* 15 Kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993.

* 16 Genette Gérard, La relation esthétique, Paris, Le Seuil, 1997.

* 17Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.

* 18 Cité par Aron Paul et al, ibid.

* 19 Dans les pages suivantes, les trois titres du corpus seront abrégés de manière suivante : (LDMM) pour Loin de moi-même, (UTAA) pour Un Tchadien à l'aventure et (TDJT) pour Tribulations d'un jeune Tchadien.

* 20 In Ecritures XI, Littérature et migrations dans l'espace francophone, Yaoundé, Clé, 2012.

* 21 Nous analyserons plus amplement ces éléments paratextuels dans le chapitre trois qui est consacré à la poétique autobiographique de ces textes.

* 22 Michel N'Gangbet Kosnaye est diplômé en sciences économiques et politiques de l'université de Paris.

* 23 Nous faisons allusions ici par exemple à Antoine Bangui avec Prisonnier de Tombalbaye et Ahmed Kotoko avec Le destin de Hamaïet AvoksoumaDjona avec Enterrons l'enfant de la veuve avec sa mère : Orphelin en pays tchadien (L'Harmattan, 2013)

* 24 Zakaria Fadoul Khidir n'a pas donné grande place au fait politique dans ce premier récit autobiographe. Il y revient dans le second intitulé Les Moments difficiles qu'il consacre entièrement aux événements politiques qui ont déchiré le Tchad en général et sa communauté puis sa personne en particulier. Dans cette oeuvre, on retrouve la verve d'Antoine Bangui (Prisonnier de Tombalbaye), celle d'Ahmed Kotoko (Le destin de Hamai) voire celle de Michel N'Gangbet Kosnaye (Tribulations d'un jeune Tchadien) dans la description de l'univers carcéral. Cette deuxième autobiographie politique de Zakaria Fadoul vient compléter la première qui semble être une autobiographie pure placée sur la problématique de la personnalité.

* 25 La question d'identité entre auteur-narrateur-personnage qui atteste qu'un récit est autobiographique ou ne l'est pas. Nous verrons cela en détails dans le chapitre trois qui aborde largement le pacte autobiographique.

* 26La réponse à cette interrogation se trouve au dernier sous-titre du dernier chapitre de ce travail.

* 27 Définition selon laquelle la migration est un déplacement d'une personne ou d'une population d'un pays dans un autre pour s'y établir.

* 28 Ne pas confondre l'errance spirituelle qui dénote l'égarement dans la pensée à l'errance physique qui se traduit par un déplacement, un voyage. Dans le cas des textes de notre corpus, c'est de la première acception qu'il est question.

* 29 Édouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p.130

* 30 Cité par Véronique Bonet dans sa thèse de doctorat intitulée `'De l'exil à l'errance : écriture et quête d'appartenance dans la littérature des petites Antilles anglophones et francophones'', université de Paris XIII, 1997, p.4

* 31 Personnage dans la mythologie grecque condamné à rouler une pierre sur une montagne qui, à peine atteint le sommet, retourne sans cesse.

* 32 Voir « L'idéologie anti-autobiographique» dans L'autobiographie de Jacques Lecarme et Eliane Lecarme-Tabone, Armand Colin, Paris, 1999, p. 9-18. Philippe Lejeune défend l'autobiographie contre la critique amère de Maurice Blanchot qui méprisait l'autobiographie et « le pacte autobiographique», considérant ce genre comme « la mort de la littérature », L'autobiographie en procès, sous la direction de Philippe Lejeune, Université Paris X, 1997, p. 70. DansJe est un autre, Philippe Lejeune conclue que l'autobiographie « s'est progressivement approprié et assimilé des procédés venant d'autres genres littéraires: c'est par ce processus que le genre s'est fortifié, au point d'être en passe aujourd'hui de s'établir comme un genre dominant», p. 316. (source des références : Interventions autobiographiques au Maghreb: l'écriture comme moment de transmission des voix de femmes, thèse de doctorat soutenue par Samira Farhoud, Université de Montréal, 2008, p.15-16)

* 33 Par espace autobiographique Lejeune entend les techniques particulières par lesquelles un auteur parvient à écrire l'histoire de sa personnalité, la place qu'occupe l'histoire personnelle dans un récit de nature indéfinissable a priori : « L'espace autobiographique » était une réalité dont, depuis la fin du XVIIIe siècle, beaucoup d'écrivains avaient fait l'expérience. Se projeter, se confesser, se rêver, se purger, s'exprimer à travers des actions, voilà ce que chacun avait pu faire, plus ou moins intentionnellement, depuis Rousseau. Quitte à écrire, aussi, journaux, confessions, essais où le moi se dévoile librement. » (Lejeune, 1975, p.185)

* 34 Le zaghawa est l'ethnie de Zakaria Fadoul Khidir.

* 35 Histoire comme discipline qui donne le récit des événements relatifs aux peuples en particulier, à l'humanité en général.

* 36 Parlant des livres d'histoire, nous faisons allusion aux titres suivants : GaliNgothéGatta, La guerre civile et la désagrégation de l'état, Paris, Présence africaine, 1991. Mahamat Saleh Yacoup, Des rebelles aux seigneurs de guerre, N'djamena, Al-mouna, 2005. Guy Jérémie Ngansop, Tchad : vingt ans de crise, Paris, L'Harmattan, 1986. Abderrahmane Daddi, Tchad : Etat retrouvé, Paris, L'Harmattan, 2005. Tous les événements historiques du Tchad évoqués par les autobiographes de notre corpus ont fait l'objet d'analyse dans ces ouvrages.

* 37 Pour les problèmes liés au départ, voir supra, chapitre 1.

* 38 Ernest Alima a publié, en 2007 aux éditions Ifrikiya, un recueil de poèmes intitulé L'Attachement au sol natal, dans lequel il exalte particulièrement l'amour de la patrie. La couverture de son livre, ainsi que les références explicites y contenues, nomment clairement la patrie qu'il célèbre ; c'est le Cameroun. Mais le rapprochement que nous faisons avec l'aventure contée par les autobiographes tchadiens se trouve justifié par ce sentiment patriotique qui anime les uns et les autres. La prise de conscience de leur amour pour la terre natale est tellement perceptible qu'elle ne peut échapper au lecteur. Et les trois autobiographes de notre corpus affirment, du fait de leur éloignement de la mère patrie, leur désir manifeste d'y revenir, pour contribuer à la bâtir... Voir infra, p.140 et sqq. (II. Retour et réinsertion sociale).

* 39Les Moments difficiles est le titre d'une autre oeuvre de Z. F. Kidhir, paru aux éditions Sépia en 1998.

* 40 Comme Kosnaye (voir chapitre premier) Mahamat Hassan donne, par ses interrogations, une autre fonction au genre autobiographique : l'écriture de soi devient prétexte lorsque le récit cède place à des réflexions essentiellement scientifiques.

* 41 Ces questions restées sans réponses dans le récit autobiographique de Mahamat Hassan ont fait objet d'une thèse controversée, assumée par Cheik AntaDiop. En effet, en écrivant Nations nègres et culture, le Sénégalais parvient à démontrer de par l'existence de ce roi noir que les premiers Égyptiens étaient des Noirs. Ce qui implique que si l'Égypte est le berceau de la civilisation, les maîtres à penser de cette civilisation étaient des Noirs.

* 42 Dans son article intitulé `'Migration et atopie ou l'impossible retour dans L'Impasse et La Source de joie de Daniel Biyaoula'' Joseph Ndinda parvient à la remarque selon laquelle la plupart des critiques ayant traité de la migration ont considéré l'immigré comme un être qui est confronté à un non-retour une fois arrivé à destination. Son propos s'appuie sur les travaux de Christiane Albert, L'immigration dans le roman francophone, Paris, Karthala, 2005 ; Charles Bonn (dir), Littérature des immigrations : un espace littéraire émergent, 1, et Littérature des immigrations : exils croisée, 2, tous deux publiés à l'Harmattan, 1995 ainsi que les articles de Xavier Garnier et Yves Chemla sur la question. Nous rapportons toutes ces références en guise d'informations mais aussi de complément à notre revue de la littérature sur la migration en général et cet aspect de la question en particulier.

* 43 Ceci étant, notre analyse du processus de la réinsertion sociale dans le corpus ne fera pas mention du cas de Un Tchadien à l'aventure parce que dépourvu d'éléments de réponses.

* 44 Cf. Encarta 2009.

* 45 Joseph Ndinda, Migration et atopie ou l'impossible retour dans L'Impasse et la Source de joie, in Exils et migrations postcoloniales, de l'urgence du départ à la nécessité du retour, sous la direction de Pierre Fandio et Hervé Tchumkam, Ifrikiya, 2007, p.149

* 46Philippe Hamon souligne à l'introduction de son ouvrage que l'idéologie est une notion traitée de manière pluridisciplinaire. Il note pour preuve les analyses inhérentes à ce sujet dans les domaines tels que la sociologie de la littérature, la sociologie textuelle, la sociocritique, la sociolinguistique des contenus et pragmatique des discours.Parler donc du rapport texte-idéologie, selon lui, ne relève pas d'un seul domaine. C'est pourquoi il mentionne les multiples variantes idéologiques abordées par les théoriciens de l'idéologie en rapport avec le texte notamment « l'idéologie dans le texte », « l'idéologie du texte », « le texte dans l'idéologie » et « l'idéologie comme texte ».En effet, « l'idéologie dans le texte » revient à évoquer l'idéologie du texte qui se dégage à travers sa structure c'est-à-dire les personnages, les mots, l'espace, le temps, le groupe social ou éthique auxquels appartiennent les personnages ou l'auteur. « L'idéologie du texte » quant à elle, est celle produite par le texte. En effet, dans son style, ses enjeux de mots, sa visée, ses convictions morales, religieuses, philosophiques... l'auteur peut influencer ses lecteurs pour les faire ingurgiter une idéologie. Quand on parle du « texte dans l'idéologie », on évoque la question des normes à partir desquelles on conçoit les textes. Autrement dit, cette notion désigne tout texte conçu à partir d'une idéologie bien précise. « L'idéologie comme texte » est une sorte d'idéologie écrite, fixée ou conçue sous forme de texte. Ceci étant, le texte trouve ses marques dans l'idéologie et vice-versa d'autant plus que le texte est écrit de telle sorte qu'il puisse obéir aux normes ; question de légitimer le texte par les instances de légitimation, ou encore, échapper à la censure.






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